LA SOUMISSION D` ABD - EL
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LA SOUMISSION D` ABD - EL
LA SOUMISSION D’ ABD - EL - KRIM Le 27 Mai 1926, la séance d'ouverture de la session parlementaire fut marquée par un coup de théâtre inattendu. Le chef du Gouvernement donna lecture d'un télégramme que rendait inutiles beaucoup de discours déjà préparés, et le débarrassait de graves soucis. Abd-el-Krim, notre adversaire, venait de se soumettre au Général Ibos et au Colonel Corap, après leur avoir livré les quelque 200 prisonniers espagnols et français qu'il détenait encore. Or, naguère, du 9 Avril au 8 Mai, il traitait d'égal à égal avec l'Espagne et la France réunies, il avait délibérément rompu par son intransigeance les négociations relatives à un projet de règlement pacifique du conflit. Cependant, moins de trois semaines après en avoir de nouveau appelé aux armes, il s'avouait vaincu et se résignait à subir un sort plus rigoureux que celui qu'il avait dédaigneusement refusé. Et rien n'avait fait pressentir au public ce rapide dénouement. Les correspondants de presse eux-mêmes, qui télégraphiaient chaque jour à leurs journaux les péripéties des opérations, n'en avaient pas deviné © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM l'imminence. Ils avaient cru choisir le meilleur poste d'observation à la liaison des troupes espagnoles et françaises, en face du Djebel Hamman. Quand ils eurent connaissance de ce qui s'était passé dans la plaine de Targuist, ils accoururent aux nouvelles, mais trop tard : l'instant des clichés et des reportages sensationnels était déjà révolu. Un bref exposé des événements qui l'ont précédé est nécessaire pour faire comprendre cet épisode intéressant de notre histoire nord-africaine. Dans les premiers mois de 1925, l'inquiétude était grande à Rabat. Après avoir refoulé dans quelques garnisons de la côte les troupes de la zone espagnole, Abd-el-Krim s'était retourné contre la zone française du Maroc. II espérait se substituer, au Sultan et supprimer le protectorat étranger, ou tout au moins constituer, entre la Méditerranée, l'Océan, l'Ouergha et la trouée de Taza un état indépendant dont il serait, selon les nécessités de sa diplomatie, le Président de République, l'émir ou le sultan. La ligne des postes, qui couvraient la frontière du Riff avait cédé en maints endroits, malgré l'héroïsme de ses défenseurs, dont beaucoup ne voulurent pas survivre à leur défaite. L'activité, la bravoure des troupes mobiles avaient pu contenir les assaillants et les arrêter sur la route de Fez et de Taza, mais le danger d'une nouvelle offensive n était pas conjuré. Le Maréchal Lyautey et le Maréchal Pétain établirent un plan de campagne où la concordance et la convergence des efforts étaient substituées aux actes fragmentaires des colonnes de pacification, de ronde et de police qui, depuis 15 ans, agrandissaient, protégeaient ou sillonnaient "le Maroc utile"; ils obtinrent pour l'exécuter l'envoi d'un corps expéditionnaire de six divisions homogènes, et surtout la collaboration effective des forces espagnoles que Primo de Rivera et Alphonse XIII accordèrent largement. Le maréchal Pétain en coordonna sur place les premières opérations, conduites en zone française par le Général Naulin. 1 Contrariées au début par certaines divergences, trop tôt interrompues par un hiver prématuré, elles mirent les alliés en possession d'avantageuses bases de départ pour la campagne suivante. Pendant l'accalmie de l'hiver, la prévoyance et la méthode dans l'organisation des arrières, dans le ravitaillement et le bien-être des troupes, dans les préparatifs qui réduisaient au minimum la part du hasard sur les champs de bataille, et que caractérisèrent sur le front français « la manière de Pétain » eurent encore au Maroc leurs effets bienfaisants. Les services de renseignements ou affaires indigènes, se procurèrent en outre des intelligences chez l'adversaire et recueillirent des informations, complétées par des cartes dont une aviation diligente fournit les éléments essentiels. Abd-el-Krim n'était pas resté inactif. La prise d'Adjdir, sa capitale, par Sanjurjo, le 2 Octobre 1925, l'offensive française qui avait définitivement dégagé Taza et la Moulouya et reconquis au long de la bordure-méridionale du Riff la plupart des territoires perdus, semblaient marquer l'arrêt de sa fortune grandissante depuis cinq ans et en présager le déclin. Il avait ranimé, en pratiquant quelques saisies d'otages, l'esprit guerrier des tribus, affaibli par les déboires de la campagne d'été; il avait mobilisé ses amis et protecteurs d'Europe et des Etats-Unis d'Amérique, qui multipliaient les intrigues et les appels de l'opinion publique des deux mondes en faveur du "président de la république riffaine"; il avait accueilli de nombreux émissaires et aventuriers qui, escomptant sa victoire finale, accouraient pour le conseiller dans la lutte décisive qu'il allait soutenir. Il ne manquait pas de moyens financiers et de matériel de guerre, car l'énorme butin ramassé dans les deux zones avait garni ses coffres et ses arsenaux. Ce fut donc en adversaire confiant dans sa puissance qu'il accepta de se faire représenter à la conférence d'Oudjda où l'influence de ses amis avait déterminé l'Espagne et la France à lui proposer une dernière tentative d'accommodement. Mais ses pré- tentions étaient inadmissibles; du 9 Avril au 8 Mai 1926 les négociateurs franco-espagnols les discutèrent en vain; seule la force devait trancher le différend. Des deux côtés, l'armistice avait été mis à profit(1). Abd-elKrim faisait fortifier les massifs qui protégeaient le Rlff et il intensifiait en Europe et en Amérique la propagande en sa faveur; cette propagande lui attribuait notamment 80.000 guerriers bien armés et bien commandés, qui sauraient faire payer bien cher et lasser en fin de compte l'invasion de leurs montagnes. Chez les espagnols, Primo de Rivera augmentait les troupes de Sanjurjo, qui en affecta la majeure partie au corps Castro Girona, destiné à la coopération directe avec les forces françaises. Chez nous, le maréchal Pétain qui contrôlait de Paris l'ensemble des opérations, a donné au général Boichut, successeur du général Naulin, le commandement du corps expéditionnaire. Celui-ci est partagé en deux corps d'armée : celui de droite, dît de Taza, (Marty) comprend trois divisions, et celui de gauche, dit de Fez (Dufieux) est composé de deux divisions et d'un groupement. Pendant l'accalmie de l'hiver, nos troupes ont été, soit réunies dans de vastes camps, soit disposées sur leur base de départ; celles-ci sont couvertes à distance par