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Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
© NSS Dialogues, EDP Sciences 2009
DOI: 10.1051/nss/2009004
Disponible en ligne sur :
www.nss-journal.org
Natures
S ciences
S ociétés
Article
Santé reproductive des adolescents en Afrique :
pour une approche globale
Josiane Carine Tantchou Yakam
Anthropologue, INSERM-IRD-U2, Observatoire régional de la santé (PACA), UMR 912, Sciences économiques et sociales,
systèmes de santé, sociétés, 13006 Marseille, France
La santé reproductive est un sujet d’intérêt pour la revue NSS surtout lorsqu’il s’agit d’aborder cette question par une approche
globale. La reproduction humaine est un processus biologique qui est en effet devenu une question très médicalisée en même temps
qu’elle reste une dimension s’inscrivant dans le social et le culturel. C’est donc bien au croisement de la biologie et de la culture
que s’opère cette approche de la santé reproductive des adolescents, ce qui suppose un dialogue entre sciences biomédicales et
sciences sociales. Cette dimension prend encore plus d’importance avec l’épidémie de sida comme l’avait déjà souligné Marc Eric
Gruénais dans un dossier de notre revue sur la Santé (NSS, 9, 4). Josiane Tantchou revient sur cette question et discute comment les
adolescents africains perçoivent les risques liés à la sexualité (contraception, grossesse, avortement...) dans un contexte spécifique
de pauvreté et de violence.
La Rédaction
Mots-clés :
adolescent ;
sexualité ;
risque ;
facteurs structurels ;
Afrique
Résumé – Le présent article est une synthèse de la littérature socio-anthropologique et démographique
sur la santé reproductive des adolescents en Afrique. Son objectif est de proposer une approche globale
du comportement sexuel des adolescents, en mettant en évidence les facteurs structurels susceptibles
de l’influencer. La littérature a été réunie à partir des bases de données JSTOR et Medline, consultées
en 2006 et 2008. Cette recension met en évidence la vulnérabilité des adolescentes, évoluant dans des
contextes de précarité, d’inégalité de genre et de violence sexuelle ; elle suggère que le comportement
sexuel des adolescents est tributaire de facteurs contextuels que les analyses devraient prendre en compte.
Le texte s’articule en trois parties. Il traite d’abord des principaux problèmes associés à l’activité sexuelle
des adolescents ; sont ensuite évoquées les stratégies employées pour faire face à ces problèmes et leurs
limites. Enfin, dans la dernière partie, l’auteur revient sur quelques facteurs structurels qui influencent le
comportement sexuel des adolescents.
Keywords:
adolescents;
sexuality;
risk;
structural factors;
Africa
Abstract – For a comprehensive approach to reproductive health of adolescents in Africa. The
paper reviews literature on adolescent reproductive health in Africa. It aims to highlight the structural
factors which shape their sexual behaviour. The literature was collected using JSTOR and Medline databases.
We first entered the words “reproductive health” to get an overall idea of existing literature. The field was
then narrowed by entering: “reproductive health, youth”, “reproductive health, youth, Africa”, “youth,
sexuality, Africa”. We looked into the references provided in the articles. The paper is structured in three
parts. The first presents the major problems associated with young people’s sexual behaviour. The second
deals with solutions used to tackle these problems. The third concerns the structural factors which shape
young people’s sexual behaviour. It focuses especially on economic factors, gender inequalities and sexual
violence. We conclude that: studies undertaken on reproductive health of adolescents especially highlight
the vulnerability of girls ; adolescents’ sexual behaviour cannot be separated from their social, cultural,
political and economic environment.
Auteur correspondant : [email protected]
Article publié par EDP Sciences et disponible sur le site http://www.nss-journal.org ou http://dx.doi.org/10.1051/nss/2009004
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
Introduction
Depuis la Conférence internationale du Caire sur
la population et le développement (1994), l’accès des
adolescents aux services de santé reproductive1 est entré
dans les agendas internationaux.
L’adolescence est une période de transition, de maturation physique, de formation de l’identité et d’acquisition
des rôles sociaux qui est associée à l’émergence d’une
conscience de la sexualité et du désir de l’expérimenter
(Dehne et Riedner, 2001). À cette période de leur vie,
les jeunes sont particulièrement sensibles à la pression
des pairs et peuvent, en jugeant de façon irrationnelle les
avantages et les inconvénients de certains comportements,
prendre des décisions mettant leur vie en danger. Or, la
sexualité est perçue avec beaucoup d’ambiguïté dans la
plupart des régions du monde. En effet, si on admet que
les adolescents puissent avoir une vie sexuelle, elle est souvent jugée problématique à cause des risques encourus : infections sexuellement transmissibles (IST), grossesses non
désirées , et les prohibitions sociales imposées aux adultes
sont accrues chez les adolescents. Toutefois, en insistant
sur les risques que l’épidémie de VIH/sida est venue renforcer, on occulte l’expérience même de la sexualité : expérimentation de l’émergence du désir, stratégies pour le
gérer, le contrôler, négociation des rapports sexuels (ibid.).
La découverte des liens de causalité entre les agents
de maladies et les comportements a déplacé la responsabilité de la prévention de la société vers l’individu. La
maladie est passée d’un danger toujours présent à un
risque lié au style de vie. Ainsi évoque-t-on les comportements à risque, les situations à risque, les populations à
risque, ces dernières étant la plupart du temps « assumed
rather than revealed » (Standing, 1992). Dans le cadre de la
prévention du VIH/sida, ont été visés les prostitués, les
routiers, les « hommes en tenue » (corps de l’armée), les
adolescents. Cette approche, individualisante, soutient
l’idée d’une liberté de choix et d’une citoyenneté sexuelle
dont certaines catégories de population sont pourtant
privées. La focalisation sur l’individu occulte les facteurs
structurels (écologiques, environnementaux, contextuels)
qui influencent le comportement sexuel. Ce texte propose une analyse critique de l’approche individualisante
et plaide pour une approche globale. Nous souhaitons
relever, à partir de la littérature2 , les facteurs structurels
1
La Conférence du Caire (organisée sous les auspices de
l’ONU, du 5 au 13 septembre 1994) en donne la définition
suivante : « Reproductive health is a state of complete physical, mental
and social well-being and not merely the absence of disease or infirmity,
in all matters relating to the reproductive system and to its functions
and processes. Reproductive health therefore implies that people are able
to have a satisfying and safe sex life and that they have the capability
to reproduce and the freedom to decide if, when and how often to do
so » (Glasier et al., 2006).
