février 2016
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no20− février 2016 actualités des Lettres et du LIvre en Nord − pas de calais Le livre, sur tous les fronts O n nous permettra de décaler légèrement le « délai de décence » de la période des vœux, pour souhaiter à nos lecteurs et à tous les acteurs du livre en (grande) région « tout le meilleur du bon » en 2016, dans un monde si possible moins barbare et moins fou – et en mettant donc tout ce qu’il faut d’impiété symbolique pour que ces derniers vœux ne restent pas pieux, justement. Contre cette barbarie et cette folie du monde et des hommes, le livre et la lecture passent pour être les remparts les plus efficaces : vecteurs de savoirs, de liberté de pensée, d’ouverture aux autres, de tolérance… Mais l’Histoire « avec sa grande hache », comme dit l’écrivain Georges Perec, nous a suffisamment enseigné que des sociétés cultivées – lettrées même – n’étaient pas à l’abri, hélas, des pestes de toutes couleurs : la civilisation du livre a aussi enfanté ses monstres. L’antidote, nous le savons aussi, c’est notre action individuelle et collective, quotidienne, convaincue et pugnace, en faveur de l’action éducative et culturelle, dont le livre (dans tous ses états) reste le meilleur medium dans nos territoires. De ce point de vue, il y a de quoi espérer au seuil de l’année nouvelle : Eulalie se fait ici, une fois de plus, l’écho (et, nous l’espérons la caisse de résonance) de toutes ces initiatives au service du livre et de la lecture dont notre grande région peut s’enorgueillir. Tout n’est pas rose (ni bleu) dans la galaxie Gutenberg, ou déjà dans le monde du livre numérique : la situation des points de vente du livre dans nos territoires ruraux reste très fragile, et la condition des auteurs et gensdelettres s’est encore précarisée, à l’instar de tout le secteur culturel. Mais de nouvelles librairies ouvrent, des éditeurs innovent, des bibliothécaires révolutionnent leurs missions et leurs structures – et, surtout, tant de militants associatifs œuvrent au service de la lecture publique, de la lutte contre l’illettrisme, de la conservation du patrimoine, que l’optimisme peut décidément l’emporter. Avec le soutien de tous ses partenaires, l’équipe du Centre régional des Lettres et du Livre entend bien intensifier encore en 2016 son aide et son concours à toutes ces entreprises. La parution de ce numéro 20 d’Eulalie est enfin l’occasion de vous inviter à nous rejoindre nombreux, en qualité d’adhérents du CRLL mais aussi d’amis et d’acteurs du livre, à la soirée conviviale qui nous rassemblera le mardi 29 mars prochain à partir de 18h30 à l’ESJ Lille. Vous trouverez en page 4 de ce numéro tous les détails de cette invitation qui vous permettra, en présence de l’équipe élargie d’Eulalie et du CRLL, de fêter les 20 premières bougies de votre revue… Directeur de la rédaction : Léon Azatkhanian Secrétariat de rédaction : Prescillia Wattecamp Ont collaboré à ce numéro : élisabeth Bérard, Faustine Bigeast, Jérôme Champavère, Alain Dawson, Geoffroy Deffrennes, Gaëtane Deljurie, Clotilde Deparday, Jean-Marie Duhamel, Marie-Laure Fréchet, émilie Laurette, Robert Louis, Yannic Mancel, Christian Morzewski, Françoise Objois, Frédéric Saenen, élodie Soury-Lavergne, Céline Telliez, Bruno Vouters, Prescillia Wattecamp. Correctrice : Amélie Clément-Flet Photos : CRLL sauf mention contraire Diffusion : Affichage et Diffusion (Dunkerque), Culture et Communication (Lille). Avec le soutien des médiathèques départementales du Nord et du Pas-de-Calais. Mise en page : Jane Secret Conception graphique : TL3> Alexie Hiles Sébastien Morel / éric Rigollaud Imprimeur : Imprimerie Jean-Bernard, adhérent Imprim’vert, sur un papier certifié PEFC (provient de forêts gérées durablement) ISSN : 2101-5198 Dépôt légal : février 2016 La rédaction n’est pas responsable des articles qui lui sont envoyés spontanément. Couverture : « Je te tiens, tu me tiens », Justine Albisser, 2011 Christian Morzewski Président du CRLL Nord – Pas de Calais Certifié PEFC. Provient de forêts gérées durablement www.pefc-france.org Eulalie la revue est une publication du Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais, association loi 1901. Directeur de la publication : Christian Morzewski Conseil d’administration : Membres de droit : Conseil régional Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Direction régionale des affaires culturelles Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Département du Nord, Département du Pas-de-Calais, Artois Comm., Communauté urbaine d’Arras. Membres associés : association Libr’Aire, groupe Nord – Pas de Calais de l’association des bibliothécaires de France (ABF), association des éditeurs du Nord – Pas de Calais. Membres élus : Daniel Boys, Françoise Ducroquet (médiathèque d’agglomération de Saint-Omer), Henri Dudzinski, Jean-Marc Flahaut, Stéphane Gornikowski (Compagnie générale d’imaginaire), Alexandre Malfait (Ville d’Arras), Nathalie de Meulemeester (éditions Ravet-Anceau), Christian Morzewski, Michel Quint. équipe : Léon Azatkhanian (directeur), Élisabeth Bérard (chargée d’administration), Céline Telliez (chargée de mission économie du livre), Prescillia Wattecamp (chargée de l'information et de la médiation). CRLL Nord – Pas de Calais : Quartier des 3 Parallèles, La Citadelle, Avenue du Mémorial des Fusillés, 62 000 Arras, [email protected] / www.eulalie.fr Le CRLL Nord – Pas de Calais est subventionné par le ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles, le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais-Picardie, le Département du Pas-de-Calais, le Département du Nord. Il reçoit le soutien de la Communauté urbaine d’Arras. Le CRLL Nord – Pas de Calais est membre de la Fill (Fédération interrégionale du Livre et de la Lecture). 2 SOMMAIRE ¶ 4 24 42 Des auteurs et des livres éducation artistique Photographie Parutions Jean-Louis Fournier, Jean-Claude Dorchies, Olivier de Solminihac, Marc Alexandre Oho Bambe, Nadine Ribault, Pierre Dhainaut, Dominique Quélen, Alain Chopin, Achmy Halley, Annie Degroote, Eva Reybaz-Debione, Anne-Marie Storme, Roger Knight, Stéphanie Maurice, Bertrand Marquer. et culturelle Le Centre régional de la photographie, à Douchy-lesMines, est autant un lieu de création et de diffusion qu’un centre de ressources. Visite guidée avec sa nouvelle directrice, Muriel Enjalran. Le Labo des histoires Nouveau venu dans le paysage régional, le Labo des histoires, installé à La Condition Publique à Roubaix, s’est engagé dans un programme ambitieux d’action culturelle en direction du jeune public. Les revues en revue Focus sur la revue Gauheria. Mots et Merveilles Dans la Sambre-Avesnois, l’association Mots et Merveilles se bat pour aider les adultes à lire, écrire et compter et ainsi, à reconquérir une part de liberté. 16 28 Ouvrages reçus en service de presse portrait Jacques Bonnaffé, acteur de théâtre et de cinéma et grand découvreur de textes, parle de sa région natale et de sa pasion pour les livres. 20 édition Les Venterniers À Saint-Omer, la toute jeune maison d’édition Les Venterniers revisite le livre grâce à l’artisanat. Sa fondatrice, Élise Bétremieux, creuse des fenêtres dans les couvertures et joue avec la mise en page. So’Book L’imprimerie roubaisienne So’Book veut renouveler la chaîne du livre en proposant aux éditeurs d’imprimer un titre à partir d’un seul exemplaire. Librairie Le livre d’occasion Martine Sauvage, Jean-Philippe Leclercq et Johann Vandomber sont tous trois devenus bouquinistes ambulants après avoir exercé une activité sans rapport direct avec le livre. Jeunes créateurs Quatre librairies ont fait une apparition remarquée à Lille et Tourcoing, donnant ainsi une valeur ajoutée à l’offre de livres dans leur quartier. 36 Lecture publique À la faveur de nouvelles constructions, de réaménagements ou de projets innovants, le paysage de nos bibliothèques publiques évolue sensiblement. Tournée (non exhaustive) de quelques réussites en région. 44 picardie L’Agence pour le Picard et ses partenaires organisaient le 14 novembre dernier, à la Citadelle d’Arras, les états généraux de la langue picarde. 46 belgique Portrait de Paul Otlet, le « biblio-philanthrope » belge, à l’occasion de la réédition de son mythique Traité de la documentation. 48 patrimoine littéraire Jehan-Rictus réapparaît dans l’actualité éditoriale à la faveur de l’édition de son Journal quotidien. « Et c’est du Dickens tous le temps ! » 50 actus du CRLL 52 image(s) Justine Albisser, en quelques traits. 3 Eulalie vous 20 invite à une soirée conviviale à l’occasion de la parution de son 20e numéro, en présence de l’équipe de la revue et les écrivains, éditeurs, libraires et professionnels du livre au sommaire, le mardi 29 mars 2016 à 18h30 à l’École supérieure de journalisme › 50 rue Gauthier de Châtillon, Lille (Métro République ; parking : République) Soirée organisée par le Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais En partenariat avec l’ESJ de Lille et le Club de la Presse Nord – Pas de Calais Avec la participation de la librairie La Lison Entrée gratuite sur inscription préalable Contact : Prescillia Wattecamp [email protected] / 03 21 15 69 72 DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ roman Ma mère du Nord Jean-Louis Fournier Jean-L ouis Fou r nier est un dangereux multirécidiviste. Après s’être attaqué, livre après livre, à plusieurs membres de sa famille, le voici aujourd’hui aux prises avec sa mère. « Ma mère du Nord », comme il le dit d’un clin d’œil, après avoir renoncé à appeler son livre « la mère est froide » ! Alors reprenons ! Nom, prénom, adresse et qualité ? Fournier, Jean-Louis, né à Calais, arrageois de jeunesse, locataire, avec Pierre Desproges, de la maison Cyclopède, s’est attaqué sauvagement à la grammaire avant de devenir, à l’orée de l’âge mûr, le contempteur corrosif et féroce de sa famille. On pourrait bientôt le déchoir de sa nationalité pour moins que ça ! Certes, notre homme a des circonstances atténuantes. Un père alcoolique, une mère qui n’aime pas les embrassades. Une femme qui, après 40 ans d’amour, le laisse veuf, deux fils lourdement handicapés, une fille adorable tombée en adoration d’un gourou bigot. Il aurait pu garder tout cela pour lui, mais non, il n’a pas pu se taire. Alors il les a alignés dans une succession de livres si bouleversants, si profondément humains que le public s’est reconnu. Ces drames ont fait de lui un écrivain drôle, ironique, qui ne résiste jamais à un bon mot même lorsque les circonstances sont tragiques. C’est profondément désespéré et pas du tout désespérant. Ma mère du Nord est à l’unisson. Ces 185 pages d’amour et de tendresse, on les parcourt la gorge serrée. C’est un tombeau de notre temps et un hymne à la vie, à l’amour. « Va-t-elle savoir lire entre les lignes, comprendre que ce livre est une déclaration d’amour, que j’essaie de me rattraper, moi qui ne lui ai jamais dit que je l’aimais (…) ? » Robert Louis Stock éditions septembre 2015 185 pages – 17,50 € roman L’Enfance captive Jean-Claude Dorchies Édouard, petit quinquin lillois borné aux confins de Wazemmes, s’ennuie. Pire encore, il étouffe sous le poids d’un malaise qui l’étreint sans qu’il ait les clés pour le définir nettement. Il se sent, de manière indicible, pris au piège de son quartier, microcosme sclérosé où l’existence des habitants est régie par des codes sociaux hérités de la nuit des temps. Il se vit, ainsi que le suggère le titre du roman, comme captif de son enfance, cet état nébuleux soumis à des lois qui n’ont pas sens. Son désarroi est tel qu’il éprouve le besoin irrépressible de s’affranchir de tout ce qui le leste, la nécessité absolue de se trouver une planche de salut. L’école en constituera une, transitoire, tandis que la lecture, nourri- ture de rêveries échevelées, en sera une autre, durable. Compte tenu de son sujet, celui d’une initiation par le vide, l’ultime fiction de Jean-Claude Dorchies n’est pas ordinaire. L’auteur s’intéresse plus aux mouvements de conscience de son personnage principal qu’aux péripéties narratives. Il sonde la dérive intérieure du garçonnet, la façon dont ce dernier compose intimement avec la monotonie, les injonctions et les interdits qui alourdissent son quotidien et aggravent son contentieux avec le monde des adultes. Afin de servir son dessein littéraire, l’auteur met en œuvre une langue liquide, composée de phrases à tiroirs qui se déroulent comme des vagues. Son écriture emporte le lecteur au rythme de son ressac, même si elle se mue quelquefois en une houle qui l’étourdit et le laisse submergé. Faustine Bigeast Éditions du Riffle septembre 2015 242 pages – 10 € 5 nouvelles De sang Collectif Frémissez braves gens, De Sang se répand dans les villes de la région. À Lille, Arras, Amiens, Dunkerque, des cadavres sont découpés, emmêlés, carbonisés, et trente-et-un auteurs trempent leur plume dans le noir de leur corps. De Sang est un recueil de trente nouvelles policières. Elles ont été imaginées à partir d’un fait divers fictif rédigé par un journaliste de La Voix du Nord : des morceaux de corps humain sont découverts dans trois poubelles incendiées. De ce point de départ complexe, créer une histoire limpide est un sévère défi. Certaines nouvelles se révèlent pourtant d’une simplicité brillante et réjouissante. Farfelue, horrifiante, bluffante, prévisible, banale, inoubliable, monstrueuse… Chacune a sa balafre. Elles se succèdent autour du même thème, de plus en plus disso- nantes. On devine que l’éditeur s’est amusé à les organiser, au moins autant que les auteurs à les rédiger. Le lecteur sourit lui aussi. Peut-être pas pour les blagues à moins de deux sous mais pour les pirouettes des auteurs pour se dépêtrer du challenge. Il frémit aussi et manque des respirations, il perd le souffle, grince et grimace. Il s’émerveille en tout cas de tant de diversité. De Sang est né d’une idée aussi astucieuse que généreuse. Il est la pointe convergente de plusieurs événements : les dix ans de la collection « Polars en Nord » des éditions Ravet- Anceau ; la sortie du deux centième titre de cette collection et les 70 ans du Noël des Déshérités de La Voix du Nord. Les professionnels du livre et du quotidien régional, les journalistes, les auteurs… ont associé leur savoir-faire avec talent pour célébrer les anniversaires. Ils offrent tous leurs droits et profits à l’œuvre caritative. Marie-Pierre Griffon Éditions Ravet-Anceau novembre 2015 352 pages – 15 € jeunesse et roman J’ai peur de savoir lire et Écrire une histoire Olivier de Solminihac Au fond, ce que nous apprenons, et que nous savons déjà, en lisant ces deux ouvrages 6 d’Olivier de Solminihac, c’est que lire et écrire sont les deux plus grandes formes de liberté qui soient. En s’adressant au lecteur enfant trébuchant devant le vertige de l’autonomie, au lecteur multivore que nous sommes devenu, ou à l’écrivain(e) oscillant toujours entre souffrance et euphorie, Olivier de Solminihac explique avec une aisance captivante que lorsque l’histoire nous emprisonne (l’image de la prison revient dans chacun des ouvrages), elle nous rend libre et nous fait homme. Dans J’ai peur de savoir lire, Stéphane est en CE2, un élève comme les autres à qui sa maman propose un soir de lire avec lui. C’est le chapitre « S’élancer ». Puis arrive le jour, après tant de livres dévorés, où sa maman lui annonce que désormais il devra lire tout seul. Suivent les chapitres « Partir » jusqu’au dernier, « Grandir ». Grandir pour être seul avec les mots. Dans Écrire une histoire, Olivier de Solminihac s’interroge sur le processus d’écriture, et chaque fois qu’il pense avoir trouvé, il se remet en cause et s’inter- roge à nouveau, agrandissant sa toile. Le propos, intelligent et amusant à la fois, n’est pas si différent de celui de l’ouvrage précédent : les histoires n’invitent-elles pas l’écrivain, un peu comme la mère de Stéphane le pousse à grandir, « à danser » sans cesse, bercé par le désir bienveillant du lecteur ? Céline Telliez L’école des loisirs août 2015 72 pages – 8 € La Contre Allée octobre 2015 64 pages – 6 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ poésie Le Chant des possibles Marc Alexandre Oho Bambe « Aussi loin que je m’en souvienne, les mots ont toujours fait partie de ma vie. » C’est un vibrant hommage aux mots écrits et dits que Marc Alexandre Oho Bambe livre dans son premier livre. Nourri tout jeune par une maman professeur de lettres, le poète et slameur franco-camerounais, membre du collectif lillois « On A Slamé Sur La Lune » n’a cessé, depuis son arrivée en France à l’adolescence, d’observer le monde à travers le prisme de l’écriture, mêlant dans sa « prose de combat » ses réflexions sur le monde, l’exil, le choc des cultures et les différences, couvrant des pages blanches « d’histoire noire ». Par « devoir de mémoire, et par amour ». À la différence du poète, le slameur « ne se contente pas d’écrire du bout des lèvres ». Il prend corps avec son texte, qui déborde du rectangle sage de la page. Pour tenter d’exprimer le rythme, les respirations, mais aussi la fulgurance scénique, le livre lâche la bride à la typographie. Un « flashcode » intégré au recueil permet d’aller plus loin encore et de mieux appréhender le travail exploratoire de Capitaine Alexandre, comme le slameur se fait appeler sur scène. Le recueil se veut vivant. Son auteur est d’ailleurs parti en tournée à travers le monde pour « partager ce livre qui chante », et auquel l’Académie française a décerné son prix Paul Verlaine. On attend en février la sortie d’un prochain ouvrage, Résidents de la République, un essai sur des réflexions menées en ateliers, avec des jeunes, sur l’après Charlie. Marie-Laure Fréchet La Cheminante mai 2014 264 pages – 20 € récit Carnets de la Côte d’Opale Nadine Ribault Les plages de la Manche ou de la mer du Nord, Nadine Ribault les voit comme de grands miroirs vides, des « temps morts », des pages blanches que l’on peut « habiller de nos pensées ». L’écrivaine sans frontière le prend à la lettre, dira-t-on en copiant ces italiques dont elle est friande, comme des guillemets, qui lui servent à souligner ou mettre à distance le vocabulaire. Car la romancière, essayiste et nouvelliste, demeure une styliste aux livres intemporels, une rareté dans notre société à la botte des modes. Ses longs séjours au Japon ne l’avaient pas empêchée d’écrire sur notre rivage, « sa quiétude des habitudes », dont le sable crissait parmi les nouvelles publiées chez Actes Sud. Après ses Carnets des Cornouailles et ses Carnets de Kyoto, la voilà de retour sur la Côte d’Opale, parmi flore et faune. Genévriers, lyciets, argousiers, ombelles blanches, chatouillent ses pas, de la Pointe de la Courte-Dune au sentier du Marchand de sable. Faucon crécerelle, engoulevent, sterne, goéland et chevalier guignette sont les compagnons de ses promenades. « Là, dit-elle, je m’oppose à ce qui veut que l’on vive loin, où il fait beau et chaud. » Ici, les forces de la Nature impressionnent la Dame de Condette. Sous sa plume, le Blanc-Nez devient glacier philosophique, le mont Saint-Frieux l’ermitage des abandons, les nuages sont « vêtus de l’irréelle couleur blanche des silences définitifs ». Lors de ses visites à la bibliothèque des Annonciades à Boulogne-sur-Mer, d’anciens naufrages ou raz-de-marée refont surface. Ses longues phrases au lyrisme somptueux, au feu ardent, semblent tissées par un maestro promenant son orchestre au bord de l’abîme, pour mieux y plonger le lecteur, l’auditeur, ivre de poésie, d’amour et d’Opale. Geoffroy Deffrennes Le Mot et le Reste janvier 2016 95 pages - 10 € 7 