DÉCENTRALISATION FONCIÈRE DANS LE CONTEXTE DES
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DÉCENTRALISATION FONCIÈRE DANS LE CONTEXTE DES
DÉCENTRALISATION FONCIÈRE DANS LE CONTEXTE DES RÉFORMES « POST-CONFLITS » EN RDC : de la « dépendance du sentier » aux incertitudes du parcours Aymar Nyenyezi Bisoka Abstract Le présent article analyse l’échec de la gestion centralisée des terres en RDC, échec duquel sont tirés les principaux arguments du gouvernement congolais et des bailleurs des fonds en faveur d’une décentralisation foncière. (1) Il montre tout d’abord que l’engagement de la RDC envers une décentralisation foncière tient moins à sa subordination aux injonctions des bailleurs des fonds (dépendance des ressources) qu’à une nécessité de poursuivre un chemin préalablement tracé dans le cadre juridique congolais et dont le contournement impliquerait des coûts trop élevés (dépendance du sentier). (2) L’article montre ensuite comment les acteurs politiques congolais interprètent la décentralisation plus à travers ses éléments soutenant leurs causes qu’à travers les valeurs intrinsèques de la décentralisation. Des arrangements institutionnels en rapport avec leurs opinions et leurs intérêts redéfinissent alors la notion de décentralisation. (3) Enfin, en montrant les difficultés d’asseoir la décentralisation foncière dans une situation de nonefficacité de la gestion foncière centralisée, l’article remet en question la certitude selon laquelle la décentralisation serait la solution aux problèmes liés à la gouvernance foncière en RDC. Il soutient par-là que les faiblesses de la centralisation foncière en RDC amenuisent les chances de l’effectivité et de l’efficacité de la décentralisation foncière plus qu’ils n’en justifient la mise en place. 1. L’ÉCHEC DE LA GESTION CENTRALISÉE DES TERRES EN RDC Pour l’application du régime foncier, la RDC est divisée en circonscriptions foncières dont le Président de la République détermine le nombre et les limites1. Ces dernières s’occupent de l’enregistrement des terres (immeubles) et de la délivrance des titres. Chaque circonscription est administrée par un conservateur des titres immobiliers2. Ces circonscriptions dotées des prérogatives importantes en matières foncières sont éloignées de la masse paysanne (Mafikiri Tsongo et Mathieu, 1997 : 49). Non seulement cela serait à la base de l’affluence de plusieurs intermédiaires illégaux, mais il cause aussi des coûts exorbitants pour des paysans qui sont déjà pauvres pour la plus part – en plus de l’analphabétisme et de la méconnaissance de la loi foncière qui ne leur permettent pas de maîtriser les règles et rouages de l’administration foncière (Utshudi Ona, 2009 : 290). Une analyse des pratiques dans les transactions foncières en RDC a montré que la pluralité de cadres institutionnels intervenant dans l’attribution des terres est à la base des Selon l’Ordonnance n° 74-149 du 2 juillet 1974, fixant le nombre et les limites des circonscriptions foncières de la République du Zaïre, le nombre et les limites des circonscriptions foncières de la République coïncident avec le nombre et les limites des régions. 2 Art. 223 de la loi no 73-021 du 20 juillet 1973 portant régime général des biens, régime foncier et immobilier et régime des sûretés, telle que modifiée et complétée par la loi no 80-008 du 18 juillet 1980, in Les codes Larcier, Droit civil et judiciaire, tome I, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2003, pp. 95-125. . 1 conflits de légitimité entre les autorités qui composent ces cadres3. L’hybridation des règles dans laquelle le droit coutumier a pris l’avantage sur le droit étatique, surtout en milieu rural. Face à ce pluralisme juridique et institutionnel, les acteurs ruraux développent des stratégies à partir de leurs réseaux et en fonction de leurs intérêts, en manipulant les cadres juridiques en place4. Cette situation est à la base des pratiques foncières de spoliation et d’exploitation, de sorte que les paysans, pour la plupart dotés de faibles capacités de négociation et de mobilisation des réseaux, se retrouvent dans une situation de perdant (Lavigne Delville, 1998). La gestion centralisée assurée par les circonscriptions foncières est de ce fait remise en cause. Les paysans sont en principe tenus de se déplacer et de payer très cher pour l’immatriculation de leurs parcelles de terre (IFDP, 2013). À cela s’ajoute leur incapacité de mobiliser les rouages de l’administration foncière. Alors qu’ils ont déjà été dépossédés de leur pouvoir foncier à la suite de la domanialisation foncière5, les chefs coutumiers continuent à jouer un rôle important dans l’attribution des terres. Dans leur processus d’acquisition des terres, les acquéreurs sont illégalement tenus de consentir deux procédures trop onéreuses pour la plupart des paysans, l’une coutumière et l’autre moderne. Pour la plupart des fois, les autorités cadastrales et coutumières favorisent la spoliation des paysans par voie d’enregistrement (IFDP, 2013). Pourtant la loi foncière6 impose l’obligation d’une enquête préalable à la concession de terres rurales, le but étant de constater la nature et l’étendue des droits que les tiers pourraient avoir sur les terres demandées en concession et donc les protéger. L’enquête se déroule souvent malheureusement à l’insu des paysans ou sans que ces derniers comprennent son enjeu, seule la présence du chef étant négociée. Cette procédure tend en réalité et plus souvent à considérer comme non occupée – ou à tout le moins comme appartenant au chef, puisque c’est auprès de lui que l’on rachète les droits coutumiers – toute terre non couverte par un document du cadastre. C’est ainsi que même en souscrivant à la procédure de droit écrit, les parties aux contrats fonciers se voient obligées de se conformer aux exigences coutumières en rachetant d’abord auprès du chef les droits fonciers coutumiers7. Cette situation a contribué à discréditer l’administration et décrédibiliser l’autorité coutumière qui pourtant, de part ses fonctions, devrait représenter et défendre les intérêts locaux et assurer le règlement des conflits. Elle possède donc des informations concernant les règles locales d’accès et de gestion de ressources foncières. La remise en question de la gestion centralisée des terres a ainsi suggéré une nouvelle approche en termes de Il s’agit ici du shopping forum. Voir: VON BENDA BECKMAN, F.,VON BENDA BECKMAN, K. (2006). The dynamics of change and continuity in plural legal orders, Journal of Legal Pluralism and Unofficial law, n° 53-54, pp. 1-44. 