LA SOUMISSION D` ABD - EL

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LA SOUMISSION D` ABD - EL
LA SOUMISSION D’ ABD - EL - KRIM
Le 27 Mai 1926, la séance
d'ouverture de la session parlementaire fut marquée par un coup
de théâtre inattendu. Le chef du
Gouvernement donna lecture d'un
télégramme que rendait inutiles
beaucoup de discours déjà préparés, et le débarrassait de graves
soucis. Abd-el-Krim, notre adversaire, venait de se soumettre au
Général Ibos et au Colonel Corap,
après leur avoir livré les quelque
200 prisonniers espagnols et français qu'il détenait encore. Or, naguère, du 9 Avril au 8 Mai, il traitait
d'égal à égal avec l'Espagne et la
France réunies, il avait délibérément rompu par son intransigeance les négociations relatives
à un projet de règlement pacifique du conflit. Cependant, moins
de trois semaines après en avoir
de nouveau appelé aux armes, il
s'avouait vaincu et se résignait à
subir un sort plus rigoureux que
celui qu'il avait dédaigneusement
refusé. Et rien n'avait fait pressentir au public ce rapide dénouement. Les correspondants de
presse eux-mêmes, qui télégraphiaient chaque jour à leurs journaux les péripéties des opérations, n'en avaient pas deviné
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l'imminence. Ils avaient cru choisir le meilleur poste d'observation
à la liaison des troupes espagnoles et françaises, en face du
Djebel Hamman. Quand ils eurent
connaissance de ce qui s'était
passé dans la plaine de Targuist,
ils accoururent aux nouvelles,
mais trop tard : l'instant des clichés et des reportages sensationnels était déjà révolu.
Un
bref
exposé des
événements qui l'ont précédé est
nécessaire pour faire comprendre
cet épisode intéressant de notre
histoire nord-africaine. Dans les
premiers mois de 1925, l'inquiétude
était grande à Rabat. Après avoir
refoulé dans quelques garnisons de
la côte les troupes de la zone espagnole, Abd-el-Krim s'était retourné
contre la zone française du Maroc.
II espérait se substituer, au Sultan et
supprimer le protectorat étranger, ou
tout au moins constituer, entre la
Méditerranée, l'Océan, l'Ouergha et
la trouée de Taza un état indépendant dont il serait, selon les nécessités de sa diplomatie, le Président
de République, l'émir ou le sultan.
La ligne des postes, qui couvraient
la frontière du Riff avait cédé en
maints endroits, malgré l'héroïsme
de ses défenseurs, dont beaucoup
ne voulurent pas survivre à leur défaite.
L'activité, la bravoure des troupes
mobiles avaient pu contenir les assaillants et les arrêter sur la route
de Fez et de Taza, mais le danger
d'une nouvelle offensive n était pas
conjuré. Le Maréchal Lyautey et le
Maréchal Pétain établirent un plan
de campagne où la concordance et
la convergence des efforts étaient
substituées aux actes fragmentaires
des colonnes de pacification, de
ronde et de police qui, depuis 15
ans, agrandissaient, protégeaient
ou sillonnaient "le Maroc utile"; ils
obtinrent pour l'exécuter l'envoi d'un
corps expéditionnaire de six divisions homogènes, et surtout la collaboration effective des forces espagnoles que Primo de Rivera et
Alphonse XIII accordèrent largement.
Le maréchal Pétain en coordonna sur place les premières opérations, conduites en zone française
par le Général Naulin.
1
Contrariées au début par certaines divergences, trop tôt interrompues par un hiver prématuré, elles
mirent les alliés en possession
d'avantageuses bases de départ
pour la campagne suivante. Pendant l'accalmie de l'hiver, la prévoyance et la méthode dans l'organisation des arrières, dans le
ravitaillement et le bien-être des
troupes, dans les préparatifs qui
réduisaient au minimum la part du
hasard sur les champs de bataille,
et que caractérisèrent sur le front
français « la manière de Pétain »
eurent encore au Maroc leurs effets bienfaisants. Les services de
renseignements ou affaires indigènes, se procurèrent en outre des
intelligences chez l'adversaire et
recueillirent des informations, complétées par des cartes dont une
aviation diligente fournit les éléments essentiels.
Abd-el-Krim n'était pas resté
inactif. La prise d'Adjdir, sa capitale, par Sanjurjo, le 2 Octobre
1925, l'offensive française qui
avait définitivement dégagé Taza
et la Moulouya et reconquis au
long de la bordure-méridionale du
Riff la plupart des territoires perdus, semblaient marquer l'arrêt de
sa fortune grandissante depuis
cinq ans et en présager le déclin.
Il avait ranimé, en pratiquant quelques saisies d'otages, l'esprit
guerrier des tribus, affaibli par les
déboires de la campagne d'été; il
avait mobilisé ses amis et protecteurs d'Europe et des Etats-Unis
d'Amérique, qui multipliaient les
intrigues et les appels de l'opinion
publique des deux mondes en faveur du "président de la république riffaine"; il avait accueilli de
nombreux émissaires et aventuriers qui, escomptant sa victoire finale, accouraient pour le conseiller
dans la lutte décisive qu'il allait
soutenir. Il ne manquait pas de
moyens financiers et de matériel
de guerre, car l'énorme butin ramassé dans les deux zones avait
garni ses coffres et ses arsenaux.
Ce fut donc en adversaire
confiant dans sa puissance qu'il
accepta de se faire représenter à
la conférence d'Oudjda où l'influence de ses amis avait déterminé l'Espagne et la France à lui
proposer une dernière tentative
d'accommodement. Mais ses pré-
tentions étaient inadmissibles; du 9
Avril au 8 Mai 1926 les négociateurs franco-espagnols les discutèrent en vain; seule la force devait
trancher le différend.
Des deux
côtés, l'armistice avait été mis à profit(1). Abd-elKrim faisait fortifier les massifs qui
protégeaient le Rlff et il intensifiait
en Europe et en Amérique la propagande en sa faveur; cette propagande lui attribuait notamment
80.000 guerriers bien armés et
bien commandés, qui sauraient
faire payer bien cher et lasser en
fin de compte l'invasion de leurs
montagnes. Chez les espagnols,
Primo de Rivera augmentait les
troupes de Sanjurjo, qui en affecta
la majeure partie au corps Castro
Girona, destiné à la coopération
directe avec les forces françaises.
Chez nous, le maréchal Pétain qui
contrôlait de Paris l'ensemble des
opérations, a donné au général
Boichut, successeur du général
Naulin, le commandement du
corps expéditionnaire. Celui-ci est
partagé en deux corps d'armée :
celui de droite, dît de Taza, (Marty)
comprend trois divisions, et celui
de gauche, dit de Fez (Dufieux)
est composé de deux divisions et
d'un groupement. Pendant l'accalmie de l'hiver, nos troupes ont été,
soit réunies dans de vastes
camps, soit disposées sur leur
base de départ; celles-ci sont couvertes à distance par les partisans.
