Photos d`ados - Prologue Numérique
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Photos d`ados - Prologue Numérique
Photos d’ados À l’ère du numérique Jocelyn Lachance Présentation de l’auteur Jocelyn Lachance est chercheur postdoctoral à l’Université de Pau (Laboratoire « Société, environnement et territoire ») et membre du Centre de Recherches sur l’Individu et la Société Hypermodernes de Paris. Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Strasbourg et en sciences de l’éducation de l’Université Laval de Québec, il est l’auteur de L’adolescence hypermoderne. Le nouveau rapport au temps des jeunes (PUL, 2011) – livre récompensé par le Fond québécois de recherches sur la société et la culture – et de Socio-anthropologie de l’adolescence. Lecture de David Le Breton (PUL, 2012). Il a également codirigé les ouvrages collectifs Errance et solitude chez les jeunes (Téraèdre, 2007), Films cultes et culte du film chez les jeunes (PUL, 2009), Recherche d’extase chez les jeunes (PUL, 2010), Codes, corps et rituels dans la culture jeune (PUL, 2012) et Séries cultes et culte de la série chez les jeunes (PUL, à paraître). Ses travaux portent sur le rapport des jeunes au temps et aux technologies récentes de l’image et de la communication, sur leurs pratiques culturelles, ainsi que sur les conduites à risque dans un contexte hypermoderne. Depuis 2006, il poursuit ses activités de formation continue en parallèle de ses recherches. Il est aussi l’animateur du portail de socio-anthropologie de l’adolescence et de la jeunesse anthropoado.com Photos d’ados À l’ère du numérique Jocelyn Lachance Photos d’ados À l’ère du numérique Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en page : In Situ Dépôt légal 3e trimestre 2013 © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. ISBN 978-2-7637-1881-1 PDF : 9782763718828 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Remerciements............................................................ XI Préface Quand la technologie change l’être au monde............ XIII Par Serge Tisseron Introduction.................................................................. 1 Leurs images et nos affects.................................................. 1 La jeunesse hypermoderne à l’ère du numérique............... 5 PARTIE 1 LES ACTES PHOTOGRAPHIQUES ET FILMIQUES AU cœur DE LA SOCIABILITÉ JUVÉNILE 1 Du rituel : passages et interactions sociales à l’ère du numérique.................................................... 13 Le numérique et le passage au statut de parents................. 14 Le numérique et le passage à l’âge adulte........................... 22 Quand l’appareil numérique médiatise les interactions...... 27 2 De l’image de soi : le corps comme interface et comme rempart....................................................... 31 Vers une coreconstruction de l’image de soi....................... 32 Les mimiques comme rempart et langage du corps............ 36 Des mises en scène d’amateurs ou de professionnels ?........ 40 Photos d’ados • À l’ère du numérique 3 De l’émotion : saisir, partager, créer............................ 45 L’appareil numérique pour saisir l’émotion.................... 46 Le partage de photos et le partage d’émotions.................... 49 L’acte photographique ou filmique dans la création et le partage d’émotions...................................................... 52 Conclusion l’expérience interactionnelle, corporelle et émotionnelle avec l’appareil numérique............................................ 57 PARTIE 2 LE REGARD, LE TEMPS ET L’ESPACE DERRIÈRE L’ÉCRAN DE L’APPAREIL NUMÉRIQUE 4 Du témoignage : la vérité ambivalente de l’image...... 61 « J’étais là » ou la preuve par l’image................................... 62 Témoigner de son regard sur l’autre et sur le monde......... 67 Être témoin de soi-même ou le tribunal de l’image............ 71 5 Du temps : nostalgie, mémoire, ubiquité..................... 75 La nostalgie du présent........................................................ 76 La reconstruction des souvenirs.......................................... 80 Le pouvoir du maintenant (Power of now) et la position ubiquitaire........................................................................... 84 6 De l’espace : voir et vivre les lieux autrement............. 89 Quand l’espace enveloppe plusieurs lieux........................... 90 Une nouvelle lecture des lieux............................................. 95 L’appareil numérique et les expériences du seuil................ 97 Conclusion Une sensibilité hypermoderne..................................... 103 VIII Table des matières PARTIE 3 LES RISQUES DE L’USAGE DE L’APPAREIL NUMÉRIQUE ET LES RISQUES D’ÊTRE SOUS L’ŒIL DE L’APPAREIL 7 De la performance : les pratiques urbaines et à risque..................................................................... 109 Le risque sur nos écrans de cinéma, de télévision et d’ordinateur..................................................................... 110 Choisir et produire des mises en scène du risque................ 115 Quand l’appareil numérique « pousse » les limites.............. 118 8 De la festivité : l’ivresse sous l’objectif de l’appareil numérique.................................................................... 123 La confiance et les limites en milieu festif ........................... 124 Documenter l’ivresse et l’excès............................................ 126 La diffusion de photos et de vidéos « compromettantes ».... 129 9 De la nudité et de la sexualité : de la complicité à la transgression......................................................... 135 Se photographier et se filmer dans l’intimité....................... 136 La diffusion : « sextage » et « sextos ».................................... 141 Se mettre en scène pour transgresser.................................. 147 10 De la violence : les agressions symboliques et réelles..................................................................... 153 Manifester et manifester son désaccord : la caméra comme contre-pouvoir........................................................ 154 Intimider et agresser avec les images............................... 157 La mort en direct : vitesse et suicides en ligne................. 165 Conclusion La diversité et les polysignifications des prises de risques................................................................... 169 IX Photos d’ados • À l’ère du numérique Ouverture..................................................................... 173 Annexe Liste des interviewés.................................................... 179 Bibliographie................................................................ 