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES poésie Voix entre voix Pierre Dhainaut Dans le sillage de Progrès d’une éclaircie et de Gratitude augurale, qui bravent si bien l’air dépité et le climat sauvage du temps présent, voici venu ce Voix entre voix… Il est là, posé devant soi, et l’on se dit qu’il faudra sans doute se le mur- murer pour mieux y pénétrer. En bas de la première page, une fois encore, on goûte à la folle envie de ne pas se perdre dans la distance ou le dépit : « la passion d’acquiescer, de comprendre ». Ils font du bien, les mots de Dhainaut, et ce qui nous attend ce sont « rameaux allègres, air natal, candeur lucide, terre éventée… » « Je ne connais pas d’arbres agressifs », assène l’auteur si bien enraciné dans son Nord et dans sa poésie. Mais revenons plus haut, là où ça commence fort : « les forêts, les falaises, le seuil était le même ». On s’arrête un moment au bout de la ligne, histoire de relier ce seuil à sa propre histoire, mais le poète renvoie aussitôt son lecteur au cœur de son métier, la page blanche : « Quelle parole accomplirait l’espoir du premier jour ? » Cette page, c’est son éternel retour. Ainsi va ce Voix entre voix, dont les préliminaires se fondent sur le nouveau-né, histoire d’inviter à renaître : expérience de vie et aventure d’écriture intimement liées. Sens et conscience noués de ligne en ligne pour que la voix tienne parole. Avec naturel, sans forcer, dans une profonde simplicité, passant d’une « échographie » à l’autre, accordé aux moindres signes de présence au monde, d’une intraitable douceur, le grand poète dunkerquois nous fait à nouveau don de ses secrets : « En la furtive éternité du face à face, nous respirons ensemble. » Bruno Vouters L’herbe qui tremble octobre 2015 64 pages – 14 € poésie Basses contraintes Dominique Quélen Jouer avec les mots est le propre des écrivains et plus encore des poètes. Mais avec l’écriture de Basses contraintes, Dominique Quélen va très loin en inventant un processus très complexe de 8 règles pour essayer « d’utiliser le langage comme un matériau, comme fait un musicien avec les sons ». Il fait subir à notre grammaire une distorsion qui tend à opacifier le sens du texte. Amis lecteur, un Quélen, ça se mérite ! Il ne faut pas hésiter à lire et relire une phrase pour la faire résonner et en saisir le rythme. Il avait déjà commencé à travailler dans énoncés-types, son précédent ouvrage, l’organisation de la phrase avec une idée obsessionnelle, épuiser une forme. Et cette forme obligée, un peu à la manière d’une « basse continue », lui permet de se mettre en route, de commencer à écrire sans sujet particulier, puisque finalement, le sujet, c’est la langue elle-même. Basses contraintes est le premier volume d’une trilogie intitulée Oiseaux (le mot le plus court de la langue française comportant toutes les voyelles), basée sur le processus de la contrainte multiple. Le second, Revers, paraîtra chez Flammarion et le troisième [wazo] est en cours d’écriture. Chaque ouvrage est construit sur cent vingt phrases de vingt mots à partir desquelles Domi- nique Quélen écrit deux séries de cent poèmes « siamois », chaque paire de poèmes étant écrite à partir d’une même phrase et unie par une colonne vertébrale commune. Trouvons ici l’affirmation renouvelée que dans la littérature tout est possible, même de « tordre la langue pour la faire entrer dans la forme » et que de la contrainte libératrice naît de nouveaux horizons langagiers. Françoise Objois Théâtre Typographique novembre 2015 120 pages – 18 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ récit Mes artisans Alain Chopin Il y a Nathalie, Julien, Allaoua, mais aussi François-Marie et Antoine. La première est femme de ménage, le deuxième infirmier libéral, le troisième barman, les quatrième et cinquième respectivement libraire et facteur. Ils ont en commun, ainsi que les treize autres personnes dont Alain Chopin ébauche le portrait dans son nouvel ouvrage, d’avoir embrassé un métier artisanal, qu’ils exer- cent en indépendants. Surtout, chacun anime de sa présence bienveillante un quartier de Lille et compose avec ses semblables ce que l’auteur appelle, par référence à la philosophe Hannah Arendt, une « oasis d’humanité ». En se proposant de partir à la rencontre de ces hommes et de ces femmes, Alain Chopin emprunte un itinéraire personnel et intuitif. Sa déambulation se confond presque à une quête car elle semble naître autant d’une volonté d’échanges que du désir de s’assurer que ceux-ci sont encore possibles aujourd’hui. Il en apporte si bien la preuve dans ce livre que l’on regrette presque qu’il ne nous en dise pas davantage sur la singularité de ces artisans. Faustine Bigeast Éditions Dialogues octobre 2015 218 pages – 19,90 € roman jeunesse D’infinies promesses Gandhi, l’avocat des opprimés Achmy Halley Annie Degroote L’ouvrage s’ouvre sur la mort de Gandhi, le père de la nation indienne, assassiné par un fanatique alors qu’il s’apprêtait à célébrer sa prière quotidienne. Cet acte mettait fin de façon tragique à une vie passée à défendre la non-violence, quelques mois après que Gandhi eut assisté, impuissant, au démembrement de l’Inde et aux violents combats qui l’accompagnèrent. Ce petit livret raconte aux enfants de 8 à 12 ans, entre anecdotes et extraits de la pensée du Mahatma, la naissance du concept de la non-violence comme arme politique, sans pour autant idéaliser Gandhi qui, s’il fut un visionnaire, n’en fut pas moins négligent avec ses proches. Céline Telliez Illustrations de Georges Lemoine éditions à dos d’âne décembre 2014 48 pages – 7,50 € Mieux vaut connaître la grande Histoire pour mieux cerner la petite, celle qui sert l’intrigue d’Annie Degroote, mais ce n’est pas une nécessité absolue, puisque différents niveaux de compréhension coexistent. Certains lecteurs verront en son dernier livre le récit d’une époque, la Toison d’or ; d’autres plutôt une tranche de vécu, celui de Naëlle, la pétillante enlumineuse de seize ans qui espère une romance peu probable avec le seigneur Thibault de Giselin. Tous deux s’étaient rencontrés pour la première fois au mariage de Philippe Le Bon et c’est ensemble qu’ils retrouveront Aubin, le jeune autiste. Dans ce roman, le fictif côtoie le réel, les vilains sentiments froissent les plus nobles, et on se cultive avec plaisir. Émilie Laurette Calmann-Lévy septembre 2015 384 pages – 20 € 9 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES théâtre Souvenirs d’une baladine Eva Reybaz-Debione Il manquait dans nos bibliothèques d’histoire du théâtre une chronique de la naissance du Centre dramatique du Nord. La lacune est aujourd’hui comblée grâce au récit autobiographique d’Eva Debione, qui fut dans les années 1960 la compag ne et l ’épouse d’André Reybaz, fondateur de ce théâtre, né en 1960 à Tourcoing, à l’initiative d’André Malraux, pour concurrencer les petites faiblesses artistiques du Théâtre populaire des Flandres. Eva était une toute jeune fille lorsqu’elle rencontra André Reybaz, acteur célèbre, sur le tournage d’un film dans les studios d’Alger. Le coup de foudre est vite conclu par un mariage et suivi de peu par la transhumance tourquennoise, lieu inattendu pour une initiation rapide à la vie d’actrice et à la maternité. Ce livre très bien écrit, d’abord chronique intime d’une passion, est aussi un remarquable témoignage sur les valeurs et les missions de cette décentralisation dramatique pionnière. On y suit les choix de répertoire d’André Reybaz : les classiques, les auteurs vivants, auxquels il faudrait ajouter les dramatiques radiophoniques et télévisées. Toute une époque ! Dans ces souvenirs, on croise aussi des célébrités : Nougaro, Mouloudji, Suzanne Flon, Tsilla Chelton, Claude Sautet… mais également des artistes un peu moins connus qui ont irrigué de leur talent la naissance de ce Centre dramatique : Gérard Vergez, A rlette Renard et Pierre-Étienne Heymann qui, très vite, allait mettre sa jeune expérience « reybazienne » au service de la Rose des Vents, tout juste éclose de son champ de betteraves… Yannic Mancel Éditions Petra juin 2015 380 pages – 25 € théâtre Traverser la nuit (Durch die Nacht) Anne-Marie Storme Deux jeunes adultes devant une porte. Un frère, une sœur, au seuil de l’appartement que leur mère a occupé, seule, après la mort de son mari. Elle est morte il y a peu. Plus précisément elle s’est suicidée, sans 10 passion, avec méthode, au-delà de la crise, un peu comme cette femme qu’on voit programmer et préparer son suicide silencieux dans le Concert à la carte de F.X. Kroetz. Surgit alors pour les enfants, ravivé par les objets du quotidien, le temps des interrogations, des perplexités et des doutes. De l’inévitable culpabilité aussi, face à l’énigme du geste et de ses motivations. Au-delà des déceptions ordinaires de la vie et des relations distantes ou conflictuelles entre la mère et les enfants, les trois récits conjoints, tantôt dialogués, tantôt monologués, révèlent, tout en confidences intimes et sensibles, le fond de la crise d’identité et l’origine, longtemps masquée par un apparent confort, de ce destin pourtant tragique. Comme dans À bout de silence, le précédent opus de l’auteur, le malheur inconsolable de cette mère, d’inspiration largement autobiographique, se puise et s’épuise dans l’impossible résilience d’une naissance allemande, marquée par l’indélébile empreinte de la culpabilité nazie. De fines citations en langue allema nde empr untées à l’œuvre de Rilke, poète de chevet de cette mère cultivée dont le fils lui-même est devenu écrivain, ponctuent ce récit théâtral étrange et secret qui, de réminiscences spectrales en tranches de vie, pose un regard pudique et discret sur quelques aspects essentiels de la petite histoire, celle des familles, quand elle entre en résonance avec la grande, celle de l’Europe au xx e siècle. Y. M. L’Harmattan octobre 2015 52 pages – 9 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ biographie L’amiral Nelson Roger Knight Voici une biographie au long cours comme on disait autrefois des capitaines de marine, un livre dans lequel on s’embarque comme sur un de ces trois-mâts − frégate ou vaisseau de premier rang, soixantequinze canons –, en compagnie d’un héros britannique dont les Français ne mesurent pas forcément l’aura de l’autre côté de la Manche, et pour cause : vain- queur d’Aboukir (1798) puis Trafalgar (1805), il fut l’homme des deux batailles navales qui mirent un terme à certaines des prétentions maritimes et géopolitiques de la France de la Révolution et de l’Empire, confirmant la prépondérance britannique sur les mers du xix e siècle. Des côtes du Norfolk où il naît en 1758 au cap Trafalgar où il trouve la mort le 19 octobre 1805 dans le combat qui oppose les vingt-sept bâtiments de son escadre aux trente-trois navires de la force francoespagnole dirigée par l’amiral Villeneuve, on suit le parcours d’Horatio Nelson, officier de la Royal Navy de la fin du xviii e siècle : jeunesse au sein d’une classe moyenne britannique, ascension par degrés dans un corps prestigieux, héritier d’une longue tradition, où l’ardeur et l’ambition croisent les échecs et les frustrations. Spécialiste d’histoire navale (université de Greenwich), Roger K night connaît son sujet − l’homme, son lignage, ses compétences – autant que le milieu – cette Navy sur laquelle repose l’hégémonie britannique alors ennemi implacable de la France : on embarque avec le jeune officier devenu amiral au fil des missions, de l’Arctique à la mer des Antilles, de l’Océan indien à la Méditerranée, on hisse les grandsvoiles, on sonne le branle-bas de combat, on croise dans les îles sous-le-vent, les courses succèdent aux affrontements, canonnades, abordages. L’historien a dépouillé les archives, lu tous les livres : huit cents pages denses, passionnantes, où l’érudition croise un souffle épique un peu inattendu aux universitaires éditions Septentrion (avec une traduction qu’on imagine relevant elle aussi d’une mission au long cours assurée par Daniel Verheyde, maître de conférences à l’université de Lille). Jean-Marie Duhamel Traduction de Daniel Verheyde Presses universitaires du Septentrion octobre 2015 / 800 pages – 29 € document La passion du tuning Stéphanie Maurice Stéphanie Maurice, journaliste correspondante de Libération dans le Nord – Pas de Calais, dézingue avec une vraie subtilité tous les a priori que l’on pourrait avoir sur le tuning, cette passion très nordiste pour la customisation de voi- tures. Avec un regard neuf, elle a arpenté les « rassos » (rassemblements) sur les parkings des centres commerciaux le weekend pour dépeindre un portrait sensible des amateurs de German, Rats et autres Japan Look. Avec elle, le « tuning » devient customisation. Le bricolage s’érige au rang d’art populaire, avec une vénération du système D et des bons plans. La mécanique remonte à une fascination enfantine des voitures. La personnalisation de sa voiture s’y dévoile comme un mode d’expression à part entière, une façon de s’éloigner des sentiers battus, que ce soit avec de la peinture à paillettes ou des autocollants géants. Avec La Passion du tuning, le lecteur s’éloigne très vite des clichés du « jacky » et du « kéké » pour aller à la rencontre de l’ancienne comme de la nouvelle génération, simples passionnés, présidents d’associations, organisateurs de rassemblements, experts en mécanique ou fanas de peinture. Avec un constat à la clef : les 30-40 ans misent plus volon- tiers tout sur l’esthétique, les 20-30 ans préfèrent s’attacher à améliorer les performances du moteur. Cette « querelle des anciens et des modernes » n’en est pas une : même si le « tuning flamboyant des années 2000 » tend à disparaître, il a vu naître une multitude de chapelles, toutes plus fascinantes les unes que les autres. Gaëtane Deljurie Seuil mai 2015 112 pages – 7,90 € 11 ¶ DES AUTEURS ET DES LIVRES document Ma ville couleur bleu marine Collectif Quand Pascal Wallart, chef d’agence de La Voix du Nord depuis 2000, dépeint les 500 premiers jours du FN au pouvoir à Hénin-Beaumont, le lecteur n’est jamais au bout de ses surprises. Tout commence évidemment dans l’ambiance délétère d’une fin de campagne municipale marquée au fer rouge par la mauvaise gestion hallucinante d’un des anciens maires socialistes, Gérard Dallongeville, révoqué puis condamné pour détournements de fonds. Fraîchement élu dès le premier tour, le nouveau maire Steeve Briois, militant frontiste des premières heures, a donc toute la latitude de devenir « supermaire » : il écume sans relâche les marchés aux puces, les kermesses, les banquets du 3e âge allant jusqu’à enfiler un costume de sumo ou un maillot de bain pour être « au plus proche » de ses administrés. Au FN, le mot d’ordre, c’est de ne pas faire de vagues. Et pourtant. Les balles sont « traçantes » dans des conseils municipaux devenus des psychodrames. L’éviction de la Ligue des Droits de l’Homme provoque un tollé. Un mur anticambriolage fait l’objet d’un emballement médiatique sans précédent à travers le monde. Le redressement des finances publiques met au jour des surenchères affolantes. Les relations « spéciales » du FN avec La Voix du Nord se traduisent par des « coups de fil rageurs et des chapelets de SMS envoyés dès 7 heures du matin ». En fin connaisseur de la cité héninoise, sur fond d’anecdotes savoureuses, le journaliste ne cache rien des confidences, dérapages, détournements de symboles et autres prises de bec qui ont ponctué les premiers mois au pouvoir. L’alternance des chapitres héninois avec le regard d’autres journalistes travaillant dans les villes FN de Fréjus dans le Var et de Mantesla-Ville dans les Yvelines se lit comme un roman. À multiples rebondissements. Gaëtane Deljurie Flammarion octobre 2015 330 pages – 19,90 € histoire littéraire Savants et écrivains... Bertrand Marquer Certains noms évoqués dans ce livre sont familiers : Balzac, Zola, Flaubert, Dumas, Barbey d’Aurevilly... D’autres, beaucoup moins : Bareste (Eugène), traducteur d’Homère, Hervieu (Paul), auteur dramatique... Voilà tout l’intérêt de cette anthologie, fruit éditorial d’un projet de recherche « littérature 12 et science au xix e siècle » porté par l’université d’Artois. Écrivains ou scientifiques, médecins, savants ou journalistes, ces hommes – quelques rares femmes telles la pétroleuse reconvertie en romancière populaire Louise Michel ou l’écrivain(e) Rachilde, de son vrai nom Marguerite Eymery – se sont portraiturés les uns les autres, croisant leurs regards qu’on peut découvrir dans cette forme de cabinet de curiosités, explique dans sa préface Bertrand Marquer, maître d’œuvre de l’ouvrage. Portraits « in situ » saisis sur le vif, « anti-portraits » rapportant exercices de magnétisme, de phrénologie ou de physio- gnomonie (pour certains, le moral est l’émanation du physique, pour d’autres, l’esprit donne forme au corps) comme le siècle les aimait tant, port ra it s - my s tèr es , i m a g es d’Épinal : c’est tout un pan de ce xix e siècle littéraire et scientifique qui voulait tant expliquer l’un par l’autre, qu’on découvre. Tel Émile Laurent, médecin de son état, qui, dans son ouvrage La Poésie décadente (1897) écrivait que « chez certains individus, la poésie n’est qu’une sorte d’extériorisation du détraquement cérébral, une manifestation de leur état d’infériorité mentale ». L’opportunité de retrouver un petit personnage qui dira sans doute quelque chose aux plus anciens, sans doute moins aux plus jeunes (!), le savant Cosinus – de son petit nom Eusèbe Zéphirin Brioché –, fruit de l’imagination de Christophe – Georges Colomb, docteur et auteur de bandes dessinées – archétype du savant distrait, perdu dans ses abstractions (sans doute un aïeul de ce bon vieux Tryphon Tournesol)… Jean-Marie Duhamel Savants et écrivains, portraits croisés dans la France du xixe siècle Artois Presses Université février 2015 452 pages – 21 € DES AUTEURS ET DES LIVRES ¶ Ouvrages reçus en service de presse, depuis la parution du numéro 19 d’Eulalie Bande dessinée Vincent Henry et Gaël Henry Alexandre Jacob, journal d’un anarchiste cambrioleur Éditions Sarbacane 156 pages 22,50 € Beaux livres Quentin Derouet, Valentine Solignac, Francisco Supervielle Terre humide Filigranes Éditions et Centre régional de la photographie Nord – Pas de Calais 78 pages Richard Klein Louis Quételart Architecte au Touquet-Paris-Plage Les Éditions du Passe-Temps 144 pages 25 € Enquête Charlotte Dammane Pourquoi Bruxelles brade l’Europe ? Décrypter l’accord transatlantique Hikari éditions Coll. Enquête d’ailleurs 110 pages 9,90 € Marie-Anne Hugon et Marie-Laure Viaud (sous la direction de) Les établissements scolaires « différents » et la recherche en éducation Artois Presses Université Coll. Éducation, formation et lien social 192 pages 18 € Alain Joblin, Christophe Leduc, Olivier Rota (études réunies par) Religion et spectacle religieux du xvie siècle à nos jours Artois Presses Université Coll. Études des Faits Religieux 196 pages 18 € Patrick Louguet Jean, Antoine, Mouchette et les autres… (sur quelques films d’enfance) Artois Presses Université Coll. Lettres et civilisations étrangères – Cinéma 258 pages 20 € Isabelle Roussel-Gillet, Issa Asgarally (études réunies par) Interculturel… Enjeux et pratiques Artois Presses Université Coll. Études littéraires 346 pages 22 € Histoire études Mokhtar Ben Barka (études réunies par) L’exceptionnalisme politico-religieux aux états-Unis Un peuple élu par Dieu ? Artois Presses Université Coll. études des Faits Religieux 168 pages 16 € Anthony Byledbal (études réunies par) Les Taupes de la Grande Guerre Combats et combattants souterrains Artois Presses Université