PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE Mélancolie et misanthropie
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PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE Mélancolie et misanthropie
PETITE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE élancolie et misanthropie ont partie liée : M il n’est que de considérer le sous-titre que Molière songe à donner à sa comédie Le Misanthrope, à savoir « l’atrabilaire amoureux » pour s’en persuader. La misanthropie est l’un des symptômes, parmi d’autres, qui permet de reconnaître le mélancolique (ou atrabilaire) : « bouffi, le teint terreux, misanthrope, le malheureux garde les yeux au sol, marche de travers, alterne tristesse et rire (la rate d’où provient la bile noire, étant aussi le siège de l’hilarité) ; il est fourbe et avare, sombre et tourmenté, tout à la fois libidineux et lent »1. Toute forme de misanthropie relèverait d’un tempérament mélancolique. Mais si la mélancolie intéresse les médecins – elle est une maladie – et les philosophes qui l’interrogent comme perversion de l’imagination, la misanthropie intéresse beaucoup plus les dramaturges, car elle est un mode d’être (ou de refuser d’être) au monde : si Ménandre, Molière, Shakespeare et Hofmannsthal (entre beaucoup d’autres) ont mis en scène un misanthrope, c’est qu’il est un « caractère » au sens 1. Yves Hersant, Mélancolies, de l’antiquité à nos jours, Bouquins, Robert Laffont, 2005, page 569. Mélancolie / Misanthropie où l’entendent Théophraste et La Bruyère, et qui au théâtre devient une « constellation de marques laissées par le réel et qui peuvent faire effet de réalité »2 ; leur œuvre est le laboratoire de cette rencontre improbable et conflictuelle entre le misanthrope et le monde, cet Autre qu’il rejette violemment comme faux, mensonger et inauthentique. Se livrer à l’étude de cette rencontre propre à nourrir un tissu dramatique, nécessite qu’en amont, on puisse prendre connaissance des doctrines que les médecins contemporains ont élaborées à propos de cette maladie. La littérature que la mélancolie a engendrée est tout à fait considérable et il est très malaisé d’aboutir à une synthèse qui conjugue clarté et cohérence. « La Tour de Babel n’a jamais produit autant de confusion des langues que le chaos de la mélancolie de variétés de symptômes » reconnaît Robert Burton, l’un des grands spécialistes de cette délicate question. Il nous a semblé que la méthode la moins incertaine était de suivre la chronologie des points de vue. La mélancolie est associée dès son origine à la médecine des humeurs dont on trouve la définition dans le pseudo Hippocrate (probablement son gendre Polybe)3 : ces humeurs ou fluides, au nombre de quatre, conditionnent la santé de l’homme par l’équilibre qui règne entre elles. Chacune de ces humeurs est associée à une qualité (le froid, le sec, le chaud, l’humide), à une saison, à un élément cosmique (Jupiter, Mars, La Lune et Saturne) et à un âge de la vie. Le sang est une humeur chaude, douce, tempérée, rouge ; il est préparé dans les veines 2. Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Tel, Gallimard, 1994, p. 17. 3. Fin du Ve siècle av. J.-C. 8 Introduction mésentriques et fabriqué dans le foie à partir de parties les plus tempérées du chyle ; il irrigue toutes les parties du corps par l’intermédiaire des vaisseaux et sa fonction est de nourrir le corps tout entier, de lui donner de la force et de la couleur. C’est à partir de lui que les esprits vitaux sont tout d’abord créés dans le cœur, puis conduits vers les autres parties par les artères. La pituite, ou flegme, est une humeur froide et humide fabriquée dans le foie à partir des parties les plus froides du chyle (ou suc blanc provenant de la nourriture digérée par l’estomac) ; sa fonction est de nourrir et d’humidifier les organes du corps qui, comme la langue, sont mobiles, afin qu’ils ne deviennent pas trop secs. La bile jaune est chaude, sèche et amère, créée dans les parties les plus chaudes du chyle et contenue dans la vésicule biliaire : elle contribue à la chaleur naturelle et au fonctionnement des sens, et sert à l’élimination des excréments. La bile noire (mélancolie) est froide, sèche, épaisse, noire et aigre, créée dans la rate, elle provient des parties les plus épaisses de la nourriture, elle bride les deux humeurs chaudes, le sang et la bile, les maintient dans le sang et nourrit les os. Ces quatre humeurs peuvent être mises en parallèle avec les quatre éléments et les quatre Âges de l’homme.4 Le détour par le grec nous apprend que le verbe cholân signifie « avoir de la bile », « être colérique », les mots désignant la bile (cholé) et la colère (cholos) étant proches l’un de l’autre. Le verbe mélancholân ajoute une notion de couleur noire (melan-). La mélancolie est donc avant tout la maladie de celui 4. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, 3 volumes, José Corti, 2000, p. 235. 9 Mélancolie / Misanthropie qui souffre d’un excès de bile noire. Cependant dans les Aphorismes d’Hippocrate, on trouve aussi la formule : « Quand tristesse et crainte persistent longtemps, un tel état est mélancolique. » Cette brève sentence allait avoir un retentissement d’importance dans toute la littérature consacrée à la mélancolie. En effet, l’aphorisme créait une relation entre maladie du corps et maladie de l’âme, sans dire clairement si l’excès de bile noire était la cause du comportement remarqué ou au contraire un de ses effets. L’affectif et le physique se trouvaient ainsi liés pour fort longtemps. Une autre association allait être suggérée qui, elle aussi, connaîtrait une fortune remarquable. Dans un texte appelé Les problèmes attribués à Aristote, on trouve cette question : Pourquoi tous les hommes qui ont été des êtres d’exception en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux à ce point de souffrir de maladies qui viennent de la bile noire […] ? Ainsi se trouvent réunis mélancolie et génie bien avant que le romantisme n’en fasse un de ses credos. L’auteur de ce texte observe aussi la propension des mélancoliques à l’autodestruction et plus particulièrement au suicide par pendaison. Le mélancolique est un être d’excès par le fait, nous explique-t-on, que la bile est susceptible d’être portée à un haut degré de chaleur comme elle peut l’être à un bas de gré de froid.5 Une autre figure de l’antiquité doit être convoquée à propos de la mélancolie, celle de Démocrite. Ce personnage de sage est le héros d’une suite de lettres 5. Au chapitre des grands théoriciens et thérapeutes de la mélancolie, il faudrait encore citer Galien, le plus grand médecin de l’antiquité après Hippocrate qui écrit un opuscule plus ou moins polémique, De la Bile noire. 10 Introduction où Hippocrate est censé relater la visite qu’il lui rend sur la demande des Abdéritains inquiets de la santé mentale du grand homme qui s’isole pour disséquer des animaux et… pour rire. Une fois la visite accomplie, la leçon qu’en tire Hippocrate est riche d’enseignements : non seulement Démocrite n’est pas fou, mais au contraire il est l’emblème de la plus grande des sagesses, le thérapeute n’a rien à guérir mais tout à apprendre, et les Abdéritains qui croyaient incarner la normalité sont eux-mêmes atteints de la folie qu’ils croyaient voir en Démocrite. Ce dernier explique à Hippocrate les raisons de son hilarité : je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison, vide d’œuvres droites, puéril en tous ses projets, souffrant sans nul bénéfice des épreuves sans fin, poussé par ses désirs immodérés à s’aventurer jusqu’aux limites de la terre et dans ses immenses cavités, fondant l’argent et l’or, ne cessant jamais d’en acquérir, se démenant toujours pour en posséder d’avantage afin de ne pas déchoir. À Démocrite est associée une autre figure de penseur de l’antiquité, Héraclite, « [c]e couple de figures illustres représente deux attitudes psychologiques opposées, dans une incarnation figurée où se conjugue la double autorité de la philosophie et du passé classique […] Héraclite et Démocrite sont les modèles auxquels doit nécessairement se référer la quæstio disputata : vaut-il mieux rire ou pleurer devant l’agitation, les erreurs et les malheurs des hommes ? »6. Cette double attitude face au monde trahit un tempérament mélancolique malgré l’apparente opposition qu’elle illustre. À 6. Jean Starobinski, ??? 