Star Wars » étend son empire
Transcription
Star Wars » étend son empire
THÉÂTRE ÉTAT D’URGENCE POLITIQUE L’ACTUALITÉ SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE OLIVIER DUHAMEL SOUTIENT LA RÉFORME DE LA CONSTITUTION LA FRANCE ET LA « FRATERNITÉ », PAR ERRI DE LUCA → PAGE 3 → PAGE 6 → PAGE 7 « Star Wars » étend son empire Des gommes collector mises aux enchères en Angleterre, le 23 novembre. PHIL NOBLE/REUTERS Comment la saga de George Lucas, succès surprise du cinéma de science-fiction en 1977, est devenue le mètre-étalon de l’industrie du divertissement thomas sotinel L e mercredi 25 mai 1977, Star Wars sortait sur trente-deux écrans aux Etats-Unis. Vendredi 18 décembre 2015, Star Wars : le Réveil de la force y sera projeté dans 4 000 salles. Deux jours plus tôt, le film occupera un millier de cinémas français, dont 282 classés Art & Essai. Le septième film de la saga imaginée par George Lucas a déjà accumulé, en Amérique du Nord, plus de 50 millions de dollars de recettes en préréservations ! En 1977, le succès immédiat de La Guerre des étoiles, en version française, a pris tout le monde par surprise, à commencer par l’auteur et le studio qui avait financé et distribuait le film, la 20th Century Fox. Celle-ci restait sur plusieurs échecs d’affilée, et George Lucas, 32 ans à l’époque, n’avait réalisé que deux longs-métrages jusqu’alors. Le public issu de Woodstock allait-il s’intéresser aux aventures d’un paysan de l’espace devenu chevalier errant, courant à la rescousse d’une princesse retenue prisonnière sur une étoile artificielle par un empire maléfique ? Quatre décennies et six épisodes plus tard, les questions qui tournent autour du Réveil de la force sont d’un tout autre ordre : le film dépassera-t-il le record, détenu par Avatar, des recettes en salles (2,8 milliards de dollars dans le monde entier) ? Son succès sera-t-il assez colossal pour assurer l’avenir d’une série de films dont les deux prochains ont déjà été mis en chantier ? Disney, la multinationale qui a racheté La Guerre des étoiles, ses personnages, ses marques et ses planètes à George Lucas pour 4,4 milliards de dollars, va-t-elle établir un monopole sur l’imaginaire terrien, après avoir déjà absorbé Pixar puis Marvel ? Rapprocher le premier et le septième épisode de la série, c’est mesurer la mutation de l’industrie du cinéma de divertissement. En 1977, La Guerre des étoiles apparaît comme un fait d’armes des rebelles du Nouvel Hollywood contre l’establishment. George Lucas a imposé ses conditions financières et ses méthodes à la Fox, dirigée par Alan Ladd Jr., comme Coppola a bataillé contre la Paramount pour réaliser Le Parrain, comme Scorsese est en train de faire tourner en bourrique les dirigeants de United Artists depuis le plateau de New York, New York. Personne, même pas le réalisateur, qui n’est pourtant pas dépourvu de capacités visionnaires, ne comprend que La Guerre des étoiles propose à Hollywood un modèle économique qui nécessite des investissements colossaux mais garantit une rentabilité non moins impressionnante. Il faudra plus de trois décennies pour porter ce modèle à sa perfection économique, qu’illustre la sortie de Star Wars : le Réveil de la force. Cet événement planétaire, dont la première phase se conclura par une sortie en République populaire de Chine, le 9 janvier, est organisé comme une campagne militaire. C’est-à-dire qu’on n’en sait pas grandchose, tant le secret qui l’entoure est systématique. Du scénario, Disney n’a laissé filtrer qu’une trame très lâche : l’action est située une trentaine d’années après la fin de l’action du Retour du Jedi. Ce dernier volet de Entre le premier et le septième épisode de la série, on assiste à une véritable mutation de la production hollywoodienne la première trilogie produite par Lucas se terminait par le triomphe de la rébellion démocratique contre l’Empire. « Je me souviens être allé voir La Guerre des étoiles avec ma fille de 10 ans, le jour de sa sortie, raconte Peter Bart, ancien rédacteur en chef de la publication professionnelle Variety, à l’époque la plus influente de l’industrie cinématographique, où il tient toujours une chronique. Dans l’école de ma fille, personne n’en avait entendu parler, et j’ai dû l’y traîner. Je n’aime pas la science-fiction, mais en découvrant le film je me suis dit : “Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’on nous montre ?” Il m’a fallu quelques semaines pour assimiler l’importance de ce qui venait de se passer. » lire la suite pages 4-5 Cahier du « Monde » No 22054 daté Samedi 12 décembre 2015 - Ne peut être vendu séparément 5 3 AV E N U E M O N TA I G N E PA R I S 2| 0123 Samedi 12 décembre 2015 | CULTURE & IDÉES | noémie luciani C ontre quoi, contre qui se battent les guerriers de 15 ou 20 ans qui ont envahi les sagas littéraires à succès pour jeunes adultes et les écrans ? Tandis que s’achevait, avec les cinq chapitres de Twilight (2008-2012) et des films comme Les Ames vagabondes ou Sublimes créatures (2013), un raz de marée fleur bleue, le premier épisode de la tétralogie Hunger Games, sorti en mars 2012, inaugurait, pour le même public adolescent, une ère définitivement martiale. Dans des mondes de science-fiction soumis à des gouvernements autoritaires, de jeunes héros de la même génération que leurs spectateurs sont contraints d’apprendre à se battre pour défendre leurs libertés individuelles. Trois ans plus tard, en ce douloureux automne 2015, la saga Hunger Games s’achève et, dans le monde réel, d’autres jeunes gens sont partis apprendre à manier les armes pour revenir tuer. Dans ce contexte effarant, le très grand succès de ces films interroge. Non qu’il faille être dupe des sirènes d’Hollywood au point d’y voir un fidèle miroir du monde, mais à l’heure où l’organisation Etat islamique, avec sa société de production AlFurqan Media, travaille assidûment à parler propagande avec les grands effets du cinéma populaire, il est intéressant de revoir autrement ces films de science-fiction guerrière qui rassemblent le jeune public aux quatre coins du globe. Les quatre films ou séries de films que l’on évoquera (Hunger Games, Divergente, The Giver et Le Labyrinthe) sont situés dans un futur proche avec, pour décor, un monde postapocalyptique ravagé par les conflits mondiaux et/ou les désastres écologiques. Dans trois cas, les survivants ont reconstruit sur les cendres de la civilisation passée une société pensée en système de castes très étanches, dont le respect est censé assurer la paix. Au sein du système féodal d’Hunger Games, ces castes sont des « districts » sous l’autorité de la région la plus riche à laquelle ils fournissent la plus grande part de leurs ressources. Dans Divergente et The Giver (sortis en 2014), il n’y a en apparence pas de distinction hiérarchique entre les castes. Elles rassemblent les membres de la population active selon leur fonction sociale (ouvrière, agricole, médicale, gouvernementale…) et c’est à l’adolescence, d’après des critères flous, que chacun est sommé d’intégrer un groupe. Les héros de ces films sont des jeunes gens qui ne rentrent pas dans les cases, ou ne veulent pas y entrer. La nuance est ténue, et souvent à dessein : dans Divergente, le test déterminant l’appartenance de chacun à sa « faction » n’a pas, officiellement, de valeur prescriptive. Il revient aux jeunes gens de confirmer ou non la place qu’on leur a assignée, mais cette liberté coûte cher : s’ils optent pour une autre faction, et que cette dernière les rejette, ils se retrouveront « sans-faction », contraints à une vie marginale dans la mendicité pour avoir refusé d’être utiles à la façon dont le groupe leur recommandait de l’être. Si la quête identitaire et la difficulté à assumer sa personnalité constituent un motif classique de la littérature et du cinéma pour la jeunesse, le contexte politique mis en scène par ces films est ici l’indice d’un sentiment assez nouveau chez les jeunes adultes. Sociologue spécialisée dans les âges de la « Les jeunes de 20 ans ont le sentiment de s’être fait piéger par ce monde » cécile van de velde sociologue vie et auteure de Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe (PUF, 2008), Cécile Van de Velde le décrit comme une « double injonction contradictoire ». Elle note chez les jeunes gens un inconfort grandissant, lié à l’impossibilité de trouver une place dans une société qui, tout en les invitant ouvertement à s’exprimer et à s’épanouir en