Pendant les négociations d'Oudjda, le général Boichut a fait prolonger jusqu'à Boured la route du Nador, dont le maréchal Pétain avait
ordonné la construction. Cette section, longue de 42 kilomètres, praticable aux camions automobiles
malgré son profil accidenté par le
franchissement de trois cols élevés de 200 à 400 mètres au dessus des vallées qu'elle traversait,
fut exécutée en six semaines par
la division marocaine. Elle rendit
d'énormes services pour le ravitaillement, et fut un des principaux facteurs du succès des opérations.
Le plan de campagne était simple. Tandis que le général Dufieux
contiendrait les riffains dans le
secteur de l'Ouergha, le corps
Marty et le corps Castro Girona
effectueraient une manœuvre
d'aile qui leur donnerait la possession du Djebel Hamman et refoulerait Abd-el-Krim au delà de l'OuedGhis, où la révolte ou la défection
des tribus lassées par cinq ans de
guerre et découragées par la victorieuse offensive des alliés, le réduirait définitivement à 1 impuissance. La supériorité des effectifs
et des moyens matériels autorisaient à escompter ce résultat
dans un délai plus ou moins prochain.
Dès la reprise des Hostilités, le 9
Mai 1926, il sembla cependant
que la campagne serait longue et
meurtrière, car les réguliers d'Abdel-Krim et les guerriers de ses tribus se défendaient âprement. Un
froid tardif qui atteignit -10° dans
les bivouacs et fut suivi d'un brusque dégel à la fin de l'armistice,
gêna quelque peu la prise de
contact. Elle s'exécuta cependant
selon le programme, avec méthode et régularité.
Le Général Castro Girona avait
fractionné son corps d'armée en
deux groupements, disposant de
puissantes réserves : celui du Kert
(Carasco-Pontes), en liaison avec
la droite du corps Marty (l re division), celui d'Adjdir (Dolla-Castillo)
qui devait opérer simultanément
entre l'Oued Ghis Et l'Oued Nkor
et prendre à revers le Djebel
Hamman. Du 9 au 15 Mai, la lre
Division (Dosse) et le groupement
du Kert franchissent l'Oued Kert
et s'alignent sur l'Oued Nkor pour
se préparer à l'attaque du Djebel
Hamman ; le groupement d'Adjdir,
s'étend entre les vallées supérieures de l'Oued Ghis et de l'Oued
Nkor et s'empare le 15 de Temassint, où Abd-el-Krim avait transporté sa capitale depuis la perte
d'Adjdir. Le corps Dufîeux ramène
de la dissidence les tribus jusqu'à
la bordure méridionale du Riff. Le
11, au centre du corps Marty, la
brigade Kieffer, de la division marocaine (Ibos), attaque le Djebel
Izkritène pour couvrir la progression de la division Dosse qui abordait le Djebel Hamman en liaison
avec le groupe Carasco. L'enlèvement de l'Izkntène par une charge
endiablée des partisans Gueznaïa
du caïd Medboh et des goumiers
du capitaine Schmidt, soutenus
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(1) Voir : la victoire franco-espagnole dans le Riff, par le lieutenant-colonel Laure.
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par le régiment de marche de la
légion étrangère du lieutenantcolonel Gémeau fut un des beaux
faits d'armes de la guerre au Maroc. Il fallut ensuite trois jours
d'escarmouches sanglantes aux
légionnaires pour chasser des
fourrés du massif les combattants
Aït-Ikhouanen des villages voisins
et les renforts de réguliers BeniOuriaghel qu'Abd-el-Krim leur
avait envoyés. Les conséquences
de cet exploit dépassèrent toutes
les prévisions.
Tandis que la division Vernois
abordait le Djebel Roukdi qui devait être le pivot de la manœuvre
générale, la division Dosse s'élevait sur le Djebel Hamman, de
concert avec le groupement Carasco. La division marocaine eut
alors pour mission de s'emparer
du Djebel Bou Zineb, bastion méridional du Djebel Hamman, dont
la possession assurerait la continuité de front au corps Marty. Des
renseignements concordants signalaient la difficulté de l'entreprise. L'adversaire disposait de
canons et de mitrailleuses ; il
avait multiplié les abris de bombardements, les tranchées, dont
la plupart étaient visibles à l'observation directe ou sur les photos d'avions. On évaluait à 2.000
guerriers au moins les défenseurs du massif, et à plus de
3.000 le nombre des combattants
des tribus voisines prêts à les
renforcer au premier signal. Mais
le commandant de la division
pouvait aisément faciliter avec
une puissante artillerie d'ensemble les mouvements de ses troupes, et divers indices lui faisaient
d'ailleurs croire que l'affaire serait
liquidée à peu de frais,
On savait que, selon leur coutume, les guerriers riffains allaient
passer la nuit dans les villages du
massif, en laissant seulement
quelques guetteurs sur les positions. Ils se confiaient à la difficulté du terrain, à peu près impraticable dans l'obscurité, plus encore qu'à la vigilance de leurs
sentinelles. Les villages étaient
bien défilés contre les vues et les
coups; les guerriers y faisaient
ripaille, s'endormaient tard, et le
soleil était déjà haut sur l'horizon
quand ils revenaient prendre leurs
postes de combat. Or, pendant
chacune des trois nuits qui précédèrent l'attaque, les explosions
d'une cinquantaine d'obus de 155,
amplifiées par les échos des gorges et des rochers, si elles
n'avaient pas fait de dégâts matériels, avaient singulièrement ébranlé les nerfs des femmes, des enfants et des vieillards dans les localités où les guerriers se divertissaient. Il suffisait donc d'exploiter à
propos le découragement des
"civils" et la paresse matinale des
combattants.
Le colonel Corap(1), commandant la
brigade indigène, dite 8e brigade,
(64e R.T.M. et 14e R.T.A.) de la division marocaine, était naturellement
désigné pour accomplir à son tour,
sur le Djebel Bou Zïneb, un fait
d'armes analogue à celui de la brigade européenne du colonel Kieffer
sur le Djebel Izkntène. Les circonstances le servirent encore mieux.
Le 18 au soir, dès le crépuscule, il
avait mis en marche sa colonne de
droite (64e R.T.M.) et groupe Mourret (2 batteries 65 M.), commandée
par le lieutenant-colonel Argence(2),
pour profiter de la faible clarté au
premier quartier de la lune, et lui
faire atteindre une avantageuse
base de départ où la précédèrent
goumiers et partisans plus mobiles.
