Fantasmagorie du suburbain Figures et paradoxes
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Fantasmagorie du suburbain Figures et paradoxes
Fantasmagorie du suburbain Figures et paradoxes « Notre enquête se propose de montrer comment les formes de vie nouvelles et les nouvelles créations à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent dans l’univers d’une fantasmagorie. Ces créations subissent cette « illumination » non pas seulement de manière théorique, par une transposition idéologique, mais bien dans l’immédiateté de la présence sensible. » Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe Siècle Walter Benjamin insiste sur l’immédiateté de la présence sensible, car c’est là que se nouent les paradoxes. L’important n’est pas les imaginaires associés aux objets mais bien le fait que notre technologie permet de créer des objets à l’image de nos fantasmes, et cela à une échelle comme ne l’a jamais vue l’humanité. Notre technologie se développe, motivée par le désir de réaliser nos fantasmes et d’en jouir. Nous avons la passion du réel comme le dit Alain Badiou1 : réel-iser ce que d’autres ont rêvé : « Vous en avez rêvez, S*** l’a fait ». Si bien que plus nous créons plus nous plongeons dans le semblant, dans un réel artificiel. Le semblant grignote petit à petit l’authenticité qu’oppose le monde extérieur. C’est ainsi que se pose le problème de notre relation au monde construit dont l’artificialisation par la transformation humaine est aujourd’hui quasi-totale. Si tout n’est pas construit par l’homme moderne tout est affecté par son activité principale : produire des artefacts. L’univers suburbain a été institué comme le lieu de jouissance de la société industrielle. C’est l’endroit où l’on peut réaliser ses rêves de consommation. Là-bas, on est libre… C’est le royaume du possible… C’est le lieu de projection de tous les fantasmes. Quelle logique suivent les figures fantasmagoriques que l’on projette dans l’environnement suburbain ? Quels rapports entretenons-nous avec notre environnement artificialisé ? 1) La possibilité d’une île2 1.1 La figure première du fantasme suburbain est une île privée perdue dans la campagne. C’est le concept initiateur du produit suburbain : un habitat plongé dans un parc verdoyant loin des nuisances de la ville industrielle et cependant facilement accessible. C’est l’idée qui génère Llewellyn Park dans le New Jersey ou Riverside près de Chicago à la fin du 19ème siècle. De grandes maisons Victoriennes sont installées dans un 1 2 Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Le Seuil, 2005 Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, 2005 parc situé à une distance raisonnable de la ville (les supermarchés n’existaient pas encore). Pour les premiers acheteurs, il s’agit de fuir la ville devenue malsaine et envahie par la fumée, la pauvreté, les maladies et la culture populaire. Il faut regagner la campagne, la nature, la pureté, retrouver une source de jouvence. La bourgeoisie quitte la ville comme l’avait initié Louis XIV à Versailles pour se séparer du peuple et retrouver la tranquillité et le calme de l’intimité. Habiter la banlieue devient un signe de réussite. Le fantasme de la propriété individuelle établie sur une terre vierge est né et s’étend à toute la société. Il devient le fondement véritable du rêve américain : la possession d’un territoire où le travailleur peut régner en maître. Ce fantasme concrétise une philosophie moderne basée sur l’opposition entre la nature et la culture, l’authentique et l’artificiel, l’extériorité et l’intériorité, la végétation et la maison. En ville, l’opposé de l’intérieur c’est l’espace public, dans le suburbain, l’opposé de l’intérieur c’est, par définition, la Nature. Cette dernière se présente sous deux formes. D’abord, une nature maîtrisée qui se doit d’entourer toutes constructions suburbaines : jardins soignés, parcs composés ou parkings paysagers. Ensuite, par delà la limite de la propriété c’est la Nature vierge. Le suburbain se compose ainsi d’îlots, d’îles ou d’archipels baignant dans la Nature. Les routes qui les relient sont autant de voies permettant d’aller s’approvisionner ou se divertir sur d’autres îles. Cette structure est conforme au fantasme paradisiaque populaire : vivre sur une île où brille le soleil et où la nourriture abonde. Les deux images suivantes expriment littéralement ce fantasme. La première n’est qu’un montage, la seconde est un projet en cours de développement. 1.2 Une des formes symptomatique que prend ce fantasme insulaire est la serre où l’on reconstruit une autonomie coupée de l’extérieur. La Nature est niée et instituée comme toile de fond d’un intérieur totalement artificiel. La Nature est considérée comme un papier peint aux motifs changeant suivant les saisons. La Nature perd toute considération. La rupture est consommée. Elle n’est plus qu’un milieu hostile : on la transforme et l’on s’en sépare. La réalisation de ce fantasme fut une obsession de l’ingénieur et architecte Buckminster Fuller. Il conçut des dômes géodésiques sous lesquels il installa une vie artificielle. Il développa une maison uniquement constituée de mobilier. Les murs n’ayant plus de rôle à tenir car l’enveloppe du dôme était apte à gérer les différences climatiques entre extérieur et intérieur. L’invention d’une