solidarite avec les femmes en detresse
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solidarite avec les femmes en detresse
SOLIDARITE AVEC LES FEMMES EN DETRESSE 20 années de SOLWODI e.V Un texte et un livre Publié par Sœur Lea Ackermann Et Reiner Engelmann Avec une préface de Doris Ahnen sélection des textes par J.P LAMENARDIE et H.GUILLOT PREFACE Le trafic des êtres humains n’a pas seulement existé sur les marchés d’esclaves d’Afrique dans des temps depuis longtemps écoulés, il n’est pas non plus l’apanage des contes des mille et une nuits avec ses jeunes femmes, enlevées pour le harem d’un sultan. Le trafic des êtres humains existe encore aujourd’hui. Chaque année, environ 500 000 femmes et enfants originaires des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, mais aussi d’Europe centrale et orientale, sont forcés à se prostituer dans les pays « riches » occidentaux. Ce sont les victimes d’organisations de trafiquants, à savoir des bandes organisées, ces victimes sont amenées à abandonner leur patrie, sur la foi de promesses d’emploi, d’une vie confortable et indépendante. Ces bandes qui appartiennent à la criminalité organisée, réalisent, selon les estimations, des profits compris entre sept et treize milliards de dollars. Le trafic des êtres humains est souvent invisible pour nous: les victimes restent cachées, leurs « employeurs » les tiennent sous leur coupe. Les « profiteurs », proxénètes de tous âges et toutes couches sociales, se taisent. Les victimes sont souvent appréhendées par la police à l’occasion de descentes. Elles sont souvent sollicitées en tant que témoins dans les procès contre les trafiquants, c’est à dire les souteneurs; quelques unes s’adressent elles mêmes à des organisations d’entre-aide comme par exemple SOLWODI, à laquelle l’on doit ce livre. Je recommande cet ouvrage à l’attention des étudiantes et des élèves des lycées, à l’attention des professeurs, car non seulement il décrit de façon impressionnante les destins des victimes du trafic d’êtres humains, mais aussi, il montre avec quelle énergie les femmes et les enfants, avec l’aide et la compétence d’organisations comme SOLWODI, peuvent se préparer à une nouvelle existence, choisir une vie indépendante, même dans leur pays d’origine. Doris AHNEN, Ministre pour la Culture, les Femmes et la Jeunesse de l’Etat de Rhénanie Palatinat Avant propos Lea Ackermann Le 21ème siècle s’inscrit entièrement sous le signe de la mondialisation. Il est clair maintenant que nous ne pouvons renoncer à tous les plaisirs de la vie moderne, les moyens de communication, la consommation, les voyages. Le marché libre globalisé nous donne l’impression que partout où il y une offre moins chère, tout est (finalement) possible, tout peut être produit, tout est consommable, lorsque le prix est acceptable. Si l’on suit ces prémisses, tout devient article ou service de consommation. L’homme lui-même devient une marchandise sur le marché globalisé, son rôle étant de fabriquer des services pour tout usage. L’exploitation sexuelle de femmes et d’enfants est une forme particulièrement perfide d’exploitation. Dans la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne, il est toutefois inscrit à l’alinéa 1 de l’article 1: la dignité de l’homme est inviolable. La puissance publique a pour obligation de veiller à cette dignité et de la protéger. Que des femmes et des enfants soient présentés comme des marchandises et soient ainsi vendus dans notre propre pays ne peut être compatible avec la loi fondamentale. Beaucoup d’autres gouvernements doivent aussi être placés devant cette même responsabilité. Car il s’agit là de crimes qui sont perpétrés journellement. Ce type de crime, il faut le dire, est celui de l’esclavage moderne. Encore et toujours, des femmes et des enfants en détresse sont acheminés de pays à bas niveau de vie dans des régions à haut niveau de vie, pour être humiliés, vendus et exploités. La traite, l’exploitation sexuelle de ces victimes, est une source de profits considérable pour les criminels, avec un faible risque d’être pris et d’être punis. Il ne se passe de semaine sans que nous ne soyons plusieurs fois informés de cette situation par les journaux, la radio, la télévision et Internet. Nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas su que ces crimes étaient commis parmi nous. Il est de plus en plus visible que nous nous habituons à cette situation et qu’elle ne nous révolte plus. Même si, toutefois, nous sommes saisis par la révolte, nous n’allons pas plus loin, nous ne cherchons pas à réveiller les énergies latentes de notre société et à nous dresser avec force contre ces pratiques. Le but de ce livre est de mettre à la disposition des professeurs des textes qu’ils pourront utiliser dans différents domaines de l’enseignement : éthique, religion, histoire, langue allemande, sociologie. Ce livre conduira de jeunes lectrices et lecteurs à réfléchir sur les crimes qui sont commis contre des personnes qui ont souvent le même âge qu’eux. J’espère qu’ils pourront en discuter ensemble et qu’ils trouveront des occasions de se rendre utiles pour lutter contre cette situation. Le but de ce livre n’est pas seulement d’informer les jeunes, mais de les amener à agir. Personne ne doit simplement s’arrêter à cette phrase : « Ah, quelle chose horrible ! ». Du journal intime d’une femme Eva Schaab Je dois reprendre ma vie au départ. Celui qui ne sait pas ce que j’ai vécu, celui-là croit que j’ai de la chance, je suis à l’Ouest. Mais suis-je heureuse ? Je me vois comme un animal dans une cage. J’ai peur à chaque minute, je ne sais pas combien de temps je dois rester ici et ce qui va arriver lorsque je pourrai retrouver ma « liberté ». Une mort atroce m’attendra car j’ai trahi ceux qui m’ont enlevé cette liberté, qui m’ont enlevé ce bonheur que j’avais en moi. Tôt ou tard, leur vengeance m’atteindra, car avec moi, ils ont perdu l’une des nombreuses femmes sans défense qu’ils exploitent et grâce auxquelles ils deviennent riches. Chaque jour, je m’éveille dans l’angoisse. Combien de temps serais-je encore protégée ? Devrais-je entendre un beau jour: tu rentres dans ton pays, nous ne pouvons plus rien faire pour toi. A qui viendrait l’idée que pour moi, le retour dans mon pays signifie un arrêt de mort ? Je n’ai aucune peur de mourir, quelque soit le jour, mais je ne veux pas être assassinée d’une manière atroce, être longuement torturée et humiliée, car ces gens sont comme des sauvages. Ils prennent leur plaisir à faire souffrir les autres. Chaque soir je prie Dieu de m’accorder une vie longue et tranquille, à moi et à ceux qui me sont le plus cher. Serai-je seulement entendue ? Pourquoi les hommes peuvent-ils être aussi cruels et bestiaux ? Ils m’ont pris tout ce que j’avais eu tant de peine à construire. Et de tout cela il ne reste rien que des larmes et des peurs, des souvenirs douloureux de ces jours sales, de tout ce que j’avais dû subir, de mes humiliations. Je suis remplie de haine envers ces hommes et je couve une vengeance, car ils ont fait de ma vie un enfer. Il m’est très difficile de pardonner à ma cousine car elle est responsable de tout cela, de tout ce que j’ai dû endurer et de ce que j’endure encore maintenant. Comment a-t-elle pu me tromper à ce point ? Se trouvait-elle dans une telle détresse qu’elle a pu décider sans le moindre scrupule de me vendre comme une marchandise ? Comment ne lui est-il pas venu à l’idée qu’en agissant ainsi elle rendait son neveu orphelin, pourquoi m’a t-elle ainsi menti, m’a t-elle ainsi trompé ? Chaque jour, je me pose cette question et ma haine ne cesse de grandir. J’en appelle à tous ceux qui vont lire ces lignes : « Ne faites pas confiance à une personne qui vous promet le bleu du ciel, ne croyez pas à l’argent facile. Ne croyez pas que quelque part on a besoin de votre travail. Tout cela n’est que contes de fées. Ces hommes promettent tout ce qu’ils veulent, mais la vérité ne viendra pas d’eux. Aussi dure puisse être la vie pour vous, il ne faut pas oublier que ce qui est le plus important, c’est votre paix intérieure. » Pensées tardives Manuela Therre Il fait sombre dehors. Je vais me promener seule dans la nuit. Ici, dans ce petit village où il ne se passe rien. Peu de choses peuvent m’arriver que je n’aie déjà subi. Je ne peux pas dormir. Je suis torturée par les cauchemars. Ma vie est un cauchemar, déjà vieux de quatre ans, un rêve angoissant que je ne peux oublier. Le paysage me rappelle ma terre natale de Biélorussie. Des champs, des prairies, des petits villages, beaucoup de terres cultivées, beaucoup de calme, beaucoup de temps. Mon enfance était vraiment belle. J’ai grandi chez mes grands-parents, car ma mère devait travailler. Mon père était ici et là lorsque j’avais deux ans. Il ne m’a jamais manqué. Je le connaissais à peine. Mais ma mère me manquait. Ma mère qui se tuait au travail pour nous élever, mon frère et moi. Ah, ma mère ! Si seulement elle pouvait être ici. Elle me manque tellement. Les mères comprennent toujours, les mères pardonnent toujours, même lorsque je ne comprends pas moi même et que je ne peux me pardonner à moi même. Mais que ferait-elle ici ? Elle m’a rendu visite une fois avec ma tante. « Mon enfant » a t-elle dit, reste bien en Allemagne si tu peux. Ici, il y a tout, ici il y a une chance. Chez nous, il n’y a rien. Mais que sait-elle vraiment ! Quelles chances ai-je en réalité ? Je parle bien allemand, c’est ce qu’on me dit. Mais cela ne suffit pas pour un job, au moins pour un mi-temps dans un bureau, ce qu’il me faudrait. Un travail en équipe n’est pas possible. Où ma petite ira-t-elle lorsqu’elle sort de l’école ? Je n’ai pas de famille où elle pourrait rester. Nous vivons donc de l’aide administrative, 200€ par mois, c’est une fortune en Biélorussie, mais ici… C’est clair, ici, maman, il y a tout, mais pas pour rien. Tu ne te rends pas compte combien la vie est chère ici ! Je ne cherche même pas à t’expliquer. Tu avais déjà assez de peine avec moi, ne t’en fais pas, c’est des soucis pour toi. Je les vois sur ton visage, les soucis que tu te fais pour moi. Tu sais ce qu’il m’est arrivé et tu essayes de l’oublier. Mais cela t’est aussi difficile à oublier qu’à moi. J’ai honte lorsque je te regarde dans les yeux. Tu avais mis de grands espoirs en moi. Un travail à l’ouest, en Allemagne, au paradis. Gagner tellement comme serveuse que toute la famille pourrait vivre pendant un an, cette chance ne reviendra jamais. Mon Dieu, que j’ai pu être naïve ! Effroyablement crédule ! Mais en Allemagne, on trouve finalement de tout. J’ai renoncé. Même si mon assistante sociale me dit non. Elle me dit que cela n’a pas été ma faute. Elle m’aide toujours et toujours, lorsque je ne sais plus ce que je vais devenir, ce qui arrive bien souvent. Je peux l’appeler à tout moment, même s’il y a déjà longtemps qu’elle ne s’occupe plus officiellement de moi. C’est bien de savoir que quelqu'un est là pour s’occuper de vous. Bien sûr, cela ne pourra pas durer infiniment, elle le sait. Mais c’est un soutien pour moi. Le tribunal a aussi décider que je n’étais pas fautive. Mes agresseurs en ont pris pour cinq et huit ans. Traite, cela s’appelle officiellement. Aujourd’hui encore, je rêve parfois de ces débats, des mines innocentes de ces deux gars, des questions éhontées de leurs avocats. C’était l’horreur à l’état pur. J’aurais travaillé librement dans le bordel, ont-ils affirmé. J’aurais su exactement où je devais travailler. Violée-ah ! D’où vient cela ! Ils ont radoté sur les relations sexuelles libres avec les accusés et ainsi de suite. Ils ne m’auraient jamais battue, ni enfermée. Ma déposition serait achetée, je voudrais seulement rester en Allemagne, c’est la raison pour laquelle j’inventerais tout cela. Comme si tout était merveilleux dans leur cage dorée, où on a tout sous les yeux et où on ne peut rien avoir. Je voudrais revenir à la maison, au village, chez maman plutôt aujourd’hui que demain. Mais ce n’est pas possible. Mes parents ont été menacés, ma mère a été battue et laissé à moitié morte pendant que le procès se déroulait ici. Heureusement la police a au moins fait sortir ma sœur et l’a emmenée en Allemagne. Mon propre cousin m’a vendu aux proxénètes. Comment puis-je retourner là-bas, dans une angoisse constante, sous une pression constante, sans espoir ? Ici elle a une chance. Elle peut suivre une formation, choisir ce qu’elle veut faire. Elle refuse déjà de parler russe, elle se sent allemande. Elle est d’ici, elle prend racine, elle mène une vie normale d’enfant. Elle comprend que nous n’avons pas beaucoup d’argent et que nous ne pouvons pas nous permettre beaucoup de choses. « Maman » dit-elle « ne te fais pas de soucis. Tu auras bientôt un travail. Quand je serai grande, je pourrais faire toute sorte de travail.» Et alors, je regarde ses yeux et je sais pourquoi je me bats, pourquoi je suis des formations, pourquoi je me lève le matin et pourquoi cela vaut la peine de vivre. Il faut espérer qu’elle ne vivra jamais les choses horribles que j’ai vécues. Lorsque je fais des cauchemars, ce sont des monstres dans l’armoire. Mais des monstres qui ont des visages humains, qui ont des noms, qui ont une odeur répugnante et qui me manipulent à leur gré. Mais ils ne viennent plus chaque nuit, et un jour je les aurais complètement vaincus. Je le sais quand je vois les yeux de la petite. L’air pur et frais m’a fait du bien. Je vais à la maison et je regarde la chambre de l’enfant. Elle dort d’un sommeil profond, que rien ne peut troubler, moi aussi, je suis maintenant fatiguée. Il est temps d’aller au lit, demain je dois sortir tôt pour emmener la petite à l’école. Achetée – maltraitée – revendue Reiner Engelmann Le juge l’appelle comme témoin. Dans la salle du tribunal, tous les yeux se tournent vers la porte : entrouverte seulement de l’extérieur. La jeune femme au corps mince se glisse à l’intérieur, s’arrête brusquement, recule. Une deuxième femme, qui l’accompagne, lui dit de prendre courage. « Tu ne dois pas avoir peur, Natascha, il ne t’arrivera rien ici, ils veulent t’aider. » dit-elle d’une voix douce mais ferme. Lentement, pas à pas, Natascha, traverse la salle de tribunal, les yeux baissés ; surtout ne pas baisser les yeux, pense t-elle, non, elle les verrait, eux, qui l’ont enfermée pendant des mois, qui l’ont battue, qui l’ont violée et qui l’ont offerte chaque jour à une douzaine d’hommes, jusqu’à ce qu’elle ne sente plus sa honte et plus tard sa haine. Jusqu'à ce qu’elle ne ressente plus rien. Le chemin est interminable à travers la salle du tribunal jusqu'à la chaise du témoin et, à chaque pas, Natascha sent les regards qui se fixent sur elle. Parfois elle voudrait se retourner, s’enfuir simplement, sortir, partir n’importe où. Tout sauf ces gens qui la regardent. Elle avait cependant décidé de faire ce chemin, de se mettre à la disposition du tribunal en tant que témoin. Elle va témoigner, raconter toute son histoire depuis le début. Tout ! Un peu avant d’arriver à la chaise du témoin, elle lève les yeux, elle regarde d’abord vers le juge, puis vers l’inculpé. Je peux me souvenir avec précision de mon départ de Vilnius. Mon Dieu, qu’étais-je excitée. J’y étais arrivée. J’étais l’une des élues qui allaient mener une vie meilleure. A Vilnius, je n’avais pas de chance ; après l’école, j’avais à l’occasion un petit boulot, c’était au moins quelque chose. Ce n’était pas avec cela que je pouvais gagner beaucoup d’argent, de toute manière pas assez pour vivre. Et j’avais besoin d’argent. Pas seulement pour moi, mais aussi pour mon petit garçon. J’avais rêvé d’une famille lorsque, pendant longtemps, je n’avais pas de travail fixe. Je voulais me rendre utile pour un homme, pour un enfant, pour une famille. J’avais maintenant un enfant et c’est tout. Lorsque j’ai expliqué à mon ami d’alors que j’étais enceinte, il n’a rien voulu entendre. C’est ainsi que je me suis retrouver seule. Peu de temps après avoir eu mon fils, j’étais réduite à l’aide de mes parents. Je n’avais jamais assez d’argent pour le nourrir. En plus de cela, mon père m’attrapait sans arrêt, je devais chercher du travail, et il me battait aussi. C’était lorsqu’il était complètement désespéré, quand nous n’avions plus rien à manger ou quand Piotr, mon petit garçon, pleurait. Un jour, je tombais sur Olga, que je ne connaissais que de vue jusqu'alors. Je passais m’acheter une nouvelle paire de chaussures dans un stand d’articles d’occasion. Les anciennes étaient usées jusqu'à la corde et n’étaient plus réparables. Olga m’adressa la parole : « N’as-tu pas assez d’argent pour t’acheter quelque chose dans un magasin de la zone piétonne ? Ils ont des modèles absolument super, comme on porte à l’Ouest. » « Je ne peux pas me le permettre », lui rétorquais-je, et voulu poursuivre mon chemin ; « Doucement, doucement » Olga me retient d’une main ferme. « Tu ne peux pas te le permettre maintenant mais… » Elle m’invite ensuite à prendre un thé et me raconte qu’il y avait des femmes qui étaient allées à l’Ouest pour travailler. Elles y gagneraient une certaine quantité d’argent, pourraient toujours s’habiller à la dernière mode et auraient encore assez pour soutenir leur famille. Quand au travail, elle fit un geste négligent de la main, un rien. On recherchait toujours du personnel de service dans les cafés ou des gardes d’enfant dans des familles riches. Olga parlait et parlait et j’avais vraiment les oreilles toute rouge à l’entendre. Puis la tête toute rouge en échafaudant… Comment cela serait, si je travaillais dans un café dans quelque endroit en Allemagne ou en France. Avec les pourboires dont Olga me parlait, je pourrais offrir à Piotr une vie agréable. A cause de Piotr, j’ai longtemps hésité à accepter l’offre d’Olga. Elle connaissait quelqu’un qui pouvait accomplir toutes les formalités nécessaires, on pourrait alors partir pour le grand voyage. Pour ce qui était de ma séparation avec Piotr, Olga me proposait de manière pragmatique : « Tu peux au début partir pour quelques mois à l’Ouest et