1984, p. 59 et suiv. 11 Mélancolie / Misanthropie la fin du XVIe siècle un médecin, autre illustre spécialiste de l’affection mélancolique, consacrera le chapitre XXVIII de son Traité de la mélancolie à cette question : « Comment et pourquoi la mélancolie provoque les larmes et le rire ». Il y tâche d’expliquer physiologiquement et de façon fort complexe ces réactions opposées mais toutes deux nées d’une même réflexion inspirée par la relation du patient au monde qui l’entoure. « Vous comprenez assez, je crois, comment, parmi les mélancoliques, certains rient et d’autres pleurent, et vous voyez ce qui cause, chez le même sujet, la gaîté ou les larmes »7 conclut-il. Cette opposition radicale nous intéresse au premier chef dans la mesure où larmes et rires sont les deux réactions fondamentales du spectateur de théâtre. Dans mon fauteuil, face au plateau, je suis appelé à apprécier le monde, à le juger et sous l’influence combinée du dramaturge et du metteur en scène d’être Démocrite ou Héraclite, voire au cours du même spectacle tantôt l’un, tantôt l’autre. Avec l’ère chrétienne, la maladie de la mélancolie est repensée en d’autres termes. Étant à la fois affection du corps et affection de l’âme, la pensée chrétienne y associe la notion de péché et donc de punition. La mélancolie devient l’acédia qui est « une lourdeur, une torpeur, une absence d’initiative, un désespoir total à l’égard du salut […] une aphonie spirituelle, véritable « extinction de voix » de l’âme. »8 Elle affecte pour l’essentiel les moines, les anachorètes que Dante évoque au Chant VII de l’enfer de sa Divine Comédie comme expiant la faute d’avoir porté au cœur de « chagrineuses fumées ».9 7. Timothy Bright, Traité de la mélancolie, Éd. Jérôme Millon, 1996, p. 177. 8. Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, des origines à nos jours à 1900, Bâle, Geigy, coll. « Acta Psychomotica », 1960. 12 Introduction En ce contexte, l’acédia ou mélancolie est l’œuvre du Malin10 et Hildegarde de Bingen aussi connue sous le nom de sainte Hildegarde n’hésite pas, au XIIe siècle, à faire remonter cette « maladie » au jardin d’Eden : Au moment où Adam a désobéi à l’ordre divin, à cet instant même, la mélancolie s’est coagulée dans son sang […] dont s’élevèrent en lui la tristesse et le désespoir ; en effet, lors de la chute d’Adam, le diable a insufflé en lui la mélancolie, qui rend l’homme tiède et incrédule. À la fin du XVIe siècle, 1586 plus exactement, un médecin anglais Timothy Bright fait paraître son Traité de la Mélancolie, censé s’adresser à un ami qui lui aurait demandé de le soigner contre cette maladie. Il semble plus que probable que Shakespeare ait lu cet ouvrage qui aurait eu quelque influence sur la composition d’Hamlet entre autres pièces11. En réaction à un courant de pensée qui, à la Renaissance, affirme que la mélancolie favorise l’enthousiasme12, Bright la considère comme une vraie maladie et s’applique à expliquer l’interaction du corps et de l’âme dans cette affection ; il développe en des pages particulièrement intéressantes les terreurs propres au tempérament mélancolique. La mélancolie qui est « la partie la plus grossière du sang destiné à nourrir 9. Dante, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1965, p. 925. 10. On peut songer à l’œuvre de Tirso de Molina, Le Damné par manque d’espoir, le juste pendant de L’Abuseur de Séville, voir Théâtre espagnol du XVIIe, La Pléiade, Gallimard, 1999. 11. Voir J. Dover Wilson « Shakespeare’s Kwowledge of A Treatise of Melancholy by Timothy Bright », What happens in « Hamlet », Cambridge University Press, 1935, 1967, p. 309-320. 12. Particulièrement Marsile Ficin, médecin et philosophe, dans son ouvrage De Vita triplici, titre certains de ces chapitres : « combien de causes expliquent que les hommes de culture sont mélancoliques ou le deviennent », « Pourquoi les mélancoliques ont du génie ; quels mélancoliques sont géniaux, et quels autres tout le contraire. » 13 Mélancolie / Misanthropie le corps », peut se trouver en surabondance ou dans un état d’échauffement tel que, faute d’évacuation, son excrément dégénère et rend les passions plus véhémentes. « Elles accablent et perturbent si violemment le siège tranquille de l’esprit, que toutes ses fonctions propres sont entachées de folie mélancolique, et que la raison se trouve remplacée par une crainte insensée, ou le désespoir pur et simple. » La mélancolie acquiert ainsi quelque similitude avec la folie. Peu après Timothy Bright, Robert Burton, un autre anglais, déjà mentionné, publie en 1621, son Anatomy of Melancholy. Cet ouvrage est une somme, souvent considérée comme fondatrice de la mélancolie moderne. Burton est médecin et son livre se veut l’œuvre d’un thérapeute, mais la rédaction très influencée par Montaigne13 fourmille en digressions et le style « à sauts et à gambades » rend compte de la richesse du regard qu’un homme retiré du monde jette sur