architecture d’air et non plus d’espace ouvrait la voie à la conception des architectures d’intérieur indépendantes de l’extérieur. Le centre commercial en est un exemple explicite. Il ne possède que des façades aveugles à l’exception de l’atrium qui forme l’entrée (une serre). Ses vraies façades sont celles des magasins qui se trouvent à l’intérieur. Les deux images suivantes illustrent mon propos. La première est le projet Skybreak Dwelling (maison brise-ciel) de 1949 de Fuller. La deuxième est une publicité pour un système de diffusion musicale sans fil. Elle représente une maison composée de serres indépendantes ou chacun peut vivre dans son île avec sa musique. Le plus symptomatique est que cette maison est posée dans un paysage déserté : le fantasme de l’île c’est aussi de se débarrasser de tout voisinage. On notera aussi, qu’alors qu’ils sont au bord de l’eau, les habitants sont habillés comme des citadins en hiver. D’ailleurs, la maison, dont l’entrée qui ressemble à celle d’un bureau se fait à même la plage, ne possède aucun système de protection solaire, etc. La coupure avec l’environnement naturel et social est radicale. Voilà comment s’énonce le fantasme de la Nature : « Du bon temps toute l’année ! » (Slogan de Centerparc). La Nature est devenue un animal domestique. Au Centerparc, la version commerciale du dôme géodésique, la nature s’offre dans sous ses meilleurs atours. Vous louez à la semaine un bungalow parfaitement équipé au milieu d’une forêt bien entretenue et vous profitez de la nature dans tous ses états. Vous faites des ballades à vélo dans les bois, de la planche à voile sur le plan d’eau ou des randonnées dans le parc. Enfin vous pouvez passer toute la journée en maillot de bain en n’importe quelle saison dans le dôme maintenu à 35°C. Vous pouvez vous baigner, descendre le toboggan à toute vitesse, dorer sous des lampes à U.V., siroter des cocktails exotiques… bref vivre réellement dans le fantasme. 1.3 Mais comme le spécifie Ulrich Beck : « Lorsqu’il est soumis à la menace, l’homme se rend compte qu’il respire comme les plantes, et qu’il vit de l’eau de même que les poisons vivent dans l’eau »3. L’homme cherche à dominer sa peur avec ses artefacts. Il cherche à se mesurer à la Nature et remet en jeu son besoin d’artificialité. C’est sur ce ressort passionnel que des jeux télévisés sur des îles perdues ou la série Lost connaissent un succès mondial. Il s’agit de revivre l’expérience de Robinson Crusoé. Dans le jeu, deux équipes sont lâchées sur deux îles perdues dans l’océan. Les participants doivent chercher à survivre à l’inconfort, aux épreuves opposant les équipes et aux problèmes de groupe. Lorsqu’ils sont abandonnés sur l’île, les participants réagissent de manières différentes : les plus vieux se soucient immédiatement d’organiser la survie alors que les plus jeunes préfèrent se baigner, profiter du soleil, bref… se conformer au fantasme publicitaire. Mais rapidement l’inquiétude s’installe. Comment s’adapter à ces nouvelles conditions ? La faim se fait rapidement ressentir, suivie par la froideur de la nuit et la pluie. Il faut construire un abri et faire du feu. L’une comme l’autre des missions sont quasi impossibles à réussir sans outils. Alors qu’une des équipes est incapable d’entretenir le feu qu’elle a allumé grâce aux trois allumettes qu’elle a gagné lors du premier jeu, l’autre passe la journée à frotter des morceaux de bois en vain. Nous sommes alors au cœur de l’émotion, l’angoisse gagne tout les participants et les téléspectateurs. La prise de conscience déclenche une réaction en chaîne de questions existentielles. Pouvons survivre sans artefacts ? Sommes nous encore des êtres appartenant à la Nature ? Serais-je assez intelligent pour réagir dans une telle situation ? Serais-je en assez bonne condition physique pour lutter contre les agressions de la Nature ? Pourrai-je manger des mollusques crus ou du riz sec ? Voilà ce qu’on expérimente par procuration ou simulation, qu’on soit dans notre canapé ou sur la plage entouré par une batterie de caméras. Une chose devient alors significative dans le jeu télévisé comme dans la série c’est que la survie matérielle passe rapidement au second plan derrière les rapports sociaux. Les relations personnelles et politiques entrent alors en jeu dans la reconstitution d’un environnement artificiel. Dans la série Lost, suite au crash d’un avion transcontinental sur une île du pacifique, des survivants passent les premiers épisodes à régler les contingences matérielles. Mais rapidement l’intrigue de la série se noue autour des rapports politiques et affectifs entre les protagonistes. Par ailleurs, au-delà de la simple observation d’une épreuve de survie, Lost exploite notre inquiétude commune quant aux limites de notre monde artificiel. On voit alors ressurgir les fantasmes fondamentaux du suburbain liés à la serre et à la limite entre environnement conditionné et Nature. En effet, les survivants pressentent la présence d’autres êtres vivants sur l’île : animaux, humains, fantômes… puis finissent par découvrir l’entrée d’un couloir souterrain. Ils rencontrent en fait le fond de notre fantasme : un ensemble de galeries dissimulé par une organisation secrète pour être semble-t-il une base de survie pour scientifiques. De forts soupçons planent dès lors sur l’environnement