A peine arrivés, le capitaine
Schmidt et le caïd Medboh se trouvèrent au contact des guetteurs AïtIerouschen, embusqués dans un
chaos de rochers. La conversation
s'engage, et les guetteurs conviennent qu'ils ne seront pas les plus
forts. "Donc, soumettez-vous et
marchez avec nous. - Nous le voudrions bien, mais il faut consulter la
djemma. - Allez-y, maïs ne vous
attardez pas, car le baroud doit
commencer à l'aube". Ayant obtenu
la promesse qu'on ne profiterait pas
de leur absence pour occuper le
terrain dont ils avaient la garde, ils
vont dans les villages voisins ; la
djemma s'assemble, impressionnée
déjà par les criailleries des femmes
qui, affolées par le vacarme du
bombardement nocturne, ont déclaré qu'elles ne veulent plus vivre
dans cet enfer. Les vieillards les
appuient en évoquant l'immense
harka prête à l'attaque et la défaite
déjà subie par leurs voisins Ikhouanen. La soumission est décidée; à
minuit, les guerriers sont de retour
et amènent le taureau, symbole et
victime de la réconciliation. Le lieutenant-colonel Argence survient à
ce moment; l'agréable surprise
d'une targuiba aux lanternes lui est
réservée, la voie vers le sommet du
Djebel Bou Zineb est libre. A l'aube,
les goumiers de Schmidt et les partisans de Medboh s'élancent, guidés par nos nouveaux alliés et suivis de loin par les fantassins d'Argence. Les guetteurs Ouled Msita
qui gardaient les ouvrages du
sommet sont surpris; ils s'enfuient
vers le nord après une brève résistance où les injures contre les
faux frères A. lérouschen alternent avec les coups de fusil. A
6h30, le drapeau flottait sur le
marabout qui couronne la montagne, les abords étaient largement
dégagés et l'on retrouvait sur la
position un de nos canons 75 M.
enlevé l'an passé par les riffains.
A 1 1 h e u r e s , le lieutenantcolonel Argence avait fait solidement occuper, contre un improbable retour offensif, tous les
passages donnant accès sur la
zone orientale du massif.
Pendant ce temps, la colonne de
gauche (14e R.T.A., groupe Germain: 3 batteries 75 M et 105 M),
commandée par le lieutenantcolonel Giraud(3), s'était mise en
marche et gravissait presque sans
coup férir la zone-occidentale. Les
goumiers de Bournazel et les partisans Marnissa du caïd Amar d'Hamidou qui formaient son avantgarde refoulaient sans peine les
rares guetteurs Beni Amret, déconcertés par l'heure insolite de
l'attaque et par la tournure des
événements chez les lécrouchen.
Quand ses premiers éléments furent parvenus vers 10 heures au
Bab Aouizert, à quelques centaines de mètres du sommet, tout
l'objectif assigné à la division marocaine était conquis. Il n'en coûtait
que quelques partisans tués ou
blessés ; pas un coup de canon
n'avait été tiré, alors que l'on
croyait à l'arrière qu'il y faudrait
consacrer une semaine, en deux
phases marquées par des préparations d'artillerie copieuses et des
combats sanglants.
———–
( l ) Actuellement commandant de la 2e région.
(2) Mort un mois plus tard, noyé en traversant un torrent formé par un orage sur les flancs du Djebel Bou Zineb.
(3) Actuellement membre du Conseil Supérieur de la guerre.
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Il paraissait évident que l'adversaire était démoralisé; il était donc
opportun d'en tirer parti au maximum et de ne pas lui laisser le
temps de se ressaisir. Or, le Djebel
Bou Zineb détachait du Bab Aouizert, vers le sud-ouest, un puissant
contrefort boisé, l'Aghil-Bendo, séparé du massif principal par une
gorge profonde et qui masquait le
pays des Beni Amret. On savait
que les riffains y avaient accumulé
les travaux de défense et dissimulé
quelques canons. Des ordres sont
donnés : la colonne Giraud, qui
s'échelonnait en longueur sur la
croupe constituant son axe primitif
d'attaque, fait face à gauche et se
trouve ainsi placée en ligne devant
son nouvel objectif. La cavalerie
divisionnaire, en flanc garde dans
la vallée de l'Oued Boured pour
maintenir la liaison avec la division
Vernois et empêcher les mouvements ennemis par les fonds, la
protège contre une manœuvre débordante. Les goumiers de Bournazel, les partisans d'Hamidou
descendent dans la gorge, remontent le versant opposé ; quelques
coups de canon les aident à chasser les Beni Amret et leurs alliés,
enfin réveillés, et qui accouraient
trop tard au baroud. L'infanterie
suit avec peine sur un terrain
extraordinairement accidenté. A 11
heures, elle couronne la longue
crête de l'Aghil Bendo et le groupe
d'accompagnement du commandant Germain(1) peut s'y installer
pour appuyer goumiers et partisans descendus dans la plaine et
prendre à revers des groupes
épars sur le Djebel Roukdi, qui gênaient la droite de la division Vernon.
Si j'ai donné quelques détails sur
cette affaire, bien mince en apparence, c'est parce que l'enlèvement de l'Aghil Bendo, rendu si aisé par les particularités de la
conquête du Djebel Bou Zineb,
peut être considéré comme l'une
des deux causes déterminantes
du rapide effondrement d'Abd-elKrim. L'autre est le concours de
circonstances qui fit du colonel
Corap un commandant de brigade
dans la division marocaine. Pendant les dernières semâmes
avant la reprise des hostilités,
deux colonels l'avaient précédé
que la maladie envoya dans les
hôpitaux. On ne trouve sur place,
comme successeur possible, que
le colonel Corap qui faisait alors
partie du service des affaires indigènes et occupait en cette qualité
l'emploi de chef du cercle, de Taza-Nord. II accepta de prendre le
commandement de la brigade disponible, mais à condition de
conserver en même temps la direction du cercle pendant les opérations. Le brigadier put faire
connaître sans retard à son divisionnaire tous les mystères de la
situation politique chez les riffains
dont il avait, comme chef du cercle de Taza-Nord, et grâce à ses
forces supplétives et ses agents de
renseignements, les moyens de
surprendre et de diriger l'évolution. Sans perte de temps dans
un circuit de comptes-rendus ou
de propositions, sans atténuations
à travers les cascades d'appréciations hiérarchiques dans le service des affaires indigènes, les
décisions purent être prises à la
mesure des occasions et la force
de la division marocaine se trouva
toujours prête instantanément à
les rendre sans appel. D'ailleurs,
l'entente confiante et cordiale, qui
avait son origine dans la commission de rédaction du Manuel à
l'usage des troupes employées
outre-mer dont le colonel Ibos
avait été le secrétaire et où le
lieutenant-colonel Corap avait représenté l'Etat-Major de l'Armée,
était complète. Aussi l'exploitation
à outrance des résultats entrevus
sur l'Aghil-Bendo pût-elle être décidée, entreprise et accomplie
avec une promptitude qui fut tout
'd'abord considérée à l'arrière
comme le témoignage des illusions d'une dangereuse témérité.
Le 21 Mai, de grand matin, la visite du massif conquis conduisait
le général Ibos sur l'Aghil-Bendo.
