février 2016

Transcription

février 2016
no20− février 2016
actualités des Lettres et du LIvre en Nord − pas de calais
Le livre, sur tous les fronts
O
n nous permettra de décaler légèrement le « délai de décence » de la période des
vœux, pour souhaiter à nos lecteurs et à tous les acteurs du livre en (grande)
région « tout le meilleur du bon » en 2016, dans un monde si possible moins barbare et moins fou – et en mettant donc tout ce qu’il faut d’impiété symbolique
pour que ces derniers vœux ne restent pas pieux, justement. Contre cette barbarie et cette
folie du monde et des hommes, le livre et la lecture passent pour être les remparts les plus
efficaces : vecteurs de savoirs, de liberté de pensée, d’ouverture aux autres, de tolérance…
Mais l’Histoire « avec sa grande hache », comme dit l’écrivain Georges Perec, nous a
suffisamment enseigné que des sociétés cultivées – lettrées même – n’étaient pas à l’abri,
hélas, des pestes de toutes couleurs : la civilisation du livre a aussi enfanté ses monstres.
L’antidote, nous le savons aussi, c’est notre action individuelle et collective, quotidienne,
convaincue et pugnace, en faveur de l’action éducative et culturelle, dont le livre (dans
tous ses états) reste le meilleur medium dans nos territoires.
De ce point de vue, il y a de quoi espérer au seuil de l’année nouvelle : Eulalie se fait ici, une
fois de plus, l’écho (et, nous l’espérons la caisse de résonance) de toutes ces initiatives au
service du livre et de la lecture dont notre grande région peut s’enorgueillir. Tout n’est
pas rose (ni bleu) dans la galaxie Gutenberg, ou déjà dans le monde du livre numérique : la
situation des points de vente du livre dans nos territoires ruraux reste très fragile, et la
condition des auteurs et gensdelettres s’est encore précarisée, à l’instar de tout le secteur
culturel. Mais de nouvelles librairies ouvrent, des éditeurs innovent, des bibliothécaires
révolutionnent leurs missions et leurs structures – et, surtout, tant de militants associatifs œuvrent au service de la lecture publique, de la lutte contre l’illettrisme, de la conservation du patrimoine, que l’optimisme peut décidément l’emporter. Avec le soutien de tous
ses partenaires, l’équipe du Centre régional des Lettres et du Livre entend bien intensifier
encore en 2016 son aide et son concours à toutes ces entreprises.
La parution de ce numéro 20 d’Eulalie est enfin l’occasion de vous inviter à nous rejoindre
nombreux, en qualité d’adhérents du CRLL mais aussi d’amis et d’acteurs du livre, à la
soirée conviviale qui nous rassemblera le mardi 29 mars prochain à partir de 18h30 à l’ESJ
Lille. Vous trouverez en page 4 de ce numéro tous les détails de cette invitation qui vous
permettra, en présence de l’équipe élargie d’Eulalie et du CRLL, de fêter les 20 premières
bougies de votre revue…
Directeur de la rédaction :
Léon Azatkhanian
Secrétariat de rédaction :
Prescillia Wattecamp
Ont collaboré à ce numéro :
élisabeth Bérard, Faustine Bigeast,
Jérôme Champavère, Alain Dawson,
Geoffroy Deffrennes, Gaëtane Deljurie,
Clotilde Deparday, Jean-Marie Duhamel,
Marie-Laure Fréchet, émilie Laurette,
Robert Louis, Yannic Mancel,
Christian Morzewski, Françoise Objois,
Frédéric Saenen, élodie Soury-Lavergne,
Céline Telliez, Bruno Vouters,
Prescillia Wattecamp.
Correctrice : Amélie Clément-Flet
Photos : CRLL sauf mention contraire
Diffusion : Affichage et Diffusion
(Dunkerque), Culture et Communication
(Lille). Avec le soutien des médiathèques
départementales du Nord et du Pas-de-Calais.
Mise en page : Jane Secret
Conception graphique : TL3> Alexie Hiles
Sébastien Morel / éric Rigollaud
Imprimeur : Imprimerie Jean-Bernard,
adhérent Imprim’vert, sur un papier
certifié PEFC (provient de forêts
gérées durablement)
ISSN : 2101-5198
Dépôt légal : février 2016
La rédaction n’est pas responsable des
articles qui lui sont envoyés spontanément.
Couverture : « Je te tiens, tu me tiens »,
Justine Albisser, 2011
Christian Morzewski
Président du CRLL Nord – Pas de Calais
Certifié PEFC. Provient de forêts
gérées durablement
www.pefc-france.org
Eulalie la revue est une publication du Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais, association loi 1901. Directeur de la publication : Christian Morzewski
Conseil d’administration : Membres de droit : Conseil régional Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Direction régionale des affaires culturelles Nord-Pas-de-Calais-Picardie,
Département du Nord, Département du Pas-de-Calais, Artois Comm., Communauté urbaine d’Arras. Membres associés : association Libr’Aire, groupe Nord – Pas de Calais de
l’association des bibliothécaires de France (ABF), association des éditeurs du Nord – Pas de Calais. Membres élus : Daniel Boys, Françoise Ducroquet (médiathèque d’agglomération
de Saint-Omer), Henri Dudzinski, Jean-Marc Flahaut, Stéphane Gornikowski (Compagnie générale d’imaginaire), Alexandre Malfait (Ville d’Arras), Nathalie de Meulemeester (éditions Ravet-Anceau),
Christian Morzewski, Michel Quint. équipe : Léon Azatkhanian (directeur), Élisabeth Bérard (chargée d’administration), Céline Telliez (chargée de mission économie du livre), Prescillia Wattecamp
(chargée de l'information et de la médiation).
CRLL Nord – Pas de Calais : Quartier des 3 Parallèles, La Citadelle, Avenue du Mémorial des Fusillés, 62 000 Arras, [email protected] / www.eulalie.fr
Le CRLL Nord – Pas de Calais est subventionné par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles, le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais-Picardie, le Département du Pas-de-Calais,
le Département du Nord. Il reçoit le soutien de la Communauté urbaine d’Arras. Le CRLL Nord – Pas de Calais est membre de la Fill (Fédération interrégionale du Livre et de la Lecture).
2
SOMMAIRE ¶
4
24
42
Des auteurs et des livres
éducation artistique
Photographie
Parutions
Jean-Louis Fournier, Jean-Claude Dorchies, Olivier
de Solminihac, Marc Alexandre Oho Bambe, Nadine
Ribault, Pierre Dhainaut, Dominique Quélen,
Alain Chopin, Achmy Halley, Annie Degroote, Eva
Reybaz-Debione, Anne-Marie Storme, Roger Knight,
Stéphanie Maurice, Bertrand Marquer.
et culturelle
Le Centre régional de la photographie, à Douchy-lesMines, est autant un lieu de création et de diffusion
qu’un centre de ressources. Visite guidée avec sa nouvelle directrice, Muriel Enjalran.
Le Labo des histoires
Nouveau venu dans le paysage régional, le Labo des
histoires, installé à La Condition Publique à Roubaix,
s’est engagé dans un programme ambitieux d’action
culturelle en direction du jeune public.
Les revues en revue
Focus sur la revue Gauheria.
Mots et Merveilles
Dans la Sambre-Avesnois, l’association Mots et Merveilles se bat pour aider les adultes à lire, écrire et
compter et ainsi, à reconquérir une part de liberté.
16
28
Ouvrages reçus en service de presse
portrait
Jacques Bonnaffé, acteur de théâtre et de cinéma et
grand découvreur de textes, parle de sa région natale
et de sa pasion pour les livres.
20
édition
Les Venterniers
À Saint-Omer, la toute jeune maison d’édition Les
Venterniers revisite le livre grâce à l’artisanat. Sa fondatrice, Élise Bétremieux, creuse des fenêtres dans les
couvertures et joue avec la mise en page.
So’Book
L’imprimerie roubaisienne So’Book veut renouveler la
chaîne du livre en proposant aux éditeurs d’imprimer
un titre à partir d’un seul exemplaire.
Librairie
Le livre d’occasion
Martine Sauvage, Jean-Philippe Leclercq et Johann
Vandomber sont tous trois devenus bouquinistes
ambulants après avoir exercé une activité sans rapport
direct avec le livre.
Jeunes créateurs
Quatre librairies ont fait une apparition remarquée à
Lille et Tourcoing, donnant ainsi une valeur ajoutée à
l’offre de livres dans leur quartier.
36
Lecture publique
À la faveur de nouvelles constructions, de réaménagements ou de projets innovants, le paysage de nos
bibliothèques publiques évolue sensiblement. Tournée
(non exhaustive) de quelques réussites en région.
44
picardie
L’Agence pour le Picard et ses partenaires organisaient
le 14 novembre dernier, à la Citadelle d’Arras, les états
généraux de la langue picarde.
46
belgique
Portrait de Paul Otlet, le « biblio-philanthrope » belge,
à l’occasion de la réédition de son mythique Traité de
la documentation.
48
patrimoine littéraire
Jehan-Rictus réapparaît dans l’actualité éditoriale à la
faveur de l’édition de son Journal quotidien. « Et c’est du
Dickens tous le temps ! »
50 actus du CRLL
52 image(s)
Justine Albisser, en quelques traits.
3
Eulalie
vous 20
invite
à une soirée conviviale à l’occasion
de la parution de son 20e numéro,
en présence de l’équipe de la revue
et les écrivains, éditeurs, libraires
et professionnels du livre au sommaire,
le mardi 29 mars 2016 à 18h30
à l’École supérieure de journalisme
›
50 rue Gauthier de Châtillon, Lille
(Métro République ; parking : République)
Soirée organisée par le Centre régional
des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais
En partenariat avec l’ESJ de Lille
et le Club de la Presse Nord – Pas de Calais
Avec la participation de la librairie La Lison
Entrée gratuite sur inscription préalable
Contact : Prescillia Wattecamp
[email protected] / 03 21 15 69 72
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
roman
Ma mère du Nord Jean-Louis Fournier
Jean-L ouis Fou r nier est
un dangereux multirécidiviste. Après s’être attaqué,
livre après livre, à plusieurs
membres de sa famille, le voici
aujourd’hui aux prises avec
sa mère. « Ma mère du Nord »,
comme il le dit d’un clin d’œil,
après avoir renoncé à appeler
son livre « la mère est froide » !
Alors reprenons ! Nom, prénom,
adresse et qualité ? Fournier,
Jean-Louis, né à Calais, arrageois de jeunesse, locataire,
avec Pierre Desproges, de la
maison Cyclopède, s’est attaqué
sauvagement à la grammaire
avant de devenir, à l’orée de
l’âge mûr, le contempteur corrosif et féroce de sa famille.
On pourrait bientôt le déchoir
de sa nationalité pour moins
que ça !
Certes, notre homme a des circonstances atténuantes. Un
père alcoolique, une mère qui
n’aime pas les embrassades.
Une femme qui, après 40 ans
d’amour, le laisse veuf, deux
fils lourdement handicapés,
une fille adorable tombée en
adoration d’un gourou bigot.
Il aurait pu garder tout cela
pour lui, mais non, il n’a pas
pu se taire. Alors il les a alignés dans une succession
de livres si bouleversants, si
profondément humains que
le public s’est reconnu. Ces
drames ont fait de lui un écrivain drôle, ironique, qui ne
résiste jamais à un bon mot
même lorsque les circonstances sont tragiques. C’est
profondément désespéré et pas
du tout désespérant.
Ma mère du Nord est à
l’unisson. Ces 185 pages
d’amour et de tendresse, on les
parcourt la gorge serrée. C’est
un tombeau de notre temps et
un hymne à la vie, à l’amour.
« Va-t-elle savoir lire entre les
lignes, comprendre que ce livre
est une déclaration d’amour,
que j’essaie de me rattraper,
moi qui ne lui ai jamais dit que
je l’aimais (…) ? »
Robert Louis
Stock éditions
septembre 2015
185 pages – 17,50 €
roman
L’Enfance captive Jean-Claude Dorchies
Édouard, petit quinquin lillois borné aux confins de
Wazemmes, s’ennuie. Pire
encore, il étouffe sous le poids
d’un malaise qui l’étreint
sans qu’il ait les clés pour le
définir nettement. Il se sent, de
manière indicible, pris au piège
de son quartier, microcosme
sclérosé où l’existence des habitants est régie par des codes
sociaux hérités de la nuit des
temps. Il se vit, ainsi que le suggère le titre du roman, comme
captif de son enfance, cet état
nébuleux soumis à des lois qui
n’ont pas sens. Son désarroi
est tel qu’il éprouve le besoin
irrépressible de s’affranchir
de tout ce qui le leste, la nécessité absolue de se trouver une
planche de salut. L’école en
constituera une, transitoire,
tandis que la lecture, nourri-
ture de rêveries échevelées, en
sera une autre, durable.
Compte tenu de son sujet, celui
d’une initiation par le vide,
l’ultime fiction de Jean-Claude
Dorchies n’est pas ordinaire.
L’auteur s’intéresse plus aux
mouvements de conscience
de son personnage principal
qu’aux péripéties narratives.
Il sonde la dérive intérieure
du garçonnet, la façon dont
ce dernier compose intimement avec la monotonie, les
injonctions et les interdits qui
alourdissent son quotidien
et aggravent son contentieux
avec le monde des adultes.
Afin de servir son dessein littéraire, l’auteur met en œuvre
une langue liquide, composée
de phrases à tiroirs qui se
déroulent comme des vagues.
Son écriture emporte le lecteur
au rythme de son ressac, même
si elle se mue quelquefois en
une houle qui l’étourdit et le
laisse submergé.
Faustine Bigeast
Éditions du Riffle
septembre 2015
242 pages – 10 €
5
nouvelles
De sang Collectif
Frémissez braves gens, De Sang
se répand dans les villes de la
région. À Lille, Arras, Amiens,
Dunkerque, des cadavres sont
découpés, emmêlés, carbonisés,
et trente-et-un auteurs trempent leur plume dans le noir de
leur corps.
De Sang est un recueil de trente
nouvelles policières. Elles ont
été imaginées à partir d’un
fait divers fictif rédigé par un
journaliste de La Voix du Nord :
des morceaux de corps humain
sont découverts dans trois poubelles incendiées. De ce point
de départ complexe, créer une
histoire limpide est un sévère
défi. Certaines nouvelles se
révèlent pourtant d’une simplicité brillante et réjouissante. Farfelue, horrifiante,
bluffante, prévisible, banale,
inoubliable, monstrueuse…
Chacune a sa balafre. Elles
se succèdent autour du même
thème, de plus en plus disso-
nantes. On devine que l’éditeur
s’est amusé à les organiser, au
moins autant que les auteurs
à les rédiger. Le lecteur sourit
lui aussi. Peut-être pas pour
les blagues à moins de deux
sous mais pour les pirouettes
des auteurs pour se dépêtrer
du challenge. Il frémit aussi
et manque des respirations, il
perd le souffle, grince et grimace. Il s’émerveille en tout cas
de tant de diversité.
De Sang est né d’une idée aussi
astucieuse que généreuse. Il
est la pointe convergente de
plusieurs événements : les dix
ans de la collection « Polars
en Nord » des éditions Ravet-
Anceau ; la sortie du deux centième titre de cette collection
et les 70 ans du Noël des Déshérités de La Voix du Nord. Les
professionnels du livre et du
quotidien régional, les journalistes, les auteurs… ont associé
leur savoir-faire avec talent
pour célébrer les anniversaires.
Ils offrent tous leurs droits et
profits à l’œuvre caritative.
Marie-Pierre Griffon
Éditions Ravet-Anceau
novembre 2015
352 pages – 15 €
jeunesse et roman
J’ai peur de savoir lire et Écrire une histoire
Olivier de Solminihac
Au fond, ce que nous apprenons, et que nous savons déjà,
en lisant ces deux ouvrages
6
d’Olivier de Solminihac, c’est
que lire et écrire sont les deux
plus grandes formes de liberté
qui soient. En s’adressant au
lecteur enfant trébuchant
devant le vertige de l’autonomie, au lecteur multivore
que nous sommes devenu, ou à
l’écrivain(e) oscillant toujours
entre souffrance et euphorie,
Olivier de Solminihac explique
avec une aisance captivante
que lorsque l’histoire nous
emprisonne (l’image de la
prison revient dans chacun des
ouvrages), elle nous rend libre
et nous fait homme. Dans J’ai
peur de savoir lire, Stéphane
est en CE2, un élève comme les
autres à qui sa maman propose
un soir de lire avec lui. C’est
le chapitre « S’élancer ». Puis
arrive le jour, après tant de
livres dévorés, où sa maman lui
annonce que désormais il devra
lire tout seul. Suivent les chapitres « Partir » jusqu’au dernier, « Grandir ». Grandir pour
être seul avec les mots. Dans
Écrire une histoire, Olivier de
Solminihac s’interroge sur le
processus d’écriture, et chaque
fois qu’il pense avoir trouvé, il
se remet en cause et s’inter-
roge à nouveau, agrandissant
sa toile. Le propos, intelligent
et amusant à la fois, n’est pas si
différent de celui de l’ouvrage
précédent : les histoires n’invitent-elles pas l’écrivain, un peu
comme la mère de Stéphane le
pousse à grandir, « à danser »
sans cesse, bercé par le désir
bienveillant du lecteur ?
Céline Telliez
L’école des loisirs
août 2015
72 pages – 8 €
La Contre Allée
octobre 2015
64 pages – 6 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
poésie
Le Chant des possibles
Marc Alexandre Oho Bambe
« Aussi loin que je m’en souvienne, les mots ont toujours
fait partie de ma vie. » C’est
un vibrant hommage aux
mots écrits et dits que Marc
Alexandre Oho Bambe livre dans
son premier livre. Nourri tout
jeune par une maman professeur
de lettres, le poète et slameur
franco-camerounais, membre
du collectif lillois « On A Slamé
Sur La Lune » n’a cessé, depuis
son arrivée en France à l’adolescence, d’observer le monde
à travers le prisme de l’écriture, mêlant dans sa « prose
de combat » ses réflexions sur
le monde, l’exil, le choc des
cultures et les différences,
couvrant des pages blanches
« d’histoire noire ». Par « devoir
de mémoire, et par amour ».
À la différence du poète, le
slameur « ne se contente pas
d’écrire du bout des lèvres ». Il
prend corps avec son texte, qui
déborde du rectangle sage de la
page. Pour tenter d’exprimer le
rythme, les respirations, mais
aussi la fulgurance scénique, le
livre lâche la bride à la typographie. Un « flashcode » intégré
au recueil permet d’aller plus
loin encore et de mieux appréhender le travail exploratoire
de Capitaine Alexandre, comme
le slameur se fait appeler sur
scène. Le recueil se veut vivant.
Son auteur est d’ailleurs parti
en tournée à travers le monde
pour « partager ce livre qui
chante », et auquel l’Académie
française a décerné son prix
Paul Verlaine. On attend en
février la sortie d’un prochain ouvrage, Résidents de
la République, un essai sur des
réflexions menées en ateliers,
avec des jeunes, sur l’après
Charlie.
Marie-Laure Fréchet
La Cheminante
mai 2014
264 pages – 20 €
récit
Carnets de la Côte d’Opale Nadine Ribault
Les plages de la Manche ou
de la mer du Nord, Nadine
Ribault les voit comme de
grands miroirs vides, des
« temps morts », des pages
blanches que l’on peut « habiller
de nos pensées ». L’écrivaine
sans frontière le prend à la
lettre, dira-t-on en copiant ces
italiques dont elle est friande,
comme des guillemets, qui lui
servent à souligner ou mettre
à distance le vocabulaire. Car
la romancière, essayiste et nouvelliste, demeure une styliste
aux livres intemporels, une
rareté dans notre société à la
botte des modes.
Ses longs séjours au Japon ne
l’avaient pas empêchée d’écrire
sur notre rivage, « sa quiétude
des habitudes », dont le sable
crissait parmi les nouvelles
publiées chez Actes Sud. Après
ses Carnets des Cornouailles
et ses Carnets de Kyoto, la
voilà de retour sur la Côte
d’Opale, parmi flore et faune.
Genévriers, lyciets, argousiers, ombelles blanches, chatouillent ses pas, de la Pointe
de la Courte-Dune au sentier
du Marchand de sable. Faucon
crécerelle, engoulevent, sterne,
goéland et chevalier guignette
sont les compagnons de ses
promenades.
« Là, dit-elle, je m’oppose à ce
qui veut que l’on vive loin, où
il fait beau et chaud. » Ici, les
forces de la Nature impressionnent la Dame de Condette.
Sous sa plume, le Blanc-Nez
devient glacier philosophique,
le mont Saint-Frieux l’ermitage des abandons, les nuages
sont « vêtus de l’irréelle couleur blanche des silences définitifs ». Lors de ses visites à la
bibliothèque des Annonciades
à Boulogne-sur-Mer, d’anciens
naufrages ou raz-de-marée
refont surface.
