Evaluation de la production spontanée du lan

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Evaluation de la production spontanée du langage oral et de l’activité sémantique du récit
chez l’enfant d’âge préscolaire
Marie-Thérèse Le Normand
Résumé
Dans cet article, nous illustrerons les principaux fondements et enjeux de la démarche évaluative chez le jeune enfant en présentant quelques données nouvelles à la méthode d’évaluation de la production spontanée du langage oral accompagnant le jeu chez l’enfant de 24
à 48 mois et l’activité sémantique du récit utilisant un livre d’images sans texte (récit de la
grenouille, Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans. L’objectif est de décrire de manière précise le développement de l'acquisition du langage oral des jeunes enfants dans sa composante dynamique, c'est-à-dire son rythme, sa régularité, ses variations et de prendre en
compte l’organisation linguistique liée au système de traitement de la parole et du langage
particulièrement dans sa composante lexicale et morphosyntaxique. Les résultats montrent
que pour une durée de 20 minutes, les performances moyennes de la productivité, de la
diversité lexicale et de la maturité syntaxique (LME) évoluent de manière très significative
chez les enfants entre 24 et 33 mois et qu’elles se stabilisent après surtout à partir de 36
mois. L’évaluation précoce de la production du lexique, de la morphologie grammaticale et
de la représentation sémantique des récits devrait permettre au praticien de définir des
objectifs d’éducation mais de repérer aussi les retards d’acquisition du langage et des asynchronies de développement qui peuvent exister chez certains enfants.
Mots clés : morphosyntaxe, évaluation, acquisition du langage, lexique, récit
Rééducation Orthophonique - N° 231 - septembre 2007
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Assessment of the spontaneous production of oral language and of the
semantic activity of story-telling in the preschool child.
Abstract
Main fundamental issues of child language assessment will be presented in this paper. New
data derived from naturalistic assessments of language production accompany symbolic
play in young normal children (2-4 years old) and from a wordless picture book (Frog, where
are you, Mayer, 1969) in children aged 4 to 6 will also be provided. The aim of such assessment is to describe the development of child spoken language acquisition in its dynamic
component, i.e its rhythm, its regularities, its variations and to take into account lexical and
morphosyntactic processing. The results show that mean scores of measures of productivity, lexical diversity and grammatical maturity (MLU) significantly increase in young children
between ages 24 to 33 months and stabilize beyond age 36 months, for a 20 minutes play
session. Early assessment of lexical production, grammatical morphology and semantic
representation of narratives should allow the practitioner to clearly define educational goals
and to identify late talkers and developmental asynchronies suspected in some children.
Key Words : morphosyntax, assessment, language acquisition, lexicon, narratives
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Marie-Thérèse LE NORMAND
Directeur de recherche
INSERM
Service d’audiophonologie, de génétique
médicale et de neurologie pédiatrique
Hôpital Robert Debré
18 Boulevard Sérurier 75935 Paris
Courriel : [email protected]
L
a pratique orthophonique s’orientant actuellement vers une prise en
charge très précoce, la nécessité d’outils adaptés à l’évaluation du langage oral d’enfants d’âge pré-scolaire s’impose de plus en plus. Il existe
plusieurs façons d'évaluer le langage chez le tout jeune enfant : l’adaptation
française du compte-rendu parental Bates-McArthur (Fenson et coll 1994, voir
Kern, 2003, Bovet et coll, 2005 pour évaluer les premiers mots 1), l’administration de tests standardisés (Chevrie-Muller et coll, 1997, Piérart et coll, 2004 ;
Coquet et coll, à paraître) et l’observation dite « naturelle », permettant des
relevés exhaustifs de comportements pour en faire ensuite des analyses verbales
et non verbales (Le Normand, 1986, 1991).
Dans cet article, nous illustrerons les principaux fondements et enjeux de
la démarche évaluative chez le jeune enfant en présentant quelques données
nouvelles à la méthode d’évaluation de la production du langage oral accompagnant le jeu chez l’enfant de 24 à 48 mois ainsi qu’à celle de l’activité du récit
utilisant un livre d’images sans texte (récit de la grenouille, Mayer, 1969) chez
l’enfant de 4 à 6 ans.
♦ Méthode d’évaluation du langage oral accompagnant le jeu
(Le Normand, 1986, 1991)
Cette méthode d’observation directe du comportement permet de déterminer comment les enfants s'engagent dans des interactions effectives avec
l'adulte, d’évaluer leurs capacités cognitives et symboliques, puis d'apprécier la
place qu'occupe le langage au sein de ces interactions et dans le jeu symbolique.
