Kyma – Interview

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Kyma – Interview
Kyma – Interview
La Dernière Phalange : Sur Les Chants du Barillet, il était question de « faire du son pour
qu’en France grandisse la dissidence ». L’album Le Mauvais Kromozom a suivi. Aujourd’hui il
y a Crampes Mentales. Et vous ouvrez ce nouveau disque en disant « A 30 ans faut que je
m’emballe, plus de temps pour les détails, du carburant dans les entrailles et des pansements sur
les entailles ». Il y a cette ouverture, centrée sur son ton propre état, ce glissement dans les
titres aussi d’album en album, et au final un disque qui est moins axé sur le soulèvement et
qui fait plus le point, sur votre état, sur celui des gens autour de vous. Qu’est ce qui explique
cela ? Vous êtes revenus de certaines choses ?
Cesko : Non, je ne suis revenu de rien. C’est plus par rapport à ce que je vois autour de moi. Les
Chants du Barillet est sorti il y a 7 ans, et si on avait été disque d’or avec, je me serais dit qu’il y
avait un vrai terreau pour le soulèvement en France. Mais tu t’aperçois que ce n’est pas forcément
l’attente. Moi-même en ce moment, je suis plus en mode temps-mort par rapport à tout cela. Ça ne
veut pas dire que je ne veux plus qu’il y ait un soulèvement. Mais je suis obligé de tenir compte de
l’attitude des gens autour de moi, et j’ai l’impression que même pour eux, cette idée que ce soit
possible de passer à autre chose, c’est débile, d’où le titre de ce dernier album Crampes Mentales.
Je butte carrément là-dessus. Et pourtant j’aimerai vraiment que les gens aient envie de changer les
choses. Mais en discutant avec eux ces dernières années, tu sens qu’ils n’ont pas envie de changer la
société. Ils veulent plus d’argent, pouvoir consommer plus de merde, etc. On est loin d’une attente
de révolution. Et je me suis dit que continuer avec des albums véner où on voit un mec en cagoule
et une kalachnikov, c’est… Enfin moi je ne tenais plus en fait ! On passait vraiment pour des mecs
débiles, des énervés, des extraterrestres, je ne sais pas quoi. Alors on veut la faire un peu plus à
l’envers, parce que quand tu écoutes Crampes Mentales, tu vois que les idées sont toujours là. Les
gens qui ont aimé Les Chants du Barillet, ils continuent à adhérer, même s’ils voient bien comme tu
l’as dit, que le truc évolue. Et je m’interroge aussi ! Si je suis le seul à vouloir le soulèvement, ça
pose question. Et Crampes Mentales un album où je me pose cette question là.
LDP : Est-ce que finalement, tant de personnes ont la tête sous l’eau qu’elles n’ont pas
tendance à lutter pour avoir « moins pire » qu’à se battre pour du « meilleur » ?
DJ Fysh : On se satisfait de ce que l’on a. On essaie. Beaucoup de gens sont comme ça, moi aussi
peut-être. On a un petit confort. Et derrière ce petit confort il y a cette question : « si je vais foutre
la merde pour avoir mieux, est-ce qu’au final je ne vais pas perdre tout ce que j’ai déjà gagné ? ».
Est-ce qu’il n’y a pas de ça aussi ? Je me pose la question. Je ne sais pas quelle est la réponse, mais
l’idée de « tout retourner mais pour avoir quoi ? », ce « mais », je sens qu’il est bien là. Alors le
but, c’est forcément d’avoir mieux, c’est à dire que tout le monde s’y retrouve, qu’il n’y ait pas de
grands écarts entre M. Machin et M. Truc. Mais je pense qu’il y a cette crainte de perdre ce que l’on
a déjà. C’est aussi pour ça qu’il y a cette peur du soulèvement.
C : Les français, je crois surtout qu’ils veulent plus. Mais ma guerre elle n’est pas là. Le
changement de société que j’aimerai, ce n’est pas pour qu’il soit exclusif à la société française.
Avant de parler de ça, il y a déjà un partage à l’échelle mondiale à revoir, quelque chose de
beaucoup plus équitable. Quand j’entends les gens qui gueulent à cause du prix de l’essence, je me
dis qu’on ne réalise pas bien ce qu’il se passe. Le pétrole c’est une denrée rare. S’il était vendu à
prix équitable, ce serait des prix bien plus chers que ceux que l’on voit aujourd’hui ! Alors voilà, on
peut envahir la Libye, on peut mettre à genoux des pays d’Afrique… Mon envie de changer les
choses elle est plus là. Mais ce n’est pas ce que la société demande. Les gens veulent du confort pas
cher, ils ont le cul dans la consommation. Et remettre à plat le partage à l’échelle de la planète, c’est
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couru d’avance que les français ne le voudront pas, parce qu’ils savent ce que ça va impliquer : un
rationnement pour eux, plus de piscine à la maison pour ceux qui en ont une, etc. Et ça ici, personne
ne veut l’envisager. Sinon les gens n’iraient même pas voter ! Et quand je parle de ça, j’ai un peu
l’impression de faire office de dictateur ou de fasciste dans les discussions, parce que dire « on va
peut-être se priver un peu pour que tout le monde ait un minimum », ce n’est plus très répandu
comme idée.
« Ce que l’on veut, c’est problématiser les choses »
LDP : Tu en parlais il y a quelques minutes, mais sur Le Mauvais Kromozom tu disais déjà
« une kalach’ sur mes skeuds, une kalach’ dans mon cœur, personne ne m’a compris, ils m’ont
pris pour un sniper ». Ça vous a vraiment desservi ce logo avec la kalachnikov ? Ça vous a
bloqué ?
C : Ouais, bloqué, desservi, ça a été mal compris aussi. Après il faut aussi qu’on se remette en
question. On a utilisé un logo ultra-violent, qui renvoyait aussi à la scène alternative en France dans
les années 80, donc bon… On ne va pas faire les innocents. Si on avait utilisé la faucille et le
marteau, on ne dirait pas : « ah bon, on ne savait pas que… « . Le logo qu’on utilisait, c’était
clairement plein de messages. Mais effectivement dans le monde bien lisse de la culture, on nous a
du coup pris un peu pour des barjots, des snipers. Mais nous ce que l’on veut, c’est problématiser
les choses. Le but ce n’est pas de chier sur les gens pour chier sur les gens. On aime avoir des
débats, mais ce n’est pas pour plonger le nez de l’autre dans sa propre merde. Nous aussi on est des
gens, on n’est pas meilleurs que les autres même si on agit peut-être différemment. Et ce logo, il a
effacé cette idée de problématiser les choses, il nous a fait passer pour des mecs qui venaient faire
les terroristes. On s’en est rendu compte. Et c’est marrant, depuis que la Kalachnikov a disparu, on
a un peu changé d’esprit, les gens aussi, même ici en ville [le Kyma est de Tours, NDLR]. Radio
Béton [Une radio locale, NDLR] nous regardaient un peu « attention c’est les véner ». Mais on
n’est pas des énervés, on aime remettre les choses en question, ça ne fait pas de nous des violents,
on n’est pas armés. Donc voilà, on a décidé de retirer cette kalachnikov, de nous-mêmes je tiens à le
dire. On a cette petite évolution, et en même temps, celui qui nous connaît et qui écoute Crampes
Mentales, il voit qu’on est les mêmes.
F : De toute façon, dans le Kyma, tout ce qui est fait c’est notre propre choix. On ne s’est pas posé
la question du marketing ou quoi.
C : Et puis comme tu le disais dans ta question, la Kalachnikov aujourd’hui, elle est plus dans le
cœur. Alors qu’avant, elle était peut-être plus sur des disques que dans le cœur. Il y a l’âge qui joue
aussi. Aujourd’hui, on a moins de choses à prouver aux gens. Et même sans Kalachnikov, je pense
que l’album pue le souffre quand même.
LDP : Sur Les Chants du Barillet, il était question « d’apprendre un sport de combat pour les
sports de la rue », comme en écho qu’un jour, il allait falloir se bastonner dehors. Avec
Crampes Mentales, tu dis désormais que « chez nous, personne n’exclut la fight ». Là aussi on
passe de l’idée de soulèvement à celle de défendre une vision du monde, comme si on ne
préparait plus quelque chose ? Quel est l’écho entre ces deux phrases qui ont sept ans
d’écart ?
