Emile Verhaeren et Stefan Zweig, une amitié littéraire

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Emile Verhaeren et Stefan Zweig, une amitié littéraire
EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG,
UNE AMITIE LITTERAIRE∗
PAUL EMOND
Le 23 février 1942, Klaus Mann, qui, comme nombre d'écrivains allemands, avait fui le
régime nazi pour trouver refuge aux Etats-Unis, écrit dans son journal:
La nouvelle du suicide de Stefan Zweig au Brésil a été tellement inattendue que c'est à peine si,
d'abord, j'ai pu y croire. [...] Il avait la gloire, l'argent, énormément d'amis, une jeune femme - et il a tout
rejeté ... Pourquoi? Dans sa lettre d'adieu, il parle de la guerre. La guerre, triomphe de la barbarie,
explosion de l'instinct primitif de destruction! [...]
Quand je l'ai vu pour la dernière fois, ici, à New York - il n'y a pas si longtemps, cinq ou six mois,
peut-être sept - il était certainement déjà bien proche du désespoir. Mais il n'en avait rien laissé voir: il
avait donné une cocktail-party. La party s'était déroulée fort gaiement; il n'y avait là presque que des
écrivains. Lui-même, voyons, était écrivain corps et âme, voué et condamné à la littérature, « good old
Stefan Zweig »!
Après les bavardages de la cocktail-party, je ne le revis qu'une fois, dans la rue. Il venait à ma
rencontre sur la Cinquième Avenue, et d'ailleurs il ne me remarqua pas aussitôt. Il était « plongé dans ses
pensées », comme on dit; ce n'étaient sans doute pas des pensées bien gaies. Le soleil brillait, le ciel était
souriant; mais pas ce « good old Stez » qui semblait plutôt sombre. Comme il ne se savait pas observé, il
avait laissé son regard devenir fixe et douloureux. Plus de trace de la mine joyeuse qu'on lui connaissait
d'habitude. En outre, ce matin-là, il n'était pas rasé, ce qui contribuait fort à donner à son visage un aspect
inhabituel et peu soigné. Je le regardai - ce menton piquant de barbe, ces yeux obscurcis et sans regard et je pensai: « Tiens! tiens! Qu'est-ce qui lui arrive? » Puis, je m'avançai vers lui: « Où donc allez-vous?
Et pourquoi si vite? » Il sursauta comme un somnambule qui entend prononcer son nom. Une seconde
après, il s'était ressaisi et était de nouveau capable de sourire, de bavarder, de plaisanter, aimable et animé
comme toujours: homme de lettres mais aussi homme du monde, élégant et courtois, un peu trop policé,
un peu trop obligeant, et qui exprimait, de sa voix nasale de Viennois, des convictions - sans aucun doute
possible - « éminemment pacifistes ».
∗
Conférence prononcée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles dans le cadre du Festival Europalia
Autriche, le 4 novembre 1987.
EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Mais ce visage barbu, totalement étranger, qu'il m'avait montré d'abord aurait tout de même dû me
faire réfléchir. Je me disais: « Tiens! tiens! » Et c'était un désespéré…1
Si j'ai tenu à commencer cet exposé par l'évocation du suicide de Stefan Zweig, c'est parce la
fin tragique de cet homme est l'aboutissement d'une crise qui, dans son aspect essentiel, répète quelles que soient les différences et elles sont nombreuses - la crise vécue par Verhaeren une
génération plus tôt, une guerre plus tôt. Et comment, avant même d'évoquer dans les faits la
rencontre des deux écrivains, ne pas insister sur cette étrange superposition, due à l'ironie amère
de l'histoire de ce siècle?
Voici en effet deux écrivains, devenus tour à tour très célèbres, Verhaeren avant la guerre de
quatorze, Zweig dans les années vingt. L'un comme l'autre a été élevé dans le grand élan de
pensée de la fin du dix-neuvième siècle qui se fondait sur une croyance aveugle dans le progrès,
non seulement matériel mais aussi moral, de l'humanité. Quand ils se rencontrent, en 1900, ils
voient, avec le tournant du siècle, le monde de toutes parts se transformer et, avec enthousiasme,
ils adhèrent à cette transformation. Ils y adhèrent de façon fougueuse et lyrique. Ils chantent la
modernité, ils chantent la grandeur, ils chantent la paix qui, selon eux, va désormais régner sur
le monde. Et ils se veulent en prise sur leur temps, ils veulent, par la force de persuasion de ce
qu'ils écrivent, amener les autres hommes à adhérer comme eux au monde idyllique qui se
prépare.
Et puis, avec la première guerre mondiale, leurs illusions s'écroulent. Et Verhaeren en est
réduit à mettre son art poétique au service de son pays en guerre. Lui, le chantre de la grande
fraternité nouvelle, finit son œuvre littéraire et poétique en clamant la haine de l'envahisseur
allemand. Et avant de pouvoir voir la fin de cette guerre qui a brisé son rêve, il glisse sous un
train et périt ainsi écrasé par l'une de ces machines qu'il avait chanté avec tant d'enthousiasme.
Avec la paix qui, après 1918, revient pour quelques années, Zweig se remet à croire en un
monde où régneront l'humanisme et le pacifisme qu'il professe, en un monde qui pourra se
fonder sur ces grandes valeurs que Verhaeren et lui avaient chantées avant le déclenchement des
hostilités. Mais il aura bientôt, une seconde fois, à connaître le désenchantement le plus total, à
constater à nouveau l'écroulement de toutes ses illusions. Lui dont on a dit qu'il est devenu, à la
fin des années vingt, l'écrivain le plus traduit au monde, doit, parce que Juif, prendre le chemin
de l'exil, après que ses livres ont été interdits dans tout le territoire du Reich et jetés au feu lors
1
K. MANN, Le tournant, traduit de l'allemand par Nicole Roche, Paris, Solin 1984, pp. 575-576.
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de l'autodafé du 10 mai 1933. Au terme d'un long désarroi moral, son suicide au Brésil, en 1942,
est aussi à ses yeux le constat d'échec d'une culture forgée, selon le titre même de l'admirable
autobiographie qu'il a laissée, dans Le monde d'hier2 ce monde qu'il avait reçu du 19e siècle, et
qu'il concevait comme un monde de l'ordre et de la sécurité.
Dans un article publié à la mort de Zweig, la philosophe allemande Hannah Arendt, exilée
elle aussi aux Etats-Unis, écrivait: « Il est étonnant, voire stupéfiant de s'apercevoir qu'il y avait
encore, à l'époque où nous vivions, un homme dont l'ignorance était telle et la conscience assez
pure, qu'il pouvait continuer à considérer la période d'avant-guerre avec les yeux d'avant-guerre,
considérer la Première Guerre mondiale avec le pacifisme impuissant et vide de Genève et le
repos traître qui précéda la tempête entre 1924 et 1933, comme un retour à la normalité ».3
Telle est donc la première image qui nous apparaît de Verhaeren et de Zweig, quand nous
cherchons, aujourd'hui, à porter sur eux notre regard: deux prestigieux représentants d'un monde
d'hier en train de s'éteindre, mais qui n'en projettent pas moins ses idéaux dans un siècle
nouveau qui porte tous leurs espoirs. Et les voilà, l'un et l'autre, bousculés comme des fétus par
la violence aveugle de ce siècle.
Mais Verhaeren et Zweig, c'est aussi, c'est d'abord l'histoire d'une relation littéraire et d'une
amitié. Et il est temps que j'en vienne à cette histoire.
Nous voici donc en l'année 1900. Verhaeren a 45 ans, il est à présent au plus fort de sa
maturité et partage son existence entre son appartement de Saint-Cloud, à côté de Paris, et le
Caillou-qui-bique, une petite maison campagnarde qu'il a trouvée à Roisins, dans le Hainaut.
C'est l'époque où son lyrisme a atteint son plein développement avec l'exaltation du
machinisme, de la ville moderne et des bouleversements multiples qu'il juge pleins de
promesses. Il produit d'abondance. Il vient d'écrire Les visages de la vie et Les forces
tumultueuses, ainsi que sa première pièce de théâtre, Les aubes. Son audience se fait
grandissante: en Belgique surtout, en France aussi. Et on commence à le traduire dans d'autres
pays.
En 1900, Stefan Zweig, quant à lui, a 19 ans et il sort à peine de son lycée viennois. Fils
d'une famille juive très aisée, il va partir pour l'Université de Berlin. Mais il veut aussi, comme
il l'a dit, faire son « universitas mundi », voir, voyager, découvrir. Et pour le passionné de
littérature et l'écrivain précoce qu'est ce jeune homme, l'université du monde, c'est également,
c'est d'abord la découverte des grands écrivains.
2
S. ZWEIG, Le monde d'hier, traduction de Jean-Paul Zimmermann, Paris, Belfond 1982.
H. ARENDT, Les Juifs dans le monde d'hier, in La tradition cachée, textes traduits de l'allemand et de l'anglais par Sylvie CourtineDenamy, Paris, Christian Bourgeois 1987, p. 82.