Ses longues phrases au lyrisme
somptueux, au feu ardent, semblent tissées par un maestro promenant son orchestre au bord de
l’abîme, pour mieux y plonger
le lecteur, l’auditeur, ivre de
poésie, d’amour et d’Opale.
Geoffroy Deffrennes
Le Mot et le Reste
janvier 2016
95 pages - 10 €
7
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
poésie
Voix entre voix Pierre Dhainaut
Dans le sillage de Progrès
d’une éclaircie et de Gratitude
augurale, qui bravent si bien
l’air dépité et le climat sauvage
du temps présent, voici venu ce
Voix entre voix… Il est là, posé
devant soi, et l’on se dit qu’il
faudra sans doute se le mur-
murer pour mieux y pénétrer.
En bas de la première page,
une fois encore, on goûte à la
folle envie de ne pas se perdre
dans la distance ou le dépit :
« la passion d’acquiescer, de
comprendre ». Ils font du bien,
les mots de Dhainaut, et ce qui
nous attend ce sont « rameaux
allègres, air natal, candeur
lucide, terre éventée… » « Je ne
connais pas d’arbres agressifs »,
assène l’auteur si bien enraciné
dans son Nord et dans sa poésie.
Mais revenons plus haut, là où
ça commence fort : « les forêts,
les falaises, le seuil était le
même ».
On s’arrête un moment au bout
de la ligne, histoire de relier ce
seuil à sa propre histoire, mais
le poète renvoie aussitôt son
lecteur au cœur de son métier,
la page blanche : « Quelle parole
accomplirait l’espoir du premier jour ? » Cette page, c’est
son éternel retour.
Ainsi va ce Voix entre voix,
dont les préliminaires se fondent sur le nouveau-né, histoire
d’inviter à renaître : expérience
de vie et aventure d’écriture
intimement liées. Sens et
conscience noués de ligne en
ligne pour que la voix tienne
parole. Avec naturel, sans
forcer, dans une profonde simplicité, passant d’une « échographie » à l’autre, accordé aux
moindres signes de présence au
monde, d’une intraitable douceur, le grand poète dunkerquois nous fait à nouveau don
de ses secrets : « En la furtive
éternité du face à face, nous
respirons ensemble. »
Bruno Vouters
L’herbe qui tremble
octobre 2015
64 pages – 14 €
poésie
Basses contraintes Dominique Quélen
Jouer avec les mots est le
propre des écrivains et plus
encore des poètes. Mais
avec l’écriture de Basses
contraintes, Dominique Quélen
va très loin en inventant un
processus très complexe de
8
règles pour essayer « d’utiliser
le langage comme un matériau, comme fait un musicien
avec les sons ». Il fait subir
à notre grammaire une distorsion qui tend à opacifier le
sens du texte. Amis lecteur, un
Quélen, ça se mérite ! Il ne faut
pas hésiter à lire et relire une
phrase pour la faire résonner
et en saisir le rythme. Il avait
déjà commencé à travailler
dans énoncés-types, son précédent ouvrage, l’organisation de
la phrase avec une idée obsessionnelle, épuiser une forme.
Et cette forme obligée, un peu
à la manière d’une « basse
continue », lui permet de se
mettre en route, de commencer
à écrire sans sujet particulier,
puisque finalement, le sujet,
c’est la langue elle-même.
Basses contraintes est le premier volume d’une trilogie intitulée Oiseaux (le mot le plus
court de la langue française
comportant toutes les voyelles),
basée sur le processus de la
contrainte multiple. Le second,
Revers, paraîtra chez Flammarion et le troisième [wazo] est
en cours d’écriture.
Chaque ouvrage est construit
sur cent vingt phrases de vingt
mots à partir desquelles Domi-
nique Quélen écrit deux séries
de cent poèmes « siamois »,
chaque paire de poèmes étant
écrite à partir d’une même
phrase et unie par une colonne
vertébrale commune.
Trouvons ici l’affirmation
renouvelée que dans la littérature tout est possible, même de
« tordre la langue pour la faire
entrer dans la forme » et que de
la contrainte libératrice naît de
nouveaux horizons langagiers.
Françoise Objois
Théâtre Typographique
novembre 2015
120 pages – 18 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
récit
Mes artisans Alain Chopin
Il y a Nathalie, Julien, Allaoua,
mais aussi François-Marie
et Antoine. La première est
femme de ménage, le deuxième infirmier libéral, le
troisième barman, les quatrième et cinquième respectivement libraire et facteur.
Ils ont en commun, ainsi que
les treize autres personnes
dont Alain Chopin ébauche
le portrait dans son nouvel
ouvrage, d’avoir embrassé un
métier artisanal, qu’ils exer-
cent en indépendants. Surtout,
chacun anime de sa présence
bienveillante un quartier de
Lille et compose avec ses semblables ce que l’auteur appelle,
par référence à la philosophe
Hannah Arendt, une « oasis
d’humanité ». En se proposant
de partir à la rencontre de ces
hommes et de ces femmes,
Alain Chopin emprunte un itinéraire personnel et intuitif.
Sa déambulation se confond
presque à une quête car elle
semble naître autant d’une
volonté d’échanges que du désir
de s’assurer que ceux-ci sont
encore possibles aujourd’hui.
Il en apporte si bien la preuve
dans ce livre que l’on regrette
presque qu’il ne nous en dise
pas davantage sur la singularité de ces artisans.
Faustine Bigeast
Éditions Dialogues
octobre 2015
218 pages – 19,90 €
roman
jeunesse
D’infinies promesses
Gandhi, l’avocat des
opprimés Achmy Halley Annie Degroote
L’ouvrage s’ouvre sur la mort
de Gandhi, le père de la nation
indienne, assassiné par un
fanatique alors qu’il s’apprêtait à célébrer sa prière quotidienne. Cet acte mettait fin
de façon tragique à une vie
passée à défendre la non-violence, quelques mois après que
Gandhi eut assisté, impuissant, au démembrement de
l’Inde et aux violents combats
qui l’accompagnèrent. Ce petit
livret raconte aux enfants de
8 à 12 ans, entre anecdotes
et extraits de la pensée du
Mahatma, la naissance du
concept de la non-violence
comme arme politique, sans
pour autant idéaliser Gandhi
qui, s’il fut un visionnaire, n’en
fut pas moins négligent avec
ses proches.
Céline Telliez
Illustrations de Georges Lemoine
éditions à dos d’âne
décembre 2014
48 pages – 7,50 €
Mieux vaut connaître la grande
Histoire pour mieux cerner la
petite, celle qui sert l’intrigue
d’Annie Degroote, mais ce
n’est pas une nécessité absolue,
puisque différents niveaux de
compréhension coexistent.
Certains lecteurs verront en
son dernier livre le récit d’une
époque, la Toison d’or ; d’autres
plutôt une tranche de vécu,
celui de Naëlle, la pétillante
enlumineuse de seize ans qui
espère une romance peu probable avec le seigneur Thibault
de Giselin. Tous deux s’étaient
rencontrés pour la première
fois au mariage de Philippe
Le Bon et c’est ensemble qu’ils
retrouveront Aubin, le jeune
autiste. Dans ce roman, le fictif
côtoie le réel, les vilains sentiments froissent les plus nobles,
et on se cultive avec plaisir.
Émilie Laurette
Calmann-Lévy
septembre 2015
384 pages – 20 €
9
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
théâtre
Souvenirs d’une baladine Eva Reybaz-Debione
Il manquait dans nos bibliothèques d’histoire du théâtre
une chronique de la naissance
du Centre dramatique du
Nord. La lacune est aujourd’hui
comblée grâce au récit autobiographique d’Eva Debione,
qui fut dans les années 1960
la compag ne et l ’épouse
d’André Reybaz, fondateur de
ce théâtre, né en 1960 à Tourcoing, à l’initiative d’André
Malraux, pour concurrencer
les petites faiblesses artistiques du Théâtre populaire des
Flandres.
Eva était une toute jeune fille
lorsqu’elle rencontra André
Reybaz, acteur célèbre, sur le
tournage d’un film dans les
studios d’Alger. Le coup de
foudre est vite conclu par un
mariage et suivi de peu par la
transhumance tourquennoise,
lieu inattendu pour une initiation rapide à la vie d’actrice et
à la maternité.
Ce livre très bien écrit, d’abord
chronique intime d’une passion, est aussi un remarquable
témoignage sur les valeurs et
les missions de cette décentralisation dramatique pionnière.
On y suit les choix de répertoire
d’André Reybaz : les classiques,
les auteurs vivants, auxquels
il faudrait ajouter les dramatiques radiophoniques et télévisées. Toute une époque !
Dans ces souvenirs, on croise
aussi des célébrités : Nougaro,
Mouloudji, Suzanne Flon, Tsilla
Chelton, Claude Sautet… mais
également des artistes un peu
moins connus qui ont irrigué
de leur talent la naissance de
ce Centre dramatique : Gérard
Vergez, A rlette Renard et
Pierre-Étienne Heymann qui,
très vite, allait mettre sa jeune
expérience « reybazienne » au
service de la Rose des Vents,
tout juste éclose de son champ
de betteraves…
Yannic Mancel
Éditions Petra
juin 2015
380 pages – 25 €
théâtre
Traverser la nuit (Durch die Nacht)
Anne-Marie Storme
Deux jeunes adultes devant
une porte. Un frère, une sœur,
au seuil de l’appartement que
leur mère a occupé, seule, après
la mort de son mari. Elle est
morte il y a peu. Plus précisément elle s’est suicidée, sans
10
passion, avec méthode, au-delà
de la crise, un peu comme cette
femme qu’on voit programmer
et préparer son suicide silencieux dans le Concert à la carte
de F.X. Kroetz. Surgit alors
pour les enfants, ravivé par les
objets du quotidien, le temps
des interrogations, des perplexités et des doutes. De l’inévitable culpabilité aussi, face
à l’énigme du geste et de ses
motivations.
Au-delà des déceptions ordinaires de la vie et des relations
distantes ou conflictuelles
entre la mère et les enfants, les
trois récits conjoints, tantôt
dialogués, tantôt monologués,
révèlent, tout en confidences
intimes et sensibles, le fond de
la crise d’identité et l’origine,
longtemps masquée par un
apparent confort, de ce destin
pourtant tragique.
Comme dans À bout de silence,
le précédent opus de l’auteur, le
malheur inconsolable de cette
mère, d’inspiration largement
autobiographique, se puise
et s’épuise dans l’impossible
résilience d’une naissance allemande, marquée par l’indélébile empreinte de la culpabilité
nazie.
De fines citations en langue
allema nde empr untées à
l’œuvre de Rilke, poète de
chevet de cette mère cultivée
dont le fils lui-même est devenu
écrivain, ponctuent ce récit
théâtral étrange et secret qui,
de réminiscences spectrales en
tranches de vie, pose un regard
pudique et discret sur quelques
aspects essentiels de la petite
histoire, celle des familles,
quand elle entre en résonance
avec la grande, celle de l’Europe au xx e siècle.
Y. M.
L’Harmattan
octobre 2015
52 pages – 9 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
biographie
L’amiral Nelson Roger Knight
Voici une biographie au long
cours comme on disait autrefois des capitaines de marine,
un livre dans lequel on s’embarque comme sur un de ces
trois-mâts − frégate ou vaisseau de premier rang, soixantequinze canons –, en compagnie
d’un héros britannique dont les
Français ne mesurent pas forcément l’aura de l’autre côté de
la Manche, et pour cause : vain-
queur d’Aboukir (1798) puis
Trafalgar (1805), il fut l’homme
des deux batailles navales qui
mirent un terme à certaines
des prétentions maritimes et
géopolitiques de la France de
la Révolution et de l’Empire,
confirmant la prépondérance
britannique sur les mers du
xix e siècle.
Des côtes du Norfolk où il naît
en 1758 au cap Trafalgar où il
trouve la mort le 19 octobre
1805 dans le combat qui oppose
les vingt-sept bâtiments de
son escadre aux trente-trois
navires de la force francoespagnole dirigée par l’amiral
Villeneuve, on suit le parcours
d’Horatio Nelson, officier de la
Royal Navy de la fin du xviii e
siècle : jeunesse au sein d’une
classe moyenne britannique,
ascension par degrés dans un
corps prestigieux, héritier
d’une longue tradition, où l’ardeur et l’ambition croisent les
échecs et les frustrations.
Spécialiste d’histoire navale
(université de Greenwich),
Roger K night connaît son
sujet − l’homme, son lignage,
ses compétences – autant que le
milieu – cette Navy sur laquelle
repose l’hégémonie britannique alors ennemi implacable
de la France : on embarque
avec le jeune officier devenu
amiral au fil des missions, de
l’Arctique à la mer des Antilles,
de l’Océan indien à la Méditerranée, on hisse les grandsvoiles, on sonne le branle-bas
de combat, on croise dans les
îles sous-le-vent, les courses
succèdent aux affrontements,
canonnades, abordages. L’historien a dépouillé les archives,
lu tous les livres : huit cents
pages denses, passionnantes,
où l’érudition croise un souffle
épique un peu inattendu aux
universitaires éditions Septentrion (avec une traduction
qu’on imagine relevant elle
aussi d’une mission au long
cours assurée par Daniel
Verheyde, maître de conférences à l’université de Lille).
Jean-Marie Duhamel
Traduction de Daniel Verheyde
Presses universitaires du Septentrion
octobre 2015 / 800 pages – 29 €
document
La passion du tuning Stéphanie Maurice
Stéphanie Maurice, journaliste
correspondante de Libération
dans le Nord – Pas de Calais,
dézingue avec une vraie subtilité tous les a priori que l’on
pourrait avoir sur le tuning,
cette passion très nordiste
pour la customisation de voi-
tures. Avec un regard neuf, elle
a arpenté les « rassos » (rassemblements) sur les parkings des
centres commerciaux le weekend pour dépeindre un portrait sensible des amateurs de
German, Rats et autres Japan
Look. Avec elle, le « tuning »
devient customisation. Le bricolage s’érige au rang d’art
populaire, avec une vénération du système D et des bons
plans. La mécanique remonte à
une fascination enfantine des
voitures.
La personnalisation de sa voiture s’y dévoile comme un mode
d’expression à part entière, une
façon de s’éloigner des sentiers
battus, que ce soit avec de la
peinture à paillettes ou des
autocollants géants. Avec La
Passion du tuning, le lecteur
s’éloigne très vite des clichés
du « jacky » et du « kéké » pour
aller à la rencontre de l’ancienne comme de la nouvelle
génération, simples passionnés,
présidents d’associations, organisateurs de rassemblements,
experts en mécanique ou fanas
de peinture.
Avec un constat à la clef : les
30-40 ans misent plus volon-
tiers tout sur l’esthétique, les
20-30 ans préfèrent s’attacher
à améliorer les performances
du moteur. Cette « querelle des
anciens et des modernes » n’en
est pas une : même si le « tuning
flamboyant des années 2000 »
tend à disparaître, il a vu
naître une multitude de chapelles, toutes plus fascinantes
les unes que les autres.
Gaëtane Deljurie
Seuil
mai 2015
112 pages – 7,90 €
11
¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES
document
Ma ville couleur bleu marine Collectif
Quand Pascal Wallart, chef
d’agence de La Voix du Nord
depuis 2000, dépeint les 500
premiers jours du FN au pouvoir
à Hénin-Beaumont, le lecteur
n’est jamais au bout de ses surprises. Tout commence évidemment dans l’ambiance délétère
d’une fin de campagne municipale marquée au fer rouge par la
mauvaise gestion hallucinante
d’un des anciens maires socialistes, Gérard Dallongeville,
révoqué puis condamné pour
détournements de fonds.
Fraîchement élu dès le premier
tour, le nouveau maire Steeve
Briois, militant frontiste des
premières heures, a donc toute
la latitude de devenir « supermaire » : il écume sans relâche
les marchés aux puces, les kermesses, les banquets du 3e âge
allant jusqu’à enfiler un costume de sumo ou un maillot
de bain pour être « au plus
proche » de ses administrés.
Au FN, le mot d’ordre, c’est
de ne pas faire de vagues. Et
pourtant. Les balles sont « traçantes » dans des conseils
municipaux devenus des psychodrames. L’éviction de la
Ligue des Droits de l’Homme
provoque un tollé. Un mur anticambriolage fait l’objet d’un
emballement médiatique sans
précédent à travers le monde.
Le redressement des finances
publiques met au jour des
surenchères affolantes. Les
relations « spéciales » du FN
avec La Voix du Nord se traduisent par des « coups de fil
rageurs et des chapelets de SMS
envoyés dès 7 heures du matin ».
En fin connaisseur de la cité
héninoise, sur fond d’anecdotes
savoureuses, le journaliste ne
cache rien des confidences,
dérapages, détournements de
symboles et autres prises de bec
qui ont ponctué les premiers
mois au pouvoir. L’alternance
des chapitres héninois avec le
regard d’autres journalistes
travaillant dans les villes FN de
Fréjus dans le Var et de Mantesla-Ville dans les Yvelines se lit
comme un roman. À multiples
rebondissements.
Gaëtane Deljurie
Flammarion
octobre 2015
330 pages – 19,90 €
histoire littéraire
Savants et écrivains... Bertrand Marquer
Certains noms évoqués dans
ce livre sont familiers : Balzac,
Zola, Flaubert, Dumas, Barbey
d’Aurevilly... D’autres, beaucoup moins : Bareste (Eugène),
traducteur d’Homère, Hervieu
(Paul), auteur dramatique...
Voilà tout l’intérêt de cette
anthologie, fruit éditorial d’un
projet de recherche « littérature
12
et science au xix e siècle » porté
par l’université d’Artois.
Écrivains ou scientifiques,
médecins, savants ou journalistes, ces hommes – quelques
rares femmes telles la pétroleuse reconvertie en romancière populaire Louise Michel
ou l’écrivain(e) Rachilde, de son
vrai nom Marguerite Eymery –
se sont portraiturés les uns les
autres, croisant leurs regards
qu’on peut découvrir dans cette
forme de cabinet de curiosités,
explique dans sa préface Bertrand Marquer, maître d’œuvre
de l’ouvrage.
Portraits « in situ » saisis sur
le vif, « anti-portraits » rapportant exercices de magnétisme,
de phrénologie ou de physio-
gnomonie (pour certains, le
moral est l’émanation du physique, pour d’autres, l’esprit
donne forme au corps) comme
le siècle les aimait tant, port ra it s - my s tèr es , i m a g es
d’Épinal : c’est tout un pan de
ce xix e siècle littéraire et scientifique qui voulait tant expliquer l’un par l’autre, qu’on
découvre. Tel Émile Laurent,
médecin de son état, qui, dans
son ouvrage La Poésie décadente (1897) écrivait que « chez
certains individus, la poésie
n’est qu’une sorte d’extériorisation du détraquement cérébral,
une manifestation de leur état
d’infériorité mentale ». L’opportunité de retrouver un petit
personnage qui dira sans doute
quelque chose aux plus anciens,
sans doute moins aux plus
jeunes (!), le savant Cosinus – de
son petit nom Eusèbe Zéphirin
Brioché –, fruit de l’imagination de Christophe – Georges
Colomb, docteur et auteur de
bandes dessinées – archétype
du savant distrait, perdu dans
ses abstractions (sans doute un
aïeul de ce bon vieux Tryphon
Tournesol)…
Jean-Marie Duhamel
Savants et écrivains, portraits croisés
dans la France du xixe siècle
Artois Presses Université
février 2015
452 pages – 21 €
DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶
Ouvrages reçus
en service de presse, depuis la parution du numéro 19 d’Eulalie
Bande dessinée
Vincent Henry et Gaël Henry
Alexandre Jacob, journal
d’un anarchiste cambrioleur
Éditions Sarbacane
156 pages
22,50 €
Beaux livres
Quentin Derouet, Valentine Solignac,
Francisco Supervielle
Terre humide
Filigranes Éditions et Centre régional
de la photographie Nord – Pas de Calais
78 pages
Richard Klein
Louis Quételart Architecte
au Touquet-Paris-Plage
Les Éditions du Passe-Temps
144 pages
25 €
Enquête
Charlotte Dammane
Pourquoi Bruxelles brade l’Europe ?
Décrypter l’accord transatlantique
Hikari éditions
Coll. Enquête d’ailleurs
110 pages
9,90 €
Marie-Anne Hugon et Marie-Laure Viaud
(sous la direction de)
Les établissements scolaires « différents »
et la recherche en éducation
Artois Presses Université
Coll. Éducation, formation et lien social
192 pages
18 €
Alain Joblin, Christophe Leduc,
Olivier Rota (études réunies par)
Religion et spectacle religieux
du xvie siècle à nos jours
Artois Presses Université
Coll. Études des Faits Religieux
196 pages
18 €
Patrick Louguet
Jean, Antoine, Mouchette et les autres…
(sur quelques films d’enfance)
Artois Presses Université
Coll. Lettres et civilisations étrangères – Cinéma
258 pages
20 €
Isabelle Roussel-Gillet, Issa Asgarally
(études réunies par)
Interculturel… Enjeux et pratiques
Artois Presses Université
Coll. Études littéraires
346 pages
22 €
Histoire
études
Mokhtar Ben Barka (études réunies par)
L’exceptionnalisme politico-religieux
aux états-Unis
Un peuple élu par Dieu ?
