La boite à musique
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La boite à musique
La boite à musique Nouvelle de Jeremy Bouquin - 2009 Ce fût le jour où Jean Louis voulut comprendre ... Comme tous les matins la boite à musique s'est éveillée. Un son intérieur qui faisait passer les citadins d'un sommeil profond à un paradoxal bourdonnement intérieur. Pendant que des travailleurs de l'aube, éboueurs, services de la propreté urbaine effaçaient les dernières traces de la nuit : la ville sonnait ses premiers vibra1to. Il est cinq heures : Solo, Victor Solo dit "Vick solo" comme tous les matins n'a pas sommeil. Il part au travail. "La cirrhose" petit bar dans un quartier populaire, Deux individus sont posés : un client et un patron de bistrot. La musique claironne en sourdine. Un juke-box à l'agonie laisse s'échapper un léger soubresaut de guitare : - Bertignac dans ses années aux télécoms. - Café Solo ? Il n'eut pour seule réponse qu'un silence. La question s'adressait au vieux client écrasé sur le zinc du comptoir. Un grand gars enveloppé dans un perfecto ereinté qui ne l'avait même pas regardé. Le bonhomme gribouillait. Le patron du bar avait oublié la surdité de son seul client matinal quotidien qui gisait devant lui. Victor Solo, c'est comme cela que s'appelait le septuagénaire était sourd comme un pot. - Oh ! Solo ! Poussa le patron en agitant les bras. 1 Toute cette pantomime pour se faire remarquer, lui valut une grimace. Le vieux percuta et sourit. 2 Il se repositionna sur sa chaise de bar. Il avait mal au cul : chaise mal foutue. - Un café, Jean Louis et un verre d'eau. Isolé, exclu, ce grabataire de plus de soixante dix ans avait perdu l'ouie. Crevé les tympans, fondu le marteau et l'enclume, anéanti la cornet, Victor était prisonnier du vide. Il avait pris pour perpet' de silence. Des décennies de musique lui avaient détruit son outil de travail. - Tu veux des tartines ? Continua Jean Louis en poussant le carnet à dessin, histoire de faire de la place pour la tasse. - Comment ? Gémit le vieux. - TARTINE ? Il mima pour se faire comprendre. Il éxecuta un vague geste de touillage devant le café. Cela suffit à donner le change. - Ouais ... Victor rangea ses crayons de couleurs et sa boite de peinture dans son sac Adidas usé. Il l'avait acheté à Soho to London dans les années 70. Un sac à dos traîné sur la route "on the road again", lors des légendaires tournés de son groupe de rock "les nine's ". Ce chiffre neuf qui ne lui avait jamais porté bonheur. "Les nine's" des images et des sons importants dans sa boite à souvenirs. Ce groupe avait été incompris : il avait été incompris ! .... Un nom qui représentait le bon numéro d'une vie. Le neuf ! 1949, naissance à Edimbourg - Ecosse. Enfance dans une petite ruelle avec une trop jeune maman seule et pas farouche. Il se souvient de l'odeur des 2 cigarettes qu'elle fumait le soir en compagnie de son amant d'un soir. Elle était étourdie maman, elle en oublia même de lui donner un prénom.... rire en y pensant, soupire : môman... 1959, Elle est morte l'année de ses dix ans. Il savait à peine lire et écrire. L’assistance publique lui trouva une nouvelle famille, des espagnols : direction un bled imprononçable près de madrid. Famille de petits fonctionnaires stériles. Elle est secrétaire et lui .... Secrétaire comptable. Ils essayèrent de lui donner une éducation. Mais Le jeune garçon décida que la cela ne servirait à rien. La seule chose qu'il lui donnèrent fut un nom : Victor. 1969 – 3 Juillet : La m3ort de Brian Jones (The Rolling Stones), Armstrong marche sur la lune, il a vingt ans et il regarde des images noirs et blancs. Il gratte sa guitare, sûr de pouvoir faire de la musique son rêve. Des mois à écouter la radio, à lancer des décibels, à tenter de les imiter. Il a travaillé des soirées entières à faire la plonge dans un restaurant de tapas pour s'acheter une Gibson folk noir eben. Il a démissionné de sa famille d'adoption contre la liberté. Il a dompté son manche de guitare afin de reconnaitre chaque position de la moindre note pour enchainer les harmoniques et les riffs de ses idoles ! Il était prêt un soir de novembre. Demain il prendra le train direction london. En solo ! 1979 – 14 décembre : Sortie de l'album London Calling de The Clash ; album mythique. Vick Solo est né. Il gratte de la guitare dans six groupes différents. 3 Il boit trop, fume trop, sniff trop. Il découvre l'amour4 pour la vingtième fois et décide de la suivre : elle est chanteuse - elle s'appelle comment déjà ? S’en souvient pas ... Elle dit l'aimer chaque soir. Elle adore sa façon de jouer de la guitare. Cela lui suffit. Elle lui propose de créer un groupe : les nine's. Il adore ! Direction Berlin. 