3
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Il suit un conseil qu'on lui a donné et, pour éprouver sa propre langue, s'essaie à la
traduction. Et voici que, par hasard, un exemplaire d'un recueil de Verhaeren, Les apparus dans
mes chemins, tombe entre ses mains. Quelque temps après, il écrit au poète pour lui demander
de pouvoir publier les traductions qu'il vient de réaliser de quelques-uns de ces poèmes.
Verhaeren, aussitôt, répond pour lui donner son accord. Ainsi commence entre les deux
hommes une correspondance qui durera, avec parfois un échange de lettres très intensif,
jusqu'en 1914, à la veille même de la guerre. Une bonne partie de cette correspondance a pu, par
bonheur, être conservée et sera publiée d'ici peu.4 Il s'agit là, bien évidemment, d'un document
essentiel pour la connaissance des rapports entre les deux écrivains, même si un nombre
important de lettres, de Zweig surtout, semblent avoir disparu.
On peut s'étonner de cet empressement et de cette démarche personnelle d'un si jeune
homme à l'égard d'un écrivain étranger. Hannah Arendt, dans l'article que je citais tout à l'heure,
indique bien l'intérêt qu'en termes d'ascension sociale représentaient les sphères culturelles pour
la bourgeoisie juive viennoise et le désir qu'avaient bon nombre de jeunes intellectuels juifs de
participer à la société internationale et cosmopolite formée par les célébrités culturelles et
artistiques de haut rang. Pour eux qui, du fait d'être Juifs, gardaient toujours au sein de la nation
une identité et une situation précaires, il y avait là, écrit la philosophe, une façon de s'assurer un
statut social plus stable et une identité de substitution.
Cette analyse indique parfaitement aussi dans quel contexte on peut comprendre certains
traits de personnalité que les commentateurs de l'œuvre et du personnage de Zweig ont souvent
relevés: l'extrême importance qu'il a toujours accordée à cette société cosmopolite faite d'une
élite culturelle triée sur le volet, le cultes des grands hommes - ce qui explique sa propension à
l'écriture de biographies -, de même que le plaisir qu'il a trouvé dans la fréquentation
personnelle de ces personnalités, la plupart du temps littéraires ou musicales, plaisir qui se
doublera d'un plaisir plus fétichiste avec l'acquisition de manuscrits ou de partitions, puisque
Zweig, collectionneur acharné, fut le propriétaire d'une des plus belles collections
bibliophiliques du monde.
Toujours est-il que, très jeune, il se meut déjà, comme un poissons dans l'eau, dans le milieu
littéraire viennois et allemand et, dès son premier voyage, en 1902, il vient en Belgique pour
rencontrer ce Verhaeren avec lequel il est en relation épistolaire, pour rencontrer aussi d'autres
artistes et écrivains: on sait le renom de la Belgique culturelle à l'époque et il est très significatif
que ce soit dans ce petit pays que Zweig fasse son premier voyage.
4
Dans la collection « Archives du futur », aux Editions Labor à Bruxelles. Cette correspondance sera publiée par Fabrice van de
Kerckhove et Donald Prater, auquel on doit la magistrale biographie de Zweig, Stefan Zweig, traduit de l'anglais et de l'allemand par
Pascale de Mezamat, Paris, La Table Ronde 1988.
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Et voici qu'a lieu la première rencontre, une heureuse surprise pour Zweig, très déçu parce
qu'on lui a dit que Verhaeren est absent de Bruxelles. Mais alors qu'il rend visite au sculpteur
Van der Stappen, l'écrivain arrive pour le déjeuner. Bonheur du jeune homme:
Pour la première fois je sentais la ferme pression de sa main nerveuse. Pour la première fois je
rencontrais son bon regard clair. Il arrivait dans la maison, - comme toujours -, littéralement chargé
d'événements et d'enthousiasmes. Il mangeait encore d'un appétit de loup, que déjà il racontait, sans
perdre une bouchée. Il avait été chez des amis et dans une galerie de peinture, et était encore tout échauffé
par cette heure qu'il y avait passée. De partout il rentrait aussi exalté par ce qu'il avait vécu
occasionnellement, et cet enthousiasme lui était devenu une habitude sacrée; sans répit, sans trêve, il
jaillissait de ses lèvres comme une flamme, et son geste brusque illuminait merveilleusement ce que
l'homme rapportait. Dès ses premières paroles, il s'emparait de vous, parce qu'il était ouvert à tout,
accessible à toutes les nouveautés, ne refusant rien et en état de perpétuelle disponibilité. Il se jetait de
tout son être à votre rencontre, et, comme au cours de cette première heure, j'ai éprouvé cent fois ce
ravissement et cet assaut impétueux qu'il livrait à ses semblables. Il ne savait encore rien de moi, mais
déjà il m'accordait sa confiance, simplement parce qu'il apprenait que je me sentais proche de son œuvre.5
Ce texte est un des plus beaux portraits que l'on ait tracés de Verhaeren, de la générosité du
personnage, de son ouverture, de sa force charismatique. D'emblée, Zweig est subjugué par cet
homme dont il attendait la rencontre avec tant d'impatience. Et, comme pour mieux lui graver
dans la mémoire cette première rencontre, Van der Stappen, qui termine le buste de Verhaeren,
invite le jeune homme à rester avec eux l'après-midi et à assister à la dernière séance de pose.
C'est un long moment de ravissement pour Zweig, qui peut ainsi contempler tout à loisir celui
qui est déjà son idole et assister à la finition du buste. Il écrira: « Ces deux heures que j'ai
passées chez Van der Stappen m'ont taillé le visage de Verhaeren dans l'âme et j'ai cette image
si profondément en moi, comme si elle était de mon sang ».6
Suivent ces lignes essentielles pour comprendre de quoi sera faite, dans les années qui
suivront, la relation entre les deux hommes:
Ainsi il se tenait devant moi, jeune homme de dix-neuf ans, lui, le poète en chair et en os, tel que je
l'avais souhaité, tel que je l'avais rêvé. Et après cette première heure de contact personnel, ma résolution
5
6
S. ZWEIG, Le monde d'hier, cit., pp. 150-151.
S. ZWEIG, Souvenirs sur Emile Verhaeren, traduit de l'allemand par Hendrik Coopman, Bruxelles, Editions L. J. Kryn 1931, p. 41.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
était prise: servir cet homme et son œuvre. C'était une résolution vraiment téméraire, car ce chantre de
l'Europe était encore peu connu en Europe, et je savais d'avance que la traduction de son œuvre poétique
monumentale et de ses trois drames en vers enlèveraient à ma production personnelle deux ou trois
années. Mais tandis que je décidais de mettre toute ma force, tout mon temps et ma passion au service
d'une œuvre étrangère, je donnais à moi-même ce que je pouvais souhaiter de meilleur: une tâche morale.7
Si les raisons soulignées par Hanna Arendt peuvent faire mieux comprendre pourquoi Zweig
a mis tant de passion dans le culte personnel du grand homme qu'était pour lui Verhaeren, il
convient également de remarquer combien il était enclin, de par son caractère, à s'inféoder à
plus fort que lui, à se chercher un maître auprès duquel trouver assurance et protection
intellectuelle, un guide spirituel qui trace une voie ferme à sa personnalité plus instable, plus
indécise. « Il y avait dans tout son être une sécurité ... », souligne-t-il à propos de Verhaeren.
Plus tard, c'est en Romain Rolland qu'il cherchera un guide semblable. Et de l'auteur de
Jean-Christophe, il fera les mêmes portraits admiratifs, lui vouant le même culte, lui consacrant,
à lui aussi, beaucoup de temps pour le traduire et à le faire connaître dans le domaine allemand.
Romain Rolland dont il dira significativement dans son journal - et la notation, étonnamment,
est tout aussi significative pour sa relation à Verhaeren:
C'est la même chose qu'avec Verhaeren, chaque rencontre me laisse dans une telle euphorie
intellectuelle, c'est la transposition sur le plan spirituel du sentiment qu'éprouve une femme après l'amour,
une impression profonde qui se dissout lentement en soi-même et qui longtemps résonne.
Et l'évocation se termine par une phrase presque mystique: « Le jour est toujours plus pur
après qu'on l'a vu ».8
Tel est donc l'état d'esprit de dévotion et de filiation avec lequel le jeune Zweig entreprend
de servir son maître Verhaeren, de traduire une partie de son œuvre et de la faire connaître à
travers tout le domaine de langue allemande. Cette relation d'amitié, ce dévouement de Zweig
dureront jusqu'à la guerre. Les deux hommes se reverront régulièrement, soit à Paris, où Zweig
fait de fréquents séjours, soit au Caillou-qui-bique, où il sera invité à plusieurs reprises au mois
d'août.