C : Dans Les Chants du Barillet, c’était vraiment dans l’optique des manifs, de la rue. En face de
nous on a des gens super entraînés, et si on veut les tester, si on doit avoir affaire à eux, il faut qu’on
soit entraînés, organisés, capables. Sur Crampes Mentales, quand je dis « chez nous personne
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n’exclut la fight », c’est une façon de dire qu’on part au quart de tour sur certains sujets. On a par
exemple eu des soucis avec un morceau du Mauvais Kromozom en 2007, « Dans le Camp des
Oliviers Coupés ». Un mec nous a pris pour des fascistes, on a voulu dialoguer, et ça n’a pas été
possible. Alors il y a un moment…
F : [Il le coupe] On a pas exclu la fight.
C : Voilà. Donc ce sont ces deux niveaux là. Dans la vie il faut avoir du répondant. Face à l’État il
faut savoir se battre, et dans la vie de tous les jours, il faut avoir du répondant. Pas forcément
physiquement, ça peut être verbal face à son patron, ça peut être dire non à des choses qu’on nous
propose, à des ordres qu’on nous donne. Et si en face de toi, tu tombes sur quelqu’un de violent
physiquement, il faut être préparé à l’être aussi.
LDP : On évoquait les manifs à l’instant. C’est quelque chose en lequel vous croyez encore ?
C : Non. On en parlait déjà sur Les Chants du Barillet. Les manifs aujourd’hui, c’est bien trop
préparé. Je crois qu’il y a un moment où il faut sortir des sentiers battus et les manifs c’est vieux
comme le monde. J’en ai fait à gaver, c’est pour ça que je peux en parler ! Aujourd’hui, je trouve ça
ridicule. L’État attend ça de nous, pour lui la manifestation c’est une soupape. Si ça représentait un
vrai danger, ce serait interdit depuis longtemps. Après, ça n’enlève pas qu j’aurais toujours le
sourire si j’apprends que demain il y a eu un million de personnes dans les rues. Mais moi
personnellement, je n’y vais plus. Et puis c’est délicat, il y a beaucoup de RG, ça peut vite déraper.
Avec l’adrénaline de la foule, si t’es convaincu, très concerné, tu montes vite dans les tours, et tu
vois pas qu’un mec te photographie ou quoi. Le combat est à un autre niveau.
LDP : Quelque chose comme Tarnac, ça vous a interpellé ? Vous le voyez comment cet
événement ?
F : C’est assez fou cette histoire… Récemment ils ont ressorti un ferrailleur, rechoppé des gens. On
avait été joué là-bas quand ils se sont fait serrer, pour un concert de soutien. On était vraiment dans
le cœur du truc. Et quand on posait la question aux gens du coin, à ceux qui les connaissaient, il y
avait une sacré chape de plomb, rien ne dépassait. On a rien pu savoir. Je ne sais pas. Est-ce que
c’est eux, est-ce que ce n’est pas eux, je n’en sais strictement rien.
C : C’était bizarre. Ils nous ont invité pour ce concert de soutien. On est venu, on a joué, et à un
moment, on était avec les gens du coin, des vieux et tout, et je leur demande : « alors, maintenant
qu’on est entre nous, c’est eux ou ce n’est pas eux ». Et là gros silence. Les mecs m’ont regardé en
me demandant ce que ça pouvait me foutre. Ça me fout que je viens à un concert de soutien et que
j’y joue quand même ! J’aime bien savoir ce que je suis censé soutenir. Et si c’est eux qui l’ont
vraiment fait, ils auraient dû le revendiquer. Quel est l’intérêt de faire un truc comme ça, finir en
prison, si tu ne revendiques pas le bordel ? Ça m’a un peu… Après on a souvent joué là-bas sur le
plateau des Mille Vaches, et on voit bien que là-bas ce sont des gens qui en ont dans le pantalon. Ils
sont loin de la gendarmerie, loin de l’état. Rien que géographiquement, ils sont loin des villes, loin
de tout ça. Ils sont capables de l’avoir fait, et s’ils l’ont fait c’est cool.
LDP : Ça fait partie des choses que tu citais tout à l’heure, en disant qu’il faut prendre l’État
par surprise ?
C : Ouais. Je te le dis, j’aime quand c’est le bordel. Après on en est pas forcément à l’initiative. On
peut peut-être l’être avec notre musique. Mais aujourd’hui on est dans des positions où c’est vite
délicat de faire les cakes. J’ai découvert… Enfin je le savais, mais concrètement il y a un vrai état
policier et si tu ouvres trop ta gueule sur internet, en manif, ou ailleurs, ça peut te retomber sur le
coin de la figure. Mais effectivement, il faut prendre l’État par surprise.
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« je sais quelle musique on fait. Je consomme vachement
de musique depuis une vingtaine d’années et je réalise
bien que l’on n’est pas nombreux à faire une musique
pénible comme la nôtre »
LDP : Un flyer accompagnait l’album Le Mauvais Kromozom. Il reprenait une phrase des
Bérus en disant que vous chantiez pour « ceux qui ont un trou dans la tête ». Ce trou dans la
tête, ce que décrivent les Bérus, c’est quelque chose que vous retrouvez chez votre public ?
C : Grave ! D’ailleurs il y a ce morceau « Bande Son Pour une Poignée de Déglingos ». Si ce n’était
pas des déglingos ils l’auraient mal pris, et en concert j’adore leur demander « ça va les
déglingos ? » et les voir répondre « Ouaaaaaiiiiiiiis » [il mime une voix d'arraché, NDLR]. Puis je
sais aussi quelle musique on fait. Je consomme vachement de musique depuis une vingtaine
d’années et je réalise bien que l’on est pas nombreux à faire une musique pénible comme celle que
l’on fait. Alors si des gens l’écoutent, viennent nous voir en concert, faut vraiment que les mecs
aient des soucis… Enfin « des soucis », c’est positif, ça veut justement dire qu’ils ont des crampes
mentales, qu’ils cogitent, et qu’ils ont aussi un trou dans la tête. Et puis en discutant avec eux à la
table de vente, on retrouve très souvent des trajectoires de vie similaires aux nôtres. On a rarement
des gens pour qui tout va toujours biens qui sont là. La caricature du fils de médecin à qui tout
réussi et qui viendrait nous dire « mortel ce qu’on vous faites », on ne l’a jamais eu. Ce sont plutôt
des gens qui assez souvent vivent à la campagne, à l’arrache. A ce niveau là, on sent que ce sont des
gens qui ont un trou dans la tête. Leur vie n’est pas bisounours.
LDP : Vos disques, vous les estimez politiques ? Ou vous vous percevez plus dans « l’être »,
« le ressenti » ?
C : Pour moi c’est politique. Après aujourd’hui je préfère dire polémique. Ça rejoint un peu ce que
je disais sur le kalachnikov tout à l’heure : ça passe mieux. Mais ce qu’on fait est clairement
politique. Sur le dernier album, un titre comme « L’Oxydant » est clairement politique, même si tu
sembles trouver l’album moins véner.
LDP : Je ne l’ai pas trouvé moins véner. Je l’ai trouvé moins frontal.
C : Oui, moins frontal. Mais on fait de la musique politique, ou plutôt qui a une utilité politique.
LDP : Et tout ce qui est mouvement politique ? Je ne parle pas spécialement des partis, mais
même d’associations, de courants, de « phénomènes ». Vous acceptez de vous y associer ou
votre trajectoire reste en dehors de tout ça, la votre tout simplement ?
C : Une trajectoire qui est à la nôtre. Encore une fois vachement de respect pour tous les gens qui se
bougent là-dessus, qui nourrissent du bordel en France. Quand j’étais plus jeune, j’ai vachement
traîné dans les milieux d’extrême gauche d’abord, dans les milieux anar’ ensuite, mais pour ma part,
je n’y ai jamais trouvé de choses qui m’ont galvanisé ni de héros. J’y voyais beaucoup de paradoxes
aussi. Encore une fois on en a tous, mais je voyais beaucoup de paradoxes là-dedans. Mais on
respecte, c’est pour ça que l’on nous trouve souvent dans des concerts de soutien ou ce genre de
choses. Mais à la différence de plein de gens, je ne me revendique pas libertaire, je ne me
revendique pas communiste. Je pense justement que là aussi, il y a plein de choses à inventer.