1. La production des premiers mots de l’enfant se réfère à des contextes familiers : personnes et objets avec
lequel il est le plus souvent en contact, et qui font partie de son univers familier : membres de sa famille, animaux, nourriture, boissons et jouets. Il a été estimé, dans des études à grande échelle qu’en moyenne un enfant
produit 10 mots à 13 mois, 50 mots à 17 mois, plus de 300 mots à 24 mois. La croissance du vocabulaire serait
critique entre 16 et 20 mois, période de l’explosion lexicale des 50 mots qui s’étendrait sur une période de 4 à
5 mois.
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Une telle démarche d’évaluation a comme objectif de décrire précisément
le développement de l'acquisition du langage oral des jeunes enfants dans sa
composante dynamique, c'est-à-dire son rythme, sa régularité, ses variations
individuelles et de prendre en compte l’organisation linguistique liée au système
de traitement de la parole et du langage particulièrement dans sa composante
lexicale et morphosyntaxique.
Matériel
Le matériel est standardisé. Il s’agit de la maison de famille « Fisher
Price », constitué de 4 pièces, 5 personnages évoquant des figurines familiales
(2 adultes, 2 enfants, un bébé), un chien, 11 éléments appartenant au mobilier (2
tables, 4 chaises, 2 fauteuils, et 3 lits), et plusieurs éléments figuratifs/miniatures
(un escalier avec porte mobile, un garage avec porte coulissante, une sonnette à
la porte d’entrée, un cheval à bascule, une poussette, deux voitures) qui sont les
mêmes pour chaque enfant. Ainsi, le vocabulaire utilisé par les enfants sera relativement uniforme.
Le contexte de la maison « Fisher Price » se veut un support familier,
grâce à une palette d’objets et d’espaces facilement identifiables, pour recueillir
et analyser du langage spontané, dans une situation naturelle. En effet, pour évaluer la production du langage du jeune enfant, le meilleur moyen reste encore de
le laisser parler. Ainsi, la situation de jeu, familière aux jeunes enfants, favorise
la détente, et semble donc être un cadre d'observation des plus appropriés pour
laisser s'exprimer la spontanéité de l'enfant. Il peut s’exprimer sans contrainte,
commenter ses actes, raconter des événements vécus ou imaginaires, initier
toutes sortes d'actions et de sentiments attribuées à des personnages en
séquences isolées comme en scénarios complexes (scène du repas, du réveil, du
coucher, de la promenade).
Procédure d’évaluation et recueil des données
La séance du jeu, d’une durée de 20 à 30 minutes, est enregistrée sous
forme d’un format vidéo ou audio, ce qui permet d'obtenir les quelques 50 énoncés généralement nécessaires pour toute analyse statistique fiable (Rondal et coll,
1985, 1997, 1999). Ainsi, pour certains enfants inhibés, pour lesquels le nombre
de productions recueillies lors de la première évaluation est trop faible, une
seconde séance s’avère nécessaire. Celle-ci, en mettant l’enfant dans une situation
déjà vécue, permet souvent d’obtenir plus de productions. Le recueil a lieu dans le
milieu éducatif de l'enfant c'est-à-dire à domicile, dans sa crèche ou son école.
Les sessions se déroulent de façon identique d’une séance à l’autre : l’enfant est assis devant une table à sa hauteur où sont disposés la maison ouverte et
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les jouets, il peut jouer librement avec le matériel proposé. L’adulte assis à ses
côtés, doit se comporter comme un partenaire de jeu bienveillant. Il répond aux
requêtes verbales et non verbales de l’enfant, l’accompagne dans son jeu par des
interactions verbales ou gestuelles, le laisse parler autant que possible sans
intrusion et l’incite à parler, s’il reste silencieux, sans lui poser de questions
mais en l’encourageant par l’utilisation au plus près du contexte de jeu.
Constitution des corpus, transcription des données et procédures d’analyse
L’enregistrement vidéo de la scène de jeu est nécessaire pour pouvoir précisément observer les comportements et noter les productions verbales de l’enfant. En effet, pour réaliser une transcription de qualité des énoncés, il faut pouvoir visionner et réécouter l’enregistrement car une transcription en temps réel
est quasiment impossible, sauf pour les enfants parlant très peu. Lorsque les
enfants sont peu audibles ou peu compréhensibles, la vidéo se révèle être un
support important pour réaliser un décodage correct.
