Star Wars » étend son empire

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Star Wars » étend son empire
THÉÂTRE
ÉTAT D’URGENCE
POLITIQUE
L’ACTUALITÉ SUR LE DEVANT
DE LA SCÈNE
OLIVIER DUHAMEL SOUTIENT LA
RÉFORME DE LA CONSTITUTION
LA FRANCE ET LA « FRATERNITÉ »,
PAR ERRI DE LUCA
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« Star Wars » étend son empire
Des gommes
collector
mises aux
enchères en
Angleterre, le
23 novembre.
PHIL NOBLE/REUTERS
Comment la saga de George Lucas, succès surprise
du cinéma de science-fiction en 1977, est devenue
le mètre-étalon de l’industrie du divertissement
thomas sotinel
L
e mercredi 25 mai 1977, Star Wars
sortait sur trente-deux écrans aux
Etats-Unis. Vendredi 18 décembre
2015, Star Wars : le Réveil de la force y
sera projeté dans 4 000 salles. Deux
jours plus tôt, le film occupera un
millier de cinémas français, dont 282 classés
Art & Essai. Le septième film de la saga imaginée par George Lucas a déjà accumulé, en Amérique du Nord, plus de 50 millions de dollars de
recettes en préréservations !
En 1977, le succès immédiat de La Guerre des
étoiles, en version française, a pris tout le
monde par surprise, à commencer par
l’auteur et le studio qui avait financé et distribuait le film, la 20th Century Fox. Celle-ci restait sur plusieurs échecs d’affilée, et George
Lucas, 32 ans à l’époque, n’avait réalisé que
deux longs-métrages jusqu’alors. Le public
issu de Woodstock allait-il s’intéresser aux
aventures d’un paysan de l’espace devenu
chevalier errant, courant à la rescousse d’une
princesse retenue prisonnière sur une étoile
artificielle par un empire maléfique ?
Quatre décennies et six épisodes plus tard,
les questions qui tournent autour du Réveil
de la force sont d’un tout autre ordre : le film
dépassera-t-il le record, détenu par Avatar,
des recettes en salles (2,8 milliards de dollars
dans le monde entier) ? Son succès sera-t-il assez colossal pour assurer l’avenir d’une série
de films dont les deux prochains ont déjà été
mis en chantier ? Disney, la multinationale
qui a racheté La Guerre des étoiles, ses personnages, ses marques et ses planètes à George
Lucas pour 4,4 milliards de dollars, va-t-elle
établir un monopole sur l’imaginaire terrien,
après avoir déjà absorbé Pixar puis Marvel ?
Rapprocher le premier et le septième épisode
de la série, c’est mesurer la mutation de l’industrie du cinéma de divertissement. En 1977,
La Guerre des étoiles apparaît comme un fait
d’armes des rebelles du Nouvel Hollywood
contre l’establishment. George Lucas a imposé
ses conditions financières et ses méthodes à la
Fox, dirigée par Alan Ladd Jr., comme Coppola a
bataillé contre la Paramount pour réaliser Le
Parrain, comme Scorsese est en train de faire
tourner en bourrique les dirigeants de United
Artists depuis le plateau de New York, New York.
Personne, même pas le réalisateur, qui n’est
pourtant pas dépourvu de capacités visionnaires, ne comprend que La Guerre des étoiles
propose à Hollywood un modèle économique
qui nécessite des investissements colossaux
mais garantit une rentabilité non moins
impressionnante. Il faudra plus de trois décennies pour porter ce modèle à sa perfection
économique, qu’illustre la sortie de Star
Wars : le Réveil de la force.
Cet événement planétaire, dont la première phase se conclura par une sortie en
République populaire de Chine, le 9 janvier,
est organisé comme une campagne militaire. C’est-à-dire qu’on n’en sait pas grandchose, tant le secret qui l’entoure est systématique. Du scénario, Disney n’a laissé filtrer qu’une trame très lâche : l’action est
située une trentaine d’années après la fin de
l’action du Retour du Jedi. Ce dernier volet de
Entre le premier et le septième
épisode de la série,
on assiste à une véritable
mutation de la production
hollywoodienne
la première trilogie produite par Lucas se
terminait par le triomphe de la rébellion
démocratique contre l’Empire.
« Je me souviens être allé voir La Guerre des
étoiles avec ma fille de 10 ans, le jour de sa
sortie, raconte Peter Bart, ancien rédacteur en
chef de la publication professionnelle Variety,
à l’époque la plus influente de l’industrie cinématographique, où il tient toujours une chronique. Dans l’école de ma fille, personne n’en
avait entendu parler, et j’ai dû l’y traîner. Je
n’aime pas la science-fiction, mais en découvrant le film je me suis dit : “Mon Dieu, mais
qu’est-ce qu’on nous montre ?” Il m’a fallu quelques semaines pour assimiler l’importance de
ce qui venait de se passer. »
lire la suite pages 4-5
Cahier du « Monde » No 22054 daté Samedi 12 décembre 2015 - Ne peut être vendu séparément
5 3 AV E N U E M O N TA I G N E PA R I S
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Samedi 12 décembre 2015
| CULTURE & IDÉES |
noémie luciani
C
ontre quoi, contre qui se battent les guerriers de 15 ou
20 ans qui ont envahi les sagas
littéraires à succès pour jeunes
adultes et les écrans ? Tandis
que s’achevait, avec les cinq
chapitres de Twilight (2008-2012) et des
films comme Les Ames vagabondes ou Sublimes créatures (2013), un raz de marée fleur
bleue, le premier épisode de la tétralogie
Hunger Games, sorti en mars 2012, inaugurait, pour le même public adolescent, une
ère définitivement martiale. Dans des mondes de science-fiction soumis à des gouvernements autoritaires, de jeunes héros de la
même génération que leurs spectateurs
sont contraints d’apprendre à se battre pour
défendre leurs libertés individuelles.
Trois ans plus tard, en ce douloureux automne 2015, la saga Hunger Games s’achève
et, dans le monde réel, d’autres jeunes gens
sont partis apprendre à manier les armes
pour revenir tuer. Dans ce contexte effarant,
le très grand succès de ces films interroge.
Non qu’il faille être dupe des sirènes d’Hollywood au point d’y voir un fidèle miroir du
monde, mais à l’heure où l’organisation Etat
islamique, avec sa société de production AlFurqan Media, travaille assidûment à parler
propagande avec les grands effets du cinéma
populaire, il est intéressant de revoir autrement ces films de science-fiction guerrière
qui rassemblent le jeune public aux quatre
coins du globe.
Les quatre films ou séries de films que l’on
évoquera (Hunger Games, Divergente, The
Giver et Le Labyrinthe) sont situés dans un
futur proche avec, pour décor, un monde
postapocalyptique ravagé par les conflits
mondiaux et/ou les désastres écologiques.
Dans trois cas, les survivants ont reconstruit sur les cendres de la civilisation passée
une société pensée en système de castes
très étanches, dont le respect est censé assurer la paix. Au sein du système féodal
d’Hunger Games, ces castes sont des « districts » sous l’autorité de la région la plus riche à laquelle ils fournissent la plus grande
part de leurs ressources. Dans Divergente et
The Giver (sortis en 2014), il n’y a en apparence pas de distinction hiérarchique entre
les castes. Elles rassemblent les membres de
la population active selon leur fonction sociale (ouvrière, agricole, médicale, gouvernementale…) et c’est à l’adolescence, d’après
des critères flous, que chacun est sommé
d’intégrer un groupe.
Les héros de ces films sont des jeunes gens
qui ne rentrent pas dans les cases, ou ne
veulent pas y entrer. La nuance est ténue, et
souvent à dessein : dans Divergente, le test
déterminant l’appartenance de chacun à sa
« faction » n’a pas, officiellement, de valeur
prescriptive. Il revient aux jeunes gens de
confirmer ou non la place qu’on leur a assignée, mais cette liberté coûte cher : s’ils
optent pour une autre faction, et que cette
dernière les rejette, ils se retrouveront
« sans-faction », contraints à une vie marginale dans la mendicité pour avoir refusé
d’être utiles à la façon dont le groupe leur
recommandait de l’être.
Si la quête identitaire et la difficulté à assumer sa personnalité constituent un motif
classique de la littérature et du cinéma pour
la jeunesse, le contexte politique mis en
scène par ces films est ici l’indice d’un sentiment assez nouveau chez les jeunes adultes.
Sociologue spécialisée dans les âges de la
« Les jeunes de 20 ans
ont le sentiment
de s’être fait piéger
par ce monde »
cécile van de velde
sociologue
vie et auteure de Devenir adulte. Sociologie
comparée de la jeunesse en Europe (PUF,
2008), Cécile Van de Velde le décrit comme
une « double injonction contradictoire ». Elle
note chez les jeunes gens un inconfort
grandissant, lié à l’impossibilité de trouver
une place dans une société qui, tout en les
invitant ouvertement à s’exprimer et à
s’épanouir en tant qu’individus, leur intime
en silence, s’ils veulent pouvoir exister
– économiquement – dans des sociétés en
crise, de se plier aux codes très rigides du
marché de l’emploi.
