petit historique : c`est quoi un atelier
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petit historique : c`est quoi un atelier
• Elise de Terlikowski Dnsep "design graphique" Ecole régionale des beaux-arts de Valence juin 2010 sommaire Introduction p. 5 à 6 petit historique : c'est quoi un atelier ? Selon Marie-José Mondzain p. 9 à 10 delacroix/courbet p. 12 à 16 mapping the studio ii with color shift, flip flop and flip flop (fat chance john cage) p. 22 à 29 atelier de brancusi p. 36 à 40 entretien avec eva kubinyi p. 44 dexter sinister/Åbäke p. 48 à 51 entretien avec nicolas frespech p. 52 à 53 daniel buren/in situ p. 54 entretien avec gaël etienne p. 56 à 60 l'ordinateur, outil/espace de travail p. 63 à 64 entretien avec franck david p. 65 à 67 para-création p. 68 à 69 conclusion p. 70 à 71 bibliographie p. 72 à 73 5 INTRODUCTION Comment définir l'atelier : Un espace de travail ? Un espace de création ? Une représentation ? Comment le lieu agit-il sur les méthodes et les manières de travailler des artistes, des designers ; sur leur mode de réflexion, de conception, sur leurs pratiques ? Comment certains domaines de la création ont-ils investi et questionné leur propre espace de travail ou celui des autres ? Certains voient leur espace de travail comme une pure fonctionnalité ; d'autres le remettent en question ou le mettent en valeur. Dans un premier temps, je souhaite parcourir l'histoire de l'atelier avec Marie-José Mondzain ; dans un deuxième temps, je souhaite centrer mon propos sur les artistes qui ont fait de leur atelier une représentation (Brancusi, Mondrian). Comment le créateur se représente-t-il dans son atelier (Delacroix, Courbet). Puis, j'aborderai les manières dont aujourd'hui il peut être représenté (Push Pin Studio, Experimental Jet Set, Collectif 1.0.3). Comment, notamment, l'atelier est-il utilisé à des fins artistiques (Bruce Nauman…) ? Enfin, comment le positionnement de l'artiste ou du designer à l'égard des conditions économiques et sociales, déterminent-elles leur rapport à l'espace de travail ? (Daniel Buren, Dexter Sinister, Nicolas Frespech, Åbäke). Ou : « Quand les attitudes deviennent formes 01 ». Le moyen d'approfondir le sujet, c'est de confronter directement ces questions à des créateurs. Je suis partie à leur rencontre, souvent dans leur espace de travail, mais aussi dans des lieux, qui a priori, n'étaient pas des lieux de travail (fast-food, café). 01 — Exposition à la Kunsthalle Bern en 1969, commissaire d’exposition : Harald Szeemann. 6 Les questions, je les ai posées à Eva Kubinyi (Ruedi Baur et Associés), à Gaël Etienne (Studio deValence). Je les ai soumise également à la joyeuse exubérance de Nicolas Frespech, à Anne Couzon Cesca et Arnaud Bernus (Collectif 1.0.3.) et à Franck David. À partir de leur réponse, j'ai tissé un paysage de leur lieu de travail. J'ai cette idée que les espaces que sont l'atelier, le loft, l'ordinateur, en renvoyant à leurs conditions de productions, sont des espaces auto-référentiels. J'ai pu remarquer chez certains, qu'interroger leur profession impliquait d'interroger leur espace. Romantique, méthodologique, expérimental : les exemples que je présente dans ce texte sont des œuvres, des dispositifs, des textes et des paroles, structurés par les questions de l'espace de travail. Ainsi, dans la majorité des entretiens, les enjeux artistiques et professionnels se mêlent. Et comme un entracte dans le mémoire, j’ai proposé aux différentes personnes que j’ai rencontré, d’investir un carnet que j’avais préalablement griffonné de formes, de questions, de phrases. Ainsi, au fil des rencontres, le carnet s’est rempli et chacun (sauf le premier, à fortiori) a pu découvrir l’écriture de l’autre ; comme une rencontre fictive. 7 8 Vue de l'atelier de Ruedi Baur et Associés Paris, 2010 9 Petit historique : C’est quoi un atelier ? Selon Marie-José Mondzain 02 A l’origine, le mot « atelier » du latin astella, signifie copeau ou éclat de bois. Vers 1332, l’atelier désigne en français : « le lieu où sont réunis les éclats de bois du charpentier ». C’est au XVIIIe siècle que le mot en français fixe son sens pour devenir : « le lieu aussi bien que l’ensemble des ouvriers groupés dans ce lieu où l’on travaille sous le même maître » ( Trévoux, 1773). « Il est l’espace où la matière se transforme en objet finalisé, lieu privilégié où la nature passe dans la culture ; son périmètre constitue un seuil : il marque les bornes du groupe par rapport à tout ce qui lui est extérieur ; hors de l’atelier et avant lui, il n’y a que nature brute, inerte, amorphe et inintelligible ; à la sortie de l’atelier, le bois, la pierre, le métal, la terre, et je rajouterai le papier ou toutes sortes et formes d’objets, sont devenus œuvres de culture, valeur d’usage, objets esthétiques ». C’est l’organisation sociale, économique et politique qui structure l’atelier, avec un maître et ses ouvriers, tous soumis aux besoins de la société. Le travail dans l’atelier change au cours de l’histoire, percuté par les transformations industrielles et celles des machines. Mais l’atelier a su se réinventer et se restructurer, allant des mains de l’Église aux mains de l’État et enfin à celles de la bourgeoisie. L’artisan et l’artiste se séparent distinctement à partir de la Renaissance. L’atelier, lieu où se mélangent matières et individus, est le lieu où la fabrication et l’apprentissage prennent progressivement de la valeur. Au cours des siècles, en Europe, l’artiste se met en scène, se peignant en train de travailler. Mais il lui reste tout le côté technique qu’il donne à ses apprentis (couleur, toiles,etc.). Au XIXe siècle, « les marchands de toiles, de pinceaux, etc., dispensent les artistes de toutes tâches techniques ». Le chevalet portatif ouvre un nouvel espace à l’artiste. Il amène un vent de liberté, qui fait sortir l’artiste de son atelier pour se pencher sur la nature, O2 — Marie-José Mondzain, Encyclopædia Universalis, « l’atelier », corpus 3, 2002, Paris, page 321 à 325. Toutes les citations de ce texte sont issues de cet article. 10 la lumière. Les artistes, les poètes, les journalistes, les critiques se retrouvent pour discuter et parler des phénomènes de la vie sociale, telles que les crises économiques, de théorie, etc. Ainsi, l’atelier s’est transformé, en différents espaces : espace social, espace de travail, espace personnel, provoquant chez l’artiste, ses contradictions et son imagination, mettant ce lieu en lumière :« ce qu’il a toujours été, périmètre mental et matériel indéfini du travail dans son ‹ faire › le plus essentiel ». Le créateur est toujours lié à son époque, et l’atelier reflête ses besoins matériels et intellectuels. Mais ce sont les outils de travail qui influencent une pensée. Redéfinir l’outil c’est changer de positionnement ; c’est comparer, s’approprier une nouveauté. Nous sommes bien loin du temps où l’artiste fabriquait ses outils de travail. J’ai demandé à Nicolas Frespech de me dire ce qu’il ferait sans ordinateur, son outil de travail, il m’a répondu qu’il serait perdu. Ma question était naïve. Aurais-je demandé à Delacroix ce qu’il aurait fait sans son pinceau ? Mais l’idée, derrière cette question, c’est de comprendre que selon les outils et les matériaux, l’espace de travail se modifie forcement. Et maintenant, l’artiste peut avoir le même outil qu’un trader, un journaliste, un graphiste, et Pierre-Michel Menger, dans Portrait de l’artiste en travailleur 03, essaie de comprendre comment l’artiste se situe dans notre société contemporaine : « Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrasèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain ». Quelles sont les nouvelles représentations de l’espace de travail des créateurs ? Qu’est ce qu’on y voit et qu’est ce que cela dit ? 03 —Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur (Métamorphoses du capitalisme), éditions du Seuil et La République des Idées, décembre 2002, page 9. 11 […] Son exposition ‹ Quand les attitudes deviennent forme › montée en 1969 à la Kunsthalle de Berne est légendaire. Elle a représenté un tournant décisif dans l’histoire des expositions d’art contemporain et a valu à Harald Szeemann sa démission. Rendre visible le processus artistique jusque dans le produit final est une démarche novatrice qui constituera une révélation pour les uns et un choc insupportable pour les autres, en particulier l’establishment bernois 04 . 04 — François Haubart, Http://archives.tsr.ch/Player/coupcœur-szeemann 12 DELACROIX / COURBET Que nous montre Delacroix, lorsqu’il peint le coin de son atelier ? Eugène Delacroix peint des ateliers : le sien et celui de Michel-Ange. Il commence par peindre un tableau intitulé Michel-Ange dans son atelier, entre 1849 et 1850. Ce tableau représente le grand sculpteur assis, entouré de deux de ses sculptures, la Madone Médicis et Moïse. Au premier plan, Michel-Ange est assis sur une sorte de tabouret. Il se tient la tête pour réfléchir plus facilement, un turban entoure sa tête et une longue cape entoure son corps, son buste est penché vers l’arrière. Sa posture est imposante. Le corps du sculpteur semble aussi peu figé que ses sculptures. On peut sentir sa force mentale et physique, mais aussi le doute, la mélancolie. L’homme et ses sculptures sont prêts à se confondre. Au premier plan, justement, par terre, se trouve un outil de travail, un ciseau. Un outil qui ne peut pas aider l’artiste, pour le moment. Car Michel-Ange est en pleine réflexion, le front plissé et le regard songeur. La pensée du sculpteur emplit tout l’espace. L’atelier devient un espace où la création attend d’être produite. La puissance de l’esprit entame l’espace de création. L’artiste est mis au centre de la réflexion sur l’art. C’est par lui que les chefs-d’œuvres naissent. L’artiste, ses œuvres et son atelier : cette vision romantique accentue l’idée de génie. Comme si aucune force venant de l’extérieur ne pouvait atteindre le silence de Michel-Ange. Cette œuvre n’est pas une commande. C’est une représentation de la solitude, mais aussi une sorte d’autoportrait. Car Eugène Delacroix s’identifie à Michel-Ange, éternel insatisfait qui est au cœur de sa réflexion. Cinq ans plus tard, en 1850, Eugène Delacroix reprend le thème de l’atelier 05. Mais cette fois-ci, il va peindre son propre atelier. C’est une manière de prendre le sujet à bras le corps, de se détacher de toutes contraintes. L’atelier devient le sujet. Eugène Delacroix va inventer le sujet de l’atelier ; il le représente, comme jamais cela n’a été fait. Dans ce tableau : Coin de l’atelier, le poêle, l’artiste porte son regard vers un simple poêle, vers la banalité des choses. La banalité au cœur de l’art. Que voit-on ? Le coin d’une pièce comportant un auvent, un poêle 05 — Ce n’est pas encore l’atelier de la rue Fürstenberg, où il habita à partir de 1857 (lieu célèbre car ce fut également l’atelier de Claude Monet et de Frédéric Bazille. Aujourd’hui, Musée national Eugène Delacroix). 