La saisie et le traitement des productions linguistiques des enfants sont
effectués par ordinateur. La transcription de l'enregistrement sur bandes vidéo,
respecte les particularités phonologiques du discours de l’enfant par l’utilisation
de l’A.P.I. (Alphabet Phonétique International) dans le cas de productions très
déformées.
Le discours des enfants a été segmenté en énoncés selon certains critères
permettant le traitement automatisé des transcriptions et l’analyse des corpus
par divers codeurs conformément au format CHAT (Codes for Human Analysis
of Transcripts) qui est l'outil standard du système CHILDES (Child Language
Data Exchange System) (Mc Whinney, 2000) ou « Système d'Échange de Données sur le Langage de l'Enfant ». Ce système établit des règles de transcription
des données afin que celles-ci soient accessibles à tous les chercheurs, linguistes, intervenants, travaillant sur le langage enfantin.
Lorsque les mots sont trop déformés, il est nécessaire de réaliser une
transcription phonétique. Cependant, pour pouvoir effectuer une analyse statistique du développement lexical et/ou syntaxique de l’enfant, nous avons dû
compléter la transcription phonétique, qui ne permet pas de comprendre ce que
l’enfant a voulu dire, par une indication graphémique correspondant au mot
attendu, et appelée forme « redressée ». Lorsque les productions de l’enfant
sont de bonne qualité, on réalise directement une transcription graphémique
sans intermédiaire phonologique, en redressant de façon rigoureuse certains
mots de l’enfant, si besoin est, tout en étant prudent à ne pas « améliorer » le
langage de l’enfant lors de la transcription.
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Le logiciel Clan
Pour effectuer les analyses des productions orales recueillies, nous avons
utilisé les outils du CHILDES (http://childes.psy.cmu.edu/). Ces outils permettent de manipuler et d'étiqueter le langage oral : il donne entre autres la possibilité de faire des alignements audio et vidéo avec les transcriptions (conformes
aux conventions de transcription CHAT). Il est ainsi possible de réaliser des
relevés exhaustifs de tous les types de mots de la langue cible en utilisant le
code du CHILDES (Child Language Data Exchange System = Système
d’Echanges des Données du Langage chez l’Enfant) qui ont révolutionné depuis
1981 les opérations de transcription, de codage, de stockage, d’analyse automatique, et de transfert et partage des données (McWhinney, 2000 ; Parisse et Le
Normand, 2000b).
Indices de productivité, de diversité lexicale et de maturité syntaxique
A titre d’illustration, nous rapportons ici dans le tableau 1 quelques résultats de notre base de données incluant des indices de productivité, de diversité
lexicale et de maturité syntaxique en moyenne et en écart-type. Ces indices sont
utilisables par le clinicien pour repérer précocement un retard de langage.
Le logiciel peut ainsi calculer :
• le nombre total d'énoncés
• le nombre total de mots (nombre d’occurrences)
• le nombre de mots différents dans les différentes catégories syntaxiques
(mot-type, indice de diversité lexicale ou de richesse du vocabulaire)
• la LME (Longueur Moyenne des Énoncés, indice de maturité syntaxique
qui se calcule en divisant le nombre total de mots sur le nombre d’énoncés)
Tableau 1 : Moyenne et écart-type des indices de productivité, de diversité lexicale et de maturité syntaxique en fonction de l’âge
On constate que pour une durée de 20 minutes, les performances moyennes
en productivité, en diversité lexicale et en maturité syntaxique des enfants évo-
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luent de manière très significative entre 24 et 33 mois et qu’elles se stabilisent
après surtout à partir de 36 mois. Plus précisément, la production d’énoncés et des
verbes se stabilise à partir de 33 mois. Les mots grammaticaux composés des
déterminants, des prépositions et des pronoms se stabilisent à partir de 36 mois.
La production d’occurrences et les mots types se stabilisent à partir de 39 mois.
La base de données lexicales comprend 108,675 mots recueillis avec le contexte
de la maison Fisher Price. Le détail de l’analyse de ces résultats est rapporté dans
Parisse et Le Normand, 2006 et Le Normand et coll, 2007.
Comment l’enfant maîtrise-t-il les contraintes sémantiques et syntaxiques qui
président à l’organisation séquentielle des énoncés ?