de l’île. Est-ce un lieu d’expérience ? L’atmosphère est-elle contaminée par un dangereux virus ? Les survivants sont-ils des cobayes ? En accédant au cœur du dispositif souterrain, ils découvrent un homme qui, comme Sisyphe, doit répéter inlassablement une action qui le condamne à rester : réactiver en permanence un 3 Ulrich Beck, La société du risque – Sur la voie d’une autre modernité, traduit par Laure Bernardi, Editions Flammarion, Paris, 2001 compte à rebours relié à un ordinateur en entrant un code mystique ; si le compte à rebours ne repart pas, la machinerie cachée dans l’île est susceptible de déclencher quelque chose (une catastrophe ?) d’inconnu. Les survivants, après la fuite de ce Sisyphe, reprennent la responsabilité de ce processus. Ce comportement paranoïaque symbolise notre perpétuelle remise en cause quant à la confiance que nous accordons à notre environnement artificialisé. L’île est la figure principale du fantasme suburbain. Elle n’est pas entourée par les eaux mais par la Nature. La forme de l’île s’accorde avec la logique du fantasme, c’est une émergence métaphorique partiellement identifiable perdue dans notre imaginaire. L’île suburbaine est une construction artificielle. Par delà les conditions physiques qu’elle offre, l’île pose rapidement des problèmes politiques, culturels et techniques quant à son aménagement. Notre attitude paranoïaque quant à notre environnement artificialisé est également caractéristique du monde suburbain, ce sur lequel je reviendrai dans la troisième partie. 2) Mondes du faux semblant 2.1 Si les îles ne recèlent que rarement des trésors, elles offrent toujours la possibilité de créer un monde de toutes pièces. C’est ce que firent certains pirates avant d’être délogés manu militari par les empires coloniaux comme le raconte dans Libertalia, Une utopie pirate, Daniel Defoe, auteur notamment de Robinson Crusoé. Ces pirates sont considérés comme les initiateurs de l’utopie anarchique. Alors quels mondes utopiques va-t-on créer dans la campagne suburbaine ? L’ambition suburbaine est motivée d’une part par la volonté de fuir un environnement urbain considéré comme difficile à supporter, et d’autre part par l’envie de construire un monde idéal. Les raisons qui poussent à partir de la ville traditionnelle sont liées à sa congestion. En ville, on manque d’espace, on est coupé de la Nature, la pollution est étouffante et la promiscuité épuisante. Bref, on veut de la tranquillité et de la verdure, une autre vie… sous-entendu, plus saine, plus vraie… On part avec l’intention de construire un idéal. C’est la promesse que nous a faite la suburbanité : accéder à son morceau de tranquillité paradisiaque. Le pavillon est la réponse industrielle faite à ce désir d’une vie plus authentique. Son design est explicite : c’est une Maison. Le pavillon est un artefact conçu pour réeliser le fantasme d’une authentique maison. Mais paradoxalement, il doit afficher son artificialité pour garder une dimension fantasmagorique. Il doit correspondre au fantasme et non être la réalité du fantasme sinon il le détruirait. Et c’est dans cette confusion que se glissent les critiques : entre artifice et authenticité. Mais en fait un pavillon est vrai car il se conforme au fantasme et non à la vérité de ce qu’est une maison. Car le suburbain c’est du fantasme rendu réel par la technologie et l’industrie. C’est cela que refuse ses détracteurs en arguant : Suburbia4 est fausse, c’est une ville dépourvue d’authenticité. C’est là que naissent les paradoxes. En effet, à force de symboliser la maison dans une dimension imaginée, c’est l’idéal de la maison qui en prend un coup. C'est-à-dire que pour un architecte aujourd’hui, il devient très difficile de dessiner une maison du XXIème siècle. A moins qu’il n’assume qu’une maison d’aujourd’hui, c’est un fantasme individuel de l’idée de maison5. Notre culture de la consommation est tellement avancée que l’on veut que notre environnement soit un décor, celui de la vie de fiction que diffuse l’idéologie dominante. Ainsi aussi absurde que cela puisse paraître : le vrai, conforme à l’idéologie du Bonheur, c’est le factice du studio de cinéma. C’est pour cela que le pavillon doit être explicitement factice car c’est un décor de fiction. 4 Les américains étant les inventeurs de la ville suburbaine, ils ont baptisé Suburbia ce concept de ville du XXème siècle. 5 A titre de comparaison, on pourrait dire que la vérité de ce qu’est une maison au milieu du XXème siècle, c’est, dans le paradigme d’une société industrielle, ce que Le Corbusier définissait comme une « machine à habiter ». La limite de cette inclination au factice : c’est qu’on finit par avoir des doutes quant à l’ensemble de notre environnement. Dans le film The Truman Show6 on retrouve un fantasme de la paranoïa américaine que Slavoj Zizek7 décrit ainsi : « …celui d’un individu habitant une petite ville idyllique de Californie, un paradis consumériste, qui commence à avoir des soupçons sur la réalité du monde dans lequel il vit ; il le suspecte de plus en plus de se réduire à un spectacle mis en scène dans l’unique but de le convaincre qu’il vit dans le monde réel, alors que tous les gens autour de lui ne sont en fait que les acteurs ou les figurants d’un gigantesque spectacle (…) . Le Truman show témoigne du fait que le paradis