Artois Presses Université
Coll. études des Faits Religieux
168 pages
16 €
Anthony Byledbal (études réunies par)
Les Taupes de la Grande Guerre
Combats et combattants souterrains
Artois Presses Université
Coll. Histoire
176 pages
15 €
Laurent Warlouzet (dir.)
Histoire des provinces françaises
du Nord 1914-2014
Artois Presses Université
Coll. Histoire
376 pages
30 €
Jeunesse
Paul Bergèse, Titi Bergèse
Les yeux de Louise
Éditions Lis & Parle
Coll. Les mini-Lis et Parle
32 pages
13 €
Laurie Cohen, Marie-Anne Abesdris
La petite feuille jaune
Les 400 coups
34 pages
9 €
Virginie L.Sam, Marie-Anne Abesdris
Journal d’une peste
Éditions de La Martinière Jeunesse
272 pages
11,90 €
Virginie L.Sam, Marie-Anne Abesdris
Journal d’une peste Tome 2
Éditions de La Martinière Jeunesse
272 pages
11,90 €
Anastasia Ortenzio, Camille Perrochet
Mélusine la fée bâtisseuse
Obriart éditions
Coll. Mythologies
22 pages
10,90 €
Anastasia Ortenzio, Caroline Attia
Les Métamorphoses de Dionysos
Obriart éditions
Coll. Mythologies
22 pages
10,90 €
Poésie
Bernard Bourel
L'enfance en bas des marches
éditions Henry
Coll. Les écrits du Nord
44 pages
10 €
Roman
Alfred Lenglet
Du poison dans les veines
Calmann-Lévy
Coll. France de toujours et d’aujourd’hui
292 pages
19,50 €
Théâtre
Veronika Boutinova
Calais Cul-de-sac
L’Harmattan
Coll. Théâtres
34 pages
8 €
Thierry Maricourt
Pièces d’ateliers
De l’exclusion au théâtre
Éditions Licorne et L’Harmattan
Coll. Villes en mouvement
160 pages
15 €
13
Les revues en revue
L’Abeille
No 30, septembre 2015
Après trente numéros publiés,
« L’Abeille ne butinera plus ».
« L’aventure, pesante ces derniers mois, fut passionnante.
Nous sommes persuadés d’avoir
ouvert ou rouvert un chantier
peu exploité, l’étude de la presse
du Nord − Pas de Calais, alors
que les travaux sur la presse
parisienne ou d’autres régions
ne manquent pas. (…) Avec la fin
de L’Abeille, le chantier n’est pas
refermé. (…) Si l’aventure a duré
dix ans, elle le doit à quelques
soutiens précieux et sans faille.
(…) Que tous soient remerciés !
Souhaitons maintenant que ces
trente numéros de L’Abeille deviennent une référence et qu’ils
soient consultés par de nombreux chercheurs ou curieux,
« usés de lecture » dans les bibliothèques de la région qui
ont ouvert leurs fonds à notre
périodique. Ce serait la réussite posthume de cette revue. »
(Jean-Paul Visse)
ISSN : 1959-0245
15 ¤ les trois numéros
www.panckoucke.org
14
Revue des Sciences
Humaines
La France des Solidarités
Édité par Djemaa Maazouzi
et Nelly Wolf
No 320, décembre 2015
Les slogans scandés dans les
manifestations pendant et
après Mai 68 (« Nous sommes
tous des Juifs allemands !»
« Nous sommes toutes des avortées ! ») signalent l’émergence
d’un nouveau type de solidarité,
fondée sur la fusion, l’inclusion
et le partage. Ce numéro a pour
but d’étudier comment ce nouvel imaginaire de l’universel
s’est inscrit, avec ses utopies et
ses impasses, dans la littérature
et dans l’art.
Florence de Chalonge s’intéresse par exemple à la question
des solidarités dans les « livresfilms » politiques de Marguerite
Duras tandis que Dominique
Viart s’interroge sur l’écriture
solidaire.
Ouvrage publié avec le soutien du CIEREC
(Université de Saint-étienne)
ISBN : 978-2-913761-67-4 / 27 ¤
www.septentrion.com
Cahiers Robinson
Civiliser la jeunesse
No 38, 2015
Si les éducateurs ont toujours
espéré « civiliser » les jeunes
gens par la fiction, ces derniers
revendiquent une liberté de
choix et de jugement. La question des valeurs ne s’en pose
pas moins, mais les nouvelles
formes de récit se veulent plus
ouvertes, en donnant l’occasion
de les découvrir par soi-même
et de les choisir. D’autre part,
la prétention de dire avec certitude où est le Mal a été frappée
de plein fouet par l’ère du soupçon. Lecteurs et spectateurs en
herbe continuent malgré tout
de puiser dans leurs loisirs
culturels d’instructives leçons
de vie. Les diverses contributions ici rassemblées illustrent
les paradoxes liés à ces questions : ces récits forment-ils la
jeunesse ou nous informent-ils
sur elle ? Et ne nous en disentils pas autant sur la société des
adultes ?
ISBN : 978-2-84832-227-8 / 16 ¤
lescahiersrobinson.univ-artois.fr
Cahiers
Pierre Jean Jouve
No 3, 2015
Les articles réunis dans ce troisième opus des Cahiers Pierre
Jean Jouve permettent de mettre
en valeur un aspect particulièrement significatif de l’écriture
de l’auteur, celle de l’« entredeux ». Ainsi s’agit-il d’explorer
l’œuvre jouvienne sous l’angle
des divergences, des oscillations, du tiraillement, voire de
l’opposition. L’ensemble de ces
éléments se retrouvent dans le
choix des genres (entre roman
et poésie), des mouvements artistiques (Jouve tenta de s’associer à plusieurs courants, en
vain), des sources d’inspiration
(la religion et la psychanalyse
sont deux pôles en apparence
divergents, mais en réalité complémentaires), des thèmes, etc.
Les contributions réunies dans
cet ouvrage permettent de
mettre au jour un homme déchiré entre son être et son art,
toujours en quête d’une vérité
personnelle et d’une écriture
qui se veut parfaite.
Éditions Calliopées
ISBN : 978-2-916608-37-2 / 25 ¤
www.calliopees.fr
Focus sur…
Gauheria
nord’
No 66, décembre 2015
Luc Bérimont, né André Leclercq en 1915, a passé sa jeunesse à Ferrière-la-Grande, au
sud de Maubeuge. Ancrage territorial que résume son pseudonyme Bérimont.
Poète, passeur de mots, producteur d’émissions radiophoniques, romancier, auteur du
Bois Castiau réédité en 2015,
Bérimont est évoqué ici dans
sa vitalité lumineuse, au fil
d’évocations personnelles ou
d’analyses proposées par Hélène Hazera, Jacques Bertin,
Carole Auroy, Luc Vidal, Jacques
Vassal, Jean Vasca, Hélène Martin, Michel Aubert, Jean Dufour,
Philippe Delerm et Stéphane
Hirschi.
S’y adjoignent les productions
graphiques de deux des enfants
de Bérimont, son fils graveur
sous le nom de Jules Bonome, et
sa fille Élise Bérimont, avec une
belle série de vidéogrammes ; et,
bien sûr, des textes de Bérimont
lui-même, poèmes, paroles de
chansons, extraits de romans,
ainsi que des photographies et
un témoignage de Marie-Hélène
Fraïssé, sa dernière épouse.
ISBN : 978-2-913858-36-7 / 15 ¤
www.revue-nord.com
Eulalie : Pouvez-vous nous présenter l’association Gauheria, ses collaborateurs ?
Bernard Ghienne : L’association Gauheria est
née du CARL (Cercle archéologique de la région
de Lens) qui s’est formé en 1983 pour mener
des fouilles archéologiques de sauvetage dans
la ville de Lens. Elle a pris le nom de la revue
éponyme, nom latin de la Gohelle.
Initialement, elle a regroupé d’anciens
mineurs ou des intellectuels désireux de mieux
connaître et de mieux faire connaître le passé
de la Gohelle. Depuis trente-deux ans qu’elle
existe, l’association a progressivement perdu
les anciens mineurs mais s’est enrichie de
la collaboration d’enseignants, ou d’anciens
enseignants, du public comme du privé. L’association a toujours désiré garder son indépendance vis-à-vis des élus de la région. Elle prône
les valeurs de civisme et de laïcité et travaille,
autant que faire se peut, dans une perspective
intercommunale.
Quelle est la ligne éditoriale de la revue ?
Gauheria publie désormais quatre numéros par
an, de 80 pages. En outre, sans périodicité fixe,
elle édite des Dossiers de Gauheria consacrés
à un sujet particulier. En 32 ans d’existence,
l’association a fait paraître 95 numéros ordinaires, 3 hors-séries et 10 Dossiers de Gauheria. Ses collaborateurs sont essentiellement les
membres du conseil d’administration mais la
revue reçoit des articles qui proviennent également d’amis belges ou allemands.
Le champ d’investigation de la revue est resté
prioritairement celui de l’histoire de la Gohelle
mais, progressivement, il s’est élargi à l’histoire du département du Pas-de-Calais. Toutes
les disciplines (y compris la sigillographie !) et
toutes les époques intéressent la revue. Tout
article proposé est soumis à un spécialiste
(souvent un universitaire) qui juge de l’intérêt
ou non de le publier. La revue ne publie pas d’article déjà paru dans une autre publication. La
plupart du temps, nous enrichissons les contributions par des illustrations.
Nous terminons chaque revue par des propositions de lecture (rubrique « Livres & Revues »)
et par la présentation, en couleurs, d’une œuvre
d’art issue d’un des quatre grands musées de
la région qui acceptent de collaborer avec nous
(Louvre-Lens, musée des Beaux-Arts d’Arras,
musée Sandelin de Saint-Omer, musée de la
Chartreuse de Douai).
Après plus de trente ans d’existence, comment
voyez-vous l’avenir ?
La période actuelle est difficile pour la revue :
le nombre d’abonnés est en baisse, de même que
les ventes chez les libraires et autres maisons
de la presse. Le prix au numéro et le prix de
l’abonnement (qui n’avaient pas varié depuis
2001) ont dû être augmentés.
Nous venons de prendre la décision de demander à une agence de communication une aide
appropriée pour rénover la revue et pour relancer les abonnements. Cette démarche vise à
nous permettre de repartir avec de nouveaux
abonnés, faute de quoi la revue dépérirait lentement comme tant d’autres.
No 95, décembre 2015
ISSN : 07164-6488 / 9 ¤
15
Jacques Bonnaffé : « Je suis
fait de toutes pièces »
L’acteur de théâtre et de cinéma, né à Douai, revient régulièrement dans sa région natale pour rencontrer ceux qui lui
sont chers, travailler ou fureter dans les librairies en quête de livres qui le ressourcent. Portrait de l’artiste en lecteur.
O
n avait imaginé rencontrer Jacques Bonnaffé chez lui. On
le voyait déjà lové dans son fauteuil préféré, au pied d’une
bibliothèque débordante d’ouvrages chéris et écornés.
Raté ! Le comédien a des semelles de vent. Ce n’est pas pour rien
qu’il a choisi de vivre près de la Gare du Nord, à Paris. Une position
stratégique qui lui permet d’assurer ses quotidiennes poétiques à
France Culture, de tourner dans la série Ainsi soient-ils (actuellement sur Arte) où il incarne un formidable évêque, de sauter dans
un avion pour aller répéter à Lisbonne. De filer surtout à Lille, car
le comédien revient régulièrement dans ce Nord qu’il a quitté à
20 ans. Pour mieux y revenir. « Il faut s’expulser de chez soi pour
mieux comprendre le monde, rappelle-t-il. J’ai un métier merveilleux et j’ai traversé beaucoup de villes. Mais j’ai eu besoin des
autres pour connaître ma région. Jacques Duquesne, par exemple,
m’en parlait merveilleusement et il m’a fait connaître des coins de
Flandre. J’aime à présent flotter entre Lille et Paris. »
On l’attrape donc au vol entre deux TGV. Avec un soin maniaque,
il a choisi le point de rendez-vous : un café où il a ses habitudes du
côté du parc Jean-Baptiste Lebas, le Verlaine. Bien vu, on est venu
lui parler livres. Il ne faut que quelques mots pour le lancer dans
de longues introspections. Souvent il dit nous. Nous, comme les
gens du Nord qu’il embrasse avec bonté et humanité. Souvent aussi
il prend « l’accent drôle » comme il dit. Quand son sujet l’emporte.
Quand c’est l’cœur plus que ch’tiête qui cause.
Le livre et vous, ça se passe comment ?
Je suis très attaché au livre. Pas seulement le petit objet plein de
feuilles, mais toute la filière livre. Ce qui fait que j’ai des rendezvous affectifs − on dit « électifs » quand on est littéraire − avec des
lieux où on réussit à construire une passerelle rassurante entre le
public et les livres. Comme la médiathèque de Grenay*. Il ne faut
pas oublier que les livres, c’est intimidant. D’où la nécessité aussi
d’avoir de bons libraires. Je suis quelqu’un qui se déplace beaucoup.
Pour les trains, il faut des livres. Mais je n’achète pas mes livres
16
portrait ¶
dans les gares. J’ai des libraires que je soutiens, parce que je peux
parler avec eux, mais aussi parce que je les vois eux-mêmes trouver leur bouffée d’oxygène avec leurs clients. À Douai, je vais à La
Charpente par exemple.
Que lisez-vous ?
Quand j’étais môme, j’aimais les romans et les récits. Le théâtre
constitue maintenant mon ordinaire. La lecture de la poésie, à
certaines heures, est fermée, et à d’autres, se fait toute seule.
Chacun met du temps à définir pour lui-même ce qu’est la poésie.
Comment êtes-vous arrivé à la poésie ?
Je suis né à Douai, dans une ville où les poètes sont importants.
Quand la vie me semblait un peu lourde sur la Scarpe, j’avais la
possibilité de penser que s’y étaient exprimés des gens comme
Rimbaud.
Quand on a 15 ans à Douai, on a nécessairement une affinité
avec Rimbaud ?
Non. Je proteste contre moi-même ! Les gens qui cultivent les
grands personnages dans une ville et leur font des statues connaissent généralement très mal les œuvres. Par exemple, Marceline
Desbordes-Valmore, elle a eu bien de la chance de survivre à tous
les hommages qu’on lui a fais à Douai. C’est une des plus belles
écritures féminines. C’est difficile de trouver le fil, car c’est très
larmoyant. Mais moi dans ses élégies, je ressens une énergie
intègre, impeccable d’amour.
Vous êtes quel genre de lecteur ?
Moi, il me faut de l’audace. On pense que les lecteurs sont des
gens calmes. Mais l’audace fait qu’on réussit à faire des lectures
capitales. Je suis fait de lectures qui m’ont nourri et quand je
prends un nouveau livre, ces lectures résonnent encore. On parle
rétrospectivement du Siècle des Lumières. Je pense qu’on est dans le
Siècle des Lumières. En France on a une capacité à résister au livre
écrit. C’est notre langue qui fait ça. L’anglais, c’est de la tchatche,
le français c’est du parlé écrit, du « parlécrit ». Quand je parle, on
voit déjà la phrase se former.
Et le patois, c’est quoi ?
Avec Jules Mousseron, j’ai appris que ce n’était pas de la tchatche.
La tchatche, c’est le chti. Le patois, c’est de la littérature. C’est la
littérature des invisibles, de ceux à qui on n’accorde pas la parole
dans les livres. Le problème, quand on parle du passé, c’est qu’on
le fait en noir et blanc. Mousseron, pour moi, il n’est pas du tout en
noir et blanc. Et s’il l’est, c’est dans un truc hyper chiadé comme
un clip de Bowie. Mousseron a une attaque de son époque et de
son public absolument saisissante. Il y a dans la diffusion de son
œuvre un retard incroyable. Je peux me vanter de faire un travail
assidu sur cafougnette.com pour qu’on puisse avoir accès à des
textes et des enregistrements. Chacun peut s’approprier le patois
à sa manière. Aujourd’hui je défends toujours le patois, le picard,
Cafougnette. Mais je ne ferai plus de spectacle, car ça fait écho à
une défense identitaire qui me met mal à l’aise. Quand je jouais
l’Ambassadeur avec la Fanfare, dans les années 90, il n’y avait pas
encore eu Bienvenue chez les Chtis.
Le patois est devenu une langue drôle…
C’est son évolution. Ça a été la langue du travail et c’est devenu la
langue des sketchs. Ça m’attriste un petit peu mais sans réveiller
aucun combat. Je n’ai pas envie de geindre. Les gens qui se plaignent votent extrême droite et je ne serai jamais avec eux. Il y a
un effet de déclassement qu’on applique à soi-même. On connaît
ça dans les familles, quand on veut être plus malheureux que sa
grande sœur, plus que tout le monde, car comme ça on a au moins
une raison de vivre. Il y a une image des gens du Nord à gros traits.
Les chtis sélectionnés dans les émissions sont des gros cons. Moi
je trouve aux gens d’ici plutôt de la philosophie. Ils encaissent, ils
ne disent rien. Mais depuis dix ans, je les observe dans le métro
17
18
portrait ¶
à Lille. Les visages ont changé. Se recompose dans les traits une
fierté très particulière qui détermine la grâce et la singularité de
chacun dans un temps où tout est standardisé.
L’actualité c’est quelque chose qui vous inquiète ?
On ne peut plus s’en défaire. Quand on ne peut plus regarder l’horizon, on perd l’équilibre.
Godard dit que le cinéma, c’est comme la peinture, ça montre l’invisible. Il y a des choses qui se déroulent sous nos yeux qu’on n’arrive
pas à voir. On pense que tout le monde partage cette idée que c’est
en ce temps présent qu’il faut vivre. Trouver son paradis malgré
tout sur Terre. D’autres répondent qu’ici bas, on n’est rien. Parmi
ces gens là, il y a des grands sages et des grands assassins. Ces
derniers bavent sur la nature de l’homme et ça je ne peux l’accepter.
En faisant du théâtre, c’est la nature
de l’homme que j’essaie de trouver.
Comme Simenon qui disait toujours :
« Je cherche l’homme. » Moi dans l’actualité, je cherche à comprendre ce que
l’on fait sur Terre, dans la continuation
de cette phrase de Malraux, qui dit : « Le
sens de la culture, c’est ce qui répond
au visage qu’a dans la glace un être humain quand il regarde ce
que sera son visage de mort. » Il dit ça de manière glaçante dans
son discours d’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens.
C’était une autre époque, encore emprunte des chocs de la guerre. Il
y a effectivement sur scène une confrontation à la mort que j’oublie
quelquefois. Moi je suis un bon vivant, je fais des cafougnettes.
Mais le jour où je m’en souviens, je fais des meilleurs spectacles.
Le léger marche bien parce qu’il y a toujours la gravité derrière.
beaucoup plus sans souci d’image – et d’ailleurs ce sont de très
bons illustrateurs. Jamais Arno ne s’arrête en disant : vous avez
vu comme je suis drôle. Il laboure son chemin de langage. Nous,
on est un peu instinctifs. Les grammairiens sont outre-Quiévrain.
Jean-Pierre Verhegen, William Cliff, des gens qui manipulent un
paysage. Un paysage, c’est très proche du visage. Les visages sont
des paysages et peut-être que la réciproque est vraie. En tout cas
les Belges en ont un art fondamental. Werner Lambersy, un poète
d’origine néerlandaise qui écrit en français, est aussi passionnant.
Il a une très belle langue. Il trouve de très belles choses grâce à
la poésie. Je crois que la langue française a en elle l’heuristique.
C’est-à-dire qu’à mesure où on écrit, on trouve des choses. La langue
américaine est son inverse absolu. C’est la langue de la repartie.
Nous, on trouve les choses en les disant. Chez les poètes, c’est le
moment où ils répètent un mot pour
en trouver un troisième.
« Je crois que la langue française
a en elle l’heuristique. C’està-dire qu’à mesure où on écrit,
on trouve des choses. »
Vous êtes quelqu’un de drôle ou de grave ?
Drôle. Parce que je suis du Nord. J’ai toujours aimé le double sens
de drôle. Toutes les petites figures qui sont dans les tableaux de
Breughel, ce sont des drôles. On dit ça avec l’accent ouvert. Parce
que nous n’avons pas l’accent grave. On a l’air de ne pas tenir au
sol. Même les plus grands bonshommes que je connais ici ont une
langue volatile. Mais ça ne veut pas dire que les gens du Nord sont
drôles. La moitié est affligée. On veut faire une sorte d’unanimité
en disant qu’ils sont souriants, accueillants, mais c’est pas vrai. Il
y a des villes qui se chargent d’être grande gueule et d’autres qui
sont affligées dans leur tiête. C’est pour ça que je ne me reconnais
pas dans le chti car il faudrait être rigolo tout le temps. Et il faudrait en plus s’associer avec les Picards qui ne sont pas marrants
tout le temps. J’en parle beaucoup avec Jacques Darras, qui est un
poète picard. Les Picards, ils sont de l’intérieur et nous on est tout
du dehors. On pourrait dire homme du Nord, homme des foules,
homme de la Somme, homme de la solitude.