quand tu auras réuni assez d’argent, tu reviendras. Et entretemps, tu en enverras à ton petit Piotr, ce sera mieux pour lui que ce qui vient d’une mère qui est toujours mécontente et qui, c’est bien le cas, achète le strict nécessaire dans des magasins d’occasion. » J’étais tellement enthousiasmée par la proposition, que je voyais déjà devant moi briller l’argent que j’allais gagner. Je n’ai pas pu convaincre mes parents aussi rapidement. Mon père ne m’a pas parlé pendant plusieurs jours. Il a crié très fort au début lorsque je l’ai informé de ma décision ; je ne pouvais pas les laisser seuls ici avec l’enfant. Ils n’étaient parmi les plus jeunes, devaient travailler chaque jour pour pouvoir tenir, on avait besoin de chaque bras. Et surtout une jeune femme de mon âge… il s’est calmé avec une bouteille de vodka jusqu’à ce que, finalement, il ne me dise plus rien du tout. Ma mère avait d’autres peurs : une jolie fille seule, si loin, dans un autre monde, beaucoup de choses pouvaient arriver ; les jours qui précédèrent mon départ, elle avait souvent les larmes aux yeux. Ce n’était vraiment pas une décision facile et si Olga, après quelques jours, ne s’était pas trouvée devant moi avec un billet pour l’Allemagne, j’aurais peut-être changé d’avis. Vint alors le jour du départ. Je m’en souviens encore, Olga me conseilla de ne pas emporter trop de bagages, seulement le strict minimum pour le voyage et pour les premiers jours de mon arrivée. On m’habillerait bien sûr avec du neuf et, de plus, je pourrais, avec le premier salaire que j’aurais gagné, m’acheter des choses des plus chic. Nous prîmes ainsi le chemin vers la gare routière : mon père, ma mère avec Piotr sous le bras. J’aurais tellement aimé l’emmener avec moi et je sentis une douleur me traverser le corps. Ma mère avait à nouveau les larmes aux yeux ; mon père était là debout, sans dire un mot, et nous suivait du regard. Ma seule consolation était que je revienne dans deux mois avec plein d’argent dans les poches. Et les parents pourraient alors en profiter. Ils étaient là debout, si tristes, devant la station de car. Avant de chercher une place, je dus donner mon billet et également mes papiers. Je ne me faisais aucun souci pour cela, « c’était l’habitude » me dit un accompagnateur, à cause des contrôles à la frontière. Le voyage dans le car dura presque deux jours. J’étais assez excitée. Pendant les premières heures, je me creusais la tête à propos de Piotr, ma mère saurait-elle s’en tirer ? Piotr pouvait être très fatiguant, surtout la nuit, quand il ne voulait pas dormir. Mais plus le voyage durait, plus je me demandais ce qui allait m’arriver. Je savais seulement par Olga que le bus s’arrêterait à Francfort-sur-le-Main, on viendrait me chercher là et on me conduirait à mon futur lieu de travail. Je devrais travailler dans un cabaret. Je ne savais pas encore en quoi consisterait mon travail. Mais Olga ne le savait pas, ou, comme il est clair pour moi aujourd’hui, ne voulait rien dire à ce sujet. Mais qu’est-ce que cela pouvait être d’autre que de faire le service ou d’aider à la cuisine. Je m’étais mis cela en tête. C’est ce que je ferai. Avec joie, j’apprendrai aussi la nouvelle langue. Nous arrivâmes à Francfort en fin d’après-midi. J’étais toute engourdie lorsque je descendis du car avec les autres voyageurs. Je cherchais du regard la personne qui devait venir me prendre. Je ne la connaissais pas du tout. Me reconnaitrait-elle parmi les voyageurs ? Deux hommes jeunes vinrent vers moi et m’adressèrent la parole. Ils portaient des lunettes de soleil bien que nous étions par un après-midi sombre d’automne. Ils me parlaient dans une langue que je ne comprenais pas encore et je sus ou soupçonnais qu’il s’agissait de moi, car ils prononcèrent mon nom à plusieurs reprises. Nous allâmes à leur voiture, une voiture extraordinaire ; jusqu’alors je n’en avais vue que passer. Je mis mon sac dans le coffre et m’assis à l’arrière. Je ne savais pas encore comment s’appelaient ces deux hommes. Mais je devais apprendre à les connaître. Ils roulaient assez vite à travers les rues et les pneus crissaient dans les virages. Ils firent halte devant une maison où était suspendue une enseigne, « bar ». Est-ce là mon lieu de travail, me demandais-je, avant qu’ils n’ouvrent lentement la porte et m’intiment, à voix haute, l’ordre de sortir. Ce devait être mon lieu de travail, comme je l’appris peu de temps après. Mais cela n’avait rien à voir avec ce que je m’étais imaginée. Nous allâmes au deuxième étage en empruntant un escalier étroit et nous arrivâmes au corridor, d’où plusieurs portes conduisaient à des chambres situées au fond. Nous nous arrêtâmes devant la troisième, l’un de mes accompagnateurs l’ouvrit et me poussa à l’intérieur. La chambre était aménagée avec un lit large et une armoire. Il y avait un lavabo sur le mur de gauche et une glace au dessus. Il y avait de lourds rideaux sombres aux fenêtres. Je ne pus réaliser grand chose à ce moment là, car l’un de mes accompagnateurs vint directement sur moi et commença à m’arracher mes vêtements. Comme je me défendais, je reçus un coup de poing au visage. Je titubais en arrière sur le sol. Tout ce qu’est arrivé ensuite a été pire qu’un mauvais rêve. Je me rendis compte de ce que m’arrivait, lorsque les deux hommes me violèrent tout d’abord, puis, soudain, il y en avait d’autres dans la pièce qui se couchèrent sur moi. J’avais mal, du coup de poing, de la chute par terre et du viol, et j’avais peur, peur de ces hommes, peur de nouveaux coups, j’étais paralysée. A un moment, l’un d’eux me parla. Je le compris. Il parlait ma langue maternelle. « C’est ici ton lieu de travail et tu habiteras ici aussi. » me dit-il d’une voix sombre. « On t’enverra les clients ici en haut et ils te payeront pour tes services.» « Mais Olga m’avait pourtant dit que je travaillerais dans une taverne.» leur rétorquai-je. « Oublie Olga » me cria-t-il, « elle a fait son travail, maintenant c’est à toi.» Je voulu protester, mais je ne pus y arriver, car immédiatement ils me tapaient dessus. « Ecoute voir », me siffla l’un d’entre eux, « nous avons investi un tas d’argent sur toi, pour la mise en relation, pour le voyage et pour cette chambre. Tu dois d’abord rentabiliser tout ça. Et ne va surtout pas avoir l’idée de jouer la fille de l’air : tu sais que tu n’as pas de papiers, et si tu te fais attraper par la police, tu en auras pour un bon moment au trou. Et, ajouta-t-il en ricanant, tu as bien un fils et tu ne veux sûrement pas qu’il lui arrive quelque chose. » J’étais assise au bord du lit comme paralysée et le fixais des yeux. « Il faut encore que nous réglions quelques formalités avant que je parte » dit-il finalement. « Tu reçois tes clients ici. Ils te payent pour tes services. Ici, dans le tiroir de l’armoire - je ne l’avais pas remarqué jusque là – il y a des enveloppes. Tu mets dedans l’argent que tu reçois et tu glisses l’enveloppe dans la fente. » Il me montra un volet. « La boîte aux lettres est dehors dans le couloir, elle est vidée tous les jours. Et n’essaye pas de nous truander, car nous savons exactement ce que payent les clients. Nous attendons de toi que tu fasses ton travail correctement, les clients mécontents ne sont pas une bonne affaire pour nous. S’il y a des plaintes à ton sujet, Mike s’occupera de toi. Tu le connais. C’est celui qui conduisait.» Après ces explications, il se leva et sortit de la pièce. Je l’entendis seulement tourner la clé dans la serrure. Combien de jours, de semaines ou de mois je serais enfermée dans cette pièce, je ne le savais pas. Je n’avais plus de notion du temps. Je n’avais plus de notion de quoi que ce soit. Avec chaque client qui venait, je m’enfonçai de plus en plus. Il n’y avait que peu d’occasions de quitter la chambre, d’aller dans le couloir, rien de plus. Quelquefois je rencontrai une des femmes, qui « travaillaient » ici aussi. Comment devais-je me comporter avec elles ? Pouvais-je leur adresser la parole ? Comprendraient-elles ma langue ? La seule chose qu’elles comprenaient était « vodka ». Et j’en reçus. J’en avais besoin. Toujours plus, avant qu’un client n’arrive. Et après, de même. Lorsqu’il m’arrivait d’avoir trop bu ou qu’un de mes clients n’était pas content de moi, alors Mike arrivait et me battait. J’essayais ensuite de refroidir mes yeux gonflés avec un torchon mouillé. Mais je devais continuer à recevoir mes clients dans cet état. Beaucoup de temps passa. Puis on ouvrit la porte de ma chambre, puis celle de la maison, et nous allâmes jusqu’à la voiture. Mike vint me chercher, je dus rapidement faire mes bagages avec le peu de choses que j’avais et nous partîmes. La journée ensoleillée, le long trajet, le paysage, j’aurais pu profiter de tout cela si je n’étais restée assise au fond de l’auto sous l’emprise de la peur, car je ne savais pas où ce voyage allait nous mener. Mais j’allais l’apprendre. Ce n’est pas dans une grande ville que nous nous arrêtâmes quelques heures après, mais loin à l’extérieur, dans une maison isolée près de laquelle passait une grande route. Mike ne m’adressa pas un mot pendant ce long voyage. Il y avait quelques boîtes de bière sur le siège du passager avant, qu’il but entretemps. Dans la nouvelle maison « travaillaient » quelques femmes qui me dirent bonjour. Apparemment, Mike était connu ici, car il fut reçu tout à fait amicalement et les femmes l’embrassèrent. J’ai vu, comment un homme se dirigea vers Mike et lui glissa une liasse de billets de banque tout en me regardant. Je ne comprenais pas à ce moment-là, mais je sais aujourd’hui que Mike recevait cet argent pour moi. Il m’avait vendue. Je devais à nouveau gagner cette liasse de billets pour mon nouveau « propriétaire ». Et je devais commencer bientôt. Je devais exercer ma « fonction ». Une longue queue de clients attendait pour bénéficier de mes services. C’était le pire de ce que j’avais vécu jusqu’alors et lorsque je pense à ces moments je ressens toujours une plaie douloureuse. Jusqu’à ce jour, je ne sais pas comment une force a pu monter en moi pour résister à tout cet avilissement. Mais cette force était là. Je la sentais. Je pensais à nouveau à la maison, à mon fils, aux promesses que je lui avais faites ainsi qu’à mes parents. Je n’avais jusqu’alors rien oublié de tout cela. C’était le début. Je pouvais à nouveau penser. Et je réfléchissais. Lorsque j’avais une minute de libre, je ne buvais plus d’alcool. Bien que j’en aurais eu besoin. Je me disais que l’alcool ne ferait qu’obscurcir mes pensées, c’est pourquoi j’y renonçai. La possibilité d’un changement se présenta à moi – plus par un hasard qu’à la suite d’une initiative de ma part – au bout de quelques semaines, le propriétaire de l’établissement avait convié toutes les femmes et quelques invités à une fête. On mangea beaucoup, on dansa, on rit et on but. Je me retins de boire et goûtai mon verre seulement de temps en temps. La porte de la maison était ouverte et on pouvait de temps à autre sortir à l’air frais. C’est alors que je la découvris : la clé de la voiture. On la voyait bien a coté du téléphone. Son propriétaire était mon « propriétaire » et je connaissais sa voiture. Profitant d’un moment d’inattention, je pris la clé avec moi. Je devais maintenant me dépêcher car on pouvait s’apercevoir que la clé n’était pas là. Sous prétexte de prendre un peu d’air frais, je sortis. Je me glissai entre les voitures sur le parking jusqu’à ce que je sois arrivée au véhicule qui me permettrait de fuir. Je ne m’étais encore jamais assise à un volant de ma vie. Jusqu’alors j’avais seulement regardé comment on faisait pour conduire. Pendant un court moment, je me concentrai sur les différentes choses que je devais faire, et j’y allais. Le moteur rugit lorsque je mis en marche, mais je m’éloignais du parking vers la route, sur laquelle peu de voitures passaient à cette heure tardive. J’y étais arrivé. Je leur avais échappé. Je le pensais. Je l’espérais. Dans le rétroviseur, je n’apercevais pas encore de poursuivant. Une voiture m’arriva alors dessus. Elle fonça droit sur moi. Je voulus l’éviter, mais je n’entendis plus qu’un grand fracas. Puis je sombrai dans le noir. « Piotr », je veux aller voir « Piotr ». Ce sont les premiers mots dont je me souviens. Je ne sais pas combien de fois j’ai crié ces mots, mais personne ne semblait m’entendre jusqu’à ce que, à un moment donné, quelqu’un me prit par les épaules et me secoua avec force. Je revins à moi progressivement. J’ouvris les yeux. Où étais-je ? Que s’était-il passé ? Une femme habillée en blanc était debout près du lit où j’étais étendu et me parlait d’une voix douce. Je la regardais et elle me sourit gentiment. J’avais mal à la tête et vis que mes bras étaient écorchés. Les côtes me faisaient mal lorsque je respirais. Que s’était-il passé ? C’est seulement lentement que mes pensées revinrent. Je me souviens que je m’étais enfuie dans une voiture, je me souviens que j’avais jeté un coup d’œil dans le rétroviseur et que, devant, une auto s’étais jetée sur moi. Puis j’avais entendu un choc… Où suis-je ici ? Demandai-je d’une voix faible. « Est-ce ici le ciel ? » je n’avais pas d’autre explication. La femme habillée en blanc vint vers moi, me fis une piqure et je m’endormis. Une nouvelle journée avait dû commencer depuis déjà longtemps lorsque je me réveillai. Il faisait clair dehors et, de temps en temps, le soleil perçait derrière les nuages. Une femme que je ne connaissais pas était assise à côté de mon lit. « Comment allez-vous ? » me demanda t-elle, et je pus la comprendre. « Je m’appelle Helga Nowarre et je suis venue pour parler avec vous. Je voudrais savoir si je peux faire quelque chose pour vous si vous en avez besoin. » Je ne lui répondis pas. Je ne la connaissais pas. C’était peut être une des femmes de la maison d’où je m’étais enfuie. Bien qu’elle n’en avait pas l’air. Mais la peur m’empêchait de réfléchir clairement. Elle était certainement venue pour me récupérer. Ou, pire encore, elle était de la police, elle voudrait voir mes papiers, que je n’avais pas, et me jeter en prison. Non, je ne dirais rien. « Vous ne devez pas avoir peur », me dit-elle alors, « nous avons trouvé qui vous êtes. Vous avez eu un accident, et maintenant vous devez d’abord vous rétablir. Nous verrons ensuite. ». Je dus rester quelques jours à l’hôpital et Helga Nowarre vint chaque jour me voir. Et, chaque jour, elle me racontait des choses nouvelles. Tout d’abord, qu’elle travaillait dans une organisation. Cette organisation aidait des femmes qui se trouvaient dans la même situation que moi. Le propriétaire de la maison avait été arrêté, le conducteur de la voiture, avec laquelle j’étais rentrée en collision, n’avait eu que de légères blessures et il avait déjà quitté l’hôpital. Enfin, la police poursuivait son enquête. Je fus prise de panique lorsque j’entendis le mot « police ». Je me souviens à nouveau des mots que l’on m’avait dit tout à fait au début. Non, pas en prison, surtout pas ! Helga Nowarre avait apparemment remarqué que j’étais paniquée et s’efforça de me réconforter. « Il ne vous arrivera rien », dit-elle, « On ne fera rien si vous n’êtes pas d’accord.» Que voulait dire cette phrase ? Je ne la comprenais pas. Jamais depuis que j’étais en Allemagne, personne n’avait tenu compte de ce que je voulais faire. Mais Helga Nowarre parut prendre cela au sérieux. « Il y a deux possibilités pour vous, Natascha », me dit-elle d’une voix calme. « La première est que vous retourniez dans votre pays et dans votre famille. Vous pouvez le faire si vous le désirez. L’autre possibilité est un peu plus compliquée. Vous pouvez rester ici en Allemagne et vous exprimer en tant que témoin, lorsque l’homme pour lequel vous deviez travailler sera inculpé. Cela vous demandera certainement beaucoup de courage. Jusque là, nous nous occuperons de vous. » Je mis beaucoup de temps pour vraiment me décider. Au début, je savais seulement que j’étais les mains nues et qu’avant tout je ne pouvais revenir chez mes parents avec toute cette expérience. Comment pourrais-je leur expliquer ce qui s’était passé ? De plus j’avais peur, peur de rencontrer à nouveau Olga là-bas. C’est Olga, qui avait combiné toute l’affaire : cela m’était apparu clairement et assez vite. Là où il y a une Olga, il y a certainement une chaîne de complices qui chercheraient à nouveau à mettre la main sur moi et à me forcer à faire des choses que je ne voulais plus jamais faire. Un jour avant qu’on me laisse partir de l’hôpital, Helga Nowarre me rendit encore visite. Pour la première fois, j’étais contente de la voir, car j’avais compris qu’on me libérait. Le médecin me l’avait fait comprendre avec beaucoup de mots et encore plus de gestes. Mais où devais-je aller ? Helga Nowarre était mon salut. Elle avait un logis sûr pour moi, très loin d’ici, dans une maison où vivaient aussi d’autres femmes. Elle m’expliqua que je pourrais rester là et aussi longtemps que je serais à la disposition du tribunal en tant que témoin, cela jusqu’à ce que la procédure soit close. Elle me recommanda en plus de prendre des cours d’allemand. C’était de toute manière un bon conseil. Je crois, lorsqu’elle me dit cela, que je souris pour la première fois depuis tous ces mois. Le jour de ma sortie, je voulus me regarder dans la glace. Qui était cette forme qui me fixait dans le miroir ? Etait-ce bien moi ? Mon visage était complètement creux, mes fossettes ressortaient et mes yeux étaient enfoncés dans des trous sombres. Mon corps aussi était complètement amaigri. Ce n’était pas étonnant ! Car lorsque j’étais à l’hôpital, je ne pouvais pratiquement rien manger. Et lorsque j’avais quand même avalé quelque chose, je devais tout de suite courir aux toilettes pour vomir. Malgré les somnifères qu’on me donnait tous les soirs, je me réveillais chaque nuit baignée de sueur, dans des rêves effroyables. Je rêvais d’hommes qui se jetaient sur moi. Ces hommes qui ressemblaient à des bêtes sauvages. Lorsque je m’asseyais toute éveillée sur ce lit, il me fallait tout un temps