les specificites du recrutement des enseignants d`eps a la reunion
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les specificites du recrutement des enseignants d`eps a la reunion
M.E. COMBEAU - Université de La Réunion, Faculté des sciences, département STAPS, 117 rue général Ailleret,.97430 Le Tampon LES SPECIFICITES DU RECRUTEMENT DES ENSEIGNANTS D'EPS A LA REUNION (1949-1969) L'avènement de la cinquième République1 et les années 60 constituent probablement une période-clé des politiques d'éducation physique et des sports symbolisée par la mise en place du Haut-Commissariat à la Jeunesse et aux Sports. Lois-programmes d'équipements sportifs, réforme du sport civil, entrée du sport dans les programmes d'enseignement, réforme du sport scolaire (Arnaud, 1993).... attestent de cette réalité. Dans cette logique, un effort considérable est consenti en direction du recrutement des enseignants d'éducation physique et sportive qui contraste avec la période précédente. La quatrième République laisse en mémoire les terribles « commissions de la Hache » (octobre 1947) et de la « Guillotine » (janvier 1948) qui infligent un coup d'arrêt au recrutement et des répercussions à long terme (Amar, 1987, 57). Faute d'avoir anticipé l'importante et rapide augmentation des effectifs scolaires (les effectifs des 12-15 ans scolarisés doublent de 1948 à 1958), ces mesures privent pour longtemps un grand nombre d'élèves d'un enseignement physique et sportif. De 1953 à 1958 sont recrutés 1470 enseignants pour 587 000 nouveaux élèves inscrits dans le secondaire ou le technique. Les horaires en exigent trois fois plus (Amar, 1987, 59)! Les années 60 viennent en partie combler ce lourd retard. Cette poussée du recrutement des enseignants d'EPS concerne toutes les catégories à partir de l'année 1959 (Berge, 1984,214). 1. La nouvelle constitution est adoptée à la suite du référendum du 28 septembre 1958 et la Ve république est proclamée le 1erjanvier 1959. Cette observation reste globale, générale et nationale. Elle n'envisage pas les disparités départementales, les spécificités locales. Nous souhaitons vérifier la réalité de cette politique volontariste de recrutement des enseignants d'éducation physique et sportive pendant les années 60 à l'échelon local. Notre étude porte sur le recrutement des enseignants d'éducation physique et sportive sur le département de La Réunion, original à bien des égards. On peut donc s'interroger sur les effets de la politique de recrutement du Haut Commissariat à la Jeunesse et aux Sports dans ce département. Constats Le département de La Réunion est singulier, en particulier par son histoire, sa position géographique et sa population. Par son histoire, tout d'abord, La Réunion est un jeune département, puisqu'elle accède au statut de département d'outre-mer par la loi du 19 mars 1946. Enterrant son statut de «vieille colonie», La Réunion entre de plein-pied dans la République Française et rénove le mode de relation qu'elle entretient avec l'hexagone. Cette jeunesse d'appartenance n'est pas sans poser de part et d'autres de lourdes difficultés : Sur le plan local, les questions d'identité réunionnaise et/ou française animent la vie politique et les débats économiques et sociaux. Au plan national, les habitudes administratives sont profondément ancrées. L'intégration de nouveaux départements français se heurte à leur totale méconnaissance, ainsi que le souligne M. Debré2 (1994, 233) dans ses mémoires : «Je me souviens de la colère de ce bon magistrat, président de la cour d'appel de St Denis, lorsqu'il prit conscience qu'à Paris, la Chancellerie considérait la Réunion comme l'une des Antilles! Je me rappelle également avoir signalé au service des procès-verbaux de l’Assemblée nationale que l'île de la Réunion n'était pas dans l'Océan Pacifique! » 2. M. Michel Debré est élu pour la première fois Député de La Réunion en mai 1963, il est réélu en 1967, en 1968 et en 1973. Par sa position géographique. La Réunion est un département lointain et insulaire. Située à 12 000 kms de la métropole, La Réunion entretient avec l'hexagone des liaisons « distendues ». Si les années 60 constituent pour le département l'entrée dans le monde moderne grâce aux liaisons par avion, il faut encore quatre jours en super-constellations