13 14 Michel-Ange dans son atelier Eugène Delacroix 1849-1850 15 chaud (le fer rouge), quelques ustensiles du peintre au sol et une porte entrouverte. Delacroix a mis au rang de grand art la frugalité d’un coin d’atelier ; il « reconnaît la valeur de ce qui était tenu pour insignifiant et négligeable 06 ». Selon O’Doherty « C’est l’observation qui lance l’œuvre 07 ». Delacroix laisse faire l’espace dans lequel il est. Il personnifie cet espace, et le laisse libre de créer. Delacroix n’a peut être rien déplacé : aucune mise en scène. Tout semble naturellement à sa place : « description académique et observation radicale de la banalité 08 ». Delacroix reconnaît la valeur de l’espace intime de l’artiste. Ici, rien ne nous dit que nous sommes chez un grand artiste mondain. Il y a dans cette œuvre un sentiment de solitude, d'enfermement. La lumière vient de la droite, lumière artificielle ou lumière du jour ? Le parquet prend une grande place dans la toile. L’auvent prend toute la lumière. La chaleur qui ressort du tableau est représentée par le bois de l’auvent, de la porte et du parquet. Entre l’auvent et une sorte de meuble non-identifiable, on peut voir un pot de fleurs séchées : desséchées par la chaleur du poêle ou par le manque d’eau ? Il y a ce rouge qui entame le poêle. La chaleur de la pièce arrive jusqu’à nous. Ce coin d’atelier prend-il beaucoup de place dans l’atelier de l’artiste ? Qu’y a-t-il d’intéressant à peindre un coin de pièce. Il n’y a aucun objet de valeur ! Aucun élément mentionne chez qui se trouve ce coin d’atelier. Mais nous savons que nous sommes chez l’artiste, peut-être veut-il nous montrer un aspect de l'artiste, dans toute sa banalité. « […] Ce lieu, qui m’a vu entouré de peintures de toutes sortes et de plusieurs qui me réjouissaient par leur variété et qui chacune éveillait un souvenir et une émotion, me plaît encore dans la solitude. Il semble qu’il soit doublé. J’ai là dedans une dizaine de petits tableaux que je prends plaisir à finir. Sitôt que je suis levé, je monte à la hâte, prenant à peine le temps de me peigner : j’y demeure jusqu’à la nuit, sans un seul moment de vide ou de regret pour les distractions que les visites, ou ce qu’on appelle les plaisirs, peuvent donner. Mon ambition est renfermée dans ces murs. Je jouis des derniers instants qui me restent pour me voir encore dans ce lieu qui m’a vu tant d’années, et dans lequel s’est passée en grande partie la dernière période de mon arrière-jeunesse. […] Une ambition effrénée n’a pas asservi mes facultés et ne m’a pas fait sacrifier le plaisir de jouir de moi et de mes facultés au vain désir d’être admiré 06 — Brian O’Doherty, Studio and Cube on the relationship between where art is made and where art is displayed. p.165. 07 — id. 08 — id. 16 par les envieux dans quelque poste en vue, vain hochet des dernières années, sot emploi pour l’esprit et pour le cœur de ces moments où l’homme au déclin de sa vie devrait plutôt se recueillir dans ses souvenirs ou dans de salutaires occupations de l’esprit, pour se consoler de ce qui lui échappe et remplir ses dernières années autrement que dans les affaires rebutantes dans lesquelles les ambitieux consument de longues journées pour être vus quelques instants ou plutôt pour se voir sous le soleil de la faveur. Je ne puis quitter sans une vive émotion ces humbles lieux, où j’ai été tantôt triste et tantôt joyeux pendant tant d’années 09 ». Gustave Courbet « ne veut pas raconter, mais il veut représenter 10 ». Le grand tableau de Courbet 11 représente une scène dans son atelier à Paris. Pour lui, c'est ça manière de voir la société : « C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi ». La société se retrouve capturée dans le tableau : il y a la haute société et le peuple, il y a aussi les figures de l'art : le paysage, le nu, l'autoportrait, la nature morte, etc. C'est par les mots « allégories réelles » que Courbet nous propose d'autres interprétations. Le nu peut représenter la Peinture : le tableau expose la dialectique entre le réel et son image. Courbet revendique sa vie d'artiste en se montrant avec tous ces personnages autour de lui. Le paysage qu'il peint représente le paysage familier d'Ornans, son village natal ; un modèle nu ; il mélange sa vie d'artiste solitaire à sa vie sociale : une femme publique, un ouvrier, un exploiteur, la misère et la richesse se côtoient, alors que du côté droit, se rencontrent poètes, amateurs d'art, mécènes, amis. Courbet séparent bien les deux parties, tout en les mettant dans un même espace : l'atelier. Tout ce monde est venu dans cet atelier et a été photographié au préalable. Delacroix et Courbet peignent leur atelier la même année. Ils questionnent la mise en figure du réel : celle de la banalité du quotidien pour l'un, celle d'un univers à la fois objectif et personnel pour l'autre. « La réalité du monde devient alors sa réalité à lui 12 ». Le commerce que Courbet entretient avec le monde, Francis Bacon, quant à lui, développera des décennies plus tard en remplissant son atelier de photographies, de mots, d'images de presse, de livres de poésie, de journaux… 09 — Delacroix, dans le Journal, décembre 1857. 10 — André Malraux, Le Musée Imaginaire, p.45. 11 — Gustave Courbet, L'atelier de l'artiste, 361 cm sur 598 cm, exposé au Musée d’Orsay, 12 — Jorge Coli, L’atelier de Courbet, Editions Hazan, 2007. 18 19 20 Coin d’atelier, le poêle Eugène Delacroix 1855 21 l’Atelier du peintre Gustave Courbet 1855 22 MAPPING THE STUDIO II with color shift, flip flop and flip flop (fat chance John Cage) En 2001, Bruce Nauman crée une œuvre assez énigmatique. Mapping the studio II with color shift, flip flop and flip flop (fat chance John Cage). Il laisse tourner dans son atelier une caméra de surveillance à infra-rouge pendant quarante deux nuits, filmant une heure par nuit, réparties sur quatre mois. Cette caméra fixe l’espace de l’atelier. Puisque l’atelier est filmé, on imagine que l’artiste va arriver. Bruce Nauman décide de laisser faire les choses, sans intervention de sa part. Bruce Nauman a simplement cadré et branché le dispositif d’enregistrement de la bande, et il est parti. Quelle est l’intention de l’artiste ? IL n’y en a peut être pas. L’artiste voulait-il être rassuré ? Bruce Nauman s’explique : « Je restais dans l’atelier sans idée. Il y avait le chat, les souris qui passaient et la caméra infra-rouge, il y avait les vestiges, des restes de l’atelier et je me disais pourquoi ne pas laisser les souris faire le travail 13 ». L’intention, la stratégie de Bruce Nauman est « de voir le retrait comme forme d’art 14 ». Pendant son absence, la caméra surveille l’atelier. L’œuvre exposée, c’est le spectateur, qui à son tour, surveille les moindres changements. Ce lieu demeure un lieu de création, il doit donc, pour Bruce Nauman, rester « actif ». Et c’est le spectateur qui le rend actif. L’enregistrement terminé, l’œuvre doit être exposée. Mapping the Studio a été présentée à l’occasion de l’exposition Le Mouvement des Images. Art et Cinéma 15. Je me souviens l'avoir vue, mais je me souviens aussi ne pas l’avoir comprise. Je m’étais assise sur les fauteuils qui étaient à disposition et je n’y avais passé que quelques minutes, en repartant comme si de rien 13 — Cité par Françoise Parfait, à propose de l’œuvre, Un dimanche, une œuvre, Centre Pompidou, le 19 novembre 2006. 14 — Sabine Bouckaert dans Eurêka, p.89. 15 — Acquise par la Tate Modern de Londres, le Kunstmuseum de Bâle et le Centre Pompidou. Exposée en 2007 au Centre Pompidou. 23 24 Mapping the Studio II Bruce Nauman 2001 25 n’était. Ce rien ne m’avait pas interrogé. Ce n’est que cinq ans après que j’ai pu comprendre cette œuvre, grâce à un texte de Sabine Bouckaert, dans le livre Eurêka-le moment de l’invention-un dialogue entre art et science 16. Les enregistrements visuels sont projetés sur sept murs d’une galerie du musée, et « réparties autour de la pièce afin de reproduire le positionnement original des caméras » (donc de l’atelier). Le noir et blanc de la caméra est remplacé par un travail de colorisation. Et si on attend un quart d’heure, on pourra voir que certaines images sont inversées. Au centre de la pièce sont installés des fauteuils de bureaux, montés sur roulettes. Le spectateur peut s’y installer et déambuler à son gré. Les projections sont accompagnées d’un enregistrement sonore. Que voit-on ? On voit l’atelier de l’artiste, des chaises, des tréteaux, une échelle, des objets éparpillés par terre, une multitudes d’objets et de vestiges de travaux de l’artiste. Et, il y a un bruit d’ambiance qui investit la galerie du musée : Le bruit du vent, un miaulement, un train qui passe au loin, le silence de la nuit. Et toutes apparitions précipitées (un chat qui traverse l’atelier, l’ombre de l’artiste) se prennent au piège de la caméra. L’artiste ne nous offre pas un espace vide mais son espace mental, rempli de mémoire, de vie, d’attente. En d’autres termes, Bruce Nauman nous montre l’absence de mouvement, le rien, le vide, l’errance. L’atelier est un espace où l’artiste a créé, douté, somnolé, inventé. Cette œuvre est bien la tradution de l’espace mental de l’artiste, une œuvre qui se crée sans l’artiste. Et il nous fait découvrir en cela, l’attente. Mais cette fois-ci, ce n’est pas l’artiste qui attend, mais bien le spectateur. Car comme il ne se passe pas grand chose, nous prenons la position de l’artiste : l’espace doit peut être apporter des réponses, des idées… « de l’art peut-être », propose Sabine Bouckaert. Ainsi, Bruce Nauman laisse le temps aux événements de venir, de s’installer et de se créer, un peu comme Christian Boltanski qui l’explique dans une interview dans le magazine Le Point 17. Le journaliste lui demande pourquoi il n’est pas tendre avec des artistes tels que Jeff Koons et Murakami. Boltanski répond : « Ils sont dans la fabrication, travaillent avec des assistants. Je suis très fier de n’avoir ni assistant ni secrétaire. Cela me donne une très grande liberté. Je peux rester couché très longtemps, regarder la télé, ne rien faire. Je tiens à faire les choses moi-même, parce que je travaille très mal et que l’émotion vient de la chose non parfaite. Si j’avais un assistant, je devrais lui donner quelque chose à faire, le payer, donc vendre. J’ai une 16 — Sabine Bouckaert dans Eurêka, « Bruce Nauman, hors champs ? Ou Comment faire quand on a plus d’idée ? », L’Harmattan, 2008, 311 pages. 17 — Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Christophe Ono-Dit-Biot dans « le Point.fr », publié le 6 janvier 2010. 