pour comprendre que je n’étais plus sous leur férule. Helga Nowarre avait tenu parole. Elle vint me chercher à l’hôpital, m’emmena loin, loin de cette ville, loin de ces lieux où j’avais de si mauvais souvenirs. Elle me conduisit dans une maison, où j’habite encore aujourd’hui. Pendant la route, je pouvais regarder le paysage et cela me fit chaud au cœur. Bien sûr, je suis allée au cour d’allemand. Bien que cela m’ait coûté beaucoup d’être là avec des personnes que je ne connaissais pas. Je pensais qu’on saurait quelle était mon histoire, mon passé. Pour cette raison, je n’eus jamais de contact très étroit avec ces autres participants. Mais c’était bon pour moi d’apprendre la langue, car c’était et c’est aujourd’hui le seul moyen que j’avais de converser avec les autres femmes de la maison. Je me suis liée d’amitié avec quelques unes d’entre elles. A mesure que la date du premier débat au tribunal se rapprochait, mon inquiétude grandissait. J’avais à nouveau des problèmes pour m’alimenter et je ne pouvais pas dormir complètement pendant la nuit. Je pouvais en parler avec les collègues de la maison, mais cela ne m’aidait pas beaucoup, c’était normal, m’assuraient-elles, et je ne serais pas la seule femme à laquelle cela arrivait. La veille du premier débat, je me retirai dans une chambre avec un bloc et un crayon. Je restai longtemps assise en fixant le papier blanc. Je commençai alors à écrire pour me remémorer et je me remémorai pour pouvoir continuer à vivre. Finalement, me viennent à l’esprit quelques questions auxquelles je n’ai pas encore répondu. Serai-je expulsée vers mon pays, en Lituanie, lorsque le procès sera terminé ? Que se passe t-il avec mon fils, avec mes parents ? Quand puis-je les revoir ? Que deviendrai-je lorsque ce procès sera terminé, pourrai-je rester en Allemagne ? Où habiterai-je alors ? Aurai-je l’autorisation de travailler, me sera-t-il possible de le faire ? Et la question la plus importante : Pourrai-je à nouveau mener une vie qui ressemble à une vie normale ? J’ai sûrement besoin de l’aide d’Helga Nowarre et de son organisation, et aussi des autres femmes de la maison pour apprendre à nouveau à vivre. Demain, ce sera le jour où je ferai ce premier pas. Je vois comment mes genoux et mes mains tremblent, je vois comment l’angoisse monte en moi. Mais ce jour, je ferai ce premier pas. Naïve et crédule Katja Leonhardt Jana a grandi dans un petit village de Roumanie, elle a quatre frères et sœurs plus jeunes. Sa mère souffre de rhumatismes et, pour cette raison, elle ne peut travailler. Son père gagne juste ce qu’il faut comme ouvrier dans une usine pour assurer la survie de la famille. Jana a fini ses études à l’école, mais elle ne trouve pas de travail régulier. Une année après la fin de ses études, elle est tombée enceinte involontairement, si bien que son enfant vit au foyer de ses parents. De plus en plus, elle se sent, avec son enfant, comme un hôte superflu à la maison, mais en dehors de remplacements éventuels, elle ne trouve pas de travail. Par hasard elle fait la connaissance de Maria sur le marché de la semaine où elle effectue occasionnellement des remplacements. Maria, une femme dans la quarantaine, bien habillée. Elles conversent ensemble chaque semaine. Finalement Maria invite Jana à prendre un café. Maria lui parle de l’hôtel qu’elle possède en Allemagne avec son mari allemand. Elle lui dit qu’ils ont toujours besoin de personnel là-bas. Et elle offre à Jana d’y travailler pour six mois. La mère de Jana pourrait bien s’occuper de sa petite fille pendant que Jana passerait les mois d’été à l’étranger. Lorsque Peter, le fils de Maria se rendrait la prochaine fois en Allemagne, il pourrait l’emmener avec lui, il n’y aurait pas de frais de voyage. Jana pourrait laisser Peter accomplir les formalités pour obtenir une autorisation de travail. La semaine suivante Jana fait la connaissance de Peter. Il n’a que quelques années de plus qu’elle, il est beau, il lui parle de ses études d’économie et il est très charmant. Une semaine plus tard, elle part avec lui vers l’Ouest… C’est à cela ou à peu près que ressemble le début de l’aventure des victimes de la traite. Et souvent, ces victimes doivent se voir poser les questions : comment peux-tu tomber dans un tel traquenard ? Comment as-tu pu avaler une telle histoire ? Ces questions-là ne sont pas seulement posées par des personnes qui ne connaissent pas du tout le problème _ Des juristes, des policiers, des journalistes, et bien d’autres se posent les mêmes questions. Mais auraient-elles dû et pu vraiment mieux savoir ? Ont-elles vraiment pu entrevoir les risques ? Et, même si elles savaient qu’il y avait des risques, qu’est-ce qui les a conduites à se laisser entraîner dans cette aventure ? Si l’on veut comprendre comment des femmes et des jeunes filles décident d’immigrer, il faut savoir au départ ce qu’est la situation dans leur pays d’origine. Les pays d’où viennent ces victimes sont marqués par la pauvreté, par un chômage élevé, par le manque de perspective d’avenir, des moyens d’assistance sociale et sanitaire défectueux ou tout simplement inexistants. Même en déployant les plus grands efforts, on a souvent que peu de chance de se bâtir une existence. Et lorsqu’il n’existe aucune perspective, beaucoup de jeunes sont prêts à chercher une nouvelle vie dans d’autres pays plus riches. Dans ces circonstances, ils prêtent foi à des personnes dans des conditions qui nous paraissent peut être irréalistes. Ceci est en particulier le cas pour les pays de l’Europe centrale et orientale. Grâce aux processus de réformes entrepris après 1989, la situation économique et sociale s’est très fortement modifiée. Les individus grandissaient dans un système qui leur faisait miroiter une assistance de l’Etat. D’un seul coup, ils se retrouvaient dans une totale incertitude. C’était en particulier le cas pour les femmes, qui cumulent la responsabilité de leur famille paternelle et de leurs propres enfants. De plus, elles sont généralement plus fortement frappées par le chômage. Comme les systèmes sociaux et sanitaires sont débordés, toute maladie peut signifier la ruine ou la mort. Force est de constater que des parents ou des enfants peuvent souffrir de maladies qui pourraient être simplement soignées, mais qui ne le peuvent précisément pas dans leur pays. Il est facile de vérifier toutes ces raisons qui expliquent que des personnes soient prêtes à commencer une nouvelle vie à l’étranger. Toute seule, une jeune fille, une femme ne peut guère s’organiser pour cela, car il lui manque les informations, les contacts et les moyens financiers. Ceci explique qu’elles sont des proies faciles pour les recruteurs des réseaux de traite. Ces recruteurs et recruteuses ne correspondent pas à l’image du sale proxénète que l’on connaît, ils sont souvent gentils, charmants et inspirent confiance. Ils se présentent de telle manière que l’on ne peut guère soupçonner qu’ils aient de mauvaises intentions. Ils ont quelquefois une allure paternelle, ils manifestent une certaine sollicitude, ils sont serviables. Ils conduisent les jeunes filles et les femmes de l’école ou du travail jusqu’à la maison, ils réparent le robinet cassé. Quelquefois, ce sont des hommes jeunes, beaux, qui invitent les jeunes femmes au restaurant, les emmènent en discothèque. Ils sont charmants, font des compliments, et souvent les femmes tombent amoureuses. Souvent aussi, ils font connaissance avec les parents et les enfants. Et même si une femme ou une jeune fille ne tombait pas dans les mains d’un de ces hommes, ils inspireraient confiance à une femme. Dans quelques cas, ce sont aussi des femmes, souvent ellesmêmes d’anciennes victimes, qui ont une attitude maternelle envers ces candidates possibles. Quelquefois elles ne font qu’amener les jeunes femmes vers les délinquants, éventuellement, elles font directement la liaison. Elles racontent comment elles ont bien pu gagner leur vie à l’étranger et promettent argent et chance là-bas. Tous ces recruteurs et recruteuses donnent à ces femmes le sentiment qu’elles peuvent leur apporter quelque chose de vraiment utile et qu’elles ne leur veulent que tout le bien du monde. Elles trouveraient quelque chose qui les sortirait du lot et elles auraient mérité mieux que ce qu’il y a dans leur pays. Et qui n’entendrait pas volontiers des paroles comme celles la ? Qui ne nourrirait pas un espoir en l’écoutant ? Revenons maintenant à Jana et à sa situation. Jana a beaucoup de problèmes : sa mère est malade, ses frères et sœurs sont encore trop jeunes pour travailler, son père gagne peu, elle est elle même une mère seule, sans travail. Elle souffre de ne pouvoir contribuer que faiblement à l’entretien du foyer et de n’avoir que très peu de perspectives. Et c’est alors qu’elle rencontre Maria. Maria est bien habillée, elle est aimable, ouverte, et elle lui offre une chance. Ce qu’elle lui raconte sur l’hôtel en Allemagne lui semble plausible. Le salaire lui semble élevé en comparaison de la Roumanie, il semble réaliste pour l’Allemagne. Maria a montré à Jana des photos de leur hôtel, elle se tient devant l’entrée avec son mari, comme de fiers propriétaires. Maria semble bien se débrouiller en Allemagne, elle a même téléphoné à son mari alors que Jana était assise à coté d’elle. Bien sur, Jana a déjà entendu parler une fois de la traite. On avait même placé des affiches à ce sujet dans son ancienne école. Mais elle voyait les coupables comme de terrifiants criminels. Elle n’avait jamais entendu dire que des femmes pouvaient être mêlées à cela. Elle ne sait pas non plus beaucoup de choses sur l’Allemagne. Elle ne sait rien sur les statistiques de chômage dans ce pays, sur les autorisations de travail, sur les permis de séjour. Tout ce qu’elle sait, c’est que cela va mieux là bas. Maria le lui confirme, elle lui montre encore plus de photos et lui offre même un corsage qu’elle avait acheté à Munich. Le fils de Maria est gentil aussi et ne donne pas l’impression qu’il pourrait lui vouloir du mal. Il lui dit qu’il est étudiant, lui fait des compliments, et il gagne sa confiance jusqu’à ce qu’elle n’ait plus d’hésitation pour aller avec lui en Allemagne. Jusqu’à ce que, en fin de compte, elle atterrisse dans la prostitution. Elle ne parle pas la langue, elle ne connaît personne, elle a donné son passeport, et les délinquants savent où se trouvent sa famille et son enfant. Jana a toujours espéré trouver un avenir meilleur et elle était prête à travailler dur pour cela et à partir dans un pays étranger. Elle voulait soutenir sa famille avec l’argent qu’elle gagnerait. C’est pourquoi elle a accepté cette offre de travail, car elle croyait pouvoir faire confiance à cette intermédiaire. Mais elle n’a jamais su ce qu’elle allait découvrir. Jana n’est pas la seule qui ait cru à une telle histoire. Beaucoup d’autres, comme elle, ont fait confiance aux mauvaises personnes. Cette erreur de jugement n’est pas due à la naïveté où à la crédulité de ces jeunes filles et de ces femmes, mais à leur désespoir et à leur manque d’information dans leur pays d’origine. Maria – en fait, elle n’existe pas Inge Bell Maria n’existe même pas. Elle ne doit pas exister. Et pourtant elle vit quelque part en Allemagne, c’est une petite fille anonyme, modeste, qui a une petite sœur, une jolie princesse qui va à l’école de danse et parle déjà allemand avec une pointe de dialecte charmante. Maria est moldave. Elle était la compagne de sexe des soldats allemands de la Kfor en mission. Esclave du sexe. De la viande fraîche dans un bordel, près du casernement allemand de Tetovo en Macédoine. Le Gitan du bordel, un Macédonien, avait acheté Maria avec quelques autres femmes et des jeunes filles mineures à un souteneur serbe ami pour son club, un club avec des chambres. Des chambres avec, par derrière, des portes grillagées, des filles verrouillées de l’extérieur, affamées, afin qu’elles ne se rebellent pas. Leurs clients attitrés : les soldats allemands de la Kfor, qui venaient passer leurs quelques heures de sortie par semaine ici, à la recherche de chaleur humaine et de sexe. Cependant Maria ne doit pas exister. Car les soldats allemands qui sont en mission de paix dans les Balkans ne vont pas au bordel et sûrement pas dans ceux où des femmes et des mineurs sont traitées comme des esclaves et forcées de se prostituer. C’est ce que répètent comme un moulin à prière le Ministère de la Défense dans les directives écrites du haut commandement de la Bundeswehr. Ils répètent la même chose depuis fin 2000 jusqu’à aujourd’hui. Maria est l’une des dizaines de milliers de prostituées forcées des Balkans, mais l’une des rares qui a eu la possibilité de témoigner contre son souteneur et, ainsi, retrouver sa liberté. En Allemagne, le cas de Maria – son esclavage et ses exploiteurs – les soldats allemands qui sont ses clients, ont fait l’objet d’un rapport officiel par deux avocats de la RFA. Son histoire a l’air extraordinaire, mais c’est cependant un classique du triste carrousel de l’exploitation humaine et de la prostitution forcée. Seulement, le happy end en Allemagne est tout à fait une exception. Une exception dans la série. Maria avait une vingtaine d’année quand son ménage sombra du fait de l’ivrognerie de son mari. En Moldavie, un des pays européens les plus pauvres et sans espoir, elle gagnait seulement dix dollars US par mois comme professeur de musique diplômé, trop peu pour entretenir ses parents, sa petite sœur de trois ans et elle même. Comme tant d’autres Moldaves qui veulent tenter leur chance à l’étranger, elle s’inscrivit dans une agence et reçut un contrat de travail falsifié comme serveuse en Italie, avec un visa pour la Hongrie. Là-bas, comme convenu, elle recevrait un visa de travail pour l’Italie. Quelle femme qui vient d’Europe de l’Est peut savoir comment marche la bureaucratie dans l’Ouest doré? Elle confia son enfant à la garde de la grand-mère et partit avec le supposé contrat en poche. Le voyage se termina en cauchemar. Derrière la frontière hongroise attendait déjà la mafia serbe. Avec une autre femme, Ana, de Roumanie, elle est trainée dans la nuit et le brouillard, elle est battue en traversant la forêt, violée, transportée sur le Danube sur un bateau prenant l’eau, et amenée à pied, illégalement, dans la maison d’un trafiquant qui a déjà parqué ici des douzaines d’autres femmes et fillettes. Un point de rassemblement, c’est là que se tient le marché de la viande, le marché aux esclaves modernes. Les souteneurs de tous les Balkans s’y rassemblaient, échantillonnaient la marchandise fraîchement arrivée. Des femmes et des mineurs de toute l’Europe de l’Est, qui doivent s’exposer en rang, en sous-vêtements. Les femmes avec des cicatrices de césarienne ou d’appendicite ont moins de valeur sur le marché, comme, aux yeux marchands d’esclaves, les filles « laides » – les minces, les blondes, celles qui sont jolies coûtent plus cher. Mais aucune plus de 4000 DM. Maria et Ana furent vendues au patron du bordel de Tetovo, un Macédonien. Elles eurent au moins dans leur grand malheur la chance que ce ne fût pas un Albanais car, comme elles l’apprirent d’autres compagnes d’infortune qui avaient déjà été revendues, ils sont si brutaux et imprévisibles envers les jeunes femmes qu’on se demande « s’ils n’ont jamais été nés d’une mère ». Le souteneur macédonien, Petar, emmena les deux femmes à Tetovo dans son bordel. Là attendait la maquerelle, Vera, qui allait briser totalement la résistance des nouvelles venues : pas de nourriture, pas de café, pas de cigarettes. Les habitués aux négligés noirs et aux strings invisibles, avec lesquels vous dansez, et vous devez allumer les jeunes. Ah oui, vous devez aussi travailler pour l’argent des fringues, également pour pouvoir acheter le savon et le shampoing et les fards et la nourriture et tout ce dont vous pouvez avoir besoin. Je veux vous voir rire. Et souffrir, comme vous êtes arrivées ici. Nous apprenons tout. Maria et Ana devaient s’en douter, il n’y a absolument rien à manger. Maria, une jeune femme épanouie, légèrement baroque, maigrit en l’espace des cinq mois où elle fut forcée de se prostituer, jusqu’à devenir un squelette aux os saillants. Une autre habitante du bordel, une Ukrainienne, perdit la raison. Elle fut revendue plusieurs fois pendant des années. Lorsque je la rencontrai dans le bordel, elle regardait fixement la télé de façon apathique, se dodelinait en avant et arrière et se mettait parfois à crier de manière hystérique. «Tchernobyl», c’est ainsi qu’elle fut surnommée par la mère maquerelle Vera. « Là, le houblon et le malt sont perdus ! » Même en employant la force, on n’arrivait à rien, il fallait rapidement s’en débarrasser, car elle n’était plus rentable. Les femmes ne savaient même pas exactement où elles avaient été détenues. Elles étaient enfermées. Le bordel était entouré d’une clôture plus haute qu’un homme. Aux fenêtres, des grilles solides, dans la cour, un berger allemand dangereux. Le soir, venait la Kfor allemande. Les chauffeurs de taxi locaux les amenaient directement depuis la caserne et les conduisaient dans les bordels des environs. En Macédoine, la prostitution était illégale, mais depuis que les troupes de la paix internationales – des milliers de soldats – sécurisent le Kosovo attenant, l’industrie du bordel est florissante. La lourde porte d’acier de la cour du bordel ne s’ouvrait pas seulement pour les chauffeurs de taxi locaux avec les jeunes Allemands en civil, mais aussi pour les voitures tout-terrain des ressortissants allemands qui entraient directement au garage en uniforme, juste après la fin de leur service. Ils passaient tout droit par un couloir jusqu’ à la maison d’en haut qui était le bordel. Là attendait déjà la mère maquerelle, Vera, et la troupe de femmes et de jeunes filles mineures à moitié nues, qui devaient adoucir les deux ou trois heures de liberté des soldats de la Kfor. Bien que l’on sache que la prostitution était illégale, les visites au bordel étaient un secret de