Cécile Van de Velde, qui s’intéresse à l’investissement des jeunes dans les mouvements sociaux, remarque notamment que,
dans l’évocation de leurs difficultés à intégrer le monde professionnel, ces derniers
ont de plus en plus tendance à recourir à la
métaphore guerrière. Devenir adulte est un
« parcours du combattant », trouver un emploi une « lutte » de tous les instants dont
LE SAV DE LA FONTAINE
Jennifer
Lawrence
dans « Hunger
Games :
la révolte,
2e partie ».
RUE DES ARCHIVES/EVERETT
Périls jeunes
à Hollywood
Régimes totalitaires, monde sans foi ni loi, planète ravagée…
Les films pour ados font preuve d’un pessimisme absolu
dans l’avenir. Sont-ils en phase avec les peurs de leur public ?
on s’écarte souvent (les années sabbatiques
n’ont jamais été aussi en vogue), le temps de
« se refaire une armure » : il s’agit d’affronter
une guerre imposée à l’orée de l’âge
d’homme, comme celle que subissent les
héros de fiction.
Sans illusions. Car « contrairement à la
génération qui a 30 ans aujourd’hui, note la
sociologue, les jeunes de 20 ans ne croient
déjà plus à la possibilité de trouver leur
place. Ils ont le sentiment de s’être fait piéger
par ce monde ». Assumé ou subi, le fatalisme frappe aussi les jeunes héros de cinéma. Dès le début, la saga Le Labyrinthe
(2014) illustre cette absence de perspectives : abandonnés dans une immense clairière cerclée de falaises, face à un labyrinthe
aux pièges mortels, de jeunes garçons dont
on a effacé la mémoire s’organisent d’euxmêmes en castes, regroupant les égarés
selon leur utilité à la communauté.
Difficulté supplémentaire : l’ennemi des
jeunes révoltés dissimule son visage. « En
mai 1968, remarque Cécile Van de Velde, les
jeunes gens pensaient se battre contre un
ennemi visible, des figures paternelles et politiques définies. Aujourd’hui, dans un contexte
de crise, ils ont le sentiment d’être face à un
échelon beaucoup plus compliqué de responsabilités, où l’on retrouve les parents et les
politiques mais aussi les banquiers, les chefs
d’entreprise… Ils sont révoltés, sans savoir
contre qui poser leur révolte. »
Le crime, en revanche, est bien visible : une
Terre ravagée par la crise et la pollution, dont
Hollywood fait un tableau spectaculaire qui
semble emprunté au film catastrophe. Dans
le second volet du Labyrinthe, elle est rebaptisée « Terre brûlée » après avoir été frappée par
le Soleil et réduite en désert de sable selon un
motif récurrent du genre – la nature révoltée
contre la folie destructrice des hommes.
Le paysage des films s’envisage sur un
mode binaire : dans l’immensité d’un
champ de ruines, fait de façades à moitié
détruites dont les volumes énormes renvoient à un âge d’or passé, la civilisation
reconstruite n’est qu’une enclave de paix
séparée du chaos par une clôture électrique
(Divergente), des falaises (Le Labyrinthe), un
¶
à voi r
« h ung e r gam e s :
l a révolte ,
2 e partie »
film américain (2 h 17)
de Francis Lawrence.
Avec Jennifer Lawrence,
Donald Sutherland,
Toby Jones. En salles.
« l e l abyrin th e »
film américain (1 h 49)
de Wes Ball.
Avec Dylan O’Brien,
Thomas BrodieSangster, Aml Ameen.
1 DVD 20th Century Fox.
« div e r g e n te » ,
« div e r g e n te 2 :
l’in surre ction »
films américains
de Neil Burger et
Robert Schwentke.
Avec Shailene Woodley,
Theo James,
Kate Winslet.
2 DVD M6 Vidéo.
« th e g iv e r »
film américain (1 h 33)
de Phillip Noyce.
Avec Jeff Bridges,
Meryl Streep,
Brenton Thwaites.
1 DVD StudioCanal.
rempart (The Giver). Greffe fragile, dont les
lignes architecturales travaillent les symboles : les grandes baies vitrées disent l’idéal de
transparence de l’ère nouvelle, les lourds
bâtiments bétonnés montrent la peur de
tout ce qui vient du passé et du dehors.
On ne saurait reprocher aux jeunes héros
leur peu d’empressement à accepter cet
héritage où les dettes pèsent plus lourd que
les trésors. Métaphore d’un système économique dont la cruauté première est de n’accepter que ceux qui se plient au formatage,
la société de castes est surtout un masque
d’ordre posé sur le chaos. Dans Hunger
Games, la cohésion sociale est maintenue
selon le principe antique du panem et
circenses. Les jeux du cirque sont des émissions de télé-réalité où l’on se bat et se tue
réellement devant des caméras dernier cri :
au mieux, l’Histoire n’avance pas, au pire,
elle régresse. Il n’y a pas de dieu, pas non
plus de foi au sens large : on peut croire en
un individu charismatique, une jeune énergie, un être pur, mais pas dans le progrès, et
encore moins dans la sagesse du groupe.
Il est impossible aux jeunes héros de trouver des modèles dans les pas desquels engager les leurs. Tout au plus tolérera-t-on
l’aîné, de quelques mois ou de quelques
années. Mais pas les pères, ou seulement
pour un temps. Dans The Giver, Jonas est appelé à recueillir la mémoire de l’Histoire,
que le reste du monde ignore. Il ne trouve
dans son initiateur qu’une ombre de maître, capable de lui transmettre la connaissance mais pas la volonté d’agir qui lui a
toujours manqué. A la fin d’Hunger Games,
Katniss se met à soupçonner que, derrière
ses beaux discours libertaires, la chef des révoltés ne vaut pas mieux que le tyran qu’elle
affronte. Tris, dans Divergente, fait un cheminement similaire. Ce n’est plus le modèle
qui fait grandir, mais la révélation de sa défaillance, totale ou partielle. Les jeunes
guerriers de cinéma ne pourront écouter
leurs aînés que le temps de s’élancer en solitaire à la conquête d’un monde rêvé auquel
ils ne croient déjà plus : leurs armes et leurs
armures, leurs corps d’athlète semblent de
bien faibles remparts face au vertige. p
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L’actualité mise en pièces
Depuis une dizaine d’années, toute une nouvelle vague de dramaturges ancrent le théâtre dans le réel
¶
fabienne darge
L’
à voi r
affaire Bettencourt, le réchauffement climatique, la crise des
migrants, le développement du
terrorisme
islamiste…
Le
théâtre colle à l’actualité ces
temps-ci – y compris celle qui
n’apparaît plus guère dans les médias,
comme la guerre qui ravage depuis des années l’est du Congo. Aucun sujet d’information majeur n’échappe à l’art dramatique, si
l’on en juge par la programmation des grandes – et petites – maisons de théâtre en
France : de Bettencourt Boulevard, de Michel
Vinaver, aux Glaciers grondants, de David
Lescot, des « Pièces d’actualité » lancées par le
Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à
L’Histoire de la mitraillette, de Milo Rau, en
passant par Terre noire, de Stefano Massini.
Dans la lignée du cinéma, c’est toute une
vague du théâtre européen qui, depuis une dizaine d’années, tente de se confronter à nouveau au réel le plus immédiat, en cherchant à
lui donner une forme, puisqu’il s’agit bien
d’art, et non de journalisme ou de sociologie.
Théâtre d’actualité, théâtre du réel, théâtre
documentaire, théâtre politique ? Les nuances ont leur importance dans cette recherche
d’un nouveau réalisme, qui explore de multiples pistes mais dont le trait commun est de
prendre comme point de départ l’enquête sur
des situations de la « vraie » vie.
Michel Vinaver est indubitablement la figure tutélaire de cette nouvelle vague qui fait
du réel la matière même de son théâtre.
« Mon matériau, le seul possible, c’est mon présent », note-t-il dans « Une écriture du quotidien », un des articles de ses Ecrits sur le théâtre. Chacune de ses pièces « est exactement
contemporaine du moment où elle s’écrit »,
qu’il s’agisse des Coréens (1956), qui met en
scène la guerre de Corée à peine achevée, ou
d’Iphigénie Hôtel, pièce écrite en 1959 dont
l’action se déroule « les 26, 27 et 28 mai 1958 »,
soit quelques jours après le retour au pouvoir
du général de Gaulle.
C’est également le cas pour ce que Michel
Vinaver, aujourd’hui âgé de 88 ans, imaginait à l’époque être sa dernière pièce : 11 septembre 2001, écrite « dans les semaines qui
ont suivi la destruction des Twin Towers de
Manhattan », et qui se présente comme « un
assemblage de textes prélevés dans les journaux ». Le dramaturge, quand on lui rend visite dans son appartement parisien rempli
d’objets d’art premier, aime à montrer les
gros dossiers qu’il remplit avec de multiples
coupures de presse avant l’écriture d’une
pièce, à l’image de ceux qu’il a constitués
pour écrire Bettencourt Boulevard, où les
personnages de l’affaire Bettencourt apparaissent sous leur propre nom.