181 X Remerciements C e livre n’aurait pu voir le jour sans le financement de mes travaux de recherche par le Fond québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC). Je remercie à titre personnel les professeurs, collègues et amis : François Chobeaux, Géraldine Duvanel, Nicole Gallant, Thierry Goguel d’Allondans, Martin Julier-Costes, Gil Labescat, David Le Breton, Louis Mathiot et Meryem Sellami pour leur aide, leurs conseils, leur amitié. Un remerciement à tous les jeunes qui ont pris le temps de me parler, et parfois même de me confier des épisodes intimes de leur vie. Sans leur participation, cette recherche n’aurait pu avoir lieu. Un remerciement particulier à Denis Jeffrey et Serge Tisseron pour leur relecture de l’ouvrage. XI Préface Quand la technologie change l’être au monde Par Serge Tisseron1 L ’adolescence est l’âge de toutes les expérimentations, et dans le domaine de la photographie, le bouleversement technologique accompagne formidablement leur créativité. Le numérique a en effet réalisé une triple révolution. Il a libéré la pratique photographique de l’obligation de payer pour chaque image comme c’était le cas avec l’argentique ; il a introduit la possibilité de voir immédiatement le résultat de chaque prise de vue et il a même inversé le rapport de la photographie à l’acte de voir, comme en témoignent, dans chaque grand événement collectif, les innombrables mains dressées brandissant un téléphone mobile au-dessus de la tête de leur propriétaire dans l’espoir de capter l’image de ce que la foule cache : on ne photographie plus ce que l’on voit, on photographie pour voir. Les bouleversements que constate Jocelyn Lachance sont pourtant, pour la plupart, moins des innovations que des généralisations. Ce que le numérique permet à tous aujourd’hui, c’est ce que seuls certains usagers des technologies argentiques se permettaient de réaliser hier. Par exemple, photographier a toujours permis aux garçons d’aborder les filles, mais peu l’osaient à part les photographes professionnels. Aujourd’hui, chacun peut proposer un shooting pour Facebook… De même, l’activité photographique a toujours entretenu 1. Psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie habilité à diriger des thèses (HDR) à l’Université Paris-Ouest. Site : sergetisseron.com XIII Photos d’ados • À l’ère du numérique un lien intense avec les émotions, même si la lourdeur des contraintes techniques refroidissait en général les enthousiasmes du preneur de vues2. C’est d’ailleurs pour la même raison que les photographes se plaçaient en général à l’extérieur des groupes plutôt qu’à l’intérieur, notamment pour ne pas avoir à régler constamment leur profondeur de champ. Car c’était aussi l’époque où l’idéologie de la photographie nette avait relégué les images floues dans l’enfer des « ratés », alors que le numérique les valorise. Enfin, on peut encore ajouter que l’être humain a toujours utilisé la photographie pour transformer sa relation aux autres autant que pour faire des images. Rappelons-nous le succès de l’appareil photographique instantané (polaroid) dans les années 1960, utilisé le plus souvent pour pimenter les pratiques sexuelles, ou encore le rôle joué dans les années 1990 par les appareils jetables en plastique. Il y en avait à libre disposition dans tous les mariages pour que chacun puisse faire des images à son goût. Celles-ci étaient ensuite envoyées à tous les participants sans que l’identité de ceux qui les avaient prises apparaisse jamais. Ces outils ont contribué à tisser des pratiques créatrices collectives et éphémères bien avant l’apparition des appareils numériques. Et pourtant, Jocelyn Lachance a raison. Il ne suffit pas de constater que ce qui relevait de l’usage exceptionnel à l’époque de l’argentique devient avec le numérique une pratique commune. Car la révolution dans laquelle le numérique a entraîné la photographie est liée à un phénomène qui n’a rien à voir avec le moment de la prise de vue : c’est Internet. Avec la toile, la prise d’images est devenue inséparable du fait de les partager non seulement avec ceux qui sont physiquement présents à côté de soi, mais aussi avec ses amis éloignés, voire avec des inconnus. « Photographier » est devenu inséparable de « partager ». Et les conséquences ne font que commencer à apparaître. D’abord, la relation que chacun entretient avec l’intimité en est bouleversée, et il s’agit autant de la sienne que de celle des autres. L’extimité, que j’ai définie comme le désir de rendre publics certains 2. Serge Tisseron (1999), Le Mystère de la chambre claire, Paris, Flammarion. XIV Préface aspects de son intimité3, trouve avec la photographie numérique de nouveaux prolongements. La dernière innovation en date s’appelle Snapchat. Elle permet d’envoyer une photographie (ou un texto) qui s’autodétruit au bout de quelques secondes. Grâce aux adolescents qui en font un grand usage, Snapchat s’inscrit dans les 10 plus populaires applications à télécharger sur les téléphones intelligents (smartphones). L’image envoyée ne laisse aucune trace, sauf le souvenir que chacun en garde et dont il pourra d’ailleurs finir par douter tant la photo lui est apparue peu de temps. Une utilisation privilégiée s’est aussitôt dégagée, que les adolescents ont appelée « sexter » mot fabriqué à partir de « sexe » et « texto ». « Sexter », c’est s’envoyer des photographies à forte connotation sexuelle sans qu’elles puissent être archivées nulle part. C’est comme une exhibition ponctuelle, échappant à toute empreinte numérique et qu’on ne peut capturer qu’avec les yeux. Ainsi, avec le numérique, la photographie devient-elle de moins en moins un support de mémoire et de plus en plus un support de construction identitaire et de lien social. Ce qui était une fonction secondaire aux temps de l’argentique devient sa fonction principale, tandis que ce qui était sa fonction principale tend à s’estomper. Car, pendant longtemps, c’est pratiquement exclusivement par rapport à la mémoire que la photographie s’est définie. Qu’on se rappelle Pierre Bourdieu et son travail sur la photographie comme art moyen, ou Roland Barthes et ses épanchements nostalgiques sur une photographie de sa mère enfant… qu’il ne montrera d’ailleurs jamais. Dans chaque famille, la photographie était utilisée pour « immortaliser » les grands moments… ou créer une mythologie qui fasse oublier la réalité. Ainsi trouvait-on côte à côte dans les albums des images destinées à témoigner de la réalité d’un événement, et d’autres à faire oublier un épisode douloureux que chacun voulait cacher. Dans le premier cas, la photographie montrait par exemple une fête très réussie et permettait à chacun de s’en souvenir. Dans le second, elle associait à une certaine date des visages souriants alors que cette période avait 3. L’Intimité surexposée (2001), Paris, Hachette, 2002 (prix du Livre de télévision 2003). XV Photos d’ados • À l’ère du numérique pu être troublée par un événement grave, comme une brouille familiale, l’annonce d’une maladie ou celle d’une rupture. Ces pratiques