polichinelle dans la troupe. Le contingent allemand changeait tous les six mois, de nouveaux jeunes arrivaient d’Allemagne, mais on se transmettait les adresses en question. Ainsi, pour les bordels de Petar, qui étaient recommandés comme particulièrement hygiéniques. D’abord il y avait du strip-tease, ensuite le sexe dans les chambres grillagées. Les soldats payaient cent marks à la mère maquerelle et au patron du bordel, Petar, pour une heure avec une fille. Les femmes ne voyaient jamais d’argent, on leur retirait même les pourboires ; où auraient-elles bien pu les cacher, tout était contrôlé par Petar, le patron du bordel, et Vera, la mère maquerelle. Maria et Ana prirent leur service auprès des troupes allemandes du début de l’été jusqu’ à Noël 2000. Maria se souvient : « les souteneurs locaux étaient brutaux, mais les soldats allemands étaient OK. Ils ne te frappent pas, ils sont corrects. Chaque jour un à deux soldats ou deux ou trois. Ils étaient étroitement contrôlés. S’ils étaient attrapés, ils étaient punis. » Maria et Ana demandaient toujours de l’aide aux soldats, elles leur expliquaient avec leur faible connaissance de l’allemand et, avec les mains et les pieds, qu’elles étaient enfermées ici, montraient les grilles aux fenêtres. Bien qu’elles fussent menacées d’être battues si on avait appris quelque chose à l’extérieur. Maria : « le soldat a demandé, est ce que tu as déjà fait ça avant ? J’ai dit non et j’ai raconté depuis le début comment ça s’était passé, comment j’avais été kidnappée, vendue et amenée de force ici. Il était tout à fait stupéfait et disait : « ça, c’est incroyable, mais comment ont-ils pu faire ça ! » Pas un soldat ne m’a aidée. Il n’y a eu aucun cafardage auprès du souteneur ou de la mère maquerelle, les appels à l’aide étaient simplement ignorés, et les deux femmes n’étaient tout bonnement pas prises au sérieux. Ana, qui souffre toujours de cauchemars, n’arrive encore pas à saisir : j’ai dit expressement : « au secours! Aidez- moi! ». On devrait pourtant comprendre! Quand enfin Petar laissa partir Ana et Maria parce que, après un semestre, on devait trouver à nouveau de la viande fraîche et parce que les deux femmes lui serinaient sans cesse qu’elles devaient rentrer à la maison pour leurs enfants et pour fêter Noël avec eux, elles s’en allèrent les mains vides, en sandalettes d’été, celles avec lesquelles elles étaient venues. Ana fut emmenée à l’Ambassade de Roumanie à Skopje par le meilleur ami de Petar, un policier. Les réseaux corrompus des Balkans fonctionnent parfaitement. L’Ambassade la remit à l’organisation de secours IOM (Organisation Internationale pour les Migrations). Que les soldats de la Kfor en mission de paix aillent voir des prostituées, on le sait ici depuis longtemps, parce qu’on a affaire tous les jours aux victimes de la mafia de la traite. Ana fut raccompagnée en Roumanie par IOM et se maria avec un soldat allemand de la Kfor, avec lequel, aujourd’hui, elle vit quelque part en Allemagne. Maria aussi vint en Allemagne et vit avec sa petite sœur sous la protection de la SOLWOD, l’organisation qui secoure les femmes qui avaient été forcées de se prostituer. Maria, longtemps tourmentée, a finalement décidé de déposer contre ses souteneurs allemands. Son cas fut passé à la loupe des années durant par deux juridictions des Länder : Dresde et Lübeck. On put poursuivre leurs deux clients habituels allemands. Les autres clients allemands leur donnaient soit des prénoms, soit des noms qui n’étaient même pas indentifiables, parce que Maria ne se souvenait que de leurs prénoms. Ils avaient enlevé les badges qu’ils avaient sur leurs uniformes en entrant au bordel. « La déposition du témoin doit être considérée comme tout a fait crédible » dit le procureur général de Dresde, Andreas Feron. Maria décrivait avec beaucoup de détails son enlèvement, le bordel, ses clients allemands. Il n’y avait aucun doute pour les deux juridictions des Länder que Maria avait été victime de la forme de traite la plus grave. De même, le comportement des soldats – ainsi qu’il était écrit dans les rapports officiels – ne pourrait être admis pour des raisons sociales et éthiques. Car un soldat est – selon le procureur général Feron – la petite pierre d’une mosaïque dans un espace où des êtres sont exploités avec une grave brutalité. Aujourd’hui encore, le Ministère de la Défense conteste que des soldats en mission de paix fréquentaient des bordels. « Les directives militaires et les impératifs de sécurité interdisent que l’on se rende dans de semblables établissements pendant le service en dehors du champs de bataille. Seules des missions de service sont conduites en groupe et en uniforme ». Cependant, d’après les communiqués des procureurs, des soldats allemands de la Kfor sont effectivement allés au bordel en groupe. Extrait des procès-verbaux des soldats : « je fus donc convié par d’autres soldats de mon unité à me rendre en voiture pendant notre temps libre dans un club en dehors de Tetovo… Mes copains avaient déjà leurs femmes qu’ils avaient connues lors de visites précédentes. Par mes copains, je savais qu’une heure avec une femme coûtait 100 DM. Cela incluait un rapport sexuel avec un préservatif et une fellation. J’avais emporté deux bouteilles de bière dans la chambre. Ensemble nous sommes allés nous doucher. Puis nous sommes revenus dans la chambre et elle s’est approchée avec sa main sur ma verge, et elle m’a masturbé. Comme ça je fus excité et cela alla jusqu’au rapport sexuel complet.» Sexe derrière les barreaux. Derrière ces barreaux, que le soldat ne veut pas avoir vu. « Je n’ai rien aperçu. Je ne peux pas vous dire s’il y avait des barreaux aux fenêtres. Je n’y ai pas fait attention. Elle ne m’a jamais fait comprendre qu’elle ne voulait pas de rapport sexuel avec moi. Elle aurait pu le faire comprendre soit par gestes, soit en paroles.» Les deux juridictions durent suspendre l’instruction contre les soldats de la Kfor. On n’a pas pu effectivement démontrer ce qui se passait derrière la porte fermée, si l’on pouvait réellement reprocher aux soldats des actes de violence ou une contribution à un grave trafic humain. Car il eut fallu que les soldats puissent « admettre positivement », comme cela s’appelle en allemand juridique, que Maria ne séjournait pas volontairement dans le bordel et qu’elle était contrainte de se livrer à des rapports sexuels. Maria : « bien sûr qu’ils l’ont remarqué. Les soldats avaient peur d’être découverts, qu’ils se fassent attraper par une descente de police. Aussi, quand ils sont entrés, ils ont tout de suite regardé – « Où pourrai-je fuir ? Pourrai-je sauter par la fenêtre ? » Ils sont allés vers la fenêtre et ils ont poussé les rideaux et oh ! Il y avait des barreaux, ils ont alors demandé – « Qu’est ce que c’est que ça ? » Nous étions enfermées, et ensuite, j’ai commencé à leur raconter, je leur ai montré sur une carte où nous avions été attrapées, vendues et revendues. » Entretemps on prit parti et on exigea que les souteneurs soient inculpés pour trafic humain et pour traite. La députée Ute Granold donna très vite le coup d’envoi. De même la Ministre de la Justice de Bavière, Beate Merk, se prononça fermement pour une inculpation. Le SPD et les Verts tirèrent la même conclusion en commission. Celui qui ne veut pas réfléchir et reconnaître qu’il a affaire à des prostituées forcées doit désormais être considéré comme coupable. Cela mettait les soldats de la Kfor sur un pied d’égalité avec les souteneurs. Ute Granold : « c’est une sorte de double moralité, nos soldats allemands ne vont pas au bordel, les étrangers y vont tous, les Allemands non. Je ne peux imaginer que les soldats allemands ne vont pas au bordel. Que chacun tire sa conclusion. Mais si un soldat allemand sait qu’une femme est forcée de se livrer à la prostitution, qu’elle doit endurer, chaque jour du matin au soir des rapports avec une multitude d’hommes, si nos soldats allemands savent cela, s’ils voient cette souffrance et pourtant s’ils reviennent sans cesse, alors les faits sont clairs. Je dois dire alors qu’il n’y a pas de différence, qu’il s’agisse d’un soldat allemand ou d’un mari allemand ou qui que ce soit, cela les concerne tous.» Le fait de déclencher l’inculpation du souteneur aurait au moins un aspect symbolique, même si – comme dans le cas de Maria – il était toujours difficile de prouver ce qui se passait derrière les portes fermées, si c’est parole contre parole, et si le souteneur peut toujours s’en sortir avec le refrain : « je n’ai rien remarqué et la femme n’a rien dit. » Les troupes de la paix dans les Balkans et la prostitution forcée – un chapitre sans gloire de la mission de paix – sont un sujet tabou, qu’on écarte et qu’on évite toujours. Vous devez faire venir des soldats de l’ONU et de l’OTAN, de toutes couleurs et nationalités, pour démocratiser et pour stabiliser des régions en crise, mais pas pour construire une industrie florissante de bordels et de traite. C’est pourtant exactement ce que font ces institutions sous la pression et sûrement pas intentionnellement – au moins dans la grande majorité des cas. L’organisation des droits de l’homme, Amnesty International, accuse dans son dernier rapport sur le trafic des être humains au Kosovo (mai 2004) : les ressortissants des troupes de paix internationales et de l’administration internationale sont ceux qui ont, par leur demande et leurs moyens financiers, favorisé la traite dans les Balkans et ont considérablement contribué à son développement. Imke Dierssen, de l’AI : « les soldats allemands le font aussi, et l’OTAN et les Nations Unies sont invités à traduire en justice les membres de leurs propres organisations. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé avant et ce qui se passe maintenant ». Bien que des organisations non gouvernementales et régionales, pas seulement dans les Balkans, aient toujours attiré conjointement l’attention sur ce point : les soldats font non seulement partie des clients des femmes et des enfants prostitués de force, mais souvent, ils prennent une part active au trafic des êtres humains – aucun n’est obligé de rendre des comptes – Peut-être ne veut-on pas lutter sérieusement contre la prostitution forcée. Comme une ancienne collaboratrice de l’UNMIK pour « gender issues » (questions de sexe) le fit remarquer sarcastiquement : « il faut bien que les jeunes, avec leur pump guns (fusils à pompe) puissent se détendre. » Et une ancienne porte-parole de la police UNMIK : « ils sont dans leur plus bel âge, pleins de jeunesse et de testostérone et n’ont rien à faire de toute la journée. Alors, ils vont dans des boîtes avec des prostituées forcées et courent des risques éthiques et moraux ». Probablement le commandement de l’armée ne veut pas le savoir, car comment peut-on vendre cette réalité aux amies, aux fiancées et aux compagnes que les soldats en mission ont aussi des relations sexuelles… ? Dans cette double moralité, on oublie sans doute combien il y a de petits diables d’enfants à la maison. La réalité, c’est cela : même la Bundeswehr ferme les yeux, obstinément. « Nous n’avons aucunement connaissance de visites de soldats allemands en opération dans les bordels, les bars…etc. » Aucune connaissance ? Peut-être devrait-on, au Ministère de la Défense, consulter la liste ainsi dénommée « UNMIK – off limits », liste officielle et constamment actualisée des night clubs au Kosovo, où les employés des Nations Unies et les soldats de la Kfor ne doivent pas entrer. Car, là bas, on suppose que des femmes et des filles mineures sont contraintes de se prostituer. Plus de 220 établissements sont recensés sur des douzaines de pages, plus de 60 d’entre eux se trouvent autour de Prizren, là où est stationnée la Kfor allemande. Un sondage dans le night-club « Skendenberg » révèle : le portier parle ouvertement des clients qui s’amusaient ici jusqu’au soulèvement des Albanais en mars. Il y en avait beaucoup qui parlaient allemand, soldats allemands et suisses, et ensuite on trouvait toutes les nationalités possibles. Aucun problème pour trouver une fille. Pour une heure, 30€, 125€ pour toute la nuit. « Même quand le calme régnait, parce que les jeunes soldats étaient interdits de sortie à cause des soulèvements, – le portier est affirmatif – les jeunes revenaient. » En fait, l’armée allemande réfléchit à un assouplissement des interdictions de sortie. Les autorités militaires demandent depuis longtemps une limitation du temps d’engagement dans les Balkans et des calendriers plus favorables aux familles. Mais, pour le commandement de la Bundeswehr, on n’est pas dans un monde malsain. C’est ainsi que ce qui ne peut pas être, ne doit pas être : son arme suffit au soldat allemand. Car le Ministère Fédéral de la Défense n’a aucunement connaissance de ce que des soldats allemands en mission de pacification se rendent dans des établissements où des femmes et des filles sont contraintes à se prostituer et sont victimes de la traite ». C’est pourquoi des femmes comme Ana et Maria, ça n’existe pas vraiment. Pattaya – Paradis des hommes, vu par des femmes Cornelia Filter « L’année dernière 150 touristes ont été assassinés à Pattaya » ai-je lu dans un guide de voyage. « Des souteneurs ont menacé une équipe de télévision! La photographe, Bettina Flintner, ricane « as-tu froid au pied ?» Nous sommes assis dans l’Intercity de Cologne à Amsterdam. De là, nous devons aller en avion à Bangkok et poursuivre en bus jusqu’à Pattaya : jadis un village de pêcheurs endormi, aujourd’hui un lieu de tourisme sexuel. Là-bas nous voulons nous présenter comme vacancières avec des CV arrangés, à moitié vrais. Quand on ment il faut le faire le plus honnêtement possible. Cela paraît convaincant et réduit le danger de s’embourber dans des contradictions. – « Est-ce que tu n’étais pas dans l’enseignement ? » demande Bettina. – « Oui, mais je me suis arrêté peu avant le deuxième examen d’Etat.» – « Cela ne fait rien. Tu es professeur et je suis étudiante en photographie. » – « Professeur, ça ne va pas. Ce n’est pas une période de vacances. » – « Bon, alors tu travailles dans la formation pour adultes. » Le train s’arrête à Duisburg. Nous nous sommes mis d’accord : nos amoureux nous offrent la semaine en Thaïlande en compensation des régates qu’ils s’accordent un week-end sur deux en été. Le dessus la porte s’ouvre. Trois hommes entre 40 et 50 ans entrent dans le compartiment avec des valises, des sacs en plastique et des bouteilles de bière. On ne peut manquer de voir où ils vont d’après les étiquettes des valises : Pattaya. Nous sommes prises dans un mélange d’ivresse et de plaisanteries sales. Cependant, les trois qui partagent fraternellement leur bière avec nous, boivent modérément, sans dire d’obscénités. Après la première bouteille, nous en sommes au tutoiement avec Siggi, Günter et Walter. D’une certaine manière ils me plaisent, je l’avoue. J’ai toujours eu un faible pour les mineurs de la Ruhr. Walter me plait spécialement : un homme replet avec des joues rondes et des yeux doux derrière d’épais verres de lunettes. A la deuxième bouteille Bettina le surnomme Petit Hamster, ce qu’il ne prend pas mal. A la troisième bouteille les deux « Duisberger » racontent qu’ils vont pour la huitième fois à Pattaya. Là ils se sentent comme chez eux. Enfin au but après 24 heures et un arrêt à Dubaï, car un vol charter est encore meilleur marché avec un détour. A Pattaya, le soleil se couche, c’est le moment de dîner. De grands hommes blancs avec de petites femmes thaïs à leurs bras surgissent du portail de « the Cottage », dans la «Secondroad». Bettina et moi sommes très enthousiastes et nous donnons des bourrades. Nous avons fait le bon choix. « Pas indiqué pour les familles » était-t-il marqué dans le catalogue. Et réellement il s’agit de ce qu’on appelle un hôtel de passe. Les « Duisberger » s’étonnent que nous soyons précisément venues dans cette « maison ». Il nous emmènent en taxi comme des chevaliers de l’ancienne école, depuis l’arrêt de bus jusqu'à notre hébergement. Nous jouons l’innocence. Le texte du catalogue nous aurait tellement plus. « Un bungalow dans un jardin tropical avec deux piscines. Et ceci pour un prix ! » La chambre avec bain, réfrigérateur, téléphone et climatisation coûte 450 bahts pour une personne, alors que beaucoup de gens dorment dans un lit double : 450 bahts représentent 30 marks. Qu’est ce que cela a à voir avec un hôtel de passe ? Le hall de l’hôtel est ouvert de trois cotés. Un toit qui repose sur des colonnes. Et encore comme à l’époque coloniale : des ventilateurs qui vrombissent, de somptueuses plantes vertes, des poissons exotiques dans des fontaines clapotantes, des verres étincelants dans un bar en bois exotique et du personnel souriant inlassablement. Seule la dame de l’accueil nous réserve un regard froid. Elle aurait préféré nous renvoyer, car nous ne sommes pas des hommes. Mais nous avons réservé par fax pour B. Fletner et C. Filter. Je pose la confirmation sur le comptoir à côté d’une pancarte en anglais qui ordonne : « les femmes, qui passent la nuit dans des chambres de clients, doivent impérativement présenter leur carte d’identité.» Notre bungalow, un des quarante, se trouve dans la partie du fond la plus calme du jardin tropical, directement au bord d’une piscine. Avant d’aller nous coucher nous prenons sur notre terrasse une boisson pour dormir. Cela a bien mieux marché que ce que nous pensions. Nous sommes nichées dans la gueule du lion, tout simplement. L’eau de la piscine reflète la lumière de la lune. Des grenouilles coassent, des grillons chantent, les hibiscus exhalent un doux parfum. Ici on peut tout oublier : le temps humide et froid en Allemagne, les disputes au bureau, la maladie, l’âge, les soucis journaliers, les copines et les épouses. Le lendemain matin, au petit déjeuner, nous nous étonnons : aucun spécimen d’homme qui ne soit représenté. Le professeur ressemble à Walter Jens et tient une conférence à une prostituée, bien qu’elle ne parle ni allemand