Le développement logique et opportun des opérations se dessina
aussitôt devant lui. Ce n'était plus
à une offensive méthodique et rigide qu'il fallait le demander, mais
à la saisie rapide des ultimes ressources d'Abd-el-Krim. Tout nous
y conviait : sur le plateau largement ondulé qui semblait se prolonger jusqu'au minaret lointain de
Targuist, les villages grouillants
d'enfants et de femmes accueillaient avec aménité les "forces
supplétives" lancées en reconnaissance par le colonel Corap; les
moissonneurs dans les champs,
les troupeaux épars sur les pâturages des collines, confirmaient
les sentiments pacifiques des habitants, exprimés au colonel par
leurs caïds et leurs cheikhs. Sans
doute la rapide conquête du Djebel avait découragé ces guerriers
arrivés trop tard à la bataille, mais
le 14e R.T.A. disséminé sur la longue crête de l'Aghil-Bendo et surtout les 10 canons de 75 M. et de
105 M. du groupe Germain qui
l'appuyaient et qui pouvaient
anéantir sans danger leurs demeures et leurs richesses étalées sous
leurs coups, les incitaient à demander l'aman et à nous offrir de
livrer passage sur leur territoire si
nous voulions aller à Targuist. Certes, nous le voulions, car nous savions qu'Abd-el-Krim y possédait
un riche arsenal, une maison de
commandement, un centre de liaisons et de transmissions dont la
perte achèverait sa ruine, en provoquant la défection de nombreuses tribus. Aussi, les dispositions
préparatoires sont-elles prises aussitôt. Il n'est plus question de maintenir l'occupation du Djebel Bou
Zineb et l'alignement avec les divisions voisines : la brigade Corap
tout entière se réunira sur l'ondulation du Djebel Eddid, qui s'élève
sur le plateau des Béni Amret, à
quelques kilomètres à l'ouest de
l'Aghil Bendo; elle constituera,
avec le groupe Germain (10 canons de 75 M. et de 105 M.) et le
groupe Mourret (8 canons de 65
M.), les escadrons de la cavalerie
divisionnaire du commandant Cristiani, une colonne mobile qu'une
petite étape séparera de Targuist
et à laquelle les forces supplétives
serviront d'avant-garde. Les ordres
sont donnés sur place pour le stationnement articulé de ces importants effectifs qui doivent être tenus prêts à marcher le lendemain
matin. Ensuite, c'est l'Etat-Major de
la division qui s'affaire à Boured : il
faut organiser un centre provisoire
de distributions à Taïnest, près de
la base de départ de la colonne
mobile, pour le ravitaillement des
troupes quand elles auront atteint
Targuist et le faire protéger par un
bataillon de légion ; il faut aussi
que le commandant Pouchot, chef
————
(1) Actuellement commandant la lre Division Coloniale.
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du génie divisionnaire, qui a déjà
supérieurement dirigé les travaux
de route Aknoul-Boured, disperse
les reconnaissances de son personnel, pour l'étude d'une piste
carrossable reliant Boured au centre de distributions. Il faut enfin obtenir la liberté de manœuvre pour
le lendemain.
Après bien des messages et des
entretiens par téléphone, le généra] Marty n'accepte pas de laisser
le général Ibos tenter l'aventure.
Mais deux officiers de l'Etat-Major
du général Boichut viennent par
hasard aux nouvelles, vers le milieu
de l'après-midi. On les conduit aussitôt sur l'Aghil-Bendo, magnifique
observatoire d'où ils voient les bivouacs de la colonne mobile déjà
rassemblés, l'aspect engageant de
sa zone de marche, qui contraste
avec les canonnades lointaines, entendues à droite sur le Djebel Hamman, à gauche sur le Djebel Roukdi. Les explications qu'on leur
donne, l'impression qu'ils éprouvent, fixent leur opinion : "la poire
est mûre, il faut la cueillir". De retour au quartier général de Boured,
ils multiplient à leur tour les appels
téléphoniques et ils finissent par
annoncer joyeusement l'arrivée du
général Boichut pour le lendemain
matin. On n'en demandait pas autant, mais on pensa qu'il n'en résulterait qu'un retard de quelques
heures dans le départ de la colonne mobile et que celle-ci pourrait toujours atteindre son objectif
avant la nuit.
mandant en chef s'arrêta devant le
quartier général de la division marocaine. On part aussitôt à cheval
pour l'Aghil Bendo où le colonel
Corap se morfond depuis le matin.
Pendant le trajet, il semble que
l'accord ne sera pas facile entre
les possibilités du moment et les
restrictions que les consignes formelles, reçues pendant la nuit, imposent au général Boichut. Mais
celui-ci est impressionné par tout
ce qu'il voit et entend. Le colonel
Corap lui présente les caïds nommés par Abd-el-Krim et qui ont ac-
cepté de changer de maître; la colonne mobile, alertée par l'ordre
préparatoire de mouvement, peut
encore apparaître avant la nuit
dans la région de Targuist où le
général Ibos est prêt à la conduire,
car les forces supplétives patrouillent sans obstacle sur la rive droite
de l'Oued-Ghis; les 10 kilomètres
de fourrés et de ravins que les généraux ont traversés depuis Boured
avec quelques officiers, sans autre
escorte que deux goumiers, témoignent de la tranquillité complète
d'une région naguère hostile.
Dans l’attente de la
Targuiba
Deux compagnies de chars de
combat se hâtaient lentement depuis Rabat pour venir renforcer à
Boured la puissance offensive du
corps d'armée ; le général Boichut,
accompagné par le général Marty
se fraya péniblement le passage
pour devancer leur immense cortège sur la piste qu'elles encombraient. Le soleil était déjà
haut quand l'automobile du comLa Targuiba
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Sans doute, le général Boichut
accepterait de traduire le "dans la
direction de Targuist" des instructions supérieures qui autorisent
un nouveau bond en avant, par le
"dans la région de Targuist" que
lui propose l'ordre d'opérations
présenté à son assentiment. Mais
le général Marty préfère la méthode prudente qui ne laisse rien
à l'imprévu et qui a donné jusqu'à
présent de si bons résultats; Targuist, dit-il encore, est loin dans
la zone espagnole et il convient
de ménager les sentiments de
nos alliés, sans négliger certaines
susceptibilités européennes toujours en éveil. Et le général Boichut pense qu'il peut tout concilier : le général Ibos ne conduira
pas la colonne mobile "dans la
région de Targuist", mais la brigade Corap s'avancera de quelques kilomètres "dans la direction
de Targuist" sur un massif bordant la rive droite de l'Oued Ghis,
où le colonel pourra mieux appuyer et diriger la propagande
politique de ses forces supplétives dans le territoire convoité. La
majestueuse ordonnance du
corps d'armée Marty n'en sera
guère modifiée; l'opportunité du
geste décisif apparaîtra évidente
à Paris, par la facilité démontrée
de l'accomplir, facilité dont le gé-
Type de bivouac
parce que toute journée gagnée
par Abd-el-Krim dans cette période
critique pouvait nous coûter cher,
le général Ibos adjoignit discrètement à la brigade Corap tous les
autres éléments de la colonne mobile qui se trouverait ainsi plus proche encore de son objectif. D'ailleurs, l'occasion espérée se montre bientôt, mais sous un aspect
différent de celui qu on avait imaginé. La nécessité imprévue d'une
conférence avec le général Sanjurjo
dans la matinée du lendemain,
modifia vers le milieu de la nuit les
projets du général Boichut qui
Fantasia d’une harka de partisans
néral Boichut témoignera luimême, puisqu'il accompagnera le
lendemain la brigade Corap dans
son déplacement. Pour en précipiter la conclusion, il fixe avec
une générosité prévoyante les
conditions de la soumission à imposer aux tribus.