tant qu’individus, leur intime en silence, s’ils veulent pouvoir exister – économiquement – dans des sociétés en crise, de se plier aux codes très rigides du marché de l’emploi. Cécile Van de Velde, qui s’intéresse à l’investissement des jeunes dans les mouvements sociaux, remarque notamment que, dans l’évocation de leurs difficultés à intégrer le monde professionnel, ces derniers ont de plus en plus tendance à recourir à la métaphore guerrière. Devenir adulte est un « parcours du combattant », trouver un emploi une « lutte » de tous les instants dont LE SAV DE LA FONTAINE Jennifer Lawrence dans « Hunger Games : la révolte, 2e partie ». RUE DES ARCHIVES/EVERETT Périls jeunes à Hollywood Régimes totalitaires, monde sans foi ni loi, planète ravagée… Les films pour ados font preuve d’un pessimisme absolu dans l’avenir. Sont-ils en phase avec les peurs de leur public ? on s’écarte souvent (les années sabbatiques n’ont jamais été aussi en vogue), le temps de « se refaire une armure » : il s’agit d’affronter une guerre imposée à l’orée de l’âge d’homme, comme celle que subissent les héros de fiction. Sans illusions. Car « contrairement à la génération qui a 30 ans aujourd’hui, note la sociologue, les jeunes de 20 ans ne croient déjà plus à la possibilité de trouver leur place. Ils ont le sentiment de s’être fait piéger par ce monde ». Assumé ou subi, le fatalisme frappe aussi les jeunes héros de cinéma. Dès le début, la saga Le Labyrinthe (2014) illustre cette absence de perspectives : abandonnés dans une immense clairière cerclée de falaises, face à un labyrinthe aux pièges mortels, de jeunes garçons dont on a effacé la mémoire s’organisent d’euxmêmes en castes, regroupant les égarés selon leur utilité à la communauté. Difficulté supplémentaire : l’ennemi des jeunes révoltés dissimule son visage. « En mai 1968, remarque Cécile Van de Velde, les jeunes gens pensaient se battre contre un ennemi visible, des figures paternelles et politiques définies. Aujourd’hui, dans un contexte de crise, ils ont le sentiment d’être face à un échelon beaucoup plus compliqué de responsabilités, où l’on retrouve les parents et les politiques mais aussi les banquiers, les chefs d’entreprise… Ils sont révoltés, sans savoir contre qui poser leur révolte. » Le crime, en revanche, est bien visible : une Terre ravagée par la crise et la pollution, dont Hollywood fait un tableau spectaculaire qui semble emprunté au film catastrophe. Dans le second volet du Labyrinthe, elle est rebaptisée « Terre brûlée » après avoir été frappée par le Soleil et réduite en désert de sable selon un motif récurrent du genre – la nature révoltée contre la folie destructrice des hommes. Le paysage des films s’envisage sur un mode binaire : dans l’immensité d’un champ de ruines, fait de façades à moitié détruites dont les volumes énormes renvoient à un âge d’or passé, la civilisation reconstruite n’est qu’une enclave de paix séparée du chaos par une clôture électrique (Divergente), des falaises (Le Labyrinthe), un ¶ à voi r « h ung e r gam e s : l a révolte , 2 e partie » film américain (2 h 17) de Francis Lawrence. Avec Jennifer Lawrence, Donald Sutherland, Toby Jones. En salles. « l e l abyrin th e » film américain (1 h 49) de Wes Ball. Avec Dylan O’Brien, Thomas BrodieSangster, Aml Ameen. 1 DVD 20th Century Fox. « div e r g e n te » , « div e r g e n te 2 : l’in surre ction » films américains de Neil Burger et Robert Schwentke. Avec Shailene Woodley, Theo James, Kate Winslet. 2 DVD M6 Vidéo. « th e g iv e r » film américain (1 h 33) de Phillip Noyce. Avec Jeff Bridges, Meryl Streep, Brenton Thwaites. 1 DVD StudioCanal. rempart (The Giver). Greffe fragile, dont les lignes architecturales travaillent les symboles : les grandes baies vitrées disent l’idéal de transparence de l’ère nouvelle, les lourds bâtiments bétonnés montrent la peur de tout ce qui vient du passé et du dehors. On ne saurait reprocher aux jeunes héros leur peu d’empressement à accepter cet héritage où les dettes pèsent plus lourd que les trésors. Métaphore d’un système économique dont la cruauté première est de n’accepter que ceux qui se plient au formatage, la société de castes est surtout un masque d’ordre posé sur le chaos. Dans Hunger Games, la cohésion sociale est maintenue selon le principe antique du panem et circenses. Les jeux du cirque sont des émissions de télé-réalité où l’on se bat et se tue réellement devant des caméras dernier cri : au mieux, l’Histoire n’avance pas, au pire, elle régresse. Il n’y a pas de dieu, pas non plus de foi au sens large : on peut croire en un individu charismatique, une jeune énergie, un être pur, mais pas dans le progrès, et encore moins dans la sagesse du groupe. Il est impossible aux jeunes héros de trouver des modèles dans les pas desquels engager les leurs. Tout au plus tolérera-t-on l’aîné, de quelques mois ou de quelques années. Mais pas les pères, ou seulement pour un temps. Dans The Giver, Jonas est appelé à recueillir la mémoire de l’Histoire, que le reste du monde ignore. Il ne trouve dans son initiateur qu’une ombre de maître, capable de lui transmettre la connaissance mais pas la volonté d’agir qui lui a toujours manqué. A la fin d’Hunger Games, Katniss se met à soupçonner que, derrière ses beaux discours libertaires, la chef des révoltés ne vaut pas mieux que le tyran qu’elle affronte. Tris, dans Divergente, fait un cheminement similaire. Ce n’est plus le modèle qui fait grandir, mais la révélation de sa défaillance, totale ou partielle. Les jeunes guerriers de cinéma ne pourront écouter leurs aînés que le temps de s’élancer en solitaire à la conquête d’un monde rêvé auquel ils ne croient déjà plus : leurs armes et leurs armures, leurs corps d’athlète semblent de bien faibles remparts face au vertige. p | CULTURE & IDÉES | 0123 Samedi 12 décembre 2015 |3 L’actualité mise en pièces Depuis une dizaine d’années, toute une nouvelle vague de dramaturges ancrent le théâtre dans le réel ¶ fabienne darge L’ à voi r affaire Bettencourt, le réchauffement climatique, la crise des migrants, le développement du terrorisme islamiste… Le théâtre colle à l’actualité ces temps-ci – y compris celle qui n’apparaît plus guère dans les médias, comme la guerre qui ravage depuis des années l’est du Congo. Aucun sujet d’information majeur n’échappe à l’art dramatique, si l’on en juge par la programmation des grandes – et petites – maisons de théâtre en France : de Bettencourt Boulevard, de Michel Vinaver, aux Glaciers grondants, de David Lescot, des « Pièces d’actualité » lancées par le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à L’Histoire de la mitraillette, de Milo Rau, en passant par Terre noire, de Stefano Massini. Dans la lignée du cinéma, c’est toute une vague du théâtre européen qui, depuis une dizaine d’années, tente de se confronter à nouveau au réel le plus immédiat, en cherchant à lui donner une forme, puisqu’il s’agit bien d’art, et non de journalisme ou de sociologie. Théâtre d’actualité, théâtre du réel, théâtre documentaire, théâtre politique ? Les nuances ont leur importance dans cette recherche d’un nouveau réalisme, qui explore de multiples pistes mais dont le trait commun est de prendre comme point de départ l’enquête sur des situations de la « vraie » vie. Michel Vinaver est indubitablement la figure tutélaire de cette nouvelle vague qui fait du réel la matière même de son théâtre. « Mon matériau, le seul possible, c’est mon présent », note-t-il dans « Une écriture du quotidien », un des articles de ses Ecrits sur le théâtre. Chacune de ses pièces « est exactement contemporaine du moment où elle s’écrit », qu’il s’agisse des Coréens (1956), qui met en scène la guerre de Corée à peine achevée, ou d’Iphigénie Hôtel, pièce écrite en 1959 dont l’action se déroule « les 26, 27 et 28 mai 1958 », soit quelques jours après le retour au pouvoir du général de Gaulle. C’est également le cas pour ce que Michel Vinaver, aujourd’hui âgé de 88 ans, imaginait à l’époque être sa dernière pièce : 11 septembre 2001, écrite « dans les semaines qui ont suivi la destruction des Twin Towers de Manhattan », et qui se présente comme « un assemblage de textes prélevés dans les journaux ». Le dramaturge, quand on lui rend visite dans son appartement parisien rempli d’objets d’art premier, aime à montrer les gros dossiers qu’il remplit avec de multiples coupures de presse avant l’écriture d’une pièce, à l’image de ceux qu’il a constitués pour écrire Bettencourt Boulevard, où les personnages de l’affaire Bettencourt apparaissent sous leur propre nom. « J’ai rencontré, pour “The Civil Wars”, une bonne partie de l’entourage et de la famille de plusieurs des inculpés dans les attentats du 13 novembre » milo rau auteur et metteur en scène C’est donc bien d’une source documentaire que part toujours Michel Vinaver, mais d’une source indirecte : il ne rencontre jamais directement les acteurs de l’actualité sur laquelle il écrit. D’autres, comme David Lescot, dont le dernier spectacle, Les Glaciers grondants, aborde le problème du dérèglement climatique, ont besoin de mener l’enquête eux-mêmes. L’auteur-metteur en scène a ainsi conduit de longs entretiens avec Jean Jouzel, le savant français qui fait autorité sur ces questions, mais aussi avec deux climatosceptiques, le Français Vincent Courtillot et l’Américain Richard Lindzen. « J’ai besoin de ce passage par l’enquête, c’est de cette manière que j’accède au réel, explique David Lescot. Dans le présent, il y a une dimension fondamentale qui est la dimension technique : j’ai besoin de comprendre les choses avant d’écrire et puis, un peu « b e tte ncourt b oul evard » de Michel Vinaver, mise en scène de Christian Schiaretti. Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne, jusqu’au 19 décembre, puis Théâtre national de la Colline, à Paris, du 20 janvier au 14 février 2016. « l e s g l acie rs g r on dan ts » de et par David Lescot. Théâtre des Abbesses, Paris 18e. Jusqu’au 18 décembre. Puis à Gap et à Saint-Etienne. « piè ce d’actual ité n o 5 : ham l e t ke bab » de et par Rodrigo Garcia. Théâtre de la Commune, Aubervilliers, du 7 au 12 mars 2016. « te rre noire » de Stefano Massini, mise en scène d’Irina Brook. Théâtre national de Nice, du 28 janvier au 7 février 2016. « th e dark ag e s » de et par Milo Rau. Théâtre Nanterre-Amandiers, du 4 au 7 février 2016. comme dans La Vie de Galilée, de Brecht, l’enquête peut elle-même être mise en abyme et mise en scène, ce qui a une valeur didactique pour le spectateur. » Ce travail sur le terrain est également au cœur des « Pièces d’actualité » qu’a mises en place Marie-José Malis, la directrice du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, quand elle est arrivée à la tête de la maison, en 2014. Une initiative originale, qui en est à son quatrième volet avec Europe : visite à domicile, par les artistes du collectif Rimini Protokoll, qui ont été des pionniers du renouveau du théâtre documentaire en Europe. L’expérience lancée par Marie-José Malis a aussi donné lieu, au printemps 2015, à un spectacle dont on a beaucoup parlé et qui a déjà tourné, notamment au dernier Festival d’Avignon : 81, avenue Victor-Hugo, que le jeune metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka et son équipe ont créé avec un groupe de migrants sans-papiers vivant dans un squat d’Aubervilliers. « Au départ, tout est vraiment parti du désir de connaître ce territoire qu’est Aubervilliers et de s’y ancrer, raconte Marie-José Malis. J’ai fait moi-même, quand je suis arrivée, une enquête sur la ville, une sorte de répertoire de ses lieux cachés et invisibles, des situations des habitants et des questions urgentes, actuelles, qu’ils se posent. Les artistes que j’invite à venir monter une pièce d’actualité, qui sont des créateurs importants comme Maguy Marin ou Rodrigo Garcia, peuvent puiser dans ce répertoire, mais aussi faire leurs propres recherches. C’est le cas d’Olivier Coulon-Jablonka : il a trouvé lui-même les habitants de ce squat, qui ont joué leur propre rôle dans la pièce. » Même démarche pour Milo Rau : ce jeune metteur en scène suisse, à la tête de l’International Institute of Political Murder (le nom de sa société de production de théâtre et de cinéma), fait lui aussi bouger les lignes du théâtre du réel. Avec The Civil Wars, qui a été présenté à Nanterre la saison dernière, il explorait, entre autres « guerres civiles » européennes, les processus de radicalisation des jeunes djihadistes. Avant cela, il avait mené une investigation serrée dans ces milieux, en Belgique. « J’ai rencontré à cette occasion une bonne partie de l’entourage et de la famille de plusieurs des inculpés dans l’affaire des attentats du 13 novembre à Paris », constate-t-il aujourd’hui, troublé. Milo Rau vient de présenter (du 7 au 9 décembre) au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, Histoire de la mitraillette (qui devait s’intituler au départ Histoire de la kalachnikov), et qui doit partir ensuite à Berlin et à Lausanne. Un autre de ses spectacles, The Dark Ages, qui revient sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie, sera présenté au Théâtre de Nanterre-Amandiers en février. Pour cette nouvelle création, dont Rennes a eu la primeur, il a emmené son actrice, Ursina Lardi, star de la troupe de la Schaubühne de Berlin, sur la route des migrants, du MoyenOrient au Congo. Ensuite, il a reconstruit pour elle un personnage fictif, mais formé à partir de plusieurs témoignages de personnes réelles, pour évoquer cette guerre interminable et atroce qui n’en finit pas dans la région des grands lacs, en Afrique centrale, et qui est la grande oubliée des médias occidentaux. Toute la question est là, évidemment : que faire avec le matériel recueilli pour le transformer en théâtre, et pour que l’art dramatique puisse jouer son rôle, qui n’est assurément pas le même que celui de l’information ou des sciences humaines ? « Bien sûr que l’art doit soumettre la réalité à un principe d’abstraction, de distance ou de reformulation, analyse Marie-José Malis. Il ne suffit pas de tendre un micro à des sans-papiers pour faire une pièce. Mais cela n’a rien d’évident. Le réel produit un effet de myopie : plus on s’en approche, plus on s’approche des gens, plus la réalité devient aveuglante. Il faut du temps et du recul pour pouvoir redevenir abstrait. C’est la leçon donnée par Michel Vinaver, parce qu’il est un véritable auteur : il sait écrire des dialogues, des situations, des personnages, il sait enserrer le réel dans le filet d’une dramaturgie virtuose. » Mais les approches sont multiples, et les déclinaisons entre le réel et la fiction infinies, dans cet art, le théâtre, qui est celui du mentirvrai par excellence. David Lescot aime mêler dimension intime et dimension documentaire. « Ce qui m’intéresse, c’est cet écart entre un événement de dimension mondiale comme le réchauffement de la planète, et un ressenti personnel : comment vivons-nous, nous individus, les événements ? Quand je parle du climat, je parle aussi de mes climats intérieurs », dit-il. j j « L’Histoire de la mitraillette », de Milo Rau, au Théâtre national de Bretagne (Rennes). BRIGITTE ENGUERAND j « Les Glaciers grondants », de David Lescot, à La Filature (Mulhouse). PASCAL VICTOR/ARTCOMART Milo Rau revendique une dimension réellement politique, d’action sur le réel, quitte à brouiller parfois de manière assez troublante la frontière entre la fiction et la réalité ou à utiliser le théâtre comme recréation d’un réel utopique, avec ces vrais-faux procès qu’il organise, en Suisse, en Russie ou au Congo, pour montrer que l’histoire aurait pu être faite autrement. Les membres de Rimini Protokoll, eux, se sont fait une spécialité de travailler avec des « experts du quotidien », autrement dit de faire monter sur scène les acteurs mêmes d’une situation réelle, comme dans Lagos Business Angels, que l’on a pu voir à Avignon en 2013. Dans cette pièce, de vrais entrepreneurs nigérians intervenaient pour parler du boom économique de leur pays. Aujourd’hui, c’est en direct avec les habitants d’Aubervilliers, dans leurs propres appartements, que les artistes interrogent la construction européenne, dans Visite à domicile. Dans tous les cas, ces artistes qui proposent des dispositifs sophistiqués partagent un autre point commun : un rapport étroit à la tragédie grecque qui, comme le dit Milo Rau, « permet de retrouver cette idée d’un théâtre tragique où fiction et réalité, humour et violence sont intimement liés ». « La première pièce d’actualité, c’est Les Perses, d’Eschyle », dit, amusé, Michel Vinaver au milieu de ses statuettes précolombiennes. Les Perses, la plus ancienne tragédie grecque connue, représentée au Théâtre de Dionysos, à Athènes, en 472 av. J.