26 conception plus romantique : pour moi, l’art est une activité solitaire et moins on agit, plus on crée. En vérité, les seuls moments de création sont ceux où on ne fait rien. Seulement, c’est tellement difficile qu’on s’active, on organise des expositions, bref, on joue à être un vrai monsieur. Mais un artiste n’a pas de vie sociale 18 ». L’attente : elle mérite d’être filmée et captée afin de ne rien perdre de ce qui se crée même lorsqu’il ne se passe rien. Même pour le spectateur qui, a son tour, doit attendre qu’il se passe quelque chose, et prend alors, conscience du temps réel : et ce temps réel est « une durée intime ». Un tel lieu aussi propice à la création peut provoquer cette poétique de l’espace. L’atelier fait l’œuvre, l’atelier est l’artiste, l’espace crée, un peu comme l’inconscient. « La pensée a besoin d’espace » 19 : Cet espace semble indissociable de l’œuvre de cet artiste. Cette œuvre représente un espace : un atelier, mais aussi un espace mental : l’artiste. Ainsi, Bruce Nauman nous dit à travers cette œuvre, que la création ne peut être dissociée de l’espace, car l’espace intègre et nourrit une mémoire, des événements, des objets. A l’entrée de la galerie, deux documents nous sont proposés, ressemblant à des partitions. Ces deux partitions font écho au titre de l’œuvre. Flip, flop and flip flop fait résonance aux bruits ambiants de l’installation, comme pour mettre en avant l’insignifiant. Peut-on voir une partition créée sous l’influence de la banalité du quotidien ? Le sous-titre (fat chance John Cage) donne la réponse : Bruce Nauman rend hommage à son ami et c’est une manière de « pointer le processus d’élaboration de l’œuvre et les richesses découvertes dans le quotidien nocturne du studio. Comme John Cage, il explore des domaines inusités de la création : la banalité de la vie d’artiste à travers son lieu de création habituel, le studio 20 ». « L’art n’est intéressant pour moi que lorsqu’il cesse de fonctionner comme de l’art 21 ». Bruce Nauman ne nous montre pas une méthode de travail, mais il demande aux spectateurs de choisir leur propre méthode en fonction de cet espace. Il n’est plus le « chef » d’atelier. L’espace de création devient une surface de création. 18 — Par ailleurs, Christian Boltanski a décidé de « vendre » sa vie à un riche investisseur, et de créer un film/documentaire autour de cette idée. 19 — Sabine Bouckaert dans Eurêka, p.93. 20 — Catherine Van Assche. www.newmedia-art.org 21 — Bruce Nauman cité par Sabine Bouckaert dans Eurêka, p.101. 27 28 Vue de l’installation de Mapping the Studio II Bruce Nauman 2006 29 S'il y a appropriation de cette surface, nos comportements sont influencés aussi par l'environnement matériel de cette surface. Un livre d'Abraham Moles 22 m'aide à décrire d'une autre manière ma démarche. En effet, il propose dans son livre, La psychosociologie de l'espace. D'abord, il différencie le lieu et l'espace : le lieu se différencie de l'espace car il possède une identité (une appropriation humaine). Chaque individu à sa propre représentation de l'espace dans lequel il est. La psychosociologie de l'espace analysé par A. Moles est une relation cognitive comportements/environnements qui serait accentué dans les activités de l'artiste, du designer. Cette relation cognitive permet de faire un lien entre les créateurs et leur environnement professionnel. Si le bureau de Pietr Mondrian est à l'image de son travail, je parlerai de psychosociologie de la surface. Les comportements (liés à l'activité créatrice de l'artiste ou du designer) sont influencés aussi selon l'environnement matériel de cette surface. Le bureau de Mondrian est un tableau dédié à son travail. Il transforme son atelier en une composition plastique. Son atelier traduit son travail. Son art nourrit la surface à moins qu'elle ne le nourrisse ? Il est dit dans le livre de Brian O'Doherty que « la disposition des cendriers, des objets sur les tables, etc., ne devait être altérée, afin de ne pas nuire à ‹ l'équilibre › global du décor qu'il avait recherché ». C'est rendre visible la surface. Tout comme la Topographie anécdotée* du hasard, Daniel Spoerri raconte tout ce qu'il peut voir sur sa table de travail, le 17 octobre 1961 à 15h47. Le « relevé topographique » de cette surface est, selon Roland Topor dans la préface, « un pense-bête plus fidèle que la mémoire ». Chaque élément matériel du bureau est cartographié sur un plan 370/1000, numéroté, et enfin décrit : la tâche du verre de vin devient une représentation suggérant des anecdotes. Poétique ou psychosociologie de la surface ? L’atelier est un espace stable, régit par quatre murs, enfermant l’artiste et accompagne le devenir de son œuvre. « L’espace existe par ce qui le remplit, le structure et en modifie la perception 23 ». Il y a dans le livre de Abraham Moles, Psychosociologie de l’espace 24, page 61, un diagramme qui délimite les pièces d’un habitat en fonction de leur portée privée ou publique. La question est de savoir dans quelle position peut se trouver l’atelier ? Ou se trouve l’atelier, à la frontière du privé et du public ? En dehors ? 22 — Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Psychosociologie de l’espace, éditions de L’Harmattan, 1998. 158 p. 23 — Victor Schwach cité par A. Moles dans Psychosociologie de l’espace. p. 61. 24 — id. 30 31 32 Atelier de Piet Mondrian Photographie de Fritz Glarner New York 1944 33 Figure 8: public/privé Diagramme situé page 61, Psychosociologie de l'espace. 1998 35 > Catherine Lawless, dans son livre Artistes et ateliers 25, édité en 1990, s’intéresse au changement de statut de l’artiste contemporain et demande aux artistes d’expliquer leur rapport à leur atelier. Elle conclut sur le fait que l’ensemble des 14 artistes interrogés (Pierre Buraglio, Daniel Buren, Gérard Garouste, Annette Messager, Jean Pierre Raynaud, Yves Reinier, Niki de Saint Phalle, etc.) voient leur atelier, avant tout comme un lieu fonctionnel et pratique. L’atelier doit répondre à leurs besoins : produire, stocker, montrer, etc. cela va jusqu’à l’absence d’atelier, lorsque la création devient plus conceptuelle et « communicationnelle ». Pour Catherine Lawless, l’artiste « domine une relative neutralité face à un lieu qui doit être d’abord adapté au travail ». Il est vrai que l’on peut voir de plus en plus d’artistes et de graphistes travailler dans plusieurs ateliers. Ainsi, on ne voit pas « la disparition de l’atelier mais plutôt son éclatement ». Cet éclatement introduit la diversité, et de nouvelles commandes prennent formes. « La méditation et la réflexion romantique » ne sont plus du tout adaptées à l’éclatement et l’urgence de vie d’artiste. L’inspiration se trouve ailleurs, dans la rue, dans les écoles d’art, dans les transports, etc. Catherine Lawless interroge l’artiste dans la société : « Si les artistes sont plus étroitement rattachés à la société et à ses valeurs, comment la société perçoit-elle à son tour leurs nouvelles exigences en matière de conditions de travail ? » 25 — Catherine Lawless, Artistes et Ateliers, Editions J. Chambon, 1990. 36 ATELIER DE BRANCUSI Toute la pensée de Brancusi est ordonnée dans un espace, celui de son atelier. La pensée a besoin d’espace et de méthodes. L’atelier transformé en œuvre : se sentant proche de Brancusi, Sarkis eut également l’idée d’exposer son propre atelier. Selon lui, ses œuvres, et ses objets ont besoin d’un lieu où « se charge l’histoire, un lieu d’attente » et « Plus cet espace est plein, plus j’ai d’espace mental ». D’un côté, le travail, de l’autre, la « salle d’attente », comme il le nomme. Je ne suis jamais rentrée dans l’Atelier de Brancusi. Je préférerais demander aux visiteurs, leur point de vue… Mais en attendant, j’apprendrais du catalogue de Beaubourg. L’exemple de l’atelier-musée a été créé par Constantin Brancusi (1876-1957). Après un certain nombres de déménagements, Brancusi s’est installé dans l’impasse Ronsin à Paris. L’atelier de cet artiste détermine une conception très particulière du travail. L’espace en tant que tel organise, sépare, accompagne les sculptures. Ainsi, le sculpteur a demandé que ses œuvres ne soient pas séparées de l’atelier. Il fallait que la distance entre chaque œuvre reste identique. Cela me fait penser un peu à un paysage. C'est-à-dire que les éléments se sont formés, ont grandi dans ce paysage et il serait aberrant de les déraciner et de les déplacer. « je suis même sûr que l’atelier du sculpteur est un paysage intermédiaire ». Tony Cragg 26. Lorsque Brancusi parle de son atelier, il parle souvent de la lumière qui s’y dégage. Je l’ai découvert aussi chez Rothko. Un livre 27 est consacré à l’atelier de Brancusi : ses correspondances, sa bibliothèque, des articles, son procès, etc. C’est à l’occasion du XXe anniversaire du Centre Pompidou que l’atelier de Brancusi a ouvert ses portes. Le livre retrace son histoire. Il nous explique le cheminement d’un artiste et la transformation d’un espace intime en un espace public. C’est quoi l’atelier de Brancusi ? Tout d’abord, l’atelier reconstitué a été conçu par Renzo Piano et s'ouvre au public en 1997, en face de Beaubourg. La conservation de l’atelier de l’impasse Ronsin était un souhait et l’artiste 26 — L’atelier Brancusi, éditions du Centre Pompidou, la Collection, 1997. 27 — Tony Cragg cité dans L'atelier Brancusi, éditions du Centre Pompidou, la Collection, 1997. 37 38 Intérieur de l’atelier de Constantin Brancusi Paris, circa photographie de l’artiste 1925 39 en a fait un legs à l’Etat pour les collections nationales. Un testament dicté par l’artiste le 12 avril 1956 : « Je lègue à l’État français pour le Musée national d’art absolument tout ce que contiendront au jour de mon décès mes ateliers situés à Paris, impasse Ronsin, numéro 11, n’exceptant que l’argent comptant, les titres ou valeurs qui pourraient s’y trouver et qui reviendront à mes légataires universels. Ce legs est fait à charge par l’Etat français de reconstituer, de préférence dans les locaux du Musée national d’art moderne, un atelier contenant mes œuvres, mes ébauches, établis, outils, meubles ». Comment exposer non pas une œuvre, mais l’œuvre d’une vie d’artiste ? J’aime à imaginer le transport de l’atelier entier, pour le mettre dans un autre lieu. Ce projet me semble utopique, et au final, le sachant réalisé, je le trouve peut être moins intéressant. Car en lisant l’extrait de son testament, j’imagine le désarroi du MNAM. Comment faire ? L’impasse allait être détruite et il fallait trouver suffisamment d’espace, dans Paris, pour accueillir l’atelier de Constantin Brancusi ! L’idée me fait sourire. Chaque élément de l’atelier doit rester à sa place, mais c’est impossible! L'espace était habité par l’artiste, mais aussi par les œuvres, par les débris, la poussière, etc. Et ce qui « remplace » maintenant l’artiste, car il aimait faire des visites et commenter ses œuvres, ce sont des appareils didactiques, publications, lumières artificielles et CD-Rom. Je n’arrive pas à m’y faire… il faudrait peut-être que j’y aille alors… Je n’aurai pas le droit a un « Entrez » de Brancusi. D’ailleurs, il se disait n’être plus que le gardien de son propre musée 28. Par contre, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le travail de mise en œuvre d’un tel projet, mais c’est le fait que Brancusi n’acceptait pas de voir ses œuvres exposées sans une harmonie et sans cohérence avec l’espace. Car pour lui, l’espace