2
Réalisée dans le cadre du programme d’Amélioration de la
qualité et de l’accès aux soins obstétricaux d’urgence dans les
19
qui influencent le comportement sexuel des adolescents,
participent à la construction des situations de risque et
limitent l’adoption de comportements « sains ».
La bibliographie a été constituée à partir des bases
de données JSTOR et Medline. Nous nous sommes surtout intéressée aux textes publiés à partir des années
1990 et, exceptionnellement, à la fin des années 1980. Sur
JSTOR, nous avons, dans un premier temps, rentré les
mots « reproductive health » afin d’avoir une idée de l’ensemble des travaux sur la question. Nous avons ensuite
restreint le champ en rentrant les termes : « adolescents
sexuality », « adolescents sexuality, Africa », « reproductive
health, youth », « reproductive health, youth, Africa », « youth,
sexuality, Africa ». Les bases de données ont été consultées de mars à juin et de septembre à octobre 2006, puis
de janvier à février 2008. Nous avons aussi retenu certaines recherches menées en Europe, en Amérique ou en
Australie qui éclairent le contexte africain. Il s’agit des
travaux de Geronimus (1991, 1992 et 2004), Tolman (1994),
Hanna, (2001), Gavey et al., (2001), Scott-Sheldon et al.
(2006), Shoveller et al., (2004). Nous avons noté que peu
d’études se consacrent exclusivement aux adolescents
(les 10-19 ans) et que cette catégorie reste très ambiguë.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS)3 , est
adolescent tout individu dont l’âge est compris entre 10
et 19 ans. La catégorie « adolescent » chevauche celle des
jeunes (15-24 ans) et la « population jeune » englobe les
individus de 10 à 24 ans. Dans la littérature, dominée
par les organisations internationales, l’adolescence est
située selon les cas entre 15-19 ans, 15-24 ans, 10-19 ans
ou 10-24 ans (Dehne et Riedner, 2001). Dans les travaux
de recherche, les auteurs retiennent des fourchettes différentes : « young people » pour les 14-19 ans ou les 12-26 ans ,
« youth » pour les 14-21 ans , « young men and women » pour
les 17-25 ans , « men » s’agissant des 15-26 ans , « jeunes »
de 10 à 24 ans (Guiella, 2004), voire « adolescents » sans
précision d’âge. Les catégories utilisées dans la plupart
des travaux excluent les 10-13 ans et les raisons qui ont
conduit à inclure ou exclure certaines tranches d’âge sont
rarement indiquées. Ce constat montre que les travaux
de recherche relatifs aux adolescents vont au-delà de la
catégorie telle qu’elle est définie par l’OMS. Pour notre
étude, nous nous sommes donc intéressée à la littérature
sur la « population jeune » au sens le plus large (Guiella,
2004), en accordant une attention particulière aux travaux
portant sur ou incluant les 10-19 ans.
Le présent texte est structuré en trois parties. Il traite
d’abord des principaux problèmes associés à l’activité
sexuelle des adolescents, puis des mesures mises en œuvre
pour faire face à ceux-ci, ainsi que de leurs limites. La
pays en développement (AQUASOU). Projet FSP 2001-149. Nous
tenons à remercier les lecteurs de NSS pour leurs commentaires
qui ont permis de mieux préciser l’objectif de ce texte.
3
Cf. http://www.who.int/child-adolescent-health/OVERVIEW/
AHD/adh_over.htm.
20
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
troisième partie relève quelques facteurs structurels qui
influencent le comportement sexuel.
Grossesses, avortements, IST/VIH :
le trio menaçant
En dépit du sentiment de gêne que les adultes peuvent
éprouver à cette idée, leurs enfants adolescents sont sexuellement actifs ou ont eu des rapports sexuels avant l’âge
adulte (Shoveller et al., 2004). La curiosité, l’expérience,
les raisons économiques, les pulsions naturelles, l’amour,
une promesse de mariage, la pression des pairs, la peur
de la violence, le viol sont évoqués pour commencer
une activité sexuelle (Meekers et Calvès, 1997 ; Wood
et al., 1998 ; Rwenge, 2000 ; Gueye et al., 2001 ; Nyanzi
et al., 2001 ; Afenyadu et Goparaju, 2003 ; Guiella, 2004 ;
Koenig et al., 2004 ; Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005).
Afin d’éviter les IST, y compris le VIH/sida, et/ou les
grossesses non désirées, il est généralement demandé aux
jeunes sexuellement actifs d’adopter des « comportements
sains » ou « sans risque » tels que l’abstinence, la fidélité
à son ou sa partenaire, l’utilisation des préservatifs lors
des rapports sexuels occasionnels4 , l’utilisation d’autres
méthodes contraceptives dont la pilule. Cependant, plusieurs facteurs conduisent les jeunes à ne pas suivre ces
recommandations, quand bien même ils auraient été « sensibilisés ».
Les grossesses d’adolescentes
Dans le monde, environ 14 millions d’adolescentes deviennent mères chaque année et près de 90 % de celles-ci
vivent dans les pays en voie de développement (Reynolds
et al., 2006). Les pays d’Afrique subsaharienne ont les taux
de maternité d’adolescentes les plus élevés au monde.
Diverses explications sont avancées par les chercheurs :
mariages précoces, besoin de prouver sa fertilité, ignorance, acceptation réduite des méthodes contraceptives
« modernes », rareté des services de planning familial,
séduction des « sugar-daddies5 ». Les grossesses chez des
filles qui n’ont pas achevé leur développement physiologique et physique ont des répercussions sur la santé
de la mère et de l’enfant6 , mais aussi des conséquences
4
Dans le cadre de la prévention de la transmission du VIH,
il est recommandé d’arrêter l’usage des préservatifs lorsque
les deux partenaires ont fait le dépistage deux fois à trois mois
d’intervalle (pour éliminer le risque d’être en primo-infection
lors du premier test) et que les résultats des dépistages sont bien
négatifs.