« J’ai rencontré, pour
“The Civil Wars”,
une bonne partie
de l’entourage et
de la famille de
plusieurs des inculpés
dans les attentats
du 13 novembre »
milo rau
auteur et metteur en scène
C’est donc bien d’une source documentaire
que part toujours Michel Vinaver, mais d’une
source indirecte : il ne rencontre jamais directement les acteurs de l’actualité sur laquelle il écrit. D’autres, comme David Lescot,
dont le dernier spectacle, Les Glaciers grondants, aborde le problème du dérèglement
climatique, ont besoin de mener l’enquête
eux-mêmes. L’auteur-metteur en scène a
ainsi conduit de longs entretiens avec Jean
Jouzel, le savant français qui fait autorité sur
ces questions, mais aussi avec deux climatosceptiques, le Français Vincent Courtillot et
l’Américain Richard Lindzen.
« J’ai besoin de ce passage par l’enquête,
c’est de cette manière que j’accède au réel,
explique David Lescot. Dans le présent, il y a
une dimension fondamentale qui est la dimension technique : j’ai besoin de comprendre les choses avant d’écrire et puis, un peu
« b e tte ncourt
b oul evard »
de Michel Vinaver, mise en
scène de Christian Schiaretti.
Théâtre national populaire
(TNP) de Villeurbanne,
jusqu’au 19 décembre, puis
Théâtre national de la
Colline, à Paris, du 20 janvier
au 14 février 2016.
« l e s g l acie rs
g r on dan ts »
de et par David Lescot.
Théâtre des Abbesses,
Paris 18e. Jusqu’au
18 décembre.
Puis à Gap et à Saint-Etienne.
« piè ce d’actual ité n o 5 :
ham l e t ke bab »
de et par
Rodrigo Garcia. Théâtre de
la Commune, Aubervilliers,
du 7 au 12 mars 2016.
« te rre noire »
de Stefano Massini,
mise en scène
d’Irina Brook. Théâtre
national de Nice, du
28 janvier au 7 février 2016.
« th e dark ag e s »
de et par Milo Rau. Théâtre
Nanterre-Amandiers,
du 4 au 7 février 2016.
comme dans La Vie de Galilée, de Brecht,
l’enquête peut elle-même être mise en abyme
et mise en scène, ce qui a une valeur didactique
pour le spectateur. »
Ce travail sur le terrain est également au
cœur des « Pièces d’actualité » qu’a mises en
place Marie-José Malis, la directrice du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, quand elle
est arrivée à la tête de la maison, en 2014. Une
initiative originale, qui en est à son quatrième
volet avec Europe : visite à domicile, par les artistes du collectif Rimini Protokoll, qui ont été
des pionniers du renouveau du théâtre documentaire en Europe. L’expérience lancée par
Marie-José Malis a aussi donné lieu, au printemps 2015, à un spectacle dont on a beaucoup parlé et qui a déjà tourné, notamment
au dernier Festival d’Avignon : 81, avenue
Victor-Hugo, que le jeune metteur en scène
Olivier Coulon-Jablonka et son équipe ont
créé avec un groupe de migrants sans-papiers
vivant dans un squat d’Aubervilliers.
« Au départ, tout est vraiment parti du désir
de connaître ce territoire qu’est Aubervilliers et
de s’y ancrer, raconte Marie-José Malis. J’ai fait
moi-même, quand je suis arrivée, une enquête
sur la ville, une sorte de répertoire de ses lieux
cachés et invisibles, des situations des habitants et des questions urgentes, actuelles,
qu’ils se posent. Les artistes que j’invite à venir
monter une pièce d’actualité, qui sont des
créateurs importants comme Maguy Marin ou
Rodrigo Garcia, peuvent puiser dans ce répertoire, mais aussi faire leurs propres recherches.
C’est le cas d’Olivier Coulon-Jablonka : il a
trouvé lui-même les habitants de ce squat, qui
ont joué leur propre rôle dans la pièce. »
Même démarche pour Milo Rau : ce jeune
metteur en scène suisse, à la tête de l’International Institute of Political Murder (le nom de
sa société de production de théâtre et de cinéma), fait lui aussi bouger les lignes du
théâtre du réel. Avec The Civil Wars, qui a été
présenté à Nanterre la saison dernière, il explorait, entre autres « guerres civiles » européennes, les processus de radicalisation des
jeunes djihadistes. Avant cela, il avait mené
une investigation serrée dans ces milieux, en
Belgique. « J’ai rencontré à cette occasion une
bonne partie de l’entourage et de la famille de
plusieurs des inculpés dans l’affaire des attentats du 13 novembre à Paris », constate-t-il
aujourd’hui, troublé.
Milo Rau vient de présenter (du 7 au 9 décembre) au Théâtre national de Bretagne, à
Rennes, Histoire de la mitraillette (qui devait
s’intituler au départ Histoire de la kalachnikov), et qui doit partir ensuite à Berlin et à
Lausanne. Un autre de ses spectacles, The
Dark Ages, qui revient sur la guerre dans
l’ex-Yougoslavie, sera présenté au Théâtre de
Nanterre-Amandiers en février.
Pour cette nouvelle création, dont Rennes a
eu la primeur, il a emmené son actrice, Ursina
Lardi, star de la troupe de la Schaubühne de
Berlin, sur la route des migrants, du MoyenOrient au Congo. Ensuite, il a reconstruit pour
elle un personnage fictif, mais formé à partir
de plusieurs témoignages de personnes réelles, pour évoquer cette guerre interminable et
atroce qui n’en finit pas dans la région des
grands lacs, en Afrique centrale, et qui est la
grande oubliée des médias occidentaux.
Toute la question est là, évidemment : que
faire avec le matériel recueilli pour le transformer en théâtre, et pour que l’art dramatique
puisse jouer son rôle, qui n’est assurément
pas le même que celui de l’information ou des
sciences humaines ? « Bien sûr que l’art doit
soumettre la réalité à un principe d’abstraction, de distance ou de reformulation, analyse
Marie-José Malis. Il ne suffit pas de tendre un
micro à des sans-papiers pour faire une pièce.
Mais cela n’a rien d’évident. Le réel produit un
effet de myopie : plus on s’en approche, plus on
s’approche des gens, plus la réalité devient
aveuglante. Il faut du temps et du recul pour
pouvoir redevenir abstrait. C’est la leçon donnée par Michel Vinaver, parce qu’il est un véritable auteur : il sait écrire des dialogues, des situations, des personnages, il sait enserrer le
réel dans le filet d’une dramaturgie virtuose. »
Mais les approches sont multiples, et les déclinaisons entre le réel et la fiction infinies,
dans cet art, le théâtre, qui est celui du mentirvrai par excellence. David Lescot aime mêler
dimension intime et dimension documentaire. « Ce qui m’intéresse, c’est cet écart entre
un événement de dimension mondiale comme
le réchauffement de la planète, et un ressenti
personnel : comment vivons-nous, nous individus, les événements ? Quand je parle du climat,
je parle aussi de mes climats intérieurs », dit-il.
j j « L’Histoire
de la mitraillette »,
de Milo Rau, au
Théâtre national de
Bretagne (Rennes).
BRIGITTE ENGUERAND
j « Les Glaciers
grondants »,
de David Lescot,
à La Filature
(Mulhouse).
PASCAL VICTOR/ARTCOMART
Milo Rau revendique une dimension réellement politique, d’action sur le réel, quitte à
brouiller parfois de manière assez troublante
la frontière entre la fiction et la réalité ou à
utiliser le théâtre comme recréation d’un réel
utopique, avec ces vrais-faux procès qu’il
organise, en Suisse, en Russie ou au Congo,
pour montrer que l’histoire aurait pu être
faite autrement.
Les membres de Rimini Protokoll, eux, se
sont fait une spécialité de travailler avec
des « experts du quotidien », autrement dit
de faire monter sur scène les acteurs
mêmes d’une situation réelle, comme dans
Lagos Business Angels, que l’on a pu voir à
Avignon en 2013. Dans cette pièce, de vrais
entrepreneurs nigérians intervenaient
pour parler du boom économique de leur
pays. Aujourd’hui, c’est en direct avec les
habitants d’Aubervilliers, dans leurs propres appartements, que les artistes interrogent la construction européenne, dans
Visite à domicile.