californien de la consommation au temps du capitalisme avancé n’est, d’une certaine manière, dans son hyper réalité même, qu’irréel, privé de substance et d’inertie matérielle. » Le doute ne concerne pas le décor car nous ne sommes pas dupe mais bien les raisons profondes de cette facticité généralisée. Comme Truman, nous nous demandons si l’on peut sortir du décor ? S’il y a un vrai monde audelà du décor ? Et, s’il existe, à quoi ressemble-t-il ? Le problème c’est que The Truman Show, n’a pas été tourné dans un décor mais à Seaside en Floride. Cette ville, si convaincante en décor de reality show, non seulement existe réellement mais est de plus une référence du « Nouvel Urbanisme » une école de pensée urbaine américaine. Le discours théorique soutenu par cette école propose de transformer Suburbia en une ville plus communautaire où l’on peut se déplacer à pied. Si les recherches de cette école proposent des stratégies intéressantes, son modèle esthétique n’est pas la maison de campagne mais sa cousine : la maison Victorienne du XIXème siècle… Le problème de l’environnement factice demeure. Dans le suburbain, la toponymie célèbre ce qu’on est venu y chercher : les fleurs, les arbres, les animaux, les montagnes. Comme dans les villes, on nomme en fait les lieux par des noms se référant à des défunts : il ne s’agit pas de personnages célèbres mais de ce qui existait avant que la ville suburbaine ne se développe. La différence réside dans le fait que l’on se renvoie dans les villes à une histoire culturelle alors que dans le suburbain on rend hommage à des objets que l’on est venu consommer et détruire…). Finalement, l’authenticité n’est jamais atteinte puisqu’elle disparaît lorsque la vie fantasmée se construit. Ceux qui pensaient quitter l’artificialité de la ville, ne font que la transposer pour l’emmener avec eux. Et l’artificialité qu’ils apportent fait dire à James Howard Kunstler8 : « Si un lotissement est appelé La clairière des écureuils, cela veut dire que les écureuils ont été exterminés (…). Et ceux qui vivent dans Suburbia trouvent cela ridicule, ce qui montre la profonde conscience de son échec. Suburbia n’a pas tenu ses promesses. Ce n’est pas une vraie vie à la campagne, c’est une sorte de caricature de la vie campagnarde. » 2.2 Si l’authenticité campagnarde est impossible à trouver dans le suburbain, il reste possible d’y créer une artificialité totale de toutes pièces : une utopie, par exemple celle de la communauté. L’île suburbaine offre les conditions d’autonomie favorables à une telle ambition. Sun City, située dans la banlieue de Phoenix en Arizona, est une ville fière d’afficher une population de plus de 38 000 hab dont la moyenne d’age est de 75 ans. Cette ville réunit les conditions pré-requises : c’est une île entourée par un désert ou le climat est optimum. Il y fait toujours beau et chaud. Les images ci-après montre Sun City vue par satellite. On distingue la trame carrée qui caractérise l’urbanisme américain. On voit également le désert qui encercle quasiment la ville. Les dessins verts en colimaçon sont des parcs irrigués. Le tissu urbain est essentiellement composé de pavillons comme on le perçoit dans la deuxième image. La troisième image est un quartier à l’extérieur de la ville qui explicite parfaitement le fantasme de l’île… dans le désert… Créée vers 1960, Sun City est une ville autogérée par ses habitants. Elle est protégée de l’extérieur par une enceinte et son accès est contrôlé. Les habitants y assurent eux-mêmes leur sécurité, leurs loisirs et même une partie des soins médicaux. C’est une véritable sucess story à l’américaine dont des copies fleurissent à plusieurs 6 Peter Weir, The Truman Show, 1998 Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, traduit par François Théron, Editions Flammarion, 2005 8 The End of Suburbia, documentaire dirigé par Gregory Greene, The Electric Wallpaper Co., 2004 7 endroits du monde. Si le problème des communautés se pose de manière caricaturale avec Sun City, ce n’est pas sur ce terrain que je veux poursuivre la critique, mais au contraire sur la réussite d’un tel projet. Car c’est là l’utopie réalisée, la promesse que fait Suburbia : venir y réaliser son fantasme (aussi pathétique soit-il pour notre société). On va à Sun City pour vivre dans le paradis avant de mourir. Dans cette ville tout est tellement faux qu’elle en devient conforme au fantasme publicitaire du rêve américain. Le décor est total. Le fantasme devient hyper-réel si bien qu’on est projeté dans la fiction. On vit pour de vrai la vie paradisiaque de la publicité. Cette ville n’est pas virtuelle mais bien réelle et c’est cette rencontre réelle qui permet de projeter son existence dans le fantasme dont elle est le décor. L’effet coercitif et aliénant d’un tel environnement artificiel a des effets profonds sur le comportement. Comment ne pas se comporter comme des acteurs dans une telle ville ? Peut-on éviter d’y jouer le scénario publicitaire qui y est lié ? Se conformer à ce scénario c’est participer à rendre réel ce paradis. L’utopie d’un monde inventé, c’est construire son environnement puis se conformer au projet social qui y est associé, c’est vivre pleinement le fantasme, le répéter et en jouir. On en revient aux jeux de télé réalité dont on a parlé plus haut. Le décor est faux et la situation