5
Hommes plus âgés et d’un statut social plus élevé : voir,
plus loin, le paragraphe sur le facteur économique.
6
L’immaturité du squelette au niveau de la zone pelvienne
augmente les risques d’accouchements difficiles : travail prolongé, etc. Les adolescentes n’ont aucune expérience de la
sociales : si elle est scolarisée, l’adolescente est parfois
obligée d’interrompre son cursus scolaire, ce qui réduit
ses perspectives d’avenir, notamment celle de trouver
un emploi stable. Ces grossesses non planifiées sont à
l’origine de déception, de conflits familiaux et/ou matrimoniaux. La jeune mère s’expose à l’opprobre, court le
risque de rester célibataire ou de devoir épouser l’auteur
de la grossesse (Gorgen et al., 1993 ; Schwab Zabin et
Kiragu, 1998 ; Calvès, 1999 ; Afenyadu et Goparaju, 2003 ;
Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005)7 . Précisons toutefois
que les conséquences peuvent être très différentes selon
les situations (par exemple, une grossesse chez une femme
mariée de 19 ans ou une grossesse « illégitime » chez une
jeune fille de 17 ans).
Les grossesses d’adolescentes sont généralement perçues comme un « problème social », car elles sont associées
à la pauvreté, à la déscolarisation qui accompagne potentiellement la grossesse et aux difficultés de carrière
qui en résultent. L’adolescente enceinte est alors présentée comme une menace pour la sécurité économique.
Arline Geronimus souligne qu’aux États-Unis, les adolescentes mères viennent préférentiellement de familles
défavorisées, appartiennent à des groupes minoritaires,
ont été élevées dans des banlieues ou des communautés
rurales extrêmement isolées. Elles appartiennent donc à
des groupes ou habitent des régions qui, sur les plans
scolaire et sanitaire, sont mal ou pas desservies et ont
par conséquent des opportunités plus réduites d’accès à
une certaine aisance matérielle. Est-il, dans ces conditions,
pertinent d’établir une relation entre le statut socioéconomique ou la mauvaise santé et l’âge de la première
grossesse ? La maternité est-elle réellement à l’origine
des problèmes socioéconomiques auxquels sont confrontées les adolescentes mères, s’interroge A. Geronimus ?
Elle constate qu’on n’évoque guère les adolescentes qui
donnent naissance à des enfants en bonne santé et retournent à l’école, parviennent à un statut social et économique respectable, se marient et ont d’autres enfants.
Tout l’intérêt semble porter sur celles pour lesquelles la
grossesse est supposée marquer le commencement d’un
enchaînement de difficultés. Par ailleurs, les politiques et
les programmes destinés à prévenir les grossesses chez les
adolescentes occultent complètement le rôle des hommes ,
renforçant la représentation selon laquelle les jeunes filles
maternité, elles ne sont pas armées psychologiquement et émotionnellement pour faire face et cela a des répercussions sur
l’alimentation et la santé des nourrissons. Nous soulignerons
par ailleurs que les enfants nés d’adolescentes ont des poids
inférieurs à ceux des enfants nés de mères plus âgées, ce qui
laisse supposer une plus grande fragilité (LeGrand et Mbacké,
1993).
7
Amuyunzu-Nyamongo et al. (2005) ont constaté que les
adolescents ne sont pas jugés aussi sévèrement. Raillés de temps
en temps, ils sont aussi perçus comme de « vrais hommes » et
admirés. Ils peuvent nier leur responsabilité, chose impossible
aux mères.
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
sont les principales coupables. Comme le remarque Varga
(ibid.), « both research and programming have traditionally
been dominated by the assumption that sexual and reproductive
health issues are primarily female concerns ». En outre, les
grossesses précoces d’adolescentes sont souvent considérées comme involontaires. Or, Hanna (2001) montre
qu’en Australie, elles peuvent parfois être planifiées dans
la mesure où ces adolescentes désirent accéder, par la maternité, au statut d’adulte et à un certain accomplissement.
Des recherches menées en Afrique ont également montré
que certaines adolescentes ne refusaient pas l’éventualité d’une grossesse, mais s’interrogeaient sur le moment
propice.
Au regard des éléments avancés, on peut se demander,
comme A. Geronimus (2004), si la vision selon laquelle les
grossesses d’adolescentes sont un « problème social » ne
peut être interprétée comme un engagement de la « culture
dominante » à promouvoir ses propres valeurs. En effet,
l’idéal familial blanc américain exige que les parents biologiques soient autosuffisants (Geronimus, 1991). Aînés
et parents emploient alors les espaces publics (médias, associations militantes, campagnes politiques, programmes
scolaires, financement de la recherche scientifique et publications) pour alerter leurs enfants sur les conséquences
désastreuses des grossesses précoces. Si la situation est différente en Afrique, l’argument mérite tout de même d’être
examiné. D’une part, il existe une « culture de censure
politique et de peur » dont Horton (2006) remarque qu’elle
se répand dans plusieurs institutions de santé publique
quand il est question de santé reproductive ; d’autre part,
les organisations internationales qui définissent l’orientation de la plupart des politiques sanitaires menées en
Afrique ont une influence déterminante. L’USAID (United
States Agency for International Development), par exemple,
a imposé pendant une certaine période des messages de
prévention insistant plutôt sur l’abstinence et la fidélité
que sur l’usage du préservatif comme condition de financement des programmes nationaux de lutte contre
le sida. Alors que pendant de nombreuses années elle a
été le principal exportateur de préservatifs dans les pays
africains, l’USAID était opposée à leur distribution aux
adolescents en dehors du mariage, « obligeant » même
ses partenaires à adopter la même politique en menaçant
de supprimer son aide. Devant les conséquences réelles
ou présumées d’une naissance à venir, et en l’absence
de contraception moderne ou efficace, les adolescentes
mettent souvent un terme aux grossesses en ayant recours
à des pratiques abortives.
L’avortement : pratique illégale, clandestine,
dangereuse, mais courante
Il n’y a pas de données officielles sur l’avortement
en Afrique subsaharienne. Les taux semblent cependant
très élevés et en continuelle progression, surtout chez
21
les jeunes filles célibataires. Les raisons évoquées pour
l’avortement sont le désir de finir ses études, le caractère
instable de la relation, le déni de la paternité, le sentiment
d’être trop jeune pour avoir un enfant, la pauvreté, la peur
de la réaction des parents.
