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SÉVERINE VIDAL
Quelqu’un qu’on aime
ÉDITIONS
SARBACANE
Depuis 2003
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Page XXX, l’auteur s’est permis
d’emprunter quelques mots
de la chanson « En surface »
(Étienne Daho / Dominique A.)
pour composer le paragraphe XXX.
Ce roman a été écrit avec le soutien du CNL.
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Au moment où je démarrais
les corrections de ce roman,
ma famille vivait un drame effroyable.
Quelqu’un que nous aimons avait disparu.
Je dédie ce livre à tous ceux qui ont œuvré,
souvent en silence, pour que nous le retrouvions.
À mes filles, Ninon et Fantine,
pour leur indicible courage.
À mon fils Thélio, à Rayne et à Chaïm,
qui chacun à sa façon étaient vraiment « là ».
À ceux qui ont partagé avec nous
la joie inouïe de son retour,
deux mois plus tard.
À Jérôme, pour tout.
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Bande-son
– TROY VON BALTHAZAR, Son Of Magnified
– TINDERSTICKS, Another Night In
– THE KOOKS, Junk Of The Heart
– ÉTIENNE DAHO / DOMINIQUE A, En Surface
– CHAIRLIFT, Bruises
– CAT POWER, Islands
– JEFF BUCKLEY, Grace
– ELLIOTT SMITH, Angeles
– DOMINIQUE A, Le courage des oiseaux
– ASGEIR, Heimförin
– AIR, Playground Love
– FAUVE, Jeunesse Talking Blues
– BOB DYLAN, I Want You
– PAT BOONE, Love Letters In The Sand
– LOÏC LANTOINE, Je cours
– EXPLOSIONS IN THE SKY, Postcards From 1952
– THE NATIONAL, Fake Empire
– JOHNNY CASH, Ain’t No Grave
– TUNNG, Bullets
– VAMPIRE WEEK-END, Ya Hey
– ALEXI MURDOCH, Home
– ALEX BEAUPAIN, Coule
– JUBEL, Klingande
– WEEZER, Undone – The Sweater Song
– HELLOGOODBYE, Coppertone
– GAËTAN ROUSSEL, La Simplicité
– MAX FROST, White Lies
– RADIOHEAD, You And Whose Army ?
– FEIST, So Sorry
« Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.
C'est un jour comme celui-ci, un peu plus tard,
un peu plus tôt, que tout recommence,
que tout commence, que tout continue. »
Georges Perec, Un Homme qui dort
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PREMIÈRE PARTIE
TEXAS CHAOS
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DIXIE
Dans les jours qui ont suivi la naissance d’Amber, Dixie
était sûre de s’en sortir toute seule. D’y arriver. Elle se
doutait bien que rien ne serait facile – faudrait être naïve,
quand on a dix-huit ans et un enfant dans le ventre, pour
penser que la vie va s’écouler tranquille, sans accroc, ni
moments de solitude inouïe.
En rentrant de la clinique, elle a simplement ajouté
sur la boîte aux lettres le prénom de sa fille, juste là, près
du sien.
Amber et Dixie Pearl-Robinson.
Au feutre indélébile rouge.
Elle a parfois le sourire aux lèvres, des jours entiers,
à observer Amber. Et puis, un truc la rattrape et la cloue
au sol, tétanisée ; une réflexion de ses parents ou de sa
sœur tellement persuadée qu’elle a fait la connerie de sa
vie en gardant le bébé, un appel du banquier, la babysitter qui fait faux bond à dix minutes du début du
cours… ou même un E en sciences, comme la semaine
dernière. Un truc dans ce genre la rattrape et alors elle
est capable de se tordre de douleur des nuits entières,
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à bouffer son oreiller miteux, à se demander comment
tout ça va finir.
Dixie, sept jours sur sept, a peur.
Depuis qu’elle a appelé Matt, Dixie en tremble.
Dixie, depuis qu’elle sait qu’ils se retrouvent Chez Irene
à 20 heures, ronge le rouge vif de ses ongles – tellement
qu’elle en garde un peu, sur sa langue, du vernis qui s’accroche.
Elle lui a d’abord laissé un message, comme si rien ne
s’était passé.
« Matt, salut c’est Dixie… tu sais ? À l’occase, rappellemoi si t’es toujours dans le coin. Bye ! »
Et elle a raccroché. Merde, elle aurait bien jeté le téléphone sur le mur s’il ne lui avait pas coûté 345 dollars.
Elle s’est sentie ridicule ; « bête à bouffer du foin », aurait
dit sa mère. Elle s’est répété les mots laissés sur le répondeur de Matt.