Dans tous les cas, ces artistes qui proposent
des dispositifs sophistiqués partagent un
autre point commun : un rapport étroit à la
tragédie grecque qui, comme le dit Milo Rau,
« permet de retrouver cette idée d’un théâtre
tragique où fiction et réalité, humour et violence sont intimement liés ». « La première
pièce d’actualité, c’est Les Perses, d’Eschyle »,
dit, amusé, Michel Vinaver au milieu de ses
statuettes précolombiennes. Les Perses, la
plus ancienne tragédie grecque connue, représentée au Théâtre de Dionysos, à Athènes,
en 472 av. J.-C., met en scène, après les batailles de Salamine et de Platées, le triomphe
de l’« Occident » hellénique sur la « barbarie » orientale… Depuis deux mille cinq cents
ans, l’actualité est un théâtre, et le théâtre est
toujours d’actualité. p
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suite de la page 1
Ces quelques semaines furent celles qui
transformèrent La Guerre des étoiles de
succès surprise en phénomène social et
économique. Avec le bénéfice du temps,
les signes annonciateurs de ce bouleversement apparaissent évidents. Au printemps 1976, George Lucas explique au
journaliste du New York Times venu lui
rendre visite sur le plateau londonien où
le film se fabrique – dans une ambiance
délétère, due à la pingrerie du studio et
au caractère du réalisateur : « A part
Disney, personne ne produit plus de films
pour les jeunes. La raison pour laquelle je
fais La Guerre des étoiles est que je veux
donner aux jeunes une espèce d’environnement lointain et exotique dans lequel
leur imagination puisse s’ébattre. Je veux
qu’ils oublient les stupidités du moment
[les Etats-Unis sortent à peine des tempêtes du Vietnam et du Watergate] et
qu’ils pensent à coloniser Mars ou Venus.
Et la seule façon d’y arriver est de leur
montrer un pauvre gamin qui y pense,
qui prend son pistolet laser, qui monte
dans son vaisseau avec son Wookiee vers
l’espace infini. D’une certaine manière,
c’est notre seul espoir. »
Dans les années 1960, la désaffection
des jeunes pour le cinéma traditionnel a
poussé certains producteurs indépendants, voire certains studios, vers une
politique favorisant les auteurs contestataires, en prise avec les mouvements
sociaux et culturels. Ces œuvres sont
destinées aux étudiants, aux jeunes
adultes des professions intellectuelles.
Les lycéens, les jeunes ouvriers ou employés sont considérés comme perdus
pour le cinéma, dévoyés par la musique
pop et la télévision.
En 1973, un film est pourtant venu démentir cette hypothèse. American Graffiti, réalisé par George Lucas, a failli ne
pas sortir, tant Universal, le studio qui
l’avait financé, ne croyait pas à son avenir. L’obstination du jeune réalisateur
– qui n’avait alors à son actif qu’un film
de science-fiction, THX 1138, échec commercial mais succès critique – a garanti
la survie du film. Le bouche-à-oreille
entre jeunes en a fait le succès : le film,
qui évoque l’innocence du début des
années 1960 sur une bande originale de
classiques du rock ’n’ roll, a rapporté
140 millions de dollars, près de deux
cents fois son budget de production.
Ce n’est pas assez pour faire de Lucas
une valeur sûre : « Il n’avait pas la cote
dans les studios, raconte Peter Bart. Je me
souviens l’avoir vu dans les locaux d’American Zoetrope, la société de Coppola, à
San Francisco. C’était un garçon silencieux, que Francis respectait manifestement. Mais il n’était pas doué pour les
contacts humains. » Cette rugosité va
devenir une arme redoutable dans le
bras de fer qui oppose George Lucas à la
Fox. Malgré les réticences du conseil
d’administration de la Fox, Alan Ladd Jr. a
Démonstration
de force
Rachetée par Disney en 2012, la saga « Star Wars »
a puissamment irrigué l’imaginaire cinématographique,
mais aussi ses méthodes commerciales
accepté de financer le film à hauteur de
7,8 millions de dollars sur la foi d’un
scénario provisoire, qui a pour héros un
pilote spatial nommé Luke Starkiller.
A Hollywood, la science-fiction n’a pas
bonne réputation. La Warner vient seulement d’amortir la douzaine de millions
de dollars investis dans 2001, l’Odyssée de
l’espace sept ans plus tôt, en 1968. Un
seul élément concret pourrait donner du
crédit au pari de Lucas : le succès dans la
jeunesse de la série télévisée Star Trek
(1968-1970), autour de laquelle se sont
formés des groupes de fans loyaux, les
Trekkies, qui se réunissent par milliers
dans des conventions.
Tout en peaufinant son scénario,
George Lucas entreprend la conception,
la fabrication et la mise en œuvre des
outils nécessaires à la réalisation de sa vision. Il fait construire une caméra dont
les mouvements sont contrôlés par ordinateur pour filmer de façon synchrone
plusieurs objets se déplaçant dans l’espace. Son ambition est de donner aux
vaisseaux spatiaux qui attaquent ou
défendent l’Empire la fluidité de mouvement des avions des films de guerre de
l’âge d’or d’Hollywood. Pour ce faire, il
fonde Industrial Light and Magic, ILM,
une firme consacrée aux effets spéciaux
cinématographiques qui deviendra bientôt l’une des plus rentables de l’empire
George Lucas.
Ces innovations coûtent cher : le budget
final du film s’élève à 11 293 000 dollars,
soit 45 millions de 2015. C’est beaucoup
pour les patrons de la Fox de l’époque,
mais les dirigeants actuels de Disney rêveraient d’un coût aussi raisonnable. Même
si le budget du Réveil de la force est tenu
secret, les estimations les plus modestes
l’évaluent à 200 millions de dollars.
Lucas a obtenu ces rallonges parce que
La Guerre des étoiles n’est pas une production Fox. Le studio d’Alan Ladd Jr. a financé le film, garde un droit de regard sur
sa production et a acquis les droits de
distribution. Mais Lucasfilm, la société
que le cinéaste a montée grâce aux bénéfices d’American Graffiti, en est le producteur exécutif. Le cinéaste a consolidé
cette autonomie lorsqu’il a négocié son
cachet : George Lucas doit toucher seulement 150 000 dollars en tant que scénariste et réalisateur. S’il a accepté une
somme aussi modeste (il a travaillé plus
de trois ans à temps plein), c’est en
échange des droits sur les produits dérivés et la bande originale, sans parler
d’un contrôle total sur de nouveaux
longs-métrages. Lucas a lourdement investi dans les équipements, mais il ne
s’est pas ruiné en cachets. A l’exception
du vétéran britannique Alec Guinness,
payé 15 000 livres par semaine, et qui s’est
finalement vu garantir 2 % des profits, les
principaux acteurs, Mark Hamill, Carrie
Fisher, Harrison Ford, alors pratiquement
inconnus, sont payés au minimum.
La Fox a accepté ces conditions parce
qu’elle n’a aucune idée du potentiel du
film. Il faut dire que les exploitants ne se
bousculent pas pour accepter Star Wars
sur leurs écrans. Dès la première projection, le succès est extraordinaire. Fin 1977,
| CULTURE & IDÉES |
0123
Samedi 12 décembre 2015
|5
k L’affiche originale
de 1977.
l’œuvre a dépassé le récent record des
Dents de la mer et devient la championne du box-office nord-américain
avec 220 millions de dollars de recettes.
Sitôt acquis le succès de La Guerre des
étoiles, l’action de la Fox remonte. Quatre ans plus tard, les financiers Marc
Rich et Marvin Davis rachètent le studio,
revendu en 1984 à Rupert Murdoch. Les
autres majors se lancent avec des fortunes diverses dans la science-fiction.
George Lucas, qui a juré de ne plus jamais réaliser de film tant celui-ci l’a
épuisé, confie le tournage des deux
épisodes suivants de la série, L’Empire
contre-attaque (1980) et Le Retour du
Jedi (1983) à Irvin Kershner et Richard
Marquand, tout en gardant un strict
contrôle sur les produits finis. Les deux
films, s’ils n’atteignent pas les résultats
du premier, rapportent respectivement
538 millions et 475 millions de dollars
dans le monde entier.
Pendant deux décennies, les grands
studios vont vouloir réutiliser les ingrédients qui ont fait le succès de La Guerre
des étoiles, tout en essayant d’éliminer
les facteurs de risque qui ont donné des
sueurs froides aux dirigeants de la Fox
pendant l’élaboration du premier épisode de la saga. Il s’agit, donc, de viser le
public des jeunes mâles, en leur promettant action et distraction, sans les
effaroucher par trop de nouveautés.
RUE DES ARCHIVES/RDA
j George Lucas sur
le tournage du premier
film de la saga,
en 1976.
RUE DES ARCHIVES/RDA
K Les nouvelles
figures du « Réveil
de la force », les
acteurs Daisey Ridley
et John Boyega.
FILM FRAME/DISNEY/LUCASFILM/AP
« Le succès du premier film s’est
construit sur le bouche-à-oreille
des fans. Cette fois, la machine
du marketing s’impose au public »
peter bart
chroniqueur au magazine Variety
D’où le recours fréquent à des héros de
bande dessinée déjà familiers, Superman, Batman, Spider-Man, voire à des
marques de jouets comme les Transformers. Le vocabulaire du cinéma se rapproche de plus en plus de celui de la
grande distribution : les « franchises » ne
désignent plus des succursales de marques opérées par des commerçants indépendants, mais des héros de fiction que
l’on peut recycler de longs-métrages en
séries d’animation pour la télévision, décliner de comics en jouets.