Interdits par la loi, les avortements sont réalisés « clandestinement » par des médecins ou des infirmières, des
étudiants en médecine, des sages-femmes ou par une variété de praticiens sans formation précise (Barker et Rich,
1992 ; Gorgen et al., 1993 ; Calvès, 2002). Ils sont pratiqués
à domicile ou dans les structures sanitaires privées ou publiques. Les filles ne recourent pas systématiquement aux
« spécialistes » et emploient diverses substances pour expulser le fœtus (Lallement et Jourdain, 1985 ; Gorgen et al.
1993) : permanganate de potassium, doses importantes de
chloroquine ou de paracétamol8 , grande quantité de café
en poudre, miel sans autre repas pendant plusieurs jours,
fortes doses de sucre et de citron, éclats de verre écrasés
et insérés dans le vagin. Conscientes des risques auxquels
elles s’exposent, quelques-unes perçoivent l’avortement
comme un fait de la vie comportant des risques inévitables
(Barker et Rich, 1992).
En plus du risque de grossesse qui peut donner lieu à
un avortement, mettant en danger la vie et la fertilité de
la jeune mère, les adolescent(e)s sont aussi expos(é)es au
risque de contracter une IST ou le VIH.
IST/VIH
Il est difficile d’appréhender avec exactitude l’ampleur
des IST, considérées comme des maladies honteuses
(Guiella, 2004). La plupart des adolescents sexuellement
actifs indiquent qu’ils n’ont jamais eu d’IST , mais leurs
connaissances en ce domaine sont limitées. Afenyadu
et Goparaju (2003) ont relevé deux IST principalement
connues des adolescents du Ghana : la blennorragie et le
VIH/sida. En Afrique du Sud, les jeunes citent différents
types d’IST, mais ignorent les modes réels de transmission
(Barker et Rich, 1992) ; au Burkina Faso et au Ghana,
la bilharziose9 a été classée dans la catégorie des IST
(Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005).
8
La chloroquine est un antipaludéen. C’est, avec la quinine,
le traitement qui a été le plus employé en prévention et comme
remède contre le paludisme. Le paracétamol, également appelé
acétaminophène, est un médicament de la classe des antalgiques
antipyrétiques non salicylés. Il est ainsi utilisé contre la fièvre et
la douleur.
9
D’après les auteurs de l’étude, l’identification de cette
maladie comme IST peut être due à la façon dont les modérateurs
ont introduit la discussion en langue locale. Au Burkina Faso,
chez les Mooré, les IST sont dites « illnesses of the front », front
incluant les parties génitales, mais aussi les intestins et le
foie ; la bilharziose a peut-être été mentionnée à cause de cette
représentation.
22
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
En cas d’IST, les jeunes adoptent diverses attitudes. Au
Ghana, 59 % des adolescents qui ont manifesté des symptômes ont affirmé avoir recherché un traitement, mais les
auteurs ne précisent pas où (Afenyadu et Goparaju, 2003).
Au Burkina Faso, d’après l’enquête démographique et de
santé (EDS), 59 % des hommes et 72 % des femmes de 15
à 49 ans ont recherché un traitement auprès du personnel
de santé, et seulement 36 % des hommes et 85 % des
femmes ont déclaré avoir informé leur partenaire. Une
autre étude, menée à Ouagadougou et à Tenkodogo, a
révélé que, dans la première de ces villes, seuls 15 % des
adolescents interrogés consulteraient les services de santé
modernes en cas d’IST, contre 7 % dans la seconde. Par
contre, 31 % des adolescents à Ouagadougou ont déclaré
qu’ils consulteraient un tradipraticien ou pratiqueraient
l’automédication et 74 % des adolescents de Tenkodogo
ont affirmé qu’ils auraient recours à l’automédication.
Comme les auteurs de l’étude le précisent, il s’agit d’intentions qui ne peuvent toutefois pas permettre de prédire
les comportements (Guiella, 2004).
En 2001, la déclaration des Nations unies sur le
VIH/sida10 avait fixé l’objectif de diminuer de 25 % la
prévalence du VIH parmi les jeunes (15 à 24 ans) d’ici à
2005, dans les pays les plus touchés, en suivant l’évolution
des nouvelles infections. D’après les estimations d’ONUSIDA et de l’OMS, plus de 4 millions de jeunes de moins
de 15 ans ont été infectés depuis le début de l’épidémie.
Parmi eux, plus de 90 % étaient nés de mères séropositives
et ont été infectés pendant l’accouchement ou par le lait
maternel. Parce que l’infection progresse rapidement chez
les enfants, la majorité des moins de 15 ans contaminés
ont développé la maladie et sont décédés. On estime que
10,3 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans vivent avec le
VIH/sida et la moitié de toutes les nouvelles infections
(environ 7 000 par jour) survient parmi les jeunes11 . La
prévalence chez les femmes est toujours nettement plus
élevée : 12 à 13 femmes pour 10 hommes sont infectées
par le VIH et la moyenne des taux d’infection chez les
filles est, dans certains pays, cinq fois plus élevée que chez
les garçons (Gupta, 2002). 57 % des adultes séropositifs
sont des femmes et les jeunes femmes âgées de 15 à 24
ans sont trois fois plus susceptibles d’être infectées que
les jeunes hommes (Kim et Watts, 2005). Le récent Point
sur l’épidémie de sida relève cependant que, pour 11 des
15 pays les plus touchés par la maladie et disposant de
données suffisantes (trois années différentes), la prévalence du VIH chez les jeunes femmes enceintes de 15 à
24 ans, vues en consultation prénatale, a diminué depuis
2000-2001. Par contre, en Afrique du Sud, au Mozambique
et en Zambie, aucun signe de décroissance de l’infection
parmi les jeunes n’est observé.
10
Cf. http://data.unaids.org/publications/irc-pub03/aidsdeclaration_en.pdf
11
Cf. http://www.who.int/child-adolescent-health/over.htm
(consulté le 7 janvier 2007).
Les recherches menées par Amuyunzu-Nyamongo
et al. (2005) montrent que les jeunes ont des connaissances
plus approfondies sur le VIH/sida que sur les autres IST.
