Le voile de Mabuse

Transcription

Le voile de Mabuse
Le voile de Mabuse
I.
Il fait noir. Dans l’obscurité, un rideau se distingue. Il est
suffisamment opaque pour rendre indistincts les détails cachés
derrière,
pas
assez
cependant
pour
qu’une
silhouette
en
contrejour ne soit visible, sans qu'il soit possible d’affirmer
si elle fait face ou tourne le dos.
Des hommes entrent. Ils allument la lumière. Le rideau est
désormais nettement visible. La silhouette cachée derrière ne
l’est plus, mais une voix, comme un écho, en rappelle la
présence. Elle est celle d’un homme qui, autoritaire, donne de
précises instructions à ceux venus spécialement les recevoir.
C’est dans ce même lieu que l’un deux, tombé amoureux, met un
terme au contrat qui l’aliène à ce mystérieux commanditaire.
Capturé avec sa fiancée, il se retrouve enfermé, face au rideau
et à la voix de son maître. À l’annonce « Vous ne quitterez pas
cette pièce vivants », il sort son revolver et tire en direction
de celui sensé avoir parlé. Quand il ouvre le rideau, il voit la
découpe en bois d’une silhouette masculine assise derrière une
table. Il l’a criblée de balles. La voix continue « Il ne vous
reste plus que trois heures avant de mourir ». Elle provient
d’un haut-parleur disposé sur la table. Cette « profanation du
rideau » serait une métaphore du film qui la contient : « ce que
découvre le couple en transgressant le rideau, c’est ce que
découvrirait le spectateur du film, à prendre au sérieux la
fiction, à vouloir transgresser la barrière qui conditionne sa
croyance à cette fiction, et à déchirer l’écran, ce rideau qui
se cache lui-même, pour entrer dans l’espace de sa fausse
profondeur »(1). C’était en 1933, 6 ans après Le chanteur de
jazz, authentifié comme le premier film parlant du cinéma. Le
testament du Docteur Mabuse est le deuxième volet d’une trilogie
à l’aune de laquelle peut s’observer l’œuvre langienne. Mabuse,
personnage créé par le romancier luxembourgeois Norbert Jacques,
déjà mis en scène en 1922 dans Le joueur, s’il entre dans un
film parlant, onze ans plus tard, reste sans voix. C’est le
professeur Baum, psychiatre émérite, qui la lui prête. Un prêt
qui lui coûtera sa raison. La chute du professeur est d’abord
observée sous la férule de la rationalité, avant que ne se
dessinent les contours d’un pacte faustien. Quand il donne son
cours
sur
les
dérèglements
comportementaux
que
subissent
certaines personnes suite à des traumatismes, il évoque le cas
de Mabuse, dont il loue avec une admiration qu’il peine à
dissimuler l’exceptionnelle intelligence. Après avoir exposé
l’histoire de ce patient hors du commun, et les raisons de son
internement, il décrit son état. Mabuse vit emmuré dans le
silence, assis dans son lit sans mouvement. Lorsque Baum
projette l’image du Docteur, tout l’auditoire manifeste un
mouvement de recul…
Puis, le professeur évoque une amélioration qui conduit Mabuse à
mimer le geste d’écrire, puis à griffonner sur des papiers des
signes incompréhensibles : « les médecins constatèrent une
évolution de ses symptômes. Sa main droite (…) écrivait sans
jamais s’interrompre, dans l’air, sur le mur, sur sa couverture.
Après que lui furent donné crayons et papiers, qu’il couvrit
d’abord de gribouillis absurdes, se manifesta l’apparition de
mots isolés, puis de phrases, d’abord insensées et confuses
jusqu’à devenir conséquentes et logiques ». Illustrant ses
paroles, Baum projette deux pages de proto-écriture mabusienne,
puis deux nouvelles où l’espace de la feuille est exploitée en
formes inspirées, courbes et lignes de mots. On est en quelque
sorte passé d’Antonin Artaud aux surréalistes. Enfin, Mabuse
écrit, normalement, de gauche à droite et de haut en bas. Il
écrit sans interruption, comme une machine qui écrirait toutes
les opérations criminelles possibles. Mabuse mourra sans raison
sinon celle d’avoir achevé son œuvre – écrite. Sa voix absente
résonne en celle de Baum, légataire testamentaire et porteparole. En sa voix, la volonté de Mabuse a élu domicile. Le
professeur, hypnotisé par le fantôme du récent défunt, ne sera
bientôt, selon la formule juridique consacrée, plus responsable.