F : Il y a un morceau que l’on n’a pas gardé pour Crampes Mentales où Cesko dis « Ni anar’, ni
rouge & noir, plus complexe qu’un indigné ». Pour moi, ça veut tout dire. On n’est pas dans une
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case, mais ça ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas des idées qui nous conviennent. Mais je ne
suis pas « que » ça. Peut-être un petit bout de moi est comme « ça », mais je ne suis pas « que
comme ça ».
C : C’est aussi ça prendre l’État par surprise : ne pas être là où l’on t’attend. Il vaut mieux être un
électron-libre dans la politique ou dans la culture, que d’être affilié à un mouvement qui est ultracerné, que ce soit par l’État ou par des codes. Ça rejoint le côté de la kalachnikov dont on parlait.
L’autre jour il y avait une phrase de Youssoupha qui disait « je pourrai vous déclarer la guerre avec
un one love », et c’est complètement mon état d’esprit aujourd’hui. Il y a un moment ça ne sert à
rien d’arriver avec un tatouage, ou un t-shirt anarchiste ou du Che et dire « on est des gros véner ».
Notre musique se suffit à elle-même. Essaie de ne rentrer dans aucune case, c’est là que ça devient
intéressant. Les cases ont vachement été étudiées par l’État. Je pense qu’à Tours d’ailleurs, les mecs
vraiment impliqués dans les mouvements anarchistes ou quoi, ils sont vachement fichés. Il suffit
d’aller un peu trop loin dans un tract ou dans une manif’, on te retrouve tout de suite et c’est fini.
C’est pour ça que c’est vachement important de ne pas s’installer dans une case, de ne rien
revendiquer. Il y a d’ailleurs un an ou deux, le ministre de l’intérieur avait fait un rapport en disant
qu’ils étaient bien embêtés, car apparaissaient des gens qu’ils n’arrivaient pas à cerner. Ils parlaient
notamment des gens de Tarnac. Ce sont des gens qui se revendiquent apolitiques et ça semblait être
une épine dans le pied de l’État. Là c’est intéressant. Après se revendiquer rouge & noir, ou
indigné… J’ai du respect pour ça, mais qu’on attende pas un changement mondial de dingue avec
les indignés.
LDP : Crampes Mentales s’ouvre justement sur cette phase, où tu dis « te sentir libre, c’est ce
qu’ils souhaitent, il y a le chien, le sucre et le maître ». Est-ce que justement, des
« phénomènes » tels que les Indignés, ou même Mélenchon en ce moment, ne représentent pas
ce sucre ?
C : Je pense. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a des chances de gagner. Parce que plus il a de chance
d’être élu, plus il gagne, car plus on l’impression de choisir le nouveau héros, plus on se sent libre.
Et je pense que tout ça, c’est fabriqué. Tout ça c’est une histoire de contentement. Un mec comme
Edward Bernays, il y a cent ans, a étudié cela à travers le marketing. Plus tu es contenté, moins tu as
envie de défoncer la société, de te rebeller. Et Mélenchon contente les mécontents. C’est l’idée du
su-sucre : te faire croire que tu es libre. Et pour moi le vote, c’est LE su-sucre ultime. C’est pour ça
que je me refuse de voter, parce que je n’ai pas envie de prendre le sucre et de me dire que j’ai un
poids
sur
cette
société
alors
qu’en
réalité,
non,
je
n’en
ai
pas.
Au final, je m’en branle que ce soit Mélenchon ou Marine Le Pen. Dans tous les cas il y aura des
business men autour d’eux qui leur diront « on en a rien foutre de ce que tu penses politiquement ».
Dans tous les cas, en Occident, depuis 100 ans, on a développé des espèces soupapes, des su-sucres
pour qu’on se croit libres, et du coup on est satisfaits, on n’a plus de raison d’être véner. C’est
d’ailleurs pour ça qu’on s’occupe plus de la condition des femmes en Iran qu’ici par exemple.
Comme si on avait l’impression qu’ici tout est réglé, alors que j’ai envie de dire [il souffle]… Non,
je ne pense pas.
LDP : Justement à propos des femmes… Sur Les Chants du Barillet, il y avait ce titre qui
dressait un parallèle entre le voile et le string, tous deux décrits comme des prisons qui ne
valent pas mieux l’une que l’autre. On sait que votre rap prend beaucoup les choses par les
extrémités, la mise en contraste et en parallèle de situation super éloignées au premier abord,
et assez proches dans le fond, comme opposer la mort par obésité en occident à celle de famine
en Afrique. Mais jusqu’où, et particulièrement dans « Les Voiles de l’Illusion » qui est assez
violent, ces mises en parallèle ont une valeur pour vous ?
C : Déjà, « Les Voiles d l’Illusion », je l’ai écrit à Paris, devant la gare de Montparnasse. Je ne viens
jamais à Paris, et j’attendais un train, dans un bar, et à chaque fois que je vais dans de grosses villes,
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j’hallucine de voir dans quel état se mettent les meufs. Et c’était à un moment où l’on parlait
vachement du voile. Et j’ai trouvé ça intéressant car dans les deux cas, il s’agit finalement d’une
pièce de tissu qui est censée symboliser plein de choses. Et j’ai envie de dire « moi je trouve ça un
peu ridicule ». C’est un peu comme la cravate en fait : c’est une pièce de tissu à la con, mais elle
porte énormément de symboles, la bourgeoisie, la réussite. Et je trouve ça un peu ridicule. Moi ce
qui m’intéresse, ce sont les femmes ni complètement à poil, ni complètement voilée, qui n’attirent
finalement pas tant d’importance à des symboles faits d’un bout de tissu. Quand j’ai passé deux ans
à Lyon, c’était pareil, j’ai halluciné. Et c’est surtout pour les gamines en fait. Quand je vois des
filles de 13 ou 14 ans qui répondent exactement aux codes de la mode, et finalement aux codes
masculins… Les femmes qui s’habillent comme ça me disent souvent que c’est pour se sentir
belles. OK, mais si on demande à un homme ce qui l’excite le plus, il va dans la plupart des cas
répondre les talons aiguilles, la manucure et la lingerie. Donc « c’est pour me sentir belle », non ce
n’est pas ça, c’est que sans s’en rendre compte, on reste encore dans une société très machiste. Vous
avez l’impression d’être libre parce que vous vous habillez comme ça, mais moi je pense que c’est
tout l’inverse, qu’elles sont prisonnières d’un regard.
Puis après j’ai beaucoup voyagé, j’ai été amené à voir des femmes voilées, je pense à l’Inde où
beaucoup de femmes sont en sari, et je ne les sentais pas plus enfermées -ni plus libres !- qu’une
française quasi à poil. Encore une fois, c’est une dérive soit religieuse soit marketing, et ça
m’emmerde. J’aimerai juste que les hommes et les femmes soient eux-mêmes, et non pas d’être
dans le délire de ce que l’on attend d’eux. Et puis en plus de ça, je suis anti-religion sur la place
publique.
LDP : Il y a ces mots que vous avez sur Marianne et France Inter en parlant de l’autocensure,
où l’on se demande si vous leur accordez plus de crédibilité qu’aux autres organes de presse
ou si au contraire… ?
C : J’aurai pu rajouter le Canard Enchaîné. En gros j trouve qu’il y a beaucoup de gens de trente ou
quarante ans qui écoutent ou lisent ces médias là en y voyant une presse libre. Ce serait soit
disant… Par exemple, deux personnes qui se retrouvent en face, la première dit à la seconde « moi
j’écoute Skyrock » et l’autre lui répond « ah moi j’écoute France Inter, c’est de la merde
Skyrock »… C’était piquer là où ça fait un peu mal. Les gens qui pensent que quand tu regardes le
20 heures tu te fais baiser, mais quand tu lis le Canard Enchaîné t’es au courant, j’ai de gros doutes.
Quant à Marianne pour moi c’est un torchon comme les autres. Ils ont fait plein de couvertures sur
Sarko, et j’ai envie de leur dire « mais vous pouvez le remercier » parce que c’est lui…
F : Qui vous fait béqueter.
C : Ouais, voilà. Et puis combien de fois j’ai vu des mecs dans le train qui sont là, en train de lire
Marianne. Pour moi en fait c’est la bonne conscience moderne ces trucs là, ce sont des symboles de
médias libres.
LDP : Vous vous informez comment ?
C : Moi je ne m’informe plus. Enfin je ne m’informe plus… Ca fait un an ou deux que j’ai arrêté.