L’idée selon laquelle le cinéma est une
industrie de prototype s’estompe au profit d’un modèle de succès reproductible.
Bien sûr, le stock limité de héros déjà universellement connus oblige à une course
à la nouveauté : à peine esquissé le succès
du premier livre de la saga Harry Potter,
la Warner investit massivement dans le
long-métrage tiré des livres de J.K. Rowling. Pour s’assurer des sources d’approvisionnement, ce studio a acquis l’éditeur DC Comics (Superman, Batman…)
dès 1989. En 2009, c’était au tour de
Disney d’acheter, pour 4 milliards de dollars, un stock de héros en justaucorps
grâce à la prise de contrôle de Marvel
(Avengers, Hulk, Spider-Man…).
Les majors américaines consacrent désormais l’essentiel de leurs ressources à
la construction de séries pérennes, laissant la production des films destinés aux
adultes – ceux que l’on présente aux Oscars – à des indépendants. Disney met en
avant le concept d’« univers », qui permet
d’entrecroiser les intrigues des films,
transformant chaque long-métrage en
promotion pour le suivant, immergeant
le spectateur-consommateur dans un
flux d’images et d’objets qui ne s’interrompt jamais. Warner espère imiter
Disney avec les prochains longs-métrages écrits par J.K. Rowling, inspirés de
l’imaginaire de Harry Potter, dont le premier doit sortir le 16 novembre 2016.
Ces univers virtuels sont fréquentés par
des citoyens du monde entier. A la fin des
années 1970, l’idée de montrer La Guerre
des étoiles aux habitants d’un pays à peine
débarrassé de la « bande des quatre »
n’aurait même pas traversé l’esprit d’un
dirigeant de la Fox. Aujourd’hui, la sortie
en République populaire de Chine, devenue le deuxième marché cinématographique mondial après les Etats-Unis, est
un enjeu majeur pour Le Réveil de la force.
Ces bouleversements économiques ont
pour pendant technologique la conversion numérique du cinéma. C’est elle qui
a permis la réalisation d’effets spéciaux.
Elle aussi, grâce aux copies sur disque
dur, qui permet d’envahir efficacement
les écrans des multiplexes de la planète,
avec des images impeccables – en relief,
sur écran courbe… C’est enfin elle qui
garantit que le produit se diffusera – licitement ou pas – jusqu’aux derniers
confins de la galaxie, sur des écrans d’ordinateur, de télévision ou de téléphone.
Bien plus que la résurrection d’une série chérie par des millions de spectateurs,
Le Réveil de la force est le couronnement
de cette mutation du cinéma, entamée il
y a trente-huit ans par un jeune homme
solitaire. Entre 1999 et 2005, George Lucas est revenu à la réalisation en proposant une seconde trilogie, dont l’histoire
est située avant celle des trois premiers
films. La Menace fantôme, L’Attaque des
clones et La Revanche des Sith ont rapporté des centaines de millions de dollars (plus de 1 milliard de recettes pour le
premier volet), tout en suscitant le rejet
et la moquerie. Les nouveaux personnages (dont Jar Jar Binks, créature qui évoque dangereusement la représentation
des Afro-Américains dans les vieux films
hollywoodiens), les scénarios laborieux,
les dialogues absurdes n’ont pas suffi à
décourager la clientèle.
Aussi obstiné et isolé du monde qu’il
soit, le cinéaste sexagénaire a cependant bien compris que les fans ne veulent plus de lui sur le trône galactique.
En 2012, il cède la direction de Lucasfilm à la productrice Kathleen Kennedy ; en octobre de la même année,
Disney annonce le rachat de la société
pour 4,4 milliards de dollars. Dans un
premier temps, il est question de mettre en chantier une troisième trilogie
d’après des ébauches de scénarios sur
lesquelles Lucas travaillait au moment
de la cession. Il n’en sera rien.
En janvier 2013, Disney annonce que la
réalisation du nouveau film sera confiée
à J.J. Abrams. Ce réalisateur de 49 ans a
débuté sous l’égide de Steven Spielberg.
Il a fait ses preuves économiques à la télévision avec les séries Alias et Lost, les
disparus avant de redonner vie à des
franchises que l’on croyait en voie
d’épuisement, Mission : Impossible et
Star Trek. Il a « rebooté » (mis les compteurs à zéro, en mobilisant de nouveaux
interprètes, en réécrivant l’histoire originelle de la série) le vieux space opera télévisé avec succès, et c’est au moment où
il s’apprête à mettre en chantier le troisième épisode de cette nouvelle série
dans la série que Disney le débauche.
Ce que l’on sait du film, dont le tournage
a commencé en avril à Abou Dhabi (l’essentiel se déroulera en Grande-Bretagne),
a été savamment distillé par Disney. De la
distribution (retour du trio Ford-FisherHamill, apparition d’acteurs inconnus…)
aux éléments de scénario, en passant par
les accessoires, tout est fait pour donner
l’impression que les informations fuitent,
alors qu’elles sont scientifiquement diffusées. « Le succès du premier film s’est
construit sur le bouche-à-oreille des fans,
remarque Peter Bart. Cette fois, la machine
du marketing s’impose au public. »
Chez Disney France, on détaille cette
articulation entre la communication de
la firme et les réseaux sociaux : « A Paris,
nous avons décoré une rame de métro et
une station aux couleurs du film. Ce sont
les utilisateurs des réseaux sociaux qui
font circuler l’information en se prenant
en photo, en postant des images », explique Frédéric Monnereau, directeur du
marketing. Lorsqu’il s’est agi de faire le
point sur le film, à quelques mois de sa
sortie, en juillet, Disney et Lucasfilm
n’ont pas convoqué de conférence de
presse, préférant se servir de la convention des fans de Star Wars, répondant (ou
pas) à leurs questions, comptant sur les
pages Facebook et les comptes Twitter
pour répandre la bonne parole.
« De toute façon, l’enjeu n’est pas le film
lui-même », observe mélancoliquement
Peter Bart. Il s’agit en effet de savoir si
l’opération sera rentable à court terme
pour Disney. La réponse est presque certainement affirmative. Certes, le film
sort à un moment de l’année qui n’est
pas favorable aux records : Avatar, qu’on
avait aussi découvert en décembre 2009,
avait connu un début modeste, avant de
conquérir la planète. Le Réveil de la force
pourrait changer la donne, peut-être battre le record de recettes établi par Jurassic
World l’été dernier avec 209 millions de
dollars pour son premier week-end d’exploitation. Le film de J. J. Abrams est fait
pour durer en salles.
« Notre campagne est divisée en trois
phases, explique Frédéric Monnereau. La
première se termine avec la sortie en salles,
la deuxième se joue dans les jours qui la
suivront. Il faut que les gens reviennent et
suscitent la curiosité des autres. La troisième se passera en janvier. » Les succès colossaux comme Avatar reposent en effet
sur les visions répétées du même film
par les mêmes spectateurs. Leur nombre
est la seule incertitude, elle dépend du
pouvoir de séduction du Réveil de la force.
On sait déjà que Disney, Abrams et les
scénaristes (Lawrence Kasdan, un vétéran de la première trilogie, Michael
Arndt, remercié en cours d’écriture, et
Abrams) ont pris leurs précautions pour
L’action Disney
a bondi après
la livraison
des chiffres
impressionnants
des préventes
de tickets pour
« Le Réveil
de la force »
éviter les critiques adressées à George
Lucas dans les années 2000. La présence
dans les premiers rôles de John Boyega,
jeune acteur britannique d’origine nigériane, et de sa compatriote Daisy Ridley
garantit la diversité des personnages.
Quant à celle des vétérans de la première trilogie, elle pourrait permettre
au Réveil de la force de passer la barrière
des générations.
Dans ce cas, le film serait la fondation
d’un nouvel empire, dont les prochaines
conquêtes sont déjà programmées : le
prochain épisode de la saga, le huitième,
sortira le 26 mai 2017, quarante ans et un
jour après le premier. Entre-temps, le
16 décembre 2016, on aura vu Star Wars :
Rogue One, un stand alone.
Le succès de cette opération, combiné
avec la rentabilité des films Marvel et
Pixar, éviterait à Disney les plongées en
Bourse qui affectent les sociétés mères des
grands studios lorsqu’un film échoue au
box-office. Fin novembre, l’action de la
firme avait chuté à la suite de l’annonce
des mauvais résultats de la chaîne câblée
sportive ESPN. Elle a aussitôt rebondi lorsqu’on a compris – à travers les chiffres impressionnants des préventes de tickets
pour Le Réveil de la force – que l’acquisition
de Lucasfilm pourrait être aussi rentable
que celle de Marvel. La force se mesure,
tout bêtement, en dollars et en cents. p
thomas sotinel
¶
à voi r
« star wars : l e rév e il
de l a f or ce »
film américain (2 h 16)
de J. J. Abrams,
avec Daisy Ridley,
John Boyega, Oscar Isaac…
Sortie le 16 décembre.
