De PARIS à MARRAKECH - Carlo Ratti Associati

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De PARIS à MARRAKECH - Carlo Ratti Associati
DU JEUDI 21 AU MERCREDI 27 AVRIL 2016 - NO 169 - 3 €
MICHEL AGLIETTA :
ENTRETIEN EXCLUSIF
Selon l’économiste et conseiller
scientifique du CEPII,
« les Allemands doivent […]
soutenir l’investissement vert
en Europe ».
CLIMAT
« LA TRIBUNE S’ENGAGE AVEC ECOFOLIO POUR LE RECYCLAGE DES PAPIERS. AVEC VOTRE GESTE DE TRI, VOTRE JOURNAL A PLUSIEURS VIES. »
De PARIS
à MARRAKECH
POUR L’ACCORD DE PARIS. LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE PATINE EN FRANCE,
MAIS LES ENTREPRISES RESTENT MOBILISÉES AUTOUR DU CLIMAT ET DU PRIX DU CARBONE.
ELLES MISENT SUR LA COP 22 AU MAROC, EN NOVEMBRE.
© ISTOCK - REA
L 15174 - 169 - F: 3,00 €
LA CÉRÉMONIE DES SIGNATURES, LE 22 AVRIL À L’ONU, EST UNE PREMIÈRE ÉTAPE
I 19
LA TRIBUNE - JEUDI 21 AVRIL 2016 - NO 169 - WWW.LATRIBUNE.FR
VISIONS
LES UNS AVEC LES AUTRES
L’avenir du bureau
dans un monde numérique
Le monde est devenu numérique, le télétravail explose et pourtant les bureaux comptent plus
que jamais dans les entreprises. Avec des espaces de travail plus adaptés à la créativité,
l’interaction et du mobilier connecté, on se dirige vers un futur de « nouvelles proximités ».
«
© DAVID BORDES
LA TRIBUNE - JEUDI 21 AVRIL 2016 - NO 169 - WWW.LATRIBUNE.FR
PAR
CARLO
RATTI
ARCHITECTE
ET INGÉNIEUR
DE FORMATION,
IL DIRIGE
LE LABORATOIRE
SENSEABLE CITY
DU MIT, ET L’AGENCE
CARLO RATTI
ASSOCIATI.
IL PRÉSIDE
LE CONSEIL
DES VILLES FUTURES
DU FORUM
ÉCONOMIQUE
MONDIAL.
L
a distance disparaîtra »,
prédisaient
l’économiste
britannique
Frances
Cairncross,
et avec elle une foule de théoriciens
sociaux et médiatiques, dès l’avènement
d’Internet dans les années 1990. Quand
chaque endroit sera connecté instantanément à chaque autre endroit sur la
planète, l’espace lui-même deviendra
sans objet, considéraient-ils. Nous n’aurons alors plus besoin de bureaux :
pourquoi aller travailler quand le travail
peut venir à vous ?
La réalisation de la prédiction célèbre
du professeur américain Melvin Webber semble désormais imminente :
« Pour la première fois dans l’histoire, il
pourrait être possible de s’installer à la
cime d’une montagne et d’y maintenir
un contact proche, en temps réel et réaliste, avec les affaires et d’autres associés. » (Webber M.M. in Urbanisation
et Communications, 1973). La communication instantanée avec tous étant
désormais possible sur la planète
– même du sommet du Mont Everest –, les bureaux traditionnels
deviennent désuets.
© DR
18 I
ENTREPRISES
LE LIEU PARTAGÉ
RESTE UNE VALEUR
ET
MATTHEW
CLAUDEL
CHERCHEUR
AU LABORATOIRE
SENSEABLE CITY
DU MIT.TRADUCTION
CARLOS MORENO
L’histoire a pourtant produit des évolutions complètement différentes de
ces prédictions optimistes. La technologie d’aujourd’hui permet certes des
communications mondiales et instantanées, mais la majeure partie d’entre
nous fait toujours la navette pour aller
travailler chaque jour. Le télétravail de
chez soi – sans parler du Mont Everest ! – ne s’est pas généralisé, contrairement à ce que l’on aurait pu penser.
Dans le même temps, beaucoup de
sociétés investissent de façon significative dans des espaces de bureau nouveaux ou rénovés, situés au cœur de
zones urbaines.