Coll. Histoire 176 pages 15 € Laurent Warlouzet (dir.) Histoire des provinces françaises du Nord 1914-2014 Artois Presses Université Coll. Histoire 376 pages 30 € Jeunesse Paul Bergèse, Titi Bergèse Les yeux de Louise Éditions Lis & Parle Coll. Les mini-Lis et Parle 32 pages 13 € Laurie Cohen, Marie-Anne Abesdris La petite feuille jaune Les 400 coups 34 pages 9 € Virginie L.Sam, Marie-Anne Abesdris Journal d’une peste Éditions de La Martinière Jeunesse 272 pages 11,90 € Virginie L.Sam, Marie-Anne Abesdris Journal d’une peste Tome 2 Éditions de La Martinière Jeunesse 272 pages 11,90 € Anastasia Ortenzio, Camille Perrochet Mélusine la fée bâtisseuse Obriart éditions Coll. Mythologies 22 pages 10,90 € Anastasia Ortenzio, Caroline Attia Les Métamorphoses de Dionysos Obriart éditions Coll. Mythologies 22 pages 10,90 € Poésie Bernard Bourel L'enfance en bas des marches éditions Henry Coll. Les écrits du Nord 44 pages 10 € Roman Alfred Lenglet Du poison dans les veines Calmann-Lévy Coll. France de toujours et d’aujourd’hui 292 pages 19,50 € Théâtre Veronika Boutinova Calais Cul-de-sac L’Harmattan Coll. Théâtres 34 pages 8 € Thierry Maricourt Pièces d’ateliers De l’exclusion au théâtre Éditions Licorne et L’Harmattan Coll. Villes en mouvement 160 pages 15 € 13 Les revues en revue L’Abeille No 30, septembre 2015 Après trente numéros publiés, « L’Abeille ne butinera plus ». « L’aventure, pesante ces derniers mois, fut passionnante. Nous sommes persuadés d’avoir ouvert ou rouvert un chantier peu exploité, l’étude de la presse du Nord − Pas de Calais, alors que les travaux sur la presse parisienne ou d’autres régions ne manquent pas. (…) Avec la fin de L’Abeille, le chantier n’est pas refermé. (…) Si l’aventure a duré dix ans, elle le doit à quelques soutiens précieux et sans faille. (…) Que tous soient remerciés ! Souhaitons maintenant que ces trente numéros de L’Abeille deviennent une référence et qu’ils soient consultés par de nombreux chercheurs ou curieux, « usés de lecture » dans les bibliothèques de la région qui ont ouvert leurs fonds à notre périodique. Ce serait la réussite posthume de cette revue. » (Jean-Paul Visse) ISSN : 1959-0245 15 ¤ les trois numéros www.panckoucke.org 14 Revue des Sciences Humaines La France des Solidarités Édité par Djemaa Maazouzi et Nelly Wolf No 320, décembre 2015 Les slogans scandés dans les manifestations pendant et après Mai 68 (« Nous sommes tous des Juifs allemands !» « Nous sommes toutes des avortées ! ») signalent l’émergence d’un nouveau type de solidarité, fondée sur la fusion, l’inclusion et le partage. Ce numéro a pour but d’étudier comment ce nouvel imaginaire de l’universel s’est inscrit, avec ses utopies et ses impasses, dans la littérature et dans l’art. Florence de Chalonge s’intéresse par exemple à la question des solidarités dans les « livresfilms » politiques de Marguerite Duras tandis que Dominique Viart s’interroge sur l’écriture solidaire. Ouvrage publié avec le soutien du CIEREC (Université de Saint-étienne) ISBN : 978-2-913761-67-4 / 27 ¤ www.septentrion.com Cahiers Robinson Civiliser la jeunesse No 38, 2015 Si les éducateurs ont toujours espéré « civiliser » les jeunes gens par la fiction, ces derniers revendiquent une liberté de choix et de jugement. La question des valeurs ne s’en pose pas moins, mais les nouvelles formes de récit se veulent plus ouvertes, en donnant l’occasion de les découvrir par soi-même et de les choisir. D’autre part, la prétention de dire avec certitude où est le Mal a été frappée de plein fouet par l’ère du soupçon. Lecteurs et spectateurs en herbe continuent malgré tout de puiser dans leurs loisirs culturels d’instructives leçons de vie. Les diverses contributions ici rassemblées illustrent les paradoxes liés à ces questions : ces récits forment-ils la jeunesse ou nous informent-ils sur elle ? Et ne nous en disentils pas autant sur la société des adultes ? ISBN : 978-2-84832-227-8 / 16 ¤ lescahiersrobinson.univ-artois.fr Cahiers Pierre Jean Jouve No 3, 2015 Les articles réunis dans ce troisième opus des Cahiers Pierre Jean Jouve permettent de mettre en valeur un aspect particulièrement significatif de l’écriture de l’auteur, celle de l’« entredeux ». Ainsi s’agit-il d’explorer l’œuvre jouvienne sous l’angle des divergences, des oscillations, du tiraillement, voire de l’opposition. L’ensemble de ces éléments se retrouvent dans le choix des genres (entre roman et poésie), des mouvements artistiques (Jouve tenta de s’associer à plusieurs courants, en vain), des sources d’inspiration (la religion et la psychanalyse sont deux pôles en apparence divergents, mais en réalité complémentaires), des thèmes, etc. Les contributions réunies dans cet ouvrage permettent de mettre au jour un homme déchiré entre son être et son art, toujours en quête d’une vérité personnelle et d’une écriture qui se veut parfaite. Éditions Calliopées ISBN : 978-2-916608-37-2 / 25 ¤ www.calliopees.fr Focus sur… Gauheria nord’ No 66, décembre 2015 Luc Bérimont, né André Leclercq en 1915, a passé sa jeunesse à Ferrière-la-Grande, au sud de Maubeuge. Ancrage territorial que résume son pseudonyme Bérimont. Poète, passeur de mots, producteur d’émissions radiophoniques, romancier, auteur du Bois Castiau réédité en 2015, Bérimont est évoqué ici dans sa vitalité lumineuse, au fil d’évocations personnelles ou d’analyses proposées par Hélène Hazera, Jacques Bertin, Carole Auroy, Luc Vidal, Jacques Vassal, Jean Vasca, Hélène Martin, Michel Aubert, Jean Dufour, Philippe Delerm et Stéphane Hirschi. S’y adjoignent les productions graphiques de deux des enfants de Bérimont, son fils graveur sous le nom de Jules Bonome, et sa fille Élise Bérimont, avec une belle série de vidéogrammes ; et, bien sûr, des textes de Bérimont lui-même, poèmes, paroles de chansons, extraits de romans, ainsi que des photographies et un témoignage de Marie-Hélène Fraïssé, sa dernière épouse. ISBN : 978-2-913858-36-7 / 15 ¤ www.revue-nord.com Eulalie : Pouvez-vous nous présenter l’association Gauheria, ses collaborateurs ? Bernard Ghienne : L’association Gauheria est née du CARL (Cercle archéologique de la région de Lens) qui s’est formé en 1983 pour mener des fouilles archéologiques de sauvetage dans la ville de Lens. Elle a pris le nom de la revue éponyme, nom latin de la Gohelle. Initialement, elle a regroupé d’anciens mineurs ou des intellectuels désireux de mieux connaître et de mieux faire connaître le passé de la Gohelle. Depuis trente-deux ans qu’elle existe, l’association a progressivement perdu les anciens mineurs mais s’est enrichie de la collaboration d’enseignants, ou d’anciens enseignants, du public comme du privé. L’association a toujours désiré garder son indépendance vis-à-vis des élus de la région. Elle prône les valeurs de civisme et de laïcité et travaille, autant que faire se peut, dans une perspective intercommunale. Quelle est la ligne éditoriale de la revue ? Gauheria publie désormais quatre numéros par an, de 80 pages. En outre, sans périodicité fixe, elle édite des Dossiers de Gauheria consacrés à un sujet particulier. En 32 ans d’existence, l’association a fait paraître 95 numéros ordinaires, 3 hors-séries et 10 Dossiers de Gauheria. Ses collaborateurs sont essentiellement les membres du conseil d’administration mais la revue reçoit des articles qui proviennent également d’amis belges ou allemands. Le champ d’investigation de la revue est resté prioritairement celui de l’histoire de la Gohelle mais, progressivement, il s’est élargi à l’histoire du département du Pas-de-Calais. Toutes les disciplines (y compris la sigillographie !) et toutes les époques intéressent la revue. Tout article proposé est soumis à un spécialiste (souvent un universitaire) qui juge de l’intérêt ou non de le publier. La revue ne publie pas d’article déjà paru dans une autre publication. La plupart du temps, nous enrichissons les contributions par des illustrations. Nous terminons chaque revue par des propositions de lecture (rubrique « Livres & Revues ») et par la présentation, en couleurs, d’une œuvre d’art issue d’un des quatre grands musées de la région qui acceptent de collaborer avec nous (Louvre-Lens, musée des Beaux-Arts d’Arras, musée Sandelin de Saint-Omer, musée de la Chartreuse de Douai). Après plus de trente ans d’existence, comment voyez-vous l’avenir ? La période actuelle est difficile pour la revue : le nombre d’abonnés est en baisse, de même que les ventes chez les libraires et autres maisons de la presse. Le prix au numéro et le prix de l’abonnement (qui n’avaient pas varié depuis 2001) ont dû être augmentés. Nous venons de prendre la décision de demander à une agence de communication une aide appropriée pour rénover la revue et pour relancer les abonnements. Cette démarche vise à nous permettre de repartir avec de nouveaux abonnés, faute de quoi la revue dépérirait lentement comme tant d’autres. No 95, décembre 2015 ISSN : 07164-6488 / 9 ¤ 15 Jacques Bonnaffé : « Je suis fait de toutes pièces » L’acteur de théâtre et de cinéma, né à Douai, revient régulièrement dans sa région natale pour rencontrer ceux qui lui sont chers, travailler ou fureter dans les librairies en quête de livres qui le ressourcent. Portrait de l’artiste en lecteur. O n avait imaginé rencontrer Jacques Bonnaffé chez lui. On le voyait déjà lové dans son fauteuil préféré, au pied d’une bibliothèque débordante d’ouvrages chéris et écornés. Raté ! Le comédien a des semelles de vent. Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi de vivre près de la Gare du Nord, à Paris. Une position stratégique qui lui permet d’assurer ses quotidiennes poétiques à France Culture, de tourner dans la série Ainsi soient-ils (actuellement sur Arte) où il incarne un formidable évêque, de sauter dans un avion pour aller répéter à Lisbonne. De filer surtout à Lille, car le comédien revient régulièrement dans ce Nord qu’il a quitté à 20 ans. Pour mieux y revenir. « Il faut s’expulser de chez soi pour mieux comprendre le monde, rappelle-t-il. J’ai un métier merveilleux et j’ai traversé beaucoup de villes. Mais j’ai eu besoin des autres pour connaître ma région. Jacques Duquesne, par exemple, m’en parlait merveilleusement et il m’a fait connaître des coins de Flandre. J’aime à présent flotter entre Lille et Paris. » On l’attrape donc au vol entre deux TGV. Avec un soin maniaque, il a choisi le point de rendez-vous : un café où il a ses habitudes du côté du parc Jean-Baptiste Lebas, le Verlaine. Bien vu, on est venu lui parler livres. Il ne faut que quelques mots pour le lancer dans de longues introspections. Souvent il dit nous. Nous, comme les gens du Nord qu’il embrasse avec bonté et humanité. Souvent aussi il prend « l’accent drôle » comme il dit. Quand son sujet l’emporte. Quand c’est l’cœur plus que ch’tiête qui cause. Le livre et vous, ça se passe comment ? Je suis très attaché au livre. Pas seulement le petit objet plein de feuilles, mais toute la filière livre. Ce qui fait que j’ai des rendezvous affectifs − on dit « électifs » quand on est littéraire − avec des lieux où on réussit à construire une passerelle rassurante entre le public et les livres. Comme la médiathèque de Grenay*. Il ne faut pas oublier que les livres, c’est intimidant. D’où la nécessité aussi d’avoir de bons libraires. Je suis quelqu’un qui se déplace beaucoup. Pour les trains, il faut des livres. Mais je n’achète pas mes livres 16 portrait ¶ dans les gares. J’ai des libraires que je soutiens, parce que je peux parler avec eux, mais aussi parce que je les vois eux-mêmes trouver leur bouffée d’oxygène avec leurs clients. À Douai, je vais à La Charpente par exemple. Que lisez-vous ? Quand j’étais môme, j’aimais les romans et les récits. Le théâtre constitue maintenant mon ordinaire. La lecture de la poésie, à certaines heures, est fermée, et à d’autres, se fait toute seule. Chacun met du temps à définir pour lui-même ce qu’est la poésie. Comment êtes-vous arrivé à la poésie ? Je suis né à Douai, dans une ville où les poètes sont importants. Quand la vie me semblait un peu lourde sur la Scarpe, j’avais la possibilité de penser que s’y étaient exprimés des gens comme Rimbaud. Quand on a 15 ans à Douai, on a nécessairement une affinité avec Rimbaud ? Non. Je proteste contre moi-même ! Les gens qui cultivent les grands personnages dans une ville et leur font des statues connaissent généralement très mal les œuvres. Par exemple, Marceline Desbordes-Valmore, elle a eu bien de la chance de survivre à tous les hommages qu’on lui a fais à Douai. C’est une des plus belles écritures féminines. C’est difficile de trouver le fil, car c’est très larmoyant. Mais moi dans ses élégies, je ressens une énergie intègre, impeccable d’amour. Vous êtes quel genre de lecteur ? Moi, il me faut de l’audace. On pense que les lecteurs sont des gens calmes. Mais l’audace fait qu’on réussit à faire des lectures capitales. Je suis fait de lectures qui m’ont nourri et quand je prends un nouveau livre, ces lectures résonnent encore. On parle rétrospectivement du Siècle des Lumières. Je pense qu’on est dans le Siècle des Lumières. En France on a une capacité à résister au livre écrit. C’est notre langue qui fait ça. L’anglais, c’est de la tchatche, le français c’est du parlé écrit, du « parlécrit ». Quand je parle, on voit déjà la phrase se former. Et le patois, c’est quoi ? Avec Jules Mousseron, j’ai appris que ce n’était pas de la tchatche. La tchatche, c’est le chti. Le patois, c’est de la littérature. C’est la littérature des invisibles, de ceux à qui on n’accorde pas la parole dans les livres. Le problème, quand on parle du passé, c’est qu’on le fait en noir et blanc. Mousseron, pour moi, il n’est pas du tout en noir et blanc. Et s’il l’est, c’est dans un truc hyper chiadé comme un clip de Bowie. Mousseron a une attaque de son époque et de son public absolument saisissante. Il y a dans la diffusion de son œuvre un retard incroyable. Je peux me vanter de faire un travail assidu sur cafougnette.com pour qu’on puisse avoir accès à des textes et des enregistrements. Chacun peut s’approprier le patois à sa manière. Aujourd’hui je défends toujours le patois, le picard, Cafougnette. Mais je ne ferai plus de spectacle, car ça fait écho à une défense identitaire qui me met mal à l’aise. Quand je jouais l’Ambassadeur avec la Fanfare, dans les années 90, il n’y avait pas encore eu Bienvenue chez les Chtis. Le patois est devenu une langue drôle… C’est son évolution. Ça a été la langue du travail et c’est devenu la langue des sketchs. Ça m’attriste un petit peu mais sans réveiller aucun combat. Je n’ai pas envie de geindre. Les gens qui se plaignent votent extrême droite et je ne serai jamais avec eux. Il y a un effet de déclassement qu’on applique à soi-même. On connaît ça dans les familles, quand on veut être plus malheureux que sa grande sœur, plus que tout le monde, car comme ça on a au moins une raison de vivre. Il y a une image des gens du Nord à gros traits. Les chtis sélectionnés dans les émissions sont des gros cons. Moi je trouve aux gens d’ici plutôt de la philosophie. Ils encaissent, ils ne disent rien. Mais depuis dix ans, je les observe dans le métro 17 18 portrait ¶ à Lille. Les visages ont changé. Se recompose dans les traits une fierté très particulière qui détermine la grâce et la singularité de chacun dans un temps où tout est standardisé. L’actualité c’est quelque chose qui vous inquiète ? On ne peut plus s’en défaire. Quand on ne peut plus regarder l’horizon, on perd l’équilibre. Godard dit que le cinéma, c’est comme la peinture, ça montre l’invisible. Il y a des choses qui se déroulent sous nos yeux qu’on n’arrive pas à voir. On pense que tout le monde partage cette idée que c’est en ce temps présent qu’il faut vivre. Trouver son paradis malgré tout sur Terre. D’autres répondent qu’ici bas, on n’est rien. Parmi ces gens là, il y a des grands sages et des grands assassins. Ces derniers bavent sur la nature de l’homme et ça je ne peux l’accepter. En faisant du théâtre, c’est la nature de l’homme que j’essaie de trouver. Comme Simenon qui disait toujours : « Je cherche l’homme. » Moi dans l’actualité, je cherche à comprendre ce que l’on fait sur Terre, dans la continuation de cette phrase de Malraux, qui dit : « Le sens de la culture, c’est ce qui répond au visage qu’a dans la glace un être humain quand il regarde ce que sera son visage de mort. » Il dit ça de manière glaçante dans son discours d’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens. C’était une autre époque, encore emprunte des chocs de la guerre. Il y a effectivement sur scène une confrontation à la mort que j’oublie quelquefois. Moi je suis un bon vivant, je fais des cafougnettes. Mais le jour où je m’en souviens, je fais des meilleurs spectacles. Le léger marche bien parce qu’il y a toujours la gravité derrière. beaucoup plus sans souci d’image – et d’ailleurs ce sont de très bons illustrateurs. Jamais Arno ne s’arrête en disant : vous avez vu comme je suis drôle. Il laboure son chemin de langage. Nous, on est un peu instinctifs. Les grammairiens sont outre-Quiévrain. Jean-Pierre Verhegen, William Cliff, des gens qui manipulent un paysage. Un paysage, c’est très proche du visage. Les visages sont des paysages et peut-être que la réciproque est vraie. En tout cas les Belges en ont un art fondamental. Werner Lambersy, un poète d’origine néerlandaise qui écrit en français, est aussi passionnant. Il a une très belle langue. Il trouve de très belles choses grâce à la poésie. Je crois que la langue française a en elle l’heuristique. C’est-à-dire qu’à mesure où on écrit, on trouve des choses. La langue américaine est son inverse absolu. C’est la langue de la repartie. Nous, on trouve les choses en les disant. Chez les poètes, c’est le moment où ils répètent un mot pour en trouver un troisième. « Je crois que la langue française a en elle l’heuristique. C’està-dire qu’à mesure où on écrit, on trouve des choses. » Vous êtes quelqu’un de drôle ou de grave ? Drôle. Parce que je suis du Nord. J’ai toujours aimé le double sens de drôle. Toutes les petites figures qui sont dans les tableaux de Breughel, ce sont des drôles. On dit ça avec l’accent ouvert. Parce que nous n’avons pas l’accent grave. On a l’air de ne pas tenir au sol. Même les plus grands bonshommes que je connais ici ont une langue volatile. Mais ça ne veut pas dire que les gens du Nord sont drôles. La moitié est affligée. On veut faire une sorte d’unanimité en disant qu’ils sont souriants, accueillants, mais c’est pas vrai. Il y a des villes qui se chargent d’être grande gueule et d’autres qui sont affligées dans leur tiête. C’est pour ça que je ne me reconnais pas dans le chti car il faudrait être rigolo tout le temps. Et il faudrait en plus s’associer avec les Picards qui ne sont pas marrants tout le temps. J’en parle beaucoup avec Jacques Darras, qui est un poète picard. Les Picards, ils sont de l’intérieur et nous on est tout du dehors. On pourrait dire homme du Nord, homme des foules, homme de la Somme, homme de la solitude. On peut être joyeux sans être comique, non ? C’est le fait de répéter les choses qui ne va pas. Je connais des gens qui habitent un peu au-dessus de ma tête : les Belges. Je les trouve Et au théâtre, qu’est-ce qui nourrit vos personnages ? C’est la vie. Aujourd’hui on a un peu la tendance naturelle à aller chercher le manuel des solutions. Tout ce que vous voulez par le livre. Je ne cherche pas de résultat dans le livre. D’abord je suis trop impressionné, trop admiratif des livres. Je veux garder pour tout au monde cette admiration. Même pour des auteurs avec qui je ne serais pas d’accord. Quand Houellebecq a fini