Pour répondre à cette question de l’assemblage des mots, nous postulons
comme beaucoup d’autres auteurs deux mécanismes d’apprentissage : (1) un
mécanisme analytique qui permettrait aux enfants de décomposer la parole
entendue (l’input) en unités pertinentes pour construire des représentations adéquates, (2) un mécanisme holistique qui permettrait à l’enfant de se souvenir et
de reproduire de larges segments de type mots ou phrases bien avant que ceuxci ne soient analysés.
A partir de 20 mois, qui correspond au stade moyen des 50 mots, les
assemblages de mots se mettent en place très rapidement. La question ici est
celle des relations formes - fonctions et particulièrement celle de l’organisation
des mots selon leur fonction. L’agencement des premiers mots ne semble donc
pas être laissé au hasard. Très vite l’enfant repère un petit nombre de formes
verbales dans le langage de l’adulte et les utilise dans ses propres productions.
Le tableau 2 indique la fréquence très élevée de l’omission des catégories
syntaxiques dans le système nominal (déterminants, prépositions, adjectifs possessifs ou démonstratifs) et dans le système verbal (pronoms sujet) chez les
sujets de 24 à 30 mois.
Tableau 2 Pourcentage d’enfants qui omettent les catégories syntaxiques
dans le système verbal en fonction de l’âge
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Quelle est la nature de ces omissions ?
Radford (1990) avance l’hypothèse qu’au début, la grammaire de l’enfant
est limitée aux catégories lexicales, le système grammatical/fonctionnel étant
soumis à une maturation plus tardive. Wexler (1994) montre aussi qu’il existe
un stade dans le développement linguistique du jeune enfant, au cours duquel
celui-ci n’utilise pas forcément les marques de temps dans des phrases principales bien qu’il connaisse les propriétés de la flexion des verbes. Il rapporte
également que dans d’autres langues, en français (Pierce, 1992) et en allemand
(Poeppel et Wexler, 1993), mais aussi en danois, en norvégien, en suédois
notamment, le jeune enfant de 2 ans utilise parfois les formes infinitives des
verbes alors que des formes fléchies sont attendues. En outre, dans ces contextes
grammaticaux et pour une même phrase, des infinitifs peuvent être, selon lui,
présents ou absents, donc optionnels.
Ces infinitifs ont été nommés infinitifs racines (root infinitives) par Rizzi
(1994) et infinitifs facultatifs (optional infinitives) par Wexler (1994). Cette
période d’acquisition caractérisée par la possibilité de produire des énoncés
déclaratifs à l’infinitif se retrouve aussi dans un grand nombre de langues
comme l’anglais, l’allemand, le néerlandais, le suédois, le danois et le norvégien. Le phénomène est apparemment quasi inexistant dans les langues permettant l’omission libre du sujet, comme l’italien, l’espagnol et le catalan (Guasti,
1994 ; Sano et Hyams, 1994) ou le japonais (Sano, 1996). Chez les enfants
francophones, il est difficile de repérer clairement cette période de l’infinitif
racine et facultatif à cause de l’homophonie « é »/« er » que l’on retrouve
dans ces verbes du premier groupe qui sont très fréquemment utilisés par l’enfant francophone au début de la construction de la formation du verbe.
Statut morphologique de l’article
La chronologie approximative de l’acquisition de l’article dans le système
du nom chez l’enfant se réalise en moyenne dans le sens de la maîtrise de l’accord
(masculin et féminin) et du nombre (singulier et pluriel) sur les articles indéfinis
vers 3 ans avant de porter sur celui des articles définis vers 3 ans et demi.
Peu d’études ont analysé systématiquement le « statut » morphologique
des articles définis dans le langage enfantin. Celles qui existent soulignent qu’au
début, l’unité [déterminant+nom] semble difficilement décomposable. Selon
certains auteurs, l’article a le statut d’« un préfixe », pour d’autres, il s’agit
d’une partie non segmentée de la représentation phonologique du nom dépourvue de statut morphologique indépendant. C’est seulement dans un deuxième
temps que les articles sont (ré)analysés en tant que morphèmes indépendants.
Clark (1998) affirme que les enfants francophones ont tendance jusqu’à l’âge de
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six ans à sur employer l’article défini, comme si les référents de l’unité [Déterminant+nom] étaient connus des auditeurs alors qu’ils ne le sont pas. La relation
entre la connaissance mutuelle et l’emploi des articles n’est pas facile à maîtriser. Une perspective similaire est défendue par Karmiloff-Smith (1979) pour qui
l’article défini est d’abord utilisé dans une fonction déictique, c’est-à-dire en
situation « hic and nunc ». C’est dans un deuxième temps que l’enfant prend
en considération la situation extralinguistique.