4 Il s’agit du forum shopping. Ibid. 5 A partir de la promulgation de la loi de 20 juillet 1973 (précitée), aux termes de l’article 387 de la loi du 20 juillet 1973, les terres occupées par les communautés locales sont devenues des terres domaniales au même titre que les terres urbaines. Elles ont été placées désormais dans le domaine foncier privé de l’État (article 60). Alors qu’à son article 388 la même loi reconnait des droits de jouissance régulièrement acquis sur les terres occupées par les communautés locales (article 388), elle a ainsi laissé ces droits de jouissance dans une situation d’indétermination car leur réglementation qui devait être fait par une ordonnance du Président de la République (article 389) n’a jamais été prise jusqu’à ce jour. 6 Voir : Art. 193 de la loi de 20 juillet 1973 précitée. 7 Entretiens, Kavumu, août 2013. 3 2 gestion foncière qui théoriquement placerait les paysans au centre de cette problématique : la gestion foncière décentralisée. Pour les partisans de la décentralisation foncière, celle-ci permettrait non seulement de tenir compte du pouvoir foncier de l’autorité coutumière, mais surtout de l’articuler avec la participation des représentants des paysans notamment. En outre, elle offrirait l’avantage de partir des besoins des paysans, pour tenir ainsi compte de leur savoir-faire pour ce qui est de la résolution de conflits fonciers, leur prévention et la sécurisation foncière. Mais comment envisager une décentralisation foncière alors que la décentralisation administrative qui devrait en principe la soutenir n’est pas encore entamée ? L’engagement de la RDC pour une décentralisation foncière – qui semble ne pas avoir de chance d’être effective – tient-il à la subordination du gouvernement congolais aux injonctions des bailleurs des fonds ? Dans quelle mesure et comment l’approche du pluralisme juridique permettrait-elle de comprendre la réforme foncière dans le contexte sociohistorique de la RDC ? Le présent article revient sur le document de planification de la réforme foncière actuellement en cours et au sein duquel le gouvernement congolais et les bailleurs des fonds préconisent une décentralisation foncière conditionnée par une décentralisation administrative. Or, bien qu’elle ait été consacrée par la Constitution de 2006, celle-ci n’a jusque là pas été effective. Ce qui revient à dire que la décentralisation foncière sur qui le gouvernement congolais compte pour améliorer la gouvernance foncière risque de ne pas être effective comme cela a été le cas du code foncier de 1973. Le présent article analyse l’échec de la gestion centralisée des terres en RDC, échec duquel sont tirés les principaux arguments du gouvernement congolais et des bailleurs des fonds en faveur d’une décentralisation foncière. (1) Ensuite, l’article montre que l’engagement de la RDC en faveur de la décentralisation foncière tient moins à sa subordination aux injonctions des bailleurs des fonds (dépendance des ressources) qu’à une nécessité de poursuivre un chemin préalablement tracé dans le cadre juridique congolais et dont le contournement impliquerait des coûts trop élevés (dépendance du sentier). (2) Ensuite, l’article montre comment, lorsqu’il y a un processus de décentralisation en cours, les acteurs politiques en jeu interprètent la décentralisation à travers ses éléments qui soutiennent leurs causes qu’à travers les valeurs intrinsèques de la décentralisation. Des arrangements institutionnels en rapport avec leurs opinions et leurs intérêts redéfinissent alors la notion de décentralisation. (3) Enfin, l’article remet en question la certitude selon laquelle la décentralisation serait la solution aux problèmes liés à la gouvernance foncière en RDC. Il montre comment une centralisation réussie a plus de chance de donner place à une décentralisation aboutie, ce qui implique la difficulté d’asseoir la décentralisation foncière lorsque la gestion foncière centralisée qui lui a précédé n’a pas fonctionnée. L’article soutient par-là que les faiblesses de la centralisation foncière en RDC amenuisent les chances de l’effectivité et de l’efficacité de la décentralisation foncière plus qu’ils n’en justifient la mise en place. 2. REFORMES « POST-CONLICTS » EN RDC : DE LA « DÉPENDANCE DES RESSOURCES » À LA « DÉPENDANCE DU SENTIER » La socio-anthropologie a souvent analysé la question de l’écart entre la loi et la pratique en Afrique comme étant une conséquence directe de 3 l’inadaptation de cadres normatifs légaux ou des réformes aux pratiques locales ou aux spécificités des contextes locaux de leur mise en œuvre (Olivier de Sardan, 1995, Lavigne Delville, 1998, Cote, 2011). Pour ce qui est du secteur foncier, ce clivage a été longuement analysé par les anthropologues du développement depuis la période coloniale durant laquelle les politiques foncières ont été « essentiellement pensées comme un combat contre les traditions et pour l’avènement d’un droit moderne » (Chauveau, Lavigne Delville, 2002 : 1). Après l’indépendance, on a observé une préoccupation de la part des États africains pour le processus de réforme juridique et celui d’adaptation de législations foncières aux réalités locales. Tout d’abord, les autorités centrales ont mis en place « un dispositif de privatisation » suivit ensuite par une tentative « d’intégrer les droits fonciers locaux dans un cadre juridique national » (Ibid.). C’est cet écart entre légalité et légitimité – qu’on peut identifier au cours de l’histoire des réformes des États africains – que plusieurs anthropologues du développement ont analysé dans le foncier comme étant une conséquence directe des injonctions de bailleurs des fonds, soucieux de transmettre un certain model de gouvernance aux pays africains (Ouedraogo, 2006 ; Piveteau, 2005). En interprétant cette question qui touche au cœur des relations entre les bailleurs des fonds et les bénéficiaires, le courant postrationaliste estime que l’action de planification d’un bénéficiaire (État) ne devrait pas effectivement être analysée comme une manière d’assurer l’efficacité des résultats ou des actions entreprises. En fait, l’objectif d’une action de planification devrait être lu à travers une grille d’analyse qui prend en compte les aspects suivants : l’appropriation des ressources nécessaires au bénéficiaire, la légitimation de ses actions, ainsi que la confirmation du soutien idéologique de la part du bailleur8. Considérer comme seul facteur l’intérêt matériel et symbolique du bénéficiaire – c’est-à-dire la nécessité que le bénéficiaire manifeste par rapport aux ressources détenues par le bailleur – réduit considérablement le champs explicatif des choix de politiques publiques. Certes, le bénéficiaire peut développer des stratégies de « faire/adopter pour plaire » au bailleur. En