J’aime beaucoup lire la presse musicale par exemple, que ce soit par intérêt ou pour nourrir des
chansons sur la culture. J’aime ça. Sinon la télé, ça fait belle lurette que je ne l’ai plus chez moi. Il
me reste la radio, France Info, je tape les flash infos histoire d’être un peu au courant. Pour le
moment, je ne m’informe presque plus. Par contre, je m’informe plus par de l’information directe.
F : Via les gens !
C : Ouais. Je passe vachement de temps dehors, dans les bars, à écouter les gens parler, écouter
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leurs trucs. C’est comme ça que je m’informe. Les médias parisiens, je n’en ai rien à branler. Pire ça
m’énerve. Quand je vivais à Lyon, le matin j’avais le droit à France Inter et ça m’agaçait, je partais
au taf, j’étais véner. Alors maintenant je préfère me faire couler un son le matin et voilà… Ça
reviendra hein !
Par contre je lis pas mal, des trucs de sociologues américains ou des choses comme ça. C’est une
information qui est plus intéressante, plus générale. Et puis des mecs comme Jean Ziegler, des
espèces de papy en pantoufle qui écrivent des bouquins sans aucune volonté d’appartenir à un parti
ou quelque chose, mais qui dressent plus un constat ! En France aujourd’hui, j’ai l’impression que
plus aucun média ne sait faire de constats, tout est vachement orienté. Ça m’énerve !
LDP : L’autocensure dont vous parlez, vous la rencontrez chez les gens aussi ?
F : [Il réfléchit] Au boulot je pense déjà. Tu entends les collègues qui gueulent tout le temps sur les
conditions de travail, ou les primes. Ça parle à table, mais par contre quand il faut les mettre les
pieds dans le plat, il n’y a plus personne en fait. C’est là qu’ils s’autocensurent, alors que ce sont ces
trucs là qui vont te faire avancer justement, qui vont te mettre bien, donc c’est là qu’il faut l’ouvrir.
Et puis ça a l’air de leur tenir à cœur. Après c’est sûr qu’il y a des risques, mais dans ces cas là, tu la
vois l’autocensure. Du moins chez les gens que je côtoie au travail.
C : En soirée aussi.
F : Oui aussi, se mettre bien avec tout le monde…
C : Tu regardes en soirée, il n’y a plus de sujets polémiques. Parce qu’on croit que s’il y a un sujet
polémique, on va s’engueuler, alors que ce n’est même pas sûr ! Et même si on s’engueule, on est
quand même entre potes.
F : Et puis on est adulte, on a une culture personnelle à partager.
C : Oui et encore une fois j’aime bien le conflit. Pas le conflit débile bien sûr, mais le conflit dont il
ressort des choses. Et en soirée je suis affligé de voir qu’il n’y a plus de discussions. C’est pour ça
que je ne sors presque plus : je me retrouve dans un canapé à me mettre une pile, et à voir qu’il n’y
a plus aucune discussion. Quand on était gamin, on passait vachement de temps à discuter entre
nous, à refaire un peu le monde, et aujourd’hui à ce niveau il n’y a plus rien. Et après dans les
médias, alors là, oui ça devient complètement hallucinant… Parce que pendant longtemps, j’ai eu ce
discours de dire « les médias n’ont pas la possibilité de s’exprimer pleinement ». Puis à un moment
je me suis retrouvé à travailler dans une radio indé, ici à Tours, et je me suis aperçu qu’on pouvait
tout dire, et pourtant qu’on ne disait pas tout. Pourtant, personne n’était derrière nous pour nous
dicter ce qu’il fallait dire. Mais tu vois qu’il y a une espèce d’autocensure qui s’installe pour ne pas
froisser telle ou telle personne.
« Sans le combat, tu te fais chier, tu ne sais plus à quoi
tu sers. Et ça nous fait marrer sans nous faire marrer,
mais on le remarque autour de nous. Il y en a pas mal
qui ont arrêté le combat, et tu vois qu’ils ne vont
vraiment pas biens. »
LDP : Cesko, sur Crampes Mentales, tu parles beaucoup du voyage, tu y as d’ailleurs ces
mots : « je rêve d’un petit coin de Terre qui me sécherait les yeux ». Tu as des mots en général
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dur vis à vis de la France, vis à vis de la ville aussi. Tu as cette phrase sur votre précédent
album où tu parles des « eaux polluées du Tarn ». Est-ce qu’aujourd’hui, vous considérez la
campagne française comme une sorte de terre brûlée ? Quelle est votre posture par rapport à
la ville, à la campagne, et au territoire français que tout cela forme ?
C : Pour moi il y a trois espaces : la ville française, la campagne française et partir dans un pays pas
autant contaminé par le libéralisme. Moi j’ai toujours grandi en ville, je ne connais que ça, et j’y
vois vachement de limites. La ville, c’est quelque chose de très lié à la consommation, crée pour la
consommation même, et c’est très bizarre d’être en ville alors que tu n’as pas beaucoup d’argent et
que tu t’en fous un peu des magasins. Après moi la campagne française, ça continue quand même
de me faire rêver et ça pourrait même être un intermédiaire. Mais ce qui m’intéresse vraiment, c’est
aller explorer un mode de vie dans un pays…
F : Totalement différent.
C : Oui. On me dit toujours que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, et je répond toujours que c’est
peut-être vrai mais qu’elle est d’un vert différent. Reste qu’il y a des pays, par exemple le Népal, où
le libéralisme y sera dans trente ou quarante ans, mais où pour le moment, il n’y est pas encore trop.
Il y a moins de postes de télévision, peu de connexions internet, il n’y a pas de richesses sur le
territoire, donc du coup ça n’intéresse pas grand monde. A ce niveau, la campagne française, ça
ressemble un peu au Népal dans certains coins, c’est juste que ça a été un peu plus privatisé et que
l’époque des années 60 est terminée. Mais par exemple, on serait dans les années 60, je pense que
j’aurais misé beaucoup sur le Larzac ou des coins comme ça. Et si j’évoque le Tarn dans un
morceau, c’est que je connais l’endroit, mon frère y vit, et tu vois bien que ce n’est plus l’endroit où
tu es hippie et où tu t’installes en retapant une ruine à 1 500€. Mais sans être l’idéal, ça reste un
mode de vie qui est mieux que ce que l’on connaît en ville.
F : C’est une vraie alternative.
C : Oui, qui conviendrait sûrement mieux à ce que je pense, à mes principes.
LDP : A Tours vous vous y retrouvez malgré ça ?
[Fysh rit]
C : C’est ce que je te disais : malheureusement on a grandi dans le béton.
F : Il faut avoir sa dose quoi.
C : J’ai du mal à m’en détacher. C’est con hein ?
LDP : Je comprends très bien…
C : Pourtant à chaque fois qu’on se barre, on est biens. Ce week-end on a joué dans le Lot, c’était
cool. A chaque fois on se dit : « qu’est ce qu’on serait bien ici ».
F : Ça fait cogiter. On se voit comme le mec qui nous a fait venir. Bon, lui à 50 piges, il n’a pas le
même âge, n’est pas de la même époque. Mais il a eu les couilles de s’arracher de la ville et de se
dire « c’est là ». Le mec n’a rien autour de chez lui, il fait ce qu’il veut, il n’y a pas tout se délire de
la ville de « faire envie »…
LDP : La tentation ?
F : Ouais exactement. Puis il y a une qualité de vie. Mais il faut aussi avoir un état d’esprit.
C : Ouais c’est ça. Mais après je crois qu’on est un peu né pour le combat, et ce qui me freine avec
la campagne, c’est que si j’allais y vivre, je crois que je n’aurais rien à combattre. Ça me paraît fou
une vie où il n’y a pas de combat, parce que je ne connais que ça. Le Mauvais Kromozom, Crampes
Mentales, ça parle aussi de ça. Au-delà de la politique, tous ces gens qui sont dans le combat et dont
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
on fait partie, je crois qu’il y a des raisons psychologiques à ce moteur. Et je n’envisage pas pour
moi un autre mode de vie que le combat. Et encore heureux ! Et je pense qu’à la campagne je ne
serais plus dans le combat. Je pourrais juste dire « c’est cool la campagne », et je serais peut-être
même heureux ! Mais je ne suis pas encore prêt à ça.
LDP : Il faut absolument que vous lisiez Alain Damasio. Je l’avais déjà noté en écoutant vos
disques, et là dans ta réponse c’est encore plus flagrant… Lisez plus particulièrement La Zone
du Dehors. Ça parle de tout ça, et ça finit sur la difficulté à exister quand toute sa vie on s’est
battu pour un changement, une évolution voire une révolution, et qu’un jour, on gagne le
combat, et du coup, il faut vivre.