Ce que les premiers commentateurs
du numérique ont oublié, c’est que
même si nous pouvons travailler de
n’importe où, cela ne signifie pas pour
autant que nous le voulons. Nous
avons toujours besoin de lieux qui
nous permettent de partager la
connaissance, de produire des idées
et d’unir des talents et des perspectives. L’accumulation du capital
humain, la friction et l’interaction de
nos esprits sont des dimensions
vitales du travail, particulièrement
dans les industries créatives. Et c’est
pourquoi la qualité du lieu de travail
physique devient plus cruciale que
jamais, amenant des changements de
ligne de partage des eaux.
Nous avons déjà été témoins de la
transition, au milieu du siècle dernier,
du dédale des cases compartimentées
et autres cabines isolant les uns des
autres – ridiculisé dans le film de
Jacques Tati, Playtime – vers des
espaces plus sociables, ouverts, dynamiques et flexibles. Plus récemment,
le cotravail a gagné en effet d’entraînement, démontrant la valeur qui
consiste à partager un espace avec
une communauté de gens aux centres
d’intérêt proches ou complémentaires. Comme les salons universitaires traditionnels – souvent crédités
de découvertes changeant le monde –,
ces espaces sont ouverts à des disciplines différentes, et promeuvent
l’interaction vivante et l’imagination.
LES MÉGADONNÉES, CLÉ
D’UN ESPACE OPTIMISÉ
Les entreprises novatrices comme
WeWork, aux États-Unis, fournissent
des bureaux « où et quand on en a
besoin », permettant à des professionnels d’avoir l’occasion de faire partie
d’un réseau organisé et de partager
des outils intellectuels et physiques.
Ils apportent aussi un argument
financier solide – mis en évidence par
l’estimation de WeWork, il s’élève à
des milliards de dollars –, car ils
peuvent maximiser leur bénéfice par
mètre carré en négociant « un grand
locataire pour beaucoup de petits ». On
peut faire une analogie avec le secteur
bancaire, qui prête longtemps avec
des ressources réduites.
Pour optimiser la créativité, des
fournisseurs d’espace de travail collaboratif (coworking) sont en train
d’expérimenter également comment
quantifier les interactions humaines.
Et c’est là qu’ils peuvent avoir la plus
grande influence sur la façon dont
les bureaux sont finalement conçus.
Comprendre comment la maind’œuvre s’unit dans un environnement de travail flexible est déterminant pour concevoir et rendre
opérationnels les bureaux de nouvelle génération. Les nouveaux outils
numériques sont en train d’apparaître pour mesurer les rapports
humains et le comportement des
hommes et des femmes dans l’espace, et comment le format de l’environnement de travail contribue à la
productivité et la créativité. L’analyse de données en temps réel, avec
du mobilier connecté et des bâtiments numériques intégrés, en est à
ses balbutiements : cette connaissance peut permettre la création de
lieux de travail qui se développent de
façon autonome, au fil du temps.
Partout dans l’histoire, les constructions ont été rigides et sans concessions, plutôt un corset qu’un maillot.
Avec de meilleures données sur l’occupation de l’espace des bureaux,
nous pourrions concevoir un environ-
© DR
nement construit autrement, qui
s’adapte aux humains, plutôt que
l’inverse. Imaginez des pièces qui se
mettent automatiquement en attente
et économisent de l’énergie quand
elles sont inoccupées – comme dans
le nouvel espace de bureaux pour la
Fondation Agnelli, à Turin (Italie), où
nous avons travaillé. Plus généralement, les constructions peuvent opérer comme des systèmes dynamiques
qui marchent et vivent de concert
avec des humains.
DISTANCE PERDUE ET
PROXIMITÉ RETROUVÉE
« Pour
la première fois
dans l’histoire,
il [est] possible
de se localiser
sur la cime
d’une montagne
et d’y maintenir
un contact
proche, en temps
réel et réaliste »,
avait prédit
dès 1973
le professeur
américain
Melvin Webber.
Oui, mais qui
le veut vraiment
et durablement ?
© ISTOCK
La transformation de l’environnement de travail commence tout juste,
mais elle pourrait avoir un impact
majeur sur les architectes, les promoteurs, les entreprises et la société
dans son ensemble dans les années
à venir. Loin de faire des bureaux
obsolètes – comme les pionniers
numériques des années 1990 nous
l’avaient assuré –, la technologie
transformera et revitalisera l’espace
de travail. Nous pourrions bientôt
travailler d’une façon plus sociable
et productive, et pas du sommet
d’une montagne. « La mort de la distance » tant augurée pourrait bien
basculer en « la naissance d’une nouvelle proximité ». ■