ni anglais, tandis qu’il prend son café au lait. « Le crapaud » se glisse seul partout et ouvre de grands yeux, c’est probablement un voyeur. Les Australiens, un professeur et trois étudiants en « expédition éthologique », comme nous l’apprenons plus tard, renvoient leurs « femmes en location », qu’ils ont ramassées pour une seule nuit dans un bar à bière, sans petit déjeuner. « Le petit grand-père » porte un short bleu clair avec un pli au fer à repasser et des chaussettes brun clair dans des sandales brun foncé. Il se laisse découper par une thaïlandaise son toast de confiture en petites bouchées. Le « Beau » lit Max en prenant son petit déjeuner et pourrait être homo, mais a une femme thaïlandaise à côté de lui. A la table voisine, un Italien picore sans plaisir dans son œuf brouillé et demande à sa compagne, qui mange une soupe de riz : – « have you been in Italy ? » – « No » – « Have you been in Germany? » – « No » – « Have you been in Europe? » – « No» Le matin suivant, elle sera assise à nouveau près de lui, mais il ne va plus rien lui demander. Comment devrons-nous flatter les touristes du sexe, pour pouvoir les sonder ? Toute la journée ils sont étendus autour des piscines en cliques séparées selon leur nationalité, boivent des bières Singha ou des whiskies Mékong et nous regardent d’un œil hostile si nous approchons. Seules les Thaïlandaises nous sourient amicalement à la dérobée. Les hommes ne s’en aperçoivent pas. Ceuxci n’ont d’estime que pour les femmes qui leur apportent des boissons, les enduisent de crèmes solaires, leur liment les ongles de pied, sans un seul regard. A 19 heures nous avons rendez-vous au bar dans le hall de l’hôtel avec nos copains de la Ruhr. – « Ils nous ont plaqués » dis-je à sept heures et quart. Bettina rétorque – « tu radotes, ce sont des cavaliers » – « Sont-ils bien des touristes du sexe ? Peut être qu’ils sont simplement en vacance ». Cet espoir germe en moi. Bettina en doute. Ils veulent s’acheter des femmes ici ? Et quoi d’autre ? A huit heures moins vingt ils apparaissent enfin, sortis tout frais de la douche, parfumés à l’after shave. Siggi est seul, Walter notre petit hamster a amené une Thaïlandaise d’âge mur et Günter une jeunette, qui a l’air d’une enfant. Je suis déçue. Pourtant je me retiens, commande courageusement une tournée de whisky Mékong, lève mon verre et hurle, afin que tout le hall de l’hôtel l’entende : « Eclusez, adieu la merde! » le toast que j’ai appris dans mon bar, chez moi à Bielefeld, ce que les Duisburg savent apprécier. Ils se rattrapent en m’expliquant ce que sont les préservatifs : des tubes réfrigérants pour bouteilles de bière. On n’en utilise pas d’autres ici. Nous rions à gorge déployée. L’ambiance s’échauffe, même dans le hall de l’hôtel. La méfiance disparaît. Avec des filles allemandes on doit pouvoir aller jusqu’à voler des chevaux… Nous proposons à nos Duisberger de dîner ensemble et ensuite de faire la nouba. Il est clair, si cela ne nous dérange pas, que les deux prostituées nous accompagneront. Je déclare « pas de problème ». « Nous sommes tolérantes ». Ce que des adultes veulent faire ensemble, ils peuvent le faire. Mais s’il s’agit d’enfants, là on arrête la rigolade. Applaudissements d’approbation au bar. Murmure d’assentiments dans le hall. Apparemment, il ne vient à l’esprit à aucun des amis des enfants qu’il y en a un assis au milieu de nous : l’accompagnatrice de Günter. Pendant le repas, elle nous prend les mains discrètement sous la table et les serre avec des doigts glacés. Toute la soirée elle se rapproche de nous. Est ce qu‘elle veut que nous la prenions dans nos bras et l’éloignons d’ici ? N’importe où, loin de ce Günter de Duisburg, qui est au minimum de 30 ans plus vieux qu’elle, deux fois plus grand et trois fois plus lourd. La petite s‘appelle Taek et doit avoir 16 ans. Elle vient du Nord, de la campagne, nous raconte Kaet, la location de Walter, qui parle couramment allemand : « elle est toute fraiche ». Kaet a 43 ans et ce sont déjà ses troisièmes vacances avec notre petit hamster. Elle passe trois semaines avec lui dans sa chambre, lui organise tout et il n’a besoin de se préoccuper de rien. Kaet fait signe au taxi et négocie un rabais. Elle choisit le restaurant, elle commande, elle remplit son verre. Elle lui coupe son poisson. Avant et après le repas, elle lui lave les mains et le visage avec une serviette humide. A la fin elle paie avec le portefeuille de Walter. Elle s’occupe aussi de ses amis, affectueusement. Elle a procuré la petite Taek à Günter. Qu’est ce qu’un homme peut souhaiter de plus ? 5000 des 60000 habitants de Pattaya sont des prostituées. Le « bordel de l’Occident » est ouvert en permanence et il s’étale partout : devant les cafés, à des comptoirs en plein air, dans des bars à bière et des Go-Go bars, dans les night clubs et les salons de massage, les boutiques à sandwichs et les restaurants, les maisons de passe et les hôtels de luxe, dans la rue et à la plage. Toute la ville n’est qu’un bordel pour un million de touristes sexuels par an ! Le Centre Sabailand où nous allons pour manger ressemble à une tente de kermesse. En fait il n’est pas géré par un hôte mais par plusieurs. Il y a environ 30 comptoirs carrés, chacun avec un bar avec, à chaque fois quatre à cinq femmes disponibles : jeunes ou vieilles, timides ou prétentieuses, séduisantes ou insignifiantes, simples ou attifées – tout à fait comme à la maison. Entre les comptoirs, des enfants tourniquotent jusqu’à très tôt le matin et vendent des chewinggums et des briquets. Une mendiante sans bras fait le tour. Un mendiant sans pied passe sur une planche à roulettes devant les tabourets des bars. Des photographes avec des clichés instantanés, des vendeurs de fleurs, de cigarettes, de souvenir. Il y a toujours quelqu’un quelque part qui essaie d’attirer notre attention. Même des prostituées relancent Bettina et moi. Début du mois de Mars, la saison se termine : manque de soupirant à Pattaya. Les prostituées doivent gagner de l’argent. Peu importe comment et avec qui. Pourtant, nous le remarquons nettement, plus d’une préférait une clientèle féminine. Je reste accrochée à Siggi au Sabailand. Il me raconte sa vie. A 16 ans il s’est marié « avec une femme qu’il avait déjà connue en faisant des châteaux de sable ». « J’ai fait un travail dur et elle a fait des études. » se lamente t-il. Il a divorcé il y a dix ans et depuis huit ans il vient à Pattaya. Pour la première fois depuis son divorce, Siggi a une amie permanente. Avant son départ de Duisburg, il lui a promis qu’exceptionnellement il ne s’achèterait pas de femme pendant les vacances. Il tient parole. A la fin, il me demande si je veux passer la nuit avec lui car je lui est « si sympathique » ? Deux jours plus tard, Bettina me réveille tôt le matin. Elle veut aller à la plage pour y faire des photos. Je lui dis OK et me rendors. Lorsque je sors de mon bungalow, peu après onze heures, « papa » se dore au soleil près de la piscine. Je le nomme ainsi secrètement, car il me rappelle mon doux père. Papa se réjouit de me voir. Il me dit qu’il s’ennuie pendant que la Thaïlandaise, qu’il a louée pour trois semaines comme la voiture stationnée devant le portail de l’hôtel, lui coupe les ongles des pieds. – « Pussy ne parle pas allemand » – « Pussy ? » – « Toutes les femmes s ‘appellent comme ça ici. » Papa, 60 ans et trois fois grand-père, vient pour la dixième fois à Pattaya. Il ne parle pas anglais et pas du tout thaï. Il possède seulement des morceaux de ce code particulier, avec lequel les touristes du sexe de tous les pays des seigneurs se comprennent avec les femmes indigènes. Un type genre musclé, 30 ans bien passés, dont je n’ai pas encore fait la connaissance (gérant de studio de bodybuilding, me racontera Papa un peu plus tard), vient vers la piscine pour prendre congé car il part ce soir. – « Elle a déjà fait les bagages ? » demande Papa. – «Tu es fou. Je ne laisse pas une fille comme ça toucher à mes draps en soie.» Le musclé les a fait fabriquer ici par une couturière pour l’équivalent de 200 Marks. Il préfère ranger lui même quelque chose d’aussi précieux. – « James par ici, James par là » – « James ? Qu’est ce qu’il veut dire avec ça. » – « Tous les domestiques s’appellent comme ça» – – « Domestique ? Pouvez-vous m’expliquer plus précisément. » « Au secours, tu n’en as aucune idée ! » – « C’est la première fois qu’elle vient à Pattaya» Papa prend mon parti : – « Une touriste un peu novice. C’est pourquoi je l’ai prise sous mon aile» A cette marque de confiance, le musclé saisit l’occasion pour s’asseoir auprès de moi au bord de la piscine et m’explique que sa « Pussy » est son « James ». Pour 20 Marks par jour, il l’a engagé pour la gaudriole. Dans le prix est inclus le nettoyage de la chambre. « Mais ça, c’est fait par le personnel de l’hôtel. » Le musclé s’amuse délicieusement de ma naïveté. – «Cela m’est fondamentalement égal. Quand la femme de ménage a fini, j’envoie mon James avec un chiffon par derrière. » Willi vient en ramant au bord du bassin, pour me saluer. Pour nager, il porte un T-shirt « Coup de soleil ! Vous comprenez ? » Le Bavarois a la peau blanche, et à l’air d’un jeune homme à 38 ans : en fait c’est un retraité précoce. Nous ne savons pas pourquoi, bien qu’il nous confie tout, depuis qu’un soir il y a deux jours – il nous semble qu’il y a déjà deux ans – nous nous sommes affichées comme des jeunes filles tolérantes avec nos jeunes gens de Duisburg dans le hall de l’hôtel. Willi nous suit comme notre ombre, alors qu’une ravissante Thaïlandaise le suit comme son ombre. « Je méprise les hommes de l’hôtel qui s’en achètent une chaque nuit. » nous a avoué Willi hier. Cela serait de la « pure prostitution » Il reste trois semaines fidèle à sa « Viech » et peut-être même plus longtemps, nous a t-il dit, en lui caressant la tête. Il a même appelé ses parents et demandé s’il pourrait épouser une thaïlandaise. « Pourquoi pas » aurait répondu sa mère ? « Ce sont aussi des êtres humains. » Finalement Bettina revient de la plage. Elle est ravie de voir comme il est simple de faire des photos là-bas. Elle a prétendu qu’elle était «photographe de voyage» qu’elle faisait des portraits « d’indigènes ». – « Aussitôt les jeunes gens poussaient leur femme thaï vers l’objectif. L’un d’eux se serait présenté comme un correspondant russe d’un journal, qui « vénère Rudolf Augstein » Un autre serait un étudiant en art de Berlin. – « La femme qui l’accompagne ne se doute pas du tout qu’il n’a pas l’intention de la payer » dit Bettina. « Il croit qu’elle est amoureuse de lui et pour cette raison le sert gratuitement. » Il a assuré à Bettina qu’il ne serait pas comme les autres. – « Comment çà ? » a demandé Bettina. – « Je n’achète pas d’êtres humains. » lui a t-il répliqué. Ce soir nous fêtons un anniversaire au Sabailandcenter. Nos jeunes Duisberger sont apparus avec leurs accompagnatrices. Quelques Allemands de notre hôtel, que nous avons invités, bien que nous ne les connaissions que de vue, se sont joints à nous. Il s’agit d’un anniversaire « circulaire » que nous voulons fêter dans un « large cercle » Bettina, qui a 31 ans, fait comme si elle avait 30 ans à minuit. Tous lui assurent qu’elle en paraît 25. Sur ce, nous devons faire sauter une bouteille. Je perds Bettina des yeux, car je m’installe à nouveau au comptoir avec Siggi – « Les prostituées sont des filles à plaindre. » dit-il « Elles viennent du Nord pauvre. Elles sont vendues par leurs parents. Elles doivent apporter de l’argent à leurs familles. » L’homme paraît avoir bien perçu la situation. – « Mais toi, et tes amis, vous en profitez pourtant ! » j’insiste. – « Mais quoi, si les filles ne nous avaient pas ? me questionne Siggi, le sensible. Il soupire mélancoliquement et donne la réponse lui-même – « Dans ce cas elles mourraient de faim» Volker et Reinhard ont demandé à Bettina d’aller faire un tour avec leur clique, vers la plus grande des deux piscines dans le jardin de l’hôtel. C’est ce que nous avions visé avec la fête anniversaire à la turque « Les jeunes travailleurs de Duisburg ne nous apportent rien de plus, laissons les tomber. » m’a proposé Bettina, lorsque nous sommes revenues de la plage. « Nous devons maintenant courir après les carriéristes. » « Je t’ai observée hier soir » me salue Reinhard, 58 ans, industriel, alors que j’arrivais pour le petit déjeuner au bord de la grande piscine. « Bavarder pendant une heure avec quelqu’un, c’est une bêtise. » annonce-t-il, et attrape en même temps énergiquement une bouteille de bière Singha, rafraîchissement avec préservatif. « Dans le même temps je t’aurai violée quatre fois. Bon à ta santé » Volker, 44 ans, manager, deux fois divorcé, a trois enfants. Il se plaint de ce que les jeunes « pussies » thaïs soient entre autre beaucoup trop « étroites ». « J’en ai déchiré quatre pendant un seul séjour de vacances » Depuis, je n’achète que des plus âgées. Volker va de whisky en whisky. Son « mode d’emploi » de Pattaya « La première semaine je me paye six « morceaux ». La deuxième et troisième semaine je me garde la même. » En ce qui concerne les « Pussies stables », il est recommandé de les faire espérer qu’on les épousera un jour. Cela donne de la « motivation ». On leur promet le ciel et elles le croient. L’être humain doit croire à quelque chose. Il paraît ne plus douter que les « Pussies » sont des êtres humains. Le juvénile Klaus, 51 ans, ingénieur en chef intervient. A l’inverse de son bon ami Volker, il traite « bien » sa femme louée pour la durée. Elle a le droit de s’asseoir sur son siège à côté de lui et il veille à ce que son verre soit toujours rempli avec du jus d’orange. Sa « mineure » lui reproche-ton : elle serait beaucoup trop sombre. « Cela m’est égal » dit Klaus et il lui donne un baiser. « Je l’aime bien malgré tout. Plutôt une caisse de charbon qu’une caisse de maquillage. » Comme nous le regardons, intriguées, Klaus nous explique. Une caisse de charbon est une « Pussy à la peau sombre » une caisse de maquillage est une fille « peinte d’une manière exagérée. » Mon Dieu, qu’il est gentil… Maintenant cela devient agréable. Reinhard montre des photos de chez lui : une usine dans un beau paysage, son fils devant une voiture de sport rouge, une dame soignée dans une robe élégante. « Ma femme, avoue Reinhard, croit que je suis à Bangkok pour une exposition de construction de machines. » Elle aurait été opérée trois fois d’un cancer. « Avec elle je ne peux plus. » C’est pourquoi il s’est bricolé une nouvelle femme, qui remplace l’ancienne. Sa « Pussy » lui a semblé au début « trop vulgaire ». Exactement comme une caisse de maquillage. Alors les amis sont partis ensemble en ville et l’ont rhabillée. Maintenant Reinhard a aussi en Thaïlande une dame comme « chez soi ». Comme « chez soi ». Ce compliment équivaut à cinq étoiles. Cela le place au sommet du classement pour touristes du sexe. Car « comme chez soi » n’existe plus tellement dans son pays comme avant. Constantin, de Vienne, 39 ans : « Les femmes en Autriche veulent un métier et leur propre auto. Elles ne veulent plus faire la cuisine, la lessive et le ménage. Ici il en est autrement. » Il nous en apporte la preuve rapidement. Il nous conduit dans son bungalow et ouvre la porte de la salle de bain. Là une Thaïlandaise est agenouillée dans la douche et lave son caleçon sale sur une planche à laver. Nous avons beau nous donner beaucoup de peine, nous n’arrivons pas à approcher les jeunes gens. Ils n’attachent pas d’intérêt à des discussions avec des vacanciers d’esprit ouvert. Toute la journée ils font du bruit à travers les rues avec des jeeps ou des motos. Le soir, on se rencontre sur le « Strip », où des jeunes filles et garçons (presque) nus dansent sur des rythmes de rap de New York dans les Gogobars, avec des numéros sur leur tanga. Ainsi les clients – indifféremment hétéros ou homosexuels pédophiles ou pédérastes – peuvent commander sans problèmes. Les jeunes gens aiment s’installer en silence aux comptoirs en plein air, au-dessus desquels passent des films d’horreur ou machos sur des écrans géants : « Terminator – Rambo – La Nuit des morts vivants » A la piscine, devant notre bungalow, nous faisons à nouveau la connaissance de deux jeunes types : Thorsten et Sven. Les deux ont 22 ans, mais ne sont pas cool. Comme des jeunes chiens orphelins, ils courent derrière nous et nous cassent les oreilles. Nous apprenons vite qu’ils ne s’intéressent pas aux « Pussies » permanentes. Ils préfèrent s’en trouver une pour une nuit au Rosemarie Bar. Là, la donne est favorable, seulement 150 baht (dix marks). Les deux considèrent cela comme une offre spéciale, qui récompense leur jeunesse. « Nous ne marchandons pas autant que les hommes âgés, car les Pussies préfèrent aller avec les jeunes. » Thorsten est un « pacifiste convaincu » et fait un service civil à la Croix Rouge allemande. Depuis que sa copine l’a abandonné, il nous confie qu’il ne peut plus s’imaginer une relation avec une Allemande. Sven est dans l’armée allemande et veut devenir soldat de métier. En outre il rêve du « Grand amour ». Mais il voudrait le trouver en Allemagne, pas maintenant, mais plus tard. Quand il sera de retour chez lui, il va se présenter comme volontaire aux troupes de la paix des Nations Unies au Cambodge. « Alors je pourrai passer mes congés à Pattaya ». Mais Phnom Penh, depuis que l’ONU essaye de mettre fin à la guerre civile cambodgienne, est devenue la capitale des « Lumières Rouges ». Mais Sven ne le sait pas, pas encore. Là où arrivent des soldats, là se répand la prostitution comme un virus hautement contagieux. A Pattaya aussi les militaires ont été l’avant-garde des touristes du sexe. Le 28 juin 1959 des GI américains investirent avec quatre camions de l’armée US le village de pêcheurs sur la côte orientale de la Thaïlande. Cette arrivée a été organisée dans le cadre du programme R & R pour les combattants du Vietnam. R & R signifie « Rest and Recration ». Repos et distractions. En 1959 il y en