Néanmoins, des préjugés persistent. Au Burkina Faso,
35 % des filles et 26 % des garçons de 15 à 19 ans ne
connaissent aucun moyen d’éviter le sida. 20 % des jeunes
filles et 3 % des jeunes garçons de 15 à 19 ans pensent
qu’« éviter d’embrasser », « éviter de boire et manger dans
la même vaisselle qu’un sidéen » permettent de s’en prémunir, tandis que 9 % des 15-24 ans pensent que le sida
ne peut pas être évité. En milieu rural, certains adolescents continuent de croire que les moustiques peuvent
transmettre le virus du sida (Guiella, 2004). AmuyunzuNyamongo et al. (2005) ont fait des constats semblables
et ajoutent que certains adolescents n’établissent pas de
différences entre le VIH et le sida.
L’éducation, le préservatif :
des stratégies limitées
L’éducation sexuelle
Le constat général est celui d’une absence de dialogue
entre parents et adolescents. Les adolescents craignent
la réaction des parents s’ils abordent le sujet , éprouvent
une certaine gêne à parler de sexualité avec les adultes
(Barker et Rich, 1992) et, parfois, ce type de discussion
est simplement tabou (Nyanzi et al., 2001 ; AmuyunzuNyamongo et al., 2005). Le sujet est quelquefois traité dans
les cours de biologie, mais les adolescents n’y trouvent pas
les informations pouvant véritablement leur permettre
de comprendre leurs émotions, les mécanismes de la
sexualité, prévenir les grossesses, éviter les IST et le sida
(Barker et Rich, 1992). Pour la majorité, les pairs, les films
et les magazines, dont les documents pornographiques,
sont dans cet ordre les principales sources d’information
(Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005). Dans une étude
menée au Ghana, les jeunes ont indiqué qu’ils obtenaient
l’information de quatre sources principales : les médias (la
radio était évoquée comme source majeure et privilégiée) ;
les écoles ou les maîtres ; les personnels de santé ; la famille
et les amis. Les ONG, les centres de jeunes, les clubs de
jeunes, les leaders religieux ont aussi été cités (ibid.).
Devant le constat d’une absence de dialogue entre
parents et adolescents, des programmes d’éducation par
les pairs, fondés sur l’idée que les adolescents parlent
plus facilement de sexualité avec ceux-ci et que la connaissance entraîne un changement de comportement, ont été
développés. Erulkar et al. (2006) ont mené une étude sur la
couverture et l’utilisation de ce type de programmes
à Addis-Abeba, en Éthiopie. En dépit de leur multiplicité, ces programmes n’atteignent pas véritablement
leur cible. Ils s’avèrent surtout adaptés à ceux qui habitent à proximité des centres de jeunes, ont du temps
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
libre, des facilités de déplacement. Ceux qui résident
dans les quartiers éloignés et ont des obligations domestiques importantes ne sont pas touchés par ces initiatives. Par ailleurs, l’éducation n’entraîne pas nécessairement l’adoption de comportements « sains ». On
pourrait, au regard des messages diffusés lors des campagnes d’éducation, affirmer que cela n’est pas surprenant : « restez abstinent », « soyez monogame », « réduisez le nombre de vos partenaires » et « connaissez
votre partenaire ». Ces messages ambigus peuvent être
interprétés différemment. Ainsi, la monogamie pourrait
désigner le fait d’avoir un(e) même partenaire pendant
une durée d’une semaine, un mois ou une année – ce
que Marshall et Suggs (1970) désignent sous l’expression
« serial monogamy ».
La littérature sur l’éducation sexuelle des adolescents
en Afrique est, dans un certain sens, restée figée sur le
constat de l’absence de dialogue entre parents et adolescents. Pourtant, si cela reste vrai dans une certaine mesure,
si une éducation sexuelle en tant que programme destiné
à informer les jeunes sur toutes les questions relatives
à la santé de la reproduction n’existe toujours pas dans
plusieurs pays africains, le VIH/sida est venu bouleverser le contexte de prohibition et de silence qui jusque-là
était la norme. Entendre les religieux parler de sexualité,
écouter les questions de sexualité développées sur les
antennes d’une radio nationale sont autant de choses qui,
quelques années avant et même après l’apparition du
VIH/sida, étaient inacceptables. L’évolution de la maladie
a poussé les responsables d’églises, d’associations, des
États à plus de réalisme. Pour prévenir il faut parler, il
faut parler de sexe, de sexualité, de rapport sexuel de façon claire et précise. Les projections cinématographiques
ou les conférences suivies de débats sur divers thèmes
liés à la sexualité sont autant d’occasions qui permettent
aux adolescents de s’exprimer et d’approfondir leurs
connaissances. Les « semaines culturelles » organisées
dans les établissements secondaires constituent aussi des
canaux importants de communication. Enfin, les ONG
diffusent l’information à travers des dépliants, des affiches. Des campagnes dites « de sensibilisation » sont
aussi organisées : « caravanes contre le sida » au Burkina
Faso (Guiella, 2004), « vacances sans sida » ou campagne
« pincez, déroulez » sur l’utilisation du préservatif au
Cameroun. Si celles-ci ne permettent pas vraiment aux
adolescents de comprendre les mécanismes de la sexualité, on peut tout de même constater que le temps du
silence et de la prohibition est révolu. Notons par ailleurs
que les adolescents ont désormais accès, grâce à Internet, à toutes sortes de documents sur les SOW et les
SEW12 . Les programmes d’éducation doivent s’ajuster à
ces changements.
12
SOW : sexually oriented websites ; SEW : sexually explicit
websites.
23
Le préservatif
Dans les programmes destinés aux adolescents, le
préservatif est conseillé pour éviter les grossesses, se protéger des IST et du sida. Or, pour les raisons suivantes,
il n’est pas systématiquement utilisé : il diminuerait le
plaisir sexuel, suggérerait l’infidélité, la promiscuité, l’absence de confiance ; il n’est pas « naturel », il pourrait
rester « coincé » dans le vagin. Certains jeunes sont opposés à son utilisation parce qu’ils estiment ne courir
aucun risque (Harrison et al., 2001). Si les dernières décennies ont vu une augmentation considérable de son
utilisation pour les premières relations sexuelles ou en
début de relation , le préservatif est ensuite progressivement abandonné, cette attitude symbolisant le début
d’une « relation de confiance », un nouveau niveau d’engagement. Par ailleurs, lors des relations sexuelles occasionnelles, l’état d’ivresse favorise les rapports sans
protection (Singer et al., 2006). L’utilisation des préservatifs dépend aussi de leur disponibilité, de leur accessibilité
(dans des conditions qui évitent la gêne ou l’embarras)
et de leur coût.