créé autour de la sculpture est aussi important que l'œuvre elle-même. Il mettait en valeur ses sculptures en décorant son atelier (un drap rouge derrière le grand coq, par exemple), et cette décoration était donc intégrée dans la sculpture. Au final chaque élément dialoguait entre eux, s’harmonisait, et le seul moyen de garder cette harmonie, était de faire de son atelier, un musée. L’atelier doit être à la mesure des œuvres et les œuvres à la mesure de l’espace de travail. Les œuvres sont liées à la hauteur et à la largeur de l’atelier. Les sculptures deviennent alors des éléments de l’architecture. L’espace ne pouvait rester vide. Les plâtres remplaçaient les originaux. Il est souvent dit que l’atelier de Brancusi faisait figure de cathédrale, de lieu fortement symbolique, perdant petit à petit son rôle 28 — Réginald Pollock, in Art&Antiques, art. cit., p.116 40 principal : un lieu de travail. Le sol de l’atelier supporte et accompagne les socles, et ensuite, les sculptures. Les strates de l’espace : le sol, les socles, les sculptures, et les verrières (ainsi, la lumière), forment un espace habité. Nous ne sommes pas très éloigné de l’esprit de Bruce Nauman pour qui l’espace, c'est-à-dire le vide, en dit autant que le plein (les strates de l’atelier). Chez Brancusi, c’est aussi la matière qui devient sujet, car le fait de tailler directement dans la pierre interroge aussi le rapport essentiel qu’à l’artiste avec les matériaux. Autre sujet complétant la démarche intuitive du sculpteur, c’est la photographie. Pourquoi la photographie ? Elle est au cœur de la production du sculpteur. Comment les considérer ? Quels rôles ont-elles ? Peut-être pour multiplier les angles de l’espace de l’atelier. Ou alors, la photographie était-elle un moyen d’archiver la composition de l’espace pour le futur legs au MNAM ? Françoise Penders donne quelques pistes à ce sujet. Les photographies de Brancusi font partis d’un ensemble que Françoise Penders définit par « groupe mobile », dans son livre Brancusi, La photographie-L’atelier comme ‹ groupe mobile › » 29. On peut expliquer le travail photographique de Brancusi comme un réel travail de photographe, et non pas comme un travail d’archiviste. On sait que le sculpteur avait un rapport très étroit avec ses sculptures. Il faisait des plâtres dès qu’une de ses sculptures sortait de son atelier. Qu’est-ce-qu’un « groupe mobile ». C’est un ensemble de formes qui lie l’espace, la lumière, les reflets, les ombres et les sculptures entre elles. Ses photos ne sont pas des représentations de ses sculptures. Brancusi interroge la photographie, c’est-à-dire que la photographie apporte un élément supplémentaire à l’élaboration du travail de Brancusi. C’est apparemment la rencontre avec Man Ray qui provoque en lui le besoin de travailler la photographie afin de « détourner le sens des sculptures ». La photographie permet de rendre l’espace vide en espace habité. L’espace devient un élément plastique, comme une sorte de scène où les sculptures deviennent personnages. Chaque sculpture, photographiée plusieurs fois à divers endroits de l’atelier, prend une signification, un aspect, un rôle différents. L’œuvre noue une relation supplémentaire avec l’espace grâce aussi à la photographie. Cette démarche est loin d’être isolée. Les « groupes mobiles » de Brancusi ont été aussi « comme une forme d’anticipation aux work in progress des artistes des années 60 30 », ouvrant ainsi la photographie aux artistes. 29 — Anne-Françoise Penders, Brancusi, la photographie ou l’atelier comme « groupe mobile », Editions La Lettre Volée, 1995. 30 — id. 41 42 Vue de l’atelier Brancusi reconstitué par Renzo Piano1997 Paris , © Adagp 2007 44 ENTRETIEN AVEC EVA KUBINYI, RUEDI BAUR ET ASSOCIÉS, LUNDI 22 FÉVRIER, 19H Question Qu'est ce qui t'as fait venir à Paris ? Réponse L'atelier existait déjà. La raison pour laquelle je suis venue à Paris, c'est que dans les années 90, tout était centralisé sur Paris. C'était pendant les projets de François Mitterrand (restructuration du Louvre, ouverture sur différents musées, par exemple), et il y avait une grande tradition marquant la présence de l'architecture et du graphisme. En Allemagne, il n'y avait pas d'atelier exclusivement dédié à la culture. C'était donc une vraie décision stratégique. En 2000, Ruedi Baur a ouvert un atelier à Zurich, avec le même nombre de personnes qu'à Paris, et depuis deux/trois ans, un atelier s'est ouvert à Berlin. Il y a aussi un laboratoire, avec des gens qui sont détachés de l'atelier, pouvant créer de plus petits projets, et remettre en question les enjeux. Mais 50% des projets se font en France. Paris reste intéressant, et internet ne suffit pas ! Q Pourquoi ? R Soit tu es connu, soit tu dois créer un contact. Il faut voir les clients très souvent. La présence physique et humaine est très importante. Il faut expliquer à ceux qui n'ont pas notre regard. Alors qu'un artiste ne va pas expliquer son travail. Le graphiste ne peut pas poser son travail, il a besoin de l'expliquer. Q Où se situe ton espace de création (différent de l'espace de travail) ? R L'espace de création se situe devant le client. C'est là que le débat s'installe. Il faut discuter ensemble. L'espace de création est déplacé. Travaillant l'espace public, il y a forcement des rencontres. Placer l'objet dans l'espace, faire des prototypes, l'espace de création se fait sur place. Le designer, par exemple, peut se placer entre l'artiste et le graphiste. Q Qu'est ce qui change d'un graphiste éditorial ? 46 > L’atelier de graphiste tend à s’ouvrir, à créer et casser les frontières entre les disciplines. Le graphiste tend à se fondre dans l’espace urbain… les artiste et les graphistes et leurs outils s’adaptent en fonction des lieux. Entre s’ouvrir au monde extérieur et aux différentes disciplines de créations et l’envie de s’éloigner de son univers : Åbäke jouent avec les disciplines et l’espace. Très peu d’ordinateurs, rencontres, etc. C’est une autre manière de considérer le graphisme actuel. La pensée et la création se font in-situ. Le graphiste et l’artiste se libèrent du lieu géographique grâce aux médias (informations, internet, téléphone, transport). L’atelier devient un chantier, toujours en construction. Là où le graphiste ou l’artiste s’installent, il y a possibilité de travailler. L’espace est peuplé de possibilités. L’espace de création capte la vie sociale. L’espace de création ne capte pas seulement l’esprit de l’artiste, mais aussi celui de la société. La Factory, emblème de l’atelier d’artiste des années 60/70. Lieu de passage, de créations multiples. L’atelier se nourrit de l’extérieur. Cet espace représente plus une idée qu’un lieu. Warhol invente Le lieu : de l’idée à l’exposition de cette idée. Cet espace entame tous les autres espaces (galerie, studio de tournage, salle de projection, club, atelier de production,…) Cet espace permet à l’artiste de déléguer le travail. L’artiste ne pense plus dans son atelier, mais produit dans son atelier. 47 La Factory symbolise le pouvoir de l’artiste. C’est le centre d’une chaîne de production. L’Usine de Warhol absorbe jour et nuit tout ce qui rentre. La Factory est un lieu de production d’images : celles que l’artiste fabrique, mais aussi sa propre image. L’atelier devient une structure. Cette structure se transforme, à partir de 1974, lorsqu’il déménage et demande aux standardistes d’annoncer « bureau », au téléphone. « Je pense que nous sommes du vide ici, à la Factory, c’est génial, J’aime être du vide…31 ». Cette forme de création/production est aux antipodes de l’atelier d’artiste au sens romantique du terme. Création/production se retrouve dans le même espace, ce qui engendre, comme il le souhaitait, un « artiste d’affaires ». 31 — Article de Pierre Sterkx, Beaux Arts Magazine, numéro 297, page 59. 48 DEXTER SINISTER /ÅBÄKE Que provoque la démocratisation des outils dans le travail du designer graphique ? A travers des exemples précis, on trouve de nouvelles pratiques du graphisme. Je dirais que c'est plus le redéploiement d’une pratique, qu’une nouvelle pratique. En ne prenant que quelques exemples parmi une multitude d’ateliers, on découvre que le design graphique n’évolue pas forcément grâce aux nouveaux outils, mais grâce à une attitude face à ces outils. Et qu’est ce que cela produit ? Cela produit une réflexion sur les enjeux et l’ouverture aux différents domaines de création, conception, production et distribution. Ces studios nous permettent de ne pas oublier que chaque domaine se nourrit des autres. N’y a-t-il pas un sens politique dans ces démarches ? L’idée n’est-elle pas de construire un mode de relation ouvert ? En 1989, apparaît un article dans Emigre, Ambition/Fear 32, apportant un témoignage sur cette nouvelle technologie qu'est le Macintosh, dans leurs pratiques quotidiennes. Ce nouvel outil rend possible toutes les fonctions exigées dans la publication (l'auteur, l'éditeur, le designer et l'illustrateur) par un individu. Si ce nouvel outil demande d'être encore plus créatif, et il est aussi effrayant car il faut reconsidérer tous les acquis de la profession. Pour les auteurs, cette révolution suppose : ·un salut créatif de l’ennui de méthodologies familières. ·utiliser cette nouvelle technologie pour accélérer des processus de production traditionnel. ·les designers peuvent dorénavant contrôler tous les aspects de production et de conception. ·ce retour à nos idées primitives nous nous permet de reconsidérer les suppositions de base. ·cela apporte excitation et créativité qui ont été oublié depuis le jour de letterpress. ·ce temps économisé dans l’étape de production est souvent dépensé, voyant plus de possibilités dans le design. ·ces designers doivent apprendre à distinguer intelligemment parmi tous les choix, une tâche exigeant une compréhension solide des principes de base. En 2010, les questions sont quasiment les mêmes. On voit en ce moment, des studios de graphisme explorant différents champs de création. La surproduction est remise en question au profit d’un « état d’esprit ». Je peux 32 — Zuzanna Licko et Rudy VanderLans, « Ambition/Fear », Emigre 11, http://www.emigre.com/Editorial. 