est fausse. On a posé de toutes pièces une situation dans laquelle on va jeter des cobayes. C’est cela que l’on s’attend à voir à la télé. On veut découvrir comment des gens « comme nous » réagissent dans une telle expérience sociale de laboratoire. On analyse et on commente leurs comportements. Mais on oublie que chacun des participants a été choisi pour jouer un rôle préalablement écrit par la production. Mais tout cela n’est pas faux, ce n’est pas une fiction de réalité comme certains critiques on voulu les appeler. C’est de la Réality pur jus ! En vrai, c’est bien notre comportement réel qui dans un univers factice se conforme au scénario écrit par l’idéologie dominante. Le reality show c’est la vérité sur notre comportement conformiste et conditionné. Il ne s’agit pas de jeter des personnes normales dans un environnement expérimental pour voir comment ils réagissent mais de voir que le comportement de comédien est notre réalité. A Sun City, les vieux jouent le rôle de gens qui, ayant trouvé une source de jouvence consumériste, peuvent en toute franchise faire semblant d’être jeunes. Leur environnement leur en donne le pouvoir et le droit. Accéder à l’île et fuir la ville est un premier fantasme. Mais ceux qui pensent trouver une Nature perdue ou une vie plus authentique finissent par se confronter à la facticité d’un environnement artificiel. Dès lors, pour échapper aux doutes et à la déception, plusieurs possibilités sont envisageables. Tout d’abord, on peut refouler cette rencontre manquée et nier que l’environnement suburbain est factice, mais cela revient à essayer de jeter un boomerang pour s’en débarrasser ! Ou bien, il est possible de se conformer au décor et de jouer le jeu du faux semblant, mais se prendre pour son personnage est un jeu dangereux pour un comédien ! Enfin, on peut traverser le fantasme, c'est-à-dire assumer le manque de symbolique dans la réalité suburbaine et entretenir une relation intime au réel du fantasme. En d’autres termes, assumer qu’on va à Sun City pour jouer un rôle, en l’occurrence celui d’un citoyen en cure de jouvence au paradis de la consommation, c'est-à-dire faire de son personnage une création et accepter que le comédien puisse en être affecté. 3) L’Ailleurs revient toujours 3.1 Après avoir étudié l’île, intéressons nous maintenant à ce qui l’entoure. On a parlé de campagne et de Nature mais le suburbain c’est avant tout les grands espaces. C’est ce qu’on peut, de manière générique, appeler l’Ailleurs. C’est une étendue considérée comme infinie. C’est n’importe où… C’est là bas… C’est du vide sans fond… C’est l’espace de la fuite... Un genre cinématographique exemplifie très bien cette idée d’Ailleurs : le road movie. Pierrot le fou de Jean Luc Godard en 1965 dépeint la fuite d’un couple poursuivit par la police. Ferdinand plaque sa vie de famille et de présentateur de télé qui le déprime pour fuir avec Marianne, sa baby sitter, vers le sud de la France. Les flics qui poursuivent le couple représentent la pression qu’exerce la culture Américaine sur la vie française. Les scènes s’enchaînent à la vitesse des voitures qui les conduisent vers le sud. Ces scènes sont autant de critiques des clichés de la tradition française, de la nouvelle culture venue des états unis et des questionnements face à un monde qui change. Mais après avoir volé une voiture, s’être battu avec des criminels, avoir été poursuivi par la police, avoir disserté sur la politique, s’être ennuyé sur une plage et avoir commis un hold-up, Ferdinand se suicide car il n’a pas trouvé l’Ailleurs qu’il cherchait. Cette vie de films américains à la Bonnie and Clyde, si elle parait plus intense, n’a pas comblé le manque existentiel dont souffrait Ferdinand. C’est la déception face au rêve américain, face aux mythes portés par les grands espaces de Suburbia. Deux films plus contemporains, Brown Bunny et Gerry reprennent l’idée d’une quête éperdue et existentielle vers l’Ailleurs. Dans Brown Bunny (2003) de Vincent Gallo, c’est un pilote de moto, Bud Clay, qui erre avec sa camionnette à travers les Etats-Unis. Il recherche (ou fuit ?) la seule femme qu’il n’ait jamais aimée. Bud file sur des autoroutes infinies qui traversent le désert. Il sort parfois sa moto de la camionnette pour tenter une pointe de vitesse dans le désert comme pour essayer de fusionner avec lui et d’y disparaître. Il rencontre plusieurs femmes qu’il séduit et quitte. Il voudrait que le vide lui fasse oublier sa douleur, mais l’Ailleurs salvateur qu’il voudrait atteindre n’existe pas. Dans Gerry de Gus Van Sant, deux potes (Gerry et Gerry) roulent dans une vieille Mercedes. Arrivés à destination, ils s’arrêtent dans un paysage désertique. Ils veulent vraisemblablement contempler un paysage depuis un lieu précis. Ils rencontrent d’ailleurs d’autres randonneurs sur le chemin qui les conduit au point de vue. Mais le jour commence à décliner et les deux amis ne savent plus bien où ils sont. Ils marchent dans différentes directions mais ne trouvent aucun signe d’artificialité qui les raccrocherait à la civilisation. La nuit tombe et l’angoisse commence à naître chez les personnages comme chez les spectateurs. Tellement adapté à la vie aménagée, comment réagit-on perdu dans le désert ? Sans téléphone, sans carte, sans eau, sans nourriture, sans aucune connaissance de la Nature… Voulant contempler l’Ailleurs et la Nature depuis un point de vue aménagé pour les touristes, les deux jeunes se sont retrouvés pris au piège. 