Ce n'était pas tout à fait ce que
l'on souhaitait, mais enfin on était
autorisé à "décoller", et peut-être
l'occasion s'offrirait-elle de ne pas
s'arrêter en si bon chemin. Pour
être prêt à la saisir sans retard,
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s'était arrêté à Boured pour assister au mouvement du colonel Corap. Il partit donc à l'aurore dans
une direction opposée, laissant
ainsi la division marocaine libre de
ramasser une carte blanche n'était
pas alors en son pouvoir de lui
donner, mais dont il avait deviné
qu'elle ferait bon usage. Et tandis
qu'il se rendait chez les Espagnols, deux cavaliers expédiés par
des voies différentes, apportèrent
au colonel Corap un ordre de
mouvement pour le lendemain 24,
qui poussait la colonne mobile sur
la rive gauche de l'Oued Ghis. Elle
s'installerait sur le Djebel Mesdoui
qui domine la plaine de Targuist,
d'où elle précipiterait l'effondrement d'Abd-el-Krim et où le général Ibos la rejoindrait le 25, pour
coordonner, s'il en était besoin,
l'action politique du colonel et l'action militaire de la division.
Les estafettes firent diligence
mais, lorsqu'elles l'atteignirent, le
colonel Corap, avec toute la colonne mobile, était en train de franchir l'Oued Ghis. Il était arrivé sans
incident, vers le milieu du jour, sur
la position d'attente fixée par
le général Boichut. Or, la
curiosité sympathique des
indigènes, ou leur passivité,
signalée par les officiers des
goums et les caïds des partisans, l'invitait à aller plus
loin. Puisque, selon toute
apparence, ils hésitaient à
prendre un parti hostile,
seule une opportune manifestation de force audacieuse
pouvait empêcher ces indécis
de se transformer en adversaires. Il ne fallait donc pas perdre
son temps à stationner : la décision du colonel Corap avait été
vite prise. Continuant sa marche,
la colonne mobile traversa la
gorge profonde de 300 mètres et
remonta sans désemparer les pentes escarpées du Djebel Mesdoui,
sous la protection morale de l'artillerie.
Arrivés sur le plateau qui en
forme le sommet, batteries, fantassins et spahis s'y installent paisiblement au bivouac, tandis que les
goums et les partisans courent la
6
plaine, palabrent avec les villageois, encore sur la réserve, et
s'emparent de la mahakma d'Abdel-Krim, que nul ne tenta de dépendre. Bientôt après, apparaissent dans le ciel les avions de reconnaissance et de bombardement,
qui venaient depuis Fez faire leur
randonnée quotidienne au dessus
de Targuist. Intrigués par le grouillement de foules qui ne leur manifestent aucune hostilité, les aviateurs lancent le signal "Qui êtesvous ?" Ils furent encore plus
étonnés en voyant se déployer les
panneaux des corps de la colonne
mobile et des forces supplétives,
qui révélaient la présence de nos
troupes sur un objectif dont la
conquête était encore, pour l'arrière dans le domaine des impossibilités. Ils firent aussitôt demi-tour
pour aller annoncer à Rabat cette
invraisemblable nouvelle.
Cependant, à l'arrière, l'envoi et la
présence de la colonne mobile à
Targuist firent naître quelques inquiétudes. Faute de se trouver
dans l'ambiance, on redoutait une
catastrophe. On supposait que la
duplicité des tribus avait entraîné
nos troupes dans un traquenard.
Ce ne fut pas sans grandes difficultés que le général Ibos put maintenir la colonne mobile sur sa position et conserver au colonel Corap
la liberté de résoudre, selon son
expérience des affaires indigènes,
le problème politique que les circonstances avaient si brusquement modifié. Quand il partit le lendemain matin 24 pour Targuist, il
emportait une sorte d'acceptation
sceptique du fait accompli, suffisante pour en garder la responsabilité avec toutes ses conséquences.
En doublant l'étape pour accomplir un jour plus tôt la mission qui
lui était assignée, le colonel Corap
avait pris une initiative singulièrement heureuse et opportune. Outre qu'elle empêchait à propos les
irréductibles de se concerter pour
des actes de résistance, elle annihilait les espoirs d'Abd-el-Krim. On
devait en effet apprendre, quelques jours plus tard, que la défection des Béni Amret et tribus voisines, avait découragé l'émir du
Riff, déjà fâcheusement impressionné par la perte d'Adjdir, de Temassint et d'une partie du Djebel
Hamman. Aussi longtemps que
nos troupes seraient arrêtées devant la barrière de l'Oued Ghis, il
pouvait encore faire figure de chef
puissant et dresser de nouveau le
piège des négociations. Il avait
donc, dès que lui fut connue la
vulnérabilité de Targuist, expédié
par la voie des airs un émissaire à
Rabat, pour proposer un armistice
que des motif$ d'humanité lui faisaient paraître nécessaire, car
trop de femmes et d'enfants, disait-il, étaient victimes des bombardements aériens sur les villages
et les marchés. Heureusement, la
nouvelle de l'occupation de Targuist sans coup férir fut connue
presque simultanément et dévoila
chez notre adversaire, une situation militaire et politique peu favorable aux intrigues de ses amis
européens. Il ne restait plus qu'à
laisser les événements suivre leur
cours.
Une trentaine de kilomètres, à
travers un pays soumis depuis
deux jours, séparaient le Q.G. de
Boured, du Djebel Mesdoui. La petite caravane, composée du général Ibos, du chef d'Etat-Major commandant Gailhard, du colonel Tinland chef de l'artillerie divisionnaire, du capitaine Barbet, le Sherlock-Holmes de la Division, du capitaine Lenglet, de 2 spahis d'escorte et des conducteurs de mulets
porte-bagages, les franchit sans
incident, saluée au passage par
les villageois amènes et par les
groupes d'émigrants qui venaient
de bien loin chercher dans la zone
française un refuge hors de la portée des réquisitions d'Abd-el-Knm
et des représailles hypothétiques
des Espagnols.
Leur exode lamentable rappelait
celui des populations de France
s'enfuyant en 1914 devant l'invasion, mais il était aussi un indice encourageant de la débâcle imminente
chez notre adversaire. Cet indice
devint une certitude quand la caravane arriva au milieu des bivouacs
de la colonne mobile, qui s'étalaient depuis la veille au soir sur
les deux plateaux jumeaux du Djebel Mesdoui. Au loin, dans la
plaine, goumiers et partisans fraternisaient avec les habitants des
hameaux disséminés autour de la
mahakma de l'émir. Devant celleci, quelques uns de nos cavaliers
montaient la garde, pour préserver
du pillage les stocks importants
d'armes, de munitions, de matériel
© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM
qu'Abd-el-Krim avait tenté en vain,
la nuit précédente, de reprendre
par un coup de main désespéré.