pour atteindre l'île de l'Océan indien. Les liaisons téléphoniques restent onéreuses et réservées (préfecture, administrations ... ). Mais l'isolement, caractéristique des îles, est encore renforcé par le mode de fonctionnement administratif français : centralisé, hiérarchisé, fonctionnarisé. Tout passe par Paris et l'on conçoit dans quelles limites peuvent s'exprimer les initiatives locales. Par sa population, La Réunion « constitue une mosaïque ethnique où se côtoient dans une apparente harmonie des blancs originaires de l'île ou de la France métropolitaine (Zoreils), des Africains (Cafres), des Indiens tamouls (Malabars), des indiens musulmans (Zarabes), des Chinois et surtout tout une gamme de Métis » (Lefèvre, 1988). Au delà de cette mosaïque culturelle, ce qui frappe dans la société réunionnaise au lendemain de la départementalisation, c'est bien sa démographie. Le taux de natalité est en 1946 l'un des plus élevés du monde: 40%o (Schérer, 1985, 112). L'accroissement est tel que la population est surreprésentée par sa jeunesse. Ces phénomènes démographiques sans commune mesure avec ceux de la métropole présentent des conséquences majeures dans les secteurs de la scolarisation et de l'accès à l'emploi. Ces caractéristiques historiques, géographiques, humaines nous permettent de comprendre que le département de La Réunion est atypique. Il présente une réelle spécificité. La conséquence majeure de cette situation est bien le retard accumulé par ce département, qui commence à se mesurer dès lors que La Réunion devient département français. Ces difficultés touchent l'ensemble des secteurs de la vie économique et sociale : sanitaire, scolaire, culturel, sportif... Certains auteurs (Lentge et Maurin, 1975) emploient le terme de « sous-développement ». Lors de sa première visite sur le sol réunionnais en compagnie du Général De Gaulle, en juillet 1959, M. Debré (1994, 236) est « scandalisé devant les misères constatées ». De retour à Paris, il fait au Conseil des Ministres la communication suivante: «Sauf le changement des gouverneurs en préfet, et peut-être le droit pour les communes de disposer désormais de l'aide sociale, la loi n'est appliquée par aucune administration alors que ces départements auraient besoin plus que d'autres de la vigilance des ministres et des ministères, et d'une manière générale de la métropole. » De tels constats questionnent et invitent à dégager certaines hypothèses. PROBLÉMATIQUE, HYPOTHESES ET MÉTHODOLOGIE Problématique et hypothèse Quelle est la politique de recrutement des enseignants d'EPS menée sur le département de La Réunion de 1949 à 1969 ? Quelles sont ses spécificités ? Quels en sont les temps forts? Quels décalages observe-t-on par rapport à la métropole ? De quelle nature sont les écarts ? Comment les expliquer ? Le retard accumulé par la colonie se répercute de manière alarmante sur l'enseignement au lendemain de la départementalisation : classes de plus de cent élèves, scolarisation occasionnelle, analphabétisme majoritaire, absence de locaux, pénurie d'enseignants... Dans cet ensemble, l'éducation physique est une discipline scolaire éminemment négligée, bien en retrait des urgences. L'équipement sportif est inexistant, le service de la Jeunesse et des Sports est balbutiant. Tout comme nous montrons (Combeau-Mari, 1994) que les années 60 constituent pour le système éducatif à La Réunion l'accès réel à la départementalisation avec quinze ans de retard sur la date officielle, nous pensons que la politique de recrutement des enseignants d'EPS sur le département profite de cet élan prodigieux et s'inscrit dans la logique volontariste impulsée par le Haut-commissariat. Néanmoins, cet effort de l'Etat ne permet pas de rattraper le retard accumulé. Méthodologie Le suivi méthodique des rapports départementaux du service de la Jeunesse et des Sports3, ainsi que les bulletins départementaux de l'Education Nationale4 recueillis aux archives des services rectoraux et de la Jeunesse et des Sports permettent de dresser un tableau (tableau n°1) de la situation locale et de son évolution de manière exhaustive de l'année scolaire 1952/1953 à l'année scolaire 1966/1967. Nous mentionnons l'année 19495 afin de mieux percevoir l'état des lieux au lendemain de la départementalisation. Ce recueil de données constitue notre premier chapitre. 