6|
0123
Samedi 12 décembre 2015
| CULTURE & IDÉES |
« Il est normal que le curseur
bouge entre sécurité et libertés »
Le politologue Olivier Duhamel défend la constitutionnalisation de l’état d’urgence,
seule option, selon lui, pour établir des garde-fous solides contre les abus d’autorité
on en parle
Svetlana Alexievitch
déteste le bellicisme russe
« Nous voilà revenus au temps de la force.
Les Russes font la guerre aux Ukrainiens.
A leurs frères », s’est indignée Svetlana
Alexievitch pendant son discours devant
l’Académie suédoise à Stockholm, ce
lundi 7 décembre. La lauréate biélorusse
du prix Nobel de littérature 2015, fille
d’une mère ukrainienne, y a dénoncé le
retour du « bellicisme » de la Russie, en
déclarant : « Le temps de l’espoir a été
remplacé par le temps de la peur. Le
temps est revenu en arrière… » L’auteure
sait de quoi elle parle. Elle a publié en
Russie, en 1985, La guerre n’a pas un visage de femme, un livre de témoignages
consacré aux épreuves subies par les
milliers de femmes russes envoyées
combattre l’armée allemande pendant la
seconde guerre mondiale. Il avait été interdit de publication en 1983. Svetlana
Alexievitch a rapporté les paroles d’un
censeur de l’époque : « Après votre livre,
personne n’ira plus faire la guerre ! (…) Votre guerre est effroyable. Pourquoi n’y at-il pas de héros ? » Svetlana Alexievitch
devait recevoir, jeudi 10 décembre, son
prix Nobel des mains du roi de Suède.
La télévision publique de la République
de Biélorussie, où l’auteure a décidé
de ne plus résider, n’avait pas prévu de
diffuser la cérémonie.
Les cinéastes iraniens
récusent les juges
propos recueillis par
jean-baptiste jacquin
P
rofesseur émérite à Sciences Po
Paris et directeur de la revue
Pouvoirs, Olivier Duhamel revient sur la réforme de la Constitution voulue par le président
François Hollande à la suite des
attentats du 13 novembre.
Faut-il constitutionnaliser l’état d’urgence ?
Oui. Même les personnes radicalement hostiles à l’état d’urgence devraient le souhaiter.
Pour une première raison, invoquée par le gouvernement, qui est de lui donner une base juridique solide. Il existe, tant dans la loi de 1955
que dans les dispositions ajoutées par la loi
d’extension de l’état d’urgence votée après les
attentats du 13 novembre, des dispositions
constitutionnellement douteuses.
Lesquelles ?
Par exemple, le fait de pouvoir interdire aussi
facilement des associations. Le cas des copies
de données informatiques dans le cadre d’une
perquisition administrative pourrait très bien
aussi faire l’objet d’une QPC [question prioritaire de constitutionnalité].
Mais surtout, laisser l’état d’urgence au niveau d’une simple loi impose peu de limites
à l’introduction de nouvelles mesures répressives. Imaginez un gouvernement autoritaire, et tout le monde conviendra qu’en de
mois de décembre, cette idée ne relève pas de
la pure fantaisie… Il pourrait introduire des
dispositions encore plus répressives, voire
abusives. Certes, il existe le garde-fou de la
QPC, mais elle intervient plusieurs mois
après, et entre-temps le mal ultrarépressif se
serait répandu.
La constitutionnalisation de l’état d’urgence
n’est pas un choix autoritaire, loin de là, c’est
un choix protecteur des libertés. Le projet
de loi constitutionnelle précise ainsi, dans le
nouvel article 36-1 qui introduirait l’état d’urgence : « La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre, sous le contrôle du juge administratif. »
Voilà une garantie !
Le contrôle du juge administratif apparaît
tout de même beaucoup plus léger
que celui du juge judiciaire…
Les contestations sur l’état d’urgence,
comme les conditions de sa mise en œuvre,
portent principalement sur la mise hors circuit du juge judiciaire. Parce qu’elles considèrent que seul le juge judiciaire peut être protecteur des libertés. Or le contrôle du juge administratif est au moins aussi protecteur.
Prenez le référé « liberté », qui permet de contester une assignation à résidence. Vous avez
365 jours sur 365, jour et nuit, une personne de
permanence dans chaque tribunal administratif et au Conseil d’Etat, et vous obtenez un
jugement dans la journée. Rien de tel avec le
juge judiciaire.
Il est exact que, depuis l’instauration de l’état
d’urgence, le juge administratif a donné raison
au ministre de l’intérieur. Mais le juge judiciaire
n’y est pas allé de main morte sur les peines de
prison ferme à l’égard de manifestants interpellés place de la République, à Paris, lors d’un
rassemblement interdit qui a mal tourné… Le
juge administratif a souvent fait preuve d’une
vraie protection des libertés. Je rappelle
qu’en 1962, il a osé annuler une ordonnance du
général de Gaulle qui créait une cour de justice
spéciale, ce qui a permis de sauver quelques têtes. Plus récemment, en 1997, il a annulé une
décision du ministère de l’intérieur interdisant
à des défenseurs du Tibet de manifester pendant la venue du président chinois à Paris.
Chaque acte terroriste semble devoir être
suivi d’une loi sécuritaire qui restreint
certaines libertés. Est-ce un retour
de balancier après des décennies de progrès
en matière de garantie des libertés ?
Lors de la discussion parlementaire sur la loi
prorogeant l’état d’urgence, on a vu des choses
inquiétantes. Traditionnellement, l’exécutif
demande plus de moyens répressifs et le pouvoir législatif met quelques bornes. Ce fut l’inverse. Un premier ministre et un ministre de
l’intérieur obligés de résister à ceux qui voulaient, par exemple, permettre l’assignation à
résidence permanente, ce qui équivaut à une
détention. Cela ne serait pas possible avec le
texte constitutionnalisé. On a même assisté à
des demandes d’élus socialistes, et pas des
moindres, pour maintenir dans l’état d’urgence le contrôle sur la radio et la presse que le
gouvernement avait décidé de supprimer !
Les temps sont droitiers, pour ne pas dire extrémisants. Il faut savoir résister aux mauvais
vents. Cela ne doit pas, pour autant, nous conduire à tout refuser. Il est normal que le curseur bouge entre sécurité et libertés en temps
de guerre, de crise ou de terrorisme de masse.
S’il y a parfois des éléments régressifs, on
reste dans un mouvement général de
meilleure protection des libertés. Comparer
l’état d’urgence aux pouvoirs spéciaux de Guy
Mollet pour l’Algérie en 1956 est aberrant. Ces
dispositions d’exception transféraient les pouvoirs à la justice militaire, ce qui a permis la
torture et des camps d’internement. Y a-t-il
quoi que ce soit qui ressemble à ça ? Dire qu’on
ne serait plus dans un Etat de droit mais de police est totalement inexact. Regrettons cependant que le discours de la gauche au pouvoir
soit quasi exclusivement sécuritaire.
La pression des événements n’a-t-elle pas
déjà fait passer des mesures qu’on aurait
crues, il y a un an, caractéristiques
d’un gouvernement autoritaire ?
Oui, une étape a été franchie. On ne pensait
pas, ou peut-être seulement abstraitement,
que des tueurs pouvaient organiser une tuerie aveugle à des terrasses de café en plein
Paris. Dans une situation totalement nouvelle, prendre des mesures inédites est assez
compréhensible.
A Lyon,
une installation
en hommage
aux victimes
des attentats
du 13 novembre.
ROBERT PRATTA/REUTERS
Cela dit, la loi sur l’état d’urgence votée le
20 novembre est dangereuse sur un point. Elle
autorise trop facilement la dissolution d’associations qui « participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou
dont les activités facilitent cette commission ou
y incitent ». Cette mesure va perdurer au-delà
de l’état d’urgence, ce qui est logique. Mais il
faudrait que les conditions soient beaucoup
plus strictes. Revenons à l’un de mes critères
de jugement : qu’est-ce qu’un gouvernement
autoritaire pourrait faire grâce à ce texte ? Il
pourrait interdire un parti qui, par exemple,
aurait appelé à une manifestation interdite, du
type Notre-Dame-des-Landes, et qui aurait dégénéré. Il serait bienvenu de restreindre les
motifs d’interdiction d’une association aux actes liés au terrorisme ou aux atteintes d’une
exceptionnelle gravité à la sécurité publique.
La déchéance de la nationalité étendue
aux binationaux nés Français soulève deux
questions. D’abord de forme : relève-t-elle
de la Constitution ou du code civil ?
Je n’ai guère de doute sur le fait que cela
nécessite une disposition constitutionnelle.