1989 - Cinq albums pressés et inaperçus plus tard, une tournée permanente dans des salles inconnues face à quelques chevelus venus les applaudir. Après avoir épuisé des batteurs et des bassistes par dizaine, c'est elle ... sa voix qui décide de partir pour devenir caissière. Elle veut élever leur fille, sa fille .... Il ne sait pas comment l'appeler. Il fuira encore. Il ne veut pas en entendre parler. Il a quarante ans et le voilà encore adolescent, irresponsable. Il reniera tout sauf le rock. Les nine's c'est lui, lui tout seul maintenant. 1999 - Animer une émission de rock dans une petite radio locale. Une vie simple de prof de gratte comme boulot alimentaire, il est devenu intermittent du spectacle. Il est passé par une petite phase de roady pour quelques tournées de concert. On l'appelait papy. Il poussait les enceintes et branchait les câbles, accordait quelques guitares sur scène (frisson). Puis le dos broyé, les bras en coton, il s'est posé. Il a décidé de vivre à Clermont Ferrand.... Edimbourg, Madrid, Londres .... L’Europe pour finir à Clermont ! Il aime la musique forte, histoire de crier sur toutes les conneries qu'il peut entendre ! Il continue de jouer seul contre tous dans des caves, "Papy nine". Mais hier il s'est évanoui .... Un truc qui a pété dans sa tête - même pas mort ! Enfin presque .... 4 2009 - Solo est là, las dans un bar en train de gribouiller sur un cahier de dessin. Il est à Tours, sourd. Flash back mental terminé, retour vers le no futur - retour au zinc. Jean Louis beurrait les tartines à grand coup de "Président". Une demi baguette encore tiède de la boulangerie entouré d'une serviette papier le tout dans une assiette et le tour était joué. Le pain chaud, une mie onctueuse, la madeleine de Proust "made in Jean Louis" - c'est qu'il le soigne son septuagénaire, son premier client du matin ! Victor lui végétait. Il tapotait du bout de ses doigts l'arrière de son crâne. Il exerçait des percutions : il travaillait ! 5 "Jean l'Ouie" comme il aimait le surnommer lui rapporta le petit déjeuner. Il posa l'assiette. Le tout était bien à sa place. Selon la méthode Jean Louis, la tasse est devant l'assiette, la serviette autour de la baguette manquait que les sucrettes ! Victor finit de gribouiller la dernière ligne de la journée. Il regarda sa montre - 6h31. Il posa enfin son crayon et admira. Depuis une minute il avait rendez-vous... Charly est toujours en retard ! Jean Louis observa le vieux. Victor prit les tartines et les croqua à belle dents. Le patron était satisfait. Son client était heureux ! Mais Victor Solo restait un étrange larron. Chaque jour il venait dans son bistro ouvrier. Chaque matin à 5 5 heures, il trouvait 6le vieux debout, droit comme "i", attendant l'ouverture. Une fois les rideaux de ferraille ouverts, Il s'asseyait alors au bar. Il prenait ses crayons et son cahier et il tirait des lignes. Il pensait, semblait laisser vagabonder ses réflexions. Il arrivait même au vieux de tellement réfléchir qu'il en devenait rouge. Il se tapotait le crâne et dessinait soigneusement ses lignes. Il gommait rarement. Le trait était sûr ! Jusqu’à 6h30 précise et là, il posait tout et petit déjeunait. - T'as bien travaillé ? Le vieux lui sourit. Victor avait appris à lire sur les lèvres... lui qui ne savait ni lire, ni écrire, ni même lire la musique : sa propre passion ! Il fit oui de la tête. Jean Louis n'avait jamais compris quel était le travail réel de Victor mais voilà.... Ding dong .... Le deuxième client du matin arriverait : Charly ! Le quinquagénaire embrassa Victor comme le font tous les artistes soupçonna Jean Louis. Il serra la main du patron. Le fringuant Charly grimpa sur un siège de bar - S'lut, comme d'hab' Jean Louis alors chercha un verre à calva et pencha la poire. Charly était un homme étonnant, un artisan comme il aimait se nommer. Alcoolique au dernier degré, il venait tous les matins chercher auprès du vieux Solo sa page de cahier. Charly est horloger. Il passait ses journées à réparer, créer, construire chacune des pièces que 6 constitue une antiquité ou façonner une oeuvre d'art dans un espace dimensionné. Une oeuvre qui aura pour vocation d'être parfaite et à l'heure. Charly était le maître du temps qui habitait le quartier, mais toujours en retard ! Victor lui tendit le fruit de son travail... Un lot de feuilles avec des lignes dessinées. Charly observa et tapota du bout du doigt le bar.... Il regarda longuement, il ferma les yeux pour se délecter, et enfin .... Il comprit, son regard s'éclaira. Il en profita pour poser la feuille et avaler cul sec son calva - Un autre ! le verre claqua sur le zinc. Jean Louis s'exécuta et versa. Victor solo commençait à manger sa deuxième tartine. Charly lui posa délicatement la main sur son coude pour qu'il le regarde. Victor Solo tourna son visage en direction de Charly. Il était épuisé. Cette heure et demi de travail avaient tendance à le vider. Cela lui demandait un tel exercice intellectuel qu'il ne lui restait qu'un immense mal de tête et une envie de dormir. Son combat quo7tidien contre les insomnies lui coûtait cher en neurones. Il passait sa nuit à chercher, penser, imaginer. Le vieux Solo avait pris cette habitude de noctambule, d'errer dans les ruelles de Tours pour choper l'idée... S'obliger à trouver avant 5 h, avant l'ouverture du bar, la bonne combinaison. Le vieux observa son ami. Charly qui venait d'ausculter chaque ligne de son travail lui dit : - C'est un enchaînement ? Le vieux solo tendit quelques rides pour faire un sourire : c'était une affirmation. 