les partisans. Pendant les négociations d'Oudjda, le général Boichut a fait prolonger jusqu'à Boured la route du Nador, dont le maréchal Pétain avait ordonné la construction. Cette section, longue de 42 kilomètres, praticable aux camions automobiles malgré son profil accidenté par le franchissement de trois cols élevés de 200 à 400 mètres au dessus des vallées qu'elle traversait, fut exécutée en six semaines par la division marocaine. Elle rendit d'énormes services pour le ravitaillement, et fut un des principaux facteurs du succès des opérations. Le plan de campagne était simple. Tandis que le général Dufieux contiendrait les riffains dans le secteur de l'Ouergha, le corps Marty et le corps Castro Girona effectueraient une manœuvre d'aile qui leur donnerait la possession du Djebel Hamman et refoulerait Abd-el-Krim au delà de l'OuedGhis, où la révolte ou la défection des tribus lassées par cinq ans de guerre et découragées par la victorieuse offensive des alliés, le réduirait définitivement à 1 impuissance. La supériorité des effectifs et des moyens matériels autorisaient à escompter ce résultat dans un délai plus ou moins prochain. Dès la reprise des Hostilités, le 9 Mai 1926, il sembla cependant que la campagne serait longue et meurtrière, car les réguliers d'Abdel-Krim et les guerriers de ses tribus se défendaient âprement. Un froid tardif qui atteignit -10° dans les bivouacs et fut suivi d'un brusque dégel à la fin de l'armistice, gêna quelque peu la prise de contact. Elle s'exécuta cependant selon le programme, avec méthode et régularité. Le Général Castro Girona avait fractionné son corps d'armée en deux groupements, disposant de puissantes réserves : celui du Kert (Carasco-Pontes), en liaison avec la droite du corps Marty (l re division), celui d'Adjdir (Dolla-Castillo) qui devait opérer simultanément entre l'Oued Ghis Et l'Oued Nkor et prendre à revers le Djebel Hamman. Du 9 au 15 Mai, la lre Division (Dosse) et le groupement du Kert franchissent l'Oued Kert et s'alignent sur l'Oued Nkor pour se préparer à l'attaque du Djebel Hamman ; le groupement d'Adjdir, s'étend entre les vallées supérieures de l'Oued Ghis et de l'Oued Nkor et s'empare le 15 de Temassint, où Abd-el-Krim avait transporté sa capitale depuis la perte d'Adjdir. Le corps Dufîeux ramène de la dissidence les tribus jusqu'à la bordure méridionale du Riff. Le 11, au centre du corps Marty, la brigade Kieffer, de la division marocaine (Ibos), attaque le Djebel Izkritène pour couvrir la progression de la division Dosse qui abordait le Djebel Hamman en liaison avec le groupe Carasco. L'enlèvement de l'Izkntène par une charge endiablée des partisans Gueznaïa du caïd Medboh et des goumiers du capitaine Schmidt, soutenus ————— (1) Voir : la victoire franco-espagnole dans le Riff, par le lieutenant-colonel Laure. © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 2 par le régiment de marche de la légion étrangère du lieutenantcolonel Gémeau fut un des beaux faits d'armes de la guerre au Maroc. Il fallut ensuite trois jours d'escarmouches sanglantes aux légionnaires pour chasser des fourrés du massif les combattants Aït-Ikhouanen des villages voisins et les renforts de réguliers BeniOuriaghel qu'Abd-el-Krim leur avait envoyés. Les conséquences de cet exploit dépassèrent toutes les prévisions. Tandis que la division Vernois abordait le Djebel Roukdi qui devait être le pivot de la manœuvre générale, la division Dosse s'élevait sur le Djebel Hamman, de concert avec le groupement Carasco. La division marocaine eut alors pour mission de s'emparer du Djebel Bou Zineb, bastion méridional du Djebel Hamman, dont la possession assurerait la continuité de front au corps Marty. Des renseignements concordants signalaient la difficulté de l'entreprise. L'adversaire disposait de canons et de mitrailleuses ; il avait multiplié les abris de bombardements, les tranchées, dont la plupart étaient visibles à l'observation directe ou sur les photos d'avions. On évaluait à 2.000 guerriers au moins les défenseurs du massif, et à plus de 3.000 le nombre des combattants des tribus voisines prêts à les renforcer au premier signal. Mais le commandant de la division pouvait aisément faciliter avec une puissante artillerie d'ensemble les mouvements de ses troupes, et divers indices lui faisaient d'ailleurs croire que l'affaire serait liquidée à peu de frais, On savait que, selon leur coutume, les guerriers riffains allaient passer la nuit dans les villages du massif, en laissant seulement quelques guetteurs sur les positions. Ils se confiaient à la difficulté du terrain, à peu près impraticable dans l'obscurité, plus encore qu'à la vigilance de leurs sentinelles. Les villages étaient bien défilés contre les vues et les coups; les guerriers y faisaient ripaille, s'endormaient tard, et le soleil était déjà haut sur l'horizon quand ils revenaient prendre leurs postes de combat. Or, pendant chacune des trois nuits qui précédèrent l'attaque, les explosions d'une cinquantaine d'obus de 155, amplifiées par les échos des gorges et des rochers, si elles n'avaient pas fait de dégâts matériels, avaient singulièrement ébranlé les nerfs des femmes, des enfants et des vieillards dans les localités où les guerriers se divertissaient. Il suffisait donc d'exploiter à propos le découragement des "civils" et la paresse matinale des combattants. Le colonel Corap(1), commandant la brigade indigène, dite 8e brigade, (64e R.T.M. et 14e R.T.A.) de la division marocaine, était naturellement désigné pour accomplir à son tour, sur le Djebel Bou Zïneb, un fait d'armes analogue à celui de la brigade européenne du colonel Kieffer sur le Djebel Izkntène. Les circonstances le servirent encore mieux. Le 18 au soir, dès le crépuscule, il avait mis en marche sa colonne de droite (64e R.T.M.) et groupe Mourret (2 batteries 65 M.), commandée par le lieutenant-colonel Argence(2), pour profiter de la faible clarté au premier quartier de la lune, et lui faire atteindre une avantageuse base de départ où la précédèrent goumiers et partisans plus mobiles. A peine arrivés, le capitaine Schmidt et le caïd Medboh se trouvèrent au contact des guetteurs AïtIerouschen, embusqués dans un chaos de rochers. La conversation s'engage, et les guetteurs conviennent qu'ils ne seront pas les plus forts. "Donc, soumettez-vous et marchez avec nous. - Nous le voudrions bien, mais il faut consulter la djemma. - Allez-y, maïs ne vous attardez pas, car le baroud doit commencer à l'aube". Ayant obtenu la promesse qu'on ne profiterait pas de leur absence pour occuper le terrain dont ils avaient la garde, ils vont dans les villages