-C., met en scène, après les batailles de Salamine et de Platées, le triomphe de l’« Occident » hellénique sur la « barbarie » orientale… Depuis deux mille cinq cents ans, l’actualité est un théâtre, et le théâtre est toujours d’actualité. p 4| 0123 Samedi 12 décembre 2015 | CULTURE & IDÉES | suite de la page 1 Ces quelques semaines furent celles qui transformèrent La Guerre des étoiles de succès surprise en phénomène social et économique. Avec le bénéfice du temps, les signes annonciateurs de ce bouleversement apparaissent évidents. Au printemps 1976, George Lucas explique au journaliste du New York Times venu lui rendre visite sur le plateau londonien où le film se fabrique – dans une ambiance délétère, due à la pingrerie du studio et au caractère du réalisateur : « A part Disney, personne ne produit plus de films pour les jeunes. La raison pour laquelle je fais La Guerre des étoiles est que je veux donner aux jeunes une espèce d’environnement lointain et exotique dans lequel leur imagination puisse s’ébattre. Je veux qu’ils oublient les stupidités du moment [les Etats-Unis sortent à peine des tempêtes du Vietnam et du Watergate] et qu’ils pensent à coloniser Mars ou Venus. Et la seule façon d’y arriver est de leur montrer un pauvre gamin qui y pense, qui prend son pistolet laser, qui monte dans son vaisseau avec son Wookiee vers l’espace infini. D’une certaine manière, c’est notre seul espoir. » Dans les années 1960, la désaffection des jeunes pour le cinéma traditionnel a poussé certains producteurs indépendants, voire certains studios, vers une politique favorisant les auteurs contestataires, en prise avec les mouvements sociaux et culturels. Ces œuvres sont destinées aux étudiants, aux jeunes adultes des professions intellectuelles. Les lycéens, les jeunes ouvriers ou employés sont considérés comme perdus pour le cinéma, dévoyés par la musique pop et la télévision. En 1973, un film est pourtant venu démentir cette hypothèse. American Graffiti, réalisé par George Lucas, a failli ne pas sortir, tant Universal, le studio qui l’avait financé, ne croyait pas à son avenir. L’obstination du jeune réalisateur – qui n’avait alors à son actif qu’un film de science-fiction, THX 1138, échec commercial mais succès critique – a garanti la survie du film. Le bouche-à-oreille entre jeunes en a fait le succès : le film, qui évoque l’innocence du début des années 1960 sur une bande originale de classiques du rock ’n’ roll, a rapporté 140 millions de dollars, près de deux cents fois son budget de production. Ce n’est pas assez pour faire de Lucas une valeur sûre : « Il n’avait pas la cote dans les studios, raconte Peter Bart. Je me souviens l’avoir vu dans les locaux d’American Zoetrope, la société de Coppola, à San Francisco. C’était un garçon silencieux, que Francis respectait manifestement. Mais il n’était pas doué pour les contacts humains. » Cette rugosité va devenir une arme redoutable dans le bras de fer qui oppose George Lucas à la Fox. Malgré les réticences du conseil d’administration de la Fox, Alan Ladd Jr. a Démonstration de force Rachetée par Disney en 2012, la saga « Star Wars » a puissamment irrigué l’imaginaire cinématographique, mais aussi ses méthodes commerciales accepté de financer le film à hauteur de 7,8 millions de dollars sur la foi d’un scénario provisoire, qui a pour héros un pilote spatial nommé Luke Starkiller. A Hollywood, la science-fiction n’a pas bonne réputation. La Warner vient seulement d’amortir la douzaine de millions de dollars investis dans 2001, l’Odyssée de l’espace sept ans plus tôt, en 1968. Un seul élément concret pourrait donner du crédit au pari de Lucas : le succès dans la jeunesse de la série télévisée Star Trek (1968-1970), autour de laquelle se sont formés des groupes de fans loyaux, les Trekkies, qui se réunissent par milliers dans des conventions. Tout en peaufinant son scénario, George Lucas entreprend la conception, la fabrication et la mise en œuvre des outils nécessaires à la réalisation de sa vision. Il fait construire une caméra dont les mouvements sont contrôlés par ordinateur pour filmer de façon synchrone plusieurs objets se déplaçant dans l’espace. Son ambition est de donner aux vaisseaux spatiaux qui attaquent ou défendent l’Empire la fluidité de mouvement des avions des films de guerre de l’âge d’or d’Hollywood. Pour ce faire, il fonde Industrial Light and Magic, ILM, une firme consacrée aux effets spéciaux cinématographiques qui deviendra bientôt l’une des plus rentables de l’empire George Lucas. Ces innovations coûtent cher : le budget final du film s’élève à 11 293 000 dollars, soit 45 millions de 2015. C’est beaucoup pour les patrons de la Fox de l’époque, mais les dirigeants actuels de Disney rêveraient d’un coût aussi raisonnable. Même si le budget du Réveil de la force est tenu secret, les estimations les plus modestes l’évaluent à 200 millions de dollars. Lucas a obtenu ces rallonges parce que La Guerre des étoiles n’est pas une production Fox. Le studio d’Alan Ladd Jr. a financé le film, garde un droit de regard sur sa production et a acquis les droits de distribution. Mais Lucasfilm, la société que le cinéaste a montée grâce aux bénéfices d’American Graffiti, en est le producteur exécutif. Le cinéaste a consolidé cette autonomie lorsqu’il a négocié son cachet : George Lucas doit toucher seulement 150 000 dollars en tant que scénariste et réalisateur. S’il a accepté une somme aussi modeste (il a travaillé plus de trois ans à temps plein), c’est en échange des droits sur les produits dérivés et la bande originale, sans parler d’un contrôle total sur de nouveaux longs-métrages. Lucas a lourdement investi dans les équipements, mais il ne s’est pas ruiné en cachets. A l’exception du vétéran britannique Alec Guinness, payé 15 000 livres par semaine, et qui s’est finalement vu garantir 2 % des profits, les principaux acteurs, Mark Hamill, Carrie Fisher, Harrison Ford, alors pratiquement inconnus, sont payés au minimum. La Fox a accepté ces conditions parce qu’elle n’a aucune idée du potentiel du film. Il faut dire que les exploitants ne se bousculent pas pour accepter Star Wars sur leurs écrans. Dès la première projection, le succès est extraordinaire. Fin 1977, | CULTURE & IDÉES | 0123 Samedi 12 décembre 2015 |5 k L’affiche originale de 1977. l’œuvre a dépassé le récent record des Dents de la mer et devient la championne du box-office nord-américain avec 220 millions de dollars de recettes. Sitôt acquis le succès de La Guerre des étoiles, l’action de la Fox remonte. Quatre ans plus tard, les financiers Marc Rich et Marvin Davis rachètent le studio, revendu en 1984 à Rupert Murdoch. Les autres majors se lancent avec des fortunes diverses dans la science-fiction. George Lucas, qui a juré de ne plus jamais réaliser de film tant celui-ci l’a épuisé, confie le tournage des deux épisodes suivants de la série, L’Empire contre-attaque (1980) et Le Retour du Jedi (1983) à Irvin Kershner et Richard Marquand, tout en gardant un strict contrôle sur les produits finis. Les deux films, s’ils n’atteignent pas les résultats du premier, rapportent respectivement 538 millions et 475 millions de dollars dans le monde entier. Pendant deux décennies, les grands studios vont vouloir réutiliser les ingrédients qui ont fait le succès de La Guerre des étoiles, tout en essayant d’éliminer les facteurs de risque qui ont donné des sueurs froides aux dirigeants de la Fox pendant l’élaboration du premier épisode de la saga. Il s’agit, donc, de viser le public des jeunes mâles, en leur promettant action et distraction, sans les effaroucher par trop de nouveautés. RUE DES ARCHIVES/RDA j George Lucas sur le tournage du premier film de la saga, en 1976. RUE DES ARCHIVES/RDA K Les nouvelles figures du « Réveil de la force », les acteurs Daisey Ridley et John Boyega. FILM FRAME/DISNEY/LUCASFILM/AP « Le succès du premier film s’est construit sur le bouche-à-oreille des fans. Cette fois, la machine du marketing s’impose au public » peter bart chroniqueur au magazine Variety D’où le recours fréquent à des héros de bande dessinée déjà familiers, Superman, Batman, Spider-Man, voire à des marques de jouets comme les Transformers. Le vocabulaire du cinéma se rapproche de plus en plus de celui de la grande distribution : les « franchises » ne désignent plus des succursales de marques opérées par des commerçants indépendants, mais des héros de fiction que l’on peut recycler de longs-métrages en séries d’animation pour la télévision, décliner de comics en jouets. L’idée selon laquelle le cinéma est une industrie de prototype s’estompe au