On peut être joyeux sans être comique, non ?
C’est le fait de répéter les choses qui ne va pas. Je connais des gens
qui habitent un peu au-dessus de ma tête : les Belges. Je les trouve
Et au théâtre, qu’est-ce qui nourrit
vos personnages ?
C’est la vie. Aujourd’hui on a un peu
la tendance naturelle à aller chercher
le manuel des solutions. Tout ce que
vous voulez par le livre. Je ne cherche pas de résultat dans le livre.
D’abord je suis trop impressionné, trop admiratif des livres. Je
veux garder pour tout au monde cette admiration. Même pour des
auteurs avec qui je ne serais pas d’accord. Quand Houellebecq a
fini son tour de piste, je suis complètement admiratif. Très juste
écriture, pas très belle. J’ai plutôt besoin de Pierre Michon dans
l’écriture, mais Pierre Michon il n’écrit pas réactif comme ça.
Je suis vraiment héritier du Nord. On est parfois très rêveur, mais
les pieds incroyablement rivés au sol.
Et l’écriture ?
J’ai des copains que j’admire qui ont réalisé un film, écrit un livre.
Moi, je suis interprète. J’écris pour moi dans des cahiers, pour
mettre mes idées au clair. Des notes indéchiffrables. Et mon blog
pour dire mon enthousiasme ou déverser mon fiel de temps en
temps sur ce qui m’agace. J’ai d’abord confiance dans l’écriture
des autres. C’est incroyable ce que je peux perdre de temps à lire
et relire encore. Certains de mes livres ne tiennent plus debout.
J’écris aussi des morceaux de spectacle. J’aime bien faire du montage, du cut-up. C’est ce que je fais avec mon émission à France
Culture. Parfois, les gens ne comprennent pas et pensent que je
ne devrais faire que du patois. Je suis une sorte d’Arlequin : je
suis fait de toutes pièces, avec plusieurs morceaux de littérature.
par
Propos recueillis
Marie-Laure Fréchet
*Inaugurée en juin 2015, la médiathèque-estaminet de Grenay
a accueilli un spectacle de Jacques Bonnaffé lors des Journées du Patrimoine.
Jacques Bonnaffé lit la poésie
Sur France Culture du lundi au vendredi, de 15h55 à 16h,
3 minutes de lecture avec un poète différent chaque jour.
19
éditions Les Venterniers
Fenêtre sur le livre artisanal
À Saint-Omer, la toute jeune maison d’édition Les Venterniers revisite le livre grâce à l’artisanat. Sa fondatrice, Élise
Bétremieux, creuse des fenêtres dans les couvertures et joue avec la mise en page, le tout au service de la parole
d’un auteur.
Les collections
Charlotte Moufti
À
l’image de leur jeune fondatrice,
Élise Bétremieux, les éditions Les
Venterniers sont discrètes et chaleureuses. Leur devanture ne s’expose pas en
plein centre d’une grande ville, mais dans
une petite rue de Saint-Omer. Dans ce lieu
calme, aux murs fraîchement blanchis et à
la lumière douce, Élise Bétremieux, aidée
d’une salariée, Charlotte Moufti, crée des
livres d’un nouveau genre en empruntant
à l’artisanat. À 27 ans seulement, après des
études de lettres, des cours de reliure et des
stages dans quelques maisons d’édition
parisiennes, Élise Bétremieux donne nais20
sance à des livres qui ne sont ni l’habituel
livre industriel, ni le livre d’artiste. Le cœur
de son métier, c’est d’offrir à la littérature
un livre artisanal comme écrin. Bousculer
le lecteur, mettre en valeur un texte et
défendre une vision du monde… Telles
sont les ambitions poursuivies par Les
Venterniers, une petite maison pas comme
les autres qui creuse des fenêtres dans les
couvertures de ses livres. « Venternier est
un mot du xixe siècle qui a été oublié. La vanterne signifie à cette époque la fenêtre et le
venternier est le cambrioleur qui s’introduit
par la fenêtre », sourit la jeune femme.
Après avoir démarré avec le livre Au cageot
d’argot de Pierre Audran, un texte aux
élans oulipiens, construit sur la base de
l’écriture contrainte, les éditions Les
Venterniers ont enrichi leur catalogue en
se laissant séduire par des textes. Pour
la jeune éditrice, « La Chambre forte » est
sans doute la collection la plus emblématique de sa maison d’édition : « Elle ne
comporte pas de genres particuliers et est
destinée à tout ce qui est étrange, mystérieux. Nous avons mis en place trois livres
d’enquête littéraire, un livre de poésie
sur le thème de la nuit et de l’insomnie… »
Un des derniers-nés, le livre 22 figures au
passage, qui propose un voyage autour
des vingt-deux arcanes majeurs du Tarot
de Marseille, a fait l’objet d’une exposition du 12 décembre 2015 au 23 janvier
2016 à la bibliothèque d’agglomération de
Saint-Omer. Une deuxième collection, « La
Source et la Suite », mêle fiction et poésie
sur les sujets de la quête d’unité, d’origine. De son côté, la collection « Stylicide »
comporte des écrits « plus critiques, plus
agressifs, plus coup de poing, avec un
travail littéraire important et des formes
souvent hybrides… », explique l’éditrice.
La collection « Le chant des artisans »
dresse quant à elle le portrait de figures
emblématiques de l’artisanat, peu importe
le genre employé. Elle comporte ainsi
Le Bois Castiau, récit d’enfance du poète
Luc Bérimont, co-publié avec les éditions
édition ¶
Le Castor Astral. Enfin, la collection « Les
Vagabonds » explore les relations entre les
humains et les territoires : « Comment ils
l’habitent, quelle influence réciproque ? »,
décrit Élise Bétremieux. Une nouvelle
série traitant de la thématique « Sur les
toits » est parue dans cette collection en
décembre.
De la passion à l’entreprise
L’aventure des Venterniers a démarré
avec des manuscrits qui ont plu à Élise
Bétremieux et qu’elle a eu envie de créer,
dès juin 2012, bien avant de professionnaliser cette activité. « C’est après avoir
fabriqué plusieurs livres que je me suis dit :
tiens, je suis éditrice ! Et je me suis demandé ce qu’allaient devenir Les Venterniers »,
raconte la jeune femme. « Cette aventure
était d’abord une passion, je ne songeais
pas à en faire une entreprise. Mais comme
les commandes augmentaient, il fallait
faire un choix : soit je professionnalisais
cette activité, soit elle restait en marge
d’un autre métier. » Et d’ajouter dans un
sourire : « J’ai voulu prendre le risque. »
C’est ainsi que les Venterniers ont vu le
jour, officiellement, en janvier 2015. La
jeune maison est installée à Saint-Omer,
dont est originaire Élise Bétremieux. Un
choix d’implantation qui s’est avéré porteur : « Il n’y a pas d’autres maisons d’édition à Saint-Omer, ce qui a permis un
meilleur accompagnement. Le projet a été
suivi par la CCI, la mission locale ou Ipso…
Cette entreprise était très différente de
celles qu’ils accompagnent d’habitude et
nous avons eu droit à des tableaux de trésorerie presque sur-mesure », s’amuse l’éditrice. Avec le recul, elle commente : « Créer
une société n’est pas une mince affaire ! »
La jeune maison d’édition se donne trois
ans pour atteindre l’équilibre.
des prix plus bas. Par ailleurs, la maison
d’édition teste depuis septembre des projets de livres plus chers, qui permettront
d’en financer d’autres. « On vend de plus
en plus », se réjouit aujourd’hui l’éditrice.
La jeune maison se fait connaître par le
bouche-à-oreille et les partenariats, par
exemple avec l’association « Saint-Omer en
toutes lettres », qui promeut la création poétique. « Sortir sept livres par an, plus ceux
de la collection « Les vagabonds », serait
l’idéal », affirme l’éditrice. Mais pour le
moment, la jeune maison en publie presque
deux fois plus. « On s’emballe trop ! », rit
Élise Bétremieux. Enfin, Les Venterniers
ont aussi un espace librairie. Bien mise
en avant dans leur vitrine, cette activité
leur permet de proposer à la fois leurs
propres livres mais aussi des livres industriels d’autres maisons d’édition. S’y trouvent notamment les coups de cœur d’Élise
Bétremieux, ceux qu’elle évoque avec une
passion contagieuse, à l’image du roman Le
vieux qui lisait des romans d’amour, de Luis
Sepúlveda, ou encore de l’essai Une brève
histoire des lignes, de Tim Ingold.
Élodie Soury-Lavergne
www.lesventerniers.com
Un idéal de sept livres par an
Les livres artisanaux des Venterniers sont
disponibles sur le site internet de la maison d’édition, sur les salons et chez une
vingtaine de libraires. Leur prix tourne
en moyenne autour de vingt euros mais
comme Les Venterniers veulent un public
large, certains ouvrages sont proposés à
élise Bétremieux
21
So’Book mise sur
le livre à la demande
L’imprimerie roubaisienne So’Book, fondée en 2009 par Thierry Ghesquières, veut renouveler la chaîne du livre en
proposant aux éditeurs d’imprimer un titre à partir d’un seul exemplaire.
C
haque année en France, la production de livres augmente.
Selon les chiffres publiés en mars 2015 par le ministère
de la Culture et de la Communication, cette production
a connu une hausse de 3,7 % en 2013 et même de 7,3 % en 2014,
avec un total de 80 255 titres. Une nouvelle qui serait plutôt
réjouissante, si chacun de ces livres trouvait son lecteur. Mais
le modèle économique en vigueur sur le marché du livre a plutôt
tendance à battre de l’aile. « Il y a 600 millions de livres imprimés
en France chaque année et il ne s’en vend que 430 millions… »,
regrette Thierry Ghesquières, fondateur et actuel dirigeant de
l’imprimerie roubaisienne So’Book. Un constat qui a conduit cet
imprimeur, dont la clientèle se compose en majorité d’éditeurs, à
se concentrer sur les petites séries de livres, démarrant même à un
seul exemplaire imprimé. « 500 livres, c’est une grosse commande
pour nous ! Notre tirage moyen est de quatre exemplaires », indique
Thierry Ghesquières. Pour donner un ordre de grandeur, le tirage
moyen pour un titre en France en 2013 était de 5 966 exemplaires.
Thierry Ghesquières a donc choisi d’avancer à contre-courant sur
le marché du livre.
L’impression en petites séries
« J’ai créé So’Book en juillet 2009, pour répondre aux besoins
d’un ami éditeur parisien : il souhaitait pouvoir imprimer à partir
d’un seul livre », raconte Thierry Ghesquières. Une activité qui est
restée depuis le cœur de métier de cette imprimerie roubaisienne :
« J’ai créé une usine à faire du livre à la demande », sourit le dirigeant. Un positionnement qu’il défend avec conviction : « Nous
sommes dans un monde où tous les éditeurs ont trop de stock, ce
qui a un coût, et où la durée de commercialisation d’un livre est
de plus en plus courte. Le fait d’imprimer en petites quantités
permet de calculer les stocks au plus juste et de faire facilement
des réassorts. » équipée de cinq presses numériques, So’Book est
22
sur un rythme de près de 45 000 livres imprimés par mois, avec
11 000 titres différents. Pour le moment, les chiffres semblent valider ce positionnement : « Nous réalisons une croissance annuelle
de 20 à 30 % et cela va continuer », affirme le dirigeant. So’Book
devrait afficher cette année un chiffre d’affaires de deux millions
d’euros, avec une vingtaine de salariés, en étant rentable. Si cela
fonctionne, « c’est parce que nous avons automatisé un maximum
les flux comme la passation de commandes, la vérification des
fichiers, le lancement de l’impression… », explique l’imprimeur.
400 clients éditeurs
Aujourd’hui So’Book travaille pour quelque 400 éditeurs en
France et dans des pays francophones : Belgique, Canada et
Suisse. Et l’imprimeur ne compte pas en rester là car rien qu’en
France, le nombre d’éditeurs frôle les 3 000. Thierry Ghesquières
est confiant : « Nous avons le bon produit au bon moment. Ce sont
les petites maisons d’édition qui ont commencé à travailler avec
nous mais à présent, les grosses maisons s’y mettent aussi. C’est
une tendance générale de l’édition. » La majeure partie des livres
imprimés par So’Book entre dans la catégorie de la littérature
générale. Viennent ensuite les ouvrages dédiés au marketing, puis
les livres scolaires. Avec son positionnement particulier, l’imprimerie ne fait pas de beaux-livres : « L’impression à la demande
passe par de la presse numérique : le noir et blanc est viable mais
les couleurs ne le sont pas à l’intérieur de l’ouvrage », note l’imprimeur. Celui-ci se dit peu inquiété par la concurrence : « Nous avons
quelques concurrents nationaux comme Jouve, régionaux comme
Reprocolor ou européens comme CPI ou Books on demand. Mais
nous ne sommes pas sur des tailles d’entreprise similaires, ni
sur le même positionnement. » Pour que le modèle économique de
So’Book fonctionne, il faut que l’imprimeur puisse livrer rapidement les éditeurs, mais aussi qu’il rationalise les investissements :
édition ¶
Thierry Ghesquières et Patrice Dumas
« Il existe au moins six types d’imprimeries différents et nous ne
voulons pas investir dans tous les métiers », indique le dirigeant.
Ce dernier a donc décidé de nouer des partenariats avec d’autres
imprimeurs : « Nous leur livrons notre ERP (NDLR : logiciel de
gestion) dédié à la production, la facturation et la relation client.
Depuis juillet, j’ai signé un partenariat avec les imprimeries
Marquis au Canada et, en France, six ou sept imprimeurs sont
intéressés. »
Des activités de diffusion et d’édition
Depuis juillet 2014, So’Book a aussi une activité de diffusion,
So’Book Diffusion, auprès d’une trentaine d’éditeurs situés dans
le grand Nord, sur le territoire national et en Belgique. « Nous
avons cinq commerciaux qui rayonnent sur toute la France. Nous
vendons 15 000 livres par mois, auprès de 8 000 points de vente,
et 45 % du prix de vente HT du livre revient à l’éditeur », précise
Thierry Ghesquières. So’Book Diffusion propose aussi ses services
aux libraires : « Nous leur offrons d’être directement connectés à
une imprimerie, pour produire les livres à la demande. Ils peuvent
ainsi contrer Amazon en ayant eux aussi un fonds important mais
peu de stock. » Pour compléter ses activités, Thierry Ghesquières
a également pris, en mai 2015, 40 % du capital des éditions Sutton
à Tours : « Pour bien connaître le métier de nos clients, il faut le
faire », explique le dirigeant. Sutton dispose d’un fonds de 3 000
titres et sort une centaine de nouveautés par an. Leur collection
principale se compose de livres racontant l’histoire des villes à
travers d’anciennes cartes postales. Enfin, l’imprimeur s’est aussi
lancé début 2015 dans la réimpression de titres épuisés. « Les éditeurs nous envoient un livre papier, que l’on scanne pour recréer
un PDF imprimeur. Cela leur permet de rivaliser avec le marché
de l’occasion », explique Thierry Ghesquières. Il conclut ensuite,
optimiste : « So’Book s’appuie sur les éditeurs et les libraires pour
renouveler la chaîne du livre, qui est en pleine mutation. »
élodie Soury-Lavergne
www.sobook.fr
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Ateliers d’écriture
En lisant en écrivant
Les ateliers d’écriture font florès ! Le portail Eulalie en recense une douzaine en région mais il y en a probablement
beaucoup plus, portés par des associations, des bibliothèques, voire des auteurs. Dernier venu dans le paysage régional, Le Labo des histoires, installé à La Condition publique à Roubaix, s’est engagé dans un programme ambitieux
d’action culturelle en direction du jeune public.
F
ondée en 2011 à Paris par une équipe
de militants venus du monde de la
presse écrite, l’association Le Labo
des histoires s’est donné dès le départ pour
objectif de renforcer le lien entre les jeunes
et l’écriture après avoir fait le constat
qu’en France « toutes les expressions artistiques ont leurs espaces de transmission…
sauf l’écriture ! » Dans l’esprit de ses ani-
mateurs, l’association doit donc devenir
« un lieu d’échanges et d’apprentissage
pour les romanciers, scénaristes, paroliers en herbe… où ils puissent rencontrer
des auteurs, bénéficier de leurs conseils,
de leur expérience ». Les ateliers sont
aussi destinés aux jeunes en situation
de blocage face à l’écrit. L’association
invite donc ses « laborantins » à des ateliers adaptés à chacun pour qu'il tente de
surmonter ses difficultés en libérant son
imaginaire…
Antenne régionale
Aude Métayer, Caroline Pilarczyk et Clément Herman
24
En 2014, l’association est lauréate du programme national « La France s’engage »,
initié par le président de la République et
Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la
Jeunesse et des Sports. Le programme a
pour but de soutenir les initiatives socialement innovantes en leur permettant
notamment de changer d’échelle. Grâce à
ce soutien, Le Labo des histoires a prévu
d’ouvrir 15 nouveaux centres en France
métropolitaine et ultra-marine à horizon
2017. Quatre antennes régionales fonctionnent d’ores et déjà en Lorraine, en
Martinique, dans le Val-d’Oise et, depuis
quelques mois dans le Nord – Pas de Calais.
La région a retenu l’attention du Labo en
raison de son dynamisme culturel mais
aussi de sa pyramide des âges, puisque le
Nord – Pas de Calais est la région la plus
jeune de France. Autre motif d’engagement, l’éloignement d’une partie de la
population avec l’écrit qui fait de la région
la lanterne rouge nationale pour son taux
d’illettrisme : 12 % de la population quand
la moyenne nationale est à 9 %.
L’enjeu est donc important pour Caroline
Pilarczyk, responsable de la toute nouvelle antenne Nord – Pas de Calais du Labo
des histoires, qu’elle anime avec l’aide
de deux volontaires en service civique.
Après une première phase d’expérimentation jusqu’en septembre 2015 (il s’agissait
alors de « prendre la température »), l’association a pris ses quartiers définitifs à La
Condition publique, à Roubaix.
La ville de Roubaix n’est pas un choix
anodin, explique Caroline, puisqu’elle dispose de nombreuses ressources : sa jeunesse d’abord, mais aussi ses équipements
comme la médiathèque La Grand-Plage, ses
dispositifs éducatifs, à l’image de l’école
de la deuxième chance.
Construire des partenariats
à partir de ce point d’ancrage, Le Labo a
enclenché un programme d’activités sur
tout le territoire régional en s’appuyant
notamment sur des partenariats avec des
structures culturelles : la Compagnie générale d’imaginaire, la librairie Par Mots et
Merveilles…
éducation artistique et culturelle ¶
Depuis, de nouveaux partenariats ne cessent de naître. La suite tient à l’art de « faire
ensemble » comme le souligne Caroline
tout en rappelant que Le Labo s’adresse
aux moins de 25 ans et se positionne donc
de façon bien particulière. La métropole
lilloise, l’agglomération dunkerquoise, le
Val de Sambre et l’Arrageois bénéficient
déjà de la présence régulière du Labo, « pas
encore assez présent sur le Pas-de-Calais »,
regrette cependant la directrice. « Nous
avons présenté le projet un peu partout
avec toujours ce point d’honneur : quel est
l’intérêt pour les partenaires ? »
Les partenaires, ce sont aussi les auteurs.
« Certains noms étaient évidents, les autres
sont arrivés grâce au bouche-à-oreille. » Déjà,
on a pu croiser Patrice Robin, fort de ses
quinze ans d’expérience dans la pratique
d’ateliers, mais aussi des débutants comme
Olivia Profizi ou Olivier Dubouclez, qui se
sont lancés dans l’aventure avec enthousiasme. Des projets sont en cours avec Nadine
Ribault et d’autres écrivains de talent.
Mener des actions fortes…
Cet été, l’opération nationale « Lire en
short » a donné lieu à un atelier de correspondance numérique à Fécamp ainsi qu’à
Moment de slam entre les élèves de 6e et l’auteur Albert Morisseau-Leroy
des ateliers itinérants de Nancy Guilbert,
auteure jeunesse, dans trois librairies. Une
belle opportunité pour Le Labo, fraîchement
installé dans la région. Le siège de l’association à Paris propose également des ateliers
communs à toutes les antennes, à l’image
du cycle roman mené par Patrice Robin à la
librairie des Quatre chemins, à Lille.