Aux abords du bivouac, une foule
de notables entourait le colonel
Corap et ses officiers ; elle affirmait
son loyalisme à l'égard du vainqueur, son mépris du vaincu et sacrifiait selon les rites d'une targuiba
monstre les jeunes taureaux offerts
en signe de soumission par les tribus de la région. Les nouveaux ralliés multipliaient les protestations
de dévouement et certains, avides
d'arriver les premiers dans la
course aux honneurs et profits,
proposaient en secret de guider
nos troupes vers le dernier refuge
de celui qui n'était déjà plus l'émir
ou le sultan.
Pendant la journée, le colonel Corap n'avait pas perdu son temps. Il
avait déjà dépêché dans tous les
villages et même dans l'entourage
d'Abd-el-Krim des émissaires qui
promettaient un aman généreux,
en échange de la livraison des armes qu'un régime de justice et de
paix rendrait désormais inutiles.
Les adhésions affluaient et, le soir
même, nous en avions assez pour
préparer la capture d'Abd-el-Krim :
elle devait être tentée, la nuit suivante, par un détachement de nos
forces supplétives, dont la clarté cl
une pleine lune favoriserait l'opération. Enfin, le centre provisoire
de distributions établi à Taïnest se
transformait en base bien pourvue
et bien gardée à mi-chemin sur la
piste de Boured, pour garantir
contre tout retour imprévu de fortune les résultats politiques et territoriaux déjà obtenus.
Les chances de réussite du
coup de main projeté étaient
confirmées par un hôte inattendu.
Ce même soir, un fugitif de marque venait nous demander asile.
C'était le propre beau père d'Abdel-Krim qui avait pu s'échapper
avant un dénouement qu'il redoutait tragique et prochain. Abd-elKrim, dit-il, n'était plus entouré que
de quelques fidèles depuis qu'on
l'avait vu revenir, accompagné par
les rares survivants de son attaque nocturne à Targuist, épuisé,
tirant son cheval par la bride,
après l'échec de son entreprise
désespérée. Isolé maintenant
dans une kasbah, sous la protection d’un chérif vénéré, il assistait
à la défection des tribus, comtem7
plait les allées et venues de nos
goumiers et partisans qui rodaient
dans ses parages. Il ne pouvait
même plus obtenir des villageois
les 200 animaux de bât dont il
avait besoin pour se mettre lui et
sa smalah hors de notre portée.
Aussi, la journée du lendemain 25
mai s'annonça-t-elle pleine de promesses. Mais elles furent tout autres que celles qu'on escomptait.
Tandis que s'exécutent de nouvelles targuibas qui amènent au
camp les délégués de tribus riveraines de la Méditerranée, le chérif Ahmidou-el-Ouazzani, châtelain
de la Kasbah Snada, apparaît escorté de quelques serviteurs et
son arrivée suscite les commentaires étonnés de la foule. Il vient
offrir sa garantie morale de la
bonne foi d'Abd-el-Krim, réfugié
chez lui, qu'il déclare méthug
(fichu) et qui a l'intention de se
rendre aux Français. Une telle solution semble aussitôt préférable
au coup de main projeté qui,
même assuré d'un heureux et
complet succès, comportait des
risques et des pertes. Le colonel
Corap n'hésite pas à faire
confiance au chérif. D'accord avec
le général Ibos, il choisit trois de
ses meilleurs officiers des affaires
indigènes, le capitaine Suffren, le
lieutenant de vaisseau Montagne
et le lieutenant de Larouzière, qui
partent sur le champ avec El
Ouazzani dont ils seront les hôtes
inviolables à Snada. Ils ont la mission d'obtenir d'Abd-el-Krim une
prompte soumission sur les bases
suivantes : comme gage de sa
sincérité, l'émir fera conduire le
lendemain, au camp, prisonniers
espagnols et français, dont le refus de libération inconditionnelle
par ses plénipotentiaires avait
causé l'échec de la conférence
d'Oudjda; en échange, le colonel
Corap lui promettait la vie sauve,
un sort honorable et la protection
de sa famille et de ses biens!. Ainsi, les effets de notre présence à
Targuist se succédaient avec trop
de rapidité pour qu'on songeât à
ralentir ou modifier le cours des
événements, en sollicitant à l'arrière des ordres ou des instructions qui ne pouvaient plus être
que contradictoires. L'isolement
était donc la condition essentielle
des initiatives et il n'était guère facile de le troubler hors de propos.
Le poste de T.S.F. de la brigade
© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM
émettait rarement et d'innombrables "parasites" rendaient l'écoute
aléatoire.
Cependant, le capitaine Suffren
et le lieutenant de vaisseau Montagne étaient arrivés à Snada et le
chérif El Ouazzani les avait aussitôt présentés à Abd-el-Krim. Celuici les recevait avec courtoisie, entouré des derniers vestiges de son
"conseil des ministres" : une cinquantaine de guerriers en uniforme, bien armés et bien équipés, constituaient toute sa garde
du corps, trop faible pour empêcher sa capture dans un assaut de
la kasbah, ou pour le protéger
dans un exode vers une lointaine
peine avait-il disparu que survenait un messager envoyé par le
capitaine Suffren et le lieutenant
de vaisseau Montagne. Il apportait les premiers résultats de leur
délicate mission. Abd-el-Krim
consentait à libérer les prisonniers, qui seraient mis en route
vers le camp à l'aube du lendemain; il se présenterait lui-même,
vers la fin de la nuit suivante, aux
abords du village de Tizenmourène, à 10 kilomètres environ au
nord du Djebel Mesdoui, où il remettrait son sort entre les mains
du colonel Corap si la protection
de sa famille et de ses biens lui
était garantie. Pour cette protection il refusait l'emploi de nos par-
La plaine de Targuist
et le djebel Mesdoui
région du Riff occidental où son
délégué Kheriro conservait encore
quelque autorité. Pendant ce
temps, le pittoresque caïd Haddou, accompagné par un médecin
français de la mission sanitaire
envoyée par la Croix rouge auprès
des prisonniers, venait aux nouvelles dans le camp et tentait une
dilatoire diversion. Mais l'époque
des grandeurs était passée pour
lui. Le "délégué de la république
riffaine", qui paradait naguère à la
conférence d'Oudjda, eut beau
prodiguer ses sourires amènes et
ses engageantes poignées de
main. Le colonel Corap lui fit vite
comprendre que Targuist était loin
d'Oudjda; convaincu de son impuissance, Haddou repartit avec
son compagnon, non sans avoir
promis d'employer au service de
la France tout son crédit sur Abdel-Krim: il posait déjà sa mise sur
un nouveau tableau.