7
8
S. ZWEIG, Le monde d'hier, cit., p. 152.
S. ZWEIG, Journaux 1912-1942, traduit de l'allemand par Jacques Legrand, Paris, Belfond 1986, p. 210.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Il faut dire plus généralement que ces années seront surtout, dans la carrière littéraire de
Zweig, des années de formation: il voyage, il traduit, il étudie d'autres œuvres, publie de
nombreux essais. Mais sa grande production, on le sait, date de l'après-guerre. Pourtant, à côté
de poèmes et de pièces de théâtre qui ne sont pas ce qu'on a retenu de son œuvre, il écrira déjà,
avant la guerre, quelques nouvelles dans le genre de l'analyse psychologique où il se déploiera
par la suite et qui le rendra célèbre.
En France et en Belgique, il vient souvent, pendant ces années-là. A Paris surtout: « Au fond,
je ne me sens bien qu'ici »,9 écrit-il dans son journal en 1913, lors d'un séjour parisien. Et il faut
rappeler que, dans ses essais et ses traductions, la culture française se taille la part du lion: à côté
de Verhaeren, apparaissent en effet des traductions de Verlaine, de Baudelaire, de Rolland, de
Suarès, de Barbusse; et il y a également les remarquables essais sur Balzac, Roland, DesboresValmore, Stendhal, Montaigne et d'autres encore. Dans l'histoire de la circulation littéraire entre
les domaines français et germanique, le rôle de Stefan Zweig est donc considérable et c'est avec
raison qu'on l'a comparé à celui joué par un Larbaud entre les domaines français et anglophone.
On peut d'ailleurs dire que ce que Zweig a fait pour Verhaeren dans le domaine allemand est
énorme. Et Verhaeren n'exagère pas, quand il lui écrit en 1907: «Tout ce que je suis en
Allemagne, je vous le dois presque ».10 Il faut lire l'ensemble de la correspondance entre les
deux hommes pour se rendre compte combien Zweig a été, non seulement un des traducteurs les
plus importants, sinon le plus important, de Verhaeren à l'époque, mais aussi son meilleur
propagandiste et agent littéraire.
Pour les traductions: une anthologie de poésie en 1904,11 la même, fortement augmentée en
1910,12 une autre en 1912,13 trois des quatre pièces de Verhaeren,14 ainsi que deux grandes
critiques artistiques, le Rembrandt en 1912 et le Rubens en 1913.15
Zweig, bien sûr, ne sera pas le seul traducteur de Verhaeren en langue allemande: il y aura
Anna Brunnemann, Erna Rehwoldt, Schlaf et plusieurs autres encore. Il sera même parfois un
traducteur sévèrement critiqué.16 Mais il est important de noter qu'à partir de 1909, ses
traductions paraissent chez le grand éditeur de Leipzig, Insel-Verlag. Et, très vite aussi, c'est
Zweig qui négocie les contrats pour Verhaeren, qui lui conseille d'accepter ou de refuser d'autres
9
Ibid., p. 38.
Et en 1909: « Vraiment, je crois que grâce à vous, je pourrai pénétrer au-delà de la peau de l'Allemagne ».
E. VERHAEREN, Ausgewählte Gedichte, Berlin, Schuster und Loeffler 1904.
12
E. VERHAEREN, Ausgewählte Gedichte, 3 volumes, Leipzig, Insel-Verlag 1910.
13
E. VERHAEREN, Hymnen an das Leben, Leipzig, Insel-Verlag 1911.
14
E. VERHAEREN, Drei Dramen: Helenas Heimkehr - Philipp II – Das Kloster, Leipzig, Insel-Verlag 1910.
15
E. VERHAEREN, Rembrandt, Leipzig, Insel-Verlag 1911. Rubens, Leipzig, Insel-Verlag 1912.
16
Cfr. par exemple, la recension de l'anthologie de 1910 par F. BERTAUX,.«La Nouvelle Revue Française», 1° avril 1911, pp. 630632.
10
11
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
traductions éventuelles. Il donne, en outre, des articles sur le poète,17 avant de publier, en 1910,
l'important ouvrage sur lequel je reviendrai plus loin. Il donne aussi des conférences sur le
maître, il stimule d'autres à en parler ou à le réciter. La correspondance est pleine de ces «
affaires » de Verhaeren en Allemagne, elle en occupe presque la plus grande part et on peut la
suivre d'année en année.
Certes, le succès est lent à venir - Zweig insiste là-dessus à plusieurs reprises dans d'autres
correspondances. Mais, avec les années, il s'accroît pourtant et finit par devenir très important.
Jusqu'à cette lettre de 1911 où il écrit à Verhaeren: « Je peux vous dire que vous êtes avec
D'Annunzio le poète lyrique le plus connu en Allemagne. Personne ne s'occupe plus de l'école
française, de Viélé-Griffin, Rostand, tout l'intérêt est concentré sur vous. »
Car la vente des livres de Verhaeren marche à présent magnifiquement bien. Chose
extraordinaire même, l'anthologie de 1911 est tirée à 10.000 exemplaires, dans une édition
vendue très bon marché. « Je suis très fier, écrit Zweig en juillet 1912, d'avoir été le pont entre
vous et le Insel-Verlag et que nous ayons à trois réalisé quelque chose en Allemagne comme on
n'a fait dans aucun pays. Votre œuvre se répandra dès maintenant en des milliers et des milliers
d'exemplaires, le plus pauvre étudiant pourra avoir son Verhaeren dans sa mansarde. »
Et dans une lettre suivante, il lui apprend que l'édition est épuisée et qu'on prépare un
nouveau tirage de vingt mille exemplaires, ce qui, pour un poète étranger, est à l'époque assez
extraordinaire.
Ce succès de librairie, en 1912, coïncide, en fait, avec une tournée de conférences de
Verhaeren en Allemagne, où il est accueilli avec enthousiasme. A Hambourg, Berlin, Leipzig,
Vienne, Salzbourg, Munich, Verhaeren, partout accompagné d'un Zweig au dévouement
infatigable, prononce sa fameuse conférence sur La culture de l'enthousiasme18 où il synthétise
ses idées sur l'adhésion lyrique au monde.
Mais la renommée allemande de Verhaeren passe aussi par son théâtre. On a sans doute un
peu trop oublié aujourd'hui les quatre pièces qu'il a écrites car il est très frappant de constater
combien elles ont contribué à sa réputation internationale, combien, en Europe centrale, surtout,
des pièces comme Le cloître ou Philippe I I ont été abondamment jouées, et ce, au moins
jusqu'à la fin des années cinquante.
Or, pour le théâtre de Verhaeren, Zweig se montre également infatigable. Sans relâche, il
œuvre — et souvent avec succès — pour qu'on le représente en Allemagne et en Autriche. Mais
que de désillusions aussi: il faut lire, dans la correspondance, le véritable roman que constituent
17
S. ZWEIG, Emile Verhaeren, « Das Literarische Echo », t. 14, 15 avril 1904; Emile Verhaeren - ein Dichter des Universums, « Die
Zeit », 2 mars 1910; Das Drama Verhaerens, « Die Schaubuhne », t. 39, juin-décembre 1910.
18
Le texte de cette conférence, toujours inédit, est conservé dans le Fonds Verhaeren aux Archives et Musée de la Littérature à
Bruxelles. Une traduction allemande en a paru dans l’lnsel-Almanacb de 1913 sous le titre Weltbewunderung.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
à eux seuls les démêlés de Zweig, et donc de Verhaeren par intermédiaire, avec Max Reinhardt,
le plus grand metteur en scène allemand de l'époque, et sans doute un des plus grands metteurs
en scènes de ce siècle, « le Napoléon du théâtre » comme l'appelle Zweig.
Certes, Reinhardt prend Le cloître mais il fait monter la pièce à la sauvette par un de ses
assistants et le spectacle n'a guère de succès.19 Ensuite, il annonce à intervalles réguliers qu'il va
monter Hélène de Sparte, mais jamais il ne passera à la réalisation concrète de ce projet. Et la
correspondance entre Zweig et Verhaeren ne cesse de faire écho aux déclarations et
tergiversations du metteur en scène: il est évidemment très important pour la renommée
allemande du poète que la pièce soit montée mais, comme le dit Zweig dans une de ses lettres, «
les desseins de Reinhardt sont impénétrables comme les pensées de Dieu! ».
Et voici que, vers 1911, Reinhardt s'intéresse aussi aux Aubes, la première pièce écrite par
Verhaeren et qui avait été publiée, à Bruxelles, chez l'éditeur Deman, en 1898. Il convient de
s'attarder quelque peu sur ce point: il permettra, en effet, de signaler une découverte très récente.
Pièce assez étonnante - la plus audacieuse, certainement, de Verhaeren -, Les aubes montre
bien le rapport, tout idéaliste d'ailleurs, que Verhaeren a entretenu, à l'époque, avec le
socialisme. Après avoir évoqué de façon visionnaire le mouvement des foules rurales vers la
ville, l'écrivain y représente, dans un décor qui n'est pas sans rappeler celui de la Commune de
Paris, la révolution du peuple contre la Régence qui l'opprime, puis la paix qui est conclue avec
l'armée ennemie qui assiège la ville. Dans cette révolution et dans la conclusion de cette paix, le
personnage central, le tribun Hérénien, homme d'action et intellectuel - il est même écrivain -,
joue un rôle capital. Hérénien est celui qui, d'un bout à l'autre, dirige le peuple, il est celui qui le
conduit à la victoire, mais, au moment même de cette victoire, figure christique exemplaire, il
sera assassiné.