Très récemment, l’association est intervenue auprès d’élèves de 6e du collège de
Wazemmes, à Lille. Elle a emmené dans
ses bagages le collectif « On a Slamé sur La
Lune ». Cette rencontre a donné lieu à un
travail sur le thème de la laïcité. Lors de la
restitution de l’atelier à L’Odyssée médiathèque de Lomme, les pré-adolescents se
sont exprimés sur ce thème d’actualité, à
leur façon bien à eux. Bilal, 12 ans : « J’ai
écrit sur le racisme, la laïcité. C’est important parce qu’il y a plein de personnes
racistes. » Sarah, 11 ans : « La fraternité,
un pour tous, tous pour un, un lien de solidarité. » Au moyen de l’écriture et du slam,
ils ont pu dire avec leurs mots ce qu’ils
ressentaient. Tout simplement.
Prescillia Wattecamp
Prochains rendez-vous :
Cycle polar à la bibliothèque de Nœux-les-Mines,
tous les mercredis du 10 février au 30 mars, de 17h à 19h.
Pour les 15/25 ans. Animé par Richard Albisser.
Atelier slam à la médiathèque de Moulins
dans le cadre du Printemps des poètes. Pour les 15/25 ans.
Les mardis et jeudis du 1er au 23 mars de 17h à 18h.
Animé par Marc Alexandre Oho Bambe et Albert MorisseauLeroy du collectif « On a Slamé sur La Lune ».
Atelier slam à la médiathèque émile Zola de Saint-Pol-sur-Mer,
le 16 mars de 14h30 à 16h30. Pour les 8/15 ans.
Animé par Albert Morisseau-Leroy.
Lectures d’albums avec Patrice Gaches, professeur de français
Contact :
Caroline Pilarczyk / [email protected]
06 82 29 20 17 / labodeshistoires.com
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Lire et écrire pour tous
Dans la Sambre-Avesnois, l’association Mots & Merveilles se bat pour aider les adultes à lire, écrire et compter et
ainsi, à reconquérir une part de liberté.
« Ils pleurent souvent lors de la première
rencontre : c’est dur d’avouer qu’on ne
sait ni lire, ni écrire », s’émeut Caroll
Weidich, la directrice de Mots & Merveilles.
Elle peut être fière aujourd’hui : rien que
l’année dernière, son association a accompagné gratuitement près de 500 illettrés
et analphabètes*. Cette main tendue est
salvatrice pour maîtriser les bases de la
lecture, de l’écriture et du calcul. Même si
le premier entretien à Mots & Merveilles
est souvent une épreuve, les effets sont
rapidement visibles. « Dès les premiers progrès, ils se redressent, ils relèvent la tête :
c’est notre victoire. »
Ce gigantesque travail de fourmi aurait
été impossible sans le soutien précieux des
255 bénévoles mobilisés chaque semaine.
Parmi eux, beaucoup d’enseignants retraités mais aussi des étudiants, des salariés
en activité ou en recherche d’emploi. Le
pré-requis ? Être titulaire au minimum du
baccalauréat. « Pour beaucoup, c’est plus
que donner quelque chose : c’est rendre une
personne autonome pour faire ses courses
comme pour trouver un travail », poursuit
la directrice. Chaque bénévole reçoit des
L'équipe de Mots & Merveilles (du fond, de gauche à droite ) : Pascale Zubbani, Corinne Marchand, Pascal Duplouy, Mylène Bouityvoubou, Séverine Julien, Caroll Weidich (directrice), Maëva Leveneur, Justine
Priez, Valérie Maufroy, Carole Delattre, Audrey Chatelain, Sabrina Depierre.
26
éducation artistique et culturelle ¶
formations adaptées, avec au minimum
six jours par an (et jusqu’à 40). L’objectif,
c’est d’apprendre à transmettre son savoir,
à animer une séance tout en respectant
l’autre dans ses difficultés.
Du côté des analphabètes et des illettrés,
les raisons qui poussent à faire appel aux
services de Mots & Merveilles sont aussi
multiples que les parcours : un mari qui
voudrait bien savoir écrire des SMS à
son épouse, un fiancé qui repousse son
mariage parce qu’il ne sait pas signer,
une maman soucieuse d’accompagner son
enfant qui vient d’entrer au CP, un salarié
qui butte sur la rédaction de son CV, un
jeune qui souhaite passer son permis de
conduire, une jeune maman qui n’a pas su
remplir des papiers… Dans la région Nord
– Pas de Calais, selon l’Insee, l’illettrisme
touche 12 % de la population, soit quatre
points de plus que la moyenne nationale.
« Ce n’est pas toujours la faute de l’école.
C’est surtout une accumulation de problématiques dans des parcours très difficiles », résume la directrice de l’association, ancienne enseignante de français
originaire d’Aulnoye-Aymeries (cf. encadré). Le dénominateur commun de toutes
ces personnes en difficulté face à l’écrit ?
« Un manque de confiance en soi : certains
de nos apprenants continuent d’ailleurs
de croire qu’ils ne savent pas lire. » C’est
pourquoi, à Mots & Merveilles, il n’y a pas
de maîtres, encore moins d’élèves mais
des bénévoles et des apprenants. Pendant
les rendez-vous, une certaine proximité se
crée : on ne fait pas que travailler, on passe
aussi un joli moment d’échange et de partage. Les apprenants deviennent des amis,
des soutiens, des relais. Il est de toute façon
impossible d’apprendre sans un minimum
de confiance et de bienveillance.
Les ateliers touchent les problèmes quotidiens : établir un chèque, faire ses courses,
compter la monnaie rendue, savoir se déplacer en transport en commun, etc. L’atelier
« estime de soi » tient une place centrale :
les traumatismes face à l’écrit sont souvent
liés à des blessures d’enfance. « Beaucoup
ont trouvé des subterfuges pendant des
années. » À l’exemple de ce salarié qui préférait s’énerver que de signer une pétition
qu’il ne savait pas déchiffrer, quitte à passer pour un grognon. Ou encore cet ouvrier
qui « fabriquait des mots » la veille quand
il savait qu’il allait avoir un document à
remplir le lendemain. Ou encore cette mère
de famille qui avait toujours acheté grâce
aux images des emballages, sans savoir
distinguer les prix. Pour tous, en filigrane,
se devinent la « honte » et aussi l’enfermement dans un tel secret.
Après sept ans d’existence, Mots &
Merveilles a aujourd’hui une tonne de belles
histoires à raconter. Comme cette mère et sa
fille devenues accros de la lecture, toujours
fourrées à la médiathèque d’Aulnoye-Aymeries. Ou encore Daniel Vannet, ancien illettré arnaqué pendant 23 ans par son ancien
employeur (payé à mi-temps alors qu’il effectuait un temps complet) bien décidé « à ne
plus se faire rouler ». Repéré par de jeunes
réalisateurs dans un reportage de France 2,
il a décroché début 2015 le prix d’interprétation au Festival international du courtmétrage de Clermont-Ferrand.
Gaëtane Deljurie
*Un illettré a déjà suivi cinq années d’enseignement à l’école.
Un analphabète n’a jamais appris à lire ni à écrire.
Si vous aussi, vous souhaitez apporter votre bénévolat,
contactez l’association Mots & Merveilles
31 bis rue la Fontaine, 59 620 Aulnoye-Aymeries.
03 27 63 77 28 / [email protected]
www.asso-motsetmerveilles.fr
Caroll Weidich,
pilote de Mots & Merveilles
Elle vient de remporter le prix Solidarité
Nord – Pas de Calais, décerné par Version
Femina et Europe 1, en partenariat avec
les magasins Leclerc : une dotation de
7 000 ¤ et une campagne gracieuse
sur Europe 1 d’une valeur de 50 000 ¤.
La récompense est aussi symbolique
pour Caroll Weidich, qui se bat depuis
huit ans pour faire vivre son association
de lutte contre l’illettrisme. Ancienne
enseignante de français au lycée privé
Jeanne d’Arc d’Aulnoye-Aymeries, elle a
été confrontée de près à l’illettrisme dans
sa carrière : des mots de liaison qui ne
sont pas paraphés, des réponses à des
questions écrites qui n’arrivent jamais…
« Et le pire, c’est que j’insistais », se souvient-elle.
Lorsque le Conseil régional Nord – Pas
de Calais lui a proposé de coordonner
les actions du Réseau Lire en SambreAvesnois, elle a sauté le pas. « Après
quatre ans à coordonner les différents
organismes de formation, j’ai eu envie
de créer une structure, toujours dans la
lutte contre l’illettrisme », confie-t-elle.
Elle fonde alors l’association Mots &
Merveilles en 2008, avec comme premier
soutien l’agglomération Maubeuge-Val
de Sambre. Les actions ont d’abord été
itinérantes dans les médiathèques (l’association est encore présente dans celles
de Ferrière-la-Grande et de Jeumont).
Peu à peu, Caroll Weidich, adjointe à
l’éducation et aux affaires scolaires
d’Aulnoye-Aymeries depuis 2014, a
réussi à convaincre des soutiens de
taille : conseils départemental et régional, Agence nationale pour la cohésion
et l’égalité des chances, communes
mais aussi partenaires privés comme
Transdev, Promocil via le Fonds social des
habitants, les fondations SNCF et Crédit
Mutuel pour la lecture ou encore la fondation Orange. Plus de 15 partenaires privés
sont aux côtés des illettrés désormais.
Mots & Merveilles possède aujourd’hui
quatre centres à Aulnoye-Aymeries,
Feignies, Fourmies et Maubeuge.
G.D.
Mots & Merveilles intervient aussi auprès de
400 enfants de maternelle, cours préparatoire et classe
d’intégration scolaire pour les lectures à voix haute.
En répondant à l’appel à projets Terre de Lecture
de l’ONG Bliblionef, l’association vient également
de distribuer 4 000 livres neufs dans les écoles très
rurales où il n’y a ni bibliothèque, ni bibliobus.
27
Regards sur la librairie 1/2
Le livre d’occasion
à portée de main
Ils ont placé le livre d’occasion au cœur de leur deuxième vie. Martine Sauvage, Jean-Philippe Leclercq et Johann
Vandomber sont tous trois devenus bouquinistes ambulants après avoir exercé une activité sans rapport direct avec
le livre. Confrontés à des conditions de travail similaires, leur pratique diversifiée offre néanmoins un panorama
contrasté de ce métier-passion.
Martine Sauvage
28
librairie ¶
« Je suis tombée amoureuse d’un bouquiniste », confie Martine
Sauvage, la plus expérimentée des trois, pour expliquer son
entrée dans la profession après une brève carrière d’interprète en anglais. C’était il y a une vingtaine d’années. Les cinq premières, elle déplie ses étals dans les facs − Lille 3, Amiens et même
Nancy − pour « vendre des livres intéressants », essentiellement des
essais de sciences humaines en poche. Les cinq suivantes, elle les
passe entre Merlieux-et-Fouquerolles (Aisne) et des marchés parisiens spécialisés, comme Georges-Brassens (XVe arrondissement)
ou Saint-Mandé (Val-de-Marne). En Picardie, d’où elle est originaire, elle est installée « en dur » dans la perspective d’un village
du livre qui finalement ne verra pas le jour en raison, estime-t-elle
avec le franc-parler qui la caractérise, d’un « déficit de culture ».
En 2005, Martine Sauvage déménage à Lille. Mais plus question
de déballer à l’université. « Le livre n’est plus une priorité des
étudiants. Ça marcherait mieux si j’étais dealer ! » À 47 ans, cette
diplômée en filmologie se définit comme libraire d’occasion « non
sédentaire ». Sur le marché de la place Sébastopol, le samedi
matin, elle entretient des relations ambivalentes avec le chaland.
« Certains regardent de loin. Je leur dis : “Approchez, les livres
ne vont pas vous sauter dessus !” » Le dimanche, au Vieux-Lille,
elle retrouve une clientèle plus aisée à laquelle elle peut proposer
ses pièces « haut de gamme ». Le reste du temps, la bouquiniste
lilloise sillonne la région « de Calais à Fourmies » pour « faire des
adresses », en quête d’ouvrages d’érudition « qu’on ne trouve pas
ailleurs ». C’est au demeurant l’aspect qu’elle préfère dans son
métier : rencontrer des particuliers chez eux et pénétrer leur intimité à travers les livres dont ils se séparent.
Le livre ancien, « source d’alimentation » pour les plus âgés
L’échange est aussi l’une des motivations de Jean-Philippe
Leclercq, 73 ans. Lui est devenu bouquiniste itinérant en 2002,
juste après son départ à la retraite. « Je veux montrer aux gens
qu’il existe des choses anciennes intéressantes. Les jeunes sont
ébahis de trouver des bouquins d’avant 1945 ! » Chaque année, cet
ancien haut fonctionnaire parcourt 5 000 kilomètres en campingcar sur les routes du Nord et alentour pour déployer son commerce
de vieux livres, nommé « Le Tourne-pages » en hommage à un ami
collectionneur disparu. « Il avait besoin, disait-il, de tourner des
pages pour retrouver les documents que je lui demandais. »
Jean-Philippe Leclercq, lillois lui aussi, passe la plupart de ses
week-ends sur des salons, des foires ou des braderies. « Je n’ai pas de
calendrier donné. Chaque année, je retrouve certains lieux, comme
Arras, Merlieux ou Hazebrouck, et j’en visite de nouveaux. » Une
« errance » qui ne l’empêche pas de compter des fidèles parmi ses
clients : « Ceux qui viennent aux manifestions du livre en région
me repèrent grâce au camping-car. » Sur les étagères en bois de son
stand orné d’étiquettes élégantes, les ouvrages anciens parfois
restaurés par son épouse sont classés par thème : régionalisme,
manuels scolaires de 1860 à 1960 (son ex-instituteur de père lui en
a légué cinq tonnes à sa mort), ésotérisme, sciences et techniques,
etc. Pour ce physicien de formation, les « forains » comme lui jouent
Jean-Philippe Leclercq
un rôle important dans la vie rurale. « On va dans des endroits sans
libraires ni bouquinistes. C’est formidable pour les gens du coin,
on amène le livre là où il n’y a plus de bibliothèque. Notre type de
fonctionnement répond à un besoin de la population, notamment
âgée. On est une source d’alimentation non négligeable », résume
l’éloquent propriétaire du Tourne-pages.
Rendre le livre plus accessible
Comme son aîné, Johann Vandomber revendique l’utilité sociale de
son projet de reconversion professionnelle. Celui-ci s’est dessiné
en 2011, à l’issue d’une expérience difficile avec la structure associative qui l’employait. « J’avais envie de créer un truc. Au départ,
c’était juste bouquiniste. L’idée du lien social et de la redistribution est venue après les premières rencontres. » Contrairement à
ses alter ego lillois, ce Roubaisien de 34 ans récupère les livres
sous forme de dons qu’il redistribue à 90 % à des associations.
Le reste est bradé sur des sites web marchands, mais aussi sur
des marchés et des salons. « Je ne voulais pas travailler que sur
29
¶ librairie
Internet. Dehors, ça me permet d’être au plus près des gens. »
Impossible de le manquer là où il stationne, comme au marché du
centre de Roubaix, le samedi matin : derrière son étal, constitué
de simples planches et de tréteaux, trône une camionnette rouge
réaménagée en librairie mobile dans laquelle les clients peuvent
piocher parmi quatre cents livres. « C’est vraiment ma petite boutique », sourit l’enthousiaste bouquiniste « nomade », ainsi que
lui-même se qualifie.
Johann Vandomber revend essentiellement de la littérature « ultrapopulaire » : romantisme, polar, fantastique, religion, etc. Avec
l’idée de « rendre le livre plus accessible ». « Certains de mes clients
n’ont jamais mis les pieds dans une librairie », constate l’ancien
éducateur, particulièrement fier du caractère altruiste de son activité qui, à son grand regret, ne bénéficie pas du statut d’entreprise
sociale et solidaire.
Une activité peu rentable mais humainement enrichissante
Aujourd’hui, Johann Vandomber considère son projet comme
« mature mais pas stable ». Les ventes sur le Web lui apportent
l’essentiel de ses maigres revenus mais rien, selon lui, ne vaut le
lien direct avec les gens. Martine Sauvage, elle, ne vivrait pas de
son travail sans l’activité de vente en ligne de livres d’occasion de
son compagnon. « J’aimerais bien avoir pignon sur rue quand je
ne tiendrai plus physiquement », dit-elle. Quand il n’aura plus la
force de transporter de lourdes caisses de livres ni d’affronter les
aléas météorologiques, Jean-Philippe Leclercq envisage quant à
lui de migrer sur Internet pour écouler son stock de beaux-livres.
Bouquiniste ambulant n’est peut-être pas une activité financièrement rentable, mais c’est un métier humainement enrichissant.
Jérôme Champavère
Martine Sauvage
Présente le samedi matin sur les marchés place Sébastopol et le dimanche matin
place du Concert (Lille). 06 73 35 97 26 / [email protected]
Jean-Philippe Leclercq
Présent aux salons du livre d'Arras, Merlieux, Hazebroucq ...
Johann Vandomber
Début 2016, il a rejoint l'équipe de RecycLivre, qui collecte gratuitement des livres d'occasion
avant de les revendre en ligne puis de reverser 10 % du chiffre d'affaires à des associations
œuvrant pour la promotion de la lecture. L'activité solidaire du jeune Roubaisien se poursuit
donc, mais plus sur les marchés ni dans les salons. 06 70 48 39 54 / www.recyclivre.com
Johann Vandomber
30
librairie ¶
Regards sur la librairie 2/2
Jeunes créateurs
À la différence des territoires ruraux, moins bien lotis, la métropole lilloise continue à susciter de nouvelles vocations de libraires. Quatre établissements ont fait une apparition remarquée à Lille et Tourcoing, donnant aussi une
valeur ajoutée à l’offre de livres dans leur quartier.
Humeurs noires, spécialité polar
Pourquoi avoir choisi cet endroit ?
Olivier Vanderbecq : J’avais d’abord pensé à
deux autres endroits, dont un dans le VieuxLille, mais ça ne s’est pas fait. Ma femme,
qui avait habité à Wazemmes quand elle
était étudiante, a été conquise par la cave
en-dessous du magasin, qui collait bien avec
mon projet. Je trouve que c’est un quartier
qui met en avant la culture, qui « s’intellectualise ». à Wazemmes, on trouve vraiment
une multiplicité de catégories de gens. C’est
aussi un quartier vivant, où les gens aiment
la culture de la proximité : 4 clients sur 5
sont des habitants ou des commerçants du
quartier. Et il y a le marché le dimanche :
je pense bientôt ouvrir le dimanche matin,
proposer des ateliers pour les enfants pendant que les parents font le marché.
Quelle est la spécialisation de votre
librairie ?
Le roman noir ! Parce que le roman noir,
c’est la littérature mais la France l’a oublié.
Ronsard, Zola, Balzac, Hugo, ils sont tous
dans le noir ! J’ai été élevé au San Antonio,
au Sulitzer, au Ludlum. La France a catalogué le roman noir dans la littérature
« SNCF » mais un auteur comme Lebel pourrait écrire de la grande littérature.
Quels sont les 5 livres que vous mettriez
dans votre bibliothèque idéale ?
Un Tueur sur la route de James Ellroy, Les
Aventures de Corto Maltese de Hugo Pratt,
Les Liaisons dangereuses de Choderlos de
Laclos, Le Roi vert de Paul-Loup Sulitzer, Les
Puissances des ténèbres d’Anthony Burgess.
Que signifie pour vous être une librairie
indépendante ?
Cela signifie pouvoir vendre et dire ce dont
j’ai envie. Cela me permet de sortir, à mes
risques et périls, du circuit commercial et
de vendre des choses intéressantes qui ne
sont pas les 3 ou 4 blockbusters. J’ai passé
un an, avant d’ouvrir, à suivre des groupes
de lecture qui, une fois qu’ils avaient lu
Chattam et Thilliez, ne savaient plus quoi
lire, et allaient vers des auteurs auto-édités. Mais ils auraient pu aller à la rencontre
d’éditeurs comme Gallmeister, Asphalte,
Le Caïman, In Octavo, Bragelonne, La
Manufacture du livre ! Et Gallimard et
Actes Sud ne produisent pas que des
bonnes choses. Je veux pouvoir parler de ce
que je découvre et de ce que je vends, quitte
à m’aider des blogs spécialisés quand je n’ai
pas pu lire un livre et qu’on me demande
ce que c’est.
Comment vous voyez-vous dans 5 ans ?
Je me vois bien avec dix, non… cinq entités Humeurs noires partout en France
(mais pas à Paris). Je voudrais que ce soit
plus qu’une librairie, un vrai lieu culturel.
Placer le noir dans le rayon littérature avec
un grand L. Et puis surtout, organiser un
salon du polar à Lille…
6 rue Mourmant, Lille
03 20 65 58 42
[email protected]
www.humeurs-noires.org
Olivier Vanderbecq
Ouverture
du lundi au samedi
9h-19h
31
¶ librairie
Livres en Nord,
« avant tout la proximité »
Pourquoi avoir choisi cet endroit ?