profit d’un modèle de succès reproductible. Bien sûr, le stock limité de héros déjà universellement connus oblige à une course à la nouveauté : à peine esquissé le succès du premier livre de la saga Harry Potter, la Warner investit massivement dans le long-métrage tiré des livres de J.K. Rowling. Pour s’assurer des sources d’approvisionnement, ce studio a acquis l’éditeur DC Comics (Superman, Batman…) dès 1989. En 2009, c’était au tour de Disney d’acheter, pour 4 milliards de dollars, un stock de héros en justaucorps grâce à la prise de contrôle de Marvel (Avengers, Hulk, Spider-Man…). Les majors américaines consacrent désormais l’essentiel de leurs ressources à la construction de séries pérennes, laissant la production des films destinés aux adultes – ceux que l’on présente aux Oscars – à des indépendants. Disney met en avant le concept d’« univers », qui permet d’entrecroiser les intrigues des films, transformant chaque long-métrage en promotion pour le suivant, immergeant le spectateur-consommateur dans un flux d’images et d’objets qui ne s’interrompt jamais. Warner espère imiter Disney avec les prochains longs-métrages écrits par J.K. Rowling, inspirés de l’imaginaire de Harry Potter, dont le premier doit sortir le 16 novembre 2016. Ces univers virtuels sont fréquentés par des citoyens du monde entier. A la fin des années 1970, l’idée de montrer La Guerre des étoiles aux habitants d’un pays à peine débarrassé de la « bande des quatre » n’aurait même pas traversé l’esprit d’un dirigeant de la Fox. Aujourd’hui, la sortie en République populaire de Chine, devenue le deuxième marché cinématographique mondial après les Etats-Unis, est un enjeu majeur pour Le Réveil de la force. Ces bouleversements économiques ont pour pendant technologique la conversion numérique du cinéma. C’est elle qui a permis la réalisation d’effets spéciaux. Elle aussi, grâce aux copies sur disque dur, qui permet d’envahir efficacement les écrans des multiplexes de la planète, avec des images impeccables – en relief, sur écran courbe… C’est enfin elle qui garantit que le produit se diffusera – licitement ou pas – jusqu’aux derniers confins de la galaxie, sur des écrans d’ordinateur, de télévision ou de téléphone. Bien plus que la résurrection d’une série chérie par des millions de spectateurs, Le Réveil de la force est le couronnement de cette mutation du cinéma, entamée il y a trente-huit ans par un jeune homme solitaire. Entre 1999 et 2005, George Lucas est revenu à la réalisation en proposant une seconde trilogie, dont l’histoire est située avant celle des trois premiers films. La Menace fantôme, L’Attaque des clones et La Revanche des Sith ont rapporté des centaines de millions de dollars (plus de 1 milliard de recettes pour le premier volet), tout en suscitant le rejet et la moquerie. Les nouveaux personnages (dont Jar Jar Binks, créature qui évoque dangereusement la représentation des Afro-Américains dans les vieux films hollywoodiens), les scénarios laborieux, les dialogues absurdes n’ont pas suffi à décourager la clientèle. Aussi obstiné et isolé du monde qu’il soit, le cinéaste sexagénaire a cependant bien compris que les fans ne veulent plus de lui sur le trône galactique. En 2012, il cède la direction de Lucasfilm à la productrice Kathleen Kennedy ; en octobre de la même année, Disney annonce le rachat de la société pour 4,4 milliards de dollars. Dans un premier temps, il est question de mettre en chantier une troisième trilogie d’après des ébauches de scénarios sur lesquelles Lucas travaillait au moment de la cession. Il n’en sera rien. En janvier 2013, Disney annonce que la réalisation du nouveau film sera confiée à J.J. Abrams. Ce réalisateur de 49 ans a débuté sous l’égide de Steven Spielberg. Il a fait ses preuves économiques à la télévision avec les séries Alias et Lost, les disparus avant de redonner vie à des franchises que l’on croyait en voie d’épuisement, Mission : Impossible et Star Trek. Il a « rebooté » (mis les compteurs à zéro, en mobilisant de nouveaux interprètes, en réécrivant l’histoire originelle de la série) le vieux space opera télévisé avec succès, et c’est au moment où il s’apprête à mettre en chantier le troisième épisode de cette nouvelle série dans la série que Disney le débauche. Ce que l’on sait du film, dont le tournage a commencé en avril à Abou Dhabi (l’essentiel se déroulera en Grande-Bretagne), a été savamment distillé par Disney. De la distribution (retour du trio Ford-FisherHamill, apparition d’acteurs inconnus…) aux éléments de scénario, en passant par les accessoires, tout est fait pour donner l’impression que les informations fuitent, alors qu’elles sont scientifiquement diffusées. « Le succès du premier film s’est construit sur le bouche-à-oreille des fans, remarque Peter Bart. Cette fois, la machine du marketing s’impose au public. » Chez Disney France, on détaille cette articulation entre la communication de la firme et les réseaux sociaux : « A Paris, nous avons décoré une rame de métro et une station aux couleurs du film. Ce sont les utilisateurs des réseaux sociaux qui font circuler l’information en se prenant en photo, en postant des images », explique Frédéric Monnereau, directeur du marketing. Lorsqu’il s’est agi de faire le point sur le film, à quelques mois de sa sortie, en juillet, Disney et Lucasfilm n’ont pas convoqué de conférence de presse, préférant se servir de la convention des fans de Star Wars, répondant (ou pas) à leurs questions, comptant sur les pages Facebook et les comptes Twitter pour répandre la bonne parole. « De toute façon, l’enjeu n’est pas le film lui-même », observe mélancoliquement Peter Bart. Il s’agit en effet de savoir si l’opération sera rentable à court terme pour Disney. La réponse est presque certainement affirmative. Certes, le film sort à un moment de l’année qui n’est pas favorable aux records : Avatar, qu’on avait aussi découvert en décembre 2009, avait connu un début modeste, avant de conquérir la planète. Le Réveil de la force pourrait changer la donne, peut-être battre le record de recettes établi par Jurassic World l’été dernier avec 209 millions de dollars pour son premier week-end d’exploitation. Le film de J. J. Abrams est fait pour durer en salles. « Notre campagne est divisée en trois phases, explique Frédéric Monnereau. La première se termine avec la sortie en salles, la deuxième se joue dans les jours qui la suivront. Il faut que les gens reviennent et suscitent la curiosité des autres. La troisième se passera en janvier. » Les succès colossaux comme Avatar reposent en effet sur les visions répétées du même film par les mêmes spectateurs. Leur nombre est la seule incertitude, elle dépend du pouvoir de séduction du Réveil de la force. On sait déjà que Disney, Abrams et les scénaristes (Lawrence Kasdan, un vétéran de la première trilogie, Michael Arndt, remercié en cours d’écriture, et Abrams) ont pris leurs précautions pour L’action Disney a bondi après la livraison des chiffres impressionnants des préventes de tickets pour « Le Réveil de la force » éviter les critiques adressées à George Lucas dans les années 2000. La présence dans les premiers rôles de John Boyega, jeune acteur britannique d’origine nigériane, et de sa compatriote Daisy Ridley garantit la diversité des personnages. Quant à celle des vétérans de la première trilogie, elle pourrait permettre au Réveil de la force de passer la barrière des générations. Dans ce cas, le film serait la fondation d’un nouvel empire, dont les prochaines conquêtes sont déjà programmées : le prochain épisode de la saga, le huitième, sortira le 26 mai 2017, quarante ans et un jour après le premier. Entre-temps, le 16 décembre 2016, on aura vu Star Wars : Rogue One, un stand alone. Le succès de cette opération, combiné avec la rentabilité des films Marvel et Pixar, éviterait à Disney les plongées en Bourse qui affectent les sociétés mères des grands studios lorsqu’un film échoue au box-office. Fin novembre, l’action de la firme avait chuté à la suite de l’annonce des mauvais résultats de la chaîne câblée sportive ESPN. Elle a aussitôt rebondi lorsqu’on a compris – à travers les chiffres impressionnants des préventes de tickets pour Le Réveil de la force – que l’acquisition de Lucasfilm pourrait être aussi rentable que celle de Marvel. La force se mesure, tout bêtement, en dollars et en cents. p thomas sotinel ¶ à voi r « star wars : l e rév e il de l a f or ce » film américain (2 h 16) de J. J. Abrams, avec Daisy Ridley, John Boyega, Oscar Isaac… Sortie le 16 décembre. 