Toutes les lois qui ont prévu la déchéance de la
nationalité, et particulièrement celles de 1915,
1927 et 1938, ont exclu les personnes nées en
France. Même en 1915, en pleine guerre, un
Franco-Allemand né en France prenant parti
pour l’Allemagne ne pouvait pas être déchu
de sa nationalité. Le Conseil constitutionnel
considérerait, sans aucun doute, comme un
de nos principes fondamentaux cette impossibilité, puisqu’elle a été reconnue de façon répétitive par les lois.
Sur le fond, ne crée-t-on pas deux
catégories de Français, ceux dits
« de souche » et les autres ?
Aujourd’hui, le Français de naissance ne peut
pas être déchu de sa nationalité, mais celui qui
est devenu français peut l’être. De ce point de
vue, le projet du gouvernement va vers plus
d’égalité. Quant à l’objection que c’est une idée
du Front national, je la fais mienne en partie.
Mais si l’on estime qu’une mesure est justifiée,
la prendre peut aussi être une façon de lui couper l’herbe sous le pied.
Que peut changer une telle mesure ?
Elle est certes de très peu d’utilité. Mais il y a
de nombreuses dispositions symboliques
dans une Constitution. Nous n’allons pas supprimer la référence à la « fraternité » sous prétexte qu’elle a une portée surtout symbolique.
Le projet du gouvernement paraît néanmoins excessif. Le texte prévoit de déchoir une
personne condamnée pour deux catégories
d’infraction (des crimes ou des délits) et deux
types de crimes et délits : l’atteinte aux intérêts
fondamentaux de la nation ou l’acte terroriste.
Si cette mesure est voulue pour des raisons
symboliques, alors il faut absolument la limiter aux crimes de terrorisme. Quel rapport
existe-t-il entre un terroriste qui tue ses concitoyens et un agent double ? p
En octobre, le cinéaste iranien Keywan
Karimi, 30 ans, était condamné par le
régime à six ans de prison et 223 coups
de fouet pour « insulte envers le sacré » et
« propagande » contre l’Etat. On lui reprochait d’avoir montré une scène de
baiser dans son documentaire Writing
on the City (2015), consacré à l’histoire
du graffiti à Téhéran. Il était aussi accusé
d’avoir tourné des images du soulèvement de juin 2009 consécutif à l’élection du président Mahmoud Ahmadinejad. Or la scène de baiser n’existe pas, et
le réalisateur a utilisé des images d’archives pour montrer les manifestations.
Qu’importe, il a été condamné. Son jugement passera en appel le 23 décembre.
Keywan Karimi a reçu début décembre
le soutien de 130 cinéastes iraniens.
Dans une lettre ouverte au gouvernement, ils déclarent espérer que « les malentendus seront levés et que Keywan Karimi sera acquitté ». Parmi les signataires, le réalisateur Jafar Panahi, Ours d’or
du dernier festival de Berlin pour Taxi
Téhéran, tourné clandestinement :
en 2010, les autorités iraniennes lui ont
interdit de réaliser des films pendant
vingt ans.
Le mystère de Stonehenge
Le site mégalithique de Stonehenge, à
Amesbury (Royaume-Uni), classé au
Patrimoine mondial de l’Unesco depuis
1982, fascine les visiteurs – ils sont un
million chaque année – mais aussi les préhistoriens. En 1923, le géologue Herbert
Henry Thomas avait affirmé que les
lourds menhirs en « pierre bleue » – la
dolérite – déposés en cercle au centre
du site provenaient des collines Preseli
(pays de Galles), situées à 250 kilomètres.
En 2013, une équipe de chercheurs a remis
en cause les interprétations précédentes
sur l’origine et le déplacement des pierres,
en mettant au jour une carrière située…
à 1,6 kilomètre du site. Le mystère de
Stonehenge semblait en partie éclairci.
Mais voilà que de nouvelles découvertes,
publiées lundi 7 décembre dans la revue
d’archéologie Antiquity de l’université
de Durham (Royaume-Uni), montrent
que des excavations trouvées au pays
de Galles « correspondent » à la taille et à la
forme des pierres bleues de Stonehenge.
Ces énormes blocs, pesant environ
deux tonnes, auraient été déplacés sur
250 kilomètres par des hommes et des
bœufs, grâce à des traîneaux glissant
sur des rails de bois. Une des plus remarquables réalisations des sites néolithiques. p f. jo.
précision
Dans le supplément « Culture & idées »
du Monde daté du 5 décembre, sous
le titre « Les trafics d’art de l’EI
dans le collimateur », la déclaration
concernant la position de la France a été
attribuée de façon erronée à Edouard
Planche, chargé du programme de lutte
contre le trafic des biens culturels
à l’Unesco. Celle-ci a été formulée par
Vincent Noce, le modérateur du débat.
| CULTURE & IDÉES |
0123
Samedi 12 décembre 2015
|7
Erri De Luca
« On a besoin
de la
mobilisation
des forces
désarmées »
Après le premier tour des régionales,
l’écrivain italien appelle le peuple
français à ériger la fraternité
en « vertu absolue »
A Paris,
en octobre.
PHILIPPE BRAULT/VU
POUR « LE MONDE »
« J’attends avec confiance votre second tour.
Quelle qu’en soit l’issue, ce n’est pas
une ligne d’arrivée ni un terminus »
J
e déclare d’emblée mon manque d’objectivité : je ne suis pas un observateur
neutre, je suis un partisan de la France et
de son peuple. Son hymne national, paroles et musique, est mon préféré. Ma
gratitude va à sa langue qui a accueilli
mon premier livre traduit à l’étranger.
Depuis, d’autres, tous les autres ont suivi. Je
dois aussi au sol français le camembert, fromage qu’appréciait tant ma mère. J’acquitte
une petite partie de ma dette en payant des impôts sur mes droits d’auteur, en renonçant à
l’exemption. Je sais que cet argent est mieux dépensé en payant ici.
Cette année, je suis venu souvent en France,
trois fois au mois de novembre en diverses occasions. L’une d’elles coïncidait avec le lendemain des attentats du 13. Attentats ? Trouvons
un autre mot pour définir ces actes de lâcheté.
Aller avec des armes de guerre contre des citoyens sans défense n’est pas un attentat, mais
une infamie. Ce ne sont pas des combattants,
mais des vampires, ce ne sont pas des auteurs
d’attentat, ce sont des ogres. Je sais que le genre
humain est capable du pire et je me sens chaque fois déshonoré, avant d’être blessé.
La guerre totale qui a lieu à l’intérieur de l’islam entraîne des réactions brutales, à l’aveugle, dans la ville symbole de l’Occident. Ce que
j’ai vu en tant que passant de vos rues, c’est le
sentiment d’entrer dans un temps différent.
La protection des civils ne relève plus seulement de l’Etat. Une nouvelle nécessité de surveillance se fait jour, qui est aussi l’occasion de
se connaître mieux entre voisins d’immeuble,
de palier. Il n’est plus temps d’être discrets, de
ne pas déranger. On sent le besoin de développer la sociabilité pour améliorer sa propre sécurité. Il faut se parler davantage, frapper plus
souvent à la porte d’en face, prononcer avec
plus de cordialité et de conviction le mot
« bonjour ».
Si l’on se croisait avant sur le trottoir sans se
regarder en face, à présent il faut chercher le regard des autres, encourager les sourires.
Telle est la réponse que j’ai entrevue chez
vous, encore timide mais convaincue d’inaugurer ce temps nouveau avec le bon geste. Je suis
un lecteur admiratif de Balzac, avec lequel je ne
partage que le jour et le mois de naissance.
Aujourd’hui, son regard total, son imagination,
sa faim de loup des détails est à l’ordre du jour,
et du soir. Les citoyens ont besoin du regard et
de la lecture de Balzac pour renforcer leurs défenses immunitaires. A côté et contre cette réponse, qui est une proposition d’un nouveau
style de vie, il faut constater une réaction de
type allergique, cutanée envers le milieu de l’assassin qui se fait passer pour un tueur à gages
de la divinité. Son profil est celui d’un bandit
qui adopte une violence supérieure, comme
c’était le cas du premier recrutement fasciste et
nazi. Le voyou qui trouve une justification s’absout. Ce type de biographie criminelle suscite
une forte réaction de soupçon et de rejet envers
le milieu de provenance tout entier. Sa banalité,
la formation sommaire et précipitée rendent
plus commune et vague son identité. Cela facilite la réponse de rejet envers l’islam tout entier.
On utilise communément le terme de radicalisation pour ce phénomène criminel. Je crois
au contraire qu’il s’agit de superficialisation. Je
m’excuse de ce terme improvisé qui me sert
seulement à contredire ceux qui parlent de radicalisation. Ce doit être parce que je plante des
arbres et que j’aime leur système radical, mais
je ne peux confondre la profondeur explorée
par leurs branches souterraines avec l’infection
d’une de leurs plantes grimpantes parasites. Je
parle de superficialisation pour ceux qui saisis-
sent au vol et mâchonnent de travers un slogan
trouvé sur une chaîne, puis se procurent et portent la tenue conforme, qui ressemble pour moi
aux vêtements des ramoneurs d’autrefois. La
superficialisation de l’islam est le dérèglement
qui engendre la réaction de rejet. La réponse politique du FN reproduit la même superficialité.