n’ont pas disparu, mais de nouvelles sont apparues qui les ont reléguées au second plan. Avec le numérique, chacun se met en scène, moins pour s’exhiber comme le craignent beaucoup d’adultes, que pour créer des liens et plus encore symboliser des relations de confiance au moyen de gestes concrets, comme donner à quelqu’un son code secret sur Facebook, ou lui envoyer un sexto. Ce n’est pas absolument nouveau. Doisneau disait déjà : « On ne fait des photographies que pour les montrer à ses amis », autrement dit pour partager avec eux des liens privilégiés. Mais l’innovation numérique permet de satisfaire ce désir à une large échelle. Alors que la photographie argentique était avant tout un moyen pour le photographe de symboliser son rapport personnel au monde en s’en donnant une image4, la photographie numérique, et plus encore l’utilisation qu’en font les jeunes aujourd’hui, y ajoute la possibilité de symboliser les liens et la qualité de la relation aux autres. Bien loin d’être le témoignage d’un « déficit de symbolisation », comme le craignent certains psychanalystes qui confondent encore symbolisation et langage parlé/ écrit, ces nouvelles pratiques adolescentes sont l’occasion d’en explorer de nouvelles, organisées autour de l’image et du geste. Cette révolution-là, elle aussi, ne fait que commencer. Jocelyn Lachance nous donne des repères pour la comprendre. 4. Serge Tisseron (1996), op. cit. XVI Introduction « Je pense que si les jeunes en 1950 avaient eu une caméra, ils auraient fait la même chose qu’aujourd’hui. C’est une période de la vie où tu veux de l’attention, tu veux te montrer, tu as besoin d’être aimé. Et je pense que la caméra, c’est un moyen facile de le montrer à tout le monde et de la façon que tu veux te montrer au monde. » – Chloé, 20 ans Leurs images et nos affects C et ouvrage refuse de jouer avec la peur. Il prend délibérément le contre-pied du discours médiatique qui déforme souvent la réalité des phénomènes observés dans la culture juvénile en en exagérant l’ampleur. En effet, nous avons droit depuis plusieurs années à des déclarations surprenantes, et parfois même désolantes, des médias sur les rapports des jeunes à l’égard des technologies de communication. Rien n’y échappe : la télévision, l’Internet, le téléphone portable et, bien entendu, l’appareil numérique. Parce qu’ils consomment et utilisent ces technologies davantage que le reste de la population, les adolescents seraient accros. Une équation facile et rapide permettrait à certains journalistes, et parfois même à certains « experts », de conclure à une « dérive » qui frôlerait la catastrophe. Leurs mots ne sont d’ailleurs pas anodins. Fortement connotés, ils s’inscrivent parfaitement dans ce qu’il conviendrait d’appeler le « langage de la société sécuritaire ». La même qui fait dire à nombre de gouvernements occidentaux que la sécurité est désormais la principale priorité, au détriment d’enjeux sociaux et culturels. 1 Photos d’ados • À l’ère du numérique Les discours axés sur la peur entraînent des représentations négatives sur les plus jeunes. Ils influencent aussi les représentations des technologies qu’ils s’approprient et qui se situent au cœur de leur sociabilité fleurissante. Les appareils photo numériques en sont un excellent exemple. Depuis plusieurs années, nous nous interrogeons sur leur multiplication dans les mains des adolescents, notamment depuis qu’ils ont été introduits dans leur téléphone portable. En parallèle, l’apparition des blogues, puis des médias sociaux a participé à l’augmentation exponentielle du nombre de photos et de vidéos d’amateurs visibles et disponibles dans le cyberespace. Certaines de ces photos et de ces vidéos ont soulevé des questions légitimes de la part des professionnels, des parents et parfois des politiciens. Les scènes de violence filmées, les photos pornographiques de certains adolescents et des suicides en ligne ne laissent évidemment personne indifférent. Ces phénomènes touchent des dimensions à la fois intimes et collectives de l’existence, puisqu’ils renvoient aux trois grands tabous de l’humanité : la violence, la sexualité et la mort. Des questions sur les mises en scène sur Internet sont tout aussi légitimes lorsqu’elles bousculent le respect de la vie privée et du droit à l’image, notamment des enseignants dans les écoles secondaires. Il n’est guère facile pour chacun d’entre nous d’interpréter ce que nous voyons parfois sur les écrans de nos ordinateurs. Il est tentant devant la puissance évocatrice d’une image de formuler une explication. Il est aussi facile de se laisser influencer par les discours médiatiques qui jouent le plus souvent sur les peurs. Or, nous commettons souvent une grave erreur. L’image nous interpelle, nous dérange ou nous choque. Pourtant, elle ne dit rien de sa véritable histoire. Or, pour comprendre l’image, nous devons mettre entre parenthèses nos propres émotions. Cette dernière est fabriquée par une personne. Elle a été produite dans un contexte singulier. Elle met en scène d’autres personnes qui y jouent un rôle. Chaque image a une histoire complexe. Sans l’analyser avec un peu de recul, il est tout à fait impossible d’en comprendre le véritable sens. Cette remarque est aussi valable pour les photos et les vidéos mettant en scène réellement ou symboliquement la sexualité, la violence et la mort d’adolescents. Il importe donc 2 Introduction de s’attarder à l’histoire des documents visuels produits par ces derniers. Quelles interactions se manifestent à travers la production de ces photos et de ces vidéos ? Quelle place véritable prennent ces mises en scène dans leur quotidien ? Malgré l’ampleur du phénomène et les discours médiatiques qui prolifèrent, malgré nos craintes et nos questions, rares sont les chercheurs qui se sont penchés sur l’histoire de ces images produites par les jeunes. Des deux côtés de l’Atlantique, les chiffres confirment pourtant la place grandissante occupée par l’appareil numérique dans le quotidien des jeunes générations. En 2009, l’étude publiée par TNS Sofres, en France, indique que 90 % des jeunes âgés de 12 à 17 ans possèdent un téléphone portable muni d’un appareil photo numérique ; 86 % de ces jeunes répondants envoient des photos avec leur téléphone et 74 % envoient également des vidéos ; 7 % d’entre eux affirment également avoir déjà filmé leur professeur en classe1. Cette étude confirme donc les tendances décrites par l’enquête Les pratiques culturelles des Français, menée en 2008 par le ministère de la Culture et de la Communication, qui révèle que 83 % des jeunes de 15 ans prennent des photos avec leur téléphone et 64 % partagent ces photos avec leurs amis. La proportion des jeunes de 15 à 19 ans qui retouchent leurs photos et qui les envoient par téléphone est plus élevée que dans les autres tranches d’âge. Les 15 à 19 ans et les 20 à 24 ans sont aussi plus nombreux à envoyer leurs vidéos et photos par Internet, et ils produisent moins souvent des albums papier que leurs aînés (Donnat, 20092). Au Québec, une étude exploratoire révèle que le téléphone portable est plus utilisé par les jeunes pour envoyer des textos et prendre des photos que pour communiquer de vive voix3. Malgré une prolifération moins rapide et la présence moins importante des téléphones portables au Québec par rapport à la France, une étude de 2007 montre que 81 % des jeunes Québécois de 14 à 18 ans ont un appareil numérique intégré dans leur téléphone portable. Partout en 1. [En ligne] [www.awt.be/contenu/tel/mob/sofres-ados-mobiles.pdf]. 