Alexander Grzes : S’installer à Tourcoing,
c’était donner une suite à la librairie
Majuscule, dont ma mère était responsable,
après une fermeture douloureuse. Sans
Majuscule, il n’y aurait plus eu de librairie
sur Tourcoing, ce fut donc une évidence
pour nous qu’il fallait y rester. Nous avions le choix entre plusieurs locaux commerciaux mais les loyers en centre-ville
sont vite exorbitants. On nous avait aussi
proposé un local dans le centre commercial Saint-Christophe. Finalement, nous
sommes bien où nous sommes, les autres
commerçants sont contents car nous dynamisons la rue.
Quelle est la spécialisation de votre
librairie ?
Nous ne nous sommes pas spécialisés si ce
n’est que nous ne sommes pas seulement
une librairie généraliste mais aussi une
papeterie. Cela étant dit, nous avons un
grand rayon jeunesse, qui fonctionnait
déjà très bien du temps de Majuscule. On
a aussi essayé de diversifier notre offre en
proposant des jeux éducatifs et créatifs.
Quels sont les 5 livres que vous mettriez
dans votre bibliothèque idéale ?
Seul sur Mars d’Andy Weir, Le Meilleur
des mondes d’Aldous Huxley, Bon Appétit !
(Quand l’industrie de la viande nous mène
en barquette) d’Anne de Loisy, Le papyrus de
César de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad,
Urgence française de Jacques Attali.
Que signifie pour vous être une librairie
indépendante ?
Pour moi, c’est avant tout le côté « proximité ». Contrairement à Majuscule, ici il
n’y a pas de caissier mais un libraire qui
suit le client de son entrée dans le magasin
jusqu’à sa sortie. Tout le monde travaille en
autonomie : Maëlle s’occupe de la littérature, des poches, des beaux-livres, et Alexia
de la jeunesse et de la BD. Pour les autres
rayons, chacun apporte sa pierre à l’édifice. On est aussi moins jugé sur les délais
que dans une grande surface culturelle par
exemple. Les clients sont prêts à patienter
plusieurs jours pour avoir leur livre.
Comment vous voyez-vous dans 5 ans ?
J’espère ne pas être trop endetté ! Il a
fallu convaincre les banques pour ouvrir
une librairie dans le contexte actuel, et
à Tourcoing. On aimerait bien ouvrir le
jardin qui est au fond du magasin, en faire
un endroit où le client pourrait aller lire le
livre qu’il aurait choisi. J’espère aussi que
je travaillerai plus avec les enseignants,
pour que les jeunes découvrent les livres
le plus tôt possible.
8 rue de Lille, Tourcoing / 03 66 72 58 08 / livresennord.fr
Ouverture : du lundi au samedi, 10h-19h
De gauche à droite : Maëlle Jur, Alexander Grzes (responsable), Alexia Leurent, Sarah Bouche
32
librairie ¶
Andy & Marcel,
salon de thé-librairie BD
Marie-Charlotte Cayet
Pourquoi avoir choisi cet endroit ?
Marie-Charlotte Cayet : Wazemmes est un
quartier déjà très dynamique et populaire.
La mixité de la population, l’ambiance,
l’implantation de nouveaux commerces
font de ce quartier l’endroit idéal pour
Andy & Marcel.
Quelle est la spécialisation de votre
librairie ?
La librairie est spécialisée en bandes dessinées, avec une préférence affichée pour les
maisons d’édition indépendantes.
Je reçois des auteurs et illustrateurs pour
des séances de dédicaces, des expositions.
J’ai pensé le lieu de manière à inviter au
voyage à travers la librairie. Le salon de thé
n’est pas indépendant du coin librairie et
inversement. D’ailleurs, les deux activités
sont complémentaires puisqu’elles engrangent des chiffres d’affaires équivalents
(avec seulement 200 références).
Quels sont les 5 livres que vous mettriez
dans votre bibliothèque idéale ?
Broderies de Marjane Satrapi, Dora de
Minaverry, Coucous Bouzon d’Anouk
Ricard, Macadam valley de Ben Dessy,
Entre ici et ailleurs de Vanyda.
Que signifie pour vous être une librairie
indépendante ?
C’est avant tout pouvoir présenter ce que je
veux. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en
avant les livres que j’aime et ceux qui m’ont
marquée. Je mets un point d’honneur à la
découverte et au partage.
Certains clients ne se laissent tenter par
un ouvrage qu’après la deuxième ou troisième venue au salon de thé. On a alors pu
discuter, partager nos goûts, et je peux leur
conseiller tel ou tel livre. Pour preuve : la
meilleure vente est Broderies de Satrapi,
alors qu’il date de 2003. Mais c’est l’ouvrage dont je parle le plus souvent !
Comment vous voyez-vous dans 5 ans ?
J’espère avoir développé de nombreux projets, comme un festival de littérature graphique et arts plastiques. Je vois plutôt
Andy & Marcel comme le point de départ
de différentes activités. Mon objectif est
de découvrir toujours plus de nouveaux
artistes. Mes premières box seront lancées
très bientôt : le Niki’s Bazart, box d’objets
faits main par des créateurs de la région,
et le Karton, box d’œuvres d’art en édition
limitée.
30 rue Mourmant, Lille
03 66 97 39 71
[email protected]
www.andyetmarcel.fr
Ouverture :
mardi au jeudi, 13h30-19h30
vendredi et samedi, 10h-19h30
dimanche, 12h-16h
33
¶ librairie
La Lison,
« une vraie librairie de quartier »
Alix Mutte et Fantine Gros
Pourquoi avoir choisi cet endroit ?
Alix Mutte et Fantine Gros : Saint-Sauveur
– Moulins est un quartier en ébullition, il
y a beaucoup de choses à faire. Le plus
intéressant est la mixité de la population :
étudiants, retraités, familles. Ils étaient
en attente d’un lieu comme le nôtre qui
permet de créer un lien entre les gens d’ici,
de redynamiser le quartier.
Quelle est la spécialisation de votre
librairie ?
Nous avons une réelle volonté généraliste :
BD, littérature, jeunesse, et surtout d’être
complémentaires avec les autres librairies (nous n’allons pas faire de sciences
humaines, spécialité de Meura).
Notre credo ? Nous sommes une librairie
enthousiaste ! Où il fait bon flâner, où toute
la famille peut se retrouver. C’est un lieu
de vie et de partage : une vraie librairie de
quartier.
34
Quels sont les 5 livres que vous mettriez
dans votre bibliothèque idéale ?
Le Chœur des femmes de Martin Winckler,
Les vieux fourneaux de Paul Cauuet et
Wilfrid Lupano, Chut ! on a un plan, de Chris
Haughton, Amours de Léonor de Recondo,
Au bonheur des dames d’Émile Zola.
Que signifie pour vous être une librairie
indépendante ?
C’est avant tout la passion du livre et le
partage de lectures qui nous rassemblent.
Le livre est un remède à tout : livre-évasion,
livre-plaisir, livre-culture.
être une librairie indépendante, c’est
choisir la liberté. C’est aussi répondre à
une éthique. C’est certainement une question d’éducation, de sensibilisation au
commerce de proximité. On apprend la
casquette de gérant petit à petit. Nous
sommes beaucoup épaulées par l’association Libr’Aire. Le collectif est très impor-
tant dans notre quotidien et la force de
l’échange et du partage est essentielle.
On bénéficie aussi d’une visibilité plus
importante.
Comment vous voyez-vous dans 5 ans ?
On aura remboursé notre prêt !
Créer une librairie indépendante, c’est une
bataille quotidienne, alors on vit au jour
le jour. On espère, dans 5 ans, se prouver
qu’on ne s’est pas trompés et qu’on a réussi
le challenge d’ouvrir une nouvelle librairie à Lille. Ce n’est pas juste un caprice.
L’agrandissement et l’embauche se penseront à plus long terme.
8 place Jeanne d’Arc, Lille
09 83 99 70 32 / [email protected]
www.librairielalison.fr
Ouverture: lundi 14h-19h / mardi au samedi 10h-19h
Entretiens réalisés
par Céline Telliez
et Prescillia Wattecamp
© Rémi Bélair - Studio PRK
Retrouvez les éditeurs de la région
Nord-Pas-de-Calais-Picardie à
À Contresens éditions
Airvey éditions
Le Cénacle du Douayeul
Centre historique minier
Cours Toujours éditions
Éditions de la Gouttière
Éditions Delattre
Éditions L’iroli
Henry éditions
Hikari éditions
invenit
La Contre Allée
Le Riffle
Les Lumières de Lille
Les Venterniers
Light Motiv
Maison de la Poésie
Max Lansdalls éditions
Méli-Mélo éditions
Obriart éditions
Pôle Nord éditions
Pourparler éditions
Ravet-Anceau
Porte de Versailles, Pavillon 1, Boulevard Victor, 75 015 Paris
www.livreparis.com
Les bibliothèques
en révolution
À la faveur de nouvelles constructions, de réaménagement ou de projets innovants, le paysage de nos bibliothèques
publiques évolue sensiblement. Plus accueillantes, plus ludiques, plus diversifiées dans leurs services, les bibliothèques sont désormais bien différentes des sévères établissements d'antan. Le public ne s'y trompe pas et plébiscite
ces nouveaux lieux de vie et de partage. Tournée (non exhaustive) de quelques réussites en région.
A
u cœur de l’automne 1910, parut aux éditions Armand
Colin le livre iconoclaste d’un romancier. L’objet de son
courroux ne figurait pas dans les grandes préoccupations
de l’époque. Il en avait contre une institution. Une institution
poussiéreuse et rétrograde, en laquelle pourtant, 100 ans plus tôt,
on avait placé les plus grandes ambitions. Voici ce qui attend, selon
lui, l’imprudent qui se risque à y pénétrer : « Des lieux sombres,
écartés, ouverts de temps en temps, où il ne trouve rien de ce qui
l’intéresse, de ce qui est utile, amusant, facile, libre, mais l’air
austère, universitaire et le rébarbatif de l’administratif. »
C’est donc cela une bibliothèque, s’interroge le curieux ? « Mais
non... une bibliothèque, c’est très gai, et c’est clair. Il y fait aussi
bon que chez le marchand de vins. À Boston on y joint des salles
de billard. Ici l’on peut fumer, là il y a un jardin. Asseyez-vous
à l’ombre, voici de quoi vous distraire. Des livres ? Oui, avec des
images. Ils ne sont pas noirs, ils sont reliés en rouge, en vert,
coquets, pimpants. Surtout ils sont nouveaux […]. »
Dans son Essai sur le développement des bibliothèques publiques
et de la librairie dans les deux mondes, Eugène Morel, romancier et
conservateur de bibliothèques n’a pas de mots assez durs pour fustiger la ringardise des bibliothèques françaises et souligner a contrario le dynamisme, l’inventivité des bibliothèques américaines.
« La Grand-Plage », médiathèque de Roubaix
36
106 ans plus tard, qu’en est-il donc ? Force est de reconnaître que
l’image que Morel se faisait de la bibliothèque est aujourd’hui
largement démentie. Il n’y a certes pas encore beaucoup de
billards et il n’est plus question d’y fumer… Mais la biblio-
lecture publique ¶
L'IdeasBox à Calais
thèque française, engagée depuis 30 ans dans un mouvement de
construction à marche forcée, semble bel et bien sortie de l’âge
du cafard ! Une guerre de 100 ans se clôt ainsi sur la victoire
posthume de Morel. Illustrations en région de cette révolution
(trop) silencieuse.
Livres-voyageurs à Genech
Pour ouvrir l’appétit
Ne pas attendre que le public vienne en bibliothèque, mais se
déplacer vers lui n’est pas une nouveauté ! C’est d’ailleurs cette
« invention » importée des États-Unis par le Comité américain
des régions dévastées qui fut dans l’Aisne meurtrie de l’après
Première Guerre mondiale, l’un des symboles forts d’une nouvelle politique de lecture publique. Les bibliobus qui se mirent
à sillonner les routes départementales à partir des années 1940
généralisèrent d’ailleurs le concept.
Depuis peu, de nouvelles initiatives se développent. C’est le cas
par exemple à Calais où la ville a fait l’acquisition d’une véritable bibliothèque en kit : l’IdeasBox. Ce projet, développé par
Bibliothèques sans frontières, permet de disposer d’une véritable
bibliothèque en plein air, mobile, offrant une multitude de services
et d’accès (dont Internet), le tout dans un design contemporain de
belle facture dû à Philippe Starck. Bien entendu, pour être pleinement efficace, l’IdeasBox suppose la présence de médiateurs formés. Par ailleurs, ce dispositif n’a pas pour vocation à se substituer
à une véritable bibliothèque permanente. Mais l’outil donne à la
médiathèque le moyen d’aller à la rencontre du public en profitant
d’événements ou en les suscitant, sur les places, dans les jardins
ou la plage, mais encore dans des lieux atypiques…
Autre exemple de ces démarches de proximité, les évolutions du
passe-livres (autrement dit le bookcrossing). Rien de révolutionnaire certes, mais une tentative de se rapprocher, de permettre
l’échange sans lourdeurs, sans contraintes, de rester proches…
tout en rappelant son existence et son offre ! Un bel exemple nous
est offert par le réseau des médiathèques en Pévèle (autour de
Templeuve) qui a mis en service des cabanes de livres-voyageurs,
conçues et fabriquées par les communes elles-mêmes.
37
¶ lecture publique
Le Coffee Book lors de l'inauguration de « La Grand-Plage », médiathèque de Roubaix
On peut manger maintenant ?
ça y est enfin ! On peut en 2016 manger à la bibliothèque. Que tous
ceux qui comme l’Alceste du Petit Nicolas n’osaient plus s’aventurer dans une bibliothèque avec leurs mains grasses se réjouissent. On peut ne plus mourir de faim tout en dégustant une BD ou
en croquant les dernières nouvelles ! C’est à Roubaix et à Grenay
que ça se passe.
à Roubaix, c’est le hall de la médiathèque qui a reçu un extraordinaire bain de jouvence. Dans le cadre de la bibliothèque numérique de référence qu’elle est devenue en 2013, la ville a reconfiguré totalement sa médiathèque. C’est ainsi que l’ensemble des
espaces du rez-de-chaussée du bâtiment a été ouvert au public, décloisonné, et que le patio est devenu le cœur habité de l’ensemble.
Un café a été installé où il est loisible de déjeuner ou de grignoter.
La polyvalence du lieu est remarquable, et ceux qui se rappellent
la tristesse des espaces sont proprement médusés. La métamorphose a d’ailleurs entraîné une énorme augmentation de fréquentation à la médiathèque devenue entre-temps la « Grand-Plage ».
On y croise même assez régulièrement les élus, ce qui est assez
rare en bibliothèque…
Les élus, on les rencontre aussi à Grenay, autre exemple de ces
nouvelles médiathèques. À commencer par le premier d’entre eux,
Christian Champiré, le maire, qui a voulu et s’est battu pour que
sa ville se dote d’une médiathèque du xxi e siècle. La médiathèque38
estaminet de Grenay est un beau vaisseau posé à une encablure
du centre. Grande ouverte sur la voie publique, elle se déploie sur
un seul niveau (l’étage accueille les locaux professionnels d’une
équipe renforcée par la présence d’animateurs jeunesse et des
affaires culturelles municipales) et offre également un espace de
restauration. La qualité du bâtiment, de ses espaces intérieurs, a
d’ailleurs conduit le jury du prix Livres-Hebdo des Bibliothèques
2015 à lui décerner le prix de l’accueil. Comme le note le jury, « on
vient à l’Estaminet qui rassemble tous les services liés à la petite
enfance et à la jeunesse (PMI, accueil des centres de loisirs, point
information jeunesse, mission locale), pour faire une démarche
administrative, s’installer avec un magazine dans l’espace presse
ou en terrasse, faire une partie de babyfoot, écouter de la musique
diffusée dans les bancs sonores du jardin, ou encore boire une
bonne bière pression au bar. La médiathèque est gratuite pour
tous, ouverte 44 heures par semaine et dispose d’une salle de
spectacle, ainsi que d’ateliers dont une grande cuisine.
Tous ensemble, tous ensemble... Mais comme chez soi !
Ces exemples ne sont pas isolés. Un peu partout dans la région
fleurissent de nouveaux équipements qui cultivent avec leurs
publics des rapports nouveaux, plus proches, une connivence qui
participe au succès de leur fréquentation et à la satisfaction des
usagers. Ainsi en 2015 a été inaugurée la médiathèque de Coulogne (près de Calais), mélange harmonieux d’un site naturel
remarquable, d’une jolie construction du xviii e et d’un bâtiment
lecture publique ¶
Médiathèque de Coulogne
contemporain aux lignes épurées et aux excellentes fonctionnalités. On doit aussi évoquer la médiathèque de Recquignies (près de
Maubeuge), la Médi@nice, qui intègre halte-garderie, permanence
sociale, agence postale, ainsi qu’à Meurchin (près de Carvin),
l’Artchipel, dû à une jeune équipe d’architectes où on l’on retrouve
ces espaces conviviaux, aérés et bien sûr des services numériques
ainsi que des jeux de société. Gaëlle Thomas, sa directrice, définit
ainsi sa mission : « être de plain-pied avec les habitants, faire de la
médiathèque un lieu de vie, de rencontres, de débats. » Il faudrait
encore citer les nouvelles bibliothèques de Lesquin, de Nomain,
d’Houplin-Ancoisne, de Carvin et la belle restructuration du rezde-chaussée de la bibliothèque de Bailleul.
Ces médiathèques rencontrent à chaque fois un grand succès populaire, mais qu’advient-il ensuite ? À Tourcoing, la médiathèque
Andrée-Chédid, dans le quartier Bellencontre qui compte une dizaine de milliers d’habitants, a été inaugurée en 2013. En 2015,
c’est plus de 50 000 visiteurs qui en ont franchi les portes. La médiathèque d’Iwuy (près de Cambrai) compte elle 25 % d’inscrits
parmi ses 3 000 habitants. Elle a accueilli plus de 15 000 personnes en un peu plus de six mois et multiplié les partenariats,
accueillant par exemple les Restos du cœur. Et combien d’autres
exemples à Rouvroy, Condé-sur-l’Escaut, Anzin par exemple. En
attendant les nouveaux projets qui se construisent à Cambrai, à
Fruges, à Vendin-le-Vieil, à Bonningues-les-Calais, à Fourmies…
« Il faut que les bibliothèques quittent leur vêtement d’ennui »,
écrivait Morel. Les voici devenues des lieux d’agrément et de plaisir partagé. Qui méritent désormais une nouvelle ambition : des
horaires aussi décomplexés ! N’attendons pas un siècle…
Médiathèque-estaminet de Grenay
Pascal Allard
39
¶ lecture publique
Et les bibliothécaires ?
« Quand le bâtiment va, tout va »1. Certes, mais qu’en estil de celui à qui il appartient de faire vivre, de renouveler
sans cesse l’intérêt des lecteurs, de défricher de nouvelles
voies. Qui est donc le bibliothécaire du xxie siècle ?
La Revue du livre pour enfants2 a posé la question à quelques
professionnels dont Céline Kubasik, bibliothécaire jeunesse à Roubaix. Ses propos sonnent tellement juste par
rapport au renouveau des bibliothèques et de leur offre
que nous les reprenons ici in extenso.
À quoi ressemblera votre bibliothèque dans 10 ans ?
Dans dix ans, ma bibliothèque sera une formidable fourmilière,
où l’on trouvera pêle-mêle : jeux de société et jeux vidéo, musiques
et livres, films et spectacles vivants, sièges douillets et tables
strictes, cocons et grands espaces, silence de rigueur et joyeux
bazar. Il y aura autant de bibliothèques en ce même lieu que de
potentiels visiteurs.
Les robots pour enregistrer les documents diront « Bonjour ! »
quand l’utilisateur déposera son dernier emprunt, et ils sauront
certainement sourire dans dix ans. Le thé, les petits gâteaux et
les sandwichs côtoieront des mondes virtuels, des univers numériques, des monstres en 3D. Les visiteurs auront cette délicieuse
impression de débarquer chez eux, pour être tout à la fois et en
fonction de leur humeur lecteurs, acteurs, accompagnateurs, spectateurs. On viendra flâner, colorier, inventer et construire. Et aussi
manger, siester, se ressourcer (se faire masser ?). Ce sera encore
plus qu’aujourd’hui un lieu de vie et de rencontres, de passions, de
folies et d’idéaux, chargé de fantasmes, d’ambitions et d’espoirs.
Et dans 10 ans, votre métier ?
Dans dix ans, je serai une bibliothécaire connectée : aux publics, à
la toile, au monde et au présent. Je ne penserai plus « supports », je
penserai opinions, pensées, représentations, contenus.
Je discuterai météo avec monsieur René, de la santé du chien de
madame Froment et je lui indiquerai, qui sait, un bon vétérinaire.