En réalité, il jouait de son mieux le
rôle de la mouche du coche. A
tisans, dont il redoutait les rancunes et les instincts pillards ; il exigeait un détachement de troupes
régulières, qui lui inspirerait plus
de confiance. Les officiers ajoutaient qu'une escorte serait utile
pour préserver le cortège des prisonniers contre les sévices possibles des indigènes pendant le trajet et que des méprises étaient à
craindre du côté de l'aviation espagnole qui commençait à prendre la kasbah Snada et le territoire environnant comme objectifs
de reconnaissance et de bombardement,
Les garanties demandées par les
officiers ne concordaient guère
avec la lettre des ordres récemment reçus, concernant l'emploi indésirable des troupes régulières
hors de leur bivouac du Djebel
Mesdoui, mais ceux-ci pouvaient
être interprétés dans le sens des
changements qui avaient suivi leur
rédaction.
8
Un capitaine aviateur, arrivé par
la voie des airs pour reconnaître
un terrain provisoire aménagé près
du camp, se chargea de prévenir
l'aviation espagnole et de faire survoler le convoi de prisonniers par
quelques appareils français; les
goums Schmidt et Bournazel, accompagnés d'infirmiers, furent envoyés pendant la nuit à Toufist
pour servir d'escorte aux libérés,
dont une cinquantaine environ devaient être transportés sur des mulets de nos trains régimentaires.
Et, non sans quelque inquiétude,
on attendit leur retour. De grands
préparatifs étaient faits à l'ambulance de la colonne, dont l'unique
médecin recevait un appréciable
renfort dans la personne du médecin chef divisionnaire Camus, venu
par avion de Boured, avec un chargement de médicaments et de matériel.
Un des centres de ramassage du matériel de guerre pris par la division marocaine
l'après-midi, le dernier groupe, celui des 46 malades et impotents,
arrivait sur les mulets et recevait à
l'ambulance les soins les plus dévoués, mais deux d'entre eux,
épuisés, n'y entrèrent que pour
mourir. Ce furent ainsi 6 officiers, 8
sous-officiers et 27 soldats français, 115 tirailleurs algériens et 6
sénégalais, 151 gradés et soldats
espagnols, quelques civils, 2 femmes et 4 enfants razziés en zone
espagnole, qui retrouvèrent sur le
L'arrivée des prisonniers, aussitôt
annoncée par T.S.F. commença
d'ébranler le scepticisme persisEnfin, le 26 vers 10 heures, la tête
tant de l'arrière. En combinant l'audu cortège, signalé depuis longtomobile et le cheval, le colonel
temps par les rondes de nos
Huot, chef de la région de Taza et
avions, apparaît au sommet d'un
supérieur hiérarchique du colonel
col lointain, Abd-el-Krim est donc
Corap dans le service des affaires
résolu à tenir ses promesses et les
indigènes, arriva vers le milieu de
envoyés du colonel Corap ont
l'après-midi pour confronter de vitriomphé de ses dernières persu la réalité des faits avec les
plexités. Le cortège arrive au camp
comptes-rendus sensationnels de
dans un tumulte d'acclamations.
son subordonné. Il admira, compliSauf les Français qui
menta et repartit
avaient été relativesans avoir renonment bien traités, les
cé à croire que la
prisonniers portaient
dernière scène du
sur leur physionomie
drame nous réserles marques des soufverait une amère
frances et des privadéception.
Mais
tions subies pendant
un autre visiteur,
une longue et dure
le colonel Armaincaptivité. Affublés d'ingaud, chef de l'aévraisemblables
orironautique
milipeaux, leur défilé restaire au Maroc, à
semblait à une sorte
peine
débarqué
de descente de la
de son avion reCourtille, dont nul
connut que nous
spectateur ne sonaurions partie gageait à l'égayer. Après
gnée, ai quelque
l'examen à l'ambuintrigue de la derlance, les valides sont
nière heure n'en
répartis dans les povenait comprometLes Etats-majors franco-espagnol, à la Mahakma d’Abd El Krim,
potes
et
les
tre le résultat.
à Targuist, le 13 avril 1926
"ordinaires" qui leur
Djebel Mesdoui la joie de vivre et
réservent un chaleureux accueil.
Or, à Rabat, où restait vivace le
la sécurité des lendemains. Ils fuLa plupart croient encore faire un
souvenir des faux roguis capturés
rêve et redoutent de se réveiller
ou livrés tandis que le vrai contirent conduits le jour suivant à
dans l'enfer riffain. Ils coupent les
nuait de soulever Jes tribus contre
Boured où, grâce aux moyens de
émouvants récits de leurs aventule sultan, une tromperie analogue
transport d'une grande base, ils
res par d'expansives assurances
paraissait encore possible.
ne s'attardèrent pas longtemps
de reconnaissance éternelle à
Il semblait invraisemblable qu'Abddans les austères parages du
l'égard de leurs libérateurs. Dans
el-Krim en personne vînt jouer à
Riff.
© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM
9
Tizenmourène le rôle d'Eustache
de Saint-Pierre à Calais; on soupçonnait qu'il s'y ferait représenter
par quelque sosie. C'est sans
doute en prévision d'une telle supercherie que le commandant Cyvoct fut envoyé en avion à Targuist, dans l'après-midi, porteui
d'instructions pour la cérémonie du
lendemain. On recommandait au
général Ibos de ne lui donner aucun éclat, comme s'il ne s'agissait
que d'un obscur caïd rebelle, qui
serait ensuite conduit discrètement
à Taza. Mais de$ ordres contraires
étaient déjà donnés. Bien mieux
préservé à la colonne qu'à l'arrière
contre une erreur, chacun savait
qu'Abd-el-Krim ne voulait et ne
pouvait plus nous tromper. Le général Ibos avait donc résolu de
donner à sa soumission toute la
publicité possible, afin que nul fauteur de trouble ne pût tenter plus
tard de prendre à son compte le
nom et la personnalité de l'émir.
Abd el Krim (à droite)
et son frère Abdsselem (à gauche)
A la kasbah Snada, en effet, le
capitaine Suffren et le lieutenant
de vaisseau Montagne avaient habilement fait échouer un malentendu qu'Abd-el-Krim essaya d'exploiter au dernier moment pour gagner du temps. Ils confirmèrent
© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM
son arrivée en leur compagnie, le
lendemain à Tizenmourène, après
lui avoir donné toutes satisfactions
sur la qualité des troupes qui devaient protéger l'exode de sa famille et de ses biens. Aussi, fut-ce
sans appréhension que nous allâmes au rendez-vous.