2. [En ligne] [www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/08synthese.pdf]. 3. [En ligne] [www.mcccf.gouv.qc.ca/fileadmin/documents/publications/ Survol18-juin2011.pdf]. 3 Photos d’ados • À l’ère du numérique Occident, l’acte photographique et filmique ainsi que les pratiques culturelles entourant la photo et la vidéo semblent se généraliser4. Les études actuellement disponibles se sont malheureusement limitées à proposer des interprétations sans faire de place à la parole des principaux intéressés, c’est-à-dire les jeunes. Que disent ces jeunes de leur usage de la photographie numérique ? Et quel est, pour eux, le sens de ces images qu’ils produisent, puis diffusent par l’intermédiaire de leur téléphone portable et d’Internet ? C’est ce que mon enquête menée en 2011 et 2012 auprès de jeunes Français et de jeunes Québécois âgés de 18 à 24 ans, propose d’élucider. En parlant de leurs pratiques actuelles, mais surtout en revenant sur les usages de l’appareil photo au cours de leur adolescence, ces jeunes témoignent à la fois du rôle de cet outil technologique dans leur vie et des changements de ces usages qui ont suivi leur entrée progressive mais inachevée dans la vie adulte. En d’autres termes, j’ai questionné ces jeunes au sujet des dernières années de leur vie. J’ai ainsi recueilli un discours illustrant les usages de l’appareil photo numérique pendant leur adolescence. Leur regard sur leur adolescence est d’autant plus intéressant lorsque nous nous souvenons que ces jeunes constituent l’une des premières générations à avoir 4. Les chiffres disponibles aux États-Unis montrent l’ampleur du phénomène et sont représentatifs de la généralisation du phénomène partout en Occident. Selon la Pew Internet Research, 75 % des 12 à 17 ans possèdent un téléphone portable aux ÉtatsUnis. La diffusion de photos et de vidéos est aussi devenue pratique courante chez les jeunes Américains (Colley et coll., 2010). Une autre étude révèle que 45 % d’entre eux envoient des photos ou des documents par le moyen de messageries instantanées, comparativement à 30 % chez les adultes (Lehnart et coll., 2005). Le volume des photos échangées semble en pleine expansion, et des sites comme Photobucket compteraient près de cinq milliards de photos (Palfrey et Grasser, 2008 : 43). Aux États-Unis, plus d’un adolescent sur cinq utilise un support audio ou vidéo pour entendre ou voir son interlocuteur lorsqu’il utilise sa messagerie instantanée, comparativement à un sur sept chez les adultes (Palfrey et Gasser, 2008 : 24). La place occupée par le téléchargement et l’échange de photos se révèle même parfois comme un signe distinctif de la jeune génération. En effet, les adultes utiliseraient les médias sociaux pour entretenir et développer leurs réseaux relationnels (networking), retrouver d’anciennes connaissances, développer des relations d’affaires et prendre des rendez-vous, tandis que les adolescents écriraient plus souvent des commentaires, actualiseraient plus souvent leur profil et ajouteraient plus souvent des photos (Boyd, 2008 : 117). 4 Introduction grandi avec un appareil numérique quotidiennement à portée de la main. Il faut moins voir le présent ouvrage comme une analyse du rapport des jeunes au contenu des images qu’un travail de réflexion sur la production d’images par ces jeunes. Dans une perspective socioanthropologique5, mon objectif n’est pas non plus de généraliser mes observations à tous les jeunes d’aujourd’hui. L’objectif est plutôt de révéler des significations diverses que peut prendre l’usage de l’appareil numérique pour ces jeunes. Cette approche m’est apparue comme particulièrement appropriée dans un contexte où les comportements de jeunes et les significations données par ces mêmes jeunes à ces comportements sont nombreux et diversifiés. En ce sens, j’invite le lecteur à lire le présent ouvrage comme un catalogue de comportements et de significations dans un monde où la pluralité nous force de plus en plus souvent à éviter les généralisations. Mon étude ne nie pas l’existence de dangers liés aux usages contemporains de l’appareil numérique, mais elle propose d’explorer d’abord ce que les jeunes disent de l’usage quotidien de l’appareil numérique pour saisir en quoi la production de photos et de vidéos prend une place de plus en plus importante dans leur vie. L’accessibilité de ces technologies récentes de l’image et de la communication y est certainement pour quelque chose, mais leur disponibilité dans l’environnement d’une majorité de jeunes n’explique pas tout. En effet, il semble difficile de répondre à ces questions sans prendre le temps de s’interroger sur le contexte social dans lequel évolue la jeunesse contemporaine. La jeunesse hypermoderne à l’ère du numérique Ces dernières années, plusieurs auteurs ont associé la jeune génération actuelle avec l’univers numérique. « Génération Internet », 5. La socioanthropologie de l’adolescence privilégie une approche qualitative, basée sur l’analyse de discours, et cherche à épuiser le registre des significations des comportements contemporains. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage Socio-anthropologie de l’adolescence (Lachance, 2012). 