On a très peu monté Les aubes. Jamais, en Belgique et en France, si l'on excepte une
représentation de certaines scènes par de jeunes juristes à la Maison du peuple de Bruxelles en
1901 — il s'agissait donc d'un spectacle d'amateurs. Il faut dire que la « théâtralité » de
ce texte n'est pas évidente: les répliques, ou souvent les longs monologues, tantôt sont d'un
lyrisme plus poétique que théâtral, tantôt tombent dans le didactisme. Et pourtant, en relisant la
pièce aujourd'hui, à l'autre bout du vingtième siècle où le théâtre nous a habitués à des
incursions dans des domaines et des langages qui, à priori, ne sont pas les siens, on sent très
bien qu'il y a là tout un climat et toute une potentialité qu'un bon metteur en scène pourrait
exploiter. Cela a été fait d'ailleurs, et pas par n'importe qui mais pas, non plus, en langue
française, puisque Meyerhold, grand innovateur, s'il en est, en matière de technique théâtrale, a
19
La pièce est montée à Berlin, en 1910, par Felix Hollaender aux Kammerspiele des Deutschen Theaters.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
monté Les aubes dans la Russie révolutionnaire de 1920
20
(il avait d'ailleurs inscrit la pièce à
son programme depuis 1905); coïncidence curieuse, c'est le même jour exactement, le 7
novembre 1920, que Les aubes a également été montée à Prague, par le tchèque Hilar, autre
grand metteur en scène d'avant-garde, et ce, dans un décor de Hofman, un des meilleurs
scénographes de ce siècle - et l'on peut voir encore, dans les archives scénographiques du Musée
national de Prague, les superbes projets réalisés par l'artiste pour ce spectacle.
Il y a donc encore, concernant cette pièce et du moins en langue française, une véritable
inconnue quant à ses potentialités scéniques et, à l'heure d'aujourd'hui, plus d'un metteur en
scène belge se dit, sinon intéressé, du moins très intrigué par ce texte, à mon sens beaucoup plus
audacieux et beaucoup plus passionnant, malgré toutes ses faiblesses et malgré tous les
problèmes qu'il pose, que les trois autres pièces de Verhaeren.
Ceci étant dit, revenons en à Reinhardt et à ses projets. Annonçant qu'il veut monter Les
aubes, il annonce aussi que ce ne sera pas n'importe comment, puisqu'il en projette la réalisation
dans le grand théâtre qu'il veut faire construire, « le théâtre des 5000 », qui devrait être comme
une sorte de grand cirque. Il envisage donc, pour la mise en scène des Aubes, un spectacle de
masse, comme il en montera d'ailleurs un certain nombre jusqu'à son exil aux Etats-Unis
pendant la seconde guerre mondiale. Enthousiasme de Verhaeren et de Zweig! Et avant que
Zweig ne traduise la pièce, Verhaeren - peut-être à la demande de Reinhardt - décide d'en
remanier le texte qu'il a publié 13 ans auparavant. En août 1912, comme l'atteste la
correspondance entre les deux hommes, Zweig vient au Caillou-qui-bique pour travailler avec
lui à ce remaniement, avant d'en entreprendre la traduction.
Mais on est déjà en 1912 et le Napoléon du théâtre traîne quelque peu — de nouveau - avant
de prendre une décision définitive. Zweig n'entreprend donc pas tout de suite cette traduction et,
les mois passant, la guerre éclatera: fin du projet des Aubes monté par Reinhardt. Mais pas de
l'histoire des Aubes en Allemagne où cette pièce, décidément, n'a pas eu de chance. Après la
guerre, en effet, ce sera Piscator, autre très grand metteur en scène, qui s'y intéresse - comme
quoi la pièce n'est pas si négligeable! - et qui s'adresse à Zweig pour qu'il en fasse enfin la
traduction. Mais Zweig ne veut plus traduire: il se trouve définitivement engagé, cette fois, dans
son œuvre propre et il estime aussi, à cette époque, avoir fait assez pour l'œuvre de Verhaeren. Il
propose donc un autre traducteur: le poète expressionniste Paul Zech, lequel, pendant plus d'un
20
On trouvera une analyse de ce spectacle dans l'ouvrage de Béatrice PICON-VALLIN sur le Théâtre de Meyerhold, à paraître à
Editions L'âge d'homme à Lausanne.
~ 10 ~
EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
an, travaille à cette traduction, à partir du texte remanié par Verhaeren en 1912, comme l'atteste
la correspondance entre Zech et Zweig.21
Pas de chance pour Les aubes en Allemagne, disais-je: quand, une fois la traduction
terminée, on s'adresse à Marthe Verhaeren, la veuve du poète, pour que le texte allemand puisse
être publié et joué, elle s'y oppose catégoriquement. Elle ne veut pas, en effet, entendre parler
d'une traduction des Aubes par Paul Zech! Et Piscator, occupé par d'autres projets, finira par
abandonner celui-là. Mais pourquoi cette opposition de Marthe Verhaeren à la personne du
traducteur? En fait, pour une bien curieuse histoire...
En pleine guerre, en 1916, juste après la mort du poète, Zech avait publié dans les journaux
allemands le texte d'une lettre qu'il prétendait avoir reçue de Verhaeren. Dans cette lettre,
Verhaeren disait être fatigué de la guerre et souhaiter « que le fiel se dissolve dans les cœurs ».22
Scandale dans les milieux patriotiques français et belges, où Verhaeren était devenu le poète
nationaliste et anti-allemand, vif démenti de Marthe Verhaeren dénonçant la lettre comme un
faux.23 L'était-elle? Quand on demandera, en tout cas, à ce que Zech produise l'original de cette
lettre, il prétendra que du front où il se trouvait, il l'avait envoyée chez lui à Berlin avec d'autres
affaires et que le colis s'était perdu... Quoi qu'il en soit, Les aubes n'a donc jamais été montée en
Allemagne.
Mais si c'est bien le texte remanié pour Reinhardt que Zech a traduit pour Piscator,24 c'est
pourtant le texte de 1898 qui fut repris tel quel quand on réédita Les aubes en 1920, après la
mort du poète. Personne, en Belgique ou en France, ne paraissait donc être au courant de cette
nouvelle version. Personne depuis, d'ailleurs, ne l'a jamais mentionnée.
21
S. ZWEIG-P. ZECH, Briefe 1910-1942, Donald G. Gaviau (éd.), Francfort-Main, Fischer 1986. Voir en particulier p. 156 et
suivantes et p. 206 et suivantes.
22
Cette lettre avait été publiée dans la « Vossiche Zeitung », n" 631, 1916.
23
Dans le « Mercure de France » du 16 avril 1917, qui publie également la traduction française de cette lettre. Cf. également sur
cette histoire L. CHRISTOPHE, A propos d'une prétendue lettre de Verhaeren, « Bulletin de l'Académie Royale de langue et de
littérature française », t. 44, 1966, n° 3-4. Mais si Lucien Christophe est intimement persuadé qu'il s'agissait bien d'un faux - il faut
noter qu'il ne s'est guère soucié de savoir s'il existait sur cette affaire des témoignages du côté allemand -, on se demande, à lire
certains passages des Journaux de Zweig, s'il en a été réellement ainsi. En novembre 1917, en effet, Zweig, qui se trouve en Suisse
où il fréquente Romain Rolland, Henri Van der Velde, le peintre Masereel et Charles Baudouin, écrit: «Mardi 21 novembre. Le
matin, causé avec Van der Velde. Il me parle tout de suite de Zech: il serait de notoriété publique que sa lettre est un faux, composé
à l'instigation du Q.G. Et le plus ennuyeux, c'est qu'on aurait cru me reconnaître dans une allusion. J'oppose sur-le-champ et avec la
dernière énergie un démenti formel et le prie de démentir à son tour que j'aie quoi que ce soit à voir avec Zech (pp. 175-176) [...]
Vendredi 30. Le matin, avec Baudouin. Homme doux, insignifiant. La lettre de Verhaeren est, heureusement, authentique (p. 186) ».
Puis, deux jours plus tard, Zweig parle à nouveau de « la » lettre. S'agit-il de la même? Ou s'agit-il d'une lettre de Verhaeren à
Charles Baudouin? « Dimanche 2 décembre. [...] Le matin, chez Masereel [...]. Touchant, ce qu'il me raconte de Verhaeren: ce
sentiment que l'on avait qu'il se tourmentait, les dernier temps. [...] L'après-midi [...] je vais chez Baudouin. Tout près de la frontière
française! Il ne m'intéresse pas beaucoup, aussi peu que M. Mais m'intéresse d'autant plus la lettre, qu'ils n'ont pas sur eux et que je
veux voir enfin. Qu'elle existe, le numéro de décembre 1916 en témoigne sans équivoque: le fait y est attesté (p. 187) ». Mais Zweig
ne semble jamais avoir su le fin mot de l'histoire, comme le prouve le « memorandum » qu'il a rédigé sur le problème de la
traduction des Aubes par Zech (on en trouvera le texte dans S. ZWEIG-P. ZECH, Briefe 1910-1942). Il existe également, sur cette
question, une note manuscrite de Henri Van der Velde qui conclut, lui aussi, qu'il s'agissait d'un faux (cette note est conservée dans
le fonds Van der Velde aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles).