6| 0123 Samedi 12 décembre 2015 | CULTURE & IDÉES | « Il est normal que le curseur bouge entre sécurité et libertés » Le politologue Olivier Duhamel défend la constitutionnalisation de l’état d’urgence, seule option, selon lui, pour établir des garde-fous solides contre les abus d’autorité on en parle Svetlana Alexievitch déteste le bellicisme russe « Nous voilà revenus au temps de la force. Les Russes font la guerre aux Ukrainiens. A leurs frères », s’est indignée Svetlana Alexievitch pendant son discours devant l’Académie suédoise à Stockholm, ce lundi 7 décembre. La lauréate biélorusse du prix Nobel de littérature 2015, fille d’une mère ukrainienne, y a dénoncé le retour du « bellicisme » de la Russie, en déclarant : « Le temps de l’espoir a été remplacé par le temps de la peur. Le temps est revenu en arrière… » L’auteure sait de quoi elle parle. Elle a publié en Russie, en 1985, La guerre n’a pas un visage de femme, un livre de témoignages consacré aux épreuves subies par les milliers de femmes russes envoyées combattre l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale. Il avait été interdit de publication en 1983. Svetlana Alexievitch a rapporté les paroles d’un censeur de l’époque : « Après votre livre, personne n’ira plus faire la guerre ! (…) Votre guerre est effroyable. Pourquoi n’y at-il pas de héros ? » Svetlana Alexievitch devait recevoir, jeudi 10 décembre, son prix Nobel des mains du roi de Suède. La télévision publique de la République de Biélorussie, où l’auteure a décidé de ne plus résider, n’avait pas prévu de diffuser la cérémonie. Les cinéastes iraniens récusent les juges propos recueillis par jean-baptiste jacquin P rofesseur émérite à Sciences Po Paris et directeur de la revue Pouvoirs, Olivier Duhamel revient sur la réforme de la Constitution voulue par le président François Hollande à la suite des attentats du 13 novembre. Faut-il constitutionnaliser l’état d’urgence ? Oui. Même les personnes radicalement hostiles à l’état d’urgence devraient le souhaiter. Pour une première raison, invoquée par le gouvernement, qui est de lui donner une base juridique solide. Il existe, tant dans la loi de 1955 que dans les dispositions ajoutées par la loi d’extension de l’état d’urgence votée après les attentats du 13 novembre, des dispositions constitutionnellement douteuses. Lesquelles ? Par exemple, le fait de pouvoir interdire aussi facilement des associations. Le cas des copies de données informatiques dans le cadre d’une perquisition administrative pourrait très bien aussi faire l’objet d’une QPC [question prioritaire de constitutionnalité]. Mais surtout, laisser l’état d’urgence au niveau d’une simple loi impose peu de limites à l’introduction de nouvelles mesures répressives. Imaginez un gouvernement autoritaire, et tout le monde conviendra qu’en de mois de décembre, cette idée ne relève pas de la pure fantaisie… Il pourrait introduire des dispositions encore plus répressives, voire abusives. Certes, il existe le garde-fou de la QPC, mais elle intervient plusieurs mois après, et entre-temps le mal ultrarépressif se serait répandu. La constitutionnalisation de l’état d’urgence n’est pas un choix autoritaire, loin de là, c’est un choix protecteur des libertés. Le projet de loi constitutionnelle précise ainsi, dans le nouvel article 36-1 qui introduirait l’état d’urgence : « La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre, sous le contrôle du juge administratif. » Voilà une garantie ! Le contrôle du juge administratif apparaît tout de même beaucoup plus léger que celui du juge judiciaire… Les contestations sur l’état d’urgence, comme les conditions de sa mise en œuvre, portent principalement sur la mise hors circuit du juge judiciaire. Parce qu’elles considèrent que seul le juge judiciaire peut être protecteur des libertés. Or le contrôle du juge administratif est au moins aussi protecteur. Prenez le référé « liberté », qui permet de contester une assignation à résidence. Vous avez 365 jours sur 365, jour et nuit, une personne de permanence dans chaque tribunal administratif et au Conseil d’Etat, et vous obtenez un jugement dans la journée. Rien de tel avec le juge judiciaire. Il est exact que, depuis l’instauration de l’état d’urgence, le juge administratif a donné raison au ministre de l’intérieur. Mais le juge judiciaire n’y est pas allé de main morte sur les peines de prison ferme à l’égard de manifestants interpellés place de la République, à Paris, lors d’un rassemblement interdit qui a mal tourné… Le juge administratif a souvent fait preuve d’une vraie protection des libertés. Je rappelle qu’en 1962, il a osé annuler une ordonnance du général de Gaulle qui créait une cour de justice spéciale, ce qui a permis de sauver quelques têtes. Plus récemment, en 1997, il a annulé une décision du ministère de l’intérieur interdisant à des défenseurs du Tibet de manifester pendant la venue du président chinois à Paris. Chaque acte terroriste semble devoir être suivi d’une loi sécuritaire qui restreint certaines libertés. Est-ce un retour de balancier après des décennies de progrès en matière de garantie des libertés ? Lors de la discussion parlementaire sur la loi prorogeant l’état d’urgence, on a vu des choses inquiétantes. Traditionnellement, l’exécutif demande plus de moyens répressifs et le pouvoir législatif met quelques bornes. Ce fut l’inverse. Un premier ministre et un ministre de l’intérieur obligés de résister à ceux qui voulaient, par exemple, permettre l’assignation à résidence permanente, ce qui équivaut à une détention. Cela ne serait pas possible avec le texte constitutionnalisé. On a même assisté à des demandes d’élus socialistes, et pas des moindres, pour maintenir dans l’état d’urgence le contrôle sur la radio et la presse que le gouvernement avait décidé de supprimer ! Les temps sont droitiers, pour ne pas dire extrémisants. Il faut savoir résister aux mauvais vents. Cela ne doit pas, pour autant, nous conduire à tout refuser. Il est normal que le curseur bouge entre sécurité et libertés en temps de guerre, de crise ou de terrorisme de masse. S’il y a parfois des éléments régressifs, on reste dans un mouvement général de meilleure protection des libertés. Comparer l’état d’urgence aux pouvoirs spéciaux de Guy Mollet pour l’Algérie en 1956 est aberrant. Ces dispositions d’exception transféraient les pouvoirs à la justice militaire, ce qui a permis la torture et des camps d’internement. Y a-t-il quoi que ce soit qui ressemble à ça ? Dire qu’on ne serait plus dans un Etat de droit mais de police est totalement inexact. Regrettons cependant que le discours de la gauche au pouvoir soit quasi exclusivement sécuritaire. La pression des événements n’a-t-elle pas déjà fait passer des mesures qu’on aurait crues, il y a un an, caractéristiques d’un gouvernement autoritaire ? Oui, une étape a été franchie. On ne pensait pas, ou peut-être seulement abstraitement, que des tueurs pouvaient organiser une tuerie aveugle à des terrasses de café en plein Paris. Dans une situation totalement nouvelle, prendre des mesures inédites est assez compréhensible. A Lyon, une installation en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre. ROBERT PRATTA/REUTERS Cela dit, la loi sur l’état d’urgence votée le 20 novembre est dangereuse sur un point. Elle autorise trop facilement la dissolution d’associations qui « participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». Cette mesure va perdurer au-delà de l’état d’urgence, ce qui est logique. Mais il faudrait que les conditions soient beaucoup plus strictes. Revenons à l’un de mes critères de jugement : qu’est-ce qu’un gouvernement autoritaire pourrait faire grâce à ce texte ? Il pourrait interdire un parti qui, par exemple, aurait appelé à une manifestation interdite, du type Notre-Dame-des-Landes, et qui aurait dégénéré. Il serait bienvenu de restreindre les motifs d’interdiction d’une association aux actes liés au terrorisme ou aux atteintes d’une exceptionnelle gravité à la sécurité publique. La déchéance de la nationalité étendue aux binationaux nés Français soulève deux questions. D’abord de forme : relève-t-elle de la Constitution ou du code civil ? Je n’ai guère de doute sur le fait que cela nécessite une disposition constitutionnelle. Toutes les lois qui ont prévu la déchéance de la nationalité, et particulièrement celles