« Tu sais ? »
Et puis quoi encore ? Il manquerait plus que ça, que
ce petit cow-boy de pacotille ne se rappelle pas d’elle dans
la minute ! Qu’il ait oublié ses fossettes, son port de reine,
ses cheveux fins, blonds, ondulés, la chouette courbe de
ses fesses, et ses yeux de biche, et son humour à tomber et ses petits seins pointus – sans parler de ses crises
de jalousie, de la beigne qu’elle lui a collée la dernière
fois qu’ils se sont vus, et des éternels reproches, et de
l’aigreur, et de la fin de leur amour… et bien sûr, de la
misérable lettre de menaces qu’elle lui avait écrite.
« Rappelle-moi si t’es dans le coin. »
Dixie en rigolerait, si ça n’était pas sinistre à crever.
En fin d’après-midi, elle a laissé Amber chez son amie
Greta, pour avoir le temps de se préparer.
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Après avoir passé deux heures à se changer, Dixie a
finalement opté pour l’ensemble jean, T-shirt et pull de
base. Elle a décidé d’arriver un peu en retard. Parce que
ça fait classe. Ça fait la fille qui s’en tape, au fond. La
fille au-dessus de tout, surtout des Texans en carton qui
ne portent même pas de chapeau.
Elle s’est garée devant chez Irene et a attendu dans sa
voiture.
Puis elle a redémarré, fait demi-tour. Elle est repassée chercher Amber chez Greta, qui était en train de lui
donner le bain. Dixie a séché sa fille en vitesse, pendant
que Greta préparait les affaires de la petite.
– Mais, Dixie, qu’est-ce que tu fous !? J’étais censée
la garder jusqu’à ce soir !
– Je sais. Je suis désolée…
– Tu es tout le temps désolée. Et puis tu changes d’avis,
tu fais le contraire de ce qu’on avait dit, tu débarques,
tu reprends Amber… t’es chiante. Super chiante !
Dixie accuse le coup. Elle connaît Greta depuis onze
ans. Ensemble, elles ont fait des milliers de soirées
pyjama, elles ont partagé chaque jour le chemin jusqu’à
l’école dans le grand bus jaune, elles ont échangé des cigarettes, des garçons – et même une fille lors d’une soirée mémorable –, elles ont assisté, collées l’une à l’autre,
aux mêmes concerts, aux mêmes remises de diplôme,
elles sont parties en vacances cinq fois ensemble. Greta
est la seule personne au monde avec laquelle Dixie peut
partager un lit, parler avant le thé du matin, échanger
des sous-vêtements ou se repasser un chewing-gum
mâché. Et Dixie prend toujours en compte ce que lui
dit Greta, parfois avec un léger décalage dans le temps,
mais toujours.
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– Z’êtes dure, mademoiselle Richards. Vraiment
dure.
– Je t’emmerde. Me fais pas le coup de l’accent texan,
je rigole pas ! Tu vas finir par foutre cette gosse en l’air,
à lui donner aucun cadre. Tu joues à la poupée… Allez,
prends-la et barre-toi.
– Tu… T’es sérieuse ?
– Jamais été plus sérieuse. Tu vas lui présenter ta fille,
à Matt, c’est l’idée ?
– Pile. Ça nous fera un sujet de conversation.
– Ah ça, il va pas être déçu ! Attends quand même qu’il
ait bu deux-trois bières avant, hein ? Qu’il te fasse pas
un infarctus direct.
– T’es vraiment fâchée, Greta ?
– Oui. Mais bon, j’ai gagné une soirée tranquille…
– À demain à la fac !
Malgré tout, Greta a souri à Dixie et Amber. Ou seulement à Amber, se demande Dixie – mais dans le doute
elle prend le sourire et s’en va.
Dixie est donc arrivée encore plus en retard que prévu,
mais Matt est un champion toutes catégories dans ce
domaine, et il l’a avertie par sms qu’il serait là « d’ici dix
minutes ». Elle se retrouve donc assise chez Irene, devant
un chocolat chaud, sa fille sur les genoux, à attendre que
Matt déboule, s’assoie, s’étonne, s’étrangle.
Quand elle le voit à travers la vitre, il est au téléphone,
marchant vers elle, puis s’arrêtant pour attraper le journal dans la boîte à l’entrée du bar, la refermant avec le
coude. Quand elle le voit, il ne la voit pas ; alors il est
léger, encore. Il plane, comme d’habitude. Plus pour longtemps… Le corps de Dixie se raidit, d’un coup elle n’a
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plus envie d’être là, plus du tout. Elle sent une goutte
de sueur descendre le long de sa colonne vertébrale. L’air
lui manque.