24
Piscator voulait monter Les aubes au Théâtre prolétarien qu'il fonde en 1919 sur le modèle du « Proletkult » soviétique (cfr. M.
PISCATOR-J.-M. PALMIER, Piscator et le théâtre politique, Paris, Payot 1983, p. 28).
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Et pourtant cette seconde version des Aubes se trouve dans les archives Verhaeren, léguées
par la veuve de l'écrivain à la Bibliothèque Royale de Bruxelles et conservées, dans cette
institution, aux Archives et Musée de la littérature. Il s'agit d'un exemplaire de l'édition de 1898,
abondamment retravaillé manuscritement par le poète et qui ne semble jamais avoir attiré
l'attention d'un chercheur.25 Les corrections, pourtant, sont extrêmement nombreuses: des pages
entières sont réécrites, de nombreux passages supprimés, d'autres largement retravaillés. Et il est
clair, si l'on se reporte aux indications que l'on peut trouver dans la correspondance avec Zweig,
qu'il ne peut s'agir là que de la ré vison de la pièce effectuée pour Reinhardt en 1912.
Nouvelle version d'ailleurs tout à fait intéressante: on se rend compte en effet, dès l'abord,
que Verhaeren y a très bien corrigé de nombreuses faiblesses de la pièce: suppression ou
réécriture des passages trop lyriques ou trop didactiques, dramatisation plus forte, affirmation
plus nette de certains personnages, rééquilibrage général des scènes, on est en présence d'un
texte dramatiquement beaucoup plus au point (il y a aussi quelques changements sur le fond,
mais il ne sont pas essentiels). On peut donc espérer que la prochaine publication de cette
seconde version des Aubes26 permettra la véritable création de la pièce en langue française. S'il
en est ainsi, quelque 75 ans plus tard, Zweig aura encore bien servi son maître ...
Mais restons-en là avec Les aubes car il est temps d'évoquer aussi l'essai de Zweig sur
Verhaeren, publié en Allemagne en 1910 et traduit immédiatement en français.27 On vient de
rééditer cette traduction:28 il s'agit là d'un document tout à fait intéressant, non seulement pour la
connaissance de Verhaeren mais aussi pour le témoignage qu'il constitue d'une certaine
idéologie littéraire de l'époque.
Destiné d'abord au public allemand, cet essai me semble en effet, si on l'examine
attentivement, différer quelque peu de l'ensemble des autres monographies consacrées à
l'époque à Verhaeren, monographies qui, quand on les lit aujourd'hui, se ressemblent toutes peu
ou prou. Il est intéressant par exemple de comparer cet essai de Zweig avec celui qui est le plus
souvent cité, l'ouvrage d'Albert Mockel, Un poète de l'énergie, Emile Verhaeren, l'homme et
l'œuvre?29 qui date de 1917.
On retrouve, bien sûr, de part et d'autre, la même description, et de la biographie de
Verhaeren, et de son évolution poétique — le passage d'une poésie très parnassienne et d'une
peinture à la Jordaens des Flamandes à la crise de la « trilogie noire », puis au grand virage qui
25
L'exemplaire porte, sur la couverture, écrite de la main de Verhaeren, la mention: «Version nouvelle».
Par nos soins, dans la collection « Archives du futur », aux Editions Labor à Bruxelles.
27
S. ZWEIG, Emile Verhaeren, Leipzig, Insel-Verlag 1910. L'ouvrage a été immédiatement traduit en français sous le titre Emile
Verhaeren. Sa vie, son œuvre, traduit par P. MORISSE et H. CHERVET, Paris, Mercure de France 1910.
28
Paris, Belfond 1985.
29
Paris, La Renaissance du livre 1917.
26
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
amène l'écrivain à se tourner vers le monde contemporain et à le célébrer dans une vision
panthéiste et enthousiaste.
Mais ce qui est très frappant, c'est que, d'un bout à l'autre et bien plus systématiquement que
Mockel, ce que Zweig souligne chez Verhaeren - parce qu'à l'époque c'était surtout cela qui
l'intéressait, lui, Zweig - c'est tout ce qui relève de la dimension vitaliste de cette œuvre. C'est-àdire tout ce qui se rapporte à une forme d'adhésion au monde, irrationnelle et spontanée,
instinctive, prétendant coïncider avec un mouvement vital, un mouvement primitif de l'être,
antérieur et hostile à toute démarche intellectuelle ou rationnelle, un mouvement qui permettrait
de fusionner avec le monde et de recréer ainsi une sorte d'état originel où le moi et le monde ne
font qu'un. Mouvement vitaliste qui a donné naissance à des thèmes que l'on a vu proliférer au
tournant du siècle, comme ceux de la puissance de l'instinct, de l'enthousiasme pour la nature
profonde du monde, de l'admiration pour la terre, substance maternelle où l'on puise la sève, et,
partant de la mise en avant de la race et du « sang dont on est fait », comme on disait à l'époque.
Il s'agit donc là, pour le dire en deux mots, d'une sorte d'idéologie, tant littéraire que, plus
largement, « culturelle », d'une vision du monde implicite, issue d'une vulgarisation de
Nietzsche et de Bergson, et qui a fortement marqué toute cette période, aussi bien en France que
dans le domaine germanique. Idéologie qui a couru de Wagner à Barrés, à Péguy, à Verhaeren,
et qui, plus largement, s'est emparée d'une bonne part du lyrisme de ces générations. Idéologie
naïve, innocente certes - dans le chef d'un Verhaeren ou d'un Zweig, par exemple, bien
évidemment - mais dont on sait aussi les perversions politiques qu'elles ont, par la suite,
engendrées en ce siècle.30
Evoquant ce livre de Zweig dans un texte écrit en 1939, Stefan Zweig, grand européen,31
Jules Romains, qui fut pourtant un ami, tant de Verhaeren que de Zweig, cite un long passage
du chapitre intitulé La ferveur érigée en éthique. A travers Verhaeren, Zweig, dans ce passage,
exalte comme règle de vie cette communion enthousiaste et irrationnelle, admirative, avec le
monde, ce qui nécessite, dit l'auteur du Monde d'hier, « de dominer les tendances négatives de
notre nature, nous défendre contre toute exclusion, tuer en nous l'esprit critique, accroître notre
sens du positif » ...32
Se référant alors à ce qu'il appelle « les nouveaux fanatismes que sont le fascisme, le
racisme, le nationalisme, le communisme, ou les produits diversement dosés de leur mélange »,
Jules Romains commente durement les lignes de Zweig:
30
31
32
On se reportera, par exemple, aux analyses de B.-H. LEVY, L'idéologie française, Paris, Grasset 1981 (Col. « Figures »).
New York, Ed. de la Maison française 1941, pp. 45-46.
S. ZWEIG, Emile Verhaeren. Sa vie, son œuvre, cit., p. 179.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
C'est la culture de l'exaltation comme système de gouvernement. C'est la production officielle et en
grande série de l'enthousiasme, par des techniques savantes qui utilisent tous les moyens anciens en y
joignant les procédés nouveaux. C'est l'admiration pour certains individus poussée jusqu'aux formes les
plus dégradantes de l'idolâtrie; c'est la proscription sauvage de tout esprit critique, de tout exercice lucide
de la raison. C'est un ensemble d'états passionnels, qui nous reporte aux âges les plus délirants de la
barbarie. Bref, Zweig s'est-il rendu compte, depuis, que la morale qu'il prêchait en 1910 pouvait mener
tout aussi bien - et peut-être plus sûrement, vu l'infirmité de la nature humaine - à la guerre et aux folies
politiques de l'après-guerre qu'au libre épanouissement des peuples fraternels?