de 1915, 1927 et 1938, ont exclu les personnes nées en France. Même en 1915, en pleine guerre, un Franco-Allemand né en France prenant parti pour l’Allemagne ne pouvait pas être déchu de sa nationalité. Le Conseil constitutionnel considérerait, sans aucun doute, comme un de nos principes fondamentaux cette impossibilité, puisqu’elle a été reconnue de façon répétitive par les lois. Sur le fond, ne crée-t-on pas deux catégories de Français, ceux dits « de souche » et les autres ? Aujourd’hui, le Français de naissance ne peut pas être déchu de sa nationalité, mais celui qui est devenu français peut l’être. De ce point de vue, le projet du gouvernement va vers plus d’égalité. Quant à l’objection que c’est une idée du Front national, je la fais mienne en partie. Mais si l’on estime qu’une mesure est justifiée, la prendre peut aussi être une façon de lui couper l’herbe sous le pied. Que peut changer une telle mesure ? Elle est certes de très peu d’utilité. Mais il y a de nombreuses dispositions symboliques dans une Constitution. Nous n’allons pas supprimer la référence à la « fraternité » sous prétexte qu’elle a une portée surtout symbolique. Le projet du gouvernement paraît néanmoins excessif. Le texte prévoit de déchoir une personne condamnée pour deux catégories d’infraction (des crimes ou des délits) et deux types de crimes et délits : l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou l’acte terroriste. Si cette mesure est voulue pour des raisons symboliques, alors il faut absolument la limiter aux crimes de terrorisme. Quel rapport existe-t-il entre un terroriste qui tue ses concitoyens et un agent double ? p En octobre, le cinéaste iranien Keywan Karimi, 30 ans, était condamné par le régime à six ans de prison et 223 coups de fouet pour « insulte envers le sacré » et « propagande » contre l’Etat. On lui reprochait d’avoir montré une scène de baiser dans son documentaire Writing on the City (2015), consacré à l’histoire du graffiti à Téhéran. Il était aussi accusé d’avoir tourné des images du soulèvement de juin 2009 consécutif à l’élection du président Mahmoud Ahmadinejad. Or la scène de baiser n’existe pas, et le réalisateur a utilisé des images d’archives pour montrer les manifestations. Qu’importe, il a été condamné. Son jugement passera en appel le 23 décembre. Keywan Karimi a reçu début décembre le soutien de 130 cinéastes iraniens. Dans une lettre ouverte au gouvernement, ils déclarent espérer que « les malentendus seront levés et que Keywan Karimi sera acquitté ». Parmi les signataires, le réalisateur Jafar Panahi, Ours d’or du dernier festival de Berlin pour Taxi Téhéran, tourné clandestinement : en 2010, les autorités iraniennes lui ont interdit de réaliser des films pendant vingt ans. Le mystère de Stonehenge Le site mégalithique de Stonehenge, à Amesbury (Royaume-Uni), classé au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1982, fascine les visiteurs – ils sont un million chaque année – mais aussi les préhistoriens. En 1923, le géologue Herbert Henry Thomas avait affirmé que les lourds menhirs en « pierre bleue » – la dolérite – déposés en cercle au centre du site provenaient des collines Preseli (pays de Galles), situées à 250 kilomètres. En 2013, une équipe de chercheurs a remis en cause les interprétations précédentes sur l’origine et le déplacement des pierres, en mettant au jour une carrière située… à 1,6 kilomètre du site. Le mystère de Stonehenge semblait en partie éclairci. Mais voilà que de nouvelles découvertes, publiées lundi 7 décembre dans la revue d’archéologie Antiquity de l’université de Durham (Royaume-Uni), montrent que des excavations trouvées au pays de Galles « correspondent » à la taille et à la forme des pierres bleues de Stonehenge. Ces énormes blocs, pesant environ deux tonnes, auraient été déplacés sur 250 kilomètres par des hommes et des bœufs, grâce à des traîneaux glissant sur des rails de bois. Une des plus remarquables réalisations des sites néolithiques. p f. jo. précision Dans le supplément « Culture & idées » du Monde daté du 5 décembre, sous le titre « Les trafics d’art de l’EI dans le collimateur », la déclaration concernant la position de la France a été attribuée de façon erronée à Edouard Planche, chargé du programme de lutte contre le trafic des biens culturels à l’Unesco. Celle-ci a été formulée par Vincent Noce, le modérateur du débat. | CULTURE & IDÉES | 0123 Samedi 12 décembre 2015 |7 Erri De Luca « On a besoin de la mobilisation des forces désarmées » Après le premier tour des régionales, l’écrivain italien appelle le peuple français à ériger la fraternité en « vertu absolue » A Paris, en octobre. PHILIPPE BRAULT/VU POUR « LE MONDE » « J’attends avec confiance votre second tour. Quelle qu’en soit l’issue, ce n’est pas une ligne d’arrivée ni un terminus » J e déclare d’emblée mon manque d’objectivité : je ne suis pas un observateur neutre, je suis un partisan de la France et de son peuple. Son hymne national, paroles et musique, est mon préféré. Ma gratitude va à sa langue qui a accueilli mon premier livre traduit à l’étranger. Depuis, d’autres, tous les autres ont suivi. Je dois aussi au sol français le camembert, fromage qu’appréciait tant ma mère. J’acquitte une petite partie de ma dette en payant des impôts sur mes droits d’auteur, en renonçant à l’exemption. Je sais que cet argent est mieux dépensé en payant ici. Cette année, je suis venu souvent en France, trois fois au mois de novembre en diverses occasions. L’une d’elles coïncidait avec le lendemain des attentats du 13. Attentats ? Trouvons un autre mot pour définir ces actes de lâcheté. Aller avec des armes de guerre contre des citoyens sans défense n’est pas un attentat, mais une infamie. Ce ne sont pas des combattants, mais des vampires, ce ne sont pas des auteurs d’attentat, ce sont des ogres. Je sais que le genre humain est capable du pire et je me sens chaque fois déshonoré, avant d’être blessé. La guerre totale qui a lieu à l’intérieur de l’islam entraîne des réactions brutales, à l’aveugle, dans la ville symbole de l’Occident. Ce que j’ai vu en tant que passant de vos rues, c’est le sentiment d’entrer dans un temps différent. La protection des civils ne relève plus seulement de l’Etat. Une nouvelle nécessité de surveillance se fait jour, qui est aussi l’occasion de se connaître mieux entre voisins d’immeuble, de palier. Il n’est plus temps d’être discrets, de ne pas déranger. On sent le besoin de développer la sociabilité pour améliorer sa propre sécurité. Il faut se parler davantage, frapper plus souvent à la porte d’en face, prononcer avec plus de cordialité et de conviction le mot « bonjour ». Si l’on se croisait avant sur le trottoir sans se regarder en face, à présent il faut chercher le regard des autres, encourager les sourires. Telle est la réponse que j’ai entrevue chez vous, encore timide mais convaincue d’inaugurer ce temps nouveau avec le bon geste. Je suis un lecteur admiratif de Balzac, avec lequel je ne partage que le jour et le mois de naissance. Aujourd’hui, son regard total, son imagination, sa faim de loup des détails est à l’ordre du jour, et du soir. Les citoyens ont besoin du regard et de la lecture de Balzac pour renforcer leurs défenses immunitaires. A côté et contre cette réponse, qui est une proposition d’un nouveau style de vie, il faut constater une réaction de type allergique, cutanée envers le milieu de l’assassin qui se fait passer pour un tueur à gages de la divinité. Son profil est celui d’un bandit qui adopte une violence supérieure, comme c’était le cas du premier recrutement fasciste et nazi. Le voyou qui trouve une justification s’absout. Ce type de biographie criminelle suscite une forte réaction de soupçon et de rejet envers le milieu de provenance tout entier. Sa banalité, la formation sommaire et précipitée rendent plus commune et vague son identité. Cela facilite la réponse de rejet envers l’islam tout entier. On utilise communément le terme de radicalisation pour ce phénomène criminel. Je crois au contraire qu’il s’agit de superficialisation. Je m’excuse de ce terme improvisé qui me sert seulement à contredire ceux qui parlent de radicalisation. Ce doit être parce que je plante des arbres et que j’aime leur système radical, mais je ne peux confondre la profondeur explorée par leurs branches souterraines avec l’infection d’une de leurs plantes grimpantes parasites. Je parle de superficialisation pour ceux qui saisis- sent