Du point de vue des phonologues, l’article est considéré comme un élément inaccentué qui dépend de l’élément lexical qui suit (l’adjectif/le nom).
L’article n’a pas d’accent individuel. En français, cette dépendance de l’article
est explicite, dans le contexte d’un mot lexical qui commence par une voyelle
ou un « h » dit « muet ». Le français connaît un allomorphe élidé de l’article
défini dans ce contexte :
• « l’avion » peut devenir « le navion »
• « l’éléphant » peut devenir « le néléphant ».
Lorsque l’article défini masculin est sélectionné par les prépositions « à »,
ou « de », deux autres allomorphes apparaissent comme le résultat de la
contraction de l’article défini et la préposition. Étant donné que seuls les éléments ayant le statut de têtes syntaxiques peuvent s’amalgamer, il est attendu
que cette opération ne s’étende pas aux démonstratifs qui sont des catégories
maximales :
• « à » + « le » devient « au » ;
• « de » + « le » devient « du ».
La capacité qu’a l’article défini de s’élider et de se contracter avec les
prépositions (« à » et « de ») relève d’une propriété plus générale d’éléments
nommés « clitiques ».
Statut morphologique du pronom
La chronologie approximative généralement admise dans la plupart des
études sur les pronoms est la suivante : « moi » au cours des premiers mots à
partir de 18 mois, « je », « tu » « il », « elle »… à partir de 30 mois (Jakubowicz et Faussart, 1998 ). Entre 3 ans et 3 ans et demi, apparaissent les
acquisitions des pronoms objets comme « le » et « la » et des pronoms réfléchis comme « se ».
D’autres études ont montré que la restructuration prosodique (comme
l’élision, l’amalgame, et le phénomène de liaison) sont des processus transitoires fréquents entre 2 et 4 ans qui apparaissent fréquemment dans les pronoms peu accentués (Wauquier-Graveline, 2004).
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La tableau 3 indique le pourcentage d’enfants qui construisent correctement les catégories syntaxiques dans le système verbal
Tableau 3. Pourcentage d’enfants qui construisent correctement les catégories
syntaxiques dans le système verbal en fonction de l’âge
Ce qui est à souligner ici, c’est le processus très rapide de grammaticalisation mis en œuvre par l’enfant pour apprendre à utiliser de manière appropriée
les catégories du système verbal (auxiliaires, verbes modaux) avec les pronoms
sujets et pronominaux qui sont utilisés par plus la moitié des enfants entre 30 et
36 mois dans nos corpus. Ceci n’est pas le cas pour les pronoms personnels
objets qui sont d’apparition beaucoup plus tardive.
♦ Méthode d’évaluation sémantique du récit utilisant un livre
d’images sans texte (Récit de la grenouille, Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans
Les recherches à propos du récit oral chez l’enfant ont conduit les auteurs
à distinguer différents niveaux d’analyse non verbale. Tout récit met en scène un
ou plusieurs personnage(s) qui doive(nt) être introduit(s) dans la narration puis
ré-évoqué(s) au fur et à mesure des épisodes narratifs. Nous avons retenu l’activité sémantique non verbale du récit qui a trait à la représentation de cinq épisodes narratifs selon une grille de codage que nous avons mis au point (voire
annexe, pour la cotation et la description du récit de la grenouille).
Soixante enfants appartenant à la base de données de Sophie Kern (1997)
ont participé à cette grille de cotation sémantique. Pour chaque variable, une
analyse de variance à un facteur a été réalisée. Un groupe de 20 enfants a été
réparti en trois classes d’âge (4 ans, 5 ans et 6 ans). L’effet de groupe s’est
révélé significatif pour l’ensemble des variables examinées sauf pour l’épisode I
(3 images, 9 points).
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L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
Tableau 4 : Résultats pour l’ensemble du récit
Introduction
Matériel : 4 images
Cotation sur 19 points
01. il fait nuit/c’est le soir (1 point)
02. le garçon/l’enfant, (1 point)
03. la grenouille (1 point)
04. et le chien (1 point)
05. regardent la grenouille (1 point)
06. dans la chambre (1 point)
07. la grenouille est dans le pot (1 point)
08. c’est un bocal (1 point)
09. la grenouille s’enfuit dans la nuit (1 point)
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10. le garçon dort (1 point)
11. le lendemain matin (1 point)
12. le garçon se réveille (1 point)
13. il s’aperçoit que la grenouille a disparu (1 point).