Film sur l’écriture – de l’empreinte au livre, puis de l’écrit à
la voix, Le testament du Docteur Mabuse, comme Les temps
modernes trois ans plus tard, marque le passage du muet au
parlant. Chaplin le montrait dans l’une des dernières scènes de
son film, celle du tour de chant. Engagé au restaurant où
travaille sa compagne, s’étant montré inapte pour le service en
salle, Charlot est recyclé en chanteur, là pour animer un temps
la soirée. Etant incapable de se rappeler les paroles de la
chanson, il se les fait écrire sur ses manchettes de chemise. À
peine entré sur scène, un trop enthousiaste mouvement de bras
les lui fait perdre aussitôt. Sans parole écrite, Charlot doit
improviser un charabia qui provoque l’hilarité générale et la
satisfaction du patron. Au-delà du brio et de la drôlerie que
représente cette mise en scène, Chaplin, en laissant échapper
les
manchettes
sur
lesquelles
figure
son
texte,
ne
se
débarrasse-t-il pas en même temps des cartons-titres du cinéma
muet ? Et ces paroles absconses qu’il profère ensuite, ne
disent-elles pas son entrée, par la porte du grotesque, dans le
parlant ? Chez Fritz Lang, les nombreux écrits de Mabuse,
reprennent précisément la graphie des cartons-titres du cinéma
expressionniste muet. Ce sont désormais des feuilles volantes
que le professeur Baum récolte avec dévotion au pied du lit de
son patient préféré. Baum dont la voix est avant tout
acousmatique, « l’homme derrière le rideau ».
II.
Il fait noir. Dans l’obscurité, la silhouette ne parait pas
entretenir quelconques ressemblances avec des physionomies
connues. Ni Mabuse, ni Baum, ni personne. À notre grand dam,
rien, cependant une silhouette cachée derrière un rideau qui, à
bien y regarder, ressemble davantage à un voile.
III.
Dans l’Apologue Antique, quand Zeuxis et Parrhasios confrontent
leurs talents de peintres, les raisins du premier, certes,
surent tromper les oiseaux, mais c’est devant le voile peint du
second, que Zeuxis lui-même devait s’écrier : « Alors, et
maintenant, montre-nous, toi, ce que tu as fait derrière ça ».
Dans son Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Jacques Lacan fit remarquer que tromper l’oeil
d’un oiseau, n’est pas tromper celui d’un homme (2). Il est donc
probable qu’à nos yeux, les raisins de Zeuxis n’aient aucune
valeur
mimétique
et
que
son
talent
d’imitateur,
à
part
impressionner le système optique des aves, ne laisse les autres
espèces de la création de marbre…
IV.
À la vision d’un film doublé, l’inadéquation existante entre
articulation et émission phonique, c’est-à-dire entre les
mouvements des lèvres d’un personnage et le rythme des paroles
prononcées, ne se remarque pas si le doublage est fait dans
notre propre langue. Plus précisément, bien que l’accord
synchronique soit nié, nous acceptons de croire la voix ancrée
au corps du personnage. Un pareil doublage apparaît, en
revanche, choquant et maladroit quand un acteur est doublé dans
une
langue
étrangère
à
celle
couramment
parlée
par
le
spectateur. La ventriloquie peine à convaincre, pire, elle dit
la tromperie avant d’avoir su tromper. Si un trompe-l’oeil le
devient dès lors qu’il ne trompe plus, le ventriloque trompe
yeux et oreilles continument. Le regard du spectateur opère un
va et vient permanent entre marionnette, dont la gestuelle
accompagne les paroles, et marionnettiste, dont les mouvements
des
lèvres,
autant
que
ceux
du
corps,
n’ont
d’effets
qu’asynchrones aux paroles prêtées à la marionnette. Quand le
doublage d’un film est démasqué, les bouches des acteurs se
débattent dans le vide, les voix qu’elles sont sensées porter ne
s’incarnent pas, elles ne peuvent se départir de ceux qui, hors
de
l’écran,
ratent
leur
prestidigitation.
Bien
que…
cinématographiquement, voix et image soient irrémédiablement
séparées, comme le sont les phonogrammes entre eux. Tout n’est
qu’illusion.
V.
Revenons à la silhouette derrière le rideau et au couple se
tenant devant, juste avant que l’homme ne sorte son revolver.