5 Photos d’ados • À l’ère du numérique « Digital Native », « Génération techno »… autant d’appellations qui comportent un risque important par rapport à notre représentation de la jeunesse contemporaine. Ce risque consiste à réduire les jeunes à leurs usages des technologies récentes de l’image et de la communication, et peut-être à oublier ce qui caractérise fondamentalement cette période de la vie. En s’invitant au quotidien dans la vie des jeunes (et des moins jeunes), ces technologies y jouent désormais un rôle essentiel mais elles masquent les invariants anthropologiques qui caractérisent la jeunesse. Notre attention est captivée par ces technologies, au détriment des enjeux fondamentaux inhérents au passage à l’âge adulte. La puberté, la réappropriation de l’image de soi, la redécouverte de l’autre, l’entrée dans une sexualité génitale, la redéfinition des relations avec les parents, l’effervescence de la sociabilité entre les pairs, les interrogations sur la mort, etc. rappellent que cette période de la vie reste un passage, hasardeux et parfois difficile, du statut de l’enfant vers l’adulte. Un passage dont la durée s’étire le plus souvent au-delà de l’atteinte de la majorité légale. La présence importante des technologies de l’image et de la communication dans le paysage contemporain ne devrait jamais nous faire oublier ces caractéristiques fondamentales de la jeunesse. Par ailleurs, des expressions comme « Génération Internet », « Digital Native » et « Génération techno » alimentent un imaginaire basé sur l’idée d’un groupe à part, presque étrange et étranger au monde des adultes. Elles établissent aussi un lien de proximité entre « technologie » et « jeunesse ». Cette proximité serait la caractéristique principale de cette génération, alors que tout le monde utilise Internet et intègre aussi dans son quotidien les technologies de l’image et de la communication. La caractéristique de la jeune génération actuelle, c’est que leurs usages des technologies récentes de l’image et de la communication confirment la persistance et l’importance des invariants anthropologiques propres à l’adolescence bien au-delà de l’âge de la majorité. Ces usages incarnent donc une sorte de continuité dans le temps. En d’autres termes, les technologies sont des chemins et des couloirs à travers lesquels s’expriment une volonté d’autonomisation et la difficulté parfois à se faire reconnaître en tant que sujet. Elles donnent des 6 Introduction formes nouvelles au travail d’autonomisation et de quête de soi. Cette nuance n’est pas banale, car elle nous détourne de la tendance à stigmatiser des objets, plutôt que d’interroger les personnes. Il est important de retirer ce masque des technologies dissimulant la réalité vécue par les jeunes. Nos questions concernant l’usage d’Internet, des jeux vidéo, du téléphone portable et de l’appareil numérique trouveront des réponses seulement si nous prenons en considération le contexte propre à leur âge, un contexte qui ne se réduit pas à l’univers numérique. Ces jeunes ne se réduisent par à leurs usages des technologies récentes de l’image et de la communication. Ils sont hypermodernes, c’est-à-dire qu’ils vivent dans un contexte plus large, marqué certainement par la présence de ces technologies, mais pas seulement. Nicole Aubert (2003, 2004a, 2004b) évoque principalement cinq caractéristiques pour dépeindre cette société contemporaine dans laquelle ces jeunes grandissent : Le corps. Dans la lignée des analyses du socio-anthropologue David Le Breton, Nicole Aubert parle du changement notable du rapport au corps dans les sociétés contemporaines. Le corps donné ne définit plus l’identité du sujet. C’est plutôt le sujet qui le façonne et le manipule pour exprimer son identité. Le « paraître » devient une façade manipulée de l’être. Dans ce contexte, le corps est la cible d’actions délibérées qui visent à exprimer son identité. Chez les jeunes, plusieurs comportements expriment ce nouveau rapport au corps. Les perçages et les tatouages, les scarifications, et même certaines conduites à risque, traduisent la volonté de soumettre son corps et d’en faire un accessoire de l’identité (Le Breton, 2002). Le temps. Le sujet violente le temps pour son bénéfice et son plaisir personnel. Il cherche à maîtriser ses horaires, se désynchronise, maximise son temps, carbure à l’urgence. Chez les jeunes, le temps est dans plusieurs cas un matériel d’autonomie, c’est-à-dire qu’à travers des actes de désynchronisation (comme des retards chronométrés), la recherche d’un temps libéré des contraintes imposées par l’adulte, et même à travers des expériences d’ivresse (Le Garrec, 2002 ; Lasen, 2001 ; Lachance, 2011), ils négocient avec les contraintes 7 Photos d’ados • À l’ère du numérique temporelles et cherchent ainsi à montrer leur capacité à maîtriser leur existence. Les relations interpersonnelles. Dans le contexte de l’hypermodernité, les relations sont plus flexibles et plus éphémères. Mais plus encore, comme le soutient Zaki Laïdi (2000), il s’agit d’une société du réseau où les relations s’effectuent sur le mode de la connexion et de la déconnexion. Elles sont parfois intenses ; parfois, elles se relâchent. Alors que leur sociabilité s’intensifie et prend une importance singulière, les jeunes multiplient effectivement les rencontres sur un mode flexible, en tenant en suspension d’autres relations qui pourront être réactivées. La relation à soi-même. Comme le souligne Alain Ehrenberg (1991), la relation à soi-même se dessine sous le signe de la performance, voire de l’excès. Ce rapport encourage l’exposition de soi dans l’action pour jouir du succès, mais il suppose aussi des risques d’échec, dont la responsabilité incombe au sujet. Chez les jeunes, cette dimension de l’existence s’exprime aussi bien dans la boulimie d’activités qui caractérisent le quotidien de certains que dans l’excès, notamment dans le contexte de conduites à risque. La transcendance. La transcendance n’est plus recherchée dans les discours idéologiques des grands récits. C’est plutôt la mythologisation du parcours personnel qui fait sens pour le sujet hypermoderne. Dans le contexte de la jeunesse, cette tendance s’exprime notamment par la quête d’un ordre moral, le repli sur le récit biographique et la quête de reconnaissance qui prend la forme d’une recherche d’excellence ou d’une survalorisation de sa créativité et de son originalité. Au fil des chapitres du présent ouvrage, nous verrons que les usages contemporains de l’appareil numérique sont représentatifs de l’hypermodernité, c’est-à-dire qu’ils illustrent l’exacerbation des effets de la modernité. Malgré les apparences, nous ne sommes pas en rupture totale avec le siècle de l’appareil photo argentique. Nous assistons plutôt à une intensification et à une banalisation des usages de l’appareil photo qu’une majorité de jeunes portent désormais en permanence dans leurs poches de jeans ou de vestes, ce qui force la 8 Introduction réflexion sur cette révolution en mouvement dont il importe d’explorer les enjeux. À des usages connus des générations précédentes s’ajoutent bien évidemment de nouveaux usages que je propose d’analyser ici. Toutefois, l’ensemble de ces usages révèlent surtout l’intensification d’un phénomène qui émerge au début du XXe siècle, qui se poursuit pendant une centaine d’année, qui prend un nouvel essor avec la démocratisation de l’argentique et qui s’exacerbe avec l’apparition du numérique. La première partie du présent ouvrage montrera comment des actes photographiques et filmiques autrefois ponctuels pour une majorité de jeunes s’inscrivent aujourd’hui au cœur de leur sociabilité et répondent parfois à des nécessités anthropologiques liées à l’autonomisation. Nous verrons que les usages de l’appareil numérique révèlent un rapport hypermoderne à soi-même, aux autres, au corps et aux émotions. La seconde partie met en question l’impact de la répétition de l’acte photographique et filmique dans la vie de certains jeunes : comment cela transforme-t-il leur regard sur le monde ? Leur rapport au temps et à l’espace ? C’est uniquement à la suite de cette analyse du quotidien, et de « l’ordinaire », en quelque sorte, que j’aborderai la question des risques. Le détour n’est pas banal pour en arriver à une réflexion sur les prises de risques liées aux usages de l’appareil numérique. Cela nous oblige à y penser dans les contextes plus larges de la jeunesse et de l’hypermodernité. Je fais donc le pari que seule une prise en compte de la diversité des significations données aux usages de l’appareil numérique peut nous orienter vers l’élaboration d’un discours adulte cohérent devant les problématiques qui souvent suscitent nos interrogations, et parfois nous inquiètent... 