49 citer Dexter Sinister, sont installés à New York, Åbäke à Londres. Cette manière de penser, donc de travailler, est influencée par la démocratisation des nouveaux outils de création (logiciels de mise en page, imprimantes laser, appareils photo numériques) et de production (impression à la demande). Ce sont des explorateurs, ils se nourrissent du quotidien (les voyages, les rencontres, etc.) et de l’espace dans lesquels ils déambulent. Dans le magazine Back Cover n°3 33, Richard Hollis (grande figure du design graphique britannique, né en 1934) discute avec Åbäke (studio fondé en 2000, installé, pour le moment, à Londres) autour de leurs pratiques. Le magazine a choisi deux figures du design graphique qui ont une démarche très différentes mais qui, en même temps, ne s’éloignent pas tellement, dans l’attitude. En effet, l’un explique que la démocratisation des outils de travail permet à quiconque « de réaliser sa page perso sur Myspace ». Mais cette démocratisation ne met pas, au final, en péril le métier de graphistes, considérant tout simplement, que ce n’est pas le même métier. De l’autre côté, Richard Hollis se demande si l’ordinateur laisse encore le temps aux créateurs « d’écouter de la musique, ou laisser son esprit voyager ». Si l’un voyage physiquement, l’autre voyage spirituellement. Mais je pense que ces deux générations de designers graphique ont la même approche. Åbäke et Richard Hollis travaillent, ou ont travaillé, avec des designers d’objets, avec des cinéastes, des cuisiniers, des éditeurs, des écrivains, des commissaires d’exposition et des imprimeurs. L’espace de travail peut par exemple devenir un restaurant occasionnel, comme le font Martino Camper (designer), Alex Rich (graphiste) et Åbäke. Les différents acteurs construisent un restaurant occasionnel, en apportant et préparant la nourriture et en construisant le mobilier. C’est pour eux « l’occasion de susciter rencontres et discussions ». L’idée de travailler avec différents métiers n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est que la production renoue avec une certaine forme d'artisanat. L’imprimeur et l’imprimante laser n’ont pas les même fonctions. Ainsi, les graphistes peuvent selon leurs besoins, travailler avec l’un ou avec l’autre, sans que l’un prenne la place de l’autre. Je crois que c’est ce qu’a compris Åbäke, par exemple. De l’autre côté de l’océan, nous avons le studio Dexter Sinister. Dexter Sinister est plus un état d’esprit qu’un studio de graphisme classique, un peu comme Åbäke. Stuart Bailey et David Reinfurt ont crée un local, studio, 33 — Conversation entre Abäke et Richard Hollis, Back Cover 3, Editions B42, Hiver/printemps 2010, pages 2 à 11. 50 librairie, lieu de performances ou d'échanges, dans le sous-sol de la 38 Ludlow Street à New York, en 2006. C’est dans ce local de quelques mètres carré que les deux graphistes, éditeurs, artistes ont élu domicile. Lorsque j’ai découvert le nom de Dexter Sinister, je suis allée sur leur site internet pour me renseigner. Je pensais tomber sur un site de graphistes ; que j’allais pouvoir très facilement voir comment le studio fonctionnait. Mais il n’en est rien. Car Dexter Sinister propose une attitude, un principe : le « Just-intime » workshop. On circule de lien en lien, de collaboration en collaboration. Rien n’est vraiment défini. Je pense que leur site internet n’est présent que pour archiver leurs travaux. Le design du site … Si certains graphistes s’appliquent à créer un style graphique, Dexter Sinister propose un style de vie. C’est en faisant des petites choses du quotidien que l’ont crée. Il me semble que la discussion est au centre de la création. Mais qui se perd depuis un certain temps. Le graphiste envoie son fichier sur CD, l’imprimeur le reçoit et tout cela devient très impersonnel, comme le souligne Richard Hollis. Le terme « Just-in-time », employé par Dexter Sinister (terme qui joue le rôle de légende pour tous leurs événements) a été emprunté à l’entreprise Toyota qui, dans les années 50, part du principe que tout peut être fait dans un seul et même endroit : création, production, distribution. Ainsi, l’entreprise parvient à « maintenir une demande fluide au moyen d’ajustements rapides ». On peut comprendre leur principe à travers un texte de Norman Potter, extrait du livre Models & Constructs 34, qui figure sur la page du site 35 de Dexter Sinister. Dans ce texte publié en 1990, N. Potter compare la méthode du designer aux modes de productions imposées dans l'industrie automobile, le fordisme, et plus tard le concept de Toyota. Dexter Sinister emprunte au toyotisme la formule « Just-in-time » qui, traduite, signifie à flux tendu. Ce principe permet, à grande échelle, d’éviter des pertes en questionnant les états de la surproduction. La méthode Toyota se basait sur le principe « à la demande » qui évitait la surproduction et le stockage. Ainsi Toyota parvenait à maintenir un production fluide en fonction des besoins et de la demande. Ce texte traduit le besoin d’indépendance de Stuart Bailey et David Reinfurt, mais aussi le souci de se confronter à tous les domaines. Si Norman Potter prend l’exemple de l’industrie automobile des années 50, c’est pour faire 34 — Norman Potter, Models & Constructs, édité en 1990 aux Editions Hyphen Press. 35 — http://www.dextersinister.org/ 51 un parallèle avec le domaine de l’édition. Dexter Sinister évite les contraintes de rendement économique, souvent étouffantes. Avec l’essor de l’ordinateur personnel, les imprimantes lasers, les logiciels de mise en page, l’accès au processus de production a ouvert la porte aux graphistes indépendants. C'est pourquoi Dexter Sinister qui n'a pas de spécialité, peut-être en même temps éditeur, graphiste, imprimeur et écrivain. Ce qu’il faut comprendre, je pense, c’est que Dexter Sinister propose une approche et une attitude particulière, plutôt qu’un résultat. C’est en faisant participer les gens, à des workshops ou à des événements, en vendant leurs propres éditions, en les confectionnant eux même, que l’approche est singulière. Il y a cette idée que l’atelier de graphisme est aussi une librairie, un lieu de fabrication, et que les domaines se mélangent pour mieux les manipuler. Ils se concentrent sur une manière de faire et non pas sur la finalité. Ainsi, la production varie en fonction de la demande, sans chercher le profit, de manière efficace. C’est aussi une manière d’apprendre les choses dans différents domaines, de ne pas se cantonner à une discipline, mais de créer un corpus de connaissance au service de l’édition, de l’imprimerie, de la distribution, etc. Dexter Sinister illustre leur démarche avec deux symboles : un bouclier vierge, divisé en deux par une diagonale et une corne postale (muette). James Goggin (graphiste londonien), en donne une interprétation qui me semble intéressante : le bouclier est « comme un espace pour l’alliance et/ou la division. Il a été proposé initialement pour accompagner La Manifesta art biennal de 2006. La corne postale muette récupéré de The Crying of Lot 49 (la Vente à la criée du lot 49) de Thomas Pynchon est utilisée comme logo pour les annonces d’événements et pour différentes productions 36 ». J’ai trouvé sur le blog de Catherine Guiral 37 (graphiste indépendante), une définition de certains termes employés par Dexter Sinister : « bend est en héraldique la ligne qui sépare le blason en deux zones égales. Cette ligne part du haut gauche pour finir en bas à droite. Il est dit « sinister » si la ligne s’inverse pour partir du haut droit et se terminer au bas gauche (sinister voulant dire gauche en latin) ». 36 — Ellen Lupton, Area 2, Phaidon, 2008. 37 — www.mercigeorges.com 52 ENTRETIEN AVEC NICOLAS FRESPECH, MARDI 26 JANVIER, 18H00 En 2004, Nicolas Frespech était enseignant à la faculté de Nîmes, il est aujourd'hui enseignant à l'école d'art de Lyon. Il qualifie tout de suite l’atelier comme un lieu nomade, qui lui fait penser au tableau de Courbet où l’artiste est devant un paysage, avec son chevalet sur l’épaule. Les étudiants de la faculté, à cette époque en 2004, n’avaient toujours pas accès à internet dans leur lieu d’étude. Mais Nicolas Frespech proposait déjà, de travailler sur la mobilité. Ensuite, je lui demande quel est son outil de travail : « le téléphone, qui devient un outil d’édition, de conservation, de monstration et de diffusion ». Et ton atelier ? Tes outils ? : « Et bien c’est un stylo, que j’utilise tout le temps. Mais au niveau des outils, c’est l’ordinateur. Dès qu’une idée arrive, je le ‹ balance › sur un flux RSS ». Avant, Nicolas Frespech faisait beaucoup d’arborescences et de dessins. Puis, le logiciel « picnic », lui a permis de concevoir un espace comme une édition en ligne. Mais depuis quelques temps, Nicolas. retourne à l’idée d’atelier classique, plus ou moins. C'est-à-dire qu’il utilise des objets, par exemple, une boite de médicament réinvestie avec une puce électronique, qu'il anime. Peut être un retour à la sculpture… Son travail s’ancre dans un contexte historique très précis : l’avènement d’internet. Je lui demande de définir cet idée d’atelier classique : « C’est sale! il peut se trouver dans la cuisine… Jamais de lieux précis et véritable. Je préfère l’espace, c’est-à-dire les lieux comme la rue, la cuisine, la forêt! Oldenburg a cassé les barrière du marché… Damien Hirsh a décidé de se débarasser des galeries, considérant qu’il y avait trop de contraintes ». 53 Aujourd’hui, l’atelier de Nicolas Frespech est partout et utilise les éléments du quotidien. Je lui demande : et si on vous enlevait l’ordinateur, votre outil de création ? il me répond : je n’aurai plus ma place, je serais nul… Un atelier nomade, des cours nomades, aux Beaux Arts de Lyon : travailler dans la cafétaria, dans la bibliothèque, tout est espace de travail. Mais il considère que cette expérience n'a pas marché. Peut-être parce que les consignes n’étaient pas claires ou pas rassurantes… Les élèves n’étaient pas dans un espace « complice », perdant ainsi leur repère… Pour notre rencontre, l’atelier nomade de N.F. sera le fastfood ! 54 DANIEL BUREN/IN SITU L'atelier est comme le cadre d'une œuvre : il limite, encadre et enveloppe la création. Si la marquise, le socle, le châssis, la galerie ou le musée sont généralement perçus comme ce qui enferme l'œuvre, l'atelier en est le tout premier cadre, mais aussi sa limite. En 1971, Daniel Buren, artiste connu pour son travail in situ, témoigne de sa relation avec l'idée d'atelier dans un texte intitulé « Fonction de l'atelier ». Une œuvre produite dans un atelier doit être transportable et manipulable. Mais, l'œuvre se trouve isolée du monde réel, elle est donc plus proche de sa réalité lorsqu'elle se trouve encore dans le lieu de sa production. En sortant, elle s'éloigne de sa propre réalité. C'est par un exemple précis que Daniel Buren nous explique ceci : en 1955, il visite les ateliers de Picasso, Chagall et Masson, et découvre leurs tableaux. Il revoit plus tard ces mêmes tableaux dans des galeries, et voici ce qu'il en dit : « Lorsque je visitais leurs expositions, j'étais très déçu par ce que je voyais. les toiles que j'avais aperçues dans les ateliers me laissaient une impression bizarre dans le contexte de l'exposition. […] Il y avait perte 38 ». L'œuvre perd-elle de sa force en sortant de l'atelier ? En tout cas, c'est ce que refuse Buren : elle ne doit pas être étrangère de son lieu d'exposition. La question était de savoir comment faire pour s'éloigner de l'atelier tout en créant : la rue est l'espace de travail non plus intime mais public. Ce qui est intéressant dans le discours de Daniel Buren, c'est sa radicalité : l'atelier s'installe dans la galerie ou dans la rue. Le seul lieu fermé qu'il s'octroie, c'est un bureau pour écrire son courrier. Le lien étroit entre espace et création prend toute sa signification dans ses explications : « L'œuvre dépend du lieu ». Du coup, l'atelier est éliminé, et les questions d'espace sont à réinventer. La rue, la galerie deviennent des espaces neutres où les idées de l'artiste doivent s'adapter. Ce qui me semble aussi très intéressant, c'est la relation que l'artiste entretient avec le dessin. Il conserve depuis des années ses dessins dans des archives, et parfois, les propose à la vente. Du coup : ses œuvres sont, ou dans l'espace public (donc, elles sortent du marché), ou sont détruites après avoir été exposées. 