d’autres termes, les bénéficiaires (les États) peuvent des fois adopter des politiques qui privilégient les intérêts en termes de ressources, de légitimation ou de soutien idéologique de la part du bailleur qui l’emporteraient sur l’efficacité et le caractère rationnel des reformes. Cependant, cette théorie qui soutient souvent l’argumentation de certains socio-anthropologues semble négliger la nature de ces réformes qui seraient imposées par les bailleurs des fonds : s’agit-il d’initiatives nouvelles ou des initiatives qui s’inscrivent dans la continuité des trajectoires antérieures ?9 En effet, pour ce qui est des projets qui suivent les trajectoires antérieures comme celle de la décentralisation foncière en RDC, le seul argument relatif aux injonctions du bailleur n’a pas un pouvoir explicatif suffisant. En dehors des « injonctions » des bailleurs des fonds et des raisons liées aux nécessités contextuelles qui réclament une décentralisation foncière, 8 KAMUZINZI, M. (2007). Confrontation de sept modèles explicatifs des visées de la planification en éducation. Élaboration du plan d’éducation pour tous au Rwanda : étude de cas, Thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, septembre. 9 Voir pour cette question : ERHEL, C., PALIER, B. (2005). Europe sociale et Europe de l’emploi : l’apport de Douglass North à l’explication des trajectoires nationales, Economies et Sociétés, Série Socio-Economie du Travail, n°26, 8/2005, pp. 1531-1556. 4 le législateur congolais est tenu par la Constitution de l’année 2006, par plusieurs lois d’application, par le cadre africain de la réforme foncière, etc. à réformer la politique foncière dans le sens de la décentralisation10. Une possible déviation de ce « chemin tracé » pourrait occasionner une série de coûts, c’est-à-dire tout le processus de négociation en vue d’une réforme du cadre légal ainsi que la suite de possibles blocages et conséquences sociales et politiques. Le législateur congolais pourrait préférer de continuer sur son chemin actuel, même si l’on venait à lui en prouver l’inefficacité. La théorie du changement institutionnel propose de comprendre cette contrainte à partir du concept de path dependence (« dépendance du sentier ») qu’elle applique aux institutions (North, 1990). Cette théorie s’intéresse aux mécanismes qui peuvent justifier les possibles changements ou la perpétuation de certaines politiques nationales. Le concept de path dependence a été développé autour des analyses de l’innovation et du changement technologique. En procédant au transfert d’un concept et de son analyse du champ de l’analyse technologique à celui de l’analyse institutionnelle, North identifié quatre mécanismes d’auto-renforcement dans le champ de l’analyse des dynamiques institutionnelles, c’est-à-dire des mécanismes qui assurent la persistance ou la reproduction de dynamiques institutionnelles : les coûts élevés susceptibles d’être engendrés par le changement (1) ; l’importance en termes d’effets d’apprentissage associés à un nouvel ensemble d’opportunités (2) ; les effets de coordination résultant de l’émergence de règles formelles entre les organisations d’une part, et de règles informelles modifiant et étendant les règles formelles d’autre part (3); les anticipations autoréalisatrices manifestées lorsque qu’il y a réduction de l’incertitude sur la permanence de l’institution à cause de l’accroissement de la prévalence de formes de contrat fondées sur une institution spécifique (4) (Ibid.). En comparaison avec d’autres auteurs néo-institutionnalistes, North insiste sur la notion d’environnement institutionnel qui implique la complexité des structures et de formes institutionnelles, ce qui accroît les effets d’autorenforcement et de rendements (North, 1990 : 95). Il souligne par là l’insuffisance en termes d’institutions formelles (la Constitution, les lois, les droits de propriété) et l’importance de prendre en considération les règles informelles (les coutumes, les traditions, les représentations communes, l’héritage historique). Aussi, North met l’accent sur le poids que l’histoire a dans le processus institutionnel (Id. :100). Il montre en effet que la compréhension des institutions actuelles – et particulièrement des divergences et spécificités nationales – ne peut être déconnectée d’une analyse historique. Dans le présent travail, nous essayeront de montrer que l’engagement de la RDC envers une décentralisation foncière tient moins de sa soumission aux injonctions des bailleurs des fonds qu’à la nécessité de poursuivre un chemin qui est déjà tracé depuis les Constitutions antérieures à celle de 2006. Il s’agit d’un chemin dont les résultats ne sont pas forcément optimaux ou rationnels mais dont les coûts, en termes politiques, sociaux et économiques, ne sont pas trop élevés pour les acteurs politiques en ce moment. Dans les points qui suivent, nous allons montrer comment la décentralisation foncière en RDC devrait en principe s’appuyer sur une décentralisation administrative décidée depuis 2006 mais qui jusque là n’a jamais été réalisée (1) ; nous aborderons ensuite la question de la décentralisation foncière, sa légalité et sa 10 Voir : RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, MINISTÈRE DES AFFAIRES FONCIÈRES (2013). Réforme foncière. Document de programmation. 5 légitimité (2) ; avant de finir par une brève analyse des préalables d’une réelle et efficace décentralisation foncière en RDC et sur l’analyse des dérives d’une construction négociée de celle-ci (3). 3. DÉCENTRALISATION FONCIÈRE EN RDC : DES CERTITUDES AUX PRÉALABLES Sous ce point, nous élaborons brièvement une évolution du cadre légal de la décentralisation en RDC (1). Nous présentons ensuite la notion de la décentralisation telle qu’elle est développée dans la Constitution de 2006 (2). Nous présentons enfin quelques préalables pour une décentralisation effective en RDC (3). 