voisins ; la djemma s'assemble, impressionnée déjà par les criailleries des femmes qui, affolées par le vacarme du bombardement nocturne, ont déclaré qu'elles ne veulent plus vivre dans cet enfer. Les vieillards les appuient en évoquant l'immense harka prête à l'attaque et la défaite déjà subie par leurs voisins Ikhouanen. La soumission est décidée; à minuit, les guerriers sont de retour et amènent le taureau, symbole et victime de la réconciliation. Le lieutenant-colonel Argence survient à ce moment; l'agréable surprise d'une targuiba aux lanternes lui est réservée, la voie vers le sommet du Djebel Bou Zineb est libre. A l'aube, les goumiers de Schmidt et les partisans de Medboh s'élancent, guidés par nos nouveaux alliés et suivis de loin par les fantassins d'Argence. Les guetteurs Ouled Msita qui gardaient les ouvrages du sommet sont surpris; ils s'enfuient vers le nord après une brève résistance où les injures contre les faux frères A. lérouschen alternent avec les coups de fusil. A 6h30, le drapeau flottait sur le marabout qui couronne la montagne, les abords étaient largement dégagés et l'on retrouvait sur la position un de nos canons 75 M. enlevé l'an passé par les riffains. A 1 1 h e u r e s , le lieutenantcolonel Argence avait fait solidement occuper, contre un improbable retour offensif, tous les passages donnant accès sur la zone orientale du massif. Pendant ce temps, la colonne de gauche (14e R.T.A., groupe Germain: 3 batteries 75 M et 105 M), commandée par le lieutenantcolonel Giraud(3), s'était mise en marche et gravissait presque sans coup férir la zone-occidentale. Les goumiers de Bournazel et les partisans Marnissa du caïd Amar d'Hamidou qui formaient son avantgarde refoulaient sans peine les rares guetteurs Beni Amret, déconcertés par l'heure insolite de l'attaque et par la tournure des événements chez les lécrouchen. Quand ses premiers éléments furent parvenus vers 10 heures au Bab Aouizert, à quelques centaines de mètres du sommet, tout l'objectif assigné à la division marocaine était conquis. Il n'en coûtait que quelques partisans tués ou blessés ; pas un coup de canon n'avait été tiré, alors que l'on croyait à l'arrière qu'il y faudrait consacrer une semaine, en deux phases marquées par des préparations d'artillerie copieuses et des combats sanglants. ———– ( l ) Actuellement commandant de la 2e région. (2) Mort un mois plus tard, noyé en traversant un torrent formé par un orage sur les flancs du Djebel Bou Zineb. (3) Actuellement membre du Conseil Supérieur de la guerre. © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 3 Il paraissait évident que l'adversaire était démoralisé; il était donc opportun d'en tirer parti au maximum et de ne pas lui laisser le temps de se ressaisir. Or, le Djebel Bou Zineb détachait du Bab Aouizert, vers le sud-ouest, un puissant contrefort boisé, l'Aghil-Bendo, séparé du massif principal par une gorge profonde et qui masquait le pays des Beni Amret. On savait que les riffains y avaient accumulé les travaux de défense et dissimulé quelques canons. Des ordres sont donnés : la colonne Giraud, qui s'échelonnait en longueur sur la croupe constituant son axe primitif d'attaque, fait face à gauche et se trouve ainsi placée en ligne devant son nouvel objectif. La cavalerie divisionnaire, en flanc garde dans la vallée de l'Oued Boured pour maintenir la liaison avec la division Vernois et empêcher les mouvements ennemis par les fonds, la protège contre une manœuvre débordante. Les goumiers de Bournazel, les partisans d'Hamidou descendent dans la gorge, remontent le versant opposé ; quelques coups de canon les aident à chasser les Beni Amret et leurs alliés, enfin réveillés, et qui accouraient trop tard au baroud. L'infanterie suit avec peine sur un terrain extraordinairement accidenté. A 11 heures, elle couronne la longue crête de l'Aghil Bendo et le groupe d'accompagnement du commandant Germain(1) peut s'y installer pour appuyer goumiers et partisans descendus dans la plaine et prendre à revers des groupes épars sur le Djebel Roukdi, qui gênaient la droite de la division Vernon. Si j'ai donné quelques détails sur cette affaire, bien mince en apparence, c'est parce que l'enlèvement de l'Aghil Bendo, rendu si aisé par les particularités de la conquête du Djebel Bou Zineb, peut être considéré comme l'une des deux causes déterminantes du rapide effondrement d'Abd-elKrim. L'autre est le concours de circonstances qui fit du colonel Corap un commandant de brigade dans la division marocaine. Pendant les dernières semâmes avant la reprise des hostilités, deux colonels l'avaient précédé que la maladie envoya dans les hôpitaux. On ne trouve sur place, comme successeur possible, que le colonel Corap qui faisait alors partie du service des affaires indigènes et occupait en cette qualité l'emploi de chef du cercle, de Taza-Nord. II accepta de prendre le commandement de la brigade disponible, mais à condition de conserver en même temps la direction du cercle pendant les opérations. Le brigadier put faire connaître sans retard à son divisionnaire tous les mystères de la situation politique chez les riffains dont il avait, comme chef du cercle de Taza-Nord, et grâce à ses forces supplétives et ses agents de renseignements, les moyens de surprendre et de diriger l'évolution. Sans perte de temps dans un circuit de comptes-rendus ou de propositions, sans atténuations à travers les cascades d'appréciations hiérarchiques dans le service des affaires indigènes, les décisions purent être prises à la mesure des occasions et la force de la division marocaine se trouva toujours prête instantanément à les rendre sans appel. D'ailleurs, l'entente confiante et cordiale, qui avait son origine dans la commission de rédaction du Manuel à l'usage des troupes employées outre-mer dont le colonel Ibos avait été le secrétaire et où le lieutenant-colonel Corap avait représenté l'Etat-Major de l'Armée, était complète. Aussi l'exploitation à outrance des résultats entrevus sur l'Aghil-Bendo pût-elle être décidée, entreprise et accomplie avec une promptitude qui fut tout 'd'abord considérée à l'arrière comme le témoignage des illusions d'une dangereuse témérité. Le 21 Mai, de grand matin, la visite du massif conquis conduisait le général Ibos sur l'Aghil-Bendo. Le développement logique et opportun des opérations se dessina aussitôt devant lui. Ce n'était plus à une offensive méthodique et rigide qu'il fallait le demander, mais à la saisie rapide des ultimes ressources d'Abd-el-Krim. Tout nous y conviait : sur le plateau largement ondulé qui semblait se prolonger jusqu'au minaret lointain