3. Rapports départementaux du service Jeunesse et Sport de La Réunion (de 1958/1959 à 1963), Archives de la direction départementale de la Jeunesse et des Sports de La Réunion. 4. Bulletins départementaux annuels de l'enseignement à La Réunion (1949 et de 1952/1953 à 1966/1967) consultés aux archives du Rectorat de St Denis. 5. Les archives consultées sont incomplètes pour les années scolaires : 1949/1950, 1950/ 1951, 1951/1952. Les bulletins départementaux sont introuvables. Cette première étape de notre recherche vise à dégager des variables signifiantes pour l'analyse de la spécificité départementale. Elles constituent les points d'appui de notre démonstration : - Le nombre d'enseignants renseigne d'un point de vue quantitatif sur la réalité de la politique de recrutement. - La répartition entre le personnel enseignant et le personnel administratif en nombre et compétences est un indicateur d'organisation de l'EPS au niveau départemental. - Le niveau de qualification des enseignants recrutés rapporté à leur nombre permet une analyse plus qualitative des choix réalisés pour l'encadrement en EPS outre-mer. - Le statut des enseignants : titulaires, délégués, fixes, temporaires... rejoint les préoccupations concernant le niveau de qualification des enseignants et explicite les priorités accordées dans une politique d'ensemble : recrutement local ou national? - Le sexe des enseignants renvoie aux choix départementaux. Les postes d'EPS étant définis « poste homme » ou « poste femme », le nombre et leur répartition indiquent assez clairement les attentes de l'institution. Au travers de ces variables, l'étude des spécificités départementales s'opère sur une durée et à une période charnière de l'histoire de La Réunion. Cette approche rend compte des rythmes propres au département, de ses temps forts, de ses décalages. A terme, cette recherche permet de dégager les enjeux politiques, économiques, sociaux du recrutement des enseignants d'EPS. TABLEAU 1. - Les personnels d'EPS à la Réunion de 1949 à 1967 E.N. = Ecole Normale; CREPS = centre régional d'éducation physique et sportive ; CEG = Collège d'enseignement général ; CPD = conseiller pédagogique départemental ; CC = Cours complémentaire ; MA = maître auxiliaire; JO Jeunesse ouvrière; Jet S =jeunesse et sport. $ Mrs Lebras, Penin, Raude, Puissant sont les responsables successifs des services de la J et S. RECUEIL DES DONNÉES Nous collectons les données et les organisons dans un tableau permettant de récapituler la situation locale en matière de recrutement d'enseignants d'EPS de l'année scolaire 1948/1949 à l'année scolaire 1966/1967. Ce tableau fait apparaître les enseignants d'EPS exerçant dans le second degré et ceux affectés au service départemental de la Jeunesse et des Sports. Pour éviter toute confusion liée aux conséquences de la réforme de l'enseignement public6, précisons les dénominations des établissements concernés : il s'agit des lycées et cours complémentaires (ces derniers appartiennent à l'enseignement primaire, puis se transforment en CEG7 et en CES) et des centres d'apprentissage (ces derniers se transforment en CET), seuls établissements qui possèdent des enseignants spécialisés pour assurer l'éducation physique et sportive. Le tableau général intègre l'ensemble des variables dont nous allons discuter successivement. 6. Décret n' 59-57 du 6 janvier 1959 portant réforme de l'enseignement public. BOEN n° 1 du 12-1-1959. 7. CEG : collège d'enseignement général à partir de 1959. CES : collège d'enseignement secondaire à partir de 1964 à La Réunion. CET: collège d'enseignement technique à partir de 1959. GRAPHIQUE 1. - Evolution des personnels d'EPS à La Réunion de 1949 à 1967 DISCUSSION ET INTERPRÉTATION Effectif des enseignants d'EPS Une croissance générale de l'effectif global d'enseignants d'EPS s'observe sur la période considérée, Limité à 4 enseignants d'EPS sur le département en 1949, dont un détaché comme chef du service de la Jeunesse et des Sports (M. Lebras), l'effectif varie de 6 enseignants en 1953/54 à 109 en 1966/1967 : 103 enseignants de plus en 13 ans, soit 17 fois plus! Cette augmentation masque cependant des irrégularités : si elle se fait à raison de 2 à 3 enseignants par année scolaire jusqu'en 1962, l'année 1963 apparaît comme la véritable charnière du processus de recrutement avec 15 enseignants supplémentaires par rapport à l'année précédente. Dans les faits, on assiste au cours de cette année au doublement de l'effectif d'enseignants d'éducation physique. Ce phénomène amorcé se poursuit les années suivantes, puisque l'effectif recruté passe à 110 en 1966/678. En quatre années scolaires, le vice-rectorat recrute 76 enseignants de plus qu'en 1963, soit une moyenne de 19 enseignants par année scolaire. 