Scepticisme contre lyrisme irrationnel... Comment ne pas penser aussi à l'opposition, que
rappelle aujourd'hui un Milan Kundera, entre le scepticisme à l'égard du monde moderne,
scepticisme que l'on trouve chez de grands romanciers contemporains de Zweig comme Kafka,
Broch ou Musil, et les tenants d'une « extase lyrique » optimiste et irrationnelle, propagateurs
d'un art « moderne » qui prétendait, lui, d'Apollinaire à Maïakovski, des futuristes aux
surréalistes, s'identifier à ce monde moderne, « extase lyrique » dont on trouve à l'évidence chez
Verhaeren et chez le jeune Zweig de grands précurseurs? 33
Car l'œuvre de Verhaeren est bel et bien, pour sa part essentielle, traversée et portée par le
vitalisme. La vision générale qu'en donne Zweig, vitaliste enthousiaste lui aussi, ne peut donc
qu'être en harmonie avec elle, même s'il lui arrive de trop la tirer dans cette direction: l'essentiel
de la « trilogie noire » pourrait, par exemple, se ramener, pour Zweig, à une thématique
étroitement liée à la « rage de détruire » nietzschéenne, à cette « philosophie à coups de marteau
» qui commence par tout anéantir pour repartir à zéro et obtenir la victoire de l'art sur la
souffrance. Or, le dolorisme qui est à l'œuvre chez Verhaeren à cette époque antérieure à son
adhésion optimiste au monde renvoie sans doute beaucoup plus à la vulgate baudelairienne et
surtout à Schopenhauer, comme des travaux récents l'ont bien montré ...34 Mais le plus
important est sans doute que la vision que donne Zweig de Verhaeren fasse système et qu'elle
organise toute l'œuvre en fonction d'une logique évolutive dont les sommets sont les recueils où
le vitalisme est le plus affirmé, La Multiple Splendeur et Les Forces tumultueuses. (C'est
33
Cfr. M. KUNDERA, L'art du roman, Paris, Gallimard 1986.
Cfr. par exemple CH. BERG, postface aux Villages illusoires, Bruxelles,
Editions Labor 1985 (« Col. « Espace Nord »).
34
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
d'ailleurs la poésie de Verhaeren de cette période qui commence vers 1900 que Zweig a surtout
traduite.)
Il y aussi dans ce livre un chapitre qui est important pour l'histoire de la poésie allemande. Il
s'agit du chapitre intitulé Le pathétique moderne ou Le pathos moderne, où Zweig, dans la
logique vitaliste, retrouve l'obsession romantique de la poésie comme cri originel. Né d'un
frisson vital, d'une sorte de fièvre sacrée, antérieur à toute parole rationnelle, le langage poétique
doit, selon Zweig, qui prend Verhaeren comme exemple de ce type de poésie, recréer un contact
primitif d'intimité avec les auditeurs, une intimité physique où celui qui la reçoit est conquis
intimement, où il est saisi, emmené à l'adhésion au monde par le rythme envoûtant de ce
langage poétique. Le langage poétique transforme ainsi l'auditeur, il est donc action, il permet
de recréer la fusion première des hommes et du monde, il supprime toute médiation.
En fait, Zweig écrit, avec ce chapitre, un véritable manifeste, manifeste dont il avait
d'ailleurs déjà, avant d'écrire son Verhaeren, développé les prémisses en 1907, dans un essai sur
Rimbaud, où celui-ci devenait une sorte de barbare saccageant toute norme culturelle établie
pour revenir à la profération primitive que doit être la parole poétique.35 Le pathos moderne, où
Verhaeren prend ainsi le relais de Rimbaud pour illustrer la pensée de Zweig, sera, par la suite,
considéré comme un des textes théoriques fondateurs de la poésie expressionniste allemande.
En 1913, Paul Zech demandera même à Zweig de pouvoir le reproduire dans sa revue
expressionniste Das Neue Pathos. Ainsi s'effectue donc très clairement, à travers Zweig,
l'apparentement de Verhaeren à l'expressionnisme, mouvement poétique qui ne s'est, par
ailleurs, que très peu répandu en langue française.
D'où, bien sûr, l'insistance de Zweig sur le rythme dans la poésie de Verhaeren, puisque le
rythme constitue l'élément essentiel de cette conception profératoire de la poésie. Verhaeren
déclare d'ailleurs dans leur correspondance que, de tout l'essai de Zweig, que par ailleurs il
apprécie énormément et dont il trouve la pertinence extrême, ce sont ces pages sur le rythme qui
l'émerveillent le plus. Et d'ajouter à ce propos: « Vous voyez en moi comme à travers un cristal
»... On sait aussi que c'est sur le rythme que Zweig, dans ses traduction des poèmes de
Verhaeren, va porter toute son attention, quitte à accentuer encore le jeu des assonances, déjà
très important en français, et à prendre certaines libertés avec le texte original.
Il faut dire également qu'il est un peu étonnant, quand on lit ce livre aujourd'hui, de voir
l'écrivain juif de Vienne emprunter des formes rhétoriques qui appartenaient à un certain
discours « belge » de l'époque et parler avec exaltation, dans le sillage de Verhaeren, non
seulement de la « race indo-européenne » mais aussi de la « race belge », mélange de deux «
35
Cfr. R. COLOMBAT, Zweig, lecteur enfiévré de Rimbaud, « Le magazine littéraire », n° 245, septembre 1987, pp. 24-28.
~ 15 ~
EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
races voisines », la race flamande et la race wallonne. Ainsi: « Cette race neuve, la race belge,
est forte et l'une des plus capables qui soit en Europe. Le voisinage de tant de cultures
étrangères, le contact de tant de nations si diverses l'ont fécondée. Le travail sain des champs a
fait les corps robustes; la proximité de la mer a ouvert les regards sur l'horizon. [...] Comme en
Amérique, le mélange des peuples et la fertilité d'une terre saine ont ici engendré une belle et
puissante race. En Belgique, la vitalité est magnifique ».36 Oui, c'était l'époque d'une Belgique
en expansion économique, c'était aussi l'époque où Edmond Picard et Henri Pirenne, dans la
foulée de la valorisation de la race et de la terre-mère, exaltaient « l'âme belge »...
Suit d'ailleurs, sous la plume de Zweig et dans une vision tainienne des plus orthodoxe, la
description de Verhaeren comme le fils de cette terre de Belgique, un fils qui en représente tous
les contrastes, qui en synthétise tout le génie: « Verhaeren proclame le triomphe de la race
belge, de la race européenne. Cette profession de foi en la vie est si joyeuse, si ardente, si mâle
qu'elle ne saurait sortir de la poitrine d'un seul homme. Ici c'est tout un peuple jeune qui
s'enorgueillit de sa force. » Oui, c'était bien le monde d'hier, et le discours que l'on utilisait dans
ce monde d'hier ...
(Reste que même aux yeux de Zweig, le triomphe de la race belge sera de courte durée. En
1925, il écrira à Romain Rolland: « Rien de plus dangereux que quand un bourgeois médiocre a
une aventure ou si un petit peuple est héroïsé par le monde entier comme les Grecs en 1827 ou
les Belges en 1914! Verhaeren est complètement oublié et négligé, ils sont redevenus ce que
Baudelaire a immortellement châtié ».37 Et en 1928, au terme d'un voyage en Belgique: « La
Belgique, Verdun de la bêtise ... Comme ce pays est en retard! Il est tellement grisé de haine et
de victoire qu'il souffle et dort pour des années encore ».38)
Mais si, en 1910, la Belgique intéresse tant Stefan Zweig et si Verhaeren est pour lui
l'écrivain belge exemplaire, c'est aussi parce que ce jeune cosmopolite rêve déjà de la création
d'une Europe intellectuelle, d'une Europe des grands esprits, d'une Europe enfin pacifiée dans
une union internationale. Titre significatif, d'ailleurs, du dernier chapitre de son essai sur le
poète: La signification européenne de l'œuvre de Verhaeren. « Verhaeren, y écrit-il, a tenté de
représenter toute notre époque dans son expression physique et intellectuelle. Son lyrisme est le
symbole de l'Europe à la fin du siècle précèdent et de son état actuel. L'Europe entière parie par
sa voix, et cette voix s'élève au-dessus du siècle présent ».39
36
S. ZWEIG, Emile Verhaeren. Sa vie, son œuvre cit., p. 20.
Cité par R. DUMONT, Stefan Zweig et la France, Paris, Didier 1967, p. 86.
38
Ibid.
39
S. ZWEIG, Emile Verhaeren. Sa vie, son œuvre, cit., p. 209.
37
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
A ce rêve - bien informel encore et très peu ancré dans les réalités de l'époque - d'une Europe
culturelle, se centrant, tant pour Verhaeren que pour Zweig, sur les noyaux de civilisation
français et germanique, la première guerre mondiale allait certes apporter le démenti le plus
abrupt. Mais alors que la tension internationale augmente, Verhaeren n'hésite pas, en 1913, à
préfacer l'anthologie de la poésie allemande d'Henri Guilbeaux. Et il y écrit, s'adressant à
Guilbeaux: « Votre humanité et votre bon sens se révoltent à croire la guerre inévitable entre ces
deux forces énormes et supérieurement créatrices que sont la France et l'Allemagne. Vous les
voulez sereines et belles toutes les deux, parce que vous savez que sur elles surtout s'établira
l'avenir du futur Occident à destinée unique. » D'où le rôle que pouvait jouer la Belgique et sur
lequel à la même époque un historien comme Pirenne insistait beaucoup, de médiateur entre ces
deux puissances et deux pôles culturels ...