3.1. Evolution du cadre légal sur la décentralisation en RDC Le souci de mettre sur pied une organisation administrative décentralisée est de longue date, si l’on se réfère à l’histoire de la RDC. Le débat autour de cette question a souvent tourné autour de la discussion sur la forme, unitaire ou fédérale, de l’État à mettre en place. Il remonte à l’Arrêté Royal du 29 juin 1933 qui, afin de réduire les pouvoirs de quatre vicegouverneurs qui dirigeaient alors les quatre provinces du Congo belge, a réorganisé l’administration coloniale en ré-centralisant fortement le pouvoir au niveau du gouverneur général. La loi fondamentale de 1960 qui optait pour une forme fédérale de l’État n’a pas pu être mise en œuvre car vite rattrapée au cours de la même année par une crise politique et institutionnelle – déclenchée entre autre par la sécession du Katanga et du Sud-Kasaï11. La Constitution du 1er août 1964 dite de Luluabourg – qui s’inscrivait plus ou moins dans la même ligne fédéraliste – quant à elle n’a pas pu survivre au coup d’État de Mobutu, le 24 novembre 1965, et à la Constitution de 1967 qui a renforcé tous les mécanismes centralisateurs (Vunduawe, 1982 : 333-336). Pour ce qui est du système administratif et législatif, c’est le model colonial qui a été maintenu dès l’accession de la RDC à son indépendance. Le décret organique du 13 octobre 1959 sur l’organisation des communes et des villes est resté en application jusqu’au 20 janvier 1968. Le manque de rupture avec le système de l’administration coloniale était justifié par le fait que le nouvel État devait tout d’abord acquérir de l’expérience (Kalambayi, 1973). En 1968, l’évolution du statut des villes et des communes n’était pas clair, jusqu’en 1977 lorsqu’on a opéré la dernière réforme sur l’organisation territoriale et administrative du Congo. La loi fondamentale du 19 mai 1960 qui succédait à la Charte coloniale fut élaborée dans un contexte de tension politique, par le Roi belge, à la veille de l’indépendance afin de servir de mise en place aux institutions de l’État après la colonisation (Kisonga Mazakala, 2005). L’organisation décentralisée était affirmée dans cette loi fondamentale dans la mesure où elle prévoyait, dans ses dispositions sur la forme de l’État, une forte décentralisation construite sur cinq provinces dotées chacune d’une personnalité juridique et d’une large autonomie de gestion. Les provinces devaient avoir une assemblée de 50 à 90 membres élus12, un exécutif élu par l’assemblée composé de 5 à 10 membres13. Dans ce sens, la Pour plus d’information sur ce point, voir : Selon l’art. 108 de la loi fondamentale, le nombre variait sur basé du chiffre ou de l’effectif de la population. 13 Lire l’art. 163 de la loi fondamentale. 11 12 6 décentralisation était déjà lancée mais s’arrêtait au niveau provincial. Cependant, il y avait aussi un commissaire d’État chargé de contrôler les provinces et le pouvoir central pouvait allouer des subventions aux provinces. Le contexte historique très mouvementé qui caractérisait la 1ère République a fait que, jusqu’en 1962, le Parlement ne se réunisse pas pour rédiger une Constitution définitive. C’est ainsi que la rédaction de cette Constitution fut confiée à une Commission convoquée par Joseph Kasavubu, Président de la République, après avoir décidé de mettre en congé le Parlement en août 1963 (Kisonga Mazakala, 2005). Réunie à Kananga du 10 janvier au 11 avril 1964, cette Commission a élaboré la nouvelle Constitution de Luluabourg. Dans ses dispositions, il est prévu que « les provinces sont autonomes dans les limites fixées par la présente Constitution. Chaque province jouit de la personnalité juridique »14. La 2ème République a perdu l’élan déjà acquis en matière de décentralisation. En effet, la Constitution de 1967 rompt, à travers son article 1er, avec la décentralisation consacrée dans les deux premières Constitutions. L’article 1er de la Constitution en question consacrait un État unitaire centralisé, composé de 8 provinces administratives et la ville de Kinshasa. Il en a résulté la perte d’autonomie et de personnalité juridique par les provinces qui sont devenues de simples entités administratives. Mais dès 1982, les autorités congolaises ont mis en œuvre un processus de décentralisation territoriale visant à assurer la prise en charge par les entités territoriales de leurs problèmes en vue d’amorcer leur développement économique et social. C’est ainsi que nous pouvons dégager une panoplie de textes légaux qui, à des titres divers, ont régi la matière de décentralisation en RDC15. Les textes prévoyaient aussi des organes délibérants : assemblées régionales, conseils urbains, conseils de zones et conseils de collectivité. Quant au pouvoir exécutif, un seul individu détenait toute la responsabilité de ces entités parce que la législation en question coïncidait avec la période de la dictature, ce qui était contraire aux principes et au but de la décentralisation16. En effet, soucieux qu’une centralisation rigide de pouvoirs politiques asphyxiant le système politique, administratif et économique du pays, le 14 Art. 5 al.1 et 2 de la Constitution de Luluabourg. Le Décret du 13 octobre 1959 sur les villes et les communes a institué des organes délibérants appelés « conseils », mais aussi des organes exécutifs appelés « collèges urbains ou communaux ». Le décret du 11 mai 1957, portant sur les circonscriptions indigènes, a institué pour chaque circonscription (chefferie, secteur, centre extra-coutumier) un chef de conseil, un conseil (organe délibérant) et un collège permanent (organe exécutif). L’ordonnance loi n°68025 du 20 janvier 1968 relative à l’organisation des villes autres que la ville de Kinshasa. La loi n°77/028 du 29 novembre 1977 portant sur l’organisation des zones et des sous-régions urbaines. La loi n° 78/009 du 20 janvier 1978 portant sur l’organisation territoriale administrative de la République. La loi n°78/008 bis du 20 janvier 1978 fixant le statut de la ville de Kinshasa. Les ordonnances-lois n°82-006 et 008 du 25 février 1982, portant sur l’organisation territoriale politique et administrative de la République et sur le statut de la ville de Kinshasa. 16 La loi n°95-005 du 20 décembre 1995 portant sur la décentralisation territoriale politique et administrative de la République du Zaïre pendant la transition. Le décret- loi n° 81 du 02 juillet 1998 relatif à l’organisation territoriale et administrative de la République Démocratique du Congo qui a prévu à son tour deux organes à chaque entité décentralisée: le conseil consultatif (qui jouait les fonctions de l’organe délibérant) et l’exécutif. Le décret-loi n° 081 du 02 juillet 1998 portant sur l’organisation territoriale et administrative de la RDC tel que modifié et complété par le décret-loi n°018/ 2001 du 28 septembre 2001. La loi organique n° 08/015 du 31 juillet 2008 portant sur les principes fondamentaux de libre administrative des provinces. La loi organique n°08/016 du 17 octobre 2008 portant sur la composition, l’organisation et le fonctionnement des entités décentralisées et leurs rapports avec l’Etat et les provinces. 