8. Il faut regretter l'absence de détails (effectifs, sexe, niveau de qualification ... ) pour l'évolution des effectifs enseignants de cette fin de décennie. L'année scolaire 1953/1954 constitue le véritable point de départ d'un recrutement organisé, critérié (sexe, diplôme, compétences, statut ... ) des enseignants d'éducation physique et sportive à La Réunion. La nomination officielle comme chef du service de la Jeunesse et des Sports d'un inspecteur, M. Eugène Raude9 dynamise le secteur. L'étude détaillée (Combeau-Mari, 1994) du service de la Jeunesse et des Sports confirme l'action déterminante de son chef de service. A partir de 1953, le service se structure : répartition des tâches et rôles par secteur d'activités, implantation sur des locaux propres, recrutement des personnels sur la base de diplômes reconnus nationalement. 9. Eugène Raude est connu par ailleurs pour l'un de ses ouvrages : Raude E et Prouteau G. (1950). Le message de Léo Lagrange. La compagnie du livre, Paris. Si l'année 1953/1954 constitue le point de départ du recrutement, l'année 1962/1963 en est le moment fort. Comment expliquer cette remarquable progression du recrutement des enseignants d'EPS sur le département en 1963 ? Tout d'abord par des facteurs démographiques. La massification des effectifs élèves (effets du baby-boom, mais surtout des mesures sanitaires à La Réunion mises en place après la départementalisation : constructions d'hôpitaux, de centres de protection maternelle et infantile, attention portée au régime alimentaire .... ), essentiellement en collège, impose de revoir rapidement à la hausse l'encadrement enseignant. Cet accroissement est à relier à la réforme scolaire Berthoin10. L'allongement de la scolarité obligatoire11, la suppression du concours d'entrée en sixième, la transformation des cours complémentaires en collèges d'enseignement généraux, puis secondaires créent une véritable démocratisation (Prost, 1992) de l'accès au second cycle de l'enseignement. 10. Décret n° 59-57 du 6 janvier 1959. BOEN n° 1 du 12-1-1959. 11. Ordonnance no 59-45 du 6 janvier 1959. BOEN n° 1 du 12-1-1959. Dans un même temps, les circulaires ministérielles donnent des directives toujours plus nombreuses à propos de l'éducation physique, discipline d'enseignement à part entière. Cette observation est d'autant plus nette après le changement de tutelle institutionnelle : le passage du Haut-Commissariat au Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et aux Sports en 196312. Le département Réunion ne peut rester en marge de ces changements trop longtemps. Dans les textes, l'éducation physique est une discipline obligatoire à tous les niveaux de l'enseignement, dispensée à raison de cinq heures par semaine, dont une demi-journée de sport, depuis 1961. L'enseignement de l'EPS est un droit pour les élèves. C'est un devoir pour l'Etat de l'assumer. Les responsables du service de la Jeunesse et des Sports entendent bien faire respecter ces exigences nationales. L'arrivée sur le département en 1963 justement de l'inspecteur de la Jeunesse et des Sports M. Puissant, successeur d'E.Raude, est un élément déterminant de l'évolution des politiques de recrutement. 