de Targuist, les villages grouillants d'enfants et de femmes accueillaient avec aménité les "forces supplétives" lancées en reconnaissance par le colonel Corap; les moissonneurs dans les champs, les troupeaux épars sur les pâturages des collines, confirmaient les sentiments pacifiques des habitants, exprimés au colonel par leurs caïds et leurs cheikhs. Sans doute la rapide conquête du Djebel avait découragé ces guerriers arrivés trop tard à la bataille, mais le 14e R.T.A. disséminé sur la longue crête de l'Aghil-Bendo et surtout les 10 canons de 75 M. et de 105 M. du groupe Germain qui l'appuyaient et qui pouvaient anéantir sans danger leurs demeures et leurs richesses étalées sous leurs coups, les incitaient à demander l'aman et à nous offrir de livrer passage sur leur territoire si nous voulions aller à Targuist. Certes, nous le voulions, car nous savions qu'Abd-el-Krim y possédait un riche arsenal, une maison de commandement, un centre de liaisons et de transmissions dont la perte achèverait sa ruine, en provoquant la défection de nombreuses tribus. Aussi, les dispositions préparatoires sont-elles prises aussitôt. Il n'est plus question de maintenir l'occupation du Djebel Bou Zineb et l'alignement avec les divisions voisines : la brigade Corap tout entière se réunira sur l'ondulation du Djebel Eddid, qui s'élève sur le plateau des Béni Amret, à quelques kilomètres à l'ouest de l'Aghil Bendo; elle constituera, avec le groupe Germain (10 canons de 75 M. et de 105 M.) et le groupe Mourret (8 canons de 65 M.), les escadrons de la cavalerie divisionnaire du commandant Cristiani, une colonne mobile qu'une petite étape séparera de Targuist et à laquelle les forces supplétives serviront d'avant-garde. Les ordres sont donnés sur place pour le stationnement articulé de ces importants effectifs qui doivent être tenus prêts à marcher le lendemain matin. Ensuite, c'est l'Etat-Major de la division qui s'affaire à Boured : il faut organiser un centre provisoire de distributions à Taïnest, près de la base de départ de la colonne mobile, pour le ravitaillement des troupes quand elles auront atteint Targuist et le faire protéger par un bataillon de légion ; il faut aussi que le commandant Pouchot, chef ———— (1) Actuellement commandant la lre Division Coloniale. © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 4 du génie divisionnaire, qui a déjà supérieurement dirigé les travaux de route Aknoul-Boured, disperse les reconnaissances de son personnel, pour l'étude d'une piste carrossable reliant Boured au centre de distributions. Il faut enfin obtenir la liberté de manœuvre pour le lendemain. Après bien des messages et des entretiens par téléphone, le généra] Marty n'accepte pas de laisser le général Ibos tenter l'aventure. Mais deux officiers de l'Etat-Major du général Boichut viennent par hasard aux nouvelles, vers le milieu de l'après-midi. On les conduit aussitôt sur l'Aghil-Bendo, magnifique observatoire d'où ils voient les bivouacs de la colonne mobile déjà rassemblés, l'aspect engageant de sa zone de marche, qui contraste avec les canonnades lointaines, entendues à droite sur le Djebel Hamman, à gauche sur le Djebel Roukdi. Les explications qu'on leur donne, l'impression qu'ils éprouvent, fixent leur opinion : "la poire est mûre, il faut la cueillir". De retour au quartier général de Boured, ils multiplient à leur tour les appels téléphoniques et ils finissent par annoncer joyeusement l'arrivée du général Boichut pour le lendemain matin. On n'en demandait pas autant, mais on pensa qu'il n'en résulterait qu'un retard de quelques heures dans le départ de la colonne mobile et que celle-ci pourrait toujours atteindre son objectif avant la nuit. mandant en chef s'arrêta devant le quartier général de la division marocaine. On part aussitôt à cheval pour l'Aghil Bendo où le colonel Corap se morfond depuis le matin. Pendant le trajet, il semble que l'accord ne sera pas facile entre les possibilités du moment et les restrictions que les consignes formelles, reçues pendant la nuit, imposent au général Boichut. Mais celui-ci est impressionné par tout ce qu'il voit et entend. Le colonel Corap lui présente les caïds nommés par Abd-el-Krim et qui ont ac- cepté de changer de maître; la colonne mobile, alertée par l'ordre préparatoire de mouvement, peut encore apparaître avant la nuit dans la région de Targuist où le général Ibos est prêt à la conduire, car les forces supplétives patrouillent sans obstacle sur la rive droite de l'Oued-Ghis; les 10 kilomètres de fourrés et de ravins que les généraux ont traversés depuis Boured avec quelques officiers, sans autre escorte que deux goumiers, témoignent de la tranquillité complète d'une région naguère hostile. Dans l’attente de la Targuiba Deux compagnies de chars de combat se hâtaient lentement depuis Rabat pour venir renforcer à Boured la puissance offensive du corps d'armée ; le général Boichut, accompagné par le général Marty se fraya péniblement le passage pour devancer leur immense cortège sur la piste qu'elles encombraient. Le soleil était déjà haut quand l'automobile du comLa Targuiba © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 5 Sans doute, le général Boichut accepterait de traduire le "dans la direction de Targuist" des instructions supérieures qui autorisent un nouveau bond en avant, par le "dans la région de Targuist" que lui propose l'ordre d'opérations présenté à son assentiment. Mais le général Marty préfère la méthode prudente qui ne laisse rien à l'imprévu et qui a donné jusqu'à présent de si bons résultats; Targuist, dit-il encore, est loin dans la zone espagnole et il convient de ménager les sentiments de nos alliés, sans négliger certaines susceptibilités européennes toujours en éveil. Et le général Boichut pense qu'il peut tout concilier : le général Ibos ne conduira pas la colonne mobile "dans la région de Targuist", mais la brigade Corap s'avancera de quelques kilomètres "dans la direction de Targuist" sur un massif bordant la rive droite de l'Oued Ghis, où le colonel pourra mieux appuyer et diriger la propagande politique de ses forces supplétives dans le territoire convoité. La majestueuse ordonnance du corps d'armée Marty n'en sera guère modifiée; l'opportunité du geste décisif apparaîtra évidente à Paris, par la facilité démontrée de l'accomplir, facilité dont le gé- Type de bivouac parce que toute journée gagnée par Abd-el-Krim dans cette période critique pouvait nous coûter cher, le général Ibos adjoignit discrètement à la brigade Corap tous les autres éléments de la colonne mobile qui se trouverait ainsi plus proche encore de son