avait quelques douzaines, en 1969 il y en avait déjà des bataillons entiers « Quelquefois 6000 soldats en un seul jour » se souvient un Allemand dans le Sabailandcenter, qui vient depuis 25 ans à Pattaya « Alors on a charrié des jeunes filles de partout dans des autocars. On les avait sorties des champs et des usines. » Thorsten et Sven laissent échapper pour Bettina le surnom de Reporter, parce qu’elle les photographie tous si follement. L’équipe allemande de la piscine se tord de rire sur ce bon mot. Il ne vient à personne l’idée que nous pourrions être réellement des journalistes qui font des recherches incognito. Un homme ne peut simplement pas croire qu’une femme en soit capable, et surtout pas nous, des jeunes femmes tolérantes. Nous représentons le « chez soi » pour les touristes du sexe à Pattaya, parce que nous parlons allemand et que nous les écoutons patiemment, pendant qu’ils se lamentent sur leurs prudes épouses et « des émancipées sexe bas » en Allemagne. Personne ne nous demande qui nous sommes et comment nous vivons. Nos autobiographies construites avec des semi-vérités ne nous ont pas été une seule fois demandées. Pour les hommes allemands d’ici nous sommes des touristes naïves, égarées presque par erreur à Pattaya. Ils n’ont pas envie d’en savoir plus sur nous. C’est le dernier jour. Partout où nous allons et où nous nous trouvons, on nous appelle : « Venez donc par là. Asseyez-vous avec nous. » Mais aujourd’hui nous refusons. Cela nous suffit. Nous en avons ras le bol de la compagnie des clients. Bettina disparaît vers la plage. Je me blottis dans mon lit. Mais là encore je ne suis pas sûre. On frappe. Sven, le jeune soldat de la Bundeswehr, qui rêve du Grand amour, se trouve à la porte « J’aimerais bien voir une fois une chambre avec climatisation. » Comme chaque nuit, nous prenons un dernier pot avant de dormir, devant notre bungalow. Tout à coup des claquements de porte. Un homme hurle, une femme pleure. Des sanglots de désespoir de l’autre côté de la piscine. Nous amenons la fille jusqu’à notre terrasse. Son « Farang » (étranger) l’a battue et jetée dehors, nous explique-t-elle dans un anglais haché. « Trop de ding-ding. Il a trop bu. Mais en fait il l’aime. Il lui a même promis de l’épouser. » Elle nous montre une photo de lui, qu’il lui a offerte comme preuve de son amour : « Un beau jeune homme avec des cheveux blonds et des yeux bleus qui nous regarde décontracté. C’est le « Beau », qui dit Max à la table du petit déjeuner. « Bad man » lui disons-nous. Un mauvais homme. « Yes bad man » confirme-t-elle. « Young men are bad men, old men are good men, and young men are cruel. » Les jeunes hommes sont de mauvais hommes, les hommes âgés sont des hommes bons, les jeunes hommes sont cruels. En face, une porte s’ouvre doucement, une ombre apparaît sur le seuil, la lumière de son bungalow l’éclaire par derrière : il la cherche des yeux. Soudainement elle a disparu. Elle file dans la nuit, vite, sans bruit et légère comme un colibri puis retourne vers lui. Pas seulement pour nous, mais aussi pour le sympathique Klaus, les vacances sont finies le matin suivant. Pendant que nous attendons un taxi devant l’hôtel, il monte dans un car TUI, qui l’amène à l’aéroport vers Bangkok avec d’autres touristes sexuels. La Thaïlandaise à la peau sombre, celle qu’on appelait « caisse de charbon » et qui a vécu trois semaines avec Klaus dans son bungalow, pleure et fait des signes. Alors que le car TUI est déjà à des kilomètres, elle fait toujours des signes et continue à pleurer. Nous lui demandons comment elle s’appelle. Elle répond « Nangsida » et nous explique, à moitié en anglais et en allemand, qu’elle ne veut pas retourner dans le « trou sombre » qu’elle partage avec d’autres prostituées. Elle ne veut plus recommencer, plus s’habituer à un nouveau chéri et plus se faire renvoyer : que ce soit après trois heures, trois jours ou trois semaines. C’est despotique. C’est inimaginable. Notre taxi arrive. Nous demandons à Nangsida si nous devons l’emmener pour lui faire faire un bout de chemin. « No thank you. » Elle refuse. Elle a honte. « Nous ne devons pas voir où elle habite. » Pendant que le chauffeur met nos bagages dans le coffre, elle descend la Secondroad courbée comme une très vieille femme. Avec un sac dans la main droite et une pochette en plastique dans la main gauche. Elle n’a pas besoin de plus pour tout ce qu’elle possède. De retour chez moi à Bielefeld je feuillette mon guide de Thaïlande. Je lis par hasard : « Le préfixe « Nang », souvent une partie de nom féminin, signifie « Dame ». » Après se trouve, entre parenthèses, « Voir aussi le chapitre sur la Mythologie ». Nang Sida, la belle épouse du héros divin Phra Ram, à ce que j’apprends, représente « la pureté et la fidélité à l’homme. En outre elle est considérée comme la déesse du bonheur. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Mais brusquement je me dispute à haute voix avec mon compagnon. Simplement parce qu’il m’a demandé qui s’occupe de laver le linge. « Nettoie ta saleté toi-même. » lui ai-je crié et j’ai filé dans mon bureau, où je me suis offerte une Pils et j’ai appelé Bettina. Elle est aussi complètement en dehors du coup. Elle soupire : «On a l’impression que les jeunes gens de Pattaya sont subitement tous entrain de courir dans Cologne. » Je lui raconte ce que j’ai lu dans mon guide sur la déesse du bonheur. « Un moment » Bettina se précipite dans sa cuisine et retire une Kölsch de son réfrigérateur. « Est-ce qu’il y a aussi une pleine lune à Bielefeld ? » demande-t-elle quand elle revient au téléphone. « Oui, presque aussi féeriquement belle qu’à Pattaya. ». « A la santé de Nangsida » dit Bettina à l’autre bout du fil. Je lève mon verre « A Taew !» - « A toutes les Pussies, caisses de charbon ou de maquillage. » - « Et à notre santé – Prost (santé) », lançons nous d’une seule voix. Et Madame la lune sourit… (Reportage légèrement retravaillé paru, dans EMMA 3/93, dans lequel toutes les photos des soupirants ont été publiées sans bandeau devant les visages.) Le «cas» Maryla Anna Mayrhofer J’ai vu Maryla pour la première fois en août 2000 au poste de police à N… Le fonctionnaire de police nous l’amena dans le bureau qui avait été mis à notre disposition pour nous entretenir avec les femmes qui avaient été arrêtées tout récemment au cours d’une descente de police. Cette fois, la descente de police avait été bien préparée. Les fonctionnaires nous avaient donné rendez-vous deux semaines à l’avance. La rencontre devait avoir lieu à 22 heures au poste de police. La descente devait se dérouler dans un bar de la ville. La police était informée sur la situation de cinq femmes qui venaient principalement de Russie, de Pologne et de Lituanie. Nous nous rendîmes au poste avec ma collègue Rosa qui parle russe et polonais. Le responsable de l’opération nous avait réservé une pièce dans l’immeuble de la police où nous pouvions parler avec chaque femme séparément. On nous avait même mis sur la table du café et un cendrier. Le fonctionnaire nous remit une copie des papiers d’identité de mineure de Maryla et attira notre attention sur le fait qu’elle n’aurait dix-huit ans que dans trois mois. Maryla était grande, assez potelée. Ce qui était surprenant, c’était son maquillage qui lui donnait quarante ans. Dans ses grands yeux noirs, je devinais à la fois de la peur et de l’agressivité. Je remarquais qu’elle se forçait à rester calme en apparence, mais qu’elle était extrêmement nerveuse et agitée. Nous nous présentâmes et nous lui offrîmes une cigarette, dont elle aspira la fumée avec avidité et avec un tremblement dans les mains. Elle refusa le café, elle préférait un verre d’eau. Rosa expliqua à Maryla que SOLWODI est une organisation qui travaille pour aider les femmes en détresse. Maryla réagit alors d’une manière agressive et nous dit qu’elle n’était pas en détresse, qu’elle était ici en congé et qu’elle n’avait besoin d’aucune aide. Nous avions déjà entendu le même discours d’autres femmes, avec lesquelles nous avions eu l’occasion de parler avant Maryla. Apparemment elles avaient dû apprendre par cœur la même litanie. Je priai Maryla de m’écouter cette fois, car elle savait bien comme nous que les choses n’étaient pas comme cela en réalité. Dans la conversation qui suivit, nous nous efforçâmes de lui faire comprendre pourquoi la police avait fait cette descente. Nous lui expliquâmes précisément que ceci ne visait pas les femmes elles-mêmes, mais que la police recherchait les proxénètes, les teneurs de bordels et les responsables de la traite, qui forcent des femmes à se prostituer et qui les exploitent. C’est la raison pour laquelle la police avait besoin des témoignages de ces femmes. Nous lui expliquâmes ce qui se passerait au cours de cette nuit. Les policiers l’interrogeraient tout d’abord. Elle avait toutefois le droit de se taire. On prendrait ensuite son signalement, c’est-à-dire qu’on tirerait des photos d’elle et qu’elle devrait donner ses empreintes digitales. Puis on la conduirait auprès du fonctionnaire des services étrangers pour vérifier sa situation personnelle. Nous lui expliquâmes que la prostitution n’était en fait pas interdite en Allemagne, mais qu’en l’exerçant en tant qu’étrangère elle travaillait au noir. En même temps, nous la rassurâmes en lui disant qu’elle ne devait pas avoir peur d’être expulsée, car elle ne pouvait pas être extradée du fait qu’elle n’avait pas de papiers et qu’elle était mineure. Maryla nous écouta bien, mais elle devint de plus en plus agitée et me coupa brutalement la parole. « Mais je n’ai rien fait du tout. Ces cochons, ils m’ont traitée comme un chien. ». Elle se mit à pleurer à chaudes larmes et vida son sac par morceaux avec des phrases incohérentes. Elle n’avait pas voulu tout cela, elle voulait seulement quitter la maison et gagner de l’argent en Allemagne. Ces gens avaient détruit sa vie. Tout n’avait plus aucun sens. Elle ne pourrait plus jamais revenir chez elle, sa mère la frapperait à mort et, de plus, les types qui l’avaient emmenée en Allemagne étaient du voisinage et ils la rechercheraient. Toute sa détresse, tout son désespoir apparaissaient maintenant en pleine lumière et à partir de ses explications fragmentées on pouvait deviner tout ce qui lui était arrivé. Lorsque ce premier éclat fut terminé, nous nous efforçâmes à nouveau de rassurer Maryla, nous lui dîmes qu’on pourrait lui donner des possibilités à court et à moyen terme, grâce aux informations que nous avions prévu de réunir dans un second temps, et plus précisément grâce à ce que SOLWODI pourrait faire pratiquement pour elle. Nous lui expliquâmes qu’il y avait en fait deux possibilités. Si elle était prête à coopérer avec la police comme témoin et à raconter tout ce qui lui était arrivé, puis à témoigner de même devant un tribunal, ce qui était bien sûr dangereux, nous pourrions l’accueillir de manière anonyme dans une maison protégée. Elle disposerait de plus d’une avocate qui l’accompagnerait en tant que partie civile. Pendant tout son séjour en Allemagne jusqu’à l’audience principale, elle bénéficierait d’un délai et recevrait un peu d’argent des services sociaux pour pourvoir à sa subsistance. Nous lui donnerions aussi la possibilité de prendre des cours d’allemand. Nous ne pourrions pas lui dire exactement combien de temps cela prendrait, mais nous pourrions petit à petit assurer sa sécurité. Mais, bien entendu, si elle n’était pas prête à coopérer avec la police en tant que témoin, nous pourrions néanmoins lui offrir une place dans une maison protégée. Nous pourrions alors lui procurer un passeport et voir s’il y avait une organisation dans son pays, en Pologne et dans une autre ville, qui pourrait la loger et l’aider à trouver un logement et un travail. Finalement, je crois qu’une chose a été déterminante pour Maryla, cela a été la peur panique de revenir en Pologne et de se trouver devant les hommes qui l’avaient emmenée en Allemagne, qui la rechercheraient et la débusqueraient, c’était cette peur panique qui l’avait fait coopérer avec la police en acceptant de témoigner. Nous nous rendîmes ensuite auprès d’un fonctionnaire en charge de l’enquête et nous lui fîmes part de la décision de Maryla de leur raconter à nouveau tout ce qui s’était passé. Elle avait très peur à ce moment d’être vue par les autres femmes, car il ne fallait pas que ces dernières apprennent qu’elle avait « pactisé » avec la police. Elle avait en particulier peur d’une femme qui était l’amie du « chef ». Nous discutâmes ensuite avec les fonctionnaires de police sur le fait de savoir si c’était Rosa ou moi qui devait se présenter pour la déposition. Maryla trouverait certainement que ma présence lors de la déposition lui serait très utile. Comme le rapport devait préciser si nous serions présents et que nous voulions éviter que les coupables apprennent que Maryla était prise en charge par SOLWODI –cela pour qu’ils ne puissent la retrouver- nous nous mîmes d’accord pour ne pas nous présenter à l’audition. Nous avons cependant attendu dans une pièce à côté ; lorsque Maryla avait besoin d’une pause, elle pouvait simplement venir nous voir. L’audition était conduite par un fonctionnaire et une fonctionnaire de la police et avec l’aide d’une interprète. Comme Maryla nous l’a expliqué plus tard, la femme avait montré beaucoup de compréhension à son égard et s’était donnée beaucoup de peine pour faire une traduction détaillée. Après avoir posé les questions habituelles sur sa situation personnelle et lui avoir indiqué les droits et les devoirs d’un témoin, ils laissèrent tout d’abord Maryla raconter simplement son histoire. C’était très dur pour Maryla. Sous le coup de l’émotion et de la peur, elle perdait continuellement le fil de ses idées, sautant d’un événement à un autre. Le souvenir des violences auxquelles elle avait été soumise lui montait au cœur. Elle pleurait beaucoup et avait honte de raconter aux fonctionnaires ce que doit vivre une prostituée et à quelles pratiques elle doit se livrer. Elle devait souvent faire une pause. Vers les deux heures du matin, les fonctionnaires qui menaient l’audition mirent fin à l’interrogatoire. Maryla était simplement trop fatiguée. En plus de cela nous avions une longue route à faire jusqu’à la maison de refuge. Nous sommes convenus avec les fonctionnaires qu’il fallait avant tout la laisser se détendre et dormir tout son saoul. Une nouvelle date d’audition fut prévue pour le surlendemain. Les fonctionnaires chargés de l’interrogatoire voulaient informer les fonctionnaires qui s’occupaient de la protection des témoins. Leur tâche consistait à obtenir un délai de grâce pour Maryla auprès des services étrangers et à demander une aide aux services sociaux, comme le prévoit la loi qui régit les demandes d’asile. Nous partîmes alors avec Maryla vers le refuge. Nous avions déjà préparé sa chambre avant la descente de police. Elle ne voulait plus qu’une chose, prendre une douche et se mettre au lit. Nous convînmes de la laisser simplement au lit pendant la journée du lendemain jusqu’à ce qu’elle ait dormi son comptant. Mais elle avait peur, même dans le refuge, et la lampe de chevet devait rester allumée. Elle allait encore garder cette habitude pendant deux ans. Dans les mois qui suivirent, Maryla fut interrogée cinq fois. De ses récits, il résulta qu’elle avait déjà travaillé avant dans deux villes différentes et en tout dans six bordels différents. Les fonctionnaires de police transmirent ses déclarations aux services correspondants de la police, qui firent également déposer Maryla pour demander en plus des détails précis et poser des questions concrètes sur les coupables. On montra à plusieurs reprises des photos à Maryla pour identifier les coupables possibles. Elle dut identifier l’un des coupables au cours d’une confrontation avec la police. Ceci se déroula à travers une vitre noire et nous eûmes beaucoup de peine à convaincre Maryla que les quatre hommes qui se trouvaient de l’autre côté, et parmi lesquels il y avait l’un des coupables, ne pouvaient pas la voir et qu’elle seulement pouvait les voir. Dès les premiers jours où Maryla vint vers nous, nous mîmes une avocate à sa disposition en tant que partie civile. Au début, Maryla ne comprenait pas bien pourquoi elle avait besoin d’une avocate, car elle n’avait rien fait de mal et elle n’avait pas besoin de se défendre. Nous dûmes lui expliquer que l’avocate l’accompagnerait à toutes les audiences et qu’elle avait, contrairement à nous, la possibilité d’intervenir au cours du procès. Lorsque cette première phase d’interrogatoires fut terminée, suivit l’interrogatoire juridique. En effet, dans le cas où, par la suite, Maryla déciderait, de ne pas rester jusqu’à l’audience principale et de retourner dans son pays, ses déclarations ne pourraient pas être prises en comptes et servir de preuves contre les coupables au cours des débats : c’est seulement si ses déclarations étaient confirmées encore une fois par un juge qu’elle pourraient être prises en compte pendant les débats. Ce fut difficile d’expliquer cela à Maryla. En outre se posait un problème à cause du coupable qui devait être également présent à l’audition, ses défenseurs et le procureur ayant eux-mêmes le droit d’assister à la déposition. Dès le départ, on convint que le coupable ne serait pas présent et que seulement son avocat assisterait à l’audition. J’accompagnai Maryla avec l’avocate représentant la partie civile. Je pris la décision de ne pas me rendre avec elle à la salle d’audience, afin que la partie adverse ne puisse pas être au courant de la présence de SOLWODI et, éventuellement, de l’endroit où résidait Maryla. L’audience auprès des juges dura quatre heures. Maryla vécut à nouveau toute l’histoire. Lorsque nous partîmes à la maison en fin de journée, Maryla était assise à l’arrière de la voiture et pestait tout le temps. Tout ce qu’elle avait vécu, la violence, les blessures et son impuissance à se défendre, sa rage et sa colère, son désespoir après tout ce