38 — Marion Chanson, L’atelier de Daniel Buren, Thalia Editions, 2007, 78 pages. 56 ENTRETIEN AVEC GAËL ETIENE, DEVALENCE, MARDI 23 FÉVRIER, 11H30 Question Mon projet de diplôme a pour origine un texte de Sabine Bouckaert qui a écrit sur l'œuvre de Bruce Nauman : Mapping The Studio. Il a filmé l'atelier en son absence. Cette œuvre pose alors les questions de l'attente, de la création sans l’artiste : l’atelier crée l’œuvre. A partir de là, J'ai voulu réfléchir et travailler sur le thème de l'atelier. Réponse Ce n'est pas la même chose, l’atelier d’artiste et l’atelier de graphiste. Q Oui, mais on se rend compte qu’il y a aussi beaucoup de similitudes. C’est ça qui m’intéresse. Par exemple, Åbäke, Dexter Sinister sont des collectifs qui travaillent dans différents domaines. Il défont les frontières entre l’art, le graphisme, la production, le design… R Il n’y en a pas beaucoup comme eux… Q Mais cela crée une ouverture… R En 2006, on avait été invité par Jérôme Delormas qui était directeur du C.R.A.C (qui allait devenir le Lux°). Au départ, c’était un projet assez grand, situé à la fois au Lux°, à la galerie Art 3 à Valence et dans un château dédié à des manifestations artistiques près de Valence. Jérôme nous avait demandé d’exposer notre travail, de construire une exposition. Nous, en tant que graphistes, nous n’avons jamais revendiqué le fait d’être artistes, de devoir exposer. Le côté muséal du design de manière général nous fait un peu peur. Mettre sous verre, sous vitrine, sous spot, des choses de l’ordre du design, qui sont des choses qui sont faites pour être utilisées, ne nous intéressent pas trop. En 2006, ça faisait cinq ans qu’on travaillait. Si on avait été à la retraite, que les objets deviennent à la limite des incunables, à la rigueur… Mais là on préférait faire des choses plutôt que de montrer des choses. Alors, on a proposé à Jérôme de déplacer, ce qu’on appelait encore 57 l’atelier, à l’époque, (en souriant, car l’atelier d’aujourd’hui est plus un bureau qu’un atelier) sur place, au rez de chaussée du Lux°. En fait, on a déplacé notre bureau là-bas. Et on en a profité pour faire un projet qu’on avait en tête depuis longtemps. Il y avait un budget de production plutôt important. Ce projet était de créer une revue de graphisme réunissant des textes sur le graphisme, des traductions et des commandes de textes à des graphistes et à des gens qui peuvent en parler. C’est là qu’est née Marie Louise, qui est devenu plus tard Back Cover. Et pendant un mois, en novembre 2006, on a été, tous les matins, à 8h, Alex et moi, jusqu’à tard le soir, sur place. Le bureau était là, sauf qu’il n’y avait pas toutes les archives. On avait recréé le bureau. Le matin, s’était fermé, mais l’après-midi, les gens pouvaient venir voir ce qu'est le lieu de travail d’un graphiste. Notre proposition était peut-être artistique car on se mettait en scène à la manière d’un artiste comme dans les années 70. En gros, les gens pouvaient venir voir des graphistes travailler et voir à quel point ce n’est pas forcément séduisant (rire). Q Et les gens venaient vous poser des questions ? Et quels genres de questions ? R Il y avait les étudiants de l’école qui étaient là, qui avaient été là pour le vernissage, et qui, de toute façon, étaient au courant. Ils posaient des questions spécifiques sur la typographie car au même moment on développait la DADA Grotesk qu’on avait commencé à dessiner à l’époque du catalogue Dada. On voulait l'utiliser dans Marie Louise, comme une sorte de spécimen. Donc on avait pleins de documents au mur là dessus. Sinon, on avait un canapé avec une étagère et nos bouquins, et les gens pouvaient voir notre production et nous parler si ils voulaient. Du coup les questions étaient : C’est quoi être graphiste ? Est ce que vous êtes infographiste ? Ça pouvait être varié. C’est quoi votre boulot ? Pourquoi êtes-vous là ? Il y avait des gens assez agressifs et, au contraire, des gens qui comprenaient et qui nous posaient des questions beaucoup plus précises. Q Justement, ça ne vous faisait pas bizarre de travailler et de répondre à des questions en même temps ? R Ah mais si ! On a été pris à notre propre jeu. On montrait qu’on n'avait pas grand chose à montrer, en fait. On donnait parfois rendezvous à des gens l’après-midi et ils pouvaient voir la réalité d’un studio de graphisme. Au final, on n'avait pas le temps de répondre aux questions et ils nous voyaient courir d’un bureau à l’autre. On a fait de cet espace d’exposition un espace 58 de travail :Un espace de travail et un espace de représentation. On ne voulait pas du tout, au départ, que ce soit de l’ordre de l’exposition. Mais on a quand même exposé des photos qu’on a commandé à des photographes ; des photos de notre boulot en situation. Par exemple, le livre Dada en situation, avec quelqu’un qui est en train de le lire et des choses à la limite de l’absurde par moment. (je ne sais pas où elles sont, mais je pourrais vous les montrer plus tard). On avait aussi à cette occasion là, réaliser une série de boites pour protéger les catalogues Dada, réalisée par les étudiants de l’école. On avait prévu beaucoup de choses, comme une conférence. On a failli faire un workshop mais on n'a pas eu le temps. On avait fait bosser les étudiants sur l’organisation de l’exposition, trouver les bureaux, trouver les chaises, les étagères, les mobiliers et faire fabriquer ces boites. Au départ, c’était pour le catalogue Dada et le commissaire de l’exposition voulait que ce soit un ouvrage gratuit pour que les gens puissent le prendre, un peu comme les journaux gratuits. Mais il s’avérait que c’était impossible. On a imaginé de faire un mur avec les livres. Mais le projet est resté inachevé. Alors on en a profité, à Valence, pour faire justice à ce que l’on voulait faire. On a créé ces boites, tirées à trois mille exemplaires et on a recréé ce mur dans « l’atelier » justement, qui s’est effon- dré en plein milieu de l’exposition. Et voilà, c’était une façon pour nous de tester des choses qu’on aurait pas testé dans notre studio. Et je pense que Marie Louise, on ne l’aurait pas fait. On aurait eu du mal à lancer le magazine sans l’énergie qu’il y avait derrière l’exposition. Q Est-ce que cet espace, cet atelier, vous aide à construire une méthode ? R Non, clairement non. Non, c’est pour ça qu’on est frustré. On se rend compte qu’on a rempli le lieu comme un œuf. A droite, il y a les stocks des Editions B42. Et on souhaite avoir un espace dans lequel on peut poser les choses. Ce lieu ne nous empêche pas de créer mais je pense qu’un bureau plus grand, où on ne serait pas les uns sur les autres, où on aurait des endroits pour parler, respirer, mais aussi poser des choses, tout simplement, ce serait préférable. On est allé en Suisse, à Zurich, car on a fini l’identité visuelle d’une galerie qui ouvrait il y a quinze jours. On en a profité pour aller chez Marco Walser d’Electrosmog, qui est devenu aussi leur studio. Ils ont un espace très vaste ; c’est un espace, je pense, dont les webdesigners n’ont pas forcément besoin. Alors que les designers ont besoin de cet espace. En tout cas, tous les gens qui travaillent sur des objets ont besoin d’espace. Je me rends compte que quand on crée des objets, on a besoin de les 59 poser, de les comparer. Ici, on n'a pas l’espace qu’il faut. C’est pour ça qu’on veut partir. Cet espace, on ne l’a jamais vraiment aimé. On a bien aimé le bâtiment, un peu désuet, années 70, un peu pompidonien. Mais on aurait aimé un peu plus de lumière. En ce moment, nous sommes en train de chercher un endroit dans lequel on va pouvoir trouver de nouvelles manières de circuler, de faire circuler les objets (à ce même moment, ils avaient eu une réponse positive pour une nouvel atelier dans Paris). Dans tous les cas, on a une géographie a réinventer. Q J’ai rencontré Eva Kubinyi (Rudi Baur et Associés). Et Eva questionnait l’espace de travail selon les différents domaines de graphisme. Pour elle, le graphisme spatial (signalétique) n’a pas besoin du même espace que le graphisme éditorial. Son domaine de création est partout, c’est-à-dire, chez le client, lors de repérages, etc. Alors que le graphisme éditorial utilise l’espace de travail différemment. Voyez-vous cette différence ? R Nous avons très peu fait de signalétique. Mais effectivement… En ce moment on en fait une pour le Centre d’Art de Vassivière qui est une île. Et avec ce projet, j’aimerai avoir plus d’espace pour tester des choses. Quand on a fait la signalétique pour Dada, justement, on a fait beaucoup de tests. On avait une pièce dans notre atelier (à Mains d’œuvres à Saint Ouen) qui était libre. Mains d’œuvres c’est aussi un bâtiment industriel comme il y en a beaucoup en banlieue, et pas tant que ça à Paris. L’espace est nécessaire, et je comprends tout à fait ce que veut dire Eva, parce que son espace de création ce n’est pas sa table et son ordinateur, mais sa tête et l’espace dans lequel elle va devoir se projeter pour imaginer des protocoles. Nos domaines sont différents, mais cela n’empêche pas ce besoin d’espace. Q Et la ville de Paris était stratégique ? quand êtes-vous arrivés à Paris ? R C’est venu naturellement. On est arrivé en 1999 à Paris. J’avais fait plusieurs stages dans des structures à Paris. Au départ, je ne savais pas trop où est-ce que j’allais. Je suis allé par hasard chez Péréstroïka (design culturel et institutionnel), ensuite chez Labomatic avec Pascal Béjean et Frédéric Bortolotti, où je faisais pas mal de dessin de lettre. En fait, Paris m’a beaucoup plu et je ne me voyais pas vivre et travailler ailleurs, et petit provincial, j’avais vraiment envie de monter à Paris. À ce moment là, Alex est passé par les Arts Déco de Paris en 1999 et ça faisait longtemps qu’on voulait bosser ensemble. On s’est dit, on y va, on prend le nom de la ville où on passé nos diplômes et ça sera notre marque de fabrique. Après, il n’y a 60 pas eu vraiment de stratégie si ce n’est qu’on se doutait qu’il y avait plus de clients et que c’était plus facile de commencer une activité à Paris qu’ailleurs. Q Est-ce que maintenant la donne change ? R À voir… mais c’est vrai que quand on voit des amis à Zurich qui ont des locaux géants, pas chers ou à Bruxelles, c’est pareil. On se dit, pourquoi rester à Paris… C’est tellement compliqué de trouver un lieu. Mais on a déjà notre vie à Paris, les choses sont sédimentées. Mais rien n’est complètement fermé. […] Quant au carnet Ce qui serait intéressant, c’est de voir les commanditaires, les historiens comme Catherine de Smet. Ces gens travaillent et rencontrent depuis des années les graphistes. Quand on a lancé F7, notre idée c’était de faire rencontrer les gens, face au public, le commanditaire et le graphiste, à Mains d’œuvre. On a fait rencontré Philippe Millot et les Editions Cent Pages. Et c’est vrai que par moment, les gens réglaient leur compte directement ou alors ils racontaient le simple fait que tout se passe bien. Les questions du public étaient très importantes, car c’était des questions que l’on se pose tout le temps : comment ça se passe avec le client ? Pour nous, l’idée a toujours été de se demander comment faire de belles choses avec un client. Ça ne suffit pas d’avoir une bonne culture, d’être un bon designer graphiquement, typographiquement et visuellement, il faut savoir rencontrer les personnes qui correspondent. C’est primordial. 