son tour de piste, je suis complètement admiratif. Très juste écriture, pas très belle. J’ai plutôt besoin de Pierre Michon dans l’écriture, mais Pierre Michon il n’écrit pas réactif comme ça. Je suis vraiment héritier du Nord. On est parfois très rêveur, mais les pieds incroyablement rivés au sol. Et l’écriture ? J’ai des copains que j’admire qui ont réalisé un film, écrit un livre. Moi, je suis interprète. J’écris pour moi dans des cahiers, pour mettre mes idées au clair. Des notes indéchiffrables. Et mon blog pour dire mon enthousiasme ou déverser mon fiel de temps en temps sur ce qui m’agace. J’ai d’abord confiance dans l’écriture des autres. C’est incroyable ce que je peux perdre de temps à lire et relire encore. Certains de mes livres ne tiennent plus debout. J’écris aussi des morceaux de spectacle. J’aime bien faire du montage, du cut-up. C’est ce que je fais avec mon émission à France Culture. Parfois, les gens ne comprennent pas et pensent que je ne devrais faire que du patois. Je suis une sorte d’Arlequin : je suis fait de toutes pièces, avec plusieurs morceaux de littérature. par Propos recueillis Marie-Laure Fréchet *Inaugurée en juin 2015, la médiathèque-estaminet de Grenay a accueilli un spectacle de Jacques Bonnaffé lors des Journées du Patrimoine. Jacques Bonnaffé lit la poésie Sur France Culture du lundi au vendredi, de 15h55 à 16h, 3 minutes de lecture avec un poète différent chaque jour. 19 éditions Les Venterniers Fenêtre sur le livre artisanal À Saint-Omer, la toute jeune maison d’édition Les Venterniers revisite le livre grâce à l’artisanat. Sa fondatrice, Élise Bétremieux, creuse des fenêtres dans les couvertures et joue avec la mise en page, le tout au service de la parole d’un auteur. Les collections Charlotte Moufti À l’image de leur jeune fondatrice, Élise Bétremieux, les éditions Les Venterniers sont discrètes et chaleureuses. Leur devanture ne s’expose pas en plein centre d’une grande ville, mais dans une petite rue de Saint-Omer. Dans ce lieu calme, aux murs fraîchement blanchis et à la lumière douce, Élise Bétremieux, aidée d’une salariée, Charlotte Moufti, crée des livres d’un nouveau genre en empruntant à l’artisanat. À 27 ans seulement, après des études de lettres, des cours de reliure et des stages dans quelques maisons d’édition parisiennes, Élise Bétremieux donne nais20 sance à des livres qui ne sont ni l’habituel livre industriel, ni le livre d’artiste. Le cœur de son métier, c’est d’offrir à la littérature un livre artisanal comme écrin. Bousculer le lecteur, mettre en valeur un texte et défendre une vision du monde… Telles sont les ambitions poursuivies par Les Venterniers, une petite maison pas comme les autres qui creuse des fenêtres dans les couvertures de ses livres. « Venternier est un mot du xixe siècle qui a été oublié. La vanterne signifie à cette époque la fenêtre et le venternier est le cambrioleur qui s’introduit par la fenêtre », sourit la jeune femme. Après avoir démarré avec le livre Au cageot d’argot de Pierre Audran, un texte aux élans oulipiens, construit sur la base de l’écriture contrainte, les éditions Les Venterniers ont enrichi leur catalogue en se laissant séduire par des textes. Pour la jeune éditrice, « La Chambre forte » est sans doute la collection la plus emblématique de sa maison d’édition : « Elle ne comporte pas de genres particuliers et est destinée à tout ce qui est étrange, mystérieux. Nous avons mis en place trois livres d’enquête littéraire, un livre de poésie sur le thème de la nuit et de l’insomnie… » Un des derniers-nés, le livre 22 figures au passage, qui propose un voyage autour des vingt-deux arcanes majeurs du Tarot de Marseille, a fait l’objet d’une exposition du 12 décembre 2015 au 23 janvier 2016 à la bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer. Une deuxième collection, « La Source et la Suite », mêle fiction et poésie sur les sujets de la quête d’unité, d’origine. De son côté, la collection « Stylicide » comporte des écrits « plus critiques, plus agressifs, plus coup de poing, avec un travail littéraire important et des formes souvent hybrides… », explique l’éditrice. La collection « Le chant des artisans » dresse quant à elle le portrait de figures emblématiques de l’artisanat, peu importe le genre employé. Elle comporte ainsi Le Bois Castiau, récit d’enfance du poète Luc Bérimont, co-publié avec les éditions édition ¶ Le Castor Astral. Enfin, la collection « Les Vagabonds » explore les relations entre les humains et les territoires : « Comment ils l’habitent, quelle influence réciproque ? », décrit Élise Bétremieux. Une nouvelle série traitant de la thématique « Sur les toits » est parue dans cette collection en décembre. De la passion à l’entreprise L’aventure des Venterniers a démarré avec des manuscrits qui ont plu à Élise Bétremieux et qu’elle a eu envie de créer, dès juin 2012, bien avant de professionnaliser cette activité. « C’est après avoir fabriqué plusieurs livres que je me suis dit : tiens, je suis éditrice ! Et je me suis demandé ce qu’allaient devenir Les Venterniers », raconte la jeune femme. « Cette aventure était d’abord une passion, je ne songeais pas à en faire une entreprise. Mais comme les commandes augmentaient, il fallait faire un choix : soit je professionnalisais cette activité, soit elle restait en marge d’un autre métier. » Et d’ajouter dans un sourire : « J’ai voulu prendre le risque. » C’est ainsi que les Venterniers ont vu le jour, officiellement, en janvier 2015. La jeune maison est installée à Saint-Omer, dont est originaire Élise Bétremieux. Un choix d’implantation qui s’est avéré porteur : « Il n’y a pas d’autres maisons d’édition à Saint-Omer, ce qui a permis un meilleur accompagnement. Le projet a été suivi par la CCI, la mission locale ou Ipso… Cette entreprise était très différente de celles qu’ils accompagnent d’habitude et nous avons eu droit à des tableaux de trésorerie presque sur-mesure », s’amuse l’éditrice. Avec le recul, elle commente : « Créer une société n’est pas une mince affaire ! » La jeune maison d’édition se donne trois ans pour atteindre l’équilibre. des prix plus bas. Par ailleurs, la maison d’édition teste depuis septembre des projets de livres plus chers, qui permettront d’en financer d’autres. « On vend de plus en plus », se réjouit aujourd’hui l’éditrice. La jeune maison se fait connaître par le bouche-à-oreille et les partenariats, par exemple avec l’association « Saint-Omer en toutes lettres », qui promeut la création poétique. « Sortir sept livres par an, plus ceux de la collection « Les vagabonds », serait l’idéal », affirme l’éditrice. Mais pour le moment, la jeune maison en publie presque deux fois plus. « On s’emballe trop ! », rit Élise Bétremieux. Enfin, Les Venterniers ont aussi un espace librairie. Bien mise en avant dans leur vitrine, cette activité leur permet de proposer à la fois leurs propres livres mais aussi des livres industriels d’autres maisons d’édition. S’y trouvent notamment les coups de cœur d’Élise Bétremieux, ceux qu’elle évoque avec une passion contagieuse, à l’image du roman Le vieux qui lisait des romans d’amour, de Luis Sepúlveda, ou encore de l’essai Une brève histoire des lignes, de Tim Ingold. Élodie Soury-Lavergne www.lesventerniers.com Un idéal de sept livres par an Les livres artisanaux des Venterniers sont disponibles sur le site internet de la maison d’édition, sur les salons et chez une vingtaine de libraires. Leur prix tourne en moyenne autour de vingt euros mais comme Les Venterniers veulent un public large, certains ouvrages sont proposés à élise Bétremieux 21 So’Book mise sur le livre à la demande L’imprimerie roubaisienne So’Book, fondée en 2009 par Thierry Ghesquières, veut renouveler la chaîne du livre en proposant aux éditeurs d’imprimer un titre à partir d’un seul exemplaire. C haque année en France, la production de livres augmente. Selon les chiffres publiés en mars 2015 par le ministère de la Culture et de la Communication, cette production a connu une hausse de 3,7 % en 2013 et même de 7,3 % en 2014, avec un total de 80 255 titres. Une nouvelle qui serait plutôt réjouissante, si chacun de ces livres trouvait son lecteur. Mais le modèle économique en vigueur sur le marché du livre a plutôt tendance à battre de l’aile. « Il y a 600 millions de livres imprimés en France chaque année et il ne s’en vend que 430 millions… », regrette Thierry Ghesquières, fondateur et actuel dirigeant de l’imprimerie roubaisienne So’Book. Un constat qui a conduit cet imprimeur, dont la clientèle se compose en majorité d’éditeurs, à se concentrer sur les petites séries de livres, démarrant même à un seul exemplaire imprimé. « 500 livres, c’est une grosse commande pour nous ! Notre tirage moyen est de quatre exemplaires », indique Thierry Ghesquières. Pour donner un ordre de grandeur, le tirage moyen pour un titre en France en 2013 était de 5 966 exemplaires. Thierry Ghesquières a donc choisi d’avancer à contre-courant sur le marché du livre. L’impression en petites séries « J’ai créé So’Book en juillet 2009, pour répondre aux besoins d’un ami éditeur parisien : il souhaitait pouvoir imprimer à partir d’un seul livre », raconte Thierry Ghesquières. Une activité qui est restée depuis le cœur de métier de cette imprimerie roubaisienne : « J’ai créé une usine à faire du livre à la demande », sourit le dirigeant. Un positionnement qu’il défend avec conviction : « Nous sommes dans un monde où tous les éditeurs ont trop de stock, ce qui a un coût, et où la durée de commercialisation d’un livre est de plus en plus courte. Le fait d’imprimer en petites quantités permet de calculer les stocks au plus juste et de faire facilement des réassorts. » équipée de cinq presses numériques, So’Book est 22 sur un rythme de près de 45 000 livres imprimés par mois, avec 11 000 titres différents. Pour le moment, les chiffres semblent valider ce positionnement : « Nous réalisons une croissance annuelle de 20 à 30 % et cela va continuer », affirme le dirigeant. So’Book devrait afficher cette année un chiffre d’affaires de deux millions d’euros, avec une vingtaine de salariés, en étant rentable. Si cela fonctionne, « c’est parce que nous avons automatisé un maximum les flux comme la passation de commandes, la vérification des fichiers, le lancement de l’impression… », explique l’imprimeur. 400 clients éditeurs Aujourd’hui So’Book travaille pour quelque 400 éditeurs en France et dans des pays francophones : Belgique, Canada et Suisse. Et l’imprimeur ne compte pas en rester là car rien qu’en France, le nombre d’éditeurs frôle les 3 000. Thierry Ghesquières est confiant : « Nous avons le bon produit au bon moment. Ce sont les petites maisons d’édition qui ont commencé à travailler avec nous mais à présent, les grosses maisons s’y mettent aussi. C’est une tendance générale de l’édition. » La majeure partie des livres imprimés par So’Book entre dans la catégorie de la littérature générale. Viennent ensuite les ouvrages dédiés au marketing, puis les livres scolaires. Avec son positionnement particulier, l’imprimerie ne fait pas de beaux-livres : « L’impression à la demande passe par de la presse numérique : le noir et blanc est viable mais les couleurs ne le sont pas à l’intérieur de l’ouvrage », note l’imprimeur. Celui-ci se dit peu inquiété par la concurrence : « Nous avons quelques concurrents nationaux comme Jouve, régionaux comme Reprocolor ou européens comme CPI ou Books on demand. Mais nous ne sommes pas sur des tailles d’entreprise similaires, ni sur le même positionnement. » Pour que le modèle économique de So’Book fonctionne, il faut que l’imprimeur puisse livrer rapidement les éditeurs, mais aussi qu’il rationalise les investissements : édition ¶ Thierry Ghesquières et Patrice Dumas « Il existe au moins six types d’imprimeries différents et nous ne voulons pas investir dans tous les métiers », indique le dirigeant. Ce dernier a donc décidé de nouer des partenariats avec d’autres imprimeurs : « Nous leur livrons notre ERP (NDLR : logiciel de gestion) dédié à la production, la facturation et la relation client. Depuis juillet, j’ai signé un partenariat avec les imprimeries Marquis au Canada et, en France, six ou sept imprimeurs sont intéressés. » Des activités de diffusion et d’édition Depuis juillet 2014, So’Book a aussi une activité de diffusion, So’Book Diffusion, auprès d’une trentaine d’éditeurs situés dans le grand Nord, sur le territoire national et en Belgique. « Nous avons cinq commerciaux qui rayonnent sur toute la France. Nous vendons 15 000 livres par mois, auprès de 8 000 points de vente, et 45 % du prix de vente HT du livre revient à l’éditeur », précise Thierry Ghesquières. So’Book Diffusion propose aussi ses services aux libraires : « Nous leur offrons d’être directement connectés à une imprimerie, pour produire les livres à la demande. Ils peuvent ainsi contrer Amazon en ayant eux aussi un fonds important mais peu de stock. » Pour compléter ses activités, Thierry Ghesquières a également pris, en mai 2015, 40 % du capital des éditions Sutton à Tours : « Pour bien connaître le métier de nos clients, il faut le faire », explique le dirigeant. Sutton dispose d’un fonds de 3 000 titres et sort une centaine de nouveautés par an. Leur collection principale se compose de livres racontant l’histoire des villes à travers d’anciennes cartes postales. Enfin, l’imprimeur s’est aussi lancé début 2015 dans la réimpression de titres épuisés. « Les éditeurs nous envoient un livre papier, que l’on scanne pour recréer un PDF imprimeur. Cela leur permet de rivaliser avec le marché de l’occasion », explique Thierry Ghesquières. Il conclut ensuite, optimiste : « So’Book s’appuie sur les éditeurs et les libraires pour renouveler la chaîne du livre, qui est en pleine mutation. » élodie Soury-Lavergne www.sobook.fr 23 Ateliers d’écriture En lisant en écrivant Les ateliers d’écriture font florès ! Le portail Eulalie en recense une douzaine en région mais il y en a probablement beaucoup plus, portés par des associations, des bibliothèques, voire des auteurs. Dernier venu dans le paysage régional, Le Labo des histoires, installé à La Condition publique à Roubaix, s’est engagé dans un programme ambitieux d’action culturelle en direction du jeune public. F ondée en 2011 à Paris par une équipe de militants venus du monde de la presse écrite, l’association Le Labo des histoires s’est donné dès le départ pour objectif de renforcer le lien entre les jeunes et l’écriture après avoir fait le constat qu’en France « toutes les expressions artistiques ont leurs espaces de transmission… sauf l’écriture ! » Dans l’esprit de ses ani- mateurs, l’association doit donc devenir « un lieu d’échanges et d’apprentissage pour les romanciers, scénaristes, paroliers en herbe… où ils puissent rencontrer des auteurs, bénéficier de leurs conseils, de leur expérience ». Les ateliers sont aussi destinés aux jeunes en situation de blocage face à l’écrit. L’association invite donc ses « laborantins » à des ateliers adaptés à chacun pour qu'il tente de surmonter ses difficultés en libérant son imaginaire… Antenne régionale Aude Métayer, Caroline Pilarczyk et Clément Herman 24 En 2014, l’association est lauréate du programme national « La France s’engage », initié par le président de la République et Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Le programme a pour but de soutenir les initiatives socialement innovantes en leur permettant notamment de changer d’échelle. Grâce à ce soutien, Le Labo des histoires a prévu d’ouvrir 15 nouveaux centres en France métropolitaine et ultra-marine à horizon 2017. Quatre antennes régionales fonctionnent d’ores et déjà en Lorraine, en Martinique, dans le Val-d’Oise et, depuis quelques mois dans le Nord – Pas de Calais. La région a retenu l’attention du Labo en raison de son dynamisme culturel mais aussi de sa pyramide des âges, puisque le Nord – Pas de Calais est la région la plus jeune de France. Autre motif d’engagement, l’éloignement d’une partie de la population avec l’écrit qui fait de la région la lanterne rouge nationale pour son taux d’illettrisme : 12 % de la population quand la moyenne nationale est à 9 %. L’enjeu est donc important pour Caroline Pilarczyk, responsable de la toute nouvelle antenne Nord – Pas de Calais du Labo des histoires, qu’elle anime avec l’aide de deux volontaires en service civique. Après une première phase d’expérimentation jusqu’en septembre 2015 (il s’agissait alors de « prendre la température »), l’association a pris ses quartiers définitifs à La Condition publique, à Roubaix. La ville de Roubaix n’est pas un choix anodin, explique Caroline, puisqu’elle dispose de nombreuses ressources : sa jeunesse d’abord, mais aussi ses équipements comme la médiathèque La Grand-Plage, ses dispositifs éducatifs, à l’image de l’école de la deuxième chance. Construire des partenariats à partir de ce point d’ancrage, Le Labo a enclenché un programme d’activités sur tout le territoire régional en s’appuyant notamment sur des partenariats avec des structures culturelles : la Compagnie générale d’imaginaire, la librairie Par Mots et Merveilles… éducation artistique et culturelle ¶ Depuis, de nouveaux partenariats ne cessent de naître. La suite tient à l’art de « faire ensemble » comme le souligne Caroline tout en rappelant que Le Labo s’adresse aux moins de 25 ans et se positionne donc de façon bien particulière. La métropole lilloise, l’agglomération dunkerquoise, le Val de Sambre et l’Arrageois bénéficient déjà de la présence régulière du Labo, « pas encore assez présent sur le Pas-de-Calais », regrette cependant la directrice. « Nous avons présenté le projet un peu partout avec toujours ce point d’honneur : quel est l’intérêt pour les partenaires ? » Les partenaires, ce sont aussi les auteurs. « Certains noms étaient évidents, les autres sont arrivés grâce au bouche-à-oreille. » Déjà, on a pu croiser Patrice Robin, fort de ses quinze ans d’expérience dans la pratique d’ateliers, mais aussi des débutants comme Olivia Profizi ou Olivier Dubouclez, qui se sont lancés dans l’aventure avec enthousiasme. Des projets sont en cours avec Nadine Ribault et d’autres écrivains de talent. Mener des actions fortes… Cet été, l’opération nationale « Lire en short » a donné lieu à un atelier de correspondance numérique à Fécamp ainsi qu’à Moment de slam entre les élèves de 6e et l’auteur Albert Morisseau-Leroy des ateliers itinérants de Nancy Guilbert, auteure jeunesse, dans trois librairies. Une belle opportunité pour Le Labo, fraîchement installé dans la région. Le siège de l’association à Paris propose également des ateliers communs à toutes les antennes, à l’image du cycle roman mené par Patrice Robin à la librairie des Quatre chemins, à Lille. Très récemment, l’association est intervenue auprès d’élèves de 6e du collège de Wazemmes, à Lille. Elle a emmené dans ses bagages le collectif « On a Slamé sur La Lune ». Cette rencontre a donné lieu à un travail sur le thème de la laïcité. Lors de la restitution de l’atelier à L’Odyssée médiathèque de Lomme, les pré-adolescents se sont exprimés sur ce thème d’actualité, à leur façon bien à eux. Bilal, 12 ans : « J’ai écrit sur le racisme, la laïcité. C’est important parce qu’il y a plein de personnes racistes. » Sarah, 11 ans : « La fraternité, un pour tous, tous pour un, un lien de solidarité. » Au moyen de l’écriture et du slam, ils ont pu dire avec leurs mots ce qu’ils ressentaient. Tout simplement. Prescillia Wattecamp Prochains rendez-vous : Cycle polar à la bibliothèque de Nœux-les-Mines, tous les mercredis du 10 février au 30 mars, de 17h à 19h. Pour les 15/25 ans. Animé par Richard Albisser. Atelier slam à la médiathèque de Moulins dans le cadre du Printemps des poètes. Pour les 15/25 ans. Les mardis et jeudis du 1er au 23 mars de 17h à 18h. Animé par Marc Alexandre Oho Bambe et Albert MorisseauLeroy du collectif « On a Slamé sur La Lune ». Atelier slam à la médiathèque émile Zola de Saint-Pol-sur-Mer, le 16 mars de 14h30 à 16h30. Pour les 8/15 ans. Animé par Albert Morisseau-Leroy. Lectures d’albums avec Patrice Gaches, professeur de français Contact : Caroline Pilarczyk / [email protected] 06 82 29 20 17 / labodeshistoires.com 25 Lire et écrire pour tous Dans la Sambre-Avesnois, l’association Mots & Merveilles se bat pour aider les adultes à lire, écrire et compter et ainsi, à reconquérir une part de liberté. « Ils pleurent souvent lors de la première rencontre : c’est dur d’avouer qu’on ne sait ni lire, ni écrire », s’émeut Caroll Weidich, la directrice de Mots & Merveilles. Elle peut être fière aujourd’hui : rien que l’année dernière, son association a accompagné gratuitement près de 500 illettrés et analphabètes*. Cette main tendue est salvatrice pour maîtriser les bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Même si le premier entretien à Mots & Merveilles est souvent une épreuve, les effets sont rapidement visibles. « Dès les premiers progrès, ils se redressent, ils relèvent la tête : c’est notre victoire. » Ce gigantesque travail de fourmi aurait été impossible sans le soutien précieux des 255 bénévoles mobilisés chaque semaine. Parmi eux, beaucoup d’enseignants retraités mais aussi des étudiants, des salariés en activité ou en recherche d’emploi. Le pré-requis ? Être titulaire au minimum du baccalauréat. « Pour beaucoup, c’est plus que donner quelque chose : c’est rendre une personne autonome pour faire ses courses comme pour trouver un travail », poursuit la directrice. Chaque bénévole reçoit des L'équipe de Mots & Merveilles (du fond, de gauche à droite ) : Pascale Zubbani, Corinne Marchand, Pascal Duplouy, Mylène Bouityvoubou, Séverine Julien, Caroll Weidich (directrice), Maëva Leveneur, Justine Priez, Valérie Maufroy, Carole Delattre, Audrey Chatelain, Sabrina Depierre. 