3.2 Après la fiction, revenons à la vie quotidienne. Dans la conception générale de l’Ailleurs suburbain, le nimbysme est une expression du refoulement. Le nimbysme, c’est cette attitude qui consiste à admettre que s’il doit y avoir des installations nuisibles dans le suburbain, elles ne doivent pas êtres implantées dans « mon jardin ». Nimby est la contraction de l’expression anglaise : not in my back yard. Cette attitude est totalement généralisée dans l’univers suburbain : puisqu’on a fuit la ville moderne et industrielle, ce n’est pas pour la retrouver dans son jardin. Si bien que les industries lourdes, les centrales électriques, les usines d’incinération, les décharges, les prisons, les laboratoires… toutes ces sources de risques doivent être installées Ailleurs ! Mais ce n’est pas parce qu’elle ne sont pas dans notre jardin que ces nuisances ont disparu. Bien au contraire, c’est lorsqu’on élude un problème qu’il devient de plus en plus dangereux. C’est le principe du refoulement. C’est ce qui est caché qui crée des dégâts. Et même si la métaphore est fortuite, le ressac ramène sur la plage de l’île ce que l’on a jeté à la mer. Si bien qu’aujourd’hui, la panique guette la ville suburbaine qui craint la catastrophe écologique et économique. Dans le documentaire, The End of Suburbia9, la question de la fin du pétrole bon marché se pose comme le déclencheur de la chute de l’empire suburbain. L’hypothèse est que la théorie du pic d’exploitation du pétrole prévoit une chute radicale de la capacité d’extraction après qu’une quantité seuil ait été puisée. Cette théorie a été prouvée dans les années 70 puisqu’on avait prédit à l’année près que le pic des ressources américaines serait atteint. Le documentaire développe l’ensemble des répercussions inattendues qu’aura cette pénurie sur Suburbia. Cette forme de ville est un projet de civilisation basée sur une consommation toujours plus importante. Elle court à sa propre perte. En effet le problème ne sera pas seulement le déplacement en voiture des particuliers mais c’est tout le système de production qui sera atteint. Et cela est dû à l’infrastructure étalée de Suburbia. Par exemple, comment faire rouler des camions remplis de produits dont le prix sera à 80% celui du transport. Tout de suite se pose le problème de la distribution de la nourriture et des produits de première nécessité. Les banlieues éloignées vont se transformer en villes fantômes. Ses habitants ne pourront plus y soutenir le prix de la consommation courante si bien qu’ils devront quitter leur maison dont la valeur aura, d’ailleurs, complètement chutée. Ces fantasmes catastrophiques ne s’appliquent pas qu’à la menace écologique mais également à la menace sociale. A force de fuir l’autre, de l’envoyer Ailleurs, il devient un fantasme terrifiant. Ainsi quand je demandais à un chinois pourquoi les condominiums était si sérieusement gardés, il me répondit qu’avant les gens se connaissait mais maintenant avec la révolution capitaliste : « on ne connaît plus ses voisins… ». Le repli communautaire par classe économique et éthique crée des contrastes sociaux explosifs si bien que les lotissements se barricadent et se protègent… Si l’on ajoute la crise du pétrole à la crise sociale, Suburbia va devenir le terrain de jeu de Mad Max. Ces questionnements sont au centre du livre de Mike Davis, Au-delà de Blade Runner – Los Angeles et l’imagination du désastre10. Il décrit la ville de Los Angeles, capitale mondiale de Suburbia, comme une ville où la destruction de la mixité sociale a déclenché une « guerre sociale de faible intensité » permanente. Elle oppose les gangs des diverses ethnies ainsi que la police et les milices de citoyens. 9 The End of Suburbia, documentaire dirigé par Gregory Greene, The Electric Wallpaper Co., 2004 Mike Davis, Au-delà de Blade Runner Los Angeles et l’imaginaire du désastre, Chapitre 7 du livre The ecology of fear, traduction par Arnaud Pouillot, Editions Allia, 2006 10 3.3 Revenons à la fiction, pour ressentir comment la folie pèse sur le suburbain et en est un constituant récurrent. J’ai déjà abordé précédemment la paranoïa qui se développe vis-à-vis de l’environnement artificiel au travers de l’exemple de la série Lost. Mais cette paranoïa est aussi sociale. Si la ville est considérée comme aliénante à cause promiscuité sociale, dans le suburbain on souffre de la solitude et de la tyrannie de l’intimité (Richard Sennett) mais aussi des exigences de l’artificialité. C’est en partie sur ces problèmes que fonctionne la série Desperate Housewives11. Wisteria Lane est un lieu paisible quelque part dans Suburbia. Un archipel de pavillons où les habitants semblent mener une vie heureuse, mais tout ceci n’est qu’une apparence ! Mary Alice vit dans ce quartier, et découvre à quel point elle déteste sa vie. Elle décide de mettre fin à ses jours. C’est à partir de son point de vue, que nous découvrons son voisinage. Et notamment ses voisines : Bree, Gabrielle, Lynette, Susan et Eddie. Dans l’intimité de chacune, le bonheur n’est pas toujours au rendez-vous et peu à peu, les secrets remontent inévitablement à la surface, faisant voler en éclats des apparences fragiles. Cette