lui. Burton se nomme Démocrite junior et c’est sous ce nom qu’il s’adresse à son lecteur pour présenter cet ouvrage qui par son titre se réfère à une longue tradition qui, par la dissection des corps, cherche à localiser dans les organes l’origine du mal, en observant leur corruption ou leur position. Trois grandes parties structurent l’ouvrage : la première consacrée aux causes de la mélancolie, la deuxième aux soins qu’elle requiert, la troisième aborde deux mélancolies spécifiques, celle liée à l’amour et celle liée à la religion. La première de ces deux dernières présente des développements intéressants sur la jalousie comme symptôme assurément mélancolique : Comme je l’ai déjà démontré, l’amour est la 13. Première traduction en anglais des Essais par John Florio en 1603. 14 Introduction plus violente de toutes les passions et, de toutes les potions amères que cette mélancolie héroïque nous fait boire, cette jalousie bâtarde est la pire, comme on peut le constater aux prodigieux symptômes qu’elle affiche et qu’elle provoque. Car, outre la crainte et le chagrin, lesquels sont communs à toutes les mélancolies, on trouve l’inquiétude de l’esprit, la suspicion, les accusations, les pensées fébriles, la pâleur, la maigreur, les affaires laissées à l’abandon et autres choses semblables : ces hommes sont encore plus profondément atteints et leurs symptômes sont plus graves. 14 La France classique élabore son principe de l’honnesteté 1 5 comme la conception sociale d’un équilibre humoral : le caractère français est équilibré et se veut tel face à son voisin et rival espagnol que l’on perçoit comme plus exalté, plus sombre, plus mélancolique en somme. L’esprit français conteste alors que le génie soit l’apanage du mélancolique ce que l’espagnol Huarte cherchait à établir se réclamant d’une tradition remontant à l’antique : La Mothe Le Vayer rédigera, à la demande probable de Richelieu, un Discours sur la contrariété des humeurs qui se trouvent entre certaines nations et notamment le Français et l’Espagnol. La période des Lumières et les Encyclopédistes particulièrement font faire un progrès notable à la mélancolie et à la théorie des humeurs. La mélancolie, pour eux n’est plus une comme elle l’était pour Burton ou Bright, ils la déclineront en mélancolie sentimentale qui n’est pas dépourvue d’agrément, la mélancolie religieuse, la mélancolie pathologique pour laquelle il reprenne la grande théorie humorale d’Hippocrate tout en 14. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Folio classique, 2005, p. 329. 15. Publication en 1629 de L’Honneste homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret. 15 Mélancolie / Misanthropie la tenant à distance. À ce sujet, ils fondent leur remarques sur la dissection et observent que « très souvent les cadavres de mélancoliques examinés nous font voir un dérangement considérable dans le bas-ventre » ; ils ajoutent cette remarque essentielle : « ces parties sont parsemées d’une grande quantité de nerfs extrêmement sensibles », détournant ainsi la recherche médicale sur la mélancolie des voies sanguines et digestives pour l’orienter vers le système nerveux. Les Encyclopédistes inaugurent également une idée de cure qui n’est plus fondée sur le régime ou l’exercice physique, mais sur une relation entre médecin et malade qui annonce les analyses à venir : il faut qu’un médecin prudent sache s’attirer la confiance du malade, qu’il entre dans son idée, qu’il s’accommode à son délire, qu’il paraisse persuadé que les choses sont telles que le mélancolique les imagine.16 Avec le XIXe siècle s’ouvre une période que l’on peut envisager sous un double aspect : chez les penseurs et les artistes, la mélancolie est quasi sacralisée, tandis que les médecins l’intègrent à la recherche sur la folie et inaugurent ainsi la démarche psychiatrique. C’est Kant qui vers 1780 propose en s’inspirant des thèses d’Edmund Burke, une identification de la mélancolie et du Sublime. Dans Observations du sentiment du Beau et du Sublime, il en arrive à affirmer que « le mélancolique a surtout le sentiment du sublime […] Aussi se montre-t-il très sensible à la beauté dont il attend non seulement qu’elle le charme mais qu’elle l’émeuve en lui inspirant de l’admiration. Ses plaisirs, pour être sérieux, n’en 16. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, édition de Genève, 1778. 