12. Décret n° 63-619 du 29 juin 1963 publié au JO du 30 juin 1963. Ces effets de la conjoncture ne doivent pas évacuer l'action des enseignants d'EPS eux-mêmes. Toujours plus nombreux, conscients des manques, des difficultés, cherchant à travailler dans de meilleures conditions, ils mettent en avant la nécessité d'une éducation corporelle. Ils sont les artisans de la construction sur un temps long d'une « culture corporelle et sportive ». En 1963, le service administratif du département double lui aussi ses effectifs. C'est une des conditions minimales de fonctionnement au regard d'un personnel plus important à gérer et de tâches plus lourdes et diversifiées à assumer. Ce travail de recensement du personnel d'éducation physique à La Réunion ne prend son sens réel que rapporté à l'effectif total des élèves. Le tableau récapitulatif des effectifs des élèves scolarisés à La Réunion de l'année scolaire 1957-1958 à l'année scolaire 1965-1966 (tableau n°2) replace les effectifs du second degré dans une scolarisation d'ensemble qui met en relief le poids de l'enseignement primaire à La Réunion et la place des cours complémentaires à la fin des années 1950, encore complètement sous dépendance de l'enseignement du premier degré. TABLEAU 2. - Evolution des effectifs des élèves à La Réunion de 1956 à 1969 TABLEAU 3. - Taux d'encadrement en EPS à La Réunion de 1959 à 1962 Nous ne disposons malheureusement pas de l'ensemble des données utiles, mais cette approche est essentielle car elle témoigne de l'ampleur et de la réalité des besoins d'encadrement sur l'île. Concernant le seul enseignement public, et pour l'année 1959, le total des élèves du second degré s'élève à 7 777 pour 13 enseignants d'EPS, soit un enseignant pour 598 élèves ! En 1960, nous comptons un enseignant pour 623 élèves; En 1961, un enseignant pour 613 élèves; En 1962, un enseignant pour 632 élèves. Cette donnée, aussi partielle soit-elle, permet de mesurer l'étendue du déficit. La comparaison avec la métropole est très éloquente : en 1961, l'ensemble des établissements d'enseignement du second degré groupe 2 190 000 élèves pour toute la France. Le nombre de maîtres et professeurs d'EPS s'élève à 8 452, soit un pourcentage de un enseignant pour 195 élèves13. Selon Maurice Herzog, il faudrait un enseignant pour 150 élèves, soient 14 600 enseignants (42% de plus !). Au regard de la politique nationale, les difficultés de recrutement du département de La Réunion sont donc manifestes. 13. Ces données sont extraites d'un interview donné par M. Herzog à M. Periot de Candide au sujet du sport scolaire et universitaire en 1961. Archives nationales du ministère de la Jeunesse et des Sports, service de presse, Côte 770709 article 1. Le premier élément explicatif est le retard endémique de ce recrutement dans la discipline EPS : retard lié au passé d'un jeune département d'outre-mer, ancienne colonie. Cette difficulté de recrutement est aussi la conséquence d'une poussée démographique absolument incomparable à celle de la métropole : aux effets du baby-boom s'ajoutent des mesures sanitaires, sociales qui bouleversent une société peu préparée à contrôler ses taux de natalité ( mentalités, niveau général de formation .... ). De plus, cette demande importante en encadrement enseignant pour un département dominé par sa jeunesse coûte cher à l'Etat : (éloignement, primes ... ). Ces facteurs politiques, démographiques, économiques «justifient » les retards accumulés en matière de recrutement d'enseignants d'EPS. L'éducation physique reste une discipline scolaire éminemment négligée, encore plus à La Réunion que sur l'hexagone. Niveau de qualification des enseignants d'EPS Le recrutement des enseignants d'éducation physique et sportive dans les années qui nous occupent s'effectue sur des niveaux de qualification multiples. Plusieurs corps coexistent (Néaumet, 1992, 134): - Les professeurs d'éducation physique et sportive et les maîtres d'éducation physique et sportive qui deviendront pour certains professeurs-adjoints d'éducation physique et sportive pendant cette période 14. - Les instituteurs munis du diplôme de l'Ecole Normale ou pour la plupart du baccalauréat, voire du brevet élémentaire ou supérieur sollicitent en grand nombre des emplois d'enseignants en collège lorsque la réforme Berthoin transforme les cours complémentaires (relevant du premier degré) en collège d'enseignement général à partir de l'année scolaire 1959/1960. Le manque cruel d'enseignants en collège accélère les reconversions, qui dans le cadre de la discipline EPS s'effectuent dans le meilleur des cas sur la base d'un stage de cinq jours, du moins à La Réunion. Le corps des enseignants de collège bivalents, PEGC15, s'organise dans le même temps. - Les maîtres auxiliaires d'EPS . 14. Décret n° 61-926 du 17 août 1961 portant statut particulier du corps des professeurs adjoints d'éducation physique et sportive. JO du 23 août 1961. 