objectif. D'ailleurs, l'occasion espérée se montre bientôt, mais sous un aspect différent de celui qu on avait imaginé. La nécessité imprévue d'une conférence avec le général Sanjurjo dans la matinée du lendemain, modifia vers le milieu de la nuit les projets du général Boichut qui Fantasia d’une harka de partisans néral Boichut témoignera luimême, puisqu'il accompagnera le lendemain la brigade Corap dans son déplacement. Pour en précipiter la conclusion, il fixe avec une générosité prévoyante les conditions de la soumission à imposer aux tribus. Ce n'était pas tout à fait ce que l'on souhaitait, mais enfin on était autorisé à "décoller", et peut-être l'occasion s'offrirait-elle de ne pas s'arrêter en si bon chemin. Pour être prêt à la saisir sans retard, © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM s'était arrêté à Boured pour assister au mouvement du colonel Corap. Il partit donc à l'aurore dans une direction opposée, laissant ainsi la division marocaine libre de ramasser une carte blanche n'était pas alors en son pouvoir de lui donner, mais dont il avait deviné qu'elle ferait bon usage. Et tandis qu'il se rendait chez les Espagnols, deux cavaliers expédiés par des voies différentes, apportèrent au colonel Corap un ordre de mouvement pour le lendemain 24, qui poussait la colonne mobile sur la rive gauche de l'Oued Ghis. Elle s'installerait sur le Djebel Mesdoui qui domine la plaine de Targuist, d'où elle précipiterait l'effondrement d'Abd-el-Krim et où le général Ibos la rejoindrait le 25, pour coordonner, s'il en était besoin, l'action politique du colonel et l'action militaire de la division. Les estafettes firent diligence mais, lorsqu'elles l'atteignirent, le colonel Corap, avec toute la colonne mobile, était en train de franchir l'Oued Ghis. Il était arrivé sans incident, vers le milieu du jour, sur la position d'attente fixée par le général Boichut. Or, la curiosité sympathique des indigènes, ou leur passivité, signalée par les officiers des goums et les caïds des partisans, l'invitait à aller plus loin. Puisque, selon toute apparence, ils hésitaient à prendre un parti hostile, seule une opportune manifestation de force audacieuse pouvait empêcher ces indécis de se transformer en adversaires. Il ne fallait donc pas perdre son temps à stationner : la décision du colonel Corap avait été vite prise. Continuant sa marche, la colonne mobile traversa la gorge profonde de 300 mètres et remonta sans désemparer les pentes escarpées du Djebel Mesdoui, sous la protection morale de l'artillerie. Arrivés sur le plateau qui en forme le sommet, batteries, fantassins et spahis s'y installent paisiblement au bivouac, tandis que les goums et les partisans courent la 6 plaine, palabrent avec les villageois, encore sur la réserve, et s'emparent de la mahakma d'Abdel-Krim, que nul ne tenta de dépendre. Bientôt après, apparaissent dans le ciel les avions de reconnaissance et de bombardement, qui venaient depuis Fez faire leur randonnée quotidienne au dessus de Targuist. Intrigués par le grouillement de foules qui ne leur manifestent aucune hostilité, les aviateurs lancent le signal "Qui êtesvous ?" Ils furent encore plus étonnés en voyant se déployer les panneaux des corps de la colonne mobile et des forces supplétives, qui révélaient la présence de nos troupes sur un objectif dont la conquête était encore, pour l'arrière dans le domaine des impossibilités. Ils firent aussitôt demi-tour pour aller annoncer à Rabat cette invraisemblable nouvelle. Cependant, à l'arrière, l'envoi et la présence de la colonne mobile à Targuist firent naître quelques inquiétudes. Faute de se trouver dans l'ambiance, on redoutait une catastrophe. On supposait que la duplicité des tribus avait entraîné nos troupes dans un traquenard. Ce ne fut pas sans grandes difficultés que le général Ibos put maintenir la colonne mobile sur sa position et conserver au colonel Corap la liberté de résoudre, selon son expérience des affaires indigènes, le problème politique que les circonstances avaient si brusquement modifié. Quand il partit le lendemain matin 24 pour Targuist, il emportait une sorte d'acceptation sceptique du fait accompli, suffisante pour en garder la responsabilité avec toutes ses conséquences. En doublant l'étape pour accomplir un jour plus tôt la mission qui lui était assignée, le colonel Corap avait pris une initiative singulièrement heureuse et opportune. Outre qu'elle empêchait à propos les irréductibles de se concerter pour des actes de résistance, elle annihilait les espoirs d'Abd-el-Krim. On devait en effet apprendre, quelques jours plus tard, que la défection des Béni Amret et tribus voisines, avait découragé l'émir du Riff, déjà fâcheusement impressionné par la perte d'Adjdir, de Temassint et d'une partie du Djebel Hamman. Aussi longtemps que nos troupes seraient arrêtées devant la barrière de l'Oued Ghis, il pouvait encore faire figure de chef puissant et dresser de nouveau le piège des négociations. Il avait donc, dès que lui fut connue la vulnérabilité de Targuist, expédié par la voie des airs un émissaire à Rabat, pour proposer un armistice que des motif$ d'humanité lui faisaient paraître nécessaire, car trop de femmes et d'enfants, disait-il, étaient victimes des bombardements aériens sur les villages et les marchés. Heureusement, la nouvelle de l'occupation de Targuist sans coup férir fut connue presque simultanément et dévoila chez notre adversaire, une situation militaire et politique peu favorable aux intrigues de ses amis européens. Il ne restait plus qu'à laisser les événements suivre leur cours. Une trentaine de kilomètres, à travers un pays soumis depuis deux jours, séparaient le Q.G. de Boured, du Djebel Mesdoui. La petite caravane, composée du général Ibos, du chef d'Etat-Major commandant Gailhard, du colonel Tinland chef de l'artillerie divisionnaire, du capitaine Barbet, le Sherlock-Holmes de la Division, du capitaine Lenglet, de 2 spahis d'escorte et des conducteurs de mulets porte-bagages, les franchit sans incident, saluée au passage par les villageois amènes et par les groupes d'émigrants qui venaient de bien loin chercher dans la zone française un refuge hors de la portée des réquisitions d'Abd-el-Knm et des représailles hypothétiques des Espagnols. Leur exode lamentable rappelait celui des populations de France s'enfuyant en 1914 devant l'invasion, mais il était aussi un indice encourageant de la débâcle imminente chez notre adversaire. Cet indice devint une certitude quand la caravane arriva au milieu des bivouacs de la colonne mobile, qui s'étalaient depuis la veille au soir sur les deux