7 Charly était alors tout excité, il avait enfin compris. Il sauta de son siège et fit quelques pas dans le bar. Victor Solo en profita pour finir son café. Il racla à la petite cuillère le reste du sucre qui traînait dans la tasse et posa délicatement le tout, une fois vide, dans la soucoupe. Jean Louis profita alors de cette journée pour comprendre ce mystère qui durait depuis des mois. Il devait comprendre ce matin là. il sentait qu'il pouvait se permettre de passer une étape. - C'est de la musique ? - Comment ? - Victor... il fait de la musique ? Jean Louis ne connaissait rien de son vieux client. Il le voyait comme un vieux et bizarre dessinateur de lignes adepte de la ponctualité. - Ouais ! - Mais il est sourd comme un pot ! Charly aspira son nouveau verre de calva d'un coup sec et posa une poignée de pièces sur le zinc . - Tu connais Beethoven, Jean Louis ? - M'ouais, un musicien .... - Beethoven était sourd à la fin de sa vie, il a même tenté de se suicider... il a passé sa vie à faire de la musique, à être reconnu comme un des plus grands compositeurs de son époque pour finir sourdingue... et pourtant ... avec sa mémoire, ses souvenirs et sa jugeotte il a composé. Il avait tellement de sons enfermés dans sa boite à musique personnelle qu'il lui suffisait de les imaginer ! Jean Louis n'avait pas tout compris. 8 Charly sortit quelques billets de sa poche et un ensemble de documents, des contrats d'exclusivité comme il en sortait tous les matins. 8 Victor Solo signa chacun des papiers et empocha l'argent tout en laissant à son tour une poignée de pièces sur le comptoir. Victor se leva et embrassa Charly. Il était temps d'aller se coucher avant que le jour ne se lève. Il chaussa des lunettes noires et cala son vieux sac à dos Adidas sur ses épaules. - A demain ! Lança t-il sans entendre la moindre réponse. La porte claqua. Sept heures, les premiers ouvriers arrivèrent dans la foulée. Ceux des usines alentours, puis les types de la propreté urbaine envahirent peu à peu le bar. Charly contre toutes ses habitudes resta devant Jean Louis devenu curieux. - Il fait donc de la musique, le vieux ! - Eh oui ! - C'est ce qu'il dessine sur son bout de cahier... - Eh oui ! Victor couvrait des feuillets entiers de lignes colorées parfaitement parallèles. Des lignes continues, pointillées, irrégulières, mais toujours parfaitement droites. Manu c'était sa boite à musique personnalisée ce cahier - Cela ne ressemble pas à de la musique ! Car Victor n'avait jamais appris le solfège et il ne connaissait pas les notes de musi9que. Victor n'écrivait pas la musique : il la dessinait. Charly regarda Jean Louis, pour tout lui avouer. - Je fabrique des Limonaires .... - Quoi ? 9 - Des orgues de barbarie... Pas de réponse de jean Louis, il ne savait pas. Charlie mima un mouvement circulaire avec sa main gauche - Tu sais une boite à musique avec une manivelle et un rouleau de feuille cartonnée rigide.... des languettes qui caressent le papier et qui à chaque trou émettent un bruit... - Comme dans la rue avant ? - C'est cela : un orgue de barbarie, des lignes parallèles ... des trous qui représentent chacun une note précise.... - Tu veux dire que les feuilles couverte de lignes de Victor... - Il compose ! Et je fabrique ces orgues avec des pièces d'horlogerie. Depuis des mois je fabrique ces boites à musique dans lesquelles tournent des mélodies connues ou inconnues composées par Victor. Charly absorba son verre de calva. Jean Louis venait de comprendre. 2009 - Solo est là, las dans un bar en train de gribouiller sur un cahier de dessin. Il est à Tours, sourd. Dix ans de silence radio, dix ans de souvenirs de bruits, de musique. Comme un véritable antiquaire Solo a archivé des décennies de sons, de décibels dans sa bibliothèque cérébrale. Il a comptabilisé des heures de refrains, d'enchaîn10ements pour pouvoir les combiner, les dessiner. 10 Victor recomposait à la perfection des milliers de chansons qu'il avait écouté ou de nouvelles mélodies qu'il composait. Il les vendaient sous forme de feuillets colorés. Pour Victor solo, vieux ringard du rock, sourd comme un pot : Sa boite à musique - c'était des couleurs. 11 11