Je conseillerai monsieur Malik sur les dernières ressources en
sociologie pour son mémoire, mais aussi monsieur Fernand sur
les cycles lunaires pour planter ses tomates.
J’hésite encore, mais je chausserai peut-être des rollers pour aller
chercher la dernière BD demandée avec prouesse et légèreté. Il n’y
aura pas que les enfants qui m’appelleront par mon prénom.
Et votre lecteur ?
Dans dix ans, mon lecteur aura toujours le même âge. Il viendra
de naître ou de trouver un travail, de prendre sa retraite ou de
40
changer de région. Il aura le regard vif et la langue bien pendue, il
sera tantôt seul, tantôt accompagné, tantôt perdu, tantôt entouré.
Il aura des choses à dire, il lira la presse ou consultera ses mails,
prendra le temps de rêvasser, de boire un café.
Que garder d’aujourd’hui ?
J’aimerais garder, en vrac, ma fougue, les livres que j’ai connus
enfant et que l’on possède encore, les antiquités qui servent à
remagnétiser les documents et qui font un bruit d’enfer, l’odeur
des livres neufs, l’odeur des magasins de conservation qui sentent
la poussière et la mémoire, le bruit des chariots chargés de livres,
le tumulte des samedis après-midi, les rencontres d’enfants autour
d’un coloriage...
1. La formule est de Martin Nadaud,
grand bâtisseur qui fut aussi, au xixe siècle,
l’un des apôtres les plus fervents de la lecture ouvrière
2. Revue du livre pour enfants no 284, septembre 2015
lecture publique ¶
« Bib 21 » : laboratoire d'idées
Depuis 2011, la Médiathèque départementale du Pas-deCalais organise « Bibliothèques 21 », un cycle de tables
rondes portant sur les enjeux de la lecture publique et
des bibliothèques. Le point avec Philippe Bilecki-Gauchet,
directeur de la médiathèque et grand ordonnateur de ces
journées d’étude.
Quelle est l’idée de Bibliothèques 21?
Organiser des rencontres thématiques autour des enjeux de la
lecture publique et des bibliothèques au xxi e siècle, notamment
à la lumière des projets de construction de bibliothèques, dans
le cadre du plan Lecture. On a constaté qu’un certain nombre de
personnes, en particulier les élus, avaient une vue traditionnelle
de la lecture publique, c’est-à-dire avant tout la construction d’un
bâtiment pour faire du prêt. Or aujourd’hui, ces bibliothèques
dites « troisième lieu », font certes du prêt mais sont aussi des lieux
de vie. Initialement, nous avions prévu une rencontre tous les deux
ans. Puis, comme c’est devenu un événement dans le petit monde
des bibliothèques qui attire plus d’une centaine de participants,
on a décidé de l’organiser chaque année.
On a voulu montrer qu’il n’y a pas une réponse unique, formatée,
mais des solutions qui peuvent être une source de réflexion pour
d’autres.
Quel a été le retour après cette journée de débats ?
On a senti une forte implication des élus. Forcément, avec cette
démarche de mutualisation, on élargit très rapidement à la
culture. On sort des mètres carrés et des rayonnages et on élargit l’horizon vers le champ éducatif et culturel. En invitant des
libraires et des gens du monde associatif, on a aussi voulu donner
à voir autre chose que des réseaux de bibliothèques. Une façon de
sortir du cadre qui a donné lieu à des débats très intéressants. On
touche tous ceux qui ont un projet de lecture sur leur territoire,
professionnels ou bénévoles. Les intervenants venant d’autres
départements nous ont dit aussi s’être nourris de l’expérience
des autres. Bibliothèques 21 réussit à susciter l’intérêt au-delà du
Pas-de-Calais. C’est une vraie mutualisation des idées.
Propos recueillis par Marie-Laure Fréchet
http://mediatheque.pasdecalais.fr
« Bib 21 », c’est donc une sorte de laboratoire d’idées ?
C’est surtout un remue-méninges et l’envie de montrer des idées
qui fonctionnent. Une façon aussi d’ouvrir des chemins. On veut
contribuer à faire en sorte que l’offre de service public local soit
un service de proximité et de qualité qui réponde parfaitement au
besoin de la population.
D’autres départements ont-ils mis au point ce type de dispositif ?
On n’invente rien. Certains sont même pionniers. On va donc chercher leurs expériences pour en tirer des enseignements et corriger
les préconisations. Chacun fait les choses différemment, à son
rythme. Mais on sait que pour réussir un projet, il ne faut pas le
faire seul dans son coin. Il faut aller regarder ailleurs, s’inspirer,
puis adapter les idées à son environnement.
La 4e édition de Bibliothèques 21, en octobre dernier, était consacrée à la question de la coopération et des partenariats. Comment
ce sujet s’est-il imposé ?
Le plan Lecture de 2006 devait faciliter la mise en réseau, la
mutualisation au-delà de la commune. Avec l’Observatoire départemental de la lecture publique, on a constaté qu’il y avait dans
le Pas-de-Calais une douzaine de réseaux constitués, chacun
avec une identité particulière. D’un partenariat informel entre
quelques bibliothèques à la prise de compétence lecture publique.
41
Un centre d’art dédié
à la photographie
Le Centre régional de la photographie, à Douchy-les-Mines, est davantage qu’un lieu de création et de diffusion de
la photographie contemporaine. Il entretient un fonds documentaire exceptionnel et poursuit depuis sa création
une ambitieuse politique éditoriale. Visite guidée des lieux et rencontre avec sa nouvelle directrice, Muriel Enjalran.
Muriel Enjalran
P
lace des Nations, l’adresse du Centre régional de la photographie (CRP) à Douchy-les-Mines, sis dans l’ancienne Poste de
la petite ville de 11 000 habitants semblait tout à fait prédestinée car ce lieu a vu défiler, depuis qu’il a été transformé en galerie
en 1982, bien des artistes de nationalités différentes. Qui aurait cru
à l’époque que le photo club amateur d’Usinor-Denain, dont l’usine
ferma en 1978, aurait un jour donné naissance à un centre d’art
d’envergure nationale voire internationale ? La grande époque de la
42
décentralisation aidant, le centre, né d’une forte tradition d’éducation populaire, prit son envol sous la houlette de Pierre Devin, son
premier directeur. Pionnier en la matière, le CRP fut le premier en
France à se spécialiser dans la photographie en s’appuyant sur la
tradition d’excellence photographique du Nord dont les représentants les plus connus sont l’imprimeur-photographe BlanquartEvrard, le premier éditeur de livres de photographies à Loos-lezLille et Augustin Boutique, le génial photographe amateur de Douai.
photographie ¶
Le CRP de Douchy-les-Mines appartient au réseau national des
Centres d’art qui en compte 52 sur le territoire national dont
seulement cinq spécialisés dans la photographie, le CRP, le CPIF
à Pontault-Combault, le centre d’art et photographie à Lectoure,
le Jeu de Paume à Paris et image/imatge à Orthez. Ses missions ?
Soutenir la création photographique, organiser des résidences,
faire des expositions, travailler avec les scolaires et sensibiliser le
public à la photographie, notamment à travers l’édition.
Pôle ressource : éditions, archives, bibliothèque et fonds
documentaire
C’est Pierre Devin qui initia la politique d’édition grâce à laquelle
le CRP possède un fonds documentaire et des éditions, traces du
travail réalisé, que l’on peut consulter aujourd’hui sur rendezvous au Centre de documentation. Parmi les 8 000 ouvrages, on
trouve des catalogues monographiques d’artistes, des catalogues
d’expositions, des dictionnaires, des revues et des livres d’artistes.
Avec les directions successives, les éditions du CRP ont diversifié leur publication, incluant de jeunes photographes. Dernière
en date, une coédition avec la maison Filigranes, Terre Humide,
présente les œuvres de Quentin Derouet, Valentine Solignac et
Francisco Supervielle.
Du côté des portfolios Feuille à feuille, à mi-chemin entre le
livre d’artiste et l’édition, quatre titres, Baudouin Luquet, Hervé
Robillard, Sophie Deballe et Jean Marquis. D’autres éditions s’attachent à la publication d’un travail photographique associé à des
auteurs tels Philippe Bazin/Georges Didi-Hubermann, Plossu/
Denis Roche, Deballe/Robichon…
Pour avoir accès au centre de ressources aujourd’hui perché au
débouché d’un vieil escalier de bois façon école d’antan, il vous faudra prendre rendez-vous et justifier de recherches ou d’un intérêt
marqué pour la photographie. On pénètre dans cette bibliothèque
à l’ancienne un peu comme dans un sanctuaire, en s’étonnant
que des lieux comme celui-ci, abritant des livres, existent encore.
Dans cette atmosphère surannée s’alignent sur les rayonnages
des ouvrages épuisés sur l’histoire et les techniques de la photographie, des catalogues de musées ou des monographies. On
trouve aussi pas mal d’ouvrages étrangers dans cette bibliothèque
de recherche qui reçoit en moyenne plus de 200 visiteurs par an.
Le CRP possède par ailleurs une collection de 9 000 tirages photographiques et quelque 300 œuvres dans son artothèque, la seule
consacrée à la photographie en région Nord – Pas de Calais.
« Émetteur d’idées et lieu de dialogue citoyen, espace de rencontres
avec les artistes, le CRP doit rester un lieu de formation du regard,
de débats et d’échanges, éclairant les mutations à l’œuvre dans nos
sociétés », affirme Muriel Enjalran.
Françoise Objois
Centre régional de la photographie Nord – Pas de Calais
Place des Nations, 59 282 Douchy-les-Mines
Tél. : +33 (0)3 27 43 56 50 / [email protected]
www.centre-photographie-npdc.fr
Prochaines expositions en 2016
Evangelia Kranioti (mars)
Ângela Ferreira (septembre)
Maxime Brygo (décembre)
La mission Transmanche, emblème historique du CRP
Pierre Devin, l’acteur historique du CRP qui s’était toujours attaché à faire venir à Douchy les plus grands noms de la photographie
(Willy Ronis, Doisneau, Bernard et Hilla Becher…), y développa
par ailleurs une forte politique de commande à des artistes photographes dans le cadre de la Mission Transmanche qu’il lança en
1983 et qui dura 18 ans.
Ces commandes ont fait l’objet d’expositions systématiquement accompagnées par l’édition des Cahiers Photographiques
Transmanche qui comptent treize volumes de 1988 à 2006.
D’autres éditions ont jalonné l’histoire du CRP. Citons pour
mémoire, les portfolios Feuille à feuille, la collection « Médiane »,
la collection « écritures » et les éditions d’artistes.
En règle générale, les ouvrages qui ont été achetés et non pas
édités, sont en lien avec les thématiques des expositions. Sachant
qu’il rentre environ chaque année dans la bibliothèque une centaine de livres, il est urgent d’inscrire ce fonds dans une base de
catalogage numérique. Pour ce faire, il faudra en assurer l’inventaire, un des futurs chantiers de Muriel Enjalran.
Parallèlement à la publication d’ouvrages, le CRP a aussi édité, de
1996 à 2005, la revue Sensible.
Muriel Enjalran,
nouvelle directrice, nouveau projet
Pas encore un an d’installation dans son bureau (depuis juillet
2015) et déjà de beaux projets sur les rails pour les années qui
viennent.
« J’ai construit pour le CRP un projet artistique et culturel
fidèle aux missions d’un centre d’art dont la vocation est de soutenir et d’accompagner la création contemporaine. Mon projet
artistique est tourné vers la jeune création mise en regard avec
la collection du CRP témoignant d’une histoire de l’image sur
le territoire.
Il se veut également tourné vers des scènes artistiques à l’étranger avec des invitations faites à des artistes
venant déplacer et renouveler les perceptions des publics sur
leur(s) histoire(s), leur territoire et ouvrant sur d’autres enjeux
culturels et sociétaux dans le monde. »
Au départ historienne et historienne de l’art, Muriel Enjalran
a été séduite par le potentiel de la région. Elle souhaite croiser
les disciplines et faire dialoguer la photographie avec la littérature et le cinéma.
43
Les états généraux
de la langue picarde à Arras
©sabine godard
L’Agence pour le Picard et ses partenaires organisaient le 14 novembre dernier, à la citadelle d’Arras, les états généraux de la langue picarde. L’occasion pour tous les acteurs du picard en Picardie, Nord – Pas de Calais et province de
Hainaut d’échanger sur leurs pratiques et leurs attentes, à quelques semaines de la fusion des deux régions françaises.
Débat sur la place du picard dans les médias avec, de gauche à droite : Jean-Mary Thomas, animateur sur France 3 Picardie ; Annie Rak, productrice à la RTBF ; José Ambre, animateur sur France Bleu
Nord ; Daniel Muraz, rédacteur en chef adjoint du Courrier picard ; David Lefevre, blogueur.
Q
uinze ans après le rapport
Cerquiglini (qui recensait le picard
parmi les 75 langues de France),
25 ans après le décret Valmy-Féaux (qui
autorisait pour la communauté WallonieBruxelles l’usage des langues régionales
dans l’enseignement), que devient le picard
en France et en Belgique ? Comment le
transmettre aux enfants, aux adultes ? Qui
sont les auteurs qui écrivent en picard,
pour quels publics, avec quelle diffusion ?
Comment créer et diffuser des spectacles
en picard aujourd’hui ? Quelle présence
dans les anciens et nouveaux médias ? La
44
fusion des régions est-elle une chance pour
le picard ? Six questions, faisant l’objet de
six tables rondes, ont rythmé cette journée.
Les occasions de se retrouver sont rares
pour la grande famille des picardisants des
trois régions : les dernières remontaient
à 2005, 2006 et 2007 avec les Journées
interrégionales du Picard tenues successivement à Wallers-Arenberg, AmiensChaulnes et Tournai. L’attente était donc
forte pour la centaine de participants,
acteurs associatifs et culturels, auteurs,
enseignants, chercheurs et amateurs de
ch’biau parlache venus de toute la Picardie
linguistique. D’autant que les organisateurs avaient placé haut la barre : ils espéraient voir émerger de cette journée des
propositions concrètes à transmettre à la
nouvelle institution régionale.
S’il n’est pas sûr que cet objectif ait été
atteint, les états généraux ont quand même
permis un bel échange d’idées, dans un
hernu d’gingin (brainstorming) parfois
rugueux, mais toujours enthousiaste.
L’état des lieux dressé par la première table
ronde pouvait pourtant sembler découra-
picardie ¶
geant. La Charte européenne des langues
régionales est passée aux oubliettes, et son
application au picard paraît bien hypothétique. Le picard n’a jamais eu bonne presse
dans les instances politiques du Nord – Pas
de Calais ; qu’en sera-t-il demain dans la
grande région ? Heureusement, en France
et en Belgique, des bénévoles assurent la
transmission de la langue, se glissant dans
les interstices du système scolaire ; si les
intervenants insistent sur la nécessité de
conserver à cet enseignement un caractère
ludique, n’est-ce pas au détriment d’une
prise en compte sérieuse par l’institution
scolaire, sanctionnée par des diplômes,
des enseignants formés, un programme ?
Dans le domaine du livre aussi le constat
était parfois amer : les livres en picard sont
peu consultés dans les bibliothèques, les
bandes dessinées traduites (Tintin, Astérix)
sont surtout achetées par les bédéphiles, et
les auteurs préfèrent publier leurs textes
avec une traduction en français faute de
lecteurs compétents en picard. Le spectacle vivant permet certainement de trouver plus facilement un public, comme en
ont témoigné les comédiens et chanteurs
de la 4e table ronde ; mais c’est avec les
organisateurs de spectacles qu’ils rencontrent des difficultés, peinant à sortir du
ghetto patoisant dans lequel on veut les
enfermer. Enfin, la présence du picard
dans les nouveaux médias (blogs, réseaux
sociaux) se renforce, tandis que la presse
quotidienne régionale (en Picardie) fait
des efforts méritoires, et que l’audiovisuel
public marque le pas.
Reste évidemment la dernière question,
à laquelle seul l’avenir pourra répondre :
le picard trouvera-t-il sa place dans les
politiques de la nouvelle région Nord-Pasde-Calais-Picardie ?
Alain Dawson
Pour en savoir plus :
Agence pour le picard, 4 rue Lamarck, 80 000 Amiens
Tél. : 03 22 71 17 00 / www.agencepourlepicard.fr
Concours littéraire ouvert à tous les écrivains de
langue picarde (picard, chtimi, patois du Nord).
Texte à renvoyer pour le 11 mars 2016, à l’Agence
pour le picard, Prix de littérature en picard,
4 rue Lamarck, 80 000 Amiens.
Rens. : 03 22 71 17 00 / www.languepicarde.fr
Prix de littérature en picard
Bernard Sinoquet est directeur de la Maison de Jules Verne à Amiens. Il préside
depuis 2011 le jury du prix de littérature en picard.
racines se situent dans ce monde du travail. Il y a un attachement à là d’où on vient.
Jean-Luc Vigneux, par exemple, appartient
à une famille d’origine ouvrière. mais ceux
qui pratiquent le picard aujourd’hui n’appartiennent plus à ces classes sociales.
Quel lien entretenez-vous avec ce prix et le
picard en général ?
L’initiative du prix revient à l’Agence pour
le picard, dirigée par Olivier Engelaere.
Personnellement, je viens d’une famille
où on parlait picard du côté de mon père.
Ce n’est pas ma langue maternelle car ma
maman savait que le picard n’était pas
le meilleur moyen de prendre l’ascenseur
social. Je l’ai redécouvert à l’adolescence,
dans les années 1970 où on s’intéressait
beaucoup aux cultures locales. Je n’écris
pas en picard, mais j’essaie de bien le lire. Je
regarde cette littérature avec intérêt, sans
me faire de grandes illusions sur l’avenir
des langues régionales, dans le contexte
actuel de laminage culturel. Ceci dit, leur
résistance me sidère. Particulièrement le
picard. Dans un monde qui s’uniformise,
les gens ont besoin de garder la mémoire de
quelque chose. Ils s’attachent à une langue,
à une coutume.
Qui sont ces gens ?
La culture picarde est une culture populaire. On y retrouve le monde ouvrier, celui
de la mine, du textile, le monde paysan,
mais aussi parfois des professions intellectuelles, des enseignants parce que leurs
Le picard n’a-t-il pas été dépossédé de
cette identité par le phénomène chti ?
L’usage du picard, c’est les blagues de
Lafleur, les Cafougnettes, les Capenoules.
Ou Dany Boon aujourd’hui. Je me refuse
à jeter l’opprobre sur le phénomène chti.
Dany Boon aurait dû juste travailler un peu
plus sa langue régionale. On peut remonter
jusqu’au fabliau médiéval : la petite histoire rigolote et un peu leste, c’est aussi
ça le picard.
Qu’en est-il de la littérature actuelle en
picard?
Elle est la digne fille des littératures régionales passées. C’est le règne du texte court,
du conte, de la nouvelle. Des textes souvent assez nostalgiques, liés au passé, aux
guerres ou à un univers qui disparaît.
De la poésie aussi. Le prix de littérature
cherche justement à solliciter les écrivains
sur des genres auxquels ils ne se frottent
pas forcément. Cette année, on remet ainsi
pour la première fois un prix du théâtre et
surtout un prix de l’histoire pour enfants.
Et j’attends ça avec impatience.
Qui sont les auteurs qui écrivent en
picard ?
Il y a toujours des gens qui considèrent
qu’on peut avoir un moment d’émotion en
écrivant dans une langue qui est programmée pour disparaître. Combien de temps ça
va durer ? Tant que des gens qui habitent
dans notre région considèreront ne pouvoir
exprimer cette émotion qu’en picard.
Propos recueillis par
Marie-Laure Fréchet
45
¶ Belgique
Qui classera Paul Otlet ?
Les Impressions nouvelles ressortent régulièrement Paul Otlet (1868-1944) du cabinet de travail encombré de fiches,
de livres et de journaux en tous genres, où l’on souhaite qu’il ait été, après sa mort, assigné pour l’éternité. Ce « bibliophilanthrope » belge n’aura pas seulement servi de modèle à la massive figure de l’Archiviste dans Les Cités obscures
de Schuiten et Peeters. Il a aussi inspiré à Françoise Levie une riche biographie (2006), puis suscité deux recueils
collectifs d’études approfondies (2008 et 2010). Et voici que reparaît en un somptueux volume fac-similé le mythique
Traité de documentation couronné de son titre métadiscursif Le Livre sur le livre, initialement paru en 1934.
L
e mystère Otlet réside principalement
dans le fait qu’un tel personnage
semble davantage relever de la fiction – et de l’utopie – que du réel ; en cela, il
vécut bien en parallèle les deux vies que lui
prête Peeters dans sa préface. On croirait
ce bourgeois binoclard à barbiche surgi
de la fameuse parabole de Borges, « Le
Congrès », où est exposée l’idée démesurée
– et déceptive – d’un autodidacte désireux
de « créer une organisation rassemblant la
planète entière ». Otlet a lui aussi, dès sa
plus tendre enfance, nourri l’inextinguible
volonté de rassembler : les livres avant tout,
puis chaque trace, sous n’importe quelle
forme, de Savoir, dans le but supérieur
d’aboutir à la Fraternité, à la Concorde
universelle.