15. Décret n° 69-493 du 30 mai 1969 fixant le statut des professeurs d'enseignement général de collège. En prenant la variable « niveau de qualification » comme critère d'étude, nous constatons que le recrutement au fil des années et de l'urgence (gonflement des effectifs scolaires) est revu à la baisse. Reportons-nous au tableau général initial (tableau n°1) Nous avons en 1953/1954 : 3 professeurs et 3 maîtres d'EPS alors que nous comptons en 1966/1967, 14 professeurs, 25 maîtres et 62 instituteurs recrutés au titre de maître-auxiliaires d'EPS dans les CEG. Le pourcentage d'enseignants formés pour enseigner l'EPS (professeurs et maîtres d'EPS) qui était de 100% en 1953/1954 tombe à 36% en 1966/67. L'aspect positif qui consiste à recruter plus est contre-balancé par une absence de qualification. Ce processus de chute du niveau de qualification est nettement plus accentué sur le département de La Réunion qu'en France métropolitaine. C'est ce que confirme l'analyse détaillée du recrutement des enseignants d'EPS selon leur statut au niveau national : tableau n'416 et graphique n°2 16. Le tableau n° 4 est construit à partir de données issues de l'ouvrage de M. Berge. (1984) Anos marques. SNEP, Paris. Voir l'annexe n° p 214. Les chiffres négatifs mis en évidence en 1949 témoignent des effets alarmants sur le recrutement causés par les « commissions de la hache et de la guillotine » (1947 et 1948). TABLEAU 4. - Evolution des effectifs des enseignants d'E.P.S. en France métropolitaine, selon leurs statuts, de 1949 à 1970 Professeurs Chargés d'enseignement Maîtres et P.A. Maîtres de C.E.G. Total Professeurs Chargés d'enseignement maîtres et P.A. Maîtres de C.E.G. Total 1949 -523 1950 42 1952 140 23 47 1953 130 40 1951 95 25 90 -228 1958 280 0 0 90 370 1959 250 -220 370 90 490 -751 82 210 210 200 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 74 80 200 192 549 850 530 584 745 90 0 0 0 102 0 100 -9 0 -9 0 326 330 435 546 300 240 413 458 514 100 90 90 90 -100 329 150 100 96 130 0 490 500 725 740 1178 1340 1034 1138 1380 190 1970 890 -10 537 -491 916 70 1954 0 198 -55 85 228 1955 150 140 -20 85 355 1956 230 100 -10 80 400 1957 250 180 0 90 520 GRAPHIQUE 2. - Evolution du recrutement national des enseignants d'EPS selon leur statut de 1949 à 1970 Les maîtres de CEG recrutés en France métropolitaine ne constituent à aucun moment l'essentiel du recrutement. La croissance de leur recrutement reste raisonnable et équilibrée sauf en 1964 où le recrutement de 329 maîtres de CEG contraste et compense la chute de cent postes opérée l'année précédente. En métropole, la courbe la plus ascendante est bien celle des certifiés d'EPS avec de 1964 à 1968 un gain en postes spectaculaire. Avec 549 postes supplémentaires en 1964, l'augmentation atteint 745 postes en 1968. De même, le corps des professeurs-adjoints d'EPS maintient son potentiel. Relancée à partir de 1959 (370 postes sont créés), la dynamique de recrutement se poursuit régulièrement jusqu'en 1968 avec 514 postes. La superposition des courbes de recrutement selon le statut met bien en relief les exigences du niveau de recrutement sur le plan national. Les décalages entre La Réunion et la métropole sur ce point sont indiscutables. L'effort de recrutement en nombre consenti outre-mer le serait-il sur la base d'une moindre qualification, économie oblige ? Les considérations politiques qui tendent à privilégier un recrutement local plutôt que national sont loin d'être négligeables. L'observation de la variable « statut des enseignants » le confirme. Statut des enseignants recrutés Les enseignants recrutés sont-ils titulaires ou délégués ? Ce paramètre vient compléter la question de la qualification. Sur 6 enseignants en 1953/1954, seuls 3 sont titulaires de leur poste. Ce principe de délégation (vice-rectorale17) perdure réellement pendant toute la période considérée. En 1962/1963, dernière année pour laquelle nous disposons de données précises sur ce point : 12 enseignants sont titulaires de leur poste sur 33, soit 36%. On doit craindre que le recrutement massif qui s'opère après 1963 le soit sur la base de la délégation, vu le nombre impressionnant d'instituteurs recrutés. Utiliser des enseignants délégués plutôt que titulaires, c'est parer au plus pressé, mais surtout au plus économique. C'est maintenir à sa disposition un personnel précaire, souvent sousqualifié. C'est encourager la mobilité au sein du système à un moment où ce dernier a besoin de stabilité pour asseoir son fonctionnement. C'est également déroger aux règles de recrutement fondées à l'échelon national (concours nationaux). 