qui s’était passé, sa détresse en devant assumer toutes ces choses, elle les faisait ressortir dans chaque phrase et elle m’injuriait pendant tout le trajet. Pour elle, « toute sa vie n’était plus que de la merde ». Elle critiquait aussi les fonctionnaires de police et l’avocate, tous ceux qui avaient eu affaire avec elle au cours de cette journée. Après cette première phase d’interrogatoires intensifs, commença pour Maryla la vie quotidienne avec nous dans le refuge. Elle entreprit de suivre un cours d’allemand. Cela signifiait qu’elle devait se lever le matin à 7 heures 30 et rester à l’école avec d’autres personnes jusqu’à 13 heures. Elle devait, comme toutes les autres pensionnaires du refuge, s’occuper des repas, laver son linge et assurer le ménage de la maison. Cela posa un problème à Maryla, car nous exigions des copensionnaires un certain niveau de confiance, de régularité et d’ordre dans la maison. Il y avait des incompréhensions entre les femmes, des petites disputes, où Maryla recevait quelques critiques, elle perdait alors les nerfs, devenait offensante et agressive. Dans de telles situations, elle se demandait quel sens avait sa vie et elle nous répétait toujours « mais je ne suis pas un chien ». La conscience qu’elle pouvait avoir de sa dignité était tombée très bas. Petit à petit, elle continuait à nous raconter son histoire par petits morceaux : Maryla est née dans un petit village en Pologne. Elle a encore une sœur qui est de trois ans plus jeune qu’elle et qui s’appelle Ela. Le père de Maryla est mort quand elle avait neuf ans. Il avait alors trente quatre ans et il mourut d’un cancer. D’autant que Maryla puisse s’en souvenir, il y avait des disputes entre les parents, la plupart du temps lorsque son père et sa mère avaient trop bu. Cela arrivait généralement pendant le week-end, quelquefois aussi pendant la semaine. Les plus mauvais jours, son père battait aussi sa mère. La plupart du temps, sa mère fuyait chez une voisine. Son père allait alors tout droit dans un café et les deux filles restaient seules à la maison. La mère travaillait comme vendeuse dans un supermarché et elle apportait la plus grande partie de l’argent à la maison. Elle rentrait souvent tard du travail et elle était alors fatiguée et énervée. En fait, elle était toujours sur les nerfs. Elle n’arrêtait pas de critiquer ses filles. Maryla ne peut se souvenir d’avoir jamais reçu de félicitations de sa mère. Tout ce qu’elle faisait était mal. Maryla avait l’impression que sa mère n’aimait que sa sœur Ela et qu’elle était même une charge. Aujourd’hui, Maryla pense que sa mère était une femme très malheureuse. Elle dut se marier avec son père, car elle était tombée enceinte de lui à dix-huit ans – les choses allaient comme ça – Maryla portait ainsi la culpabilité du malheur de sa mère. Elle recevait souvent des coups. La plupart du temps, elle s’enfuyait et cherchait refuge dans la famille d’une camarade de classe qui habitait dans le voisinage, et elle attendait pour revenir à la maison que sa mère soit repartie au travail. Le père avait appris la menuiserie, mais Maryla ne peut se souvenir s’il avait jamais exercé ce métier. Elle ne le voyait faire que des travaux occasionnels. En été il avait plus de travail, en hiver moins. Il passait alors la journée au café. Maryla se souvient volontiers de son père. Il était en fait toujours gentil avec elle. Malheureusement il s’est peu occupé d’elle. Sa mère disait que c’était au père de s’occuper des deux filles, car elle était toute la journée au travail et n’avait plus de forces lorsqu’elle rentrait à la maison. Et Maryla avait besoin d’être tenue fermement, car de toute façon elle ne voulait rien entendre. Elle était un objet gênant. Souvent, elle faisait l’école buissonnière et personne ne s’en souciait à la maison. Ela ne faisait jamais cela. Elle était toujours la brave fille et elle disait du mal de Maryla aux parents quand cette dernière faisait quoi que ce soit. Les meilleurs moments, c’était lorsqu’elle était chez sa grand-mère. Quand les disputes entre les parents prenaient un tour trop violent, la mère emmenait les deux filles chez leur grand-mère. Elles y restaient ainsi quelques semaines, jusqu’à ce que les parents viennent les reprendre. Leur grandmère leur consacrait beaucoup de temps, elle pouvait les écouter, il y avait toujours un repas chaud sur la table et la grand-mère veillait à ce que Maryla aille à l’école. La mort de son père fut un peu une surprise pour Maryla. Elle s’aperçut après qu’au cours des mois précédents, il buvait de plus en plus d’alcool. Un jour, il dut aller à l’hôpital, où il resta quelques semaines. Sa mère s’occupa de lui pendant les cinq derniers jours. Elle avait pris un congé pour cela. Maryla ne put supporter l’atmosphère de la maison et passa la plupart de ces jours chez une amie. Le pire, ce fut après la mort du père. La mère ne savait plus où elle en était, elle se mit à boire de plus en plus et n’allait plus régulièrement à son travail. Le week-end, il lui arrivait d’amener des hommes étrangers à la maison. Elle s’occupait de moins en moins de Maryla. Si la grand-mère n’était pas venue dans la journée à la maison, Maryla aurait déjà mis les voiles. Après avoir terminé sa neuvième année à l’école avec un très mauvais carnet, la situation à la maison devint insupportable pour elle. La mère buvait pendant tout le week-end. Elle attrapait Maryla, lui disait qu’elle était une vaurienne, que c’était de sa faute si elle buvait, qu’elle avait gâché sa vie lorsqu’elle était venue au monde et après. Maryla lui cria dessus, à la fin la mère et la fille se battaient, et Maryla prit alors la fuite. Elle passa deux semaines avec des copains et jetait à l’occasion un coup d’œil chez la grand-mère. Celle-ci s’arrangea pour que Maryla aille dans un foyer. Elle y passa près de deux ans et demi. Il n’y avait là qu’une seule possibilité de formation pour Maryla, les activités ménagères. Cela ne lui disait absolument rien. Les autres filles qui habitaient dans le foyer avaient aussi entre quatorze et dix-huit ans. La plupart avaient comme elle de graves problèmes avec leur famille. Maryla se lia d’amitié avec Halima, qui avait six mois de plus qu’elle. Ensemble, elles fichaient le camp du foyer pendant la nuit, elles allaient en disco ou rencontraient d’autres jeunes dans un bar. La plupart du temps, ils rentraient là pour boire et c’était à celui qui buvait le plus. Les deux jeunes filles décidèrent de quitter le foyer, car elles trouvaient que c’était insupportable et qu’une vie comme cela n’avait aucun sens. Halima avait fait la connaissance de deux jeunes hommes qui se rendaient fréquemment en Allemagne et qui travaillaient là-bas. Ils racontaient qu’on pouvait y travailler au noir dans un restaurant comme aide en cuisine pour faire la vaisselle et qu’on pouvait gagner beaucoup d’argent ; ils pourraient aussi procurer le même travail à Maryla et à Halima. Une offre comme celle-là était très tentante pour toutes les deux, car elles venaient de Pologne et ne couraient pas le danger d’être ramenées dans le foyer avant qu’elles aient dix-huit ans. Le problème était les passeports. Elles avaient toutes les deux un passeport pour mineures qui ne leur permettait pas de quitter la Pologne. Elles ne pouvaient se procurer un véritable passeport sans leur éducateur. Lorsqu’elles firent part de leurs hésitations aux deux relations d’Halima, ceuxci leurs dirent qu’elles ne devaient pas se faire de soucis pour cela, qu’ils règleraient la question sans problème, quant aux frais de voyage, elles pourraient les rembourser lorsqu’elles auraient gagné leur premier salaire en Allemagne. C’est pendant la nuit qu’ils passèrent la frontière. Il n’y eut aucune difficulté. Visiblement les deux hommes avaient de faux passeports pour les deux jeunes filles. La frontière passée, le voyage en voiture dura encore six heures. Maryla dormit la plupart du temps. Elle se réveilla une première fois alors qu’elles étaient dans une grande ville et qu’ils durent descendre. Les deux connaissances polonaises l’amenèrent dans l’appartement d’un grand immeuble. Halima demanda où se trouvait le restaurant dans lequel elles devaient travailler. Les hommes leur expliquèrent qu’elles rencontreraient ici des gens qui se débrouillaient bien dans la ville et les amèneraient à leurs lieux de travail respectifs. L’appartement était situé au troisième étage. Elles prirent leurs sacs avec les quelques affaires qu’elles avaient pu emporter en partant de chez elles et elles montèrent avec l’ascenseur. Dans l’appartement se trouvaient deux Turcs, ils connaissaient quelques mots de polonais et parlaient visiblement bien allemand. Les deux amis polonais se séparèrent alors assez vite. Maryla vit également qu’ils reçurent de l’argent d’un des deux Turcs. Elle eut l’impression que c’était beaucoup d’argent, même si à ce moment-là elle ne savait pas comment étaient les billets allemands. Finalement tous les quatre s’assirent dans le séjour. Il y avait du café et relativement beaucoup de bouteilles de bière sur la table. Les deux jeunes filles essayèrent de se faire comprendre des hommes et voulurent savoir quand et à quel endroit elles devraient travailler. Les deux turcs semblaient se moquer des jeunes filles. Maryla trouvait la situation très bizarre. Elle ne comprenait pas ce qui se passait ici et était de plus en plus intriguée. L’un des deux hommes ordonna alors à Halima de venir avec lui dans une autre pièce. Il ferma la porte du séjour derrière lui. Un peu plus tard, Maryla voulut la rejoindre mais le deuxième homme la retint fermement, ferma la porte du séjour avec une clé qu’il cacha dans la poche de son pantalon. Maryla comprit qu’Halima était violée dans l’autre pièce. Elle se mit à pleurer et à prier. Elle voulait appeler les deux connaissances polonaises, ils devaient venir les rechercher et les ramener chez elles. Mais peine perdue, le jeune Turc buvait tranquillement sa bière en se moquant d’elle. Il lui expliqua que tout cela n’était pas si terrible si elle faisait simplement ce qu’il disait. Il devenait toujours plus pressant. Maryla essaya de se défendre. C’est alors qu’il commença à la battre et finalement la viola également. Après un moment, les deux hommes disparurent de l’appartement en fermant la porte derrière eux. Auparavant, ils ajoutèrent que les deux filles devaient se tenir tranquilles jusqu’à leur retour, sinon on les tuerait. Ils les avaient achetées et ce qui se passerait maintenant, c’est ce qu’ils avaient dit. Halima et Maryla ne savaient pas ce qu’elles devaient faire. Elles ne pouvaient sortir de l’appartement. Elles avaient tellement peur qu’elles n’osaient pas crier. La nuit venue, les deux Turcs revinrent avec deux autres hommes. Maryla eut l’impression que l’un venait de Russie, l’autre d’Albanie, comme elles le constatèrent plus tard. Le russe emmena Halima. Ce fut la dernière fois que Maryla la vit. Elle n’entendit plus jamais parler d’elle. L’Albanais emmena Maryla. Dans l’ascenseur, il commença par lui donner une gifle et la prévint de ne rien dire et de ne rien faire, sinon elle était morte. Il l’emmena dans un autre appartement où se trouvaient quatre autres jeunes femmes de Russie et de Roumanie. Un autre homme semblait être un garde. Avec les Russes, elles purent se faire un peu comprendre. Elles conseillèrent à Maryla de faire ce que les hommes exigeaient d’elle, sinon ça se passerait mal pour elle. Alors commença pour Maryla la torture de sept mois de prostitution forcée dans huit bordels et appartements différents. A cause de son attitude rebelle, elle reçut souvent des coups. Trois fois, elle fut violée brutalement par ses souteneurs. La plupart du temps, elle était enfermée. Elle essaya une fois de s’échapper, mais elle fut rattrapée dans les couloirs. A la suite de cela, elle reçut une telle volée de coups que cela lui enleva toute envie de fuir. Maryla ne nous a jamais donné de détails sur ces six mois. Parfois, quelques évènements comme cette histoire de tentative de fuite. Comment elle avait survécu pendant ces jours, ce qu’elle avait ressenti en devant coucher jour après jour avec des inconnus, de tout cela elle n’a jamais parlé. Elle avait une phrase toute faite pour ce qu’elle avait vécu « ces porcs se sont comportés avec moi comme des chiens, ils ont brisé ma vie ». Nous savions que Maryla avait déjà eu beaucoup de difficultés dans sa famille. La sécurité, le sentiment d’être aimée, le fait d’être à l’abri, d’être acceptée, tout cela elle ne l’avait que très peu connu. Le traumatisme que lui avait fait subir la prostitution avait aggravé tous ses problèmes personnels : son amour-propre, qui était déjà très atteint, ses difficultés à communiquer, son sentiment de culpabilité, ses complexes d’infériorité. Maryla ne dormait que la moitié de la nuit, elle ne faisait que rêver de ses viols. Dans la journée, elle était sur les nerfs et elle avait des maux de tête. Nous avons recherché un médecin avec elle. Nous essayâmes avec beaucoup de patience de ne pas attacher trop d’importance à la façon unilatérale dont Maryla voyait les choses dans la vie de tous les jours et dans ses relations avec les autres résidantes, afin qu’elle puisse prendre conscience d’une manière plus réaliste de sa situation. Chaque mot et chaque geste qu’elle ressentait comme dévalorisant ne devait pas être pris comme étant hostile. Maryla avait également des côtés très sympathiques, des aptitudes, mais elle refusait de les reconnaître. Petit à petit, très lentement, nous vîmes qu’elle changeait. Son comportement agressif s’atténua et elle put communiquer plus facilement avec les autres. Un signe particulièrement visible était son maquillage, car le masque derrière lequel elle se cachait devint de plus en plus mince. Maryla vivait depuis une année chez nous quand le premier procès commença. Au cours de ses enquêtes, la police ne pouvait pas établir qu’une organisation criminelle se cachait derrière les différents proxénètes, tenanciers de bars et entremetteurs. Pour cette raison, chaque délit tombait sous la compétence d’un autre tribunal. Cela signifiait que Maryla devait s’exprimer comme témoin dans quatre audiences principales et que celles-ci ne pouvaient être regroupées dans un seul procès. La première procédure eut lieu à F. La représentante de la partie civile était présente dès le début des procès, à toutes les délibérations, de façon qu’elle soit exactement informée de l’évolution du procès. Maryla dut témoigner lors de deux sessions en l’espace d’une semaine. Deux fonctionnaires qui étaient responsables de la protection des témoins voulurent nous accompagner aux débats afin d’assurer la sécurité de Maryla. Nous avions prévu de voyager par train et de nous faire prendre par les gardiens des témoins quelques stations avant le siège du tribunal régional pour nous y rendre en voiture. Les fonctionnaires avaient également réservé une pièce pour les témoins dans laquelle Maryla pouvait rester avant d’être appelée dans la salle du tribunal. De cette manière, une rencontre inopinée avec les accusés ou d’autres témoins du milieu de la prostitution n’était pas possible. Une semaine avant la date exacte fixée par le tribunal eut lieu un entretien avec la représentante de la partie civile, qui informa Maryla de la façon dont s’était déroulé le procès jusqu’à présent. Elle lui expliqua quelles personnes se trouveraient dans la salle de tribunal et quelles étaient leurs fonctions. Les évènements pour lesquels Maryla devait témoigner remontant en partie à plus d’une année et demie, l’avocate s’appliquait à ne la faire témoigner que sur les points dont elle pouvait très exactement se souvenir. L’avocate se posait aussi la question de savoir si, en face des coupables, Maryla pourrait faire une déposition complète. C’est pourquoi elle nous recommanda d’obtenir du médecin traitant une attestation selon laquelle Maryla aurait beaucoup de peine à témoigner en présence des coupables. Avec cette attestation médicale, l’avocate put solliciter le retrait des coupables des débats pendant l’audition de Maryla. Elle voulut aussi que les débats se déroulent à huis clos pendant le témoignage de Maryla, cela pour qu’elle n’ait plus la crainte d’être vue par d’autres membres du milieu. La première séance du tribunal fut très stressante pour cette dernière, car tous ses souvenirs resurgissaient. Elle pleura beaucoup, même dans la salle du tribunal. Le juge qui présidait, aussi bien que l’avocat de la défense, se comportèrent d’une manière très compréhensive à son égard. Une semaine plus tard, Maryla dut à nouveau comparaître devant le tribunal régional à F. Un témoin pour les accusés s’était fait connaître. Maryla dut se présenter au tribunal pour identifier cet homme. Malheureusement, le huit clos ne put avoir lieu et, à nouveau, elle fut anxieuse car elle avait été vue. Trois semaines plus tard, la sentence tomba et le coupable principal fut condamné à six ans et six mois de prison. Entretemps, l’état psychologique de Maryla s’était fortement dégradé. Elle souffrait d’insomnie et ressentait un fort mal de dos. D’après l’orthopédiste, ces maux étaient d’origine psychosomatique. Son angoisse grandissait face à la perspective des autres coupables qui, bientôt, devraient la voir lors des auditions à l’intérieur du tribunal. A ce moment-là, l’avocate avait déjà reçu les chefs d’accusation pour le prochain procès à G.. Nous décidâmes de n’en parler à Maryla que lorsqu’elle serait un peu remise d’aplomb. En même temps commença la procédure à H. . La représentante de la partie civile expliqua que le coupable nierait tout, que le procureur présent était encore très jeune et inexpérimenté et qu’il se laisserait ébranler par le comportement très musclé de la défense. Finalement Maryla dut se présenter d’abord au tribunal régional à H. En vérité, elle ne voulait pas y aller, elle avait peur. Nous apprîmes également qu’en plus, les coupables n’étaient pas incarcérés mais qu’ils pouvaient au contraire aller