plateaux jumeaux du Djebel Mesdoui. Au loin, dans la plaine, goumiers et partisans fraternisaient avec les habitants des hameaux disséminés autour de la mahakma de l'émir. Devant celleci, quelques uns de nos cavaliers montaient la garde, pour préserver du pillage les stocks importants d'armes, de munitions, de matériel © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM qu'Abd-el-Krim avait tenté en vain, la nuit précédente, de reprendre par un coup de main désespéré. Aux abords du bivouac, une foule de notables entourait le colonel Corap et ses officiers ; elle affirmait son loyalisme à l'égard du vainqueur, son mépris du vaincu et sacrifiait selon les rites d'une targuiba monstre les jeunes taureaux offerts en signe de soumission par les tribus de la région. Les nouveaux ralliés multipliaient les protestations de dévouement et certains, avides d'arriver les premiers dans la course aux honneurs et profits, proposaient en secret de guider nos troupes vers le dernier refuge de celui qui n'était déjà plus l'émir ou le sultan. Pendant la journée, le colonel Corap n'avait pas perdu son temps. Il avait déjà dépêché dans tous les villages et même dans l'entourage d'Abd-el-Krim des émissaires qui promettaient un aman généreux, en échange de la livraison des armes qu'un régime de justice et de paix rendrait désormais inutiles. Les adhésions affluaient et, le soir même, nous en avions assez pour préparer la capture d'Abd-el-Krim : elle devait être tentée, la nuit suivante, par un détachement de nos forces supplétives, dont la clarté cl une pleine lune favoriserait l'opération. Enfin, le centre provisoire de distributions établi à Taïnest se transformait en base bien pourvue et bien gardée à mi-chemin sur la piste de Boured, pour garantir contre tout retour imprévu de fortune les résultats politiques et territoriaux déjà obtenus. Les chances de réussite du coup de main projeté étaient confirmées par un hôte inattendu. Ce même soir, un fugitif de marque venait nous demander asile. C'était le propre beau père d'Abdel-Krim qui avait pu s'échapper avant un dénouement qu'il redoutait tragique et prochain. Abd-elKrim, dit-il, n'était plus entouré que de quelques fidèles depuis qu'on l'avait vu revenir, accompagné par les rares survivants de son attaque nocturne à Targuist, épuisé, tirant son cheval par la bride, après l'échec de son entreprise désespérée. Isolé maintenant dans une kasbah, sous la protection d’un chérif vénéré, il assistait à la défection des tribus, comtem7 plait les allées et venues de nos goumiers et partisans qui rodaient dans ses parages. Il ne pouvait même plus obtenir des villageois les 200 animaux de bât dont il avait besoin pour se mettre lui et sa smalah hors de notre portée. Aussi, la journée du lendemain 25 mai s'annonça-t-elle pleine de promesses. Mais elles furent tout autres que celles qu'on escomptait. Tandis que s'exécutent de nouvelles targuibas qui amènent au camp les délégués de tribus riveraines de la Méditerranée, le chérif Ahmidou-el-Ouazzani, châtelain de la Kasbah Snada, apparaît escorté de quelques serviteurs et son arrivée suscite les commentaires étonnés de la foule. Il vient offrir sa garantie morale de la bonne foi d'Abd-el-Krim, réfugié chez lui, qu'il déclare méthug (fichu) et qui a l'intention de se rendre aux Français. Une telle solution semble aussitôt préférable au coup de main projeté qui, même assuré d'un heureux et complet succès, comportait des risques et des pertes. Le colonel Corap n'hésite pas à faire confiance au chérif. D'accord avec le général Ibos, il choisit trois de ses meilleurs officiers des affaires indigènes, le capitaine Suffren, le lieutenant de vaisseau Montagne et le lieutenant de Larouzière, qui partent sur le champ avec El Ouazzani dont ils seront les hôtes inviolables à Snada. Ils ont la mission d'obtenir d'Abd-el-Krim une prompte soumission sur les bases suivantes : comme gage de sa sincérité, l'émir fera conduire le lendemain, au camp, prisonniers espagnols et français, dont le refus de libération inconditionnelle par ses plénipotentiaires avait causé l'échec de la conférence d'Oudjda; en échange, le colonel Corap lui promettait la vie sauve, un sort honorable et la protection de sa famille et de ses biens!. Ainsi, les effets de notre présence à Targuist se succédaient avec trop de rapidité pour qu'on songeât à ralentir ou modifier le cours des événements, en sollicitant à l'arrière des ordres ou des instructions qui ne pouvaient plus être que contradictoires. L'isolement était donc la condition essentielle des initiatives et il n'était guère facile de le troubler hors de propos. Le poste de T.S.F. de la brigade © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM émettait rarement et d'innombrables "parasites" rendaient l'écoute aléatoire. Cependant, le capitaine Suffren et le lieutenant de vaisseau Montagne étaient arrivés à Snada et le chérif El Ouazzani les avait aussitôt présentés à Abd-el-Krim. Celuici les recevait avec courtoisie, entouré des derniers vestiges de son "conseil des ministres" : une cinquantaine de guerriers en uniforme, bien armés et bien équipés, constituaient toute sa garde du corps, trop faible pour empêcher sa capture dans un assaut de la kasbah, ou pour le protéger dans un exode vers une lointaine peine avait-il disparu que survenait un messager envoyé par le capitaine Suffren et le lieutenant de vaisseau Montagne. Il apportait les premiers résultats de leur délicate mission. Abd-el-Krim consentait à libérer les prisonniers, qui seraient mis en route vers le camp à l'aube du lendemain; il se présenterait lui-même, vers la fin de la nuit suivante, aux abords du village de Tizenmourène, à 10 kilomètres environ au nord du Djebel Mesdoui, où il remettrait son sort entre les mains du colonel Corap si la protection de sa famille et de ses biens lui était garantie. Pour cette protection il refusait l'emploi de nos par- La plaine de Targuist et le djebel Mesdoui région du Riff occidental où son délégué Kheriro conservait encore quelque autorité. Pendant ce temps, le pittoresque caïd Haddou, accompagné par un médecin français de la mission sanitaire envoyée par la Croix rouge auprès des prisonniers, venait aux nouvelles dans le camp et tentait une dilatoire diversion. Mais l'époque des grandeurs était passée pour lui. Le "délégué de la république riffaine", qui paradait naguère à la conférence d'Oudjda, eut beau prodiguer ses sourires amènes et ses engageantes poignées de main. Le colonel Corap lui fit vite comprendre que Targuist était loin d'Oudjda; convaincu de son impuissance, Haddou repartit avec son compagnon, non