17. Le département de La Réunion dans les années soixante est un vice-rectorat qui dépend du rectorat de l'académie d'Aix-Marseille. Un certain nombre d'arguments politiques plaident à la fin des années 1950, il est vrai, pour un recrutement local plutôt que national. Certaines campagnes de presse (Schérer, 1985, 117) font rage contre les « Zoreils »18 en général et les fonctionnaires en particulier. La population reste méfiante vis-à-vis du métropolitain, étranger à la vraie mentalité de l'île, de passage et donc peu soucieux des conséquences de son action sur le département. Ces campagnes de presse sont largement orchestrées par le parti communiste réunionnais, qui après avoir obtenu la départementalisation en 194619, la combat farouchement une dizaine d'années plus tard. Les communistes réunionnais lancent en 1959 le mot d'ordre d'«autonomie » (Robert, 1976, 5). La revendication identitaire constitue le point d'ancrage du mot d'ordre politique et avec elle la délicate question de la « créolisation des cadres » est largement d'actualité. Face aux risques de débordement politique, les vice-recteurs, fonctionnaires métropolitains, mandatés par l'Etat, sont chargés de trouver le compromis qui sauvegarde l'ordre public. 18. «Z'oreilles» : surnom donné de façon pittoresque par la population créole aux métropolitains. 19. Ce sont les députés communistes de La Réunion à l'assemblée constituante, Léon de Lepervenche et Raymond Vergès qui obtiennent le 19 mars 1946 avec leurs camarades antillais la départementalisation des vieilles colonies, étape vers une plus grande égalité. Les fonctionnaires métropolitains munis des diplômes exigibles coûtent cher à l'Etat: primes, voyages...., alors que le fléau local est d'ores et déjà le chômage. De nombreux facteurs : politiques, économiques, sociaux, culturels se conjuguent donc pour entretenir à La Réunion une sorte de «marginalité» par rapport à la métropole en ce qui concerne les conditions du recrutement. Répartition du recrutement des enseignants d'EPS selon le sexe Arrêtons-nous également sur la répartition selon le sexe de ces enseignants. En 1953/1954, une seule femme titulaire et maître d'EPS occupe un poste d'enseignant d'EPS à La Réunion, elle assure l'enseignement d'EPS des filles du lycée Leconte de Lisle. En 1956/1957, elles sont 2 pour 10 hommes, soient 20% ; en 1962/1963, elles sont 6 pour 33 hommes, soient 18% de l'effectif total. En 1958/1959, affectation originale, M, Dubosc, professeur titulaire, est nommé au Lycée Juliette Dodu. Soulignons ici la présence d'un enseignant masculin pour les filles et les effets engendrés : de nombreux parents d'élèves se déclarent choqués qu'un homme dispense l'enseignement d'EP dans un établissement de filles et souhaitent vivement un retour aux normes. Ces contestations éclairent sur l'état des mentalités des notables20 réunionnais. L'éducation physique des filles reste un domaine réservé. Lors de son passage à La Réunion, en juin 1959, l'Inspecteur Général Delpech21 rappelle la spécificité d'une éducation physique féminine. Il invite le personnel féminin à accorder plus de place à l'enseignement de la rythmique dans les programmes. Il suggère d'envoyer à La Réunion, dès qu'un poste féminin se découvrira, une jeune femme professeur spécialiste de rythmique qui diffuse cet enseignement, dans ses classes, mais aussi auprès de ses collègues et des futures institutrices. 20. A la fin des années 50, l'unique lycée de St Denis est fréquenté par l'élite sociale réunionnaise. 