C'est l'époque aussi - la première rencontre a lieu en 1911 – où Romain Rolland va entrer
dans la vie de Zweig et, pour longtemps et de façon déterminante, l'influencer sur cette question
du rêve européen et du pacifisme. A l'instigation de Zweig, Verhaeren également rencontrera
Rolland. En 1913, par exemple, un déjeuner rassemblera à Paris Verhaeren, Rolland, Zweig,
Rilke, autre grand ami et admirateur de Verhaeren et ami de Zweig, ainsi que Bazalgette, le
traducteur français de Whitman. (1913: quelques mois à peine, donc, avant le début des
hostilités pendant lesquelles Rolland et Verhaeren constitueront, au sein de l'intelligentsia
française, les deux figures symboliques opposées de la prise de position des intellectuels face à
la guerre: Rolland, établi en Suisse, se voudra une autorité morale « au-dessus de la mêlée »;
Verhaeren, quant à lui, écrira La Belgique sanglante ...). « Nous nous entretînmes », écrit
Romain Rolland en évoquant ce déjeuner, « d'un projet utopique de Correspondance littéraire, à
l'exemple de celle de Grimm et de Diderot, mais de préoccupations plus larges et moins
anecdotiques, rayonnant sur l'Europe et groupant en un faisceau les pensées les plus
représentatives des grands pays d'Occident. Ce qui nous paraissait un devoir essentiel, ce qui me
tenait particulièrement à cœur, c'était de travailler à la fondation morale et intellectuelle de
l'unité européenne.
Nul n'était plus ardent à défendre ces idées que Verhaeren ».40 A la même époque,
Verhaeren, ainsi qu'il l'avait fait en Allemagne en 1912, promène encore en Pologne, puis en
Russie, sa conférence sur La culture de l'enthousiasme,41 au centre de laquelle il évoque
également cette vision d'une Europe de l'esprit.
40
R. ROLLAND, in Emile Verhaeren, Edition de la Revue Littéraire des Primaires « Les Humbles » 1917, pp. 6-7.
Sur le voyage de Verhaeren en Russie, voir les articles de J. BLANKOFF, A propos de deux textes inédits de Verhaeren sur la
Russie, in Slavica Gandensia, 5, 1978 et Emile Verhaeren et la Russie. Quelques remarques à propos d'inédits, « Cahiers marxistes
», n° 20, déc. 1975.
41
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Comment alors ne pas se représenter la catastrophe morale et intellectuelle que la guerre a pu
représenter, tant pour lui que pour Zweig!
Le déclenchement des hostilités, en 1914, surprend Zweig en Belgique. Il était à Paris, il
avait accompagné à Rouen — prémonition du sort - Verhaeren qui devait y faire une conférence
et avait quitté le poète dans cette gare où, deux ans plus tard, il serait écrasé par un train. Puis il
avait revu Verhaeren à Bruxelles une dernière fois et, en le quittant, son vieil ami lui avait
rappelé qu'il l'attendait le 2 août au Caillou-qui-bique. Zweig, ensuite, s'était rendu à Ostende. Et
c'est là que, la veille du jour où les Allemands vont entrer en Belgique, après avoir rendu visite à
James Ensor, il se retrouve avec quelques amis belges à une terrasse de café. La conversation
débouche sur la guerre qui peut survenir. Il n'y croit pas, il ne veut pas y croire. Il montre un
déverbère et dit: « Vous pouvez m'y pendre si les Allemands pénètrent en Belgique. » Deux
heures plus tard, des nouvelles plus alarmantes encore lui étant parvenues, il saute dans le
dernier train qui passera la frontière ...
La guerre déclarée, Verhaeren engage sa personne et son art littéraire au côté de son pays
envahi. Avec une violence qui est à la mesure de sa désillusion et de l'effondrement de l'édifice
d'optimisme qu'il avait bâti, il proclame la haine de l'envahisseur. On se rappelle ces vers
fameux des Ailes rouges de la guerre:
O cri
Qui retentis ici
Si tragique aujourd'hui,
Tu peux courir, immensément, de plaine en plaine,
Car tu es juste, ô cri
Bien que tu sois la haine.
On ne peut d'ailleurs qu'être surpris, quand on lit la correspondance de Verhaeren à l'époque,
par la déclaration, douloureuse et presque exaltée, qu'il y répète de la découverte, en lui, de ce
sentiment de haine. Et le voici alors qui devient l'incarnation littéraire de la Belgique en guerre,
le voici qui écrit des poèmes à la gloire du roi chevalier, de l'armée belge, des poèmes aussi qui
dénoncent, avec toute l'emphase rhétorique qui est de mise, les turpitudes et les exactions de
l'envahisseur ...
Il faudra un jour analyser en détail et sereinement, en dehors de toute la vision
hagiographique que l'on a toujours déployée sur le sujet, l'ensemble des motivations
personnelles, psychiques et intellectuelles ainsi que tout le conditionnement sociologique qui
~ 18 ~
EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
ont marqué l'évolution de Verhaeren et qui l'ont amené peu à peu à devenir une sorte de poète
national officiel, celui qu'André Breton traitera plus tard de « Déroulède belge ». Ce qui ne peut,
en tout cas, manquer d'attirer l'attention, quand on lit aujourd'hui La Belgique sanglante, c'est
que, quand il veut expliquer les raisons de la barbarie allemande qu'il dénonce, Verhaeren a
brusquement recours aux grands clichés antisémites. Le voici en effet qui reprend – et c'est, je
crois, la seule fois dans un de ses écrits publiés - les thèses développées par Edmond Picard
dans un livre qu'on passe pieusement sous silence lorsque l'on entend glorifier la mémoire du
célèbre avocat:42 Synthèse de l'antisémitisme.43 En parfait disciple de Drumont, Picard y évoque
la lutte nécessaire des peuples aryens et des peuples sémites, peuples sémites dont les Juifs
figurent en Occident la cinquième colonne ... Dans La Belgique sanglante, en effet, Verhaeren
intitule un des chapitres L'Allemagne asiatique. Et, gravement, il y explique que si les
Allemands sont tombés dans une telle barbarie dans leur pratique de la guerre, c'est parce que
les sémites sont chez eux plus nombreux et mieux organisés qu'ailleurs et qu'ils ont pu insuffler
ainsi ce nouvel esprit barbare que l'Europe aryenne et chevaleresque avait oublié ... Imagine-ton quelle a pu être la réaction de Zweig, lorsque, bien vite après la parution du livre, il en a eu
connaissance, lui qui n'avait de son maître que l'image d'un homme prêchant l'admiration
mutuelle entre les peuples?
Et sans doute fallait-il bien qu'il en arrive là, le pauvre Verhaeren, pour s'expliquer
rationnellement les raison de l'effondrement de la belle société européenne et pacifique, de cette
société de progrès qu'il chantait avec tout l'enthousiasme de son vitalisme. Ainsi, ce n'était pas
de notre faute, à nous, Européens, c'était de la faute aux barbares, aux sémites, aux Juifs, si notre
civilisation s'écroulait...
Et Zweig? A Vienne, il découvre le même climat d'hystérie guerrière, il voit la plupart des
autres écrivains se transformer également en bardes nationalistes. Employé aux archives de la
guerre, où d'ailleurs il retrouve Rilke, lui-même, pendant quelque temps — on peut s'en rendre
compte en lisant ses journaux —44 se trouve porté par l'atmosphère de cet enthousiasme
guerrier. Mais il ne faut pas si longtemps pour que se transforme son opinion sur la guerre, pour
qu'il revienne à ses anciens élans pacifistes. C'est qu'il a repris sa correspondance avec Romain
Rolland, qui s'est établi en Suisse, pays neutre. Dès la première lettre, il subit à nouveau
42
Jusqu'à en faire un apôtre de l'égalité raciale, hagiographie oblige! « Ces voyages de Picard au Maroc et au Congo peuvent
symboliser ce désir de découverte de l'inconnu ou du peu connu de l'époque. Un seigneur de l'esprit comme lui se devait de
prospecter les domaines humains où les sociétés de l'époque dressaient un barrage contre l'évolution sociale. Déjà l'égalité des races
était proclamée, mais elle cherchait les apôtres de son acheminement et les prosélytes de ses actes. Picard et Vandervelde furent de
ceux-là. Que leur rayonnement occidental n'éclipse jamais ce qu'ils firent pour l'émancipation du Tiers-Monde! » (J.-P. PAULUS,
Edmond Picard et Jules Destrée, Bruxelles, Editions Labor 1971). Scandaleuse contre-vérité! Il suffit de se reporter aux écrits
antisémites de Picard pour voir qu'il n'avait rien, mais alors absolument rien, d'un «apôtre de l'acheminement de l'égalité des races»!!
43
Paris-Bruxelles, Fernand Larcier - Albert Savine 1892.
44
S. ZWEIG, Journaux 1912-1940 cit. Voir pp. 61 et svtes.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
l'ascendant de l'auteur de Au-dessus de la mêlée. En 1917, il pourra rejoindre Rolland en Suisse
et participera activement à la croisade de celui-ci en faveur de la paix.