F : On parlait de ça hier !
C : Ouais, on en parlait hier. Je crois qu’il y a des gens qui viennent au monde pour le combat. C’est
un peu mystique… Ou alors c’est peut-être ton déterminisme social, ou quoi. Mais il y a un moment
c’est vrai que ça fait plusieurs années que tu t’enracines, que ta vie est inscrite dans des combats. Et
le jour où tu arrêtes de combattre…
F : Tu te fais chier.
C : Tu te fais chier, tu ne sais plus à quoi tu sers. Et ça nous fait marrer sans nous faire marrer, mais
on le remarque autour de nous. Il y en a pas mal qui ont arrêté le combat, et tu vois qu’ils ne vont
vraiment pas biens.
F : Ça les plombe. Et je n’ai pas envie d’être comme eux [il se corrige, NDLR]. Enfin si c’est ça
d’arrêter, je n’arrête pas quoi !
C : Et puis quand tu as passé des années à dénoncer le fait de subir, à te battre contre ça, et qu’un
jour tu te mets à subir toi aussi, et que tu te mets à dire « ouais finalement c’est pas si mal ». Je ne
serais pas capable de faire ce grand écart mental… Peut-être un jour, mais pas encore.
« Sans le combat, tu te fais chier, tu ne sais plus à quoi
tu sers. Et ça nous fait marrer sans nous faire marrer,
mais on le remarque autour de nous. Il y en a pas mal
qui ont arrêté le combat, et tu vois qu’ils ne vont
vraiment pas biens. »
LDP : Charlie Bauer est mort il y a quelques mois. Vous le faisiez parler dans vos albums.
Quel regard portez-vous sur lui, et particulièrement les dernières années de sa vie où selon
moi il s’est vachement institutionnalisé, où il a même parfois bien tiré la couverture à lui par
rapport à Mesrine. Au-delà de tout les mérite qu’il a, quel regard portez-vous sur lui ?
C : Dans mon monde à moi, je n’ai pas vraiment de héros. Pour moi, Bauer, ça a été un putain
d’outil dans ma vie, peut-être même dans le top 10 de mes outils de travail. Mais ça n’en fait pas un
héros. Et je te rejoins complètement quand tu dis que dans les dernières années de sa vie, c’était un
peu louche en fait. Mais à la limite on s’en fout un peu, ce n’est pas très grave. Je sais que son
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
bouquin Fractures d’une Vie, ça a été le déclencheur Des Chants du Barillet, « Lettre d’un
Dissident ». Il m’a appris un mot en fait, c’est être un homme « déterminé ». Tout à l’heure on
parlait du sucre, et c’est lui qui m’a fait comprendre ça. Il était en prison, c’est le soir de Noël et on
propose aux détenus un repas un peu plus élaboré et lui dit qu’il n’en veut pas, que c’est le sucre
pour les clébards. Je m’étais dit « Oh putain… ». Je n’ai rien d’autre à en dire, toute sa vie ça a été
un homme déterminé. Après je ne l’ai pas connu, mais par exemple le fait qu’il ai traîné avec
Mesrine quand on sait certaines idées politiques que Mesrine a pu avoir, on peut se dire que c’est
bizarre. Mais en terme d’outil de travail… Je te parlais de Ziegler. Peut-être qu’un jour quelqu’un
sortira des dossiers sur ce mec-là, mais à un moment il me faut des outils de travail et il fait partie
de mes principaux outils de travail. Ce côté de ne rien lâcher… Ouais, la détermination, c’est
vraiment ce que m’a appris Bauer.
LDP : On a rapidement évoqué Les Indignés tout à l’heure. Tout ça a été très transporté,
médiatisé, le bouquin d’Hessel a eu un écho considérable, a été réapproprié. Ce mouvement a
parfois été mis en scène. Tout à l’heure, j’ai cru comprendre que pour vous Les Indignés qui
laissera quelque chose. Mais qu’est ce que ça représente clairement pour vous ? Comment
l’avez-vous perçu ?
C : Derrière tous ces mouvements de société, il y a toujours quelque chose d’un peu concret, j’aime
bien d’ailleurs ce côté concret des choses. J’ai une copine qui m’a acheté Indignez-Vous ! de
Stéphane Hessel. Je ne connaissais pas ce mec là, je me suis dit bon bah cool. J’ai lu le bouquin, et
ça ne m’a pas transcendé. Puis une semaine après, je en entendais vachement parler à la radio. Je
me suis dit « soit ma copine est vraiment dans la place »… Enfin bref ! Et un jour je rentre dans
une librairie et je vois comment ils vendent le bouquin : toujours sur le comptoir, à côté de la caisse
et qui coûte genre deux euros je crois ?
LDP : Ouais c’est l’idée.
C : Ben je pense que s’ils l’avaient mis en rayon comme tous les autres bouquins, il n’y aurait pas
eu ce boom là. Et je pense que le point de départ de ce mouvement des indignés, c’est d’abord un
sacré coup de la maison d’éditions de Stéphane Hessel. Après ça a pris des proportions vraiment
hallucinantes, et le côté Indignés… C’est un mot qui me paraît un peu faible. Si on fait le constat de
la planète… Je reviens toujours là-dessus, et je sais que c’est un peu cliché, mais c’est une réalité :
il y a des gens qui meurent de faim. Et mourir de faim c’est vraiment hardcore, c’est long, tu passes
par plein de stades… Et le mot indigné je le trouve faible, il ne me va même pas. C’est confondre
une petite coupure et une putain d’entaille. Pour moi le mot indigné ça correspond à une
égratignure. Encore une fois, c’est un morceau je n’irai jamais le dénoncer dans des morceaux,
parce que c’est vraiment débile. Mais je n’en fais pas parti et au fond de moi, j’en ai strictement rien
à foutre.
LDP : Et quelque chose comme les Anonymous ?
C : Pareil.
F : Ça porte bien son nom ! Qui sont ces gens là ? On ne sait pas qui c’est ! Ça peut être les pires
pourris du monde qui peuvent se cacher derrière ça, on en sait rien. Ça me fait un peu flipper ce
genre de trucs.
C : Après ils font des trucs ponctuels biens. Mais c’est vrai que… Surtout qu’on n’est pas au taquet
sur internet, donc on n’est pas trop au fait non plus de ce qu’ils ont pu faire…
LDP : Il y a un moment où tu dis que « les pays du Sud ont mis un prix sur notre tête ». C’est
un avertissement, une certitude, quelque chose que tu as personnellement constaté ?
C : C’est Jean Ziegler qui a constaté ça dans son bouquin La Haine de l’Occident. Je n’avais jamais
trop eu cette idée là. Il l’a constaté en bossant à l’ONU. Du coup il participait à des débats. Et au
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début de son bouquin, il explique le pourquoi du livre en disant : « voilà, on avait un débat avec des
représentants de pas mal d’États, et la représentante du Sri Lanka a refusé de siéger en disant
« tant que vous vous foutrez de notre gueule, nous pays du Sud, il est hors de question de discuter
avec vous »". Et il a complètement halluciné. Il la présente comme une dame d’âge mure, belle, qui
a fait des études, et il ne comprend pas trop cette haine là. Du coup il s’est intéressé à cette idée là,
en voyageant beaucoup entre autres. Et il s’est rendu compte qu’il y avait pas mal de gens,
notamment d’Afrique, qui viennent en Europe faire des études ou travailler, puis qui reparte là-bas
et qui sont un peu au fait de tout ce qu’on a nous, et eux comme ils n’ont rien. Et il s’est rendu
compte que même dans l’outil de l’ONU, il y a des débats qu’ils ne peuvent plus avoir parce que les
gens du Sud refusent d’être à la table avec des pays riches. Moi je pense que c’est quelque chose…
Je ne vais pas te faire de prophéties, ce n’est pas le calendrier Maya. Mais je pense qu’on aurait tout
intérêt à s’occuper des pays du Sud, ou plutôt des pays pauvres. On a intérêt à s’en méfier, parce
qu’ils sont loin d’être cons. Je pense qu’un jour, les gens du Sud vont nous dire clairement « il faut
arrêter de se foutre de notre gueule ». Je pense à un mec comme Kadhafi par exemple, qui est loin
d’être un héros, mais qui a su mettre en place une certaine vision. Les Libyens avaient quand même
une vision de l’Occident. D’ailleurs Kadhafi s’est fait dessouder. Et Jean Ziegler dit qu’il y a une
haine de l’Occident qui monte tranquillement. On peut le voir avec certains pays, musulmans par
exemple. On est un peu en guerre quelque part, il y a des gens qui nous en veulent. Alors l’État
essaie de nous dire qu’il contrôle, de dire que ce sont juste des farfelus isolés, non je n’y crois pas.