15 7 Président Mobutu a promulgué l’Ordonnance-Loi n°002-006 du 25 février 1982 portant sur l’organisation territoriale, politique et administrative du Zaïre (Vunduawe, 1982 : 334). Cette Ordonnance-Loi était censée donner une note de décentralisation à l’administration territoriale. Ainsi, la collectivité, la zone rurale, la zone, la ville et la région seront dotées d’une personnalité juridique afin d’assurer un développement harmonieux et équilibré des provinces. Cependant, ce texte n’a pas respecté les caractéristiques inhérentes à une décentralisation. En effet, l’Ordonnance-Loi du 25 février 1982 a supprimé l’élection dans la désignation des commissaires de zones urbaines et de leurs assistants, lui substitua la nomination (Ibid.). Pour Vunduawe, cette procédure s’expliquait par le « souci de l’autorité de concilier la démocratie et l’efficacité dans la gestion administrative » (Ibid.). Il est ici possible de penser plutôt qu’en substituant la nomination à l’élection, le Président de la République ait voulu consolider une certaine emprise sur les entités décentralisées. Après la chute de Mobutu en 1997, la réforme amorcée en 1998 au terme du Décret-loi 081, complété par plusieurs plans gouvernementaux, ont tenté de définir une stratégie visant la décentralisation. En effet, la loi n°081 du 2 juillet 1998 reconnaît aux entités administratives subalternes, plus précisément aux territoires et aux communes de la ville de Kinshasa, le statut des entités décentralisées, ce qui en a réduit le nombre. Mais cette loi n’a pas non plus été appliquée comme celles qui lui auront précédées. Le 18 février 2006, la RDC sera dotée de la Constitution de la 3e République, dont l'article 2 stipule que la RDC est composée de la ville de Kinshasa et de 25 provinces toutes dotées de la personnalité juridique. Le 1er août 2008, la RDC promulguera ensuite la loi sur la décentralisation territoriale et administrative fixant la composition, l’organisation et le fonctionnement des entités territoriales décentralisées et leurs rapports avec l’État et les provinces. Tout ce parcours d’aller-retour entre les tentatives de centralisation et de décentralisation depuis la colonisation montre un malaise politique basé sur les contradictions entre les besoins réels et légitimes d’une organisation administrative décentralisée et les manœuvres politiciennes visant le contrôle du pouvoir à partir d’une centralisation de la gestion par l’État congolais. Au fil des années, ce jeu a laissé place à une culture politique qui a réussi négocier le pouvoir à partir d’un système où la gouvernance réelle n’a rien avoir avec ce que disent les lois, sans que cela puisse être perçu comme grave par les acteurs politiques en place. Qu’en sera-t-il de la décentralisation foncière ? 3.2. Gestion foncière décentralisée en RDC : les limites d’une construction théorique Dans le débat sur la question foncière en Afrique, la majorité d’observateurs s’accordent pour prôner une gestion décentralisée du foncier et des ressources naturelles. Cette préférence pour une gestion foncière décentralisée vient de l’analogie avec le fait que les grands bailleurs de fonds et autres organismes internationaux actifs dans l'aide au développement – le FMI, la BM, l’UE, OCDE, l’USAID – « semblent tenir pour acquis la supériorité du modèle décentralisé et le recommandent dès lors à leurs bénéficiaires » (Liégeois, 2008 : 7). On estime en fait que les vertus intrinsèques reconnues à la décentralisation de l'État – la bonne gouvernance et l’efficacité administrative, la démocratie et participation, la reconnaissance et la prise en compte des identités locales et l’aide à la transformation des 8 conflits (Ibid) – peuvent donner les mêmes fruits si on l’appliquait à la décentralisation foncière. Il s’agit ici d’une décentralisation qui donnerait aux populations, surtout rurales, la possibilité d’avoir un contrôle sur les ressources de leur territoire. En effet, la réforme foncière dans beaucoup de pays africains s’inscrit dans un « référentiel »17 de sécurisation foncière développés établissant souvent des équivalences, voir des liens automatiques entre : les droits coutumiers et l’insécurité foncière, le lettrage des terres et la sécurité foncière ou l’enregistrement des droits fonciers et l’ouverture du marché foncier (Colin, Le Meur, Léonard, 2009 : p. 189-208). Or, si ce référentiel ne pose en principe pas de problème – car il doit normalement subir un processus de « décodage et recodage »18 ou encore de « transcodage »19 au niveau national et sectoriel –, il n’en est pas le cas dans beaucoup de pays africains où les acteurs qui réalisent et déterminent la forme de la traduction restent les bailleurs. Ce « décodage et recodage » ou encore de « transcodage » ne s’éloigne pas du référentiel externe, ce qui fait à ce que le processus de réforme foncière s’éloigne des processus nationaux et infranationaux, qui restent pourtant capitaux à l’effectivité et à l’efficacité de la réforme foncière. Dans ce discours qui permet de légitimer la nécessité de procéder à la sécurisation foncière via la mise en place des programme de sécurisation foncière, on trouve un « référentiel » mobilisé par la Banque mondiale pendant les années 1970-1980 et après les années 1990 pour fonder les politiques de reconnaissance et de sécurisation des droits fonciers. Dans les années 1970 et 1980, le « référentiel » mobilisé pour tenter de fonder les politiques de reconnaissance et de sécurisation des droits foncier, que nous allons désigner par les termes « référentiel foncier », promeut un « paradigme orthodoxe » prônant une politique de systématisation du cadastrage et du titrage, suivi par une « substitution des droits privés individuels aux droits coutumiers » (Colin, Le Meur, Léonard, 2009 : p. 189-208). Mais, vu les demandes ultérieures de révision des cadres légaux en question, les résultats de ces politiques ont pu être jugés comme satisfaisants. Cet échec a été expliqué par trois facteurs principaux : un diagnostic superficiel des réalités foncières, « des postulats simplistes sur les conséquences positives de telles interventions et l’incapacité des Etats à mobiliser les moyens nécessaires à ce type d’intervention, le risque d’exclusion lors de l’enregistrement des droits fonciers, l’absence de relation mécanique entre la formalisation des droits et l’activation du marché foncier, l’intérêt discutable d’une sécurisation par l’action publique lorsque le système judiciaire est déficient et lorsque l’Etat ne dispose pas des ressources nécessaires à la mise en œuvre et à la maintenance d’un dispositif de titrage, en termes de capacités financières, humaine et administratives »20. La remise en cause de ce paradigme comme « référentiel » d’action publique a alors évolué, en proposant la mise en place des dispositifs plus souples et plus 17 Voir : MULLER, P. (2000). « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique, 50e année, n°2, p. 189-208. 