Initiateur du Répertoire bibliographique
universel, Otlet s’inscrira d’abord dans la
tradition du classement de Dewey pour proposer ensuite son propre système d’agencement des références, en branches, sousbranches et branchettes des plus détaillées.
Au-delà du fichage forcené du moindre
document publié sur le globe et de l’établissement de la vertigineuse « Pyramide des
Bibliographies » se dessinent les plans, en
perpétuelle expansion, de la création d’un
Musée international, d’un Centre mondial,
enfin d’une Cité qui tiendrait le triple
rôle de réceptacle de la Civilisation, de
carrefour des Sciences et de moyeu d’où
rayonnerait la Paix. Une ambition qui se
verra accélérée par la nouvelle de la mort
de son fils sur le front de l’Yser en 1914,
tragédie après laquelle Otlet promouvra
46
avec acharnement un humanisme qui ne
lui attirera d’ailleurs pas que des sympathies. L’Histoire décida qu’il incomberait
à la SDN, soutenue par le président Wilson,
plutôt qu’au Mundaneum de reconstruire
une Europe en ruines.
Les tonnes d’ouvrages, de revues, d’affiches, voire de bric-à-brac hétéroclite que
recueillirent Otlet et consorts – soit son
ami le socialiste et prix Nobel de la paix
1913 Henri Lafontaine et ses fidèles collaborateurs – constitueront indubitablement la mémoire matérielle la plus étonnante… et la plus malmenée du xx e siècle.
Cette bibliothèque hors-norme, rehaussée
d’un inventaire comptant des millions
de bristols, fut reléguée aux oubliettes.
Son contenu s’effritant et se fragilisant
au fil de déménagements successifs,
l’encombrant Palais mondial d’Otlet, un
moment hébergé dans l’un des pavillons
du Cinquantenaire, se mua en un fouillis
de références jugées obsolètes et superfétatoires. Le projet grandiose d’Otlet fut
donc asphyxié par le peu de latitude spatiale qui lui fut accordé par l’État. Cette
précarité, qu’aggrava l’affligeante indifférence des autorités politiques, fut la
cause de son échec. Dans le sillage de ses
déménagements successifs, imposés par le
gouvernement belge lui-même ou, pendant
la guerre, par les autorités occupantes, le
« Juif errant » de papier, perdra irrémédiablement quantité de pièces précieuses.
Il faudra attendre l’an 1998 avant qu’il
récupère de son allure, avec la création à
Mons du Mundaneum.
Qu’Otlet ait été un visionnaire, c’est ce
dont atteste pleinement la présente réédition. Alex Wright établit en effet que
notre compatriote avait anticipé de dix
ans sur les pionniers anglo-américains à
qui l’on impute généralement la création
du concept de World Wide Web. Peeters le
souligne à son tour : « Otlet n’offre pas seulement aux documentalistes et aux bibliothécaires le plus complet des traités de
méthodologie jamais écrit, il évoque aussi,
dans les dernières sections de l’ouvrage,
les "substituts du livre" que sont en train
d’offrir les technologies émergentes. » Et
de montrer, extrait à l’appui, comment
Otlet préconisait l’interconnexion entre
lecteur et information via la conjonction
du papier, de la télévision, du cinéma, du
phono et du téléphone. N’est-on pas là au
cœur même de la démarche dite « multimédia » ?
Alors, Paul Otlet, doux rêveur, précurseur
de génie, savant maniaco-compulsif ou
idéaliste tragiquement incompris ? Le tout
à la fois, sans doute. Et bien malin qui parviendra à définitivement le classer !
Frédéric Saenen
Paul Otlet, Le Livre sur le livre,
Traité de documentation,
fac-similé de l’édition originale de 1934,
préfaces de Benoît Peeters,
Sylvie-Fayet Scribe et Alex Wright,
Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 38 ¤
Cet article a paru d’abord
dans la revue Le Carnet et les Instants,
numéro 188 (octobre 2015)
Photographie ci-contre :
« Paul Otlet et une partie de son équipe,
mars 1937 - doc.Mundaneum »
in Le Carnet et les Instants numéro 188 (page 37)
dossier ¶
4.
5.
47
Jehan-Rictus au fil des jours
C’est un très bel objet rouge feu, sur la couverture duquel on peut lire : « La question du pain à peu près résolue,
restent le loyer, le pétrole et l’amour. » Intrépides, les éditions Claire Paulhan publient le premier tome du Journal
quotidien de Jehan-Rictus. Il s’agit, au propre comme au figuré, d’une aventure qui n’est pas près de se terminer,
pourvu simplement que les lecteurs acceptent de la suivre avec constance et fidélité.
J
ehan-Rictus s’appelle en réalité Gabriel Randon. Il naît – un
peu par hasard – à Boulogne-sur-Mer en 1867 et restera en
nourrice durant ses trois premières années dans une ferme
du Pas-de-Calais. Il ajoute « de Saint-Amand » à son nom pour
le prestige. Et prend le nom de scène de Jehan-Rictus à 28 ans
lorsqu’il commence à réciter ses textes dans un cabaret montmartrois. Il les écrit dans l’argot de l’époque et évoque la vie des
humbles, des pauvres.
ma parole, […] je préférerais raisonner mes pensées méchantes et
m’abstenir d’actes sans doute coupables puisque ma conscience me
les reprocherait. Ceci est donc le miroir de ma conscience et tous
les soirs avant de me coucher je m’y regarderai ». Cette ambition
nous transforme en témoins d’une vie le plus souvent difficile où
les soucis d’argent occupent une bonne place, en confidents d’une
sensualité sans tabous, en spectateurs privilégiés de la scène
littéraire, politique et journalistique.
Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits foutus
à qui qu’on flanqu’ sur le tutu…
L’ouvrage publié par les éditions Claire Paulhan comprend les
cinq premiers cahiers du Journal et couvre un peu moins d’une
année (du 21 septembre 1898 au 26 avril 1899). Rictus y évoque
son enfance maltraitée et retrace les principaux épisodes de son
existence misérable. Mais il est heureux de citer la légende paternelle qui veut qu’une aïeule ait touché le cœur de François i er lors
de l’entrevue du Camp du Drap d’Or en 1520. « Le plus drôle de
cette légende c’est que, de profil surtout, je ressemble à François i er
[…] et que, physiquement, j’ai toute l’allure d’un gentilhomme du
xvi e siècle. Je n’ai pas ici à faire de fausse modestie et je conte en
toute franchise ce qui est vrai tel que cela me vient. » Descendre
des Valois et « avoir mené l’abominable existence de misères et de
luttes que j’ai menée durant tant d’années » le fait rire. D’ailleurs
les touches d’humour émaillent le journal. Il note ainsi, « c’est
tout de même drôle que moi, poète de la misère moderne, j’aie en
ce moment un banquier ». Ou encore, il confesse, rigolard, être
l’auteur de reportages truqués publiés aussi bien dans Le Figaro
que dans Le Soir ou Le Matin, relatant une fausse tentative d’enlèvement par des anarchistes, la trahison d’un capitaine chinois
lors de la guerre sino-japonaise agrémentée de la description des
supposés supplices infligés au traître, ou encore la tentative d’assassinat contre le tsar en visite au Japon. « Je me tords en écrivant
cela. Mais je crevais de faim… »
Faut dire que l’auteur en a connu des misères entre son père aux
abonnés absents, sa mère folle et d’une perversité à peine croyable,
la galère des petits boulots, la faim, le dénuement presque absolu,
puis la vie de clochard !
Ses textes, il les rassemble en un premier recueil intitulé Le
Soliloque des pauvres qui paraît en 1897. C’est le succès ! Le voilà
reconnu, admis dans les cénacles littéraires. Il écrit régulièrement des articles pour quotidiens et revues. Mais tout cela ne
nourrit pas son homme comme il ne cesse de s’en plaindre dans
son journal. C’est en 1898 qu’il a décidé de le tenir. À partir du
21 septembre 1898, jour de ses 31 ans, il va donc se plier à cette discipline quotidienne jusqu’à sa mort, le 6 novembre 1933. En tout,
30 000 pages, 153 cahiers composent une œuvre passionnante car
il respecte avec constance et détermination son intention initiale
de « tout confesser, ingénument comme un faune ou un satyre ou
un cynocéphale qui aurait le don humain d’écrire et de parler ».
Il tient parole avec une telle abnégation qu’on pourrait presque
affirmer que c’est le journal qui le tient : « Plutôt que de trahir
48
patrimoine littéraire ¶
La grande affaire politique de la période, c’est cependant l’affaire
Dreyfus. Rictus la suit avec passion. Il est d’abord antidreyfusard, puis il prend quelque distance et admet du bout des lèvres
que le capitaine pourrait être innocent. On mesure à quel point
l’antisémitisme marque les esprits : « S’il est innocent, il luttera,
il hurlera, il exigera une réparation épouvantable, universelle,
nationale et ça sera justice. Et on aura encore de la haine contre
les Juifs parce qu’un de leur race aura souffert cette iniquité sans
bornes, supra humaine. Race privilégiée vraiment qui aura eu une
dernière fois le monopole de l’ignominie humaine. Race crucifiée
par les autres races, race toujours victime, toujours vagabonde,
dolente et torturée, race astucieuse et cauteleuse qui est toujours
là pour éveiller la conscience des hommes, race tortueuse qui vole
aux autres peuples le seul diadème et le spectre qui sont la souffrance, le dol, l’injustice. »
Mais pour lui, l’affaire Dreyfus, c’est surtout une querelle de
bourgeois. Au fond, le peuple n’a pas à prendre sa part de la bataille
(« Laissons les maîtres se quereller pour le pouvoir. »). Il rêve d’un
« état sans maîtres, sans esclaves, sans lois, sans religion, sans
devoirs autres que le devoir humain », un état de nature :
Soupé des vill’s, des royaumes,
Où la misèr’ fait ses monômes
Soupé de c’qu’est civilisé
Car c’est l’malheur organisé !
Celui qui a pour ambition de « donner au populo parisien un
monument littéraire avec son patois […] (qui) devra refléter ses
plaintes, ses revendications, mais pas sa résignation » ne nous
cache rien des vilénies, des jalousies du milieu littéraire. On
croise Léon Bloy comme Zola, on aperçoit ses amis symbolistes
(Renard, de Gourmont, Saint-Pol-Roux, Samain), on rencontre
Yvette Guilbert, José-Maria de Heredia, Paul Valéry, Pierre
Louÿs, Jean Lorrain (« le père de ma gloire »), on s’initie au mouvement fumiste, regroupement des Hydropathes, des Hirsutes,
des Je-m’en-foutistes, des Zutistes et des Incohérents. Quant aux
vraies complicités, elles sont exceptionnelles. Comme avec Albert
Samain, le poète originaire de Lille, « un poète consciencieux que
j’aime, admire et plains car il est faible de santé et trop doux, trop
distrait, trop bon ».
Le Journal quotidien de Rictus est un monument. « Le poète de la
douleur moderne », comme le dit justement Samain, mérite cette
belle édition soigneusement annotée. Lecteur, on ne peut que
partager l’avis d’une amie de l’auteur : « Non je ne peux pas dire ce
qui me paraît extraordinaire, extravagant. C’est votre physionomie habituellement navrante et votre voix lugubre qui racontent
les choses du monde les plus cocasses et les plus vraies. C’est du
Dickens tout le temps. »
Portrait de Jehan-Rictus en couverture du numéro spécial des Chansonniers de Montmartre
(25 novembre 1906) in Journal quotidien (page 28)
Jehan-Rictus
Journal quotidien
21 septembre 1898-26 avril 1899
éditions Claire Paulhan
Coll. « Pour mémoire »
2015, 40 ¤
ISBN : 978-2-912222-52-7
Robert Louis
49
¶ actus du CRLL
Publications
À noter...
Guide des aides à l’édition et à la librairie
12 mai 2016, rendez-vous aux 4es Rencontres
de l’édition numérique !
Il existe un très grand nombre de dispositifs, d’organismes
publics ou privés, dont les missions sont précisément d’aider les
entrepreneurs, libraires et éditeurs, à concrétiser leurs projets.
Comment se repérer parmi eux ? Par quelle démarche commencer ? Qui contacter ? Ces deux publications numériques qui seront
accessibles prochainement sur le portail Eulalie.fr, se veulent des
outils méthodologiques permettant aux éditeurs et libraires de
trouver la bonne information au bon moment.
Ces guides pratiques ont été élaborés par le CRLL Nord – Pas de
Calais, grâce à une aide de la Drac et du Conseil régional, en partenariat avec le CR2L Picardie, l’association Libr’Aire et l’association régionale des éditeurs.
Contact : Céline Telliez / [email protected] / Tél. : 03 21 15 69 72
Pour la quatrième année consécutive, la Plaine Images (Tourcoing),
l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais, le PILEn
(Belgique) et le Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas
de Calais s’associent pour explorer les nouvelles réalités du livre
dans l’environnement numérique. Auteurs, développeurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires seront à nouveau réunis pour
un tour d’horizon des projets innovants. On y parlera des actions
interprofessionnelles en cours (prêt numérique en bibliothèque,
interopérabilité, portails numériques professionnels…) mais aussi
des niches à prospecter (livre audio, accessibilité, serious games…).
Quels sont aujourd’hui les projets rentables et pourquoi ? Quels
seront ceux à investir demain ?
Comme chaque année, un showcase exposera les réalisations
et prototypes des intervenants. Nouveauté de l’édition 2016 : un
espace de networking sera ouvert aux professionnels pour échanger avec des accompagnateurs de projets. Autour de ce temps fort
à Tourcoing, plusieurs rendez-vous seront proposés en région et
en Belgique.
En guise de prologue, les partenaires vous attendent à la nocturne
de la Foire du Livre de Bruxelles, le 19 février, pour vous présenter
une dizaine d’acteurs du numérique en région Nord-Pas-de-CalaisPicardie et en Fédération Wallonie-Bruxelles. Venez nombreux !
Contact : Prescillia Wattecamp / [email protected] / Tél. : 03 21 15 69 72
4es Rencontres de l’édition numérique
12 mai 2016 à l’Imaginarium (Tourcoing) de 9h à 17h
Retrouvez toutes les actualités sur la page Facebook « Rencontres de l’édition numérique »
Quoi de neuf en numérique en Fédération Wallonie-Bruxelles
et en région Nord-Pas-de-Calais-Picardie ?
Le 19 février à la Foire du Livre de Bruxelles de 19h à 22h
Entrée gratuite, mais inscription obligatoire auprès du PILEn : [email protected] 50
actus du crll ¶
Appels
à projets
En direction des librairies indépendantes
En direction des structures culturelles de l'Artois
Après la résidence de Monika Salmon-Siama (voir Eulalie no 19),
le CRLL s'apprête à accueillir un nouvel auteur en résidence dans
le cadre d'un projet soutenu par la Drac. En 2016, l'ambition est
d'accueillir un illustrateur jeunesse et/ou auteur/dessinateur de
bande dessinée, en partenariat avec des librairies indépendantes
de la région.
Le Centre régional des Lettres et du Livre est installé sur le site de
la Citadelle d’Arras depuis janvier 2014. Par la volonté conjointe
du Conseil régional et du ministère de la Culture et avec le soutien de la Communauté urbaine d’Arras, le CRLL est doté d’un
studio de résidence pour l’accueil d’auteurs et de chercheurs.
Cet équipement est destiné à favoriser des démarches partagées
entre structures et institutions du territoire : maisons d’édition,
librairies indépendantes, bibliothèques, associations de médiation, manifestations littéraires, établissements d’enseignement
secondaire et supérieur, musées, etc. dans des projets originaux
de création, de recherche et de médiation culturelle.
Les structures du territoire ayant un projet d’action culturelle
en lien avec la présence d’un auteur sont invitées à consulter le
cahier des charges qui sera accessible prochainement sur le portail Eulalie.fr.
Le livre jeunesse et la bande dessinée sont reconnus à la fois
en tant que genres littéraires à part entière et comme première
porte d’entrée vers une pratique de lecture régulière et durable à
l’âge adulte. Ils permettent également aux parents de maintenir
un lien vivant avec le livre et l’édition, à travers le réseau des
librairies et des bibliothèques de prêt. Chez les jeunes lecteurs, la
relation directe avec l’auteur-illustrateur revêt une importance
particulière et marque durablement l’expérience de l’apprentissage de la lecture. Il suffit pour s’en convaincre de constater le
succès des séances de dédicaces organisées en librairies ou lors
de manifestations littéraires. Ce contact, ces échanges, sont également fondamentaux pour les auteurs dans leurs démarches de
création. Le libraire est le médiateur privilégié de ces rencontres.
L’objectif principal de ce partenariat entre le CRLL, des librairies
de la région et un auteur est de créer les conditions favorables pour
une série de rencontres, sur une durée de deux mois, permettant
un échange suivi et approfondi.
Contact :
Prescillia Wattecamp
[email protected]
Tél. : 03 21 15 69 72
Il s’agit aussi de :
> permettre au plus grand nombre, jeunes et moins jeunes, d’appréhender la création contemporaine en provoquant la rencontre
et une certaine familiarisation avec une démarche artistique ;
> contribuer à développer l’esprit critique, la curiosité et l’imaginaire des enfants, des jeunes et des habitants du territoire ;
> contribuer à réduire les inégalités en matière d’accès à l’art et
à la culture.
Cet appel à partenariat s’adresse à toutes les librairies de la région
Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Il est consultable sur le site Eulalie.fr
Contact :
Prescillia Wattecamp
[email protected]
Tél. : 03 21 15 69 72
51
Justine Albisser, en quelques traits
Justine Albisser est une
jeune femme de tout juste
30 ans. On la devine discrète.
Elle se dit gaie. Sa voix douce
et hésitante couvre à peine la
radio criarde allumée dans
le café où nous avons rendezvous ce matin-là.
Pour parler de son travail
d’artiste, elle a apporté dans
son gros sac à l’effigie d’un
dessin animé russe plusieurs
carnets qu’elle sort très vite,
comme pour se rassurer. Des
carnets de moleskine noirs ou
rouges, petit ou grand format,
un autre à fleurs plus épais.
Elle les feuillette, pensive,
presque soucieuse, toujours
silencieuse.
de prendre un atelier, voudrait se remettre à la peinture, peut-être
commencer la sculpture.
Récemment, parce qu’elle ne dessinait plus beaucoup, Justine
Albisser a décidé de se « donner un petit coup de poing » en répondant à une annonce des éditions Obriart. Bonne pioche. C’est
dans la collection « Des plis » que paraîtront prochainement ses
premiers dessins, jusqu’alors publiés uniquement sur Internet.
Feuille grand format pliée en quatre, le livre à venir se déploie
progressivement, donnant de plus en plus d’ampleur aux images.
Une forme toute trouvée pour dévoiler en douceur l’intimité de ses
carnets au regard des autres.
Clotilde Deparday
http://sirlonie.tumblr.com
Reise, 2010
Ce qu’elle y dessine, Justine
Albisser a du mal à en parler. Ces pages ivoires, gommées jusqu’à
faire réapparaître le blanc du papier, sont couvertes de corps nus
tracés au crayon gris. Corps nerveux ou voluptueux, entrelacés ou
solitaires, en torsion ou assoupis, ils sont le motif presque unique
qu’elle travaille sans relâche, toujours de mémoire. Contemplatifs
ou interrogatifs, ses personnages semblent comme absents au
monde. On les sent perdus, un terme que l’artiste emploie à plusieurs reprises pour parler d’elle-même. Cette fascination pour le
corps, elle ne sait pas d’où cela lui vient. Tout commence toujours
par un trait sans intention, une intuition qui se déploie « à tâtons »
sur le papier et qu’elle reprend parfois jusqu’à l’épuisement. Ce qui
l’intéresse, c’est « ce qu’on cache, ce qu’on ne peut pas montrer ».
Femmes ou hommes, peu importe, cette question du genre l’ennuie.
On pense bien sûr à Egon Schiele, une influence puissante dont la
découverte remonte sans doute à ses études, sans qu’elle puisse
l’affirmer.
C’est aux Beaux-Arts où elle s’inscrit un peu par défaut que Justine
Albisser va s’ouvrir au monde de l’art. « Formatée » par un bac
scientifique sans histoires, la lycéenne originaire des Flandres
garde un souvenir « lumineux » de cette période où elle observe,
amusée, les élèves et les profs, « tous un peu spéciaux ». Les cours,
en revanche, elle se les rappelle mal. Profs absents ou dilettantes,
l’atmosphère n’est guère studieuse. Elle garde pourtant en tête
ce conseil de l’un d’entre eux qui l’encourage à « se donner les
moyens ». Mais celle qui travaille aujourd’hui à plein temps dans un
studio d’animation pour gagner sa vie doute encore. Elle envisage
Never ever, 2012