On prendrait une caméra, un micro, on irait dans certains pays, je pense qu’on entendrait des
discours vraiment coriaces envers nous. Évidemment les médias traitent toujours ça sous l’angle de
la dictature, comme si brûler un drapeau américain était systématiquement et uniquement une
obligation imposée par le pouvoir. Mais je pense qu’il y a réellement des gens sur Terre qui crachent
à la gueule des américains. Et si tu penses qu’il y a toujours une justice sur Terre, quand tu vois le
carnage qu’on a commis en Afrique, c’est normal d’assister à ça. Il y a toujours un retour de
manivelle. T’es obligé de l’avoir, enfin je l’espère en tous cas.
LDP : Par rapport à Kadhafi, mais pas uniquement, il y a eu Le Printemps Arabe, ou plutôt
Les Printemps Arabes tellement les formes ont été à la fois proches et différentes dans chacun
des pays concernés. Comment vous avez perçu ces soulèvements ?
C : Comme une grosse manipulation. On nous dit qu’en Tunisie, le peuple était opprimé, qu’il s’est
bougé le cul. Soit. Mais je crois que ce sont surtout des révolutions de bourgeois. Et les médias ont
été vachement balèzes pour aller interviewer des Tunisiens qui ne voulaient que d’une chose : plus
de dollars. C’est ce qu’il s’était déjà passé quand Castro a pris Cuba. Les bourgeois se sont réfugiés
en Floride et c’est eux que les américains interviewaient, ceux qui voulaient récupérer leurs usines
et tout ça. Je pense qu’il y a de ça. Et tu vois même comment les gens perdent la face. Une
tunisienne interviewée, qui bossait dans le tourisme, n’en parlait qu’à travers le prisme des
investissements que ça allait ramener. Là je me suis dit « putain ». Le Printemps Arabe, c’est un peu
la mondialisation, l’Europe qui commence à grignoter l’Afrique. Et plus dans le concret, un
journaliste est retourné récemment en Tunisie. Dans son reportage, il interroge un marchand de fruit
qui est là où tout est parti, et le mec disait que c’était limite pire qu’avant. Alors bon… De toute
façon, je me méfie vachement de tous ces trucs sur lesquels l’Occident se branle. Dès que
l’Occident trouve génial un truc qui se passe dans le monde, je suis méfiant.
F : Regarde même le pas de deux entre la France, l’Italie, pour initier l’intervention en Libye. Tu le
vois bien qu’il y a une course à qui y sera le premier. Même dans les reportages, dès que les
combats se calment, tu vois qu’il y a plein d’investisseurs français qui viennent en Libye faire le
tour du pays en bus. Alors c’est quoi le but ? Aider les Libyens ou ramener des contrats à la
France ?
C : Et puis il fallait aussi faire fermer sa gueule à Kadhafi, qui était un gros allumé, ça c’est sûr.
Mais qui crachait aussi ouvertement sur l’Occident. Et quand tu vois que le fils de Kadhafi disait
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
que Sarkozy pouvait bien les remercier pour sa campagne électorale, et qu’après, le clan Kadhafi y
passe… J’aimerai bien voir la gueule des français si des Libyens arrivaient en France. Imaginons :
2012, Marine Le Pen est élue et des Libyens débarquent en France en disant « les gars, on va vous
libérer ». Ils la tuent, montre sa tête. On tirerait quelle gueule ? On leur dirait qu’on va se
débrouiller tout seul ! On est en plein dans l’ingérence. Et le pire, c’est que nous, toi, moi, les gens,
finalement on n’en sait rien si le peuple voulait renverser Kadhafi. C’est ça qui me fait chier : on
n’en sait rien ! On nous embarque dans un mouvement, mais on nous dit rien, on ne sait rien. Alors
attention, ce n’était pas un héros hein, mais des héros, même en Europe, je n’en vois pas. Et je
n’aime pas cette idée de buter un mec, sans procès, sans rien. Idem pour Saddam Hussein. Pourquoi
ces gens qu’on traite comme des gros méchants, on les bute direct ? C’est étonnant.
« Il y a quelques années, on était en mode branleur, bien
odieux, ça c’est sûr. On a eu ce côté que peuvent parfois
avoir des gamins de quartiers quand ils sont en centreville. Ils ne se sentent pas à l’aise, et ça dérape. Parfois,
par timidité, tu deviens agressif »
LDP : Dans l’écriture, comment vous préparez vos thèmes, vos textes. Vous discutez beaucoup
comme on est en train de le faire ? Quelle est la place de l’un et de l’autre dans l’élaboration
des textes ?
F: C’est Cesko qui écrit tout. Je suis aux platines. Lui il apporte des sujets personnels, et plein de
fois quand il arrive et qu’on maquette les morceaux, on se rend compte que ce sont des discussions
que l’on a pu avoir.
C : On en parlait hier. Crampes Mentales, tous les textes je les ai écrits dans des lieux publics : dans
le bus, dans des bars, etc. Et puis après on passe vachement de temps à discuter. Hier soir on s’est
vu, on a fumé des gazes, on a discuté de plein de trucs. Et mois après mois, on se rend compte qu’il
y a des sujets qui passent, et d’autres qui restent, ou qui reviennent. Je me nourris un peu de tout ce
que l’on raconte. Après oui, il y a sûrement toujours deux ou trois morceaux où Fysh ne sera pas
surpris, parce que je pense que ça cautionne, mais où il va dire « ah tiens c’est marrant, ça on en
avait pas parlé ensemble ». Mais par exemple, « Les Voix de Ceux », le droit de vote, c’est quelque
chose dont on avait vachement parlé, et au bout d’un moment, j’ai assez d’encre dans le stylo pour
gratter quelque chose.
LDP : Et vous utilisez beaucoup de samples de films…
F : On en matte beaucoup, et dès qu’il y a une phrase, on l’attrape. Parfois aussi on les détourne. On
bouffe du film et il y a toujours un moment où il y a une phrase de dingue et où tu te dis « oh ça,
c’est pour le Kyma ».
C : Dès que je matte quelque chose, j’ai le stylo, et je note le timing dès que quelque chose me tape
à l’oreille. J’adore faire ça ! Vraiment !
LDP : Vous faites partie de ces groupes de rap qui laissent une place au scratch, qui ont un
vrai DJ, et pas seulement pour la scène. C’est quelque chose qui est devenu très minoritaire
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
dans le rap ces dernières années, où le DJ lance des sons et puis c’est un peu tout. Comment
c’est venu ? Ça répond à votre conception du rap ?
F : Quand on s’est rencontrés moi j’étais aux platines, je scratchais, Cesko écrit des textes, fait des
prod’, et comme toujours dans le Kyma, il y a de la place pour ce que chacun sait faire. Et au-delà
de ça, de l’engagement, on aime la musique. On a des textes, on aime bien balancer des trucs, et
surtout on aime la musique.
C : Je pense qu’il faut rappeler à tous ces groupes qui ont un DJ seulement sur scène, qu’un DJ ce
n’est pas un player, c’est un instrument ! Il faut s’en rappeler de ça, sinon autant appuyer sur un
bouton lors des concerts. C’est comme si nous on avait un guitariste et qu’on ne l’entendait jamais
sur l’album. Moi j’ai de la chance d’avoir un scratcheur, car il y en a plus des masses. Ici à Tours,
on doit pouvoir les compter sur les doigts d’une main. Et pour moi c’est l’essence du rap, pas
spécialement français. Tu peux voir des groupes comme Wu Tang qui n’ont jamais eu de vrai
scratcheur. Et c’est vrai que dans les années 90, en France, il y avait plus de scratcheurs sur les
albums, et qui envoyaient. Aux USA j’ai limite l’impression que ça fait plus longtemps qu’ils ont
arrêté d’avoir des scratcheurs sur leurs disques. Et quand tu regardes l’histoire du rap, tu vois bien
que c’est le DJ qui est à la base de tout, bien avant le MC. Il est capital, et on essaie de garder ça.