61 62 Batiment du Studio deValence. 2010 63 L’ORDINATEUR, OUTIL/ESPACE DE TRAVAIL La question de l’espace de travail virtuel est posée : Le collectif 1.0.3 a élaboré un projet, MISMA, qui consiste à représenter le contenu de l’ordinateur sous forme de « cartographies », des Planiscopes. Le contenu de l’ordinateur devient alors un « paysage » de mots. Un espace virtuel. « Une manière de parler de l’ensemble de son travail sans en montrer la production », selon les 1.0.3. Révéler nos schémas mentaux. L'ordinateur, qui est un outil, devient une toile, au sens propre du terme. Les trois artistes du collectif récupèrent les intitulés de chaque fichier issu de l'ordinateur de diverses personnes occupant diverses activités professionnelles. La collecte de ces données donnent lieu à deux séries de mise en forme. Elle peut être synthétisée sous la forme d'une image imprimée en grand format. Elle peut également être accessible à l'écran. Grâce à un logiciel, proposé sur leur site internet, nous pouvons zoomer et dé-zoomer ces images. Lorsque nous regardons un planiscope dans son intégralité, nous voyons une forme qui s'étale sur un fond noir. On peut être étonné par la diversité des formes. Mais plus on s'approche des mots, plus on découvre une narration. Les mots se suivent, se détachent, se répètent. En discutant avec Anne Couzon Cesca et Arnaud Bernus, nous étions d'accord sur le fait que ces cartes pouvaient raconter une histoire, celle, non pas de l'ordinateur, mais de son propriétaire. Peut-on parler de journal intime plutôt que d'archives ? Dans le contexte de MISMA, je parlerai plus de récit. Pourquoi imprimer ces choses en général, cachées ? Lorsque ces données sont sur écran, on ne parle pas de lecture, on rentre dans un dossier ou on en sort. Lorsque l'on voit ces Planiscopes, on lit les mots et on les interprètent. Les intentions du Collectif sont : tout d'abord, un relevé de fichiers, ensuite il est traité selon « une structure complète du disque « source » visible en 2D » ou selon « une structure complète du disque « source » visible qui permet de naviguer au sein de l'arborescence ». Le bureau (desktop) traduit une méthode de travail propre à l'utilisateur. L'espace physique du bureau est remplacé par le bureau virtuel : la comparaison est facile mais 64 intéressante, car dans les deux cas on stocke, on archive, on range, on jette, et surtout on y travaille. Il y a deux aspects dans ce travail : une forme nouvelle et un contenu nouveau. Dans le premier cas, on découvre avec les Planiscopes une nouvelle adaptation de la forme (le bureau virtuel). Après la forme, nous avons le contenu : celui de individu qui a laissé « scanné » son ordinateur. Chaque Planiscope est unique par sa forme et son contenu. Mais au-delà de la complexité due à des procédés technologiques, ces images donnent à voir l'espace de travail d'une personne depuis 1 an, 3 an ou plus, on ne connaît pas la durée. Certains planiscopes proviennent d'artiste. Ici, le Collectif nous fait découvrir le travail d'artistes sans le montrer. On peut lire le travail et « commencer à parler d'une œuvre sans la voir ». Le Collectif parle même de « nos contemporains « sans œuvres », se référant à Jean Yves Jouannais dans « Artistes sans œuvres, I would prefer not to ». Car c'est la façon sont nommés les fichiers et les dossiers qui parle de l'individu. Il est au cœur de cette œuvre. La post-production devient production. Ils proposent donc aux spectateurs plusieurs lectures. 65 ENTRETIEN AVEC FRANCK DAVID, MARDI 30 MARS, 14H00 Question Sabine Bouckaert a fait un article dans le livre Eurêka sur le travail de Bruce Nauman, et plus particulièrement l'œuvre Mapping the Studio II. Cette œuvre propose de laisser le temps et le hasard faire les choses à la place de l'artistes. En laissant la caméra tourner, peut-il se passer quelque chose ? C'est au final, le spectateur qui va créer l'œuvre, ou pas… Le temps, l'attente, le moment. Réponse Bruce Nauman propose une narration qui peut s’établir dans cette durée. Q Avez-vous une approche artistique qui met en question cet espace de travail ou alors, est-ce que cet espace peut aboutir à autre chose ? R En fait, la façon dont je travaille est très diverse. Alors cet espace de travail nommé atelier n'est pas très précis dans la mesure où j'ai eu des ateliers en tant que tel, qui sont des ateliers d'artistes, mais aussi quand je n'en ai plus eu, mon travail ne s'est jamais strictement contenu dans cet espace là. C'est-à-dire que ma maison est devenue mon atelier, avec plein de type de maisons différentes. La cuisine a été souvent un espace qui était l'atelier, non pas que j'y avais tout mon bordel, mais disons que ce qui s'y passait en tant que tel devenait un processus de travail. Donc, j'ai beaucoup travaillé avec la peinture, l'image de la consommation, etc. Après, je n'ai jamais fait sortir véritablement mon atelier mais j'ai fait sortir de chez moi mes processus de travail. Ce n'est pas comme ce qu'on fait les deValence, en déplaçant leur bureau, puisque le seul véritable bureau que j'ai, c'est mon portable 15 pouces. À partir de ce moment là, ce n'est plus un outil mais c'est vraiment un espace. Je m'en sers pour produire des œuvres, ou je montre mes films, je produis du son, je m'en sers avec tous les logiciels qui sont dedans, mais c'est aussi un endroit où est rassemblé mon travail, ce qui me permet de les consulter tout le temps. C'est devenu véritablement l'espace de travail : où il est contenu , où il est vu, où peut aussi sortir le travail, où il peut être fabriqué en bonne partie. J'ai 66 jamais montré mon atelier dans une salle d'exposition. Je n'ai jamais fait ça parce que ça ne marche pas de cette manière. L'ordinateur c'est comme une grande table où je dispose de tout ce dont j'ai besoin. Q Peut-on dire qu’un ordinateur est un lieu (différent de la notion d’espace) ? R Oui, l'ordinateur n'est pas un lieu car il n'y a guère que le travail qui y rentre et personne d'autre que moi n'y pénètre. A part lors de rendezvous. Mais c'est seulement l'espace de travail que moi, j'y mets. Q Mais pourtant vous avez fait l’expérience du Collectif 1.0.3. R Oui, ça je peux le donner à lire mais c'est tellement codé que personne ne peut comprendre. Ce n'est pas un espace physique donc je m'en fiche. Mais par contre, je ne laisse pas traîner mon ordinateur car ça reste un espace relativement intime. Q Quand vous parliez de votre espace virtuel, avez-vous créé autour de la notion d'espace virtuel (autoréférence, méthode de travail) ? R Je n'ai pas l'impression… Après, le seul espace qui a été donné à voir, c'est en effet la la maison puisque c'était là où je travaillais. C'est juste que je suis très myope et je n'ai corrigé ma myopie qu'il y a peu de temps. Tout ce qui était alors à portée de bras constituait un espace de travail. C'était une façon d'appréhender l'espace. Pendant au moins dix ans, il fallait que je me focalise dans un espace intime, comme la maison et pas dans l'espace public, afin d'identifier ce qui était déjà à portée de mains. Du coup, la seule chose qui était visible dans mes expositions, c'était des choses qui avaient trait à ma maison, mais pas à la maison comme un espace de travail. De fait, c'était un espace de travail. La question de l'archivage est pour moi important, ce que fait Bruce Nauman dans Mapping, je le fais avec mes expositions. Le catalogue de l'exposition, c'est 20% d'archivage. La complexité du travail ne peut pas être restitué dans un catalogue. Il n'y a que le cinéma qui permet de rendre compte de cette complexité, de cette totalité, de cette superposition et de la temporalité. C'est pour ça que j'en suis arrivé au cinéma pour documenter le travail que sont les expositions. D'une certaine manière, ce n'est pas l'atelier, mais c'est d'autres moments, filmés avec la caméra. Le temps de ce vocabulaire fabriqué en amont n'est pas achevé, car le temps de monstration qui est le temps de l'exposition doit être fabriqué. Donc l'espace d'exposition devient un temps d'atelier. Quels que soient les lieux où j'ai travaillé, quelles que soient les conditions, que j'ai un 67 atelier ou pas d'atelier, j'ai toujours eu ce temps d'exposition qui a été le temps, le dernier, celui de l'atelier. Que ce soit au Palais de Tokyo, où j'ai vécu trois mois, ou que ce soit une semaine de montage, j'assemble dans ce temps. Je fabrique certaines choses qui ne peuvent être fabriquées qu'à ce moment là. Les outils et le vocabulaire se mettent alors en place à ce moment. C'est un temps d'atelier mais qui est aussi, pour moi, de la performance. Une performance complètement invisible car elle n'est pas publique. Mais c'est une chose qui fait écho à toute l'histoire de la performance. Q Vous avez des exemples à me donner ? R Par exemple, le lit, la bouffe, le livre, la bibliothèque, le savon, le papier peint, c'était très diversifié. C'était un vocabulaire de la maison. J'ai travaillé comme ça pendant dix ans. Après, j'ai beaucoup travaillé en collaboration en sortant dans l'espace publique. Du coup mon espace de travail est sorti en même temps que moi. Q Ca me fait penser à l'exposition d'Harald Szeemann Quand les attitudes deviennent formes. R Oui c'était le cas au Palais de Tokyo où l'espace était ouvert. Ce n'est pas comme un atelier, où on est isolé, mais c'est un espace ouvert ; l'administration vient nous demander des choses, après il y a les monteurs, les assistants, etc.. Q Et la démarche de Daniel Buren ? R Non, car il réagit par rapport au contexte. Moi, c’est une des données. Q Vous avez décidé de vous installer à Berlin. Pourquoi le choix de cette ville ? R Parce que j'en avait marre de Paris et des conditions économiques de cette ville. Berlin est une ville qui ne produit pas d'argent mais elle produit du travail. J'ai besoin d'espace et à Berlin il n'y a que ça ! Et je ne parle pas encore d'espace de travail, mais de vie. A Paris on n'a pas suffisamment d'espace de vie, donc encore de travail, et ça conditionne le travail. Et à un moment donné, c'est plus possible. 