sans avoir promis d'employer au service de la France tout son crédit sur Abdel-Krim: il posait déjà sa mise sur un nouveau tableau. En réalité, il jouait de son mieux le rôle de la mouche du coche. A tisans, dont il redoutait les rancunes et les instincts pillards ; il exigeait un détachement de troupes régulières, qui lui inspirerait plus de confiance. Les officiers ajoutaient qu'une escorte serait utile pour préserver le cortège des prisonniers contre les sévices possibles des indigènes pendant le trajet et que des méprises étaient à craindre du côté de l'aviation espagnole qui commençait à prendre la kasbah Snada et le territoire environnant comme objectifs de reconnaissance et de bombardement, Les garanties demandées par les officiers ne concordaient guère avec la lettre des ordres récemment reçus, concernant l'emploi indésirable des troupes régulières hors de leur bivouac du Djebel Mesdoui, mais ceux-ci pouvaient être interprétés dans le sens des changements qui avaient suivi leur rédaction. 8 Un capitaine aviateur, arrivé par la voie des airs pour reconnaître un terrain provisoire aménagé près du camp, se chargea de prévenir l'aviation espagnole et de faire survoler le convoi de prisonniers par quelques appareils français; les goums Schmidt et Bournazel, accompagnés d'infirmiers, furent envoyés pendant la nuit à Toufist pour servir d'escorte aux libérés, dont une cinquantaine environ devaient être transportés sur des mulets de nos trains régimentaires. Et, non sans quelque inquiétude, on attendit leur retour. De grands préparatifs étaient faits à l'ambulance de la colonne, dont l'unique médecin recevait un appréciable renfort dans la personne du médecin chef divisionnaire Camus, venu par avion de Boured, avec un chargement de médicaments et de matériel. Un des centres de ramassage du matériel de guerre pris par la division marocaine l'après-midi, le dernier groupe, celui des 46 malades et impotents, arrivait sur les mulets et recevait à l'ambulance les soins les plus dévoués, mais deux d'entre eux, épuisés, n'y entrèrent que pour mourir. Ce furent ainsi 6 officiers, 8 sous-officiers et 27 soldats français, 115 tirailleurs algériens et 6 sénégalais, 151 gradés et soldats espagnols, quelques civils, 2 femmes et 4 enfants razziés en zone espagnole, qui retrouvèrent sur le L'arrivée des prisonniers, aussitôt annoncée par T.S.F. commença d'ébranler le scepticisme persisEnfin, le 26 vers 10 heures, la tête tant de l'arrière. En combinant l'audu cortège, signalé depuis longtomobile et le cheval, le colonel temps par les rondes de nos Huot, chef de la région de Taza et avions, apparaît au sommet d'un supérieur hiérarchique du colonel col lointain, Abd-el-Krim est donc Corap dans le service des affaires résolu à tenir ses promesses et les indigènes, arriva vers le milieu de envoyés du colonel Corap ont l'après-midi pour confronter de vitriomphé de ses dernières persu la réalité des faits avec les plexités. Le cortège arrive au camp comptes-rendus sensationnels de dans un tumulte d'acclamations. son subordonné. Il admira, compliSauf les Français qui menta et repartit avaient été relativesans avoir renonment bien traités, les cé à croire que la prisonniers portaient dernière scène du sur leur physionomie drame nous réserles marques des soufverait une amère frances et des privadéception. Mais tions subies pendant un autre visiteur, une longue et dure le colonel Armaincaptivité. Affublés d'ingaud, chef de l'aévraisemblables orironautique milipeaux, leur défilé restaire au Maroc, à semblait à une sorte peine débarqué de descente de la de son avion reCourtille, dont nul connut que nous spectateur ne sonaurions partie gageait à l'égayer. Après gnée, ai quelque l'examen à l'ambuintrigue de la derlance, les valides sont nière heure n'en répartis dans les povenait comprometLes Etats-majors franco-espagnol, à la Mahakma d’Abd El Krim, potes et les tre le résultat. à Targuist, le 13 avril 1926 "ordinaires" qui leur Djebel Mesdoui la joie de vivre et réservent un chaleureux accueil. Or, à Rabat, où restait vivace le la sécurité des lendemains. Ils fuLa plupart croient encore faire un souvenir des faux roguis capturés rêve et redoutent de se réveiller ou livrés tandis que le vrai contirent conduits le jour suivant à dans l'enfer riffain. Ils coupent les nuait de soulever Jes tribus contre Boured où, grâce aux moyens de émouvants récits de leurs aventule sultan, une tromperie analogue transport d'une grande base, ils res par d'expansives assurances paraissait encore possible. ne s'attardèrent pas longtemps de reconnaissance éternelle à Il semblait invraisemblable qu'Abddans les austères parages du l'égard de leurs libérateurs. Dans el-Krim en personne vînt jouer à Riff. © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 9 Tizenmourène le rôle d'Eustache de Saint-Pierre à Calais; on soupçonnait qu'il s'y ferait représenter par quelque sosie. C'est sans doute en prévision d'une telle supercherie que le commandant Cyvoct fut envoyé en avion à Targuist, dans l'après-midi, porteui d'instructions pour la cérémonie du lendemain. On recommandait au général Ibos de ne lui donner aucun éclat, comme s'il ne s'agissait que d'un obscur caïd rebelle, qui serait ensuite conduit discrètement à Taza. Mais de$ ordres contraires étaient déjà donnés. Bien mieux préservé à la colonne qu'à l'arrière contre une erreur, chacun savait qu'Abd-el-Krim ne voulait et ne pouvait plus nous tromper. Le général Ibos avait donc résolu de donner à sa soumission toute la publicité possible, afin que nul fauteur de trouble ne pût tenter plus tard de prendre à son compte le nom et la personnalité de l'émir. Abd el Krim (à droite) et son frère Abdsselem (à gauche) A la kasbah Snada, en effet, le capitaine Suffren et le lieutenant de vaisseau Montagne avaient habilement fait échouer un malentendu qu'Abd-el-Krim essaya d'exploiter au dernier moment pour gagner du temps. Ils confirmèrent © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM son arrivée en leur compagnie, le lendemain à Tizenmourène, après lui avoir donné toutes satisfactions sur la qualité des troupes qui devaient protéger l'exode de sa famille et de ses biens. Aussi, fut-ce sans appréhension que nous allâmes au rendez-vous. Douze kilomètres environ de piste accidentée séparaient Tizenmourène du camp. On s'était mis en route à minuit, dans la radieuse clarté d'une pleine lune au zénith, qui rendait la marche facile comme en plein jour. On s'arrêta dans un vaste champ qui dessinait un amphithéâtre, pour y attendre l'arrivée d'Abd-el-Krim. L'assistance était nombreuse. Il y avait