18 Voir : JOBERT, B., MULLER, P., L'État en action. Politiques publiques et corporatismes. Paris, PUF, 1987. 19 Voir : LASCOUMES, Pierre, « Rendre gouvernable : de la "traduction" au "transcodage" : l’analyse des processus de changement dans les réseaux d’action publique », La Gouvernabilité, CURAPP, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 325-338. 20 Idem., p. 9. 9 légers de certification, afin de pouvoir sécuriser plus rapidement les droits fonciers à un coût réduit, en s’appuyant sur les communautés locales lors de la reconnaissance et de la validation des droits. Mais la question ici est de savoir quel sera le contenu d’un mécanisme de gestion décentralisée du foncier. Si nous partons des études réalisées par Karsenty (1996), celui-ci montre comment la mise en place des mécanismes de décentralisation est fondée sur une articulation et une distribution des rôles entre les organisations paysannes, les collectivités publiques locales et l’État suivant le principe de subsidiarité. Plusieurs pays africains ont entrepris et entreprennent encore des tentatives pour réaliser une décentralisation foncière sur ce modèle. Le Mali par exemple est l’un des pays où l’action de décentralisation est la plus active et elle est en pleine négociation avec les populations concernées. Au Burkina-Faso, la gestion foncière est simultanée entre les entités locales et le pouvoir central (Rochegude, 1998). Quant au Congo, ce processus a été d’un modèle administratif où la décentralisation foncière est étroitement liée à la démocratisation et à la libéralisation. Ainsi, la décentralisation foncière permettrait aussi de rapprocher la population de l’administration foncière, mais elle serait aussi à l’origine d’une approche participative. En RDC, le processus vient d’être amorcé. Le territoire national est subdivisé en circonscriptions foncières, crées par une ordonnance présidentielle, et dirigées chacune par un conservateur des titres immobiliers. Réduites d’abord à l’échelle provinciale, les circonscriptions foncières correspondent aujourd’hui aux compositions de district et de territoire. Aussi les brigades foncières ont été créées dans le but d’atteindre l’objectif de proximité. Mais au-delà de cette proximité, il reste à savoir que les prérogatives en matière foncière sont toutefois déterminées de manière telle que les autorités compétentes pour la délivrance de titres fonciers restent difficilement accessibles. En outre, les coûts pour obtenir un titre, de nature formelle et informelle, demeurent exorbitants. Alors que les demandeurs des titres méconnaissent la loi foncière21, les autorités foncières instrumentalisent les pouvoirs dont elles ont été investies pour la création des lotissements arbitraires qui sont à la base de plusieurs conflits fonciers. Tel est l’actuel argument du gouvernement et des bailleurs des fonds en vue de la décentralisation foncière en RDC. En pratique, des chercheurs comme Karsenty – dont les études ont souvent été prises pour références dans ce cas22 – proposent que, dans la gestion foncière décentralisée, on accorde l’essentiel de compétence de gestion des outils de sécurisation foncière au niveau de la base, le reste exerçant des pouvoirs résiduels. En effet, sa proposition se présente comme suit : (1) Le niveau des organisations paysannes ou des institutions locales serait à la base de l’échelle de la décentralisation foncière. Ce niveau sera constitué de l’ensemble de formes d’associations locales qui peuvent être fondées sur des bases socio-économiques. Si on s’en tient à l’idée de Karsenty, dans le modèle applicable à la RDC, ces associations pourraient avoir comme rôle la gestion des mécanismes locaux de sécurisation foncière, 21 Il faut aussi spécifier que la RDC ne remplit pas son obligation constitutionnelle de traduire en langue nationale les lois du pays. 22KARSENTY, A. (1996). La redistribution des pouvoirs par la décentralisation, in LE ROY, A., KARSENTY, A., BERTRAND, La sécurisation foncière en Afrique. Pour une gestion viable des ressources renouvelables, Karthala, Paris, pp. 254-255, cité par UTSHUDI OPA, I. (2009). op. cit, p. 309. 10 comme les règles locales d’accès, les règles de transfert des terres, etc. (2) Le niveau des collectivités publiques locales, qui constituent des cadres de décentralisation de l’État, relevant du jeu institutionnel public. (3) Le niveau de l’État, porteur des exigences d’équité dans le développement du territoire national, lequel doit jouer un rôle d’arbitrage indissociable de sa souveraineté (Karsenty, 1996). Dans le contexte du processus de décentralisation foncière en RDC, les mêmes chercheurs, suivis par plusieurs ONG, ont proposé des pistes en vue d’une sécurisation foncière23. Nous résumons leurs arguments ci-dessous en quatre points avant de montrer leurs limites. Premièrement, il y a besoin de vulgariser la loi foncière de manière que chaque citoyen puisse la connaître pour qu’une fois illégalement évincé, il puisse savoir comment revendiquer ses droits. En effet, nul n’ignore l’abondance des problèmes qui prennent racine des conflits fonciers. Plusieurs crimes violents comme le meurtre, l’assassinat, etc., sont dus à des conflits fonciers entre voisins ou membres de famille. S’il est vrai que la loi serait le meilleur instrument pour assurer la sécurité des droits fonciers, et si à cause de cette impératif le législateur congolais est allé jusqu’à imposer le certificat d’enregistrement pour les terres rurales, tout serait réduit à néant si la personne protégée par la loi l’ignorait. A ce niveau l’État congolais n’a jamais respecté l’obligation constitutionnelle qui demande de traduire les lois en langues nationales, de manière à permettre à toute la population d’en connaître le contenu. Quand bien même cela serait fait, le taux l’analphabétisme ne permettrait pas l’atteinte de cet objectif. D’autres mécanismes d’information et de sensibilisation seraient alors importants pour palier à cette limite. Deuxièmement, il est question de restructurer et réduire l’administration foncière. En effet, nombre de citoyens hésitent d’avoir à affaire à l’administration en RDC de façon générale pour sécuriser leur terre. L’administration est souvent perçue par les administrés comme une structure parasitaire et tout à fait inapte à apporter des réponses aux problèmes de la société24. Nous pouvons souligner comme le montre Mugangu que cette pratique conduit souvent les citoyens à chercher la protection des biens à trvers titres légaux sans pouvoir jouir de leur fond (2008). Or, ces titres sont offerts pour protéger les propriétaires contre ceux qui les menaceraient potentiellement (les voisins, les membres de la famille, etc.) mais