14. le bocal est vide (1 point)
15. il est triste (1 point)
16. il cherche partout la grenouille (1 point),
17. dans les bottes, dans les vêtements (1 point)
18. le garçon s’habille (1 point)
19. le chien met sa tête dans le bocal (1 point)
Résultats
L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
Tableau 5 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Introduction »
Épisode I
Matériel : 3 images
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Cotation sur 8 points
20. le garçon appelle la grenouille (1 point)
21. de la fenêtre (1 point)
22. le chien tombe de la fenêtre (1 point)
23. le bocal est cassé (1 point)
24. le garçon sort de la maison (1 point)
25. le chien fait un câlin au garçon (1 point)
26. le chien lèche le garçon (1 point)
27. le garçon est en colère/n’est pas content (1 point)
Résultats
L’effet du groupe n’est pas significatif (p>.05) 4ans<5ans<6ans
Tableau 6 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode I »
Épisode II
Matériel : 3 images
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Cotation sur 11 points
28. le garçon et le chien vont dans la forêt (1 point)
29. pour chercher la grenouille (1 point)
30. le garçon appelle la grenouille (1 point)
31. dans le trou (1 point)
32. le chien saute (1 point)
33. les abeilles (1 point)
34. la ruche (1 point)
35. le chien est sur l’arbre (1 point)
36. un petit animal sort du trou (1 point)
37. c’est une taupe (1 point)
38. la taupe mord le nez du garçon (1 point)
Résultats
L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
Tableau 7 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode II »
Épisode III
Matériel : 3 images
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Cotation sur 11 points
39. le garçon grimpe à l’arbre (1 point)
40. le garçon regarde dans le trou de l’arbre (1 point)
41. le garçon appelle encore la grenouille (1 point)
42. le chien a fait tomber l’essaim des abeilles (1 point)
43. les abeilles sortent de la ruche (1 point)
44. les abeilles attaquent le chien (1 point)
45. les abeilles sont en colère (1 point)
46. le chien s’enfuit (1 point)
47. le hibou sort de l’arbre (1 point)
48. le garçon tombe par terre (1 point)
49. le hibou fait peur au chien (1 point)
Résultats
L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
Tableau 8 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode III »
Épisode IV
Matériel : 5 images
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Cotation sur 17 points
50. le garçon monte (1 point)
51. sur le rocher (1 point)
52. le garçon appelle la grenouille (1 point)
53. le garçon s’accroche à des branches de bois (1 point)
54. le garçon ne réalise pas que c’est un cerf (1 point)
55. le cerf est en colère (1 point)
56. le cerf attrape le garçon (1 point)
57. le cerf court (1 point)
58. le cerf emmène le garçon (1 point)
59. sur la falaise (1 point)
60. le chien court aussi (1 point)
61. le cerf s’arrête soudainement (1 point)
62. le cerf fait tomber le garçon (1 point)
63. le chien tombe aussi (1 point)
64. dans le lac/l’eau (1 point)
65. le chien est sur les épaules du garçon (1 point)
66. le chien tombe dans l’eau (1 point)
L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
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Tableau 9 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode IV »
Épisode V
Matériel : 5 images
Cotation sur 12 points
L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans
Tableau 10 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode V »
♦ Conclusion
En privilégiant d’observer l’évolution de la production de la parole et du
langage oral dans un contexte de jeu chez l’enfant de 24 à 48 mois et dans une
activité sémantique non verbale de récit sans texte (histoire de la grenouille,
« Frog where are you », Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans, on a pu différencier les régularités et les variations et préciser la chronologie des acquisitions en
fonction de l’âge : leur émergence, leur stabilité, et le moment où elle s’achève.
L’ensemble de ces données sur l’évaluation de la parole et du langage
chez l’enfant à l’âge préscolaire peut contribuer à l’élaboration d’un outil dia-
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gnostique prenant en compte les capacités sémantiques du langage et permettre
aux professionnels de la santé et de l’éducation précoce de mettre en évidence
clairement les dissociations qui peuvent exister chez certains enfants entre le
domaine cognitif verbal et non verbal.
L’évaluation précoce de la production du lexique, de la morphologie
grammaticale et de la représentation sémantique des récits devrait permettre au
clinicien de repérer les retards et les asynchronies de développement du langage.
REFERENCES
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