9 PARTIE 1 LES ACTES PHOTOGRAPHIQUES ET FILMIQUES AU cœur DE LA SOCIABILITÉ JUVÉNILE I l suffit de regarder attentivement un groupe de jeunes dans la rue, dans le métro, au parc pour comprendre que l’appareil numérique n’est pas pour eux qu’un simple appareil à prendre des photos et des vidéos. Vous verrez certains d’entre eux se presser les uns sur les autres pour entrer dans le cadre. L’appareil passera d’une main à l’autre. Vous les verrez reculer, s’avancer, sourire, se recoiffer, gonfler le torse. Ils se pencheront ensemble, côte à côte, au-dessus du petit écran, et vous les entendrez commenter les photos et les vidéos. Certains insisteront pour les effacer, pendant que d’autres voudront les garder pour eux. Vous les verrez patienter en attendant le commentaire d’un ami absent qui vient tout juste de recevoir la photo sur son téléphone portable. Ils s’échangeront le catalogue de leurs albums numériques, insisteront pour garder « secrètes » certaines photographies échangées. Certains parleront d’une vidéo qui circule actuellement à l’école ou de leur peur d’avoir été photographiés le vendredi précédent au cours d’une soirée bien arrosée. Des jeunes filles se partageront les photos de leurs nouveaux petits copains, effaceront une vidéo de leur dernier amour. Des garçons rigoleront en regardant la photo qu’un ami a reçue d’une camarade de classe qui s’intéresse à lui, et certains auront l’idée de la diffuser, « juste pour rire »... L’appareil numérique est d’abord et avant tout un médiateur des interactions sociales produites entre pairs, mais aussi au sein de la famille. Dans le contexte de la jeunesse hypermoderne, il prend une place tout à fait singulière. Parce qu’il s’impose dans les relations des jeunes d’aujourd’hui, à un âge où la sociabilité est associée à la quête d’autonomie, à la découverte de soi et du monde, l’appareil 11 Photos d’ados • À l’ère du numérique numérique joue un rôle qui n’est ni anodin ni trivial. De plus en plus souvent, il est placé comme un filtre entre les amis qui se parlent et se confient. Plus qu’une simple machine à fabriquer des images, il participe à la production d’interactions sous des formes inédites. Il devient dans bien des cas un outil rituel autour duquel les jeunes inventent des codes et des langages qui répondent à leur désir d’être dans le monde. En ce sens, il n’est pas surprenant que les jeunes interrogés aient associé plus ou moins consciemment leurs usages sociaux de l’appareil numérique à des invariants anthropologiques du passage à l’âge adulte. En se situant dans leur quotidien le plus banal, l’appareil participe à l’aventure de ce passage obligé vers une plus grande autonomie. Cette première partie s’intéresse au degré zéro du rôle de l’appareil photo numérique dans la vie des jeunes d’aujourd’hui. C’està-dire qu’avant de participer à la redéfinition d’une vision du monde, l’usage de l’appareil numérique joue des rôles très concrets dans la vie des jeunes de l’hypermodernité. C’est d’abord comme un outil interactionnel que les jeunes de mon enquête m’ont parlé de l’appareil numérique. C’est donc cette dimension fondamentale, qui met au premier plan les corps physiques et en image de ces jeunes, que j’ai tenu à illustrer avec leurs propos. La place occupée par l’appareil numérique dans tous les lieux de la vie quotidienne nous rappelle qu’avant les risques, ce sont des jouissances paisibles de l’existence que ses usages apportent et renforcent aux yeux de ces jeunes. Le plaisir avant tout d’être en relation avec ses pairs, de créer et de recréer des liens, d’apprivoiser l’image mouvante de soi et de son corps et de partager des émotions fortes. 12 1 Du rituel : passages et interactions sociales à l’ère du numérique « Sans nous en rendre compte, nous ritualisons dans chacune de nos interactions sociales ce que nous sommes et qui nous sommes. En effet, nous nous ritualisons en tant que masculin, que féminin, que mère ou père, adolescent ou adulte, professeur ou étudiant, Québécois ou Français ou que macho ou homme nouveau. Notre identité est continuellement ritualisée. On reconnaît un homme ou une femme à ses manières, à ses vêtements, à ses postures et mimiques corporelles, etc. Tout ce qui sert à représenter une personne dans ses diverses modulations de présentation de soi, de rôles sociaux et de fonctions professionnelles se met en scène rituellement selon les situations et les circonstances. Des ritualisations nous précèdent. Nous usons d’un comportement différencié parce que nous avons appris comment nous comporter dans les diverses activités humaines. » – Denis Jeffrey U n ami et professeur de l’Université Laval, à Québec, me raconte sa surprise lorsqu’il entre dans une boîte de nuit pour la première fois depuis plusieurs années. Il s’étonne d’abord des effets du jeu d’éclairage, mais il comprend rapidement que ces éclairs d’argent qui étincellent un peu partout dans la foule, et sans arrêt, ne sont rien d’autre que des flashes d’appareils photo numériques ! Sans cesse, seconde après seconde, dans la foule anonyme, les 13 Partie 1 • Les actes photographiques et filmiques au cœur de la sociabilité juvénile jeunes noctambules ouvrent l’œil de leur appareil le temps de prendre une autre photo de leurs amis, au hasard, à leur insu, ou parfois en leur demandant de tourner la tête. Au rythme de la musique pop, rap, techno ou rock, des instants sont arrachés à la nuit et précieusement enregistrés dans de petites puces électroniques. Pourtant, 10 ans plus tôt, ils étaient encore rares à se montrer avec leur appareil photo dans une soirée festive et somme toute banale... Dès lors, une question s’impose : comment la présence de l’appareil numérique, et cette multiplication des actes photographiques ou filmiques, influencentelles et transforment-elles les interactions entre ces jeunes ? Que se passe-t-il lorsque cet appareil est omniprésent et qu’il devient un outil quotidien qui s’immisce dans la relation avec les autres ? Le numérique et le passage au statut de parents Il faut brièvement