une fois excipés devant le juge, ils sont dépourvus de toute force au vu des exigences de la loi foncière. Troisièmement, une réglementation de frais nécessaires pour l’enregistrement est cruciale. Le coût très élevé de l’enregistrement est aussi une source de l’insécurité foncière. En effet le problème se pose plus particulièrement pour les terres rurales. Pour être conforme à la loi, l’enregistrement de la terre par les paysans exige une souscription à la formalité de l’enquête préalable25 dans le but de constater la nature et 23 Voir par exemple : MUGANGU MATABARO, S. (1997). La gestion foncière rurale au Zaïre. Régimes juridiques et pratiques foncières locales. Cas du Bushi, Thèse, UCL, Bruylant, Bruxelles, 1997, p. 314; UTSHUDI ONA, I. (2009). La décentralisation en RDC : Opportunité pour une gestion foncière décentralisée ?, in L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2008-2009, Paris, L’Harmattan ; MUGANGU MATABARO, S. (2008). La crise foncière à l’Est de la RDC, in L’Afrique des Grands Lacs, Annuaire 2007-2008, Paris, L’Harmattan. IFDP (2013). Pourquoi et comment envisager la réforme foncière en RDC : quelques pistes de réflexion proposées par l’ONG IFDP basées sur son expérience de terrain. 24 IFDP, op. cit. 25 Pour illustrer cette enquête et en savoir plus, lire l’art. 193, paragraphe 2 de la loi foncière. 11 l’étendue des droits que des tiers pourraient avoir sur les terres demandées en concession. Il faut payer les pieds du géomètre (frais de déplacement), les frais d’actes (délimitation plus croquis) et le rachat des tributs coutumiers à la chefferie26. Sans ces paiements, l’enquête peut conduire à des contestations de la part des tiers. Faute de ces paiements, beaucoup de citoyens demeurent dans l’insécurité foncière alors qu’ils ont la ferme volonté d’enregistrer leur terre. C’est pour ces raisons que l’État devrait rendre plus favorables les frais d’enregistrement en les fixant, tout en prenant en compte la situation du concessionnaire. Quatrièmement, il y a un besoin de la mise en place, en milieu rural, de structures locales de gestion foncière reconnues par l’État et légitimes aux yeux des acteurs ruraux. Il est à noter que si les brigades foncières semblent résoudre les problèmes liés à l’éloignement de services fonciers, leur action serait plus concrète une fois appuyée par des structures locales. Celles-ci mettront un accent particulier sur les règles et les pratiques locales, dans leurs dynamiques à travers la conception de nouvelles règles procédurales simples et adaptées aux besoins des paysans. Il serait aussi important de prendre en compte la dimension socio-culturelle en associant à la gestion locale les autorités coutumières. Dans ce sens, la loi ne devrait pas cesser de reconnaître aux autorités coutumières la légitimité dans le transfert des droits fonciers car, ayant subordonné les terres rurales à l’enregistrement en vue d’une meilleure sécurisation foncière, surtout en milieu rural, la même loi exige que ces autorités y participent. En effet jusqu’à nos jours la chefferie demeure l’institution reconnue par les populations rurales comme légitime pour s’occuper de l’administration des affaires locales et de la gestion des ressources naturelles. Ce statut prouve que la chefferie détient l’essentiel des informations concernant les règles d’accès et de gestion de diverses ressources naturelles, d’où sa participation obligatoire à la définition du contenu de ces règles. Mais des telles propositions – effectivement appuyées sur un diagnostic du contexte local – fortement soutenues par des chercheurs et des ONG en RDC tiennent vraiment compte du contexte socio-historique de la RDC, ou restent-elles des vœux pieux et une simple expression d’une nécessité évidente de la décentralisation en RDC exprimée depuis la période coloniale ? Devrait-on réduire la décentralisation à la seule transformation de structures institutionnelles dans des contextes fragiles comme ceux de la RDC ? Si à cette question Liégeois réponds négativement – car « les structures supposées être transformées [par la décentralisation] n'existent plus ou se trouvent dans un tel état de déliquescence que la notion même de transformation n'a guère de sens », – il estime qu’il serait plutôt « approprié de parler de la reconstruction par le bas des fonctions étatiques » (Liégeois, 2008 : 17). Pour Lavigne Delville, la décentralisation administrative n’est pas forcément une solution pour une gestion locale des ressources (1999 :12). Il montre en effet que malgré les arrangements théoriquement possibles – notamment développés par Ostrom (Kiser, Ostrom, 2000 ; Ostrom, 1995) –, ceux-ci sont particulièrement difficiles à mettre en place dans certains contextes. Quant à Le Roy, il montre comment, dans la mise en place de la décentralisation foncière, accorder des prérogatives importantes aux communes et aux territoires – qui sont des structures devant être 26 IFDP, op. cit. 12 décentralisées au Congo – représente plutôt « une centralisation et non une décentralisation du lieu de décision » qui en principe devrait être les villages dans lesquelles se passe la gestion des ressources (Le Roy, 1984 : 342-348). A ce niveau, Lavigne Delville revient sur les difficultés en rapport avec « les modalités de reconnaissance juridique et de transfert de responsabilités de la gestion des ressources communes aux organisations villageoises qui en sont dépositaires » – encore que la commune qui devrait recevoir de l’Etat le transfert de patrimoine accepte aussi d’en transmettre la responsabilité de gestion aux assemblées villageoises (Lavigne Delville, 1999 : 15). Dans le point qui suit, nous essayons de montrer qu’en dehors de toutes ces difficultés qui rendent moins réalistes les propositions ci-hauts reprises, il existe plusieurs autres questions relatives aux jeux de pouvoir et d’intérêts entre différents acteurs en place et à différents niveaux de gouvernance. Nous essayons alors essayer de comprendre ces jeux à partir de l’approche du pluralisme juridique. 