Puis c’est un instrument, il y a moyen de faire des trucs de fou. Et ça habille vachement, même audelà du rap. Regarde High-Tone !
LDP : Vous écoutez beaucoup de rap ?
C : J’écoute de tout, et surtout beaucoup de rap français. Mais en ce moment, j’ai un peu de mal à
trouver des trucs qui me plaisent [Fysh acquiesce, NDLR]. Je ne pourrais pas te parler d’un album
de rap récent qui me plaît. Il y a quatre ou cinq morceaux qui sont biens, mais bon…
On parlait tout à l’heure de l’album de Morad [avant le début de l'interview, NDLR], le Youssoupha
c’est pareil : une grosse déception, mais voilà je suis gros consommateur de rap. Et ça peut étonner
des gens, mais même le dernier Booba, je l’ai acheté à la FNAC. Je suis tout à fait conscient qu’il y
a de grosses merdes dessus, mais je fais de la musique aussi tu sais. Les prods sont super bien
construites, les fréquences sont dingues, et je m’intéresse au domaine du son, je mixe des albums, et
je prends des grosses mandales en écoutant ça. Mais trouver du rap qui nous correspond, avec l’âge
qu’on a, c’est un peu dur ouais. Alors on fait des compils ! [rires]
LDP : Il y a très peu de featuring dans votre histoire, que ce soit sur vos disques ou vous
retrouver chez les autres ? Comment ça se fait ? Et je vais ajouter une petite anecdote : quand
j’avais chroniqué Les Chants du Barillet sur l’abcdrduson, j’avais reçu un mail d’un lecteur
qui me disait qu’il vous avait croisé dans un festival auquel lui aussi participait, et que vous
aviez été odieux, intégristes par rapport aux autres groupes, etc.
F : [surpris] Ah bon ? Tu te souviens de quel concert c’était ?
LDP : Franchement non. Ça date, comme la chronique. Mais ça amène ma question : est-ce
que cette image est vraie ? Si oui, en avez-vous souffert ou… ?
C : C’est marrant parce que j’ai lu une interview de Kool Shen qui expliquait qu’au tout début de
NTM ils se retrouvaient souvent dans des concerts avec des que rockers, qu’ils faisaient parfois la
première partie de groupes de rock. Ils avaient toujours tendance à rester entre eux et Joey Starr,
dans les loges, trouvait toujours le moyen de sortir une blague bien du 93 qui ne faisait rire qu’eux.
Et il expliquait que du coup, très vite ils ont eu cette réputation d’être des têtes de morts. Et nous
effectivement, on a fait comme eux. Il y a eu des concerts, notamment avec Hocus Pocus,
clairement… Tu sais, une espèce de lutte de classes en fait. T’arrives, les mecs ont déjà installé leur
matos, il ne te reste plus que 2m² pour te poser sur scène, et voilà. Mais ça c’était il y a quelques
années. On était en mode branleur, bien odieux, ça c’est sûr. On a eu ce côté que peuvent parfois
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
avoir des gamins de quartiers quand ils sont en centre-ville. Ils ne se sentent pas à l’aise, et ça
dérape. Parfois par timidité tu deviens agressif
Sinon pour l’histoire des featurings, c’est déjà qu’à Tours, il n’y a pas énormément de rappeurs.
F : Il y a des rappeurs, mais qui vont dans notre sens ou qui ont du fond… Il n’y en a pas vraiment
beaucoup.
C : Voilà, il n’y en a presque plus.
F : C’est creux. Ils rappent bien, ça tu peux y aller, il y a de la technique ! Mais c’est creux, il n’y a
aucun fond, ça n’a pas d’intérêt pour moi. On a rien faire avec des gens comme ça. Attention, je ne
dis pas que musicalement ils sont cons, mais par rapport au Kyma, à ce qu’on veut faire, ils n’ont
rien à faire là. Et dans le sens inverse, ils doivent probablement se dire exactement la même chose.
C : Le rap, c’est la musique que j’aime le plus avec le reggae. Et je suis obligé de reconnaître que ce
sont probablement les deux mouvements musicaux les plus sectaires. Il y a des gardiens du temple
dans le rap. Quand on a commencé à rapper je me suis posé zéro questions. On écoutait du rap
français, on a pris un micro, on a fait des instrus comme on le voulait, on a rappé avec le flow qu’on
avait choisi, et premier album en 2001 on sort « on emmerde le mouvement hip-hop ». Bon, là les
mecs de Tours, ils l’ont mal pris. Ils sont venus nous voir, il a fallu s’expliquer soit verbalement,
soit de façon un peu plus compliquée que ça. Et les mecs nous disaient « mais ce n’est pas du rap
ce que vous faites ». Mais on s’en branle nous ! Qui t’a dit qu’on revendiquait de faire du rap ?
F : On fait de la musique !
C : On a toujours dit « politik, elektro, rap ». Mais par exemple il y a eu Ali’N qui lui est de ces
gens qui n’en ont rien à foutre, qui ne viennent pas te dire le rap c’est ceci, le rap c’est cela. J’ai
monté un label, j’ai bossé sur son disque, et quand j’ai travaillé dessus, OK, il m’a dit qu’il ne
voulait pas des productions un peu expérimentales ou quoi. Donc je vois bien que c’est pas sa came.
Mais ça ne le gêne pas non plus. Pour lui le hip-hop c’est large. Mais au tout début à Tours, le rap
devait rentrer dans un cadre et si tu en débordais, tu te faisais cracher dessus.
LDP : Mais on vous sent quand même assez déconnecté du milieu. Notamment sur Les Chants
du Barillet, dans les premières phrases du disque, vous dites « Rien à foutre de La Caution, de
l’underground français ».
C : Ouais. Mais attention, l’essence de cette musique, je ne pense pas qu’on en soit déconnecté. Je
connais sûrement mieux mes classiques que pas mal de rappeurs à casquette. Ce soir on va
justement fêter l’anniversaire d’Ali’N, et à minuit on va danser sur du rap français. Après
effectivement, on a jamais eu le look, mais ça c’est une question d’éducation. On a été élevé sans
avoir trop d’argent, alors les vêtements forcément, c’est pas trop le truc où tu fais le difficile. Du
coup, je me vois mal porter une casquette New-York, surtout que les new-yorkais je les emmerde.
Mais non, je ne suis pas du tout déconnecté de cette musique. Par contre la scène, là oui. Mais c’est
souvent pareil, regarde la scène métal comme elle est ridicule elle aussi. Il vaut mieux être
déconnecté parfois, plutôt que de dire « moi j’en suis !». Et puis tu vois de plus en plus ces groupes
qui posent à fond à droite à gauche, font des clips, mais presque jamais d’albums, aucun concert.
Nous on est le seul groupe à Tours à avoir sorti 5 ou 6 albums, à faire des scènes. On fait le boulot !
Après mettre des sapes ce n’est pas le boulot, c’est de la déco, on a pas besoin de ça. Le rap c’est
pas ça. Du moins à la base.
LDP : Mais il y a des groupes qui ont une démarche un peu similaire à la votre. Je pense à
Calavera, au collectif Mary Read par exemple.
F : Ouais, on les connaît. On joue le 1er juin là-bas dans le bar de Calavera.
C : Ils avaient fait une compil’ aussi sur laquelle on était.
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
LDP : Oui, No Border.
[ensembles] : Ouais.
F : Mais voilà, ils sont à 500 bornes de chez nous, et je ne vais pas dire que ce sont des potes. On se
connaît. Mais par contre quand ils viennent ici, on les voit, et nous, ils nous font jouer chez eux. Je
pense qu’au-delà de la rencontre, il y a aussi le message qui fait qu’ils s’y retrouvent. Mais
musicalement ce n’est pas pareil.
LDP : Effectivement…
F : Et ils sont plus rouge et noir ! Ils sont plus militants ! Moi j’ai un peu décroché de ça.
C : C’est un problème de temps aussi. On bosse à côté, et le temps passe méga vite. Peut-être qu’on
aurait un peu plus de temps, un peu plus de tunes, on pourrait se craquer. Par exemple je voulais
avoir en feat’ E.One, un mec qui bosse avec La K-Bine, Première Ligne, etc.
LDP : Eskicit aussi.