série est révélatrice de la fantasmagorie suburbaine. Elle affiche ouvertement que Suburbia est un lieu où plane le doute, la désillusion, la suspicion et la déception, c’est pourquoi nos femmes au foyer sont désespérées et que c’est une suicidée qui ouvre et conclut tous les épisodes en voix off. Le succès mondial de la série confirme que les auteurs ont touché un point sensible. Le plus révélateur, c’est que la trame de suspense ne repose pas sur les histoires de cœur mais aussi, en bonne partie, sur l’angoisse. La série recèle de psychopathes qui se cachent dans les apparences du décor. La série est considérée comme une comédie mais c’est le besoin de se faire peur qui tient de manière sous jacente le spectateur dans son fauteuil. En deux saisons, soit 48 épisodes, on découvre une quantité absurde de meurtres. Mary Alice a en fait tué la mère naturelle de son fils et son mari a du la découper pour la mettre dans une caisse qu’il a dissimulée sous la piscine. La voisine, qui a découvert le meurtre, sera également assassinée quelques années plus tard par le dit mari. Le fils de Bree renverse la belle mère de Gabrielle qui plonge dans le coma et meurt. Bree doit dissimuler l’accident. Le mari de Bree, adepte de plaisirs masochistes, est petit à petit empoisonné par son pharmacien qui convoite sa femme. Le pharmacien tente également de tuer psychothérapeute de Bree. Débarque alors dans la série une nouvelle famille dont la mère garde enfermé un de ses fils attardé mental qui a commis un meurtre et est recherché par la police. La sœur de la voisine de Mary Alice qui s’est installée dans le lotissement découvre comment sa sœur a été assassinée et monte alors un stratagème pour faire arrêter le mari de Mary Alice : elle fait croire à la police qu’elle est morte, se coupe deux doigts qu’elle cache dans le coffre de la voiture de son voisin. Etc. Tout ce tissu d’épouvante ne fait quasiment pas partie de la description de la série dans les magazines télé et n’est pas non plus présent dans les commentaires des spectateurs. Il n’est pas non plus traité sur le ton de la dérision mais de manière sérieuse et presque logique, comme si ces comportements de psychopathes étaient habituels. Cette ambiance d’angoisse reste toujours secondaire comme la part cachée de la vie quotidienne dans Suburbia. Elle révèle la nécessité de se faire peur alors que le bonheur matériel est omniprésent à Wisteria Lane. Excursus : Les deux visages d’un même fantasme Assumer le fantasme, se rapprocher du réel du fantasme, voilà le mot d’ordre du suburbain. C’est cet objectif idéologique qu’exaltent les deux propriétés suburbaines suivantes. La première située en Californie est nommée Neverland, la seconde est installée en France et s’appelle La demeure du Chaos. Ces deux univers reprennent les figures que nous avons précédemment dégagées. Neverland est perdue dans des collines au sud-est de Los Angeles et La Demeure du Chaos occupe un pâté de maison dans un village de la banlieue Lyonnaise. Les deux propriétés ont été créées suivant les désirs et 11 Desperate Housewives, série crée par Marc Cherry et Charles Pratt, ABC, 2004 fantasmes de personnages aptes à traverser leurs fantasmes. L’un est une pop star, l’autre un magnat de l’art contemporain. Nerverland est un domaine conquis sur des terres sauvages, un ranch qui regroupe un parc d’attraction, un parc zoologique et une collection de pavillons tous aussi factices les uns que les autres. Neverland est le pays imaginaire de Peter Pan, c’est une île à laquelle il accède à travers ses rêves. C’est une métaphore de l’enfance, un fantasme régressif pour un adulte. L’île est en communion avec la nature, on y trouve une forêt, une lagune et une faune exceptionnelle. De même, le Nerverland réel possède un lac, un parc composé, un superbe arbre entretenu par une armée de jardiniers et des animaux comme des félins et des singes. La vie de l’île est intimement liée à celle de Peter Pan comme Neverland l’est à son propriétaire qui réaménage régulièrement le parc. Si dans l’île de Peter Pan le temps est suspendu, à Neverland se trouve un grand massif de fleur en forme de grande horloge que peut arrêter le propriétaire. Ce dernier lutte également contre le temps grâce à la chirurgie. A Neverland on retrouve également une serre symptomatique qui est en fait une bulle aseptisée dans laquelle le propriétaire passe ses nuits et une grande partie de son temps. Mais à force de vivre si près de son fantasme, le propriétaire est facilement soupçonnable de s’adonner à des pratiques perverses. Il fut d’ailleurs accusé de pédophilie mais fut acquitté. Capable de créer des univers fantasmagoriques qui firent son succès, le parc suburbain de Mickael Jackson représente la réel-isation du fantasme fondateur du suburbain comme il est véhiculé par la culture idéologique dominante. La demeure du Chaos, est une propriété entourée de murs de pierres. Elle est l’archétype du rêve bourgeois français : une maison ancienne en pierre de taille entourée d’un grand jardin arboré situé au cœur d’un village traditionnel « typique ». Mais son propriétaire a petit à petit transformé sa demeure en faisant intervenir divers artistes qu’ils l’ont transformée en chaos. Mais qu’est ce que ce chaos ? C’est la prophétie de Suburbia réel-isée. La demeure du Chaos est une ode