68 PARA-CRÉATION J'ai découvert le terme de « para-création » en lisant le texte de Brian O'Doherty, Studio and Cube, on the relationship between where art is made and where art is displayed, dans lequel l'auteur envisage de définir les formes et objets qui sont en marge de la création. Toutes les œuvres citées dans mon mémoire intègrent une part de para-création. La para-création peut être chez Francis Ponge, les notes, Julien Prévieux, des notes écrites dans des livres, pour créer une para-écriture ou l'œuvre en négatif. Ces créations sont liées à la méthode et influencées par l’espace dans lequel elles sont faites. Les genres se mélangent création/méthode : C'est utiliser tous les moyens créatifs pour mieux gérer le temps de l'atelier. Brian Eno et Peter Schmidt ont créé en 1975 une boite de 110 cartes, Obliques Strategies, conçues sur le principe de la méthode afin de relancer le travail créatif. Ce jeu, si on peut le nommer ainsi, est, comme le titre l’indique, une création transversale. Ainsi, avant la production, la méthode peut devenir créative. Ces méthodes font partie de l’espace dans lequel il travaille, comme le précise Brian Eno : « Et après avoir quitté le studio, vous vous dîtes « mais pourquoi ne me suis-je pas souvenu de faire ceci ou cela ? » Cette question est aussi une réflexion sur l’utilisation des outils de création. Car à force de manipuler un outil, comme l’ordinateur, on oublie souvent nos premières idées. Ce jeu de cartes nous ramène à notre propre rythme de travail. L’ordinateur nous fait souvent oublier ce qui nous entoure : « Je veux dire qu’ils (les ordinateurs) n’impliquent aucune partie de notre corps dans un rythme physique, de façon excitante… Vous savez, nous avons un truc ici qui s’appelle notre corps, qui a mis trois millions d’années pour arriver où il en est aujourd’hui et qui fonctionne vraiment bien. Et maintenant voilà qu’on arrive à cette machine qui n’a que 25 ans derrière elle et qu’on abandonne complètement cet outil-là (en montrant son corps). C’est complètement idiot. Je travaille tout le temps avec des ordinateurs et ça m’insupporte […] 39 ». les Strategies Obliques de Brian Eno et Peter Schmidt 39 — Brian Eno lors d'une rencontre publique, le 5 novembre 1998 au Virgin Megastore des Champs-Elysées 69 ou : comment faire quand on n’arrive pas à se mettre au travail. La méthode participe de la création. La méthode/le processus devient productive/production. Plus méthodiques encore, Dimitri Bruni et Manuel Krebs ont proposé 147 points de méthodes de travail entre contradictions et bon sens, dans le numéro deux de Marie Louise 40. Elles nourrissent le temps de l'atelier. Elles réorganisent une pensée, des doutes. L'espace de travail comme lieu reflétant/générant les attitudes, les processus débouchant sur des méthodes en arts, en design, en graphisme. La méthode est destinée à exciter l’esprit dans le cadre du processus créatif. J'ai une idée préconçue de l’image d’un atelier. J’ai vu ma grand-mère vivre dans un atelier, comme ceux que je voyais en photo (celui de Picasso, de Nicolas de Staël, de Brancusi, et tant d’autres). Puis, mes études me dirigeant vers des ateliers différents, ceux des graphistes, je me suis créée une idée de ce que peut être un atelier. J’imagine toujours ce que l’on peut fabriquer et produire dans ces espaces. Comment est rangée la bibliothèque, qu’est ce qui traîne aux murs, quelle lumière est utilisée. Bureau, ordinateur, stylos, livres. C’est l’image de cet espace et ce qu’elle engendre. L’influence des images. L’espace et sa représentation. Sa représentation, quand à elle, créée de l'imaginaire. L’espace de travail, c’est le quotidien, c’est le travail, les rencontres avec le client, l’échange avec les collègues. Sa représentation dit tout autre chose : elle crée de l’imaginaire. Qu’est ce que dit une photographie de Francis Bacon, dans son atelier ? Ou Jeff Koons, assis sur un tabouret, dans son atelier ? Et lorsque Wim Crouwel pose avec ces associés ? Ils nous regardent tous, et nous, nous regardons un ensemble, eux et l’espace qui est derrière. Il n’y a pas grand chose à dire, à part le fait que ce sont des photos de groupe. On voit qui travaille avec qui ; tiens, c’est le chaos chez Bacon, alors que chez Metadesign, c’est ordonné. Le graphisme représente plus qu’un métier, il représente un état d’esprit, une façon de faire. Les graphistes actuels rendent hommage aux graphistes déjà bien installés.Qu’est ce que c’est l'autoportrait d’un graphiste ou d’un collectif de graphiste ? Comment est-il représenté… 40 — Norm, « La voie graphique page 20 et page 21 », Marie Louise 2. 70 CONCLUSION « C'est là qu'est né l'objet » : l'objet rêvé, l'objet supposé. l'objet dessiné, l'objet designé, l'objet créé, l'objet acheté, Comment percevoir, comprendre un espace différemment qu'avec un plan, une architecture ? C'était l'enjeu de ma recherche. Mais à travers mes recherches, j'ai pu constater la diversité des enjeux. Dans un seul et même sujet, les domaines sont très divers : artistiques, économiques, professionnels. L'œuvre de Bruce Nauman m'a suivi tout le long de l'écriture et des rencontres. La perspective de partager cette œuvre avec deValence, Nicolas Frespech, Eva Kubinyi, Franck David, le Collectif 1.0.3, m'a permis de la comprendre grâce à chaque point de vue. Étudiante en design graphique, comprendre l'espace par différents supports, médias, domaines, m'a permis d'envisager différemment l'espace dans lequel je vais déambuler dans quelques mois. Organisant au fil de l'année, collaboration, enquête, et futur projet, j'en viens à questionner mon propre espace de travail. Comment l'organiser ? Comment le faire partager avec mes futurs collègues ? Soyons fictif, dans la narration, l'utopie, mais aussi dans la réalité économique. Sachant que je vais, à la rentrée, rechercher 71 un local pour m'y travailler, je peux dorénavant imaginer, structurer, planifier mon installation. Comment créer un logo, une identité, tout en imaginant un espace qui n'existe pas encore ? Ce ne sont que des suppositions, des propositions à envisager. M'inspirant de ce que j'ai pu découvrir, je crée une méthode, un chemin qui m'amène vers un futur proche. C'est là que naît l'objet de ma recherche, de mon diplôme. Si l'atelier est invisible c'est, comme le souligne ce dialogue entre Vladimir et Renan 41, un cadre moral. Les choses faites se créent grâce à une juxtaposition de hasards, de références et de réflexions, qui ont lieu dans cet espace. C'est un microcosme où la littérature, le cinéma, l'art, les recherches sur internet, les mails, la fabrication se croisent sans qu'on en aperçoivent les frontières. Le graphisme est une forme d'art. Ce constat vient du fait que le graphiste, comme l'artiste comme tout créateur, ont besoin de mettre de la distance, notamment critique à l'égard de la réalité. C'est de cette distance que naît la création. Je ne cherche pas à faire une comparaison, mais je cherche, après cinq années d'études en graphisme, à comprendre ce métier et ces enjeux. Graphisme autobiographique ? Dans une Conférence récente 42 Will Holder posait la question suivante : Est-ce qu'une typo peut-être (auto)-biographique ? En 2008,lors de l'exposition On Purpose à Bristol 43, il a mis sa propre bibliothèque à disposition du public et consultable sur internet 44. Pourquoi ? Pas finaliser, mais expérimenter. C'est pourquoi je prend ces exemples, et pas d'autres. Entre la fonction et la gratuité : peut-être cet écart laisse t'il la place à la recherche de nouveaux enjeux. C'est ce domaine du graphisme qui m'intéresse : la forme finale m'intéresse moins que le processus. Merci. 41 — Guillaume Leblon et Thomas Boutoux, l'entretien, éditions Paraguay Press 42 — Points de vue, Ecole des beaux-arts de Lyon, les Substitances, 7 & 8 mai 2010 43 — Centre d'art Arnolfini 44 — http://commonknowledge.at 72 BIBLIOGRAPHIE Sous la direction de Didier Schulmann hors champ ou « comment faire quand et Annalisa Rimmaudo, Ateliers : l’artiste on a plus d’idée ? », Eurêka, le moment et ses lieux de création, Collections de l'invention. Un dialogue entre art et de la bibliothèque Kandinsky, science. sous la direction d’Ivan Toulouse Editions du Centre Pompidou, et Daniel Danétis, L’Harmattan, 2008, avril 2007, 120 pages. 311 pages. ◊ ◊ Giles Waterfield, Artist’s studio, publié Brian O’Doherty, Studio and Cube on par Hogarth Ats en association avec the relationship between where art is Compton Verney, ouvrage qui accompa- made and where art is displayed, The gne l’exposition « the artist’s Temple Hoyne Buell Center for the Study studio » au centre d’art visuel de of American architecture at Columbia Sainsbury, 2009. 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Chambon, 1990, 243 pages. 2006, page 20 et page 21. ◊ ◊ Collectif, Cosmique Bled ou des corps L’atelier Brancusi, Editions du Centre mobiles dans l’espace, Ateliers des Pompidou, la Collection, 1997, Arques, 2004, 20 pages, 288 pages. coffret de neuf livrets. ◊ Sabine Bouckaert, « Bruce Nauman, ◊ Paul Ardenne, Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en 73 situation, d’intervention, de participation, terminology, Editions Birkhauser, 2008, Editions Flammarion, Edition revue et 450 pages. ◊ corrigée 2004, 255 pages. ◊ Anne-Françoise Penders, Brancusi, Francis Ponge, Œuvres complètes, NRF la photographie ou l’atelier comme Editions Gallimard Bibliothèque de « groupe mobile », Editions La Lettre la Pléiade, 2002, 1844 pages. 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Studio Culture : The Secret Life of the ◊ Graphic Design Studio, Unit Editions, Pierre-Michel Menger, Portrait de 2009, 312 pages. l'artiste en travailleur (Métamorphoses ◊ du capitalisme), Editions du Seuil et la Ellen Lupton, Area 2, Phaidon, 2008, République des Idées, décembre 2002, 448 pages 96 pages. ◊ ◊ Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Catalogue de l’exposition Maisons- Psychosociologie de l’espace, Editions de cerveaux, présenté au Collège, Frac L’Harmattan, 1998, 158 pages. Champagne-Ardenne à Reims et à la ◊ Ferme du Buisson, Centre d’Art Contem- Dot Dot Dot 7, édité par Stuart Bailey porain à Noisiel, du 21 octobre 1995 au et Peter Bilak, Hiver 2003, 90 pages. 7 janvier 1996, commissaire général : Article de Mark Owens et davis Reinfurt, Nathalie Ergino. 1995. 135 pages « Group theory » (a short course in relational aesthetics) », page 69 à 78. ◊ Michael Erlhoff et Tim Marshall, Design Dictionnary-perspectives on design ◊ Zuzanna Licko et Rudy VanderLans, Emigre 11, « Ambition/Fear », 1989. 75 77 Andy Warhol and Members of the Factory photographie de Cecil Beaton 1969 Erik Spiekermann et associés Metadesign 1987 Planiscopes MISMA 2005 79 Remerciements Annick Lantenois Luc Dall'Armellina Samuel Vermeil Alexis Chazard David Poullard Gilles Rouffineau Collectif 1.0.3 Gaël Étienne Eva Kubinyi Nicolas Frespech Frank David