26 éducation artistique et culturelle ¶ formations adaptées, avec au minimum six jours par an (et jusqu’à 40). L’objectif, c’est d’apprendre à transmettre son savoir, à animer une séance tout en respectant l’autre dans ses difficultés. Du côté des analphabètes et des illettrés, les raisons qui poussent à faire appel aux services de Mots & Merveilles sont aussi multiples que les parcours : un mari qui voudrait bien savoir écrire des SMS à son épouse, un fiancé qui repousse son mariage parce qu’il ne sait pas signer, une maman soucieuse d’accompagner son enfant qui vient d’entrer au CP, un salarié qui butte sur la rédaction de son CV, un jeune qui souhaite passer son permis de conduire, une jeune maman qui n’a pas su remplir des papiers… Dans la région Nord – Pas de Calais, selon l’Insee, l’illettrisme touche 12 % de la population, soit quatre points de plus que la moyenne nationale. « Ce n’est pas toujours la faute de l’école. C’est surtout une accumulation de problématiques dans des parcours très difficiles », résume la directrice de l’association, ancienne enseignante de français originaire d’Aulnoye-Aymeries (cf. encadré). Le dénominateur commun de toutes ces personnes en difficulté face à l’écrit ? « Un manque de confiance en soi : certains de nos apprenants continuent d’ailleurs de croire qu’ils ne savent pas lire. » C’est pourquoi, à Mots & Merveilles, il n’y a pas de maîtres, encore moins d’élèves mais des bénévoles et des apprenants. Pendant les rendez-vous, une certaine proximité se crée : on ne fait pas que travailler, on passe aussi un joli moment d’échange et de partage. Les apprenants deviennent des amis, des soutiens, des relais. Il est de toute façon impossible d’apprendre sans un minimum de confiance et de bienveillance. Les ateliers touchent les problèmes quotidiens : établir un chèque, faire ses courses, compter la monnaie rendue, savoir se déplacer en transport en commun, etc. L’atelier « estime de soi » tient une place centrale : les traumatismes face à l’écrit sont souvent liés à des blessures d’enfance. « Beaucoup ont trouvé des subterfuges pendant des années. » À l’exemple de ce salarié qui préférait s’énerver que de signer une pétition qu’il ne savait pas déchiffrer, quitte à passer pour un grognon. Ou encore cet ouvrier qui « fabriquait des mots » la veille quand il savait qu’il allait avoir un document à remplir le lendemain. Ou encore cette mère de famille qui avait toujours acheté grâce aux images des emballages, sans savoir distinguer les prix. Pour tous, en filigrane, se devinent la « honte » et aussi l’enfermement dans un tel secret. Après sept ans d’existence, Mots & Merveilles a aujourd’hui une tonne de belles histoires à raconter. Comme cette mère et sa fille devenues accros de la lecture, toujours fourrées à la médiathèque d’Aulnoye-Aymeries. Ou encore Daniel Vannet, ancien illettré arnaqué pendant 23 ans par son ancien employeur (payé à mi-temps alors qu’il effectuait un temps complet) bien décidé « à ne plus se faire rouler ». Repéré par de jeunes réalisateurs dans un reportage de France 2, il a décroché début 2015 le prix d’interprétation au Festival international du courtmétrage de Clermont-Ferrand. Gaëtane Deljurie *Un illettré a déjà suivi cinq années d’enseignement à l’école. Un analphabète n’a jamais appris à lire ni à écrire. Si vous aussi, vous souhaitez apporter votre bénévolat, contactez l’association Mots & Merveilles 31 bis rue la Fontaine, 59 620 Aulnoye-Aymeries. 03 27 63 77 28 / [email protected] www.asso-motsetmerveilles.fr Caroll Weidich, pilote de Mots & Merveilles Elle vient de remporter le prix Solidarité Nord – Pas de Calais, décerné par Version Femina et Europe 1, en partenariat avec les magasins Leclerc : une dotation de 7 000 ¤ et une campagne gracieuse sur Europe 1 d’une valeur de 50 000 ¤. La récompense est aussi symbolique pour Caroll Weidich, qui se bat depuis huit ans pour faire vivre son association de lutte contre l’illettrisme. Ancienne enseignante de français au lycée privé Jeanne d’Arc d’Aulnoye-Aymeries, elle a été confrontée de près à l’illettrisme dans sa carrière : des mots de liaison qui ne sont pas paraphés, des réponses à des questions écrites qui n’arrivent jamais… « Et le pire, c’est que j’insistais », se souvient-elle. Lorsque le Conseil régional Nord – Pas de Calais lui a proposé de coordonner les actions du Réseau Lire en SambreAvesnois, elle a sauté le pas. « Après quatre ans à coordonner les différents organismes de formation, j’ai eu envie de créer une structure, toujours dans la lutte contre l’illettrisme », confie-t-elle. Elle fonde alors l’association Mots & Merveilles en 2008, avec comme premier soutien l’agglomération Maubeuge-Val de Sambre. Les actions ont d’abord été itinérantes dans les médiathèques (l’association est encore présente dans celles de Ferrière-la-Grande et de Jeumont). Peu à peu, Caroll Weidich, adjointe à l’éducation et aux affaires scolaires d’Aulnoye-Aymeries depuis 2014, a réussi à convaincre des soutiens de taille : conseils départemental et régional, Agence nationale pour la cohésion et l’égalité des chances, communes mais aussi partenaires privés comme Transdev, Promocil via le Fonds social des habitants, les fondations SNCF et Crédit Mutuel pour la lecture ou encore la fondation Orange. Plus de 15 partenaires privés sont aux côtés des illettrés désormais. Mots & Merveilles possède aujourd’hui quatre centres à Aulnoye-Aymeries, Feignies, Fourmies et Maubeuge. G.D. Mots & Merveilles intervient aussi auprès de 400 enfants de maternelle, cours préparatoire et classe d’intégration scolaire pour les lectures à voix haute. En répondant à l’appel à projets Terre de Lecture de l’ONG Bliblionef, l’association vient également de distribuer 4 000 livres neufs dans les écoles très rurales où il n’y a ni bibliothèque, ni bibliobus. 27 Regards sur la librairie 1/2 Le livre d’occasion à portée de main Ils ont placé le livre d’occasion au cœur de leur deuxième vie. Martine Sauvage, Jean-Philippe Leclercq et Johann Vandomber sont tous trois devenus bouquinistes ambulants après avoir exercé une activité sans rapport direct avec le livre. Confrontés à des conditions de travail similaires, leur pratique diversifiée offre néanmoins un panorama contrasté de ce métier-passion. Martine Sauvage 28 librairie ¶ « Je suis tombée amoureuse d’un bouquiniste », confie Martine Sauvage, la plus expérimentée des trois, pour expliquer son entrée dans la profession après une brève carrière d’interprète en anglais. C’était il y a une vingtaine d’années. Les cinq premières, elle déplie ses étals dans les facs − Lille 3, Amiens et même Nancy − pour « vendre des livres intéressants », essentiellement des essais de sciences humaines en poche. Les cinq suivantes, elle les passe entre Merlieux-et-Fouquerolles (Aisne) et des marchés parisiens spécialisés, comme Georges-Brassens (XVe arrondissement) ou Saint-Mandé (Val-de-Marne). En Picardie, d’où elle est originaire, elle est installée « en dur » dans la perspective d’un village du livre qui finalement ne verra pas le jour en raison, estime-t-elle avec le franc-parler qui la caractérise, d’un « déficit de culture ». En 2005, Martine Sauvage déménage à Lille. Mais plus question de déballer à l’université. « Le livre n’est plus une priorité des étudiants. Ça marcherait mieux si j’étais dealer ! » À 47 ans, cette diplômée en filmologie se définit comme libraire d’occasion « non sédentaire ». Sur le marché de la place Sébastopol, le samedi matin, elle entretient des relations ambivalentes avec le chaland. « Certains regardent de loin. Je leur dis : “Approchez, les livres ne vont pas vous sauter dessus !” » Le dimanche, au Vieux-Lille, elle retrouve une clientèle plus aisée à laquelle elle peut proposer ses pièces « haut de gamme ». Le reste du temps, la bouquiniste lilloise sillonne la région « de Calais à Fourmies » pour « faire des adresses », en quête d’ouvrages d’érudition « qu’on ne trouve pas ailleurs ». C’est au demeurant l’aspect qu’elle préfère dans son métier : rencontrer des particuliers chez eux et pénétrer leur intimité à travers les livres dont ils se séparent. Le livre ancien, « source d’alimentation » pour les plus âgés L’échange est aussi l’une des motivations de Jean-Philippe Leclercq, 73 ans. Lui est devenu bouquiniste itinérant en 2002, juste après son départ à la retraite. « Je veux montrer aux gens qu’il existe des choses anciennes intéressantes. Les jeunes sont ébahis de trouver des bouquins d’avant 1945 ! » Chaque année, cet ancien haut fonctionnaire parcourt 5 000 kilomètres en campingcar sur les routes du Nord et alentour pour déployer son commerce de vieux livres, nommé « Le Tourne-pages » en hommage à un ami collectionneur disparu. « Il avait besoin, disait-il, de tourner des pages pour retrouver les documents que je lui demandais. » Jean-Philippe Leclercq, lillois lui aussi, passe la plupart de ses week-ends sur des salons, des foires ou des braderies. « Je n’ai pas de calendrier donné. Chaque année, je retrouve certains lieux, comme Arras, Merlieux ou Hazebrouck, et j’en visite de nouveaux. » Une « errance » qui ne l’empêche pas de compter des fidèles parmi ses clients : « Ceux qui viennent aux manifestions du livre en région me repèrent grâce au camping-car. » Sur les étagères en bois de son stand orné d’étiquettes élégantes, les ouvrages anciens parfois restaurés par son épouse sont classés par thème : régionalisme, manuels scolaires de 1860 à 1960 (son ex-instituteur de père lui en a légué cinq tonnes à sa mort), ésotérisme, sciences et techniques, etc. Pour ce physicien de formation, les « forains » comme lui jouent Jean-Philippe Leclercq un rôle important dans la vie rurale. « On va dans des endroits sans libraires ni bouquinistes. C’est formidable pour les gens du coin, on amène le livre là où il n’y a plus de bibliothèque. Notre type de fonctionnement répond à un besoin de la population, notamment âgée. On est une source d’alimentation non négligeable », résume l’éloquent propriétaire du Tourne-pages. Rendre le livre plus accessible Comme son aîné, Johann Vandomber revendique l’utilité sociale de son projet de reconversion professionnelle. Celui-ci s’est dessiné en 2011, à l’issue d’une expérience difficile avec la structure associative qui l’employait. « J’avais envie de créer un truc. Au départ, c’était juste bouquiniste. L’idée du lien social et de la redistribution est venue après les premières rencontres. » Contrairement à ses alter ego lillois, ce Roubaisien de 34 ans récupère les livres sous forme de dons qu’il redistribue à 90 % à des associations. Le reste est bradé sur des sites web marchands, mais aussi sur des marchés et des salons. « Je ne voulais pas travailler que sur 29 ¶ librairie Internet. Dehors, ça me permet d’être au plus près des gens. » Impossible de le manquer là où il stationne, comme au marché du centre de Roubaix, le samedi matin : derrière son étal, constitué de simples planches et de tréteaux, trône une camionnette rouge réaménagée en librairie mobile dans laquelle les clients peuvent piocher parmi quatre cents livres. « C’est vraiment ma petite boutique », sourit l’enthousiaste bouquiniste « nomade », ainsi que lui-même se qualifie. Johann Vandomber revend essentiellement de la littérature « ultrapopulaire » : romantisme, polar, fantastique, religion, etc. Avec l’idée de « rendre le livre plus accessible ». « Certains de mes clients n’ont jamais mis les pieds dans une librairie », constate l’ancien éducateur, particulièrement fier du caractère altruiste de son activité qui, à son grand regret, ne bénéficie pas du statut d’entreprise sociale et solidaire. Une activité peu rentable mais humainement enrichissante Aujourd’hui, Johann Vandomber considère son projet comme « mature mais pas stable ». Les ventes sur le Web lui apportent l’essentiel de ses maigres revenus mais rien, selon lui, ne vaut le lien direct avec les gens. Martine Sauvage, elle, ne vivrait pas de son travail sans l’activité de vente en ligne de livres d’occasion de son compagnon. « J’aimerais bien avoir pignon sur rue quand je ne tiendrai plus physiquement », dit-elle. Quand il n’aura plus la force de transporter de lourdes caisses de livres ni d’affronter les aléas météorologiques, Jean-Philippe Leclercq envisage quant à lui de migrer sur Internet pour écouler son stock de beaux-livres. Bouquiniste ambulant n’est peut-être pas une activité financièrement rentable, mais c’est un métier humainement enrichissant. Jérôme Champavère Martine Sauvage Présente le samedi matin sur les marchés place Sébastopol et le dimanche matin place du Concert (Lille). 06 73 35 97 26 / [email protected] Jean-Philippe Leclercq Présent aux salons du livre d'Arras, Merlieux, Hazebroucq ... Johann Vandomber Début 2016, il a rejoint l'équipe de RecycLivre, qui collecte gratuitement des livres d'occasion avant de les revendre en ligne puis de reverser 10 % du chiffre d'affaires à des associations œuvrant pour la promotion de la lecture. L'activité solidaire du jeune Roubaisien se poursuit donc, mais plus sur les marchés ni dans les salons. 06 70 48 39 54 / www.recyclivre.com Johann Vandomber 30 librairie ¶ Regards sur la librairie 2/2 Jeunes créateurs À la différence des territoires ruraux, moins bien lotis, la métropole lilloise continue à susciter de nouvelles vocations de libraires. Quatre établissements ont fait une apparition remarquée à Lille et Tourcoing, donnant aussi une valeur ajoutée à l’offre de livres dans leur quartier. Humeurs noires, spécialité polar Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Olivier Vanderbecq : J’avais d’abord pensé à deux autres endroits, dont un dans le VieuxLille, mais ça ne s’est pas fait. Ma femme, qui avait habité à Wazemmes quand elle était étudiante, a été conquise par la cave en-dessous du magasin, qui collait bien avec mon projet. Je trouve que c’est un quartier qui met en avant la culture, qui « s’intellectualise ». à Wazemmes, on trouve vraiment une multiplicité de catégories de gens. C’est aussi un quartier vivant, où les gens aiment la culture de la proximité : 4 clients sur 5 sont des habitants ou des commerçants du quartier. Et il y a le marché le dimanche : je pense bientôt ouvrir le dimanche matin, proposer des ateliers pour les enfants pendant que les parents font le marché. Quelle est la spécialisation de votre librairie ? Le roman noir ! Parce que le roman noir, c’est la littérature mais la France l’a oublié. Ronsard, Zola, Balzac, Hugo, ils sont tous dans le noir ! J’ai été élevé au San Antonio, au Sulitzer, au Ludlum. La France a catalogué le roman noir dans la littérature « SNCF » mais un auteur comme Lebel pourrait écrire de la grande littérature. Quels sont les 5 livres que vous mettriez dans votre bibliothèque idéale ? Un Tueur sur la route de James Ellroy, Les Aventures de Corto Maltese de Hugo Pratt, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, Le Roi vert de Paul-Loup Sulitzer, Les Puissances des ténèbres d’Anthony Burgess. Que signifie pour vous être une librairie indépendante ? Cela signifie pouvoir vendre et dire ce dont j’ai envie. Cela me permet de sortir, à mes risques et périls, du circuit commercial et de vendre des choses intéressantes qui ne sont pas les 3 ou 4 blockbusters. J’ai passé un an, avant d’ouvrir, à suivre des groupes de lecture qui, une fois qu’ils avaient lu Chattam et Thilliez, ne savaient plus quoi lire, et allaient vers des auteurs auto-édités. Mais ils auraient pu aller à la rencontre d’éditeurs comme Gallmeister, Asphalte, Le Caïman, In Octavo, Bragelonne, La Manufacture du livre ! Et Gallimard et Actes Sud ne produisent pas que des bonnes choses. Je veux pouvoir parler de ce que je découvre et de ce que je vends, quitte à m’aider des blogs spécialisés quand je n’ai pas pu lire un livre et qu’on me demande ce que c’est. Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? Je me vois bien avec dix, non… cinq entités Humeurs noires partout en France (mais pas à Paris). Je voudrais que ce soit plus qu’une librairie, un vrai lieu culturel. Placer le noir dans le rayon littérature avec un grand L. Et puis surtout, organiser un salon du polar à Lille… 6 rue Mourmant, Lille 03 20 65 58 42 [email protected] www.humeurs-noires.org Olivier Vanderbecq Ouverture du lundi au samedi 9h-19h 31 ¶ librairie Livres en Nord, « avant tout la proximité » Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Alexander Grzes : S’installer à Tourcoing, c’était donner une suite à la librairie Majuscule, dont ma mère était responsable, après une fermeture douloureuse. Sans Majuscule, il n’y aurait plus eu de librairie sur Tourcoing, ce fut donc une évidence pour nous qu’il fallait y rester. Nous avions le choix entre plusieurs locaux commerciaux mais les loyers en centre-ville sont vite exorbitants. On nous avait aussi proposé un local dans le centre commercial Saint-Christophe. Finalement, nous sommes bien où nous sommes, les autres commerçants sont contents car nous dynamisons la rue. Quelle est la spécialisation de votre librairie ? Nous ne nous sommes pas spécialisés si ce n’est que nous ne sommes pas seulement une librairie généraliste mais aussi une papeterie. Cela étant dit, nous avons un grand rayon jeunesse, qui fonctionnait déjà très bien du temps de Majuscule. On a aussi essayé de diversifier notre offre en proposant des jeux éducatifs et créatifs. Quels sont les 5 livres que vous mettriez dans votre bibliothèque idéale ? Seul sur Mars d’Andy Weir, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Bon Appétit ! (Quand l’industrie de la viande nous mène en barquette) d’Anne de Loisy, Le papyrus de César de Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, Urgence française de Jacques Attali. Que signifie pour vous être une librairie indépendante ? Pour moi, c’est avant tout le côté « proximité ». Contrairement à Majuscule, ici il n’y a pas de caissier mais un libraire qui suit le client de son entrée dans le magasin jusqu’à sa sortie. Tout le monde travaille en autonomie : Maëlle s’occupe de la littérature, des poches, des beaux-livres, et Alexia de la jeunesse et de la BD. Pour les autres rayons, chacun apporte sa pierre à l’édifice. On est aussi moins jugé sur les délais que dans une grande surface culturelle par exemple. Les clients sont prêts à patienter plusieurs jours pour avoir leur livre. Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? J’espère ne pas être trop endetté ! Il a fallu convaincre les banques pour ouvrir une librairie dans le contexte actuel, et à Tourcoing. On aimerait bien ouvrir le jardin qui est au fond du magasin, en faire un endroit où le client pourrait aller lire le livre qu’il aurait choisi. J’espère aussi que je travaillerai plus avec les enseignants, pour que les jeunes découvrent les livres le plus tôt possible. 8 rue de Lille, Tourcoing / 03 66 72 58 08 / livresennord.fr Ouverture : du lundi au samedi, 10h-19h De gauche à droite : Maëlle Jur, Alexander Grzes (responsable), Alexia Leurent, Sarah Bouche 32 librairie ¶ Andy & Marcel, salon de thé-librairie BD Marie-Charlotte Cayet Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Marie-Charlotte Cayet : Wazemmes est un quartier déjà très dynamique et populaire. La mixité de la population, l’ambiance, l’implantation de nouveaux commerces font de ce quartier l’endroit idéal pour Andy & Marcel. Quelle est la spécialisation de votre librairie ? La librairie est spécialisée en bandes dessinées, avec une préférence affichée pour les maisons d’édition indépendantes. Je reçois des auteurs et illustrateurs pour des séances de dédicaces, des expositions. J’ai pensé le lieu de manière à inviter au voyage à travers la librairie. Le salon de thé n’est pas indépendant du coin librairie et inversement. D’ailleurs, les deux activités sont complémentaires puisqu’elles engrangent des chiffres d’affaires équivalents (avec seulement 200 références). Quels sont les 5 livres que vous mettriez dans votre bibliothèque idéale ? Broderies de Marjane Satrapi, Dora de Minaverry, Coucous Bouzon d’Anouk Ricard, Macadam valley de Ben Dessy, Entre ici et ailleurs de Vanyda. Que signifie pour vous être une librairie indépendante ? C’est avant tout pouvoir présenter ce que je veux. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en avant les livres que j’aime et ceux qui m’ont marquée. Je mets un point d’honneur à la découverte et au partage. Certains clients ne se laissent tenter par un ouvrage qu’après la deuxième ou troisième venue au salon de thé. On a alors pu discuter, partager nos goûts, et je peux leur conseiller tel ou tel livre. Pour preuve : la meilleure vente est Broderies de Satrapi, alors qu’il date de 2003. Mais c’est l’ouvrage dont je parle le plus souvent ! Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? J’espère avoir développé de nombreux projets, comme un festival de littérature graphique et arts plastiques. Je vois plutôt Andy & Marcel comme le point de départ de différentes activités. Mon objectif est de découvrir toujours plus de nouveaux artistes. Mes premières box seront lancées très bientôt : le Niki’s Bazart, box d’objets faits main par des créateurs de la région, et le Karton, box d’œuvres d’art en édition limitée. 30 rue Mourmant, Lille 03 66 97 39 71 [email protected] www.andyetmarcel.fr Ouverture : mardi au jeudi, 13h30-19h30 vendredi et samedi, 10h-19h30 dimanche, 12h-16h 33 ¶ librairie La Lison, « une vraie librairie de quartier » Alix Mutte et Fantine Gros Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Alix Mutte et Fantine Gros : Saint-Sauveur – Moulins est un quartier en ébullition, il y a beaucoup de choses à faire. Le plus intéressant est la mixité de la population : étudiants, retraités, familles. Ils étaient en attente d’un lieu comme le nôtre qui permet de créer un lien entre les gens d’ici, de redynamiser le quartier. Quelle est la spécialisation de votre librairie ? Nous avons une réelle volonté généraliste : BD, littérature, jeunesse, et surtout d’être complémentaires avec les autres librairies (nous n’allons pas faire de sciences humaines, spécialité de Meura). Notre credo ? Nous sommes une librairie enthousiaste ! Où il fait bon flâner, où toute la famille peut se retrouver. C’est un lieu de vie et de partage : une vraie librairie de quartier. 34 Quels sont les 5 livres que vous mettriez dans votre bibliothèque idéale ? Le Chœur des femmes de Martin Winckler, Les vieux fourneaux de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano, Chut ! on a un plan, de Chris Haughton, Amours de Léonor de Recondo, Au bonheur des dames d’Émile Zola. Que signifie pour vous être une librairie indépendante ? C’est avant tout la passion du livre et le partage de lectures qui nous rassemblent. Le livre est un remède à tout : livre-évasion, livre-plaisir, livre-culture. être une librairie indépendante, c’est choisir la liberté. C’est aussi répondre à une éthique. C’est certainement une question d’éducation, de sensibilisation au commerce de proximité. On apprend la casquette de gérant petit à petit. Nous sommes beaucoup épaulées par l’association Libr’Aire. Le collectif est très impor- tant dans notre quotidien et la force de l’échange et du partage est essentielle. On bénéficie aussi d’une visibilité plus importante. Comment vous voyez-vous dans 5 ans ? On aura remboursé notre prêt ! Créer une librairie indépendante, c’est une bataille quotidienne, alors on vit au jour le jour. On espère, dans 5 ans, se prouver qu’on ne s’est pas trompés et qu’on a réussi le challenge d’ouvrir une nouvelle librairie à Lille. Ce n’est pas juste un caprice. L’agrandissement et l’embauche se penseront à plus long terme. 8 place Jeanne d’Arc, Lille 09 83 99 70 32 / [email protected] www.librairielalison.fr Ouverture: lundi 14h-19h / mardi au samedi 10h-19h Entretiens réalisés par Céline Telliez et Prescillia Wattecamp © Rémi Bélair - Studio PRK Retrouvez les éditeurs de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie à À Contresens éditions Airvey éditions Le Cénacle du Douayeul Centre historique minier Cours Toujours éditions Éditions de la Gouttière Éditions Delattre Éditions L’iroli Henry éditions Hikari éditions invenit La Contre Allée Le Riffle Les Lumières de Lille Les Venterniers Light Motiv Maison de la Poésie Max Lansdalls éditions Méli-Mélo éditions Obriart éditions Pôle Nord éditions Pourparler éditions Ravet-Anceau Porte de Versailles, Pavillon 1, Boulevard Victor, 75 015 Paris www.livreparis.com Les bibliothèques en révolution À la faveur de nouvelles constructions, de réaménagement ou de projets innovants, le paysage de nos bibliothèques publiques évolue sensiblement. Plus accueillantes, plus ludiques, plus diversifiées dans leurs services, les bibliothèques sont désormais bien différentes des sévères établissements d'antan. Le public ne s'y trompe pas et plébiscite ces nouveaux lieux de vie et de partage. Tournée (non exhaustive) de quelques réussites en région. A u cœur de l’automne 1910, parut aux éditions Armand Colin le livre iconoclaste d’un romancier. L’objet de son courroux ne figurait pas dans les grandes préoccupations de l’époque. Il en avait contre une institution. Une institution poussiéreuse et rétrograde, en laquelle pourtant, 100 ans plus tôt, on avait placé les plus grandes ambitions. Voici ce qui attend, selon lui, l’imprudent qui se risque à y pénétrer : « Des lieux sombres, écartés, ouverts de temps en temps, où il ne trouve rien de ce qui l’intéresse, de ce qui est utile, amusant, facile, libre, mais l’air austère, universitaire et le rébarbatif de l’administratif. » C’est donc cela une bibliothèque, s’interroge le curieux ? « Mais non... une bibliothèque, c’est très gai, et c’est clair. Il y fait aussi bon que chez le marchand de vins. À Boston on y joint des salles de billard. Ici l’on peut fumer, là il y a un jardin. Asseyez-vous à l’ombre, voici de quoi vous distraire. Des livres ? Oui, avec des images. Ils ne sont pas noirs, ils sont reliés en rouge, en vert, coquets, pimpants. Surtout ils sont nouveaux […]. » Dans son Essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes, Eugène Morel, romancier et conservateur de bibliothèques n’a pas de mots assez durs pour fustiger la ringardise des bibliothèques françaises et souligner a contrario le dynamisme, l’inventivité des bibliothèques américaines. « La Grand-Plage », médiathèque de Roubaix 36 106 ans plus tard, qu’en est-il donc ? Force est de reconnaître que l’image que Morel se faisait de la bibliothèque est aujourd’hui largement démentie. Il n’y a certes pas encore beaucoup de billards et il n’est plus question d’y fumer… Mais la biblio- lecture publique ¶ L'IdeasBox à Calais thèque française, engagée depuis 30 ans dans un mouvement de construction à marche forcée, semble bel et bien sortie de l’âge du cafard ! Une guerre de 100 ans se clôt ainsi sur la victoire posthume de Morel. Illustrations en région de cette révolution (trop) silencieuse. Livres-voyageurs à Genech Pour ouvrir l’appétit Ne pas attendre que le public vienne en bibliothèque, mais se déplacer vers lui n’est pas une nouveauté ! C’est d’ailleurs cette « invention » importée des États-Unis par le Comité américain des régions dévastées qui fut dans l’Aisne meurtrie de l’après Première Guerre mondiale, l’un des symboles forts d’une nouvelle politique de lecture publique. Les bibliobus qui se mirent à sillonner les routes départementales à partir des années 1940 généralisèrent d’ailleurs le concept. Depuis peu, de nouvelles initiatives se développent. C’est le cas par exemple à Calais où la ville a fait l’acquisition d’une véritable bibliothèque en kit : l’IdeasBox. Ce projet, développé par Bibliothèques sans frontières, permet de disposer d’une véritable bibliothèque en plein air, mobile, offrant une multitude de services et d’accès (dont Internet), le tout dans un design contemporain de belle facture dû à Philippe Starck. Bien entendu, pour être pleinement efficace, l’IdeasBox suppose la présence de médiateurs formés. Par ailleurs, ce dispositif n’a pas pour vocation à se substituer à une véritable bibliothèque permanente. Mais l’outil donne à la médiathèque le moyen d’aller à la rencontre du public en profitant d’événements ou en les suscitant, sur les places, dans les jardins ou la plage, mais encore dans des lieux atypiques… Autre exemple de ces démarches de proximité, les évolutions du passe-livres (autrement dit le bookcrossing). Rien de révolutionnaire certes, mais une tentative de se rapprocher, de permettre l’échange sans lourdeurs, sans contraintes, de rester proches… tout en rappelant son existence et son offre ! Un bel exemple nous est offert par le réseau des médiathèques en Pévèle (autour de Templeuve) qui a mis en service des cabanes de livres-voyageurs, conçues et fabriquées par les communes elles-mêmes. 37 ¶ lecture publique Le Coffee Book lors de l'inauguration de « La Grand-Plage », médiathèque de Roubaix On peut manger maintenant ? ça y est enfin ! On peut en 2016 manger à la bibliothèque. Que tous ceux qui comme l’Alceste du Petit Nicolas n’osaient plus s’aventurer dans une bibliothèque avec leurs mains grasses se réjouissent. On peut ne plus mourir de faim tout en dégustant une BD ou en croquant les dernières nouvelles ! C’est à Roubaix et à Grenay que ça se passe. à Roubaix, c’est le hall de la médiathèque qui a reçu un extraordinaire bain de jouvence. Dans le cadre de la bibliothèque numérique de référence qu’elle est devenue en 2013, la ville a reconfiguré totalement sa médiathèque. C’est ainsi que l’ensemble des espaces du rez-de-chaussée du bâtiment a été ouvert au public, décloisonné, et que le patio est devenu le cœur habité de l’ensemble. Un café a été installé où il est loisible de déjeuner ou de grignoter. La polyvalence du lieu est remarquable, et ceux qui se rappellent la tristesse des espaces sont proprement médusés. La métamorphose a d’ailleurs entraîné une énorme augmentation de fréquentation à la médiathèque devenue entre-temps la « Grand-Plage ». On y croise même assez régulièrement les élus, ce qui est assez rare en bibliothèque… Les élus, on les rencontre aussi à Grenay, autre exemple de ces nouvelles médiathèques. À commencer par le premier d’entre eux, Christian Champiré, le maire, qui a voulu et s’est battu pour que sa ville se dote d’une médiathèque du xxi e siècle. La médiathèque38 estaminet de Grenay est un beau vaisseau posé à une encablure du centre. Grande ouverte sur la voie publique, elle se déploie sur un seul niveau (l’étage accueille les locaux professionnels d’une équipe renforcée par la présence d’animateurs jeunesse et des affaires culturelles municipales) et offre également un espace de restauration. La qualité du bâtiment, de ses espaces intérieurs, a d’ailleurs conduit le jury du prix Livres-Hebdo des Bibliothèques 2015 à lui décerner le prix de l’accueil. Comme le note le jury, « on vient à l’Estaminet qui rassemble tous les services liés à la petite enfance et à la jeunesse (PMI, accueil des centres de loisirs, point information jeunesse, mission locale), pour faire une démarche administrative, s’installer avec un magazine dans l’espace presse ou en terrasse, faire une partie de babyfoot, écouter de la musique diffusée dans les bancs sonores du jardin, ou encore boire une bonne bière pression au bar. La médiathèque est gratuite pour tous, ouverte 44 heures par semaine et dispose d’une salle de spectacle, ainsi que d’ateliers dont une grande cuisine. Tous ensemble, tous ensemble... Mais comme chez soi ! Ces exemples ne sont pas isolés. Un peu partout dans la région fleurissent de nouveaux équipements qui cultivent avec leurs publics des rapports nouveaux, plus proches, une connivence qui participe au succès de leur fréquentation et à la satisfaction des usagers. Ainsi en 2015 a été inaugurée la médiathèque de Coulogne (près de Calais), mélange harmonieux d’un site naturel remarquable, d’une jolie construction du xviii e et d’un bâtiment lecture publique ¶ Médiathèque de Coulogne contemporain aux lignes épurées et aux excellentes fonctionnalités. On doit aussi évoquer la médiathèque de Recquignies (près de Maubeuge), la Médi@nice, qui intègre halte-garderie, permanence sociale, agence postale, ainsi qu’à Meurchin (près de Carvin), l’Artchipel, dû à une jeune équipe d’architectes où on l’on retrouve ces espaces conviviaux, aérés et bien sûr des services numériques ainsi que des jeux de société. Gaëlle Thomas, sa directrice, définit ainsi sa mission : « être de plain-pied avec les habitants, faire de la médiathèque un lieu de vie, de rencontres, de débats. » Il faudrait encore citer les nouvelles bibliothèques de Lesquin, de Nomain, d’Houplin-Ancoisne, de Carvin et la belle restructuration du rezde-chaussée de la bibliothèque de Bailleul. Ces médiathèques rencontrent à chaque fois un grand succès populaire, mais qu’advient-il ensuite ? À Tourcoing, la médiathèque Andrée-Chédid, dans le quartier Bellencontre qui compte une dizaine de milliers d’habitants, a été inaugurée en 2013. En 2015, c’est plus de 50 000 visiteurs qui en ont franchi les portes. La médiathèque d’Iwuy (près de Cambrai) compte elle 25 % d’inscrits parmi ses 3 000 habitants. Elle a accueilli plus de 15 000 personnes en un peu plus de six mois et multiplié les partenariats, accueillant par exemple les Restos du cœur. Et combien d’autres exemples à Rouvroy, Condé-sur-l’Escaut, Anzin par exemple. En attendant les nouveaux projets qui se construisent à Cambrai, à Fruges, à Vendin-le-Vieil, à Bonningues-les-Calais, à Fourmies… « Il faut que les bibliothèques quittent leur vêtement d’ennui », écrivait Morel. Les voici devenues des lieux d’agrément et de plaisir partagé. Qui méritent désormais une nouvelle ambition : des horaires aussi décomplexés ! N’attendons pas un siècle… Médiathèque-estaminet de Grenay Pascal Allard 39 ¶ lecture publique Et les bibliothécaires ? « Quand le bâtiment va, tout va »1. Certes, mais qu’en estil de celui à qui il appartient de faire vivre, de renouveler sans cesse l’intérêt des lecteurs, de défricher de nouvelles voies. Qui est donc le bibliothécaire du xxie siècle ? La Revue du livre pour enfants2 a posé la question à quelques professionnels dont Céline Kubasik, bibliothécaire jeunesse à Roubaix. Ses propos sonnent tellement juste par rapport au renouveau des bibliothèques et de leur offre que nous les reprenons ici in extenso. À quoi ressemblera votre bibliothèque dans 10 ans ? Dans dix ans, ma bibliothèque sera une formidable fourmilière, où l’on trouvera pêle-mêle : jeux de société et jeux vidéo, musiques et livres, films et spectacles vivants, sièges douillets et tables strictes, cocons et grands espaces, silence de rigueur et joyeux bazar. Il y aura autant de bibliothèques en ce même lieu que de potentiels visiteurs. Les robots pour enregistrer les documents diront « Bonjour ! » quand l’utilisateur déposera son dernier emprunt, et ils sauront certainement sourire dans dix ans. Le thé, les petits gâteaux et les sandwichs côtoieront des mondes virtuels, des univers numériques, des monstres en 3D. Les visiteurs auront cette délicieuse impression de débarquer chez eux, pour être tout à la fois et en fonction de leur humeur lecteurs, acteurs, accompagnateurs, spectateurs. On viendra flâner, colorier, inventer et construire. Et aussi manger, siester, se ressourcer (se faire masser ?). Ce sera encore plus qu’aujourd’hui un lieu de vie et de rencontres, de passions, de folies et d’idéaux, chargé de fantasmes, d’ambitions et d’espoirs. Et dans 10 ans, votre métier ? Dans dix ans, je serai une bibliothécaire connectée : aux publics, à la toile, au monde et au présent. Je ne penserai plus « supports », je penserai opinions, pensées, représentations, contenus. Je discuterai météo avec monsieur René, de la santé du chien de madame Froment et je lui indiquerai, qui sait, un bon vétérinaire. Je conseillerai monsieur Malik sur les dernières ressources en sociologie pour son mémoire, mais aussi monsieur Fernand sur les cycles lunaires pour planter ses tomates. J’hésite encore, mais je chausserai peut-être des rollers pour aller chercher la dernière BD demandée avec prouesse et légèreté. Il n’y aura pas que les enfants qui m’appelleront par mon prénom. Et votre lecteur ? Dans dix ans, mon lecteur aura toujours le même âge. Il viendra de naître ou de trouver un travail, de prendre sa retraite ou de 40 changer de région. Il aura le regard vif et la langue bien pendue, il sera tantôt seul, tantôt accompagné, tantôt perdu, tantôt entouré. Il aura des choses à dire, il lira la presse ou consultera ses mails, prendra le temps de rêvasser, de boire un café. Que garder d’aujourd’hui ? J’aimerais garder, en vrac, ma fougue, les livres que j’ai connus enfant et que l’on possède encore, les antiquités qui servent à remagnétiser les documents et qui font un bruit d’enfer, l’odeur des livres neufs, l’odeur des magasins de conservation qui sentent la poussière et la mémoire, le bruit des chariots chargés de livres, le tumulte des samedis après-midi, les rencontres d’enfants autour d’un coloriage... 