16 Introduction sont pas moins vifs. Toutes les émotions du sublime l’enchantent plus que les folâtres attraits du beau. » Ainsi le sentiment mélancolique est engendré par « l’effroi qu’éprouve une âme remplie d’un grand dessein, lorsqu’elle considère les obstacles, les dangers à surmonter, et cette difficile mais grande victoire qu’il lui faut remporter sur elle-même. » Cette définition de la mélancolie allait avoir une influence décisive sur les Stürmers17 et au-delà sur l’homo romanticus. Le lien ainsi établi entre mélancolique et sublime, fait du mélancolique un être d’exception, un artiste dont la sensibilité excessive devient source de souffrance et de volupté indissociablement liées ce qu’exprime parfaitement la question que Senancour prête à son héros Oberman : D’où vient à l’homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s’aimer encore dans le sentiment de sa ruine ? C’est aussi ce type de réflexion qui nourrit Le Génie du christianisme qui redonne à l’acedia une nouvelle existence, le péché mortel en moins. Baudelaire lui-même par son recours au spleen est un héritier de cette conception de la mélancolie ; et sa conception de l’art moderne est tout entière contenue dans l’association entre art et mélancolie. Delacroix est pour lui le plus grand peintre de son temps car il est éminemment mélancolique. Parallèlement donc à cette façon de penser la mélancolie et plus souvent encore de la vivre, les médecins du XIXe siècle travaillent sur la mélancolie en postulant que les causes de cette maladie sont 17. Schiller dont on sait la dette qu’il contracte à l’égard de l’idée du Sublime kantien écrit un drame inachevé titré Le Misanthrope (1790). 17 Mélancolie / Misanthropie surtout morales : nous sommes bien loin de la théorie des humeurs qui présentait la mélancolie comme une affection essentiellement organique et prétendait la guérir par des régimes appropriés. Philippe Pinel médecin de Bicêtre puis de la Salpêtrière en publiant en 1801 son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale fonde donc toute la science psychiatrique dont on sait l’importance qu’elle prendra au cours des siècles suivants. Le médecin devient alors, comme le titre de l’ouvrage de Pinel le laisse entendre, un spécialiste des passions. L’origine de la mélancolie se trouve dans une idée exclusive qui parasite tout le fonctionnement émotionnel du patient. Il faut donc pouvoir remonter à cette idée pour en délivrer le mélancolique, il faut « subjuguer la passion qui, maîtrisant sa pensée, entretient son délire ». Le traitement est donc moral, il faut faire naître des émotions vives et profondes capables de faire diversion à l’idée mélancolique. La cure du mélancolique se fonde avant tout sur un dialogue avec son médecin dont les compétences doivent dépasser et de très loin la seule connaissance de la physiologie. Le malade doit être isolé, coupé du monde extérieur et soumis à l’autorité du médecin dont la méthode d’approche de la maladie n’exclut pas la ruse : « Il faut le plus souvent entrer dans leurs vues, paraître persuadé de l’existence de leurs maux imaginaires, enfin déraisonner avec eux pour les ramener à la raison » n’hésite pas à écrire Pinel ou encore : il est quelquefois à propos d’exciter chez eux des passions qui leur fassent oublier le sujet de leur délire. Pinel est particulièrement comportements cyclothymiques caractéristique des mélancoliques : 18 sensible aux qui sont la Introduction [r]ien n’est plus inexplicable, et cependant rien n’est mieux constaté que les deux formes opposées que peut prendre la mélancolie. C’est quelquefois une bouffissure d’orgueil, et l’idée chimérique de posséder des richesses immenses ou un pouvoir sans bornes : c’est, d’autres fois, l’abattement le plus pusillanime, une consternation profonde ou même le désespoir. Étienne Esquirol poursuit les travaux et recherches de Pinel en matière d’affections mentales ; il s’intéresse plus encore que son maître aux problèmes d’organisation des asiles psychiatriques et propose des modifications en matière de nosographie. Il distingue au sein des maladies mentales l’idiotie, la manie et le groupe des monomanies dans lesquelles il classe la mélancolie qu’il rebaptise « lypémanie » qui est un « délire partiel chronique, entretenu par une passion triste, débilitante et oppressive. » La dernière étape de notre petite histoire de la mélancolie nous conduit en 1917 où Freud nourrit le projet d’écrire des Éléments pour une métapsychologie ; dans cet ouvrage, il