revenir sur les usages traditionnels de l’appareil photo argentique pour comprendre sa relation avec la ritualisation. L’un des premiers et principaux usages de l’appareil numérique est la documentation des rituels traditionnels. Pendant longtemps, les baptêmes, les mariages et les anniversaires sont les principaux objets de la photographie (Bourdieu, 1965). Ces moments significatifs de l’existence font donc l’objet des premiers albums familiaux. Encore aujourd’hui, nous connaissons parmi nos aïeux des gens dont les albums se résument à des successions de clichés mettant en scène des baptisés, des mariés, des fêtés. Cet engouement pour la photographie de rituels traditionnels n’est pas un hasard, puisque dès les débuts de son usage dans le contexte familial, la photographie cherche entre autres à saisir le plus important aux yeux des membres de la famille. Les rituels traditionnels, en marquant l’avancée de chaque membre de la famille dans la vie, sont alors considérés comme des moments forts de l’existence commune. La photographie et l’acte photographique viennent soutenir et confirmer l’importance accordée à ces rituels. Si, pendant longtemps, le coût élevé de la photographie force à ne photographier que le plus important et le plus significatif, la 14 1. Du rituel : passages et interactions sociales à l’ère du numérique possibilité de multiplier les photographies entraîne la fin de ce monopole du rituel traditionnel comme objet de la photo. En son temps, Pierre Bourdieu a d’ailleurs le mérite de pointer le rapport étroit entre « pratique photographique » et « documentation des rituels traditionnels ». Il montre aussi que l’appareil photo est encore au début des années 1960 un objet symbolique prenant des significations distinctes selon les groupes sociaux. Fidèle à son approche, Bourdieu insiste alors sur les distinctions observées entre les classes. Il dit de l’activité photographique qu’elle renforce non seulement la dimension symbolique des rituels traditionnels, mais aussi les positions de pouvoirs entre chaque membre de la famille. L’auteur fait alors référence aux mises en scène de la famille sur les photos prises par des gens professionnels. Les places occupées par le père, la mère et leurs enfants sont alors déterminées en fonction de leur rôle et de leur position hiérarchique au sein de la famille. Or, dans le contexte hypermoderne, « la photographie familiale n’est plus représentative de rôles sociaux mais de moments intimes partagés » (Bationo et Zouinar, 2009 : 144). Jusqu’à tout récemment, la préciosité de la photographie s’accompagne de la préciosité de l’appareil photographique. Ainsi, l’appareil photo si précieux dans les premières décennies du XXe siècle ne se trouve pas dans les mains de tout un chacun. Son usage est limité à quelques privilégiés, et il ne convient alors ni aux pauvres, ni aux femmes, ni aux plus jeunes. Toutefois, « le numérique accélère le processus de désacralisation de l’usage conventionnel des appareils photographiques qui deviennent des objets de consommation courante. Les femmes s’emparent plus facilement de l’appareil photo numérique en surmontant leur peur d’être de « piètres » photographes, notamment du fait que le coût de la prise de photos est nul. Les hommes et même les enfants ont tendance à expérimenter différentes manières de photographier » (Koskinen & Kurvinen, 2005 : 146). Destinée aux professionnels d’abord, la photographie pour les amateurs est principalement le loisir des hommes issus de classes aisées. Des jeunes, également issus de ces classes privilégiées, s’adonneront à cette pratique, mais ils restent assez peu 15 Partie 1 • Les actes photographiques et filmiques au cœur de la sociabilité juvénile nombreux1. Dans les faits, l’histoire d’une pratique massive de la photographie chez les jeunes est relativement récente. Certes, les jeunes en tant que membres de la famille apparaissent sur des photographies depuis longtemps, mais peu d’indices nous laissent croire à une pratique photographique juvénile massive qui daterait d’avant les années 1970-19802. Nous pouvons même affirmer qu’elle prend un envol significatif, à la suite de l’appareil photo instantané (polaroid) et de l’appareil jetable, avec l’apparition de l’appareil photo numérique, voire avec son intégration aux téléphones portables. Pour le dire autrement, le rôle actuel de la photographie dans la vie des jeunes générations est inédit et n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Le contexte contemporain de la famille est le premier aspect, et encore l’un des plus importants, pour saisir la place occupée par les usages sociaux de la photo numérique dans la vie des jeunes. Nous comprenons que la photographie ne sert plus qu’à renforcer l’efficacité des rituels traditionnels. C’est pourquoi certains auteurs n’hésitent pas à pointer le caractère désuet de telles analyses dans le contexte actuel (Koskinen et Kurvinen, 2005). Il suffit de fouiller dans les répertoires de photos numériques enregistrés sur les ordinateurs de jeunes parents pour s’en convaincre. Les photos, mais aussi les vidéos, saisissent en apparence tous les moments imaginables de l’existence de la famille. Parmi eux, la présence des rituels traditionnels, comme les mariages et les anniversaires de naissance, persiste, et ces derniers demeurent des objets privilégiés de la photo familiale. Mais ces dernières photos côtoient le flot des photographies représentant le quotidien de la vie en famille et s’y noient parfois. L’ère du numérique n’annonce donc pas la fin de l’album familial. Les pratiques photographiques actuelles n’engendrent pas de rupture radicale avec ce que l’on observe au XXe siècle concernant la place des rituels traditionnels comme objet de la photo. Toutefois, ces rituels partagent désormais 1. L’historien Marin Dacos montre que des jeunes ont participé, dès les années 1930, à la diffusion de l’appareil photo dans les milieux ruraux. Certains enfants des classes privilégiées ont eu un accès en bas âge à l’appareil photo, mais nous ne pouvons pas parler de phénomène étendu à la jeunesse de l’époque (Dacos, 2002). 2. La démocratisation de l’accès à l’appareil photo suit en grande partie sa mise en marché par la compagnie Kodak. 