le détachement que le lieutenantcolonel Giraud devait ensuite conduire à Kemmoun et Toufist pour accomplir la mission de protection et de transport promise à notre adversaire vaincu : deux bataillons du 14e R.T.A., disposés en ligne de colonnes de compagnie, dominés en arrière par deux escadrons, l'un de spahis, l'autre de goumiers, en ligne de pelotons. En arrière encore et sur les flancs, un millier de partisans branès, marnissa, gueznaïa, avec leurs caïds et leurs cheikhs, mêlés aux indigènes des villages voisins, qui seraient dans les tribus les témoins irrécusables de cet événement. Le soleil était déjà levé, quand un groupe de cavaliers apparut enfin sur une crête prochaine; il s'enfonça dans un ravin et surgit sur la lisière du champ près de laquelle, devant la troupe, le général Ibos et le colonel Corap qu'environnent de nombreux officiers venus en curieux, attendent les arrivants. C'est bien Abd-el-Krim, encadré par Suffren et Montagne dont la physionomie reflète la fatigue, la joie et la fierté; quelques fidèles l'accompagnent. Et tandis qu'ils mettent pied à terre, une sonnerie de clairons, des commandements brefs figent aussitôt l'assistance dans un silence et une immobilité impressionnants. Puis, la voix claire de Suffren s'élève : "Mon général, dît-il, voici Si Ahmed Abdel-Krim qui renonce à la lutte et se confie à la générosité du gouvernement français". L'interprète Frochier traduit aussitôt la réponse "II n'aura pas à le regretter. Je le re- mercie de sacrifier sa liberté pour que français et riffains vivent désormais en paix. Il s'est bien battu et mon pays estime les guerriers braves", — "Je sais que la France est généreuse et j'appelle sur toi les bénédictions d'Allah", fait dire Abd-el-Krim dont l'aisance et la dignité sont remarquables en ce moment solennel et qui semble indifférent à l'intense curiosité dont il est l'objet. Le général le présente alors au colonel Corap qui échange à son tour des compliments avec lui et l'invite à prendre quelques instants de repos dans une maison voisine, à l'abri des regards et des commentaires de la foule qui va se disperser. D'abord, le détachement du lieutenantcolonel Giraud s'ébranle vers Kemmoun et Toufist, emmenant 210 mulets d'artillerie qui transporteront les bagages et le personnel de la Smalah dont le caïd Haddou lui fera la remise au nom de son ancien maître; puis les partisans, les indigènes s'éloignent à regret. Quand les curiosités indiscrètes ne sont plus à redouter, le colonel Corap conduit Abd-el-Krim et sa suite à la mahakma de Targuist. Notre ancien adversaire rentrera sans émotion apparente en prisonnier dans cette maison d'où, naguère, il soulevait les tribus contre nous et où le colonel Corap maintenant, lui parle en vainqueur courtois mais tout puissant. Le général Ibos était déjà de retour au camp avec les officiers qui se félicitaient d'avoir assisté à un tel spectacle et il avait annoncé en ces termes, par T. S. F., l'événement. "Le 27 Mai, à 5h15, près de Tisenmourène, Abd-el-Krim, vaincu par les armes, s'est présenté devant les lignes françaises au général Ikos, commandant la Division marocaine, et au colonel Corap commandant la 8e brigade et le cercle de Taza Nord. Il se confie à la générosité de la France et il demande seulement que sa famille et ses biens soient protégés. Il sera dirigé aujourd'huï sur Boured". Ainsi se terminait la campagne. Après une difficile, méthodique et 10 prévoyante mise en place du dispositif d'offensive, trois semaines d'opérations avaient suffi pour abattre un adversaire qui, depuis des années, tenait l'Afrique en émoi. L'heureux dénouement qu'on devait attendre d'un plan magistralement conçu par un grand chef et fort habilement exécuté par des généraux tels que Boichut et Sanjurjo, avait été précipité par des "causes secondes" qu'il n'est pas inutile de rappeler, II y eut le respect des liens organiques, exigé par le maréchal Pétain. Les troupes combattirent avec leurs chefs, au lieu de constituer des groupements hétéroclites selon les convenances particulières du moment et l'esprit de corps put en outre produire ses bienfaisants effets. Il y eut le système des attaques simultanées sur de grands fronts qui, contre' des adversaires dépourvus de matériel puissant et surtout d abondantes réserves, devait promptement les décourager. Il y eut aussi la collaboration étroite des Affaires indigènes et du commandement militaire, qu'un rare concours de circonstances fit cordiale et complète à la Division marocaine, ainsi que je l'ai montré et qui seule pouvait provoquer l'effondrement subit d'Abd-el-Krim. La présence de la colonne mobile à Targuist, les accords politiques entre le colonel Corap et les tribus jusqu'à la Méditerranée qui en furent la conséquence, nous plaçaient dans une situation singulière à l'égard de nos alliés. Mais le général Sanjurjo et le général Castro Girona, au cours de visites particulièrement cordiales échangées à Targuist et à Kasbah Snada, comprirent aussitôt ce que notre intrusion dans leur domaine avait eu d'avantageux. Ils approuvèrent le modus vivendi provisoire que leur proposa le général Ibos, qui devait amener le colonel Corap à remettre à son collègue espagnol un territoire entièrement pacifié et désarmé(1), où, la transmission des pouvoirs s'effectuerait selon une transition préparée de concert avec les remplaçants. Ainsi, après comme pendant les opérations militaires, la collaboration des deux armées fut confiante et complète. On ne pouvait donc manquer de souligner que l'expérience riffaine avait eu ailleurs un précédent aussi heureux. Non sans émotion, le général Sanjurjo et les officiers qui l'accompagnaient, apprirent que les noms de la place d'Espagne, des rues Jacarco, Palanca, Lanzarote, perpétuaient à Saigon le souvenir de la glorieuse part des troupes espagnoles dans l'expédition de Cochinchine et la victoire de Ki-Hoa. Alors encore, nos voisins avaient combattu avec nous pour accomplir une œuvre commune de justice et de paix. De tels liens sont assez forts pour résister, si nous le voulons bien, à l'action dissolvante de malentendus passagers. Pierre Khorat ————— (1) Le butin de guerre recueilli par la Division marocaine dans su zone d'opérations comprit : 7 canons de 75 et de 80 M., 755 fusils à tir rapide, 16 mitrailleuses, 1 JD, 6 fusils mitrailleurs et une quantité considérable de munitions. Les tribus désarmées par le colonel Corap lui remirent plus de 30 mitrailleuses et près de 10.000 fusils modernes, de modèles divers. Paru dans la Revue des Troupes coloniales n°263 - juin 1939 © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 11