L’islam est étude, parole de haute voix et
pieds nus adressée à la source de l’Orient et du
Livre. L’islam, ce sont les chiffres arabes et la
rengaine qui invite à la prière. L’islam est à ciel
ouvert, rien à voir avec les guets-apens contre
ceux qui écoutent de la musique ou se rendent
à un match de foot au stade. L’islam est défiguré par sa superficialisation, et son effort de
dignité face à ceux qui l’accusent me touche.
C’est dans ces circonstances qu’est arrivée
l’échéance de vos élections régionales. Je ne
pense pas qu’il faille relier directement [les résultats du premier tour], comme un automatisme de cause à effet, aux crimes du 13 novembre. Il me semble plutôt que les électeurs
français (pas aussi nombreux que je m’y attendais, mais ce n’est que le premier tour) ont décidé de mettre à l’épreuve des faits la capacité
effective de gouvernement par l’extrême
droite. C’est un hasard, mais il entre dans le
procédé médical du vaccin, qui consiste à s’injecter la maladie à faible dose pour stimuler la
production d’anticorps dans l’organisme.
Avant que le FN réussisse à mettre les mains
sur le gouvernement central, sur la présidence
de la République, qu’il soit mis à l’épreuve concrète de l’échec à une moindre échelle, régionale. Les résultats du premier tour sont un signe qui pourra être atténué par le second tour
et par le changement d’avis des électeurs qui se
sont abstenus. Le premier tour a l’avantage de
réduire les choix à deux possibles, mais il reste
un sondage de poids.
La France de ces dernières semaines s’est reconnue dans le comportement de son président. Hollande a été à la hauteur de la tâche qui
lui était assignée. Telle est l’hypothèque sur le
résultat du second tour.
Une époque nouvelle que j’ai entrevue chez
vous commence. Elle doit être affrontée en sachant que l’épopée historique entre dans les
vies privées et que tout lieu public peut se
transformer en siège de tempête. Chaque
geste quotidien contient une augmentation
de valeur et de responsabilité. Déclarer ce moment comme un état de guerre s’approche
de la définition, mais n’est pas assez précis. La
guerre est faite par les forces armées, c’est à
elles qu’est confiée la défense. Alors
qu’aujourd’hui, on a besoin de la mobilisation
des forces désarmées : car le front s’est
émietté partout et chaque citoyen est appelé
à faire son tour de garde. Chacun devient
protecteur de son propre voisin. C’est une
façon invisible de serrer les rangs où le voisin
d’avant est encore plus voisin. Bientôt, le
théâtre, la musique, la littérature, le cinéma
s’en feront l’écho. Théâtre, musique, littérature, cinéma : tel est l’ordre d’apparition de la
conscience civile d’un pays.
J’attends avec confiance votre second tour.
Quelle qu’en soit l’issue, ce n’est pas une ligne
d’arrivée ni un terminus. C’est à vous Français
que revient le devoir de montrer un exemple,
un style de vie, le nouveau format de la fraternité. Pour des raisons de naissance, je n’ai pas
de frères, c’est pourquoi j’ai reporté sur mes
semblables ce sentiment élargi de fraternité.
Je dois à la France la constitution de la fraternité en vertu absolue, à côté de la liberté et de
l’égalité. A cette trinité laïque, j’ajoute la patience de l’infirmier. p
(Traduit de l’italien par Danièle Valin.)
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Samedi 12 décembre 2015
| CULTURE & IDÉES |
L’étoffe
des
héros
Depuis près de quarante ans,
les costumes des personnages
de « Star Wars » en disent long
sur leur époque
j Padmé Amidala (Natalie Portman) en tenue
d’apparat dans « La Menace fantôme » (1999).
KOBAL COLL./AURIMAGES
k Han Solo (Harrison Ford) et son éternelle
dégaine de cow-boy futuriste.
90061/UNITED ARCHIVES/RUE DES ARCHIVES
k k La princesse Leia (Carrie Fisher) en bikini
de métal dans « Le Retour du Jedi » (1983).
T.C.D./VISUAL PRESS AGENCY
carine bizet
C
omme tous les films
auxquels on a collé
l’étiquette « culte »,
la saga Star Wars
s’appuie sur une esthétique puissante, à
la fois mise au service de l’intrigue
et reflet presque involontaire
d’une époque. En parfait exercice
de style, les costumes de cette épopée spatiale construite sur presque quatre décennies illustrent ce
jeu d’échos multiples. Dès le premier épisode, en 1977, ils participent à la genèse d’une mythologie
futuriste où les références culturelles et religieuses convergent
(des chevaliers postmédiévaux
qui empruntent leur philosophie
au Japon des samouraïs, un désert
très « pharaonique »…) pour les
besoins d’une lutte éternelle, celle
du bien contre le mal.
A charge, pour le premier costumier du film, l’Anglais John Mollo,
de traduire tout cela en termes
textiles. Ce spécialiste du costume
militaire pose les bases de l’esthétique Star Wars : des oppositions
de couleurs chargées de refléter la
dichotomie qui traverse toute la
mythologie. Aux « méchants » les
noirs et gris ferraille, aux « gentils » les teintes douces et lumineuses. Une autre division, moins
moralisée, affleure : celle de la
technologie contre la nature. La
robe de vestale de la princesse Leia
diffère subtilement du kimono
grège de Luke Skywalker. Quant à
Han Solo, avec son blouson de cuir
et son pantalon militaire rétro (esprit guerre de Sécession), il incarne ce cow-boy sarcastique que
le cinéma américain adore.
Guerre froide
Les sous-textes d’époque sont assez clairs : la dichotomie est aussi
celle de la guerre froide, et la technologie naissante (le premier micro-ordinateur est commercialisé
par Intel en 1971) renvoie à la dynamique futuriste qui irrigue la
mode, comme en témoignent les
productions de Paco Rabanne,
Courrèges et Pierre Cardin. Les
uniformes des généraux qui entourent Dark Vador rappellent les
costumes graphiques à la Pierre
Cardin, revisités pour des néoGoebbels. En entrant dans les années 1980, la trilogie délaissera un
peu cet esprit pionnier pour céder
au nouveau glamour eighties (par
exemple, le célèbre bikini de Leia).
Surtout, la maturation et les atermoiements du chevalier Luke
Skywalker, pris entre les deux versants de la Force (sombre et lumineuse), se traduisent à l’écran par
un assombrissement de sa tenue.
La guerre des nuances continue.
Lancée au tournant du XXIe siècle, la deuxième trilogie est le fruit
d’une autre époque. La guerre
froide achevée, une esthétique fin
de siècle sophistiquée surgit dès le
premier épisode, La Menace fantôme, sorti en 1999. La mode est
alors aux mains d’Anglais géniaux
et extravagants comme Alexander
McQueen, dont l’imaginaire sombre et théâtral hante cette nouvelle trilogie. Dans les robessculptures de la reine Amidala, où
se télescopent références japonisantes, indiennes, grecques et préraphaélites, on retrouve l’esprit
couture d’images emblématiques
de l’époque – par exemple, les clichés de Björk en geisha futuriste.
Les méchants sont plus ténébreux que jamais. Avec sa tête de
démon noir et rouge, Dark Maul
est une monstruosité gothique
échappée des films d’horreur du
début des années 2000. Quant au
méchant en chef, le trouble sénateur Palpatine, ses tenues de
velours sombre sont de plus en
plus sophistiquées à mesure que
surgit son côté obscur. Son visage
pâlit, se flétrit ; il se mue en
cousin du Dracula de Francis Ford
Coppola, autre enfant de cette
époque où la culture de l’image
portée par le développement du
Net commence à s’imposer.
La nouvelle trilogie lancée cette
année poursuivra cette percée
dans un monde toujours divisé
entre le bien et le mal, mais aussi,
entre la civilisation numérique et
une forme de barbarie (re)naissante. Le costumier Michael Kaplan a calibré ses créations pour le
public exigeant d’aujourd’hui,
nourri aux effets spéciaux en tout
genre. Les armures blanches des
Stormtroopers sont donc plus pures, plus esthétiques, taillées pour
la génération Apple. Les codes
couleur sont toujours en vigueur,
mais un esprit postapocalyptique
a contaminé le futurisme des débuts. Dans un monde en crise qui
a produit le dernier Mad Max ou
Game of Thrones, cette plastique
urbaine a largement emprunté à
des créateurs comme l’Américain
Rick Owens. Seul Han Solo a gardé
son blouson de cuir et sa posture
de guerrier sarcastique. Certains
archétypes ont la peau dure, et la
Force avec eux. p