16 1. Du rituel : passages et interactions sociales à l’ère du numérique la place avec d’autres moments de la vie, devenus aussi des objets privilégiés de la photographie. De plus, nous assistons à une démocratisation de l’accès à l’appareil photo et à l’émergence d’une place significative prise par les jeunes photographes au sein des familles. Cette nouveauté a pour effet de transformer les rituels traditionnellement inhérents à l’acte photographique. En effet, pendant longtemps, le professionnel et le père de famille photographiaient les moments jugés importants par le groupe de la famille. La réalisation de l’acte photographique reste fortement ritualisée. On ne photographie pas n’importe comment. La prise d’une photo, si précieuse, demande une mise en scène organisée par le photographe. Cette ritualisation de l’acte photographique se transforme dès la démocratisation de l’accès à l’appareil photo et s’intensifie avec l’avènement du numérique. Ainsi, « l’idée de faire des photos de famille n’est pas rejetée, c’est le fait qu’elles doivent emprunter des formes rituelles qui est de moins en moins admis » (Jonas, 2007 : 95). Cet « abandon » des formes rituelles traditionnelles s’explique aussi par le fait que l’acte photographique n’est plus le privilège de quelques personnes. Ce monopole est en quelque sorte brisé, ce qui donne à d’autres membres de la famille l’occasion de participer à la production de photos familiales. Cet « abandon » des formes rituelles traditionnelles se poursuit également lorsque des parents prêtent leur téléphone portable à leurs jeunes enfants afin de prendre des photos (Bationo et Zouinar, 2009 : 154). Pour Elsa, 19 ans, il est clair que ses parents ont toujours valorisé les rituels traditionnels comme objets de la photo. « Dans ma famille, c’était plus avec mes oncles, mes tantes, les réunions à Noël, à Pâques, à l’anniversaire de mon grand-père. C’est des événements, des choses importantes. » À la suite de plusieurs autres témoignages, nous entendons la même remarque chez Mateo, 20 ans. « Les parents, ils filment les fêtes, l’Halloween, dans mon cas. » Des rituels traditionnels, comme Noël, Pâques, l’Halloween ou des anniversaires, persistent comme objets de la photo. Toutefois, nous observons l’émergence de deux différences importantes. D’une part, ces rituels se trouvent dans les albums photos aux côtés d’autres moments moins 17 Partie 1 • Les actes photographiques et filmiques au cœur de la sociabilité juvénile officiels de l’existence. D’autre part, ils ne sont plus photographiés ni filmés par les mêmes personnes. Différents membres de la famille s’adonnent à la photographie et au film familial, ce qui participe de la multiplication des points de vue sur les événements familiaux, donc l’apparition de documents mettant en scène de nouveaux moments significatifs aux yeux de chacun. Le père, la mère, le frère, la sœur, l’oncle, la cousine : autant de points de vue qui s’affirment à travers les photos ou les vidéos numériques et qui témoignent d’une nouvelle façon de documenter les temps familiaux. C’est pourquoi nous pouvons parler non pas de la fin de la photographie familiale, mais de la désolidarisation de sa dimension solennelle (Rivières, 2006 : 126). Ainsi, « cette nouvelle façon de photographier, loin de signifier un détachement et un désintérêt pour la mémoire familiale, puisqu’elle n’est en aucune façon un refus de se souvenir, reflète probablement la revendication d’une mémoire « personnelle » qui ne soit plus uniquement marquée par les rituels classiques familiaux » (Jonas, 2007 : 95). Ces transformations ouvrent dans le même élan la porte à l’avènement d’usages inédits de la photo au sein de la famille. L’un des phénomènes observables est l’engouement relativement récent pour la documentation de la vie des enfants en très bas âge. La pratique en soi n’est pas totalement inédite. Dans les années 1980, Susan Sontag remarque que les parents qui ne photographient pas leurs enfants sont souvent accusés d’indifférence à leur égard (1983). La nouveauté se situe davantage par rapport à la multiplication de ces photos, mais aussi de la vidéo, et à l’intensité et à la diffusion en ligne des documents mettant en scène la vie de l’enfant (Palfrey et Grasser, 2008). Cette intensité se traduit par la prise de photos et de vidéos dans des espaces et dans des moments de plus en plus nombreux et diversifiés. L’espace d’abord, car des enfants sont filmés et photographiés pratiquement n’importe où. L’ouverture de l’œil de l’appareil numérique dans le salon, autour de la table, à la sortie de l’école, dans un manège, et même dans la salle de bain, n’affecte pas seulement leur perception de la photo ou de la vidéo, mais aussi des espaces fréquentés au quotidien. Cette pratique diffère des rituels traditionnels photographiés ou filmés, et même des mises 18 1. Du rituel : passages et interactions sociales à l’ère du numérique en scène organisées comme lors de la visite d’une famille chez un photographe professionnel. Dans ce dernier contexte, celui que l’on photographie se prépare, car il sait qu’il sera l’objet de la photo. Dans le cas des enfants photographiés et filmés dans leur quotidien, c’est leur réactivité qui est interpellée par des parents désireux de les mettre en scène. Peu importe où il se trouve, l’enfant d’aujourd’hui, semblet-il, devrait être prêt à tourner la tête vers la caméra et à sourire, ou encore plus simplement à se laisser prendre en photo ou en vidéo. Ainsi, à l’ère de l’hypermodernité, les enfants grandissent dans un rapport aux espaces du quotidien qui s’apparentent à des plateaux de tournage. Le temps ensuite, car deux logiques émergentes à l’ère du numérique concernent des dimensions temporelles : le n’importe quand et le depuis toujours. D’une part, le n’importe quand est lié de près à nos observations précédentes sur l’espace. Les moments du lever et du coucher, de l’entrée et de la sortie de l’école, bref, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, l’œil de l’appareil numérique peut s’ouvrir sur ces enfants. S’il n’existe plus d’espaces qui ne puissent pas se transformer soudainement en plateau de tournage, il en va de même pour le temps3. D’autre part, le depuis toujours concerne la documentation de l’histoire personnelle de l’enfant qui, dès son plus jeune âge, est photographié et filmé. La littérature rend compte de l’augmentation du nombre de photos et de vidéos d’accouchement et, plus récemment, de la diffusion en ligne de clichés d’échographie4. Cette pratique a cette particularité de redéfinir le point zéro de l’histoire 3. À cet effet, des sites spécialisés de partage de photos en ligne abondent de clichés de bébés et d’enfants endormis. 4. En 2010, la société de sécurité Internet AVG publie les données de son enquête sur la diffusion des photos en ligne. Après l’analyse de son échantillon auprès de mères de familles occidentales (Amérique du Nord, Europe, Nouvelle-Zélande et Japon), elle estime que 81 % des enfants de moins de deux ans ont « une empreinte digitale » sur Internet. Interrogées sur le sens de leurs pratiques, la plupart des mères affirment diffuser les photos de leurs enfants pour les partager avec leur entourage, certes, mais aussi pour étoffer leur réseau social (22 %) et pour suivre la tendance (18 %). Au Canada, 37 % des mères diffuseraient en ligne des photos d’échographie. Une pratique courante consiste à publier des documents visuels aux côtés de renseignements personnels (Palfrey et Gasser, 2008). 19