1. La formule est de Martin Nadaud, grand bâtisseur qui fut aussi, au xixe siècle, l’un des apôtres les plus fervents de la lecture ouvrière 2. Revue du livre pour enfants no 284, septembre 2015 lecture publique ¶ « Bib 21 » : laboratoire d'idées Depuis 2011, la Médiathèque départementale du Pas-deCalais organise « Bibliothèques 21 », un cycle de tables rondes portant sur les enjeux de la lecture publique et des bibliothèques. Le point avec Philippe Bilecki-Gauchet, directeur de la médiathèque et grand ordonnateur de ces journées d’étude. Quelle est l’idée de Bibliothèques 21? Organiser des rencontres thématiques autour des enjeux de la lecture publique et des bibliothèques au xxi e siècle, notamment à la lumière des projets de construction de bibliothèques, dans le cadre du plan Lecture. On a constaté qu’un certain nombre de personnes, en particulier les élus, avaient une vue traditionnelle de la lecture publique, c’est-à-dire avant tout la construction d’un bâtiment pour faire du prêt. Or aujourd’hui, ces bibliothèques dites « troisième lieu », font certes du prêt mais sont aussi des lieux de vie. Initialement, nous avions prévu une rencontre tous les deux ans. Puis, comme c’est devenu un événement dans le petit monde des bibliothèques qui attire plus d’une centaine de participants, on a décidé de l’organiser chaque année. On a voulu montrer qu’il n’y a pas une réponse unique, formatée, mais des solutions qui peuvent être une source de réflexion pour d’autres. Quel a été le retour après cette journée de débats ? On a senti une forte implication des élus. Forcément, avec cette démarche de mutualisation, on élargit très rapidement à la culture. On sort des mètres carrés et des rayonnages et on élargit l’horizon vers le champ éducatif et culturel. En invitant des libraires et des gens du monde associatif, on a aussi voulu donner à voir autre chose que des réseaux de bibliothèques. Une façon de sortir du cadre qui a donné lieu à des débats très intéressants. On touche tous ceux qui ont un projet de lecture sur leur territoire, professionnels ou bénévoles. Les intervenants venant d’autres départements nous ont dit aussi s’être nourris de l’expérience des autres. Bibliothèques 21 réussit à susciter l’intérêt au-delà du Pas-de-Calais. C’est une vraie mutualisation des idées. Propos recueillis par Marie-Laure Fréchet http://mediatheque.pasdecalais.fr « Bib 21 », c’est donc une sorte de laboratoire d’idées ? C’est surtout un remue-méninges et l’envie de montrer des idées qui fonctionnent. Une façon aussi d’ouvrir des chemins. On veut contribuer à faire en sorte que l’offre de service public local soit un service de proximité et de qualité qui réponde parfaitement au besoin de la population. D’autres départements ont-ils mis au point ce type de dispositif ? On n’invente rien. Certains sont même pionniers. On va donc chercher leurs expériences pour en tirer des enseignements et corriger les préconisations. Chacun fait les choses différemment, à son rythme. Mais on sait que pour réussir un projet, il ne faut pas le faire seul dans son coin. Il faut aller regarder ailleurs, s’inspirer, puis adapter les idées à son environnement. La 4e édition de Bibliothèques 21, en octobre dernier, était consacrée à la question de la coopération et des partenariats. Comment ce sujet s’est-il imposé ? Le plan Lecture de 2006 devait faciliter la mise en réseau, la mutualisation au-delà de la commune. Avec l’Observatoire départemental de la lecture publique, on a constaté qu’il y avait dans le Pas-de-Calais une douzaine de réseaux constitués, chacun avec une identité particulière. D’un partenariat informel entre quelques bibliothèques à la prise de compétence lecture publique. 41 Un centre d’art dédié à la photographie Le Centre régional de la photographie, à Douchy-les-Mines, est davantage qu’un lieu de création et de diffusion de la photographie contemporaine. Il entretient un fonds documentaire exceptionnel et poursuit depuis sa création une ambitieuse politique éditoriale. Visite guidée des lieux et rencontre avec sa nouvelle directrice, Muriel Enjalran. Muriel Enjalran P lace des Nations, l’adresse du Centre régional de la photographie (CRP) à Douchy-les-Mines, sis dans l’ancienne Poste de la petite ville de 11 000 habitants semblait tout à fait prédestinée car ce lieu a vu défiler, depuis qu’il a été transformé en galerie en 1982, bien des artistes de nationalités différentes. Qui aurait cru à l’époque que le photo club amateur d’Usinor-Denain, dont l’usine ferma en 1978, aurait un jour donné naissance à un centre d’art d’envergure nationale voire internationale ? La grande époque de la 42 décentralisation aidant, le centre, né d’une forte tradition d’éducation populaire, prit son envol sous la houlette de Pierre Devin, son premier directeur. Pionnier en la matière, le CRP fut le premier en France à se spécialiser dans la photographie en s’appuyant sur la tradition d’excellence photographique du Nord dont les représentants les plus connus sont l’imprimeur-photographe BlanquartEvrard, le premier éditeur de livres de photographies à Loos-lezLille et Augustin Boutique, le génial photographe amateur de Douai. photographie ¶ Le CRP de Douchy-les-Mines appartient au réseau national des Centres d’art qui en compte 52 sur le territoire national dont seulement cinq spécialisés dans la photographie, le CRP, le CPIF à Pontault-Combault, le centre d’art et photographie à Lectoure, le Jeu de Paume à Paris et image/imatge à Orthez. Ses missions ? Soutenir la création photographique, organiser des résidences, faire des expositions, travailler avec les scolaires et sensibiliser le public à la photographie, notamment à travers l’édition. Pôle ressource : éditions, archives, bibliothèque et fonds documentaire C’est Pierre Devin qui initia la politique d’édition grâce à laquelle le CRP possède un fonds documentaire et des éditions, traces du travail réalisé, que l’on peut consulter aujourd’hui sur rendezvous au Centre de documentation. Parmi les 8 000 ouvrages, on trouve des catalogues monographiques d’artistes, des catalogues d’expositions, des dictionnaires, des revues et des livres d’artistes. Avec les directions successives, les éditions du CRP ont diversifié leur publication, incluant de jeunes photographes. Dernière en date, une coédition avec la maison Filigranes, Terre Humide, présente les œuvres de Quentin Derouet, Valentine Solignac et Francisco Supervielle. Du côté des portfolios Feuille à feuille, à mi-chemin entre le livre d’artiste et l’édition, quatre titres, Baudouin Luquet, Hervé Robillard, Sophie Deballe et Jean Marquis. D’autres éditions s’attachent à la publication d’un travail photographique associé à des auteurs tels Philippe Bazin/Georges Didi-Hubermann, Plossu/ Denis Roche, Deballe/Robichon… Pour avoir accès au centre de ressources aujourd’hui perché au débouché d’un vieil escalier de bois façon école d’antan, il vous faudra prendre rendez-vous et justifier de recherches ou d’un intérêt marqué pour la photographie. On pénètre dans cette bibliothèque à l’ancienne un peu comme dans un sanctuaire, en s’étonnant que des lieux comme celui-ci, abritant des livres, existent encore. Dans cette atmosphère surannée s’alignent sur les rayonnages des ouvrages épuisés sur l’histoire et les techniques de la photographie, des catalogues de musées ou des monographies. On trouve aussi pas mal d’ouvrages étrangers dans cette bibliothèque de recherche qui reçoit en moyenne plus de 200 visiteurs par an. Le CRP possède par ailleurs une collection de 9 000 tirages photographiques et quelque 300 œuvres dans son artothèque, la seule consacrée à la photographie en région Nord – Pas de Calais. « Émetteur d’idées et lieu de dialogue citoyen, espace de rencontres avec les artistes, le CRP doit rester un lieu de formation du regard, de débats et d’échanges, éclairant les mutations à l’œuvre dans nos sociétés », affirme Muriel Enjalran. Françoise Objois Centre régional de la photographie Nord – Pas de Calais Place des Nations, 59 282 Douchy-les-Mines Tél. : +33 (0)3 27 43 56 50 / [email protected] www.centre-photographie-npdc.fr Prochaines expositions en 2016 Evangelia Kranioti (mars) Ângela Ferreira (septembre) Maxime Brygo (décembre) La mission Transmanche, emblème historique du CRP Pierre Devin, l’acteur historique du CRP qui s’était toujours attaché à faire venir à Douchy les plus grands noms de la photographie (Willy Ronis, Doisneau, Bernard et Hilla Becher…), y développa par ailleurs une forte politique de commande à des artistes photographes dans le cadre de la Mission Transmanche qu’il lança en 1983 et qui dura 18 ans. Ces commandes ont fait l’objet d’expositions systématiquement accompagnées par l’édition des Cahiers Photographiques Transmanche qui comptent treize volumes de 1988 à 2006. D’autres éditions ont jalonné l’histoire du CRP. Citons pour mémoire, les portfolios Feuille à feuille, la collection « Médiane », la collection « écritures » et les éditions d’artistes. En règle générale, les ouvrages qui ont été achetés et non pas édités, sont en lien avec les thématiques des expositions. Sachant qu’il rentre environ chaque année dans la bibliothèque une centaine de livres, il est urgent d’inscrire ce fonds dans une base de catalogage numérique. Pour ce faire, il faudra en assurer l’inventaire, un des futurs chantiers de Muriel Enjalran. Parallèlement à la publication d’ouvrages, le CRP a aussi édité, de 1996 à 2005, la revue Sensible. Muriel Enjalran, nouvelle directrice, nouveau projet Pas encore un an d’installation dans son bureau (depuis juillet 2015) et déjà de beaux projets sur les rails pour les années qui viennent. « J’ai construit pour le CRP un projet artistique et culturel fidèle aux missions d’un centre d’art dont la vocation est de soutenir et d’accompagner la création contemporaine. Mon projet artistique est tourné vers la jeune création mise en regard avec la collection du CRP témoignant d’une histoire de l’image sur le territoire. Il se veut également tourné vers des scènes artistiques à l’étranger avec des invitations faites à des artistes venant déplacer et renouveler les perceptions des publics sur leur(s) histoire(s), leur territoire et ouvrant sur d’autres enjeux culturels et sociétaux dans le monde. » Au départ historienne et historienne de l’art, Muriel Enjalran a été séduite par le potentiel de la région. Elle souhaite croiser les disciplines et faire dialoguer la photographie avec la littérature et le cinéma. 43 Les états généraux de la langue picarde à Arras ©sabine godard L’Agence pour le Picard et ses partenaires organisaient le 14 novembre dernier, à la citadelle d’Arras, les états généraux de la langue picarde. L’occasion pour tous les acteurs du picard en Picardie, Nord – Pas de Calais et province de Hainaut d’échanger sur leurs pratiques et leurs attentes, à quelques semaines de la fusion des deux régions françaises. Débat sur la place du picard dans les médias avec, de gauche à droite : Jean-Mary Thomas, animateur sur France 3 Picardie ; Annie Rak, productrice à la RTBF ; José Ambre, animateur sur France Bleu Nord ; Daniel Muraz, rédacteur en chef adjoint du Courrier picard ; David Lefevre, blogueur. Q uinze ans après le rapport Cerquiglini (qui recensait le picard parmi les 75 langues de France), 25 ans après le décret Valmy-Féaux (qui autorisait pour la communauté WallonieBruxelles l’usage des langues régionales dans l’enseignement), que devient le picard en France et en Belgique ? Comment le transmettre aux enfants, aux adultes ? Qui sont les auteurs qui écrivent en picard, pour quels publics, avec quelle diffusion ? Comment créer et diffuser des spectacles en picard aujourd’hui ? Quelle présence dans les anciens et nouveaux médias ? La 44 fusion des régions est-elle une chance pour le picard ? Six questions, faisant l’objet de six tables rondes, ont rythmé cette journée. Les occasions de se retrouver sont rares pour la grande famille des picardisants des trois régions : les dernières remontaient à 2005, 2006 et 2007 avec les Journées interrégionales du Picard tenues successivement à Wallers-Arenberg, AmiensChaulnes et Tournai. L’attente était donc forte pour la centaine de participants, acteurs associatifs et culturels, auteurs, enseignants, chercheurs et amateurs de ch’biau parlache venus de toute la Picardie linguistique. D’autant que les organisateurs avaient placé haut la barre : ils espéraient voir émerger de cette journée des propositions concrètes à transmettre à la nouvelle institution régionale. S’il n’est pas sûr que cet objectif ait été atteint, les états généraux ont quand même permis un bel échange d’idées, dans un hernu d’gingin (brainstorming) parfois rugueux, mais toujours enthousiaste. L’état des lieux dressé par la première table ronde pouvait pourtant sembler découra- picardie ¶ geant. La Charte européenne des langues régionales est passée aux oubliettes, et son application au picard paraît bien hypothétique. Le picard n’a jamais eu bonne presse dans les instances politiques du Nord – Pas de Calais ; qu’en sera-t-il demain dans la grande région ? Heureusement, en France et en Belgique, des bénévoles assurent la transmission de la langue, se glissant dans les interstices du système scolaire ; si les intervenants insistent sur la nécessité de conserver à cet enseignement un caractère ludique, n’est-ce pas au détriment d’une prise en compte sérieuse par l’institution scolaire, sanctionnée par des diplômes, des enseignants formés, un programme ? Dans le domaine du livre aussi le constat était parfois amer : les livres en picard sont peu consultés dans les bibliothèques, les bandes dessinées traduites (Tintin, Astérix) sont surtout achetées par les bédéphiles, et les auteurs préfèrent publier leurs textes avec une traduction en français faute de lecteurs compétents en picard. Le spectacle vivant permet certainement de trouver plus facilement un public, comme en ont témoigné les comédiens et chanteurs de la 4e table ronde ; mais c’est avec les organisateurs de spectacles qu’ils rencontrent des difficultés, peinant à sortir du ghetto patoisant dans lequel on veut les enfermer. Enfin, la présence du picard dans les nouveaux médias (blogs, réseaux sociaux) se renforce, tandis que la presse quotidienne régionale (en Picardie) fait des efforts méritoires, et que l’audiovisuel public marque le pas. Reste évidemment la dernière question, à laquelle seul l’avenir pourra répondre : le picard trouvera-t-il sa place dans les politiques de la nouvelle région Nord-Pasde-Calais-Picardie ? Alain Dawson Pour en savoir plus : Agence pour le picard, 4 rue Lamarck, 80 000 Amiens Tél. : 03 22 71 17 00 / www.agencepourlepicard.fr Concours littéraire ouvert à tous les écrivains de langue picarde (picard, chtimi, patois du Nord). Texte à renvoyer pour le 11 mars 2016, à l’Agence pour le picard, Prix de littérature en picard, 4 rue Lamarck, 80 000 Amiens. Rens. : 03 22 71 17 00 / www.languepicarde.fr Prix de littérature en picard Bernard Sinoquet est directeur de la Maison de Jules Verne à Amiens. Il préside depuis 2011 le jury du prix de littérature en picard. racines se situent dans ce monde du travail. Il y a un attachement à là d’où on vient. Jean-Luc Vigneux, par exemple, appartient à une famille d’origine ouvrière. mais ceux qui pratiquent le picard aujourd’hui n’appartiennent plus à ces classes sociales. Quel lien entretenez-vous avec ce prix et le picard en général ? L’initiative du prix revient à l’Agence pour le picard, dirigée par Olivier Engelaere. Personnellement, je viens d’une famille où on parlait picard du côté de mon père. Ce n’est pas ma langue maternelle car ma maman savait que le picard n’était pas le meilleur moyen de prendre l’ascenseur social. Je l’ai redécouvert à l’adolescence, dans les années 1970 où on s’intéressait beaucoup aux cultures locales. Je n’écris pas en picard, mais j’essaie de bien le lire. Je regarde cette littérature avec intérêt, sans me faire de grandes illusions sur l’avenir des langues régionales, dans le contexte actuel de laminage culturel. Ceci dit, leur résistance me sidère. Particulièrement le picard. Dans un monde qui s’uniformise, les gens ont besoin de garder la mémoire de quelque chose. Ils s’attachent à une langue, à une coutume. Qui sont ces gens ? La culture picarde est une culture populaire. On y retrouve le monde ouvrier, celui de la mine, du textile, le monde paysan, mais aussi parfois des professions intellectuelles, des enseignants parce que leurs Le picard n’a-t-il pas été dépossédé de cette identité par le phénomène chti ? L’usage du picard, c’est les blagues de Lafleur, les Cafougnettes, les Capenoules. Ou Dany Boon aujourd’hui. Je me refuse à jeter l’opprobre sur le phénomène chti. Dany Boon aurait dû juste travailler un peu plus sa langue régionale. On peut remonter jusqu’au fabliau médiéval : la petite histoire rigolote et un peu leste, c’est aussi ça le picard. Qu’en est-il de la littérature actuelle en picard? Elle est la digne fille des littératures régionales passées. C’est le règne du texte court, du conte, de la nouvelle. Des textes souvent assez nostalgiques, liés au passé, aux guerres ou à un univers qui disparaît. De la poésie aussi. Le prix de littérature cherche justement à solliciter les écrivains sur des genres auxquels ils ne se frottent pas forcément. Cette année, on remet ainsi pour la première fois un prix du théâtre et surtout un prix de l’histoire pour enfants. Et j’attends ça avec impatience. Qui sont les auteurs qui écrivent en picard ? Il y a toujours des gens qui considèrent qu’on peut avoir un moment d’émotion en écrivant dans une langue qui est programmée pour disparaître. Combien de temps ça va durer ? Tant que des gens qui habitent dans notre région considèreront ne pouvoir exprimer cette émotion qu’en picard. Propos recueillis par Marie-Laure Fréchet 45 ¶ Belgique Qui classera Paul Otlet ? Les Impressions nouvelles ressortent régulièrement Paul Otlet (1868-1944) du cabinet de travail encombré de fiches, de livres et de journaux en tous genres, où l’on souhaite qu’il ait été, après sa mort, assigné pour l’éternité. Ce « bibliophilanthrope » belge n’aura pas seulement servi de modèle à la massive figure de l’Archiviste dans Les Cités obscures de Schuiten et Peeters. Il a aussi inspiré à Françoise Levie une riche biographie (2006), puis suscité deux recueils collectifs d’études approfondies (2008 et 2010). Et voici que reparaît en un somptueux volume fac-similé le mythique Traité de documentation couronné de son titre métadiscursif Le Livre sur le livre, initialement paru en 1934. L e mystère Otlet réside principalement dans le fait qu’un tel personnage semble davantage relever de la fiction – et de l’utopie – que du réel ; en cela, il vécut bien en parallèle les deux vies que lui prête Peeters dans sa préface. On croirait ce bourgeois binoclard à barbiche surgi de la fameuse parabole de Borges, « Le Congrès », où est exposée l’idée démesurée – et déceptive – d’un autodidacte désireux de « créer une organisation rassemblant la planète entière ». Otlet a lui aussi, dès sa plus tendre enfance, nourri l’inextinguible volonté de rassembler : les livres avant tout, puis chaque trace, sous n’importe quelle forme, de Savoir, dans le but supérieur d’aboutir à la Fraternité, à la Concorde universelle. Initiateur du Répertoire bibliographique universel, Otlet s’inscrira d’abord dans la tradition du classement de Dewey pour proposer ensuite son propre système d’agencement des références, en branches, sousbranches et branchettes des plus détaillées. Au-delà du fichage forcené du moindre document publié sur le globe et de l’établissement de la vertigineuse « Pyramide