Le Point sur l’épidémie de sida (ONUSIDA et OMS, 2007)
indique une évolution contrastée de certains comportements à risque chez les jeunes. La proportion de jeunes
qui signalent avoir eu des rapports sexuels avec des partenaires occasionnel(le)s au cours de l’année écoulée a
diminué tant chez les hommes que chez les femmes au
Kenya, au Malawi et au Zimbabwe. Par contre, elle a
augmenté au Cameroun, en Ouganda et au Rwanda. On
note également des variations dans le recours au préservatif à cette occasion. Ainsi, la proportion de jeunes
déclarant l’avoir utilisé lors du dernier rapport sexuel
occasionnel a augmenté chez les deux sexes au Cameroun, au Malawi et en Tanzanie, chez les femmes en Côte
d’Ivoire, au Kenya, en Ouganda, au Rwanda et au Togo,
mais elle a diminué chez les hommes en Côte d’Ivoire
et au Rwanda.
Lors de campagnes de sensibilisation, il est conseillé
aux femmes et aux jeunes filles d’exiger le port du préservatif au moins lors de relations sexuelles occasionnelles.
Or, proposer un préservatif à son partenaire est un signe
de « mœurs légères » ; la jeune fille s’expose à la violence
et réduit ses chances de construire une relation durable.
Plus que l’évitement d’un risque, les femmes privilégient
le fait d’être en couple et, même si elles souhaitent que le
partenaire mette un préservatif, elles ne « l’ennuieront »
pas en le lui suggérant (Singer et al., 2005). En outre,
le pouvoir économique, l’autorité symbolique (l’âge du
partenaire dans une relation avec un « sugar-daddy », par
exemple) peuvent ruiner toute volonté de négociation,
les problèmes financiers supplantant le désir de se protéger d’une maladie hypothétique (Afenyadu et Goparaju,
2003 ; Eaton et al., 2003 ; Amuyunzu-Nyamongo et al.,
2005). Ainsi que le soulignait une jeune épouse dans une
24
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
discussion de groupe en Ouganda, le statut matrimonial
peut également limiter les capacités de négociation : « You
just accept, you have nothing to do because you are married.
You have to accept everything he says... now if you are married ; your husband might not be faithful to you. You might be
faithful but your husband sleeps with an infected person and
it becomes a problem... you see the problem you are already
married » (Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005). Zellner
(2003) a montré, pour la Côte d’Ivoire, le rôle déterminant
de l’éducation secondaire et supérieure dans l’usage du
préservatif.
Néanmoins, d’autres facteurs influencent fortement
le comportement sexuel des adolescents et participent
à la construction de situations à risque auxquelles il est
difficile, voire impossible, d’« échapper » ou de « s’échapper ». Notre recherche bibliographique met en évidence
les contraintes économiques, les constructions sociales de
la masculinité et de la féminité, les inégalités de genre et
la violence sexuelle.
Tenir compte du contexte : pauvreté,
inégalité de genre, violence sexuelle
Le facteur économique
Plusieurs auteurs ont mentionné que les échanges
sexuels en Afrique ont une composante financière. Recevoir de l’argent ou des cadeaux d’un homme avec qui on
a des rapports sexuels est normal et une fille se sentirait
humiliée si elle ne recevait rien en retour13 , car seule
une séropositive peut « donner gratuitement » (Nyanzi
et al., 2001). Il faut alors faire la différence entre la jeune
fille qui choisit de commencer une activité sexuelle et de
recevoir par la suite des cadeaux et celle qui s’y engage
pour des raisons économiques. Nyanzi et al. (2001) le
mettent bien en évidence pour l’Ouganda. Ici, les adolescentes se sentent embarrassées à l’idée de demander
vêtements, chaussures, dessous, accessoires, etc., à leurs
parents. Désirer de telles choses suggère une volonté de
séduction, et les parents sont incapables de satisfaire ces
attentes en raison de leur pauvreté. Plusieurs filles entretiennent de ce fait des rapports sexuels avec des hommes
plus âgés et d’un statut social respectable. On parle de
« sugar-daddies » (Luke, 2005) ou « uncles » (AmuyunzuNyamongo et al., 2005) pour désigner les hommes qui
s’investissent dans ce type de relations (« sugar-mummies »
pour les femmes) ; on parle également de « sponsors », de
« VVV » (voiture, villa, virement), de « cous pliés14 ». On
13
Cette constatation fait dire à Standing (1992) que, si le
terme prostitution désigne une relation dans laquelle le sexe est
échangé contre l’argent, la majorité des unions non maritales en
Afrique rentrent dans cette catégorie.
14
Ils sont souvent obèses, ce qui est perçu comme un signe de
bien-être socioéconomique (Meekers et Calvès, 1997).
évoque le « sugar-daddy syndrome », le « sugar-daddy trap ».
Fragilisée par sa situation économique, une jeune fille ne
résistera pas longtemps aux avances d’un « sugar-daddy »
qui piège (trap) la jeune adolescente contrainte à la survie
ou désireuse d’améliorer ses conditions de vie (ibid.).
On peut, à la lecture de ce qui précède, conclure
que les filles ne sont pas seulement des « victimes ».
Certaines prennent la décision de « sortir » avec un « sugardaddy » car il apporte, en plus de la sécurité économique
et d’un support matériel, une expérience et une plus
grande satisfaction sexuelles, il peut se marier, prendre en
charge une grossesse ou faciliter un avortement, il n’est
ni possessif ni aussi jaloux qu’un partenaire plus jeune, il
a un appétit sexuel moins important (Meekers et Calvès
1997 ; Nyanzi et al., 2001). Gorgen et al. (1993) ont montré
que les filles recherchaient ce type de relation afin de se
faire valoir auprès de leurs pairs. En effet, seul un adulte
d’un statut économique respectable peut offrir des biens
convoités et valorisés par les pairs. Nyanzi et al. (2001)
relèvent d’ailleurs que, confrontées au choix entre un
collégien et un « sugar-daddy », elles choisiraient ce dernier.