à l’idéologie du pétrole et de la guerre qui l’accompagne. Dans la cour de la maison, on retrouve : un avion et un hélicoptère écrasés, une rampe de raffinerie, des portraits de terroristes et de leurs rivaux américains, des systèmes de surveillance, des barrières, des cratères, des voitures de sport calcinées, soit tous les fantasmes catastrophistes liés à la civilisation suburbaine permettant d’exprimer le revers du fantasme paradisiaque publicitaire. La demeure touche au vrai et déchaîne les passions, les villageois veulent la faire démolir. La propriété voisine s’est, elle, transformée en maison du bonheur en se parant de sculptures arc en ciel, statues religieuses et autres cœurs rougeoyants. Si la demeure du chaos est effectivement terrifiante par la vérité du fantasme qu’elle exprime, celle du bonheur reste aussi ridicule qu’une image de promoteur. L’intérêt de la maison du bonheur est qu’elle exprime avec dérision une anti-thèse à la demeure du chaos. En se caricaturant sans talent, elle montre toute la vacuité du fantasme qu’elle cherche à représenter : elle ne peut rien révéler puisque ce qu’elle exprime déjà, en tant qu’avatar trivial du pavillon, est un décor et un fantasme sans profondeur. En singeant ce qu’est une « maison du bonheur », elle se critique elle-même en lieu et place de ce dont elle croyait se moquer. La demeure du chaos dévoile donc à la fois en elle-même et en ce qu’elle suscite autour d’elle une critique acerbe de civilisation suburbaine. Les images qui suivent montrent la maison avant et après transformation. Plus de 2000 interventions artistiques ont envahit la demeure et la transformation se poursuit tant que les opposants, gardien du fantasme publicitaire suburbain, n’auront pas obtenu la démolition. Neverland et la demeure du chaos explicitent les deux visages du même fantasme d’une civilisation suburbaine qui cherche à rendre réels tous ses rêves grâce à la fabrication d’environnements artificiels. Conclusion D’abord partis à la rencontre de la campagne pour y célébrer des retrouvailles avec la Nature, nous n’avons pu nous empêcher d’emmener avec nous le confort de la ville. Ainsi s’est développée la plus grande construction artificielle que l’humanité ait connue : la ville étendue à l’échelle de la campagne. Nous avons construit dans l’étendue vierge de la Nature une myriade d’enclaves, constituant autant de postes avancés de l’environnement artificiel produit en ville. C’est ainsi que se dégage la structure première du fantasme suburbain : l’île dans la Nature. Après avoir mis en avant la structure insulaire qui préside à la formation de l’environnement suburbain, j’ai montré comment ce qui appartient au territoire de l’île est transformé en décor et ce qui est au-delà de ses frontières est refoulé. La confrontation avec l’authenticité est une rencontre manquée. La production d’un environnement artificiel a pour ambition de rendre réel le fantasme. Cette opération esthétique a deux effets : premièrement, elle rend l’environnement irréel et deuxièmement, elle induit un comportement de simulation. On fait de l’île un plateau de cinéma et on y joue un personnage de fiction. On plonge, à grands coups de décor, dans une fantaisie qui fuit la confrontation à la « dure réalité ». Le suburbain se développe sur la promesse de trouver « la maison de ses rêves ». Si la ville classique est un décor de représentation de l’ordre social, le suburbain est celui du fantasme pourvoyeur de bonheur. Il nous faut admettre que l’artificialité nous fascine par sa facticité même. C’est l’émerveillement du semblant, le plaisir qu’on éprouve devant un personnage en cire. Le faux est plus excitant que le vrai, il ne déçoit pas. Puisqu’il est une simulation de la rencontre, le factice laisse l’imaginaire prendre le pouvoir sur le réel. L’artifice renforce la consistance du fantasme car il augmente sa charge imaginaire. Mais en retour, il contribue à rendre la rencontre impossible et augmente le sentiment de la déception. Le doute s’installe quand on se demande si l’on est encore capable de distinguer le faux du vrai. Dans l’environnement artificiel que nous avons développé, le jeu de rôle auquel nous participons n’est pas vraiment crédible : on a créé le suburbain pour réaliser un rêve et si nous n’avons pas trouvé sa réalité, nous nous sommes efforcés de nous conformer au fantasme pour le rendre réel. Mais le rêve réel-isé vient à semer le doute dans notre relation au monde. Dans ce jeu de fiction où nous nous sommes volontairement emprisonnés, il nous faut affronter le cœur du fantasme pour construire une fiction plus crédible et plus troublante. Après avoir exploré l’île, je me suis intéressé à ce qui l’entoure : la Nature et l’altérité. Par delà la frontière de l’île se trouve tout ce que l’on considère comme étant Ailleurs. Mais à force de le refouler, l’Ailleurs revient et parsème notre imagination de catastrophes écologiques et de peurs de l’autre. J’ai montré comment l’angoisse est une composante fondamentale (et refoulée) de la suburbanité. L’Autre que l’on a fuit en quittant la ville vient donc se rappeler à nous dans le suburbain. Parallèlement, mais dans un mouvement inverse, la Nature que l’on était venue chercher se dérobe, menacée par cette quête même. Le refoulé et l’Ailleurs reviennent alors sous forme de cauchemar.