des Bibliographies » se dessinent les plans, en perpétuelle expansion, de la création d’un Musée international, d’un Centre mondial, enfin d’une Cité qui tiendrait le triple rôle de réceptacle de la Civilisation, de carrefour des Sciences et de moyeu d’où rayonnerait la Paix. Une ambition qui se verra accélérée par la nouvelle de la mort de son fils sur le front de l’Yser en 1914, tragédie après laquelle Otlet promouvra 46 avec acharnement un humanisme qui ne lui attirera d’ailleurs pas que des sympathies. L’Histoire décida qu’il incomberait à la SDN, soutenue par le président Wilson, plutôt qu’au Mundaneum de reconstruire une Europe en ruines. Les tonnes d’ouvrages, de revues, d’affiches, voire de bric-à-brac hétéroclite que recueillirent Otlet et consorts – soit son ami le socialiste et prix Nobel de la paix 1913 Henri Lafontaine et ses fidèles collaborateurs – constitueront indubitablement la mémoire matérielle la plus étonnante… et la plus malmenée du xx e siècle. Cette bibliothèque hors-norme, rehaussée d’un inventaire comptant des millions de bristols, fut reléguée aux oubliettes. Son contenu s’effritant et se fragilisant au fil de déménagements successifs, l’encombrant Palais mondial d’Otlet, un moment hébergé dans l’un des pavillons du Cinquantenaire, se mua en un fouillis de références jugées obsolètes et superfétatoires. Le projet grandiose d’Otlet fut donc asphyxié par le peu de latitude spatiale qui lui fut accordé par l’État. Cette précarité, qu’aggrava l’affligeante indifférence des autorités politiques, fut la cause de son échec. Dans le sillage de ses déménagements successifs, imposés par le gouvernement belge lui-même ou, pendant la guerre, par les autorités occupantes, le « Juif errant » de papier, perdra irrémédiablement quantité de pièces précieuses. Il faudra attendre l’an 1998 avant qu’il récupère de son allure, avec la création à Mons du Mundaneum. Qu’Otlet ait été un visionnaire, c’est ce dont atteste pleinement la présente réédition. Alex Wright établit en effet que notre compatriote avait anticipé de dix ans sur les pionniers anglo-américains à qui l’on impute généralement la création du concept de World Wide Web. Peeters le souligne à son tour : « Otlet n’offre pas seulement aux documentalistes et aux bibliothécaires le plus complet des traités de méthodologie jamais écrit, il évoque aussi, dans les dernières sections de l’ouvrage, les "substituts du livre" que sont en train d’offrir les technologies émergentes. » Et de montrer, extrait à l’appui, comment Otlet préconisait l’interconnexion entre lecteur et information via la conjonction du papier, de la télévision, du cinéma, du phono et du téléphone. N’est-on pas là au cœur même de la démarche dite « multimédia » ? Alors, Paul Otlet, doux rêveur, précurseur de génie, savant maniaco-compulsif ou idéaliste tragiquement incompris ? Le tout à la fois, sans doute. Et bien malin qui parviendra à définitivement le classer ! Frédéric Saenen Paul Otlet, Le Livre sur le livre, Traité de documentation, fac-similé de l’édition originale de 1934, préfaces de Benoît Peeters, Sylvie-Fayet Scribe et Alex Wright, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 38 ¤ Cet article a paru d’abord dans la revue Le Carnet et les Instants, numéro 188 (octobre 2015) Photographie ci-contre : « Paul Otlet et une partie de son équipe, mars 1937 - doc.Mundaneum » in Le Carnet et les Instants numéro 188 (page 37) dossier ¶ 4. 5. 47 Jehan-Rictus au fil des jours C’est un très bel objet rouge feu, sur la couverture duquel on peut lire : « La question du pain à peu près résolue, restent le loyer, le pétrole et l’amour. » Intrépides, les éditions Claire Paulhan publient le premier tome du Journal quotidien de Jehan-Rictus. Il s’agit, au propre comme au figuré, d’une aventure qui n’est pas près de se terminer, pourvu simplement que les lecteurs acceptent de la suivre avec constance et fidélité. J ehan-Rictus s’appelle en réalité Gabriel Randon. Il naît – un peu par hasard – à Boulogne-sur-Mer en 1867 et restera en nourrice durant ses trois premières années dans une ferme du Pas-de-Calais. Il ajoute « de Saint-Amand » à son nom pour le prestige. Et prend le nom de scène de Jehan-Rictus à 28 ans lorsqu’il commence à réciter ses textes dans un cabaret montmartrois. Il les écrit dans l’argot de l’époque et évoque la vie des humbles, des pauvres. ma parole, […] je préférerais raisonner mes pensées méchantes et m’abstenir d’actes sans doute coupables puisque ma conscience me les reprocherait. Ceci est donc le miroir de ma conscience et tous les soirs avant de me coucher je m’y regarderai ». Cette ambition nous transforme en témoins d’une vie le plus souvent difficile où les soucis d’argent occupent une bonne place, en confidents d’une sensualité sans tabous, en spectateurs privilégiés de la scène littéraire, politique et journalistique. Nous, on est les pauv’s tits fan-fans, les p’tits flaupés, les p’tits foutus à qui qu’on flanqu’ sur le tutu… L’ouvrage publié par les éditions Claire Paulhan comprend les cinq premiers cahiers du Journal et couvre un peu moins d’une année (du 21 septembre 1898 au 26 avril 1899). Rictus y évoque son enfance maltraitée et retrace les principaux épisodes de son existence misérable. Mais il est heureux de citer la légende paternelle qui veut qu’une aïeule ait touché le cœur de François i er lors de l’entrevue du Camp du Drap d’Or en 1520. « Le plus drôle de cette légende c’est que, de profil surtout, je ressemble à François i er […] et que, physiquement, j’ai toute l’allure d’un gentilhomme du xvi e siècle. Je n’ai pas ici à faire de fausse modestie et je conte en toute franchise ce qui est vrai tel que cela me vient. » Descendre des Valois et « avoir mené l’abominable existence de misères et de luttes que j’ai menée durant tant d’années » le fait rire. D’ailleurs les touches d’humour émaillent le journal. Il note ainsi, « c’est tout de même drôle que moi, poète de la misère moderne, j’aie en ce moment un banquier ». Ou encore, il confesse, rigolard, être l’auteur de reportages truqués publiés aussi bien dans Le Figaro que dans Le Soir ou Le Matin, relatant une fausse tentative d’enlèvement par des anarchistes, la trahison d’un capitaine chinois lors de la guerre sino-japonaise agrémentée de la description des supposés supplices infligés au traître, ou encore la tentative d’assassinat contre le tsar en visite au Japon. « Je me tords en écrivant cela. Mais je crevais de faim… » Faut dire que l’auteur en a connu des misères entre son père aux abonnés absents, sa mère folle et d’une perversité à peine croyable, la galère des petits boulots, la faim, le dénuement presque absolu, puis la vie de clochard ! Ses textes, il les rassemble en un premier recueil intitulé Le Soliloque des pauvres qui paraît en 1897. C’est le succès ! Le voilà reconnu, admis dans les cénacles littéraires. Il écrit régulièrement des articles pour quotidiens et revues. Mais tout cela ne nourrit pas son homme comme il ne cesse de s’en plaindre dans son journal. C’est en 1898 qu’il a décidé de le tenir. À partir du 21 septembre 1898, jour de ses 31 ans, il va donc se plier à cette discipline quotidienne jusqu’à sa mort, le 6 novembre 1933. En tout, 30 000 pages, 153 cahiers composent une œuvre passionnante car il respecte avec constance et détermination son intention initiale de « tout confesser, ingénument comme un faune ou un satyre ou un cynocéphale qui aurait le don humain d’écrire et de parler ». Il tient parole avec une telle abnégation qu’on pourrait presque affirmer que c’est le journal qui le tient : « Plutôt que de trahir 48 patrimoine littéraire ¶ La grande affaire politique de la période, c’est cependant l’affaire Dreyfus. Rictus la suit avec passion. Il est d’abord antidreyfusard, puis il prend quelque distance et admet du bout des lèvres que le capitaine pourrait être innocent. On mesure à quel point l’antisémitisme marque les esprits : « S’il est innocent, il luttera, il hurlera, il exigera une réparation épouvantable, universelle, nationale et ça sera justice. Et on aura encore de la haine contre les Juifs parce qu’un de leur race aura souffert cette iniquité sans bornes, supra humaine. Race privilégiée vraiment qui aura eu une dernière fois le monopole de l’ignominie humaine. Race crucifiée par les autres races, race toujours victime, toujours vagabonde, dolente et torturée, race astucieuse et cauteleuse qui est toujours là pour éveiller la conscience des hommes, race tortueuse qui vole aux autres peuples le seul diadème et le spectre qui sont la souffrance, le dol, l’injustice. » Mais pour lui, l’affaire Dreyfus, c’est surtout une querelle de bourgeois. Au fond, le peuple n’a pas à prendre sa part de la bataille (« Laissons les maîtres se quereller pour le pouvoir. »). Il rêve d’un « état sans maîtres, sans esclaves, sans lois, sans religion, sans devoirs autres que le devoir humain », un état de nature : Soupé des vill’s, des royaumes, Où la misèr’ fait ses monômes Soupé de c’qu’est civilisé Car c’est l’malheur organisé ! Celui qui a pour ambition de « donner au populo parisien un monument littéraire avec son patois […] (qui) devra refléter ses plaintes, ses revendications, mais pas sa résignation » ne nous cache rien des vilénies, des jalousies du milieu littéraire. On croise Léon Bloy comme Zola, on aperçoit ses amis symbolistes (Renard, de Gourmont, Saint-Pol-Roux, Samain), on rencontre Yvette Guilbert, José-Maria de Heredia, Paul Valéry, Pierre Louÿs, Jean Lorrain (« le père de ma gloire »), on s’initie au mouvement fumiste, regroupement des Hydropathes, des Hirsutes, des Je-m’en-foutistes, des Zutistes et des Incohérents. Quant aux vraies complicités, elles sont exceptionnelles. Comme avec Albert Samain, le poète originaire de Lille, « un poète consciencieux que j’aime, admire et plains car il est faible de santé et trop doux, trop distrait, trop bon ». Le Journal quotidien de Rictus est un monument. « Le poète de la douleur moderne », comme le dit justement Samain, mérite cette belle édition soigneusement annotée. Lecteur, on ne peut que partager l’avis d’une amie de l’auteur : « Non je ne peux pas dire ce qui me paraît extraordinaire, extravagant. C’est votre physionomie habituellement navrante et votre voix lugubre qui racontent les choses du monde les plus cocasses et les plus vraies. C’est du Dickens tout le temps. » Portrait de Jehan-Rictus en couverture du numéro spécial des Chansonniers de Montmartre (25 novembre 1906) in Journal quotidien (page 28) Jehan-Rictus Journal quotidien 21 septembre 1898-26 avril 1899 éditions Claire Paulhan Coll. « Pour mémoire » 2015, 40 ¤ ISBN : 978-2-912222-52-7 Robert Louis 49 ¶ actus du CRLL Publications À noter... Guide des aides à l’édition et à la librairie 12 mai 2016, rendez-vous aux 4es Rencontres de l’édition numérique ! Il existe un très grand nombre de dispositifs, d’organismes publics ou privés, dont les missions sont précisément d’aider les entrepreneurs, libraires et éditeurs, à concrétiser leurs projets. Comment se repérer parmi eux ? Par quelle démarche commencer ? Qui contacter ? Ces deux publications numériques qui seront accessibles prochainement sur le portail Eulalie.fr, se veulent des outils méthodologiques permettant aux éditeurs et libraires de trouver la bonne information au bon moment. Ces guides pratiques ont été élaborés par le CRLL Nord – Pas de Calais, grâce à une aide de la Drac et du Conseil régional, en partenariat avec le CR2L Picardie, l’association Libr’Aire et l’association régionale des éditeurs. Contact : Céline Telliez / [email protected] / Tél. : 03 21 15 69 72 Pour la quatrième année consécutive, la Plaine Images (Tourcoing), l’association des éditeurs du Nord et du Pas-de-Calais, le PILEn (Belgique) et le Centre régional des Lettres et du Livre Nord – Pas de Calais s’associent pour explorer les nouvelles réalités du livre dans l’environnement numérique. Auteurs, développeurs, éditeurs, libraires et bibliothécaires seront à nouveau réunis pour un tour d’horizon des projets innovants. On y parlera des actions interprofessionnelles en cours (prêt numérique en bibliothèque, interopérabilité, portails numériques professionnels…) mais aussi des niches à prospecter (livre audio, accessibilité, serious games…). Quels sont aujourd’hui les projets rentables et pourquoi ? Quels seront ceux à investir demain ? Comme chaque année, un showcase exposera les réalisations et prototypes des intervenants. Nouveauté de l’édition 2016 : un espace de networking sera ouvert aux professionnels pour échanger avec des accompagnateurs de projets. Autour de ce temps fort à Tourcoing, plusieurs rendez-vous seront proposés en région et en Belgique. En guise de prologue, les partenaires vous attendent à la nocturne de la Foire du Livre de Bruxelles, le 19 février, pour vous présenter une dizaine d’acteurs du numérique en région Nord-Pas-de-CalaisPicardie et en Fédération Wallonie-Bruxelles. Venez nombreux ! Contact : Prescillia Wattecamp / [email protected] / Tél. : 03 21 15 69 72 4es Rencontres de l’édition numérique 12 mai 2016 à l’Imaginarium (Tourcoing) de 9h à 17h Retrouvez toutes les actualités sur la page Facebook « Rencontres de l’édition numérique » Quoi de neuf en numérique en Fédération Wallonie-Bruxelles et en région Nord-Pas-de-Calais-Picardie ? Le 19 février à la Foire du Livre de Bruxelles de 19h à 22h Entrée gratuite, mais inscription obligatoire auprès du PILEn : [email protected] 50 actus du crll ¶ Appels à projets En direction des librairies indépendantes En direction des structures culturelles de l'Artois Après la résidence de Monika Salmon-Siama (voir Eulalie no 19), le CRLL s'apprête à accueillir un nouvel auteur en résidence dans le cadre d'un projet soutenu par la Drac. En 2016, l'ambition est d'accueillir un illustrateur jeunesse et/ou auteur/dessinateur de bande dessinée, en partenariat avec des librairies indépendantes de la région. Le Centre régional des Lettres et du Livre est installé sur le site de la Citadelle d’Arras depuis janvier 2014. Par la volonté conjointe du Conseil régional et du ministère de la Culture et avec le soutien de la Communauté urbaine d’Arras, le CRLL est doté d’un studio de résidence pour l’accueil d’auteurs et de chercheurs. Cet équipement est destiné à favoriser des démarches partagées entre structures et institutions du territoire : maisons d’édition, librairies indépendantes, bibliothèques, associations de médiation, manifestations littéraires, établissements d’enseignement secondaire et supérieur, musées, etc. dans des projets originaux de création, de recherche et de médiation culturelle. Les structures du territoire ayant un projet d’action culturelle en lien avec la présence d’un auteur sont invitées à consulter le cahier des charges qui sera accessible prochainement sur le portail Eulalie.fr. Le livre jeunesse et la bande dessinée sont reconnus à la fois en tant que genres littéraires à part entière et comme première porte d’entrée vers une pratique de lecture régulière et durable à l’âge adulte. Ils permettent également aux parents de maintenir un lien vivant avec le livre et l’édition, à travers le réseau des librairies et des bibliothèques de prêt. Chez les jeunes lecteurs, la relation directe avec l’auteur-illustrateur revêt une importance particulière et marque durablement l’expérience de l’apprentissage de la lecture. Il suffit pour s’en convaincre de constater le succès des séances de dédicaces organisées en librairies ou lors de manifestations littéraires. Ce contact, ces échanges, sont également fondamentaux pour les auteurs dans leurs démarches de création. Le libraire est le médiateur privilégié de ces rencontres. L’objectif principal de ce partenariat entre le CRLL, des librairies de la région et un auteur est de créer les conditions favorables pour une série de rencontres, sur une durée de deux mois, permettant un échange suivi et approfondi. Contact : Prescillia Wattecamp [email protected] Tél. : 03 21 15 69 72 Il s’agit aussi de : > permettre au plus grand nombre, jeunes et moins jeunes, d’appréhender la création contemporaine en provoquant la rencontre et une certaine familiarisation avec une démarche artistique ; > contribuer à développer l’esprit critique, la curiosité et l’imaginaire des enfants, des jeunes et des habitants du territoire ; > contribuer à réduire les inégalités en matière d’accès à l’art et à la culture. Cet appel à partenariat s’adresse à toutes les librairies de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Il est consultable sur le site Eulalie.fr Contact : Prescillia Wattecamp [email protected] Tél. : 03 21 15 69 72 51 Justine Albisser, en quelques traits Justine Albisser est une jeune femme de tout juste 30 ans. On la devine discrète. Elle se dit gaie. Sa voix douce et hésitante couvre à peine la radio criarde allumée dans le café où nous avons rendezvous ce matin-là. Pour parler de son travail d’artiste, elle a apporté dans son gros sac à l’effigie d’un dessin animé russe plusieurs carnets qu’elle sort très vite, comme pour se rassurer. Des carnets de moleskine noirs ou rouges, petit ou grand format, un autre à fleurs plus épais. Elle les feuillette, pensive, presque soucieuse, toujours silencieuse. de prendre un atelier, voudrait se remettre à la peinture, peut-être commencer la sculpture. Récemment, parce qu’elle ne dessinait plus beaucoup, Justine Albisser a décidé de se « donner un petit coup de poing » en répondant à une annonce des éditions Obriart. Bonne pioche. C’est dans la collection « Des plis » que paraîtront prochainement ses premiers dessins, jusqu’alors publiés uniquement sur Internet. Feuille grand format pliée en quatre, le livre à venir se déploie progressivement, donnant de plus en plus d’ampleur aux images. Une forme toute trouvée pour dévoiler en douceur l’intimité de ses carnets au regard des autres. Clotilde Deparday http://sirlonie.tumblr.com Reise, 2010 Ce qu’elle y dessine, Justine Albisser a du mal à en parler. Ces pages ivoires, gommées jusqu’à faire réapparaître le blanc du papier, sont couvertes de corps nus tracés au crayon gris. Corps nerveux ou voluptueux, entrelacés ou solitaires, en torsion ou assoupis, ils sont le motif presque unique qu’elle travaille sans relâche, toujours de mémoire. Contemplatifs ou interrogatifs, ses personnages semblent comme absents au monde. On les sent perdus, un terme que l’artiste emploie à plusieurs reprises pour parler d’elle-même. Cette fascination pour le corps, elle ne sait pas d’où cela lui vient. Tout commence toujours par un trait sans intention, une intuition qui se déploie « à tâtons » sur le papier et qu’elle reprend parfois jusqu’à l’épuisement. Ce qui l’intéresse, c’est « ce qu’on cache, ce qu’on ne peut pas montrer ». Femmes ou hommes, peu importe, cette question du genre l’ennuie. On pense bien sûr à Egon Schiele, une influence puissante dont la découverte remonte sans doute à ses études, sans qu’elle puisse l’affirmer. C’est aux Beaux-Arts où elle s’inscrit un peu par défaut que Justine Albisser va s’ouvrir au monde de l’art. « Formatée » par un bac scientifique sans histoires, la lycéenne originaire des Flandres garde un souvenir « lumineux » de cette période où elle observe, amusée, les élèves et les profs, « tous un peu spéciaux ». Les cours, en revanche, elle se les rappelle mal. Profs absents ou dilettantes, l’atmosphère n’est guère studieuse. Elle garde pourtant en tête ce conseil de l’un d’entre eux qui l’encourage à « se donner les moyens ». Mais celle qui travaille aujourd’hui à plein temps dans un studio d’animation pour gagner sa vie doute encore. Elle envisage Never ever, 2012