Meekers et Calvès (1997) soulignent qu’au Cameroun, les
garçons se plaignent du fait que les filles soient, de façon
prédominante, intéressées par les aspects financiers d’une
relation, ce qui, selon eux, rend les relations amoureuses
coûteuses et instables.
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les parents ne s’opposent pas nécessairement à ce type de
relations et les adolescentes y sont parfois « encouragées ».
Des discussions de groupes au Malawi ont révélé que
les parents poussaient leurs filles à avoir des rapports
sexuels avec des hommes plus âgés et nantis, l’argent
obtenu permettant de pourvoir aux besoins de la famille
(Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005). Les filles se « servent »
même de ces « sugar-daddies » à travers la pratique dite
« detoothing » (ibid.), qui consiste à obtenir le maximum
d’argent et de cadeaux d’un homme, sans lui accorder
de faveurs sexuelles en retour – le risque de cette pratique étant le viol, mentionné comme le principal moyen
de vengeance des hommes « victimes » des « detoothers »
(Nyanzi et al., 2001 ; Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005).
Les jeunes garçons ont aussi des motivations économiques et matérielles dans le choix de leurs partenaires,
ce qui peut expliquer que certains décident d’en avoir
plusieurs (Meekers et Calvès, 1997). La littérature sur
ces expériences et sur les « sugar-mummies » est rare. En
Ouganda, ce sont souvent des veuves dont le mari est
décédé des suites de l’infection au VIH, qui n’arrivent pas
à trouver un nouveau partenaire. En général, les jeunes
gardent le secret de ce type de relations, ont une « petite
amie » de leur âge et maintiennent la relation avec la
« sugar-mummy » pour ses avantages économiques. Dans
une étude menée entre autres au Ghana, l’évocation de
l’expression « sugar-mummies » a provoqué une grande
hilarité parmi les jeunes filles qui prenaient part à une
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
discussion de groupe. Il ne s’agissait pas, indiquent les
auteurs, d’une expression de gêne ou de malaise, mais de
ridiculiser un jeune homme « faisant des choses qu’il ne
devrait pas » (Amuyunzu-Nyamongo et al., 2005).
Les constructions sociales de la masculinité
et de la féminité
Le comportement sexuel des adolescents est aussi
déterminé par les constructions sociales de la masculinité
et de la féminité, ce que Wood et al. (1998), Varga (2003),
Eaton et al. (2003) ont bien montré pour l’Afrique du
Sud. Chez les Zoulous d’Afrique du Sud, une jeune fille
convenable doit être « disponible » pour son partenaire,
lui être fidèle, éviter les grossesses et n’exprimer aucun
désir sexuel ni prendre l’initiative. L’homme, quant à lui,
est perçu comme un être ayant un besoin « naturel » de
sexe, un désir sexuel irrépressible, ce qui rend acceptable
le fait qu’il puisse avoir plusieurs partenaires. Cette idée
d’un désir sexuel masculin irrépressible est très courante
(Moore et Rosenthal, 1992 ; Nyanzi et al., 2001 ; Gavey et al.,
2001), de même que celle qui associe la masculinité à des
rapports sexuels non protégés avec plusieurs partenaires
(Nyanzi et al. 2001 ; Eaton et al., 2003 ; Jewkes et al., 2003).
En outre, un « vrai » homme doit être capable de vaincre
les résistances, en employant si besoin la violence, pour
satisfaire ses désirs ; une « vraie » femme doit, pour sa part,
être fidèle, n’exprimer aucun désir, « s’offrir », « se laisser
faire », tout en évitant les grossesses. Les filles doivent
alors affronter ces contradictions, sachant que refuser une
relation sexuelle peut donner lieu à des scènes de violence
(Eaton et al., 2003).
Ces discours, qui privilégient les désirs sexuels des
hommes, construisent la masculinité d’une façon qui
affecte profondément l’expérience hétérosexuelle des
femmes (Gavey et al., 2001) et reflètent une inégalité
de pouvoir et de genre dont l’une des manifestations est
la violence sexuelle (« sexual coercion15 »).
La violence sexuelle
La contrainte sexuelle consiste à forcer ou essayer de
forcer, par la ruse, la violence, les paroles, les contraintes
économiques, les normes sociales, etc., une personne à
s’engager dans une activité sexuelle. Elle inclut les attouchements, le mariage forcé, les tentatives de viol, le viol.
Les filles et les femmes en sont le plus souvent les victimes,
affectées de manière inégale et les hommes, les auteurs. La
violence ou le risque de violence sexuelle affectent la santé
reproductive de diverses façons. Des études montrent
une association entre violence physique et sexuelle et divers problèmes gynécologiques : saignements vaginaux,
15
Nous emploierons indifféremment les expressions
« contrainte sexuelle » ou « violence sexuelle » pour « sexual
coercion ».
25
douleurs lors de rapports sexuels, infections urinaires,
inflammations et douleurs pelviennes (Koenig et al., 2004).
La violence ou la menace de violence limitent les capacités de négociation des comportements de prévention,
notamment chez les femmes infectées par le VIH, qui
ne peuvent dévoiler leur statut sans accroître encore ce
risque (Maman et al., 2000 ; Jewkes et al., 2003). Des travaux montrent que les femmes séropositives mentionnent
plus de violence physique et sexuelle que les femmes séronégatives (Koenig et al., 2004). On note une association
entre la violence et les grossesses non désirées, entre la
violence et une utilisation inconstante des contraceptifs.
On note également une diminution de la probabilité d’utilisation des méthodes contraceptives et du préservatif
chez les femmes qui ont préalablement été exposées à
la violence sexuelle et physique, ou qui en ont peur. Les
abus sexuels dans l’enfance et l’adolescence sont aussi
associés ultérieurement à des comportements à risque.