Essayons de nous mettre à leur place. Si le voile de Parrhasios,
par la perfection de son exécution
– perfection cependant
circonscrite à la puissance du leurre – pouvait être pris comme
vrai, le porteur de cette voix qui s’adresse à ceux venus la
recueillir, caché derrière le rideau, sans visage encore, sans
nom, dépourvu des contours de la certitude et réduit à
l’imprécision d’une silhouette, mais doué de parole au dire de
notre ouïe, et que notre raison s’est hâtée à modeler en une
seule et même personne, qui est-il ? Tout d’abord puisque je dis
« il », sa voix l’attestant, c’est un homme. Toutefois, l’emploi
de cet adjectif possessif n’outrepasse-t-il pas les conditions
d’écoute en présence desquelles nous nous trouvons ? Ne reposet-il pas sur un marchandage spéculatif qui serait du domaine de
la foi ? Il nous faut y croire pour qu’advienne l’incarnation
dont les effets, sans notre assentiment, resteraient cois. Entre
sa voix et sa silhouette se joue en cet instant ce que
l’imparfaite traduction de la phrase « O utinam a nostro
secedere corpore possem » joue à celui qui piste l’énigme de
Narcisse. À l’instant où celui-ci s’éprend de lui-même, ce n’est
pas son image qui le trompe, mais son corps qu’il croit partager
avec elle : « Oh, que ne puis-je me séparer de notre corps » se
lamente-t-il. Il dit bien notre corps et non pas mon corps au
contraire de fréquentes traductions qui nous égarent plus
qu’elles nous permettent de cerner le drame qui se cache en
cette séparation incomprise (3). L’homme derrière le rideau,
entre sa voix et sa silhouette se partage aussi un corps, que le
rideau devant lequel nous sommes, dont je disais tout à l’heure
qu’il ressemblait à un voile, voile justement le partage.
Envisager quelqu’un plutôt qu’une silhouette, c’est ne voir en
elle que le travestissement de notre vérité cachée derrière un
rideau. C’est plier l’opacité du rideau à notre bon vouloir et
contourner sa fonction séparatrice. « La vérité est cachée là
derrière
»
nous
disons-nous.
Notons
toutefois
qu’en
ce
raisonnement, il nous a fallu accorder à l’image et au son un
pouvoir indiciaire que l’un et l’autre, isolément, ne peuvent
satisfaire. La voix et cette silhouette derrière le rideau ne
partagent pas forcément le même corps.
VI.
Vous avez constaté le désagrément que peut occasionner l’écoute
de sa propre voix, après qu’elle fut enregistrée, ou lorsqu’amplifiée elle vous revient aux oreilles comme la parole d’un
autre. Ne vous êtes-vous jamais exprimé : « cette voix ne
ressemble pas à la mienne » ? Vous avez peut-être commis parfois
la métonymie suivante en vous exclamant : « cette voix ne me
ressemble pas ». En quoi vous aviez raison : elle ne vous
ressemble pas, elle vous représente.
Il est intéressant d’observer la réaction d’un acteur qui se
découvre avec la voix d’un autre. Il semble faire la découverte
d’un intrus qui, en quelque sorte, lui aurait piqué son corps le
temps d’un film. À l’inverse, le doubleur ne ressent pas son
intégrité physique menacée par le corps du personnage à qui il
prête sa voix. C’est lui qui prête et pourtant, c’est l’autre
qui se sent dépossédé.
VII.
Un homme d’une trentaine d’années m’expliquait avoir écouté de
vieilles cassettes audio – enregistrements de son enfance – ses
parents ayant voulu sans doute immortaliser la voix de leur fils
ou, plus pragmatiquement, l’archiver. Il entendait ce qu’il
avait dit vingt-cinq ans plus tôt. Il eut d’abord l’impression
qu’il n’était pas cet enfant qui parlait. Les minutes d’écoute
passant, il acceptait cette voix. Par résignation d’abord. Puis
s’y habituant, elle finissait par lui devenir familière, comme
celle d’un proche, un ami de longue date, un parent. L’enfant
qu’il écoutait ressemblait à celui dont parle Bernanos dans ses
« grands cimetières sous la lune » : « Qu’importe ma vie ! Je
veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que
je fus (…), l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi
comme un aïeul ». C’était comme si, d’un instant de sa vie, il
était
dépossédé.
Comme
si
cet
instant
pouvait
exister
indépendamment de lui, répétable à souhait.
À suivre…
Fabrice Lauterjung
Notes
(1) Michel Chion, La voix au cinéma, «Les silences de Mabuse», Ed.
Cahiers du cinéma, p. 46.
(2) Jacques Lacan, Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, «Qu’est-ce qu’un tableau ?», Ed. du Seuil,
p 127.
(3) Voir Pierre Legendre, Dieu au miroir, L’instance de
représentation pour le sujet, Ed. Fayard, p 41.