au vol et mâchonnent de travers un slogan trouvé sur une chaîne, puis se procurent et portent la tenue conforme, qui ressemble pour moi aux vêtements des ramoneurs d’autrefois. La superficialisation de l’islam est le dérèglement qui engendre la réaction de rejet. La réponse politique du FN reproduit la même superficialité. L’islam est étude, parole de haute voix et pieds nus adressée à la source de l’Orient et du Livre. L’islam, ce sont les chiffres arabes et la rengaine qui invite à la prière. L’islam est à ciel ouvert, rien à voir avec les guets-apens contre ceux qui écoutent de la musique ou se rendent à un match de foot au stade. L’islam est défiguré par sa superficialisation, et son effort de dignité face à ceux qui l’accusent me touche. C’est dans ces circonstances qu’est arrivée l’échéance de vos élections régionales. Je ne pense pas qu’il faille relier directement [les résultats du premier tour], comme un automatisme de cause à effet, aux crimes du 13 novembre. Il me semble plutôt que les électeurs français (pas aussi nombreux que je m’y attendais, mais ce n’est que le premier tour) ont décidé de mettre à l’épreuve des faits la capacité effective de gouvernement par l’extrême droite. C’est un hasard, mais il entre dans le procédé médical du vaccin, qui consiste à s’injecter la maladie à faible dose pour stimuler la production d’anticorps dans l’organisme. Avant que le FN réussisse à mettre les mains sur le gouvernement central, sur la présidence de la République, qu’il soit mis à l’épreuve concrète de l’échec à une moindre échelle, régionale. Les résultats du premier tour sont un signe qui pourra être atténué par le second tour et par le changement d’avis des électeurs qui se sont abstenus. Le premier tour a l’avantage de réduire les choix à deux possibles, mais il reste un sondage de poids. La France de ces dernières semaines s’est reconnue dans le comportement de son président. Hollande a été à la hauteur de la tâche qui lui était assignée. Telle est l’hypothèque sur le résultat du second tour. Une époque nouvelle que j’ai entrevue chez vous commence. Elle doit être affrontée en sachant que l’épopée historique entre dans les vies privées et que tout lieu public peut se transformer en siège de tempête. Chaque geste quotidien contient une augmentation de valeur et de responsabilité. Déclarer ce moment comme un état de guerre s’approche de la définition, mais n’est pas assez précis. La guerre est faite par les forces armées, c’est à elles qu’est confiée la défense. Alors qu’aujourd’hui, on a besoin de la mobilisation des forces désarmées : car le front s’est émietté partout et chaque citoyen est appelé à faire son tour de garde. Chacun devient protecteur de son propre voisin. C’est une façon invisible de serrer les rangs où le voisin d’avant est encore plus voisin. Bientôt, le théâtre, la musique, la littérature, le cinéma s’en feront l’écho. Théâtre, musique, littérature, cinéma : tel est l’ordre d’apparition de la conscience civile d’un pays. J’attends avec confiance votre second tour. Quelle qu’en soit l’issue, ce n’est pas une ligne d’arrivée ni un terminus. C’est à vous Français que revient le devoir de montrer un exemple, un style de vie, le nouveau format de la fraternité. Pour des raisons de naissance, je n’ai pas de frères, c’est pourquoi j’ai reporté sur mes semblables ce sentiment élargi de fraternité. Je dois à la France la constitution de la fraternité en vertu absolue, à côté de la liberté et de l’égalité. A cette trinité laïque, j’ajoute la patience de l’infirmier. p (Traduit de l’italien par Danièle Valin.) 8| 0123 Samedi 12 décembre 2015 | CULTURE & IDÉES | L’étoffe des héros Depuis près de quarante ans, les costumes des personnages de « Star Wars » en disent long sur leur époque j Padmé Amidala (Natalie Portman) en tenue d’apparat dans « La Menace fantôme » (1999). KOBAL COLL./AURIMAGES k Han Solo (Harrison Ford) et son éternelle dégaine de cow-boy futuriste. 90061/UNITED ARCHIVES/RUE DES ARCHIVES k k La princesse Leia (Carrie Fisher) en bikini de métal dans « Le Retour du Jedi » (1983). T.C.D./VISUAL PRESS AGENCY carine bizet C omme tous les films auxquels on a collé l’étiquette « culte », la saga Star Wars s’appuie sur une esthétique puissante, à la fois mise au service de l’intrigue et reflet presque involontaire d’une époque. En parfait exercice de style, les costumes de cette épopée spatiale construite sur presque quatre décennies illustrent ce jeu d’échos multiples. Dès le premier épisode, en 1977, ils participent à la genèse d’une mythologie futuriste où les références culturelles et religieuses convergent (des chevaliers postmédiévaux qui empruntent leur philosophie au Japon des samouraïs, un désert très « pharaonique »…) pour les besoins d’une lutte éternelle, celle du bien contre le mal. A charge, pour le premier costumier du film, l’Anglais John Mollo, de traduire tout cela en termes textiles. Ce spécialiste du costume militaire pose les bases de l’esthétique Star Wars : des oppositions de couleurs chargées de refléter la dichotomie qui traverse toute la mythologie. Aux « méchants » les noirs et gris ferraille, aux « gentils » les teintes douces et lumineuses. Une autre division, moins moralisée, affleure : celle de la technologie contre la nature. La robe de vestale de la princesse Leia diffère subtilement du kimono grège de Luke Skywalker. Quant à Han Solo, avec son blouson de cuir et son pantalon militaire rétro (esprit guerre de Sécession), il incarne ce cow-boy sarcastique que le cinéma américain adore. Guerre froide Les sous-textes d’époque sont assez clairs : la dichotomie est aussi celle de la guerre froide, et la technologie naissante (le premier micro-ordinateur est commercialisé par Intel en 1971) renvoie à la dynamique futuriste qui irrigue la mode, comme en témoignent les productions de Paco Rabanne, Courrèges et Pierre Cardin. Les uniformes des généraux qui entourent Dark Vador rappellent les costumes graphiques à la Pierre Cardin, revisités pour des néoGoebbels. En entrant dans les années 1980, la trilogie délaissera un peu cet esprit pionnier pour céder au nouveau glamour eighties (par exemple, le célèbre bikini de Leia). Surtout, la maturation et les atermoiements du chevalier Luke Skywalker, pris entre les deux versants de la Force (sombre et lumineuse), se traduisent à l’écran par un assombrissement de sa tenue. La guerre des nuances continue. Lancée au tournant du XXIe siècle, la deuxième trilogie est le fruit d’une autre époque. La guerre froide achevée, une esthétique fin de siècle sophistiquée surgit dès le premier épisode, La Menace fantôme, sorti en 1999. La mode est alors aux mains d’Anglais géniaux et extravagants comme Alexander McQueen, dont l’imaginaire sombre et théâtral hante cette nouvelle trilogie. Dans les robessculptures de la reine Amidala, où se télescopent références japonisantes, indiennes, grecques et préraphaélites, on retrouve l’esprit couture d’images emblématiques de l’époque – par exemple, les clichés de Björk en geisha futuriste. Les méchants sont plus ténébreux que jamais. Avec sa tête de démon noir et rouge, Dark Maul est une monstruosité gothique échappée des films d’horreur du début des années 2000. Quant au méchant en chef, le trouble sénateur Palpatine, ses tenues de velours sombre sont de plus en plus sophistiquées à mesure que surgit son côté obscur. Son visage pâlit, se flétrit ; il se mue en cousin du Dracula de Francis Ford Coppola, autre enfant de cette époque où la culture de l’image portée par le développement du Net commence à s’imposer. La nouvelle trilogie lancée cette année poursuivra cette percée dans un monde toujours divisé entre le bien et le mal, mais aussi, entre la civilisation numérique et une forme de barbarie (re)naissante. Le costumier Michael Kaplan a calibré ses créations pour le public exigeant d’aujourd’hui, nourri aux effets spéciaux en tout genre. Les armures blanches des Stormtroopers sont donc plus pures, plus esthétiques, taillées pour la génération Apple. Les codes couleur sont toujours en vigueur, mais un esprit postapocalyptique a contaminé le futurisme des débuts. Dans un monde en crise qui a produit le dernier Mad Max ou Game of Thrones, cette plastique urbaine a largement emprunté à des créateurs comme l’Américain Rick Owens. Seul Han Solo a gardé son blouson de cuir et sa posture de guerrier sarcastique. Certains archétypes ont la peau dure, et la Force avec eux. p