4. CONCLUSION : LES LIMITES D’UNE CONSTRUCTION NÉGOCIÉE DE LA DÉCENTRALISATION FONCIÈRE EN RDC Contrairement à ce que nous avons pu l’entendre de plusieurs ONG et chefs coutumiers, la décentralisation actuellement promue par le gouvernement congolais n’est pas une conditionnalité des bailleurs des fonds. L’investigation des origines de ce processus nous a permis de constater que depuis 2009, le gouvernement congolais bloquait le début de ce processus simplement parce qu’il n’était pas encore convaincu de l’orientation qui étaient alors donnée à ce processus. Dans ce sens, il a des marges de manœuvre, non seulement pour contourner les injonctions des bailleurs mais aussi pour les refuser. C’est pour cette raison que nous avons soutenu que l’actuelle réforme est moins dictée par la dépendance des ressources du gouvernement congolais aux bailleurs que par la dépendance au sentier. En d’autres termes, le gouvernement congolais s’est engagé dans le processus de décentralisation depuis la Constitution de 2006 et il est obligé de poursuivre le même chemin, plus pour cette contrainte que pour les résultats qu’elle impliquerait – et d’autant plus que l’environnement qui l’influence est acquis à cette idée de décentralisation. Certes, le discours des intervenants qui soutiennent la décentralisation dans le processus de réforme semble rechercher sa légitimité dans le chaos qui aurait été créé par le système centralisé de la gestion foncière. Ainsi, pour le gouvernement congolais par exemple, l’actuelle crise foncière « est aujourd’hui amplifiée par l’inexistence d’une administration foncière efficace, disposant de moyens de gestion et de contrôle appropriés; tout cela exacerbé par une forte centralisation dans la prise des décisions en matière de gestion foncière. Une gestion efficace devrait reposer sur la décentralisation de la gouvernance foncière et le renforcement des capacités des provinces et des entités territoriales décentralisées » (MINAF, 2013 : 13). Le même discours ressort au niveau des ONG pour lesquelles « le système concessionnaire, au cœur de la loi foncière, a montré ses failles et ses limites dans lequel, l’Administration foncière (publique) s’est montrée incapable de sécuriser les droits de tous les usagers fonciers pour avoir privilégié les antivaleurs qui sont toujours dénoncées, telles que la corruption qui est déjà institutionnalisée, le stellionat, les ventes illicites des terrains appartenant à l’État [...] d’où d’une gestion centralisée, les pratiques locales semblent imposer le passage vers une gestion décentralisée et participative » (IFDP, 2013 : 3). 13 Pourtant, comment nous venons de le voir ci-haut, il ne suffit pas de réformer le cadre légal en faveur de la décentralisation pour résoudre les problèmes qu’on reproche au système centralisé de la gestion foncière. Faut-il encore réaliser des préalables que nous avons déjà mentionnés pour pouvoir y arriver. Aussi, il est important de ressortir deux principaux points qui montrent effectivement que non seulement l’adoption de la décentralisation n’est pas une garantie pour une bonne gestion de conflits fonciers, mais aussi que (1) la décentralisation peut être manipulée par les parties prenantes au processus de réforme, (2) et que « le soutien pour les tendances liées à la décentralisation est plus lié aux arrangements institutionnels spécifiques déjà existants, et au dégrée auquel on attend que le processus influence sa propre position, qu’à ses mérites inhérentes » (3) (De Vries, 2000 : 193). En d’autres termes, lorsqu’il y a un processus de décentralisation en cours, les acteurs politiques en jeu interprètent plus la décentralisation à travers des éléments qui soutiennent leurs causes qu’à travers les valeurs promues par la décentralisation. Des arrangements institutionnels en rapport avec les opinions des acteurs politiques et leurs intérêts redéfinissent alors la notion de décentralisation. Cette tendance est actuellement visible dans le processus de décentralisation foncière en RDC où les débats sont de plus en plus polarisés sur le rôle que vont jouer les chefs coutumiers dans les entités foncières décentralisées, sur le rôle des provinces dans le processus de la décentralisation, etc. Il s’agit de sujets qui intéressent le plus les acteurs politiques centraux dans leurs tentatives de continuer à contrôler les processus politiques et de garder la main mise sur les ressources des provinces. Par contre, des vertus intrinsèquement liées à la décentralisation, voir des questions techniques complexes – qui reviennent plus souvent dans les textes formels de réformes – ne sont quasiment pas débattues. Il s’agit ici par exemple de la représentativité, du développement local, etc. qui sont censées accompagner la partie institutionnelle de la décentralisation. Bref, des éléments sans lesquels la décentralisation risquerait de ne pas être efficace, sinon effective. Ensuite, si les issus du processus de décentralisation sont fort dépendants des conjonctures politiques et des contextes culturels dans lesquels ce processus est mis en place, c’est que la décentralisation est considérablement liée aux dynamiques de pouvoir, d’autorité et de négociation entre les acteurs politiques et sociaux en place. Or, s’il s’agit des dynamiques qui coïncident avec la mise en place de la décentralisation, rien ne dit celles-ci disparaissent par la suite. Ainsi, dans des contextes postconflits caractérisés par le pluralisme juridique et la faible administration ou une administration fortement soumise au politique, la décentralisation devient un cadre en plus dans l’espace des constellations de cadres où l’accès à la terre (forum shopping) et la légitimité des institutions et des autorités (shopping forum) vont se négocier. Ce pluralisme juridique est ici cette coexistence « de plusieurs cadres normatifs sur un espace, durant une période, dans un lieu ou un contexte général donné dans lequel on se trouve » (Nyenyezi, Ansoms, 2012 : 53-54). Dans cet espace, « chaque individu a la capacité, en fonction des rapports sociaux existants, de choisir parmi différents cadres normatifs existants – ou encore forum –, celui qui répond le mieux à ses intérêts et lui permet de les 14 faire respecter » (Ibid. : 56). C’est ce qu’on appelle le forum shopping27. A l’inverse, on parle de shopping forum lorsque « les institutions existantes au sein de ces espaces rentrent en compétition en cherchant les demandes/griefs de propriété afin de pouvoir construire et consolider leur légitimité en relation avec les compétiteurs » (Nyenyezi, Ansoms, 2013 : 3)28. Ainsi, la mise en place d’une décentralisation efficace dans le contexte congolais signifie avant tout le renforcement de l’autorité de l’État et de son administration. Cela revient à confirmer l’hypothèse selon lequel les faiblesses de la centralisation foncière en RDC amenuisent les chances de l’effectivité et de l’efficacité de la décentralisation foncière plus qu’ils n’en justifient la mise en place. Katako Kombe/Kimpese, 03 juillet 2014 BIBLIOGRAPHIE BLANC-PAMARD, C., CAMBRÉZY, L. (1995). Dynamique des systèmes agraires : terre, terroir, territoire: les tensions foncières, Paris, Orstom, 1995, pp. 461-463. CHAUVEAU, J-P, LAVIGNE DELVILLE, Ph. (2002). 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