Après la guerre, les deux hommes resteront d'ailleurs en étroit contact épistolaire.45 Zweig
continuera de professer le même idéal humanitaire et pacifique, mais Rolland lui reprochera
souvent sa tiédeur dans ses prises de positions concrètes. C'est que l'écrivain célèbre que Zweig
sera devenu se cantonnera de plus en plus dans cette « internationale des gens de renom »
qu'évoquait Hannah Arendt et qu'il refusera toujours tout engagement trop précis, se bornant à
un discours moralisateur abstrait, même au moment où les nazis arriveront au pouvoir.
Mais revenons encore à la guerre 14-18 et à Zweig et Verhaeren. Zweig ne s'attendait pas à
ce que Verhaeren, face au conflit, prenne les positions qui ont été les siennes. Ainsi, quand
recommence la correspondance de Zweig avec Rolland et que les deux hommes envisagent la
création à Genève d'une sorte de parlement moral composé de grands écrivains qui parleraient
d'au-dessus de la mêlée, c'est à Verhaeren que, tout naturellement, ils pensent pour la Belgique.
D'où la surprise de l'écrivain viennois et sa consternation quand il découvre les poèmes de
guerre et les pamphlets de son grand ami belge. On pourrait citer à ce sujet de nombreux textes,
soit du journal de Zweig, soit de la correspondance avec tel ou tel. Bornons-nous à une lettre à
un critique allemand, très belle d'ailleurs, très mesurée:
Je n'ai plus de relations avec Verhaeren parce que je ne le veux pas (même si je ne nourris pas de
haine pour lui, pas plus que pour personne d'autre). Après la guerre, je lui demanderai dans une lettre
ouverte où s'est déroulée l'histoire des enfants aux pieds coupés et quels sont les noms de ceux qui veulent
témoigner sous serment de la vérité de cet épisode. Lui parler maintenant, pendant la guerre, n'aurait pas
de sens: mon ami Romain Rolland, le seul juste en France, a déjà spontanément attiré son attention sur le
caractère regrettable d'un semblable poème. Si Verhaeren, après la guerre, ne veut pas examiner cela de
plus près, cela marquera la fin de mes relations avec lui. D'autres ont perdu des fils et des époux à la
guerre, moi j'aurai perdu un ami. Je ne le ferai pas par patriotisme mais tout simplement sous l'effet du
sentiment de savoir capable d'une injustice durable un des hommes les plus grands de ce temps. Et je
préfère être loin de lui plutôt que de détruire dans ma mémoire l'image d'un homme très noble.46
Quant à Verhaeren, Guilbeaux rapporte dans ses mémoires qu'au moment où il l'avait
rencontré pour la dernière fois, au début de la guerre, le poète ne voulait plus entendre parler de
Zweig. Je voudrais citer encore ce témoignage peu connu et qui tranche un peu avec la vision
monolithique que l'on a donnée du Verhaeren « chantre guerrier»: «Dès son retour (Verhaeren
revient d'Angleterre), j'allai le voir. Son rude front noueux se plissait et ses longues moustaches
45
On vient d'éditer cette correspondance, mais entièrement en allemand (on a donc traduit toutes les lettres de Rolland et un certain
nombre de Lettres de Zweig écrites en français - car l'auteur du Monde d'hier a écrit à Rolland dans les deux langues): BriefWechsel 1910-1940, 2 Vol., Berlin, Riitten & Loening 1987.
46
Cette lettre au critique allemand Diedericks nous à été communiquée par Donald Prater.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
mérovingiennes frémissaient davantage encore quand il exprimait son courroux et son
exaspération " antiteutonique "... Pourtant, une après midi que j'étais seul avec lui, tout d'un
coup sa colère s'apaisa et il se mit à égrener ses souvenirs sur l'Allemagne et sur la Russie.
A un moment donné ses yeux se mouillèrent: ce fut lorsqu'il me parla de la manière dont il
avait été accueilli en Allemagne. On sentait en lui une lutte profonde et violente entre ses divers
sentiments et sensations. Mais, vers la fin de notre entretien, il s'exprima à nouveau d'une
manière très vive sur les Allemands. Le seul qu'il excepta fut Rainer Maria Rilke dont il
prononça le nom avec émotion. Je dois à la vérité de dire que lorsque je citai le nom de Stefan
Zweig qui avait été son introducteur, traducteur et propagateur zélé et actif, son ami chaleureux
et dévoué, ses traits se durcirent et il me dit: " Je ne veux plus le voir ..." ».
Et Guilbeaux ajoute: « J'eus le sentiment très net que pour peu qu'il eût été éloigné de
l'entourage ultra-chauvin dans lequel il vivait, on aurait pu neutraliser sa haine et ramener le
poète à son idéal internationaliste. Peut-être même qu'il s'en voulait au fond de s'être laissé aller
à sa haine violente, et cela donna plus d'âpreté encore à l'expression de son lyrisme imprécatoire
».47
Mais les choses sont rarement tout à fait monolithiques, même dans le cas d'un Verhaeren
devenu poète officiel de la Belgique en guerre. Il garde une correspondance avec Romain
Rolland, qu'il estime, même si leur engagement est opposé. Et Romain Rolland joue les
intermédiaires entre les deux anciens amis. Essayant de calmer les fureurs de Verhaeren, il lui
rappelle que tous les Allemands ne sont pas les barbares qu'il dénonce et évoque la personne de
Zweig. S'efforçant également d'apaiser Zweig, il lui rappelle l'invasion de la Belgique et ce que
Verhaeren a dû ressentir.
En 1916, Verhaeren va jusqu'à envoyer un poème – non belliqueux - à la revue suisse Le
Carmel, pour figurer au même sommaire que Romain Rolland qu'il aime, écrit-il, même si «
pour l'instant » il ne le suit pas sur la voie où il s'est engagé. Charles Baudouin, qui faisait partie
de la rédaction de la revue et qui cite cette lettre dans son livre, Le symbole chez Verhaeren,
paru en 1924, ne manque pas d'insister - un peu naïvement, peut-être - sur ce « pour l'instant »,
pour vouloir croire que Verhaeren « ne considérait plus son âme de guerre comme définitive [...]
Il s'était ressaisi. De cet homme qui aima, le plus passionnément du monde, son pays, il ne
faudrait pas faire un chauvin; ce serait un gros contresens. » Pièce à verser au dossier et qui
indique - peut-être -, chez Verhaeren, des contradictions plus profondes que l'image que l'on a
donnée de lui...
47
H. GUILBEAUX, DU Kremlin au Cherche-Midi, Paris, Gallimard 1933, p. 24.
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EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
Et Le Carmel ayant publié un texte de Zweig intitulé La tour de Babel, qui prêchait la
reconstruction de l'Europe par l'esprit, Baudouin ajoute: « Et il m'a été donné, en cette année
1916, d'avoir à transmettre à Stefan Zweig les sentiments toujours admiratifs et émus, que
Verhaeren lui gardait. Quand on comprend à quel point Verhaeren souffrait et avait droit à une
colère sans discernement, ces gestes envers Rolland ou Zweig lui font honneur » .48
Puis c'est la mort de Verhaeren. Quand il l'apprend, Zweig écrit à Paul Zech: « Il y a deux
ans et demi, je suis allé avec lui à Rouen, dans la même gare, je suis monté dans le train même
qui l'a broyé, je vois les rails et les roues me passer à travers le cœur. Et dire qu'il y a quatre
semaines, il me faisait dire par un ami (c'est donc Charles Baudouin) son amour toujours intact
— oh! il était déjà guéri et il aurait eu le courage de reconnaître le premier son erreur, et voilà
que le destin l'emporte avant la rétractation. Cher ami, il était un morceau de ma vie, cet
homme; tout ce qu'il y a de bon en moi, je le lui dois; il m'a appris qu'il faut être simple en tant
qu'homme pour être grand en tant que poète; un air d'antique simplicité émanait de lui, une
infinie cordialité. Qu'avons-nous perdu avec lui! ».49
Même si Zweig s'illusionnait et si jamais sans doute Verhaeren n'aurait reconnu ce que
Zweig appelle « son erreur », laissons-les sur cette belle réconciliation.
Sans doute étaient-ils des écrivains du « monde d'hier ». Sans doute aussi, à divers titres,
leurs œuvres, qui sont des œuvres de grands écrivains, continuent-elles, continueront-elles à être
lues, et avec passion parfois. Et leurs figures continueront longtemps encore à nous hanter ...
Résumé. - Verhaeren et Zweig, deux prestigieux représentants d'un monde d'hier, furent
bousculés par la violence aveugle du XXe siècle. De là, une amitié qui est à l'origine d'une
correspondance longue et passionnante. C'est l'histoire de cette relation littéraire, de cette amitié,
qui est tracée ici, jusqu'au moment où la mort de Verhaeren met fin à l'incompréhension qui
avait surgi entre eux à cause de la guerre.
«Francofonia», 18, primavera1990.
48
49
CH. BAUDOUIN, Le symbole chez Verhaeren, Genève, Edition Mongenet 1924, p. 230.
S. ZWEIG-P. ZECH, Briefe 1910-1942 cit., p. 65.
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