C : Oui. Je l’avais appelé, et il m’avait dit « carrément ». Mais voilà problème de temps. Ali’N c’est
pareil, on aurait bien aimé faire un feat. Et là, on a fini l’album avant de trouver le temps de faire le
feat, parce qu’Ali’N est dans la même ville. C’est souvent un problème de temps. Et l’absence de
feat on s’en est aperçu à la fin de l’album : « Oh merde, il n’y a pas de feat ! » Mais là je devrais
avoir un peu plus de temps et j’aimerai bien revenir aux origines, faire une mixtape avec plein de
monde, estampillée rap.
« A 20 ans, tu bois, tu te défonces, mais tout va bien.
Maintenant qu’on a 30/35 ans, qu’on voit la gueule de
certains potes, on se dit qu’il y a un moment, il faut en
parler quand même »
LDP : Dans « Pas Mieux Que Ca », tu as cette phrase terrible où tu dis qu’à force de vouloir
être accompagné tu as fini seul. De manière générale, plus vos disques avancent, plus des
fêlures personnelles, du vécu, en ressortent, par exemple sur les relations sentimentales
comme l’évoque cette phrase. Ça perçait sur Le Mauvais Kromozom, ça continue sur Crampes
Mentales, alors que sur Les Chants du Barillet, je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu
d’allusion…
C : [Il coupe en riant] Normal, à l’époque du Chant du Barillet j’étais en couple, c’est pour ça !
LDP : Mais de façon plus générale, depuis Le Mauvais Kromozom, des choses plus
personnelles ressortent des albums. Quelle est la place qu’on peut donner à de l’exutoire
personnel dans un rap « déterminé » comme le votre, pour reprendre le terme qu’on utilisait
en parlant de Charlie Bauer ?
C : C’est dur. Encore une fois je ne suis pas tout seul. Et ce n’est pas moi qui ai dessiné les traits du
système ou de la communauté dans laquelle je vis. Comme je te le disais tout à l’heure, en soirée,
avec les gens, il n’y a plus vraiment de sujets de conversation, donc à partir de là… oui t’es seul. Je
sais que je rentre souvent de soirée seul. C’est pour ça que je ne sors plus trop, surtout si j’ai picolé,
je me retrouve sur le boulevard et je me dis « putain… » Enfin voilà. Je pense que plus tu t’engages,
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com
plus tu es seul. On a des potes autour de nous qui ont été bien plus extrémistes dans l’engagement,
et aujourd’hui ils sont carrément seuls. Leur femme se sont barrés, leurs potes se sont éloignés en
disant « putain, il devient chelou, il est de plus en plus dark »…
LDP : « Être un homme quitte à s’éloigner des autres » comme vous l’aviez écrit sur le flyer du
Mauvais Kromozom ?
C : Ouais, et du coup je me suis aperçu que mes colères par rapport au système ont souvent fait
évoluer des rencontres, des histoires d’amour… Mais je n’ai pas de réponse à ça. Encore un fois,
pourquoi l’album s’appelle Crampes Mentales… Parce que oui, je me suis aperçu que j’étais de
plus en plus seul. La place pour l’exutoire, j’en ai, mais ça ne m’intéresse pas trop. C’est un peu le
thème d’Into the Wild, le bonheur ne vaut que s’il est partagé avec d’autres. Aujourd’hui, j’ai plein
de moments de bonheur dans ma vie, mais souvent je suis seul à les avoir ces moments. Donc il faut
que j’arrive à réaménager ma vie avec de la place pour cette colère mais aussi pour des choses qui
me permettront de pouvoir toujours être en colère demain ou après demain, parce qu’il y a des
moments où je m’épuise un peu. C’est un peu le thème d’ « Itinéraire Clandestin ». On vit dans une
société tellement policée qu’à un moment, si tu prends un chemin de traverse, il faut t’attendre à
finir seul.
LDP : Il y a aussi ce morceau que vous avez clippé « Quelques Traces un Peu Plus Tard », qui
se termine par cette phrase en anglais à l’écran : « Tu peux te défoncer, mais protège ton
cerveau ». La défonce est souvent un contrepoids pour les gens en colère. Comment vous gérez
cela ?
C : Ici à Tours, on est un peu protégé de ça, mais quand j’étais à Lyon, niveau came [il siffle] : il y a
du lourd, et depuis une vingtaine d’années. Du coup tu vois des gens qui ont bien carburé, qui ont
35 ans, et qui sont funs hein, mais tu vois qu’il y a deux ou trois neurones qui sont partis. C’est
arrivé aussi dans le mouvement métal. Le mec qui a monté le groupe 25 Ta Life, qui a monté le
mouvement straight-edge, il s’est aperçu que dans son entourage, dans le métal, les trois quarts de
ses potes crevaient d’O.D, ou se tapaient des cirrhoses. Donc lui il a décidé de mettre en place ce
côté Straight-Edge. Et moi, c’est ma façon à moi de faire du Straight-Edge, parce qu’en même
temps je fume quand même le bédo tous les jours. Comme tu l’as dit, j’essaie de ménager la chèvre
et le chou. Fumer, c’est un moyen de mettre son cerveau en Off, de décompresser. Il me faut ça.
Mais il n’en faut pas trop car j’ai quand même envie que mon cerveau reste en On. Et c’est aussi un
cri d’alerte ce morceau. Tu vois qu’il y a de la came de tous les côtés, que les gamins se mettent des
piles à des âges pas possibles. La drogue elle n’arrive pas par hasard, on a connu ça dans les
quartiers New-yorkais ou à Berlin. Et je me dis que voilà, la vie ne doit pas servir qu’à ça. Il ne faut
pas en mourir. Et pourtant j’adore ça hein, on avait écrit un morceau « Ivre pour vivre », je suis
vraiment fervent, on a grandi là-dedans.
F : Justement, là où c’est le plus dangereux, c’est quand tu aimes ça.
C : Nous on a eu la chance d’aimer des drogues douces. Moi j’ai testé un peu de coke quand j’étais
à Lyon et bon…
LDP : Il y a un vrai problème avec la coke depuis quelques années.
C : Grave, en plus c’est un peu de la merde qui traîne.
F : Et ça devient moins cher que le bédo, c’est là que c’est dangereux. Mais il faut faire attention,
car quand tu te drogues, sur le coup t’es tellement bien, tu ne penses à rien, qu’il ne faut pas te faire
attraper par ça. Il faut faire gaffe. Je ne dis pas qu’il ne faut pas se défoncer la gueule. Si ça te fait
du bien, fais le de temps en temps, mais ne sois pas con, fais gaffe à ton cerveau comme dit Cesko.
Ne sois pas teubé au point de finir la gueule dans le caniveau, parce que personne ne sera là pour
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t’aider.
C : C’est ça. Et la cocaïne elle épouse complètement notre système : rentabilité de ta personne, ultra
confiance en soi, narcissisme. Et je le vois que depuis une dizaine d’années, les joints ça devient
ringard. Le bédo va à l’inverse de notre société : tu ralentis le temps, tu prends une posture mentale
plutôt de hippie. Et puis on vieillit aussi. A 20 ans, on fait les nases, mais tout va bien. Aujourd’hui
on a 30/35 ans, tu vois la gueule de certains de tes potes, tu te dis qu’il y a un moment, il faut en
parler quand même.
LDP : Pour terminer, 2007 Le Mauvais Kromozom, 2012 Crampes Mentales…
C : [il coupe] Hasard de calendrier !
LDP : [sourire] OK, ça c’est réglé.
C : Non mais récemment on a joué justement sur le plateau des Milles Vaches, et ils nous ont dit
« putain, à chaque fois qu’on vous voit avec un album, c’est pendant la période des élections ». Bah
non, c’est un hasard de calendrier. Mais est-ce finalement tant un hasard ? Peut-être que le
quinquennat correspond à un quinquennat à nous, de digestions de nouvelles idées. J’essaie d’être
loin quand même. Quand je dis Sarko, ça me parle pas, j’essaie de vivre avec cette idée-là. Je ne
crois pas à la décroissance ou toutes ces conneries là, je crois à la démission, totale. Ne pas aller
voter, consommer le moins possible, travailler le moins possible. Si on prenait tous des mi-temps, si
80% des français n’allaient plus voter, notre société elle serait bien emmerdée. Je crois vachement à
ça. Je démissionne de plein plein de choses. De tous ces mouvements de société, culturels, j’en
démissionne, car c’est là qu’on va vraiment commencer à ralentir les choses.
Propos recueillis par zo. le 07 avril 2012.
Photos de Jean-Luc Janssens
Interview Kyma – 04/2012 – zo. [abcdrduson.com] pour ladernierephalange.com