s’agit pour lui d’en venir à une théorisation des expériences conduites en matière de psychanalyse et particulièrement de travailler sur la notion de narcissisme. C’est dans cet ensemble d’essais que l’on trouve « Deuil et mélancolie ». Freud part du constat qu’une personne confrontée à une perte qui l’affecte passe par une période de deuil qu’elle finit par surmonter alors que d’autres sombrent dans un état mélancolique. Deuil et mélancolie se trouvent ainsi mis en parallèle avec pour point commun un désintérêt marqué pour le monde extérieur, un refus d’activité et la perte de la capacité d’aimer. En revanche, si le deuil n’entraîne pas d’abaissement du sentiment du moi et l’attente d’un châtiment inéluctable, l’état mélancolique, 19 Mélancolie / Misanthropie quant à lui, se manifeste par une véritable perte du moi consécutive à la perte de l’objet. La mélancolie serait donc un deuil qui n’aurait pu s’accomplir, comme une blessure interne qui refuse de cicatriser. Et si l’attitude du mélancolique se manifeste majoritairement par des auto-accusations, Freud met en lumière qu’elle a pour cible essentielle l’entourage du malade : on reconnaît que les auto-reproches sont des reproches contre un objet d’amour, qui sont renversés de celui-ci sur le moi propre. Autre trait distinctif du mélancolique, son exhibitionnisme : « il s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer à nu. » Freud tente de reconstruire le processus qui conduit à l’état mélancolique: Il existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon la perte de l’objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et 20 Introduction la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification. Dans la lignée des études de Freud puis de Lacan, les psychanalystes continuent à travailler sur la mélancolie comme le fait par exemple Marie-Claude Lambotte qui dans un article titré « La souffrance mélancolique »18 met en lumière la dimension nostalgique qui préside à l’état de mélancolie : la souffrance du sujet mélancolique apparaît en effet comme une souffrance essentiellement nostalgique qui, modelée par une aspiration au ‘ tout ou rien ’ enlève inévitablement à la réalité tout son intérêt et tout son relief. Au terme de ce rapide tour d’horizon de l’histoire de la mélancolie, on est en mesure de constater combien les études en la matière ont été riches, variées. À l’origine, maladie du corps interprétée par la théorie des quatre humeurs qui la baptise sous le signe de la « bile noire », elle se déplace très vite à l’intersection du corps et de l’âme pour devenir enfin une affection directement liée à la psyché. Cette évolution assez spectaculaire n’est pas en soi l’aspect le plus étrange de la mélancolie ; il est beaucoup plus curieux d’observer l’évolution anthropologique de la mélancolie. Entre maladie qu’il convient de soigner avec la plus grande vigilance ou signe distinctif d’une forme de génie, on comprend aisément que la mélancolie pose le problème de la perception de la relation de l’individu au groupe, de la relation de Soi à l’Autre, mais aussi de Soi à Soi. Transportée dans l’univers du théâtre, la misanthropie devient un des signes de la mélancolie, mais déclarer que le 18. Repris dans La Mélancolie, Études cliniques, Economica, Anthropos, 2007. 21 Mélancolie / Misanthropie mélancolique est misanthrope c’est aussi le condamner au nom d’une perception de l’humain qui voudrait en faire un être essentiellement social : dans cette perspective le misanthrope est le monstre qu’il s’agit d’éradiquer, l’insoumis qu’il faut rejeter de la sphère sociale sous peine de la mettre en danger. Mettre en scène un misanthrope est-ce nécessairement en faire le procès ? Chaque pièce de théâtre est-elle la mise en œuvre du précepte sur lequel s’achève L’Anatomie de la Mélancolie : ne vous laissez pas aller à la solitude et à l’oisiveté. Ne soyez pas solitaire, ne soyez pas oisif. SPERATE MISERI, CAVETE FÆLICES. Oui probablement, dans la mesure où la représentation théâtrale est célébration du groupe. Quelle chance le misanthrope a-t-il, sur la scène théâtrale, de faire entendre, et peut-être comprendre, sa mélancolie ? Georges ZARAGOZA Professeur de littérature comparée Bibliographie : Jean Clair (dir.), Mélancolie, génie et folie en Occident, Gallimard, 2005. Yves Hersant, Mélancolies, de l’antiquité au XXe siècle, Bouquins, Laffont, 2005. 22
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