21. Rapport de l'Inspecteur Général Delpech au Haut Commissariat à la Jeunesse et aux Sports, juin 1959. Archives du service départemental de la Jeunesse et des Sports. Cette disparité selon le sexe présente des conséquences directes sur l'implantation de l'EPS dans les établissements scolaires. On peut avancer que les établissements de garçons sont nettement bénéficiaires, les enseignants-hommes étant prioritairement affectés sur des établissements garçons, les enseignantes étant nommées sur des établissements de filles. Ces derniers sont déficitaires. Ces choix administratifs, discriminatifs, conduisent immanquablement à conforter des mentalités déjà peu préparées à la pratique corporelle. Ils entretiennent, voire renforcent des préjugés bien ancrés dans les mentalités locales. Dans de telles conditions, comment les filles pourraient-elles accéder à une formation corporelle et sportive, si déjà dans l'école les horaires règlementaires ne sont pas assurés ? CONCLUSION Les progrès quantitatifs du recrutement des enseignants d'EPS sont ici indéniables (graphique 1) et spectaculaires pendant cette période, même si La Réunion accuse un net retard par rapport à la France métropolitaine (graphique 2). L'analyse qualitative invite à nuancer ces premières conclusions. La politique volontariste de recrutement menée en métropole rencontre sur le département de La Réunion bien des limites. L'insuffisance endémique du nombre d'enseignants, leur sous-qualification, le principe de délégation basé sur l'économie budgétaire et sur la priorité locale, l'indifférence à l'enseignement féminin sont autant d'obstacles qui expliquent les écarts avec une politique nationale. Nous avons souligné les enjeux politiques, économiques, sociaux, culturels qui déterminent la nature du recrutement local. Le plus préoccupant reste cependant l'enseignement de l'EPS dans les collèges d'enseignement généraux. Dans les faits, tout laisse supposer22 que l'EPS au collège dépend grandement des qualités d'improvisation des instituteurs démunis de toute formation initiale en EPS, de leur vécu corporel, de leur degré de motivation... La qualité d'enseignement de l'EPS est donc assez hétérogène et soumise au bon vouloir de chacun. 22. Témoignage d'Yves Ringwald (10 mars 1994), enseignant d'EPS à l'Ecole Normale pendant cette période, et formateur des enseignants d'EPS de CEG. Or, dès 1953, l'arrivée de l'Inspecteur Raude induit le questionnement autour de la formation des cadres en général. Il met en évidence l'étendue des besoins en formation par rapport à la métropole et ses difficultés. «La situation géographique de la métropole exclut absolument le département de tout bénéfice pédagogique dispensé dans les Centres Régionaux d'Education Physique ou dans les centres d'Education Populaire.( ... ) Il est urgent de trouver des formules pour combler cette lacune. Sans doute, les services départementaux peuvent en partie les susciter et rendre leurs réalisations possibles ( ... ) Encore serait-il souhaitable que les bureaux intéressés étudient une réglementation et un mode de financement qui laissent une grande souplesse d'action dans un domaine où il faut tout inventer surplace. Sinon la sclérose actuelle sera permanente et l'accession à la culture et à une meilleure qualité sportive resteront des perspectives très lointaines. » 23 23. Rapport annuel de l'enseignement du premier degré dans le département de La Réunion pour l'année scolaire 1953-1954. Deux directions se profilent dans les perspectives du service de la Jeunesse et des Sports : la mise en place de stages de formation continue et l'ouverture possible d'une structure de formation initiale telle un CREPS. Le dispositif de formation en EPS à La Réunion se met effectivement en place pendant ces années 60 mais avec des moyens budgétaires et de structures très inférieurs à ceux de la métropole au même moment. Ces efforts de formation s'avèrent insuffisants et superficiels. La discipline scolaire EPS s'ancre dans l'école réunionnaise sur des bases plus que précaires. Quelle est la réalité de la « démocratisation de l'enseignement » si les publics sacrifiés restent les élèves de collèges et les filles? BIBLIOGRAPHIE Ouvrages généraux et articles : Amar M. (1987). Nés pour courir, sport, pouvoirs et rébellions 1944-1958. PUG, Grenoble. Amaud P. (1993). L'affaire des visas, le conflit Flouret-Herzog. Sport et Histoire, 2, 41-74. Barret D. (1982). L'enseignement dans les départements d'outre-mer: bilan et perspectives. Connadom, 66,42-53. Benoit A. (sous presse). Les exercices physiques aux mascareignes jusqu'à la fin du XIXè siècle. Berge M. (1984). 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