et venir librement. Maryla avait donc toujours l’impression que les coupables lui donneraient la chasse et la poursuivraient. Malheureusement, elle vit de près deux accusés alors que nous arrivions dans la cour du tribunal avec la voiture des personnes protégeant les témoins. Leur audition fut différée encore de deux heures, car la déposition des témoins précédents avait duré plus longtemps que prévu. J’avais beaucoup de mal à garder Maryla dans la salle des témoins et à la calmer. Bien que j’aie prévu nourriture et boisson dans mon sac à dos, elle ne voulait rien prendre. Finalement, on put faire témoigner Maryla. Bien que, maintenant, elle maîtrisât bien la langue allemande, un traducteur avait été invité, car, selon le tribunal, l’exposé des faits devait être bien compris par toutes les parties. Après que l’interprète se fut trompé en traduisant quelques détails importants, Maryla n’en put plus. On dut reporter la suite de son audition à une autre date, dans deux semaines. Sous cette tension psychique, l’état physique de Maryla se dégrada encore plus. Elle prit gravement froid et ne s’en remit que lorsque les témoignages au cours de débats furent terminés. Elle dut assister encore trois fois aux débats du tribunal à G. et à H. En une semaine, il y eut trois séances, deux au tribunal à G. et une à H. Les allers et retours, de chacun une heure et demie, s’ajoutaient encore au temps passé au tribunal. A cause de son faible état psychique et physique, elle passait beaucoup de temps au lit entre ces séances. Trois mois s’écoulèrent entre le premier et le dernier jour au tribunal. Les fonctionnaires qui protégeaient les témoins, moi-même, mes collègues de SOLWODI et bien sûr les autres femmes du refuge, commençaient à remarquer les états d’âme de Maryla, son agressivité, sa peine et sa colère. Ce fut pour nous tous une période pénible. La condamnation de tous les coupables à plusieurs années d’emprisonnement apporta un petit réconfort à Maryla ; mais cela ne lui enleva pas une tâche, qui était celle de pouvoir faire face à son passé, aux blessures qu’elle avait reçues. Quand elle se trouva à nouveau bien physiquement, elle commença à chercher du travail. Elle obtint un emploi à mi-temps dans une entreprise de nettoyage. Le défi suivant fut la recherche d’un travail ponctuel et régulier, en particulier lorsqu’elle ne se sentait pas très bien et que le passé risquait de la rattraper. Les débats du tribunal lui avaient fait prendre conscience qu’elle ne pourrait oublier aussi facilement son passé et qu’elle avait au contraire besoin de l’aide d’une thérapeute. Comme elle avait un travail fixe, qu’elle gagnait sa vie et était couverte par une caisse de maladie officielle, le coût d’une psychothérapie ne lui posait pas de problème. Maryla habita encore une autre année chez nous au refuge. Elle ne voulait pas vivre seule dans un appartement. Cela était trop peu sûr, mais progressivement elle retrouva son équilibre et put se débrouiller seule. Un constat de la police reconnaissait qu’elle était en danger : il permit à Maryla d’obtenir un permis de séjour, de telle sorte qu’elle put se faire une nouvelle vie en dehors du refuge. Encore maintenant, elle vient assez souvent nous rendre visite à l’antenne conseil de SOLWODI. L’éclosion Barbara Koelges Aujourd’hui, nous avons fait la fête chez SOLWODI. Olga, une femme dont nous nous occupons, a réussi son examen intermédiaire de coiffure avec la mention très bien. Elle est la meilleure de la classe. C’est tout en joie qu’elle nous à montré son bulletin. Mais ce fut une longue marche pour elle jusqu’à ce jour. Olga est originaire de Russie. Elle a trois sœurs plus jeunes qu’elle. Après un divorce, la mère a pris en charge la famille toute seule et cela a été dur pour elle. Au bout de six mois, Olga a dû arrêter sa formation commerciale, car elle devait aider sa mère à nourrir la famille. Elle vendait des légumes sur le marché, mais cela ne lui rapportait pas beaucoup. Sa tante, dont le mari vivait déjà depuis quelques années en Allemagne, lui proposa de venir là-bas ; l’oncle y avait de bons contacts avec des propriétaires d’hôtels et pouvait lui procurer un travail en tant que serveuse. Elle lui laissa entendre qu’il était possible de gagner un peu plus en montant dans la chambre d’un client sympathique, mais uniquement si elle le faisait de son propre gré. Ce qu’Olga ne savait pas (mais que sa tante savait très bien), c’est que son oncle gagnait sa vie en Allemagne avec un trafic de femmes. Des relations en Russie et en Pologne et son épouse également lui fournissaient des femmes en leur laissant entrevoir la possibilité de bien gagner leur vie en Allemagne et en les incitant à s’expatrier. Ces femmes entraient alors avec un visa de touriste. Il les recevait en Allemagne et les répartissait entre divers propriétaires de bordels qu’il avait comme clients. Sa femme savait d’où provenait l’argent qu’il lui envoyait, mais, comme elle pouvait mener une vie agréable grâce à cela, elle tolérait ses agissements. A vrai dire, elle n’avait aucun scrupule à lui envoyer sa propre nièce. Les liens de parenté comptent beaucoup en Russie. Olga faisait confiance sans réserve à sa tante et c’est pourquoi elle n’avait aucune appréhension à se rendre dans un pays étranger. Les promesses de revenus de plus de 1 500 euros, elle y croyait quand elle voyait tout l’argent dont sa tante disposait. Elle imaginait déjà combien sa mère serait heureuse de ce soutien financier la première fois qu’elle aurait de l’argent venant d’Allemagne. Mais il en alla tout autrement et ce fut si effrayant que même encore maintenant elle peut à peine en parler… Son oncle vint la chercher à la gare en Allemagne et l’amena chez lui. Là il lui signifia sans ambages qu’elle ne travaillerait pas comme serveuse mais comme prostituée. Le voyage et le visa de tourisme avaient coûté très cher et elle avait maintenant des dettes envers lui. Elle pleura, elle se regimba, alors il la frappa à plusieurs reprises et lui dit qu’elle ne pouvait faire machine arrière. Et elle ne voulait assurément pas décevoir sa mère à laquelle elle destinait l’argent qui viendrait d’Allemagne Olga demande encore aujourd’hui « Qu’aurais-je dû faire ? Sans passeport, sans argent, sans comprendre l’allemand ? » Dès le même soir, son oncle l’amena dans un bar. Il lui dit qu’elle avait de grosses dettes envers lui et qu’elle devait pendant les premiers mois lui remettre la plus grosse partie de l’argent qu’elle gagnerait. Le propriétaire du bordel conserverait directement l’argent ; elle n’aurait pour elle que cinq euros par jour. Après avoir passé quelques jours dans le bar pendant lesquels elle s’était mise à la disposition de nombreux clients, son oncle vint la rechercher. Il l’attrapa parce que le patron du bordel s’était plaint auprès de lui. Elle n’était pas disposée à travailler sans préservatif et à accepter les demandes perverses des clients. Comme les menaces du patron du bordel ne servaient à rien, il exigea que son oncle vienne la reprendre. Il la plaça dans un autre club en lui disant « Tiens toi mieux ici, sinon je te mets dans un bordel de Turcs. Ils savent comment te mettre au travail, ça tu peux en être sûre ! » Il régnait ici une ambiance plus dure. Les femmes ne devaient ouvrir ni les fenêtres ni les rideaux. On avait collé une amende de 100 euros à Olga du fait qu’elle avait décidé de travailler uniquement avec un préservatif lors d’un échange buccal. Tout cela n’était devenu supportable qu’avec l’aide de beaucoup d’alcool, nous dit Olga lors d’un entretien que nous avions préparé pour la conseiller. Huit mois environ après son arrivée au bordel, il y eut une descente de police. On arrêta Olga , car elle n’avait qu’un visa touristique qui était périmé depuis longtemps. Elle se dit prête à faire une déclaration au tribunal. La police criminelle prit alors contact avec SOLWODI et lui obtint une relaxe. La première impression qu’elle nous fit nous bouleversa. Complètement paniquée, assise devant la conseillère, elle ne dit pas un mot et ne fit que pleurer. Nous l’installâmes dans une de nos maisons. La nuit, elle ne pouvait pas dormir. En outre, elle pleurait beaucoup et vivait dans la peur. Ce qui était dramatique aussi, c’est qu’elle ne pouvait presque rien manger. Dès qu’elle mangeait, elle vomissait tout. C’est pourquoi la première chose à faire pour la soigner était de lui donner du repos et du calme. Elle avait besoin de moments de solitude, mais aussi de se rendre compte qu’à tous moments elle pouvait faire confiance à sa conseillère. Lentement, elle établit des liens de confiance avec sa confidente. Son état se consolida, elle se sentit plus sûre d’elle-même. Un gros problème se manifesta alors que le procès approchait. Olga en avait très peur et elle redoutait avant tout que ce qu’elle avait vécu lui revienne en force au cours des interrogatoires, les images qui la poursuivaient la nuit, l’époque dramatique dans les bordels. Elle ne voulait jamais revoir le criminel. Aussi fut-elle soulagée d’un côté de ne pas être entendue comme témoin. L’accusé avait avoué. Cependant, nous fûmes tous déconcertés par la peine ridiculement légère qu’il reçut. La sanction fut transformée en sursis. L’accusé fut condamné à une amende de 360 euros pour avoir fait passer vingt cinq étrangers clandestins et on lui permit de payer l’amende à raison de 100 euros par mois. Malheureusement, nous revivions cela à chaque procès. Comme le trafic humain est difficile à prouver, le tribunal admet souvent le délit « d’entrée clandestine d’étrangers » qui encourt des peines plus légères. Le fait d’avoir avoué joue en plus pour atténuer la sanction. Pour Olga, une peine aussi minime était inconcevable : cette peine n’avait aucune commune mesure avec ce qu’elle avait souffert et les conséquences que ce temps passé au bordel avait pour toute sa vie. Pour les femmes c’est souvent une rude désillusion, quand elles réalisent comment les criminels qui ont détruit presque toute leur vie s’en tirent avec des peines aussi faibles. Après le procès, ce fut particulièrement important de conseiller Olga et de la soutenir psychologiquement. Heureusement, elle avait établi entretemps une telle relation de confiance avec sa conseillère qu’après de longues conversations, elle put enfin surmonter ce qu’avait été pour elle l’issue du procès. Olga retrouva sa tranquillité et son équilibre. Les mois suivants, Olga s’épanouit pleinement. Elle suivit un cours d’allemand et se lia d’amitié avec deux autres femmes de la maison. Nos efforts pour lui procurer un apprentissage de coiffure restèrent d’abord sans succès. Il fallut peser de tout notre poids auprès de l’Office du travail (« Arbeitsamt ») pour obtenir finalement une qualification de coiffeuse du Fonds social européen en faveur d’Olga. Elle est maintenant en deuxième année d’apprentissage et elle s’y plaît beaucoup. Cela se voit à ses bons résultats. Ainsi pouvons-nous toutes fêter aujourd’hui son succès avec joie. Ses mauvaises expériences ne l’ont pas brisée. Elle trace des plans d’avenir avec énergie et projette de s’installer à son compte comme coiffeuse lorsqu’elle retournera dans son pays après son apprentissage. SOLWODI Vous aussi vous pouvez aider ! Chacun et chacune d’entre vous peut soutenir activement l’engagement de SOLWODI en regardant bien les points suivants : • Acceptez-vous d’accueillir des femmes étrangères dans votre famille ou dans votre voisinage. • Elevez- vous vos enfants à l’aide de nouvelles approches de « compréhension des rôles » • Vous engagez-vous dans des campagnes comme par exemple la prostitution infantile ou les tortures sexuelles infligées à des femmes. • Invitez-vous des collaborateurs de SOLWODI à des réunions d’information de votre commune ou dans votre organisation. • Soutenez-vous le travail de SOLWODI par des dons. Données bancaires, compte : Pour les virements depuis l’étranger. Vous pouvez également faire des dons par téléphone : SOLWODI – Spenden – Telefon 01 90 OO 40 60 Après le signal sonore, un don de trois euros sera décompté dans votre prochaine facture de téléphone. Soutenez SVP le travail de SOLWODI par des dons. Nous sommes reconnus d’utilité publique. Des quittances seront automatiquement délivrées pour des dons à partir de 50 euros. Les services fiscaux reconnaissent l’ordre de virement comme attestation de don. Nous souhaitons réduire nos coûts d’exploitation grâce à cette mesure, car nos ressources doivent avant tout à la disposition des femmes victimes. Si néanmoins, vous souhaitez recevoir une attestation pour votre don, veuillez nous le demander. Nous souhaiterons vous dire très clairement : nous sommes reconnaissants pour tout don que nous recevons et nous en dépendons. Tout don qu’il soit petit ou grand a sa valeur et contribue à l’ensemble. Trilogie Ina Eggers Commencement Née dans la pauvreté Prisonnière du temps A quelque endroit où aille son regard C’est poussière grise, sourire amer Salut fugitif de l’instant C’était comme cela hier, ce sera comme cela demain Comme la main est peu tendue vers ce néant Comme elle fond sur ce vide Comme elle lui arrache tout Ce qu’elle avait Elle vit ainsi Sans espoir Sans lumière Sans chance Sans force Trop de vide Pour souhaiter vivre Mais que comprenons-nous Ici De tout cela Et alors… Un homme jeune Trop élégant, trop beau Trop comme un miroir La vraie réponse A ce pourquoi est cachée Une main ouverte avec Une carte d’entrée dans le carrousel Un homme jeune promet Espoir, lumière et chance Le carrousel tourne Avec la mélodie joyeuse… Rayon de lumière pour un court instant Pourquoi ? Miroir brisé Argent et pouvoir Elle sent l’haleine mauvaise De la violence et de la chimère Le gris tourne au noir, Elle sent qu’elle étouffe Mais que comprenons-nous Ici De tout cela Mais elle n’en est qu’une parmi…. Cela arriva… Noyée De nausée, de dégoût et de haine Honte d’être utilisée Triturée par mille mains Comme une carte à jouer Douleur et obéissance Au son du carrousel Sourdement s’éteint l’écho Personne n’entend C’est une mort à échéance J’ai imploré J’ai crié en silence Chaque jour, comme hier… Dieu m’a t-il entendue ? Peut-être Y a t-il une lueur de confiance dans des yeux étrangers Y a t-il des mains tendues vers un nouveau chemin Je marche encore et toujours… Mais que comprenez-vous Ici De tout cela Mais je n’étais qu’une parmi… Les auteures et les auteurs Sœur Lea Ackermann : Née en 1937, M-Phil, 1960 entra dans les ordres « A notre chère femme africaine », institutrice au Rwanda, jusqu’en 1985 responsable de formation à Missio, Munich ; 1985-1988 institutrice au Kenya ; 1988-2004 création de dix services d’accueil de SOLWODI avec des maisons de refuge rattachées, multiples interventions à la télévision et publications. Ahnen Doris : Née en 1969, 1984 : baccalauréat, études de sciences politiques, de droit public et de pédagogie à Mayenne, 1990 Magister Artium, 1990-1991 Université de Mayenne, 1991-1994 directeur du Cabinet du Ministère de la Science de Rhénanie Palatinat, 1996 Secrétaire d’Etat au Ministère de l’éducation, de la science et de la formation continue, depuis 2001 Ministère pour l’éducation, les femmes et la jeunesse. Bell Inge : Née en 1967 à Kronstadt en Roumanie, étude de philosophie slave, roumaine, et de l’histoire de l’Europe centrale et orientale à Munich et à Londres, depuis 1996, journaliste, auteure indépendante d’émissions de télévision, de radio, sujets principaux : politique, développement social et culturel de l’Europe du sud , principalement sur la Bulgarie et la Roumanie. Cornelia Filter : Née en 1954 à Paderborn, études de langue germanique et d’histoire à Münster, rédactrice dans différents quotidiens, depuis 1989 journaliste indépendante (principalement pour EMMA), bourse pour « l’atelier cinématographique » à Munich, depuis 1995 également auteure libre de scénarios, entre autres du film télévisé de la ZDF : « Vieil amour, vieux péché » Rainer Engelmann : né en 1975 à Völkenroth/Hunsrück ; études de pédagogie sociale, travaille depuis 1918 dans un e école pour élèves retardés, effectue des formations continues pour la promotion de la lecture, les préventions de la violence et les droits de l’homme. Auteur et éditeur de nombreuses anthologies dont un grand nombre concerne les droits de l’homme. Mariée, deux enfants, vit à Sprendlingen/Rheinhessen. Barbara Koelges :Docteur en sciences sociales et bibliothécaire. Principales activités : travaux organisés, recherches sur les associations, les femmes, l’immigration, directrice spécialisée à la bibliothèque du Land de Rhénanie à Coblence, collaboratrice sur les questions scientifiques à SOLWODI. Kadja Leonhardt , M.A : Née en 1974, étude de langue germanique et de psychologie sociale à l’Université de la Sarre, pendant deux ans principale collaboratrice à SOLWODI, prépare actuellement une thèse de doctorat de lettres. Sœur Anna Mayrhofer : Née en 1966, 1987 spécialiste d’économie rurale, 1988 examen de maîtresse agronomie, 1988 entre à l’institut des Franciscains et Mariens Postulat à Flerzheim (RFA) et à Vienne, 1990, noviciat à Eichgraben (Autriche), 1992 activités domestiques à la communauté franciscaine d’Osnabrück, 1993-1996 études d’activités sociales et de pédagogie sociale à l’école professionnelle supérieure d’Allemagne du nord à Osnabrück, 1997 certificat d’Etat de travail et de pédagogie sociale , depuis 1998 collaboratrice à SOLWODI et direction du service de conseil de SOLWODI à Osnabrück. Eva Schaab : Née en 1958, diplôme de sociologie en 1986, depuis 1991 collaboratrice à SOLWODI. Conseille les femmes immigrées sur la traite, coopère avec le développement du plan « plan de coopération des services – consultations spécialisées avec la police pour la protection des femmes victimes de la traite. » Manuela Therre, M.A, Née en 1975 à Neunkirchen, Sarre, études de sciences politiques, de philosophie anglaise et d’américain à l’Université de la Sarre et à l’Université de Newcastle sur tyne, GB ; depuis 2003 coopérant à SOLWODI à Boppard.