Des enquêtes à l’échelle mondiale montrent que 10
à 20 % de femmes ont été violentées par un partenaire
et que 33 à 50 % sont sujettes à des violences sexuelles
(Gupta, 2002). Une étude au Nigeria révèle que, pour 20 %
des jeunes filles sexuellement actives, le premier rapport
a été forcé (Ajuwon et al., 2001) ; au Ghana, sur 86 femmes
sexuellement actives, 33 % ont eu des rapports forcés
(Afenyadu et Goparaju, 2003) ; au Cameroun, une étude
menée auprès de 671 jeunes dans la province du NordOuest révèle que, pour 37 % des filles et 30 % des garçons,
les premiers rapports sexuels n’ont pas été volontaires.
En Afrique du Sud, la contrainte sexuelle fait partie
de l’expérience de certaines adolescentes (Wood et al.,
1998 ; Varga, 2003). Wood et al. (1998) relèvent un contrôle
masculin de tous les aspects de l’expérience sexuelle de ces
adolescentes qui n’ont, de façon générale, aucune idée du
« sexe » avant leur première relation et sont donc « initiées »
par les hommes. Cette ignorance fait de la première
expérience, souvent forcée, une expérience traumatisante,
marquée par une série d’injonctions : « undress », « lie on
the bed », « open your legs ». Le langage qu’utilisent les
filles pour décrire leur expérience met en évidence la
brutalité, la contrainte : « he just push me and overcame me »,
« he forced himself into me », « he did as he wanted with me ».
Néanmoins, pour elles, il ne s’agit pas de viol, mais de
signes de passion ou de stratégies pour se faire aimer. Ce
paradoxe apparaît dans des expressions telles que : « he
forced me to love him » ou « I fell in love with him because he
beat me up ». Par la suite, plusieurs filles se complaisent
aux désirs/demandes des hommes, n’imaginant pas que
les rapports sexuels puissent apporter un quelconque
plaisir.
Le mariage forcé, qui consiste à « donner » sa fille en
mariage contre son gré, est une autre forme de violence
sexuelle. Il intervient le plus souvent à l’âge de 13-14 ans,
parfois moins, pour éviter un risque d’opposition (Guiella,
2004) ou parce qu’on estime qu’une fille doit être chez son
J. C. Tantchou Yakam : Natures Sciences Sociétés 17, 18-28 (2009)
26
mari avant la survenue des premières règles. En 2001, plus
de 567 cas de refus de mariage forcé ont été enregistrés par
la police de Fada N’gourma, une province située à environ
250 km de Ouagadougou (Guiella, 2004). Il est clair que
ces chiffres ne représentent qu’une part de la réalité. Au
Cameroun, dans le Nord et l’extrême Nord, les mariages
forcés sont fréquents et la coordinatrice de l’Association
de lutte contre les violences faites aux femmes (ALVF),
qui soutient et accompagne les victimes, rappelait16 qu’il
n’est pas possible de mesurer l’ampleur du phénomène
ni d’obtenir des statistiques fiables. Ne se présentent à
l’association que celles qui se sont échappées du domicile
conjugal et ne sont déclarées à la police que les femmes
recherchées par la belle-famille ou les parents, ou bien
celles qui ont porté plainte auprès de l’association. De
celles qui ont été contraintes au mariage et qui demeurent
encore chez leurs époux, on ne sait pas grand-chose et il
est difficile d’obtenir des témoignages. On pourrait faire le
même constat au sujet du viol. En Afrique du Sud, 45 825
viols de femmes de tous les âges ont été déclarés à la
police entre le 1er avril 2003 et le 31 mars 2004, soit un taux
de viol de 194 pour 100 000 femmes, trois fois plus élevé
qu’aux États-Unis. Lorsque les recherches sont menées,
les estimations sont plus élevées que les chiffres fournis
dans les rapports de police. Ici, les hommes se servent
du viol comme stratégie d’affirmation, de domination,
d’expression de puissance. On pense aussi que violer une
vierge peut guérir de l’infection par le VIH. Ces mêmes
auteurs ont noté par la suite (Jewkes et al., 2006) que, pour
échapper aux stigmates du viol, les victimes réinterprétaient l’acte sous divers formes (affection débordante du
partenaire habituel, rapport sexuel forcé ?). Le viol peut
être une action de groupe, considérée comme une sanction
« légitime » envers une femme infidèle, une femme dont le
comportement ne correspond pas aux normes de genre. Il
peut aussi s’agir d’une « faveur » faite à des amis lorsqu’on
veut rompre ou sceller un accord. Acte humiliant, ce type
de viol ne donne lieu à aucune forme de réinterprétation.
La honte, l’humiliation, l’absence de dispositif juste et
efficace pour sanctionner les auteurs de viol sont autant
de facteurs expliquant le silence, la réinterprétation de
l’acte et l’absence de statistiques fiables. Les études sur
cette question en Afrique concernent principalement les
femmes. Pourtant, les garçons peuvent également en être
victimes , mais ce type de violence est encore plus difficile
à mesurer compte tenu du contexte socioculturel.
Conclusion
La littérature met en évidence la domination et la vulnérabilité des adolescentes, attirées par les « sugar-daddies »,
dominées par un discours sur la sexualité qui se concentre
16
Entretien personnel, août 2006.
sur le désir masculin, violentées « par amour ». Toutefois,
nous pensons, comme Wojcicki et Malala (2001), qu’on
ne doit pas exclusivement considérer les jeunes femmes
comme des victimes. Si elles ne sont pas « empowered » dans
le sens d’être en mesure d’orienter leur vie en fonction des
opportunités, elles prennent des décisions, font des choix,
ont même à un niveau microsocial des initiatives ayant
une incidence réelle, positive ou négative, sur leur vie.
Les grossesses non désirées et les IST posent des problèmes sociaux réels. Cependant, une focalisation exclusive sur les facteurs de risque tend à faire oublier le
contexte. Le comportement sexuel des adolescents est
tributaire des autres aspects de leur vie, de l’environnement social, économique et culturel dans lequel ils
évoluent. Ainsi, l’usage ou non du préservatif ne peut
se comprendre sans prendre en compte les éléments qui
investissent le champ des rapports hétérosexuels : les
contraintes économiques, les constructions sociales de la
masculinité et de la féminité avec les inégalités de pouvoir et la violence qu’elles supposent, la disponibilité du
préservatif, les contraintes liées à son utilisation.
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