Douze kilomètres environ de piste
accidentée séparaient Tizenmourène du camp. On s'était mis en
route à minuit, dans la radieuse
clarté d'une pleine lune au zénith,
qui rendait la marche facile
comme en plein jour. On s'arrêta
dans un vaste champ qui dessinait
un amphithéâtre, pour y attendre
l'arrivée d'Abd-el-Krim. L'assistance était nombreuse. Il y avait le
détachement que le lieutenantcolonel Giraud devait ensuite
conduire à Kemmoun et Toufist
pour accomplir la mission de protection et de transport promise à
notre adversaire vaincu : deux bataillons du 14e R.T.A., disposés en
ligne de colonnes de compagnie,
dominés en arrière par deux escadrons, l'un de spahis, l'autre de
goumiers, en ligne de pelotons. En
arrière encore et sur les flancs, un
millier de partisans branès, marnissa, gueznaïa, avec leurs caïds
et leurs cheikhs, mêlés aux indigènes des villages voisins, qui seraient dans les tribus les témoins
irrécusables de cet événement.
Le soleil était déjà levé, quand un
groupe de cavaliers apparut enfin
sur une crête prochaine; il s'enfonça dans un ravin et surgit sur la
lisière du champ près de laquelle,
devant la troupe, le général Ibos et
le colonel Corap qu'environnent de
nombreux officiers venus en
curieux, attendent les arrivants.
C'est bien Abd-el-Krim, encadré
par Suffren et Montagne dont la
physionomie reflète la fatigue, la
joie et la fierté; quelques fidèles
l'accompagnent. Et tandis qu'ils
mettent pied à terre, une sonnerie
de clairons, des commandements
brefs figent aussitôt l'assistance
dans un silence et une immobilité
impressionnants. Puis, la voix
claire de Suffren s'élève : "Mon
général, dît-il, voici Si Ahmed Abdel-Krim qui renonce à la lutte et se
confie à la générosité du gouvernement français". L'interprète Frochier traduit aussitôt la réponse "II
n'aura pas à le regretter. Je le re-
mercie de sacrifier sa liberté pour
que français et riffains vivent désormais en paix. Il s'est bien battu
et mon pays estime les guerriers
braves", — "Je sais que la France
est généreuse et j'appelle sur toi
les bénédictions d'Allah", fait dire
Abd-el-Krim dont l'aisance et la
dignité sont remarquables en ce
moment solennel et qui semble
indifférent à l'intense curiosité dont
il est l'objet. Le général le présente
alors au colonel Corap qui
échange à son tour des compliments avec lui et l'invite à prendre
quelques instants de repos dans
une maison voisine, à l'abri des regards et des commentaires de la
foule qui va se disperser. D'abord,
le détachement du lieutenantcolonel Giraud s'ébranle vers Kemmoun et Toufist, emmenant 210
mulets d'artillerie qui transporteront les bagages et le personnel
de la Smalah dont le caïd Haddou
lui fera la remise au nom de son
ancien maître; puis les partisans,
les indigènes s'éloignent à regret.
Quand les curiosités indiscrètes
ne sont plus à redouter, le colonel
Corap conduit Abd-el-Krim et sa
suite à la mahakma de Targuist.
Notre ancien adversaire rentrera
sans émotion apparente en prisonnier dans cette maison d'où, naguère, il soulevait les tribus contre
nous et où le colonel Corap maintenant, lui parle en vainqueur courtois
mais tout puissant. Le général Ibos
était déjà de retour au camp avec
les officiers qui se félicitaient d'avoir
assisté à un tel spectacle et il avait
annoncé en ces termes, par T. S. F.,
l'événement.
"Le 27 Mai, à 5h15, près de Tisenmourène, Abd-el-Krim, vaincu
par les armes, s'est présenté devant les lignes françaises au général Ikos, commandant la Division
marocaine, et au colonel Corap
commandant la 8e brigade et le
cercle de Taza Nord. Il se confie à
la générosité de la France et il demande seulement que sa famille
et ses biens soient protégés. Il sera dirigé aujourd'huï sur Boured".
Ainsi se terminait la campagne.
Après une difficile, méthodique et
10
prévoyante mise en place du
dispositif d'offensive, trois semaines d'opérations avaient suffi
pour abattre un adversaire qui,
depuis des années, tenait l'Afrique en émoi. L'heureux dénouement qu'on devait attendre d'un
plan magistralement conçu par
un grand chef et fort habilement
exécuté
par
des généraux
tels que Boichut et Sanjurjo, avait été
précipité
par
des
"causes
secondes" qu'il
n'est pas inutile de rappeler,
II y eut le respect des liens
organiques, exigé par le maréchal Pétain. Les troupes combattirent avec leurs chefs, au lieu de
constituer des groupements hétéroclites selon les convenances
particulières du moment et l'esprit
de corps put en outre produire
ses bienfaisants effets. Il y eut le
système des attaques simultanées sur de grands fronts qui,
contre' des adversaires dépourvus de matériel puissant et surtout d abondantes réserves, devait promptement les décourager.
Il y eut aussi la collaboration
étroite des Affaires indigènes et
du commandement militaire,
qu'un rare concours de circonstances fit cordiale et complète à
la Division marocaine, ainsi que
je l'ai montré et qui seule pouvait
provoquer l'effondrement subit
d'Abd-el-Krim.
La présence de la colonne mobile à Targuist, les accords politiques entre le colonel Corap
et les tribus jusqu'à la Méditerranée qui en furent la conséquence, nous plaçaient dans une
situation singulière à l'égard de
nos alliés. Mais le général Sanjurjo et le général Castro Girona, au
cours de visites particulièrement
cordiales échangées à Targuist
et à Kasbah Snada, comprirent
aussitôt ce que notre intrusion
dans leur domaine avait eu
d'avantageux. Ils approuvèrent le
modus vivendi provisoire que leur
proposa le général Ibos, qui devait amener le colonel Corap à
remettre à son collègue espagnol
un territoire entièrement pacifié et
désarmé(1), où, la transmission
des pouvoirs s'effectuerait selon
une transition préparée de
concert avec les remplaçants.
Ainsi, après comme pendant les
opérations militaires, la collaboration des deux armées fut
confiante et complète. On ne
pouvait donc manquer de souligner que l'expérience riffaine
avait eu ailleurs un précédent
aussi heureux. Non sans émotion, le général Sanjurjo et les officiers qui l'accompagnaient, apprirent que les noms de la place
d'Espagne, des rues Jacarco,
Palanca, Lanzarote, perpétuaient
à Saigon le souvenir de la glorieuse part des troupes espagnoles dans l'expédition de Cochinchine et la victoire de Ki-Hoa.
Alors encore, nos voisins avaient
combattu avec nous pour accomplir une œuvre commune de justice et de paix. De tels liens sont
assez forts pour résister, si nous
le voulons bien, à l'action dissolvante de malentendus passagers.
Pierre Khorat
—————
(1) Le butin de guerre recueilli par la Division marocaine dans su zone d'opérations comprit : 7 canons de 75 et de 80 M., 755 fusils à tir rapide, 16
mitrailleuses, 1 JD, 6 fusils mitrailleurs et une quantité considérable de munitions. Les tribus désarmées par le colonel Corap lui remirent plus de
30 mitrailleuses et près de 10.000 fusils modernes, de modèles divers.
Paru dans la Revue des Troupes coloniales n°263 - juin 1939
© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM
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