Elle ferme les yeux, colle son nez dans le cou de sa fille,
là, pour renifler sa toute petite transpiration de bébé. Elle
inspire un grand coup. Lorsqu’elle relève la tête et sort
des cheveux bouclés d’Amber, il est assis face à elle…
face à elles.
Et Dixie n’a plus peur du tout.
***
– Tu nous présentes ? lui demande Matt dans un sourire, en désignant Amber d’un coup de menton.
– C’est Amber, ma fille Amber.
Matt tend la main pour attraper les petits doigts du
bébé.
– Salut petite, what’s up ?… Elle a quel âge ?
– Dix-huit mois et cinq jours.
Léger voile dans le regard.
Matt ne lâche pas la main du bébé, son épaule n’a pas
frémi, il continue à lui caresser doucement la paume avec
le pouce.
– Matt, je…
Là, elle voudrait qu’il parle, qu’il tombe du ciel et qu’il
se mette en colère, lui fasse des reproches, parte en faisant voler sa chaise. Mais il ne prononce pas un mot, il
reste assis en silence, les yeux rivés sur Amber.
Elle reçoit un appel, attrape son téléphone, l’éteint. À
la serveuse, elle commande un café d’un geste affolé.
– Et une bière pour moi, déclare Matt, sans relever les
yeux vers Dixie.
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– Tu sais, je n’avais pas le choix… Tu n’en aurais pas
voulu et je tenais à la garder. Tu m’avais dit que tu ne
voulais plus entendre parler de moi, plus jamais… Tu
as dit que j’étais un boulet, que je foutais ta vie en l’air
avec mes lettres de menace pourries. Quand j’ai su que
j’étais enceinte, tu sortais déjà avec Mary – je vous ai vus,
au Palladium, un soir. J’avais peur que tu me demandes
d’avorter. J’étais sûre de m’en sortir… D’ailleurs, je m’en
sors pas si mal. Alors, je suis partie, j’ai trouvé un appart
près de la fac. Et puis, tu…
– Arrête Dixie, te fatigue pas.
Dixie déglutit.
Pile à ce moment, la serveuse pose le café et la bière
sur la table, passe un coup d’éponge et s’en va.
– Quoi ?
– Te fatigue pas, je ne t’en veux pas du tout. Je t’aurais jamais dit d’avorter. T’as bien fait de la garder.
– Mais…
– Elle est belle. Elle ressemble un peu à ma mère, non ?
Tu avais vu des photos de ma mère quand elle était
petite ? Elle a ses cheveux bouclés. Et son regard. Au coin
de la rue tout à l’heure, je l’ai vue tu sais, je l’ai vue et
j’ai su que c’était ma fille. Je ne t’en veux pas. Pleure pas,
Dixie, pleure pas, je déteste quand tu pleures.
Dixie le sait, ça : Matt n’aime pas les larmes – celles
des autres et encore moins les siennes. Mais elle n’a pas
pu se retenir, parce que ces mots, c’est comme s’ils lui
redonnaient l’air, qui lui manquait. Comme s’il rendait,
d’un coup, ce qu’il lui a pris en la quittant.
– Tu veux la prendre ?
Matt se lève et attrape sa fille.
– Amber, salut, c’est moi, c’est papa. J’étais pas là, mais
ça va changer. Maintenant, tu m’as.
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Il se rassoit, en la tenant bien, sa grande main posée
sur le ventre.
– Tu t’y prends bien…
– Je vais essayer.
– Matt, si je t’ai fait venir, c’est que j’ai besoin de toi.
– Ben oui, j’ai compris. Je vais être là, près de vous deux.
– En fait, voilà… j’ai trouvé un travail pour les deux
mois qui viennent. Un truc qui va me rapporter un peu
de fric, mais fatigant. Je voudrais que tu la prennes. Que
tu prennes Amber pendant ce temps. Moi, je pourrai pas
m’en occuper.
– Oh là. Une minute, attends… Tu veux dire, juste
Amber et moi, tout l’hiver ? Tu rigoles, hein ? J’apprends
que j’ai une fille à 20 h 05 et à 20 h 09, tu me la laisses
deux mois ?! T’as d’autres surprises comme ça, Dixie ?
Tu peux pas être sérieuse !
Là, Matt ne sourit plus tout ; il a réinstallé Amber sur
ses genoux, en la collant contre lui.
– Non, mais je pensais… Enfin… Peut-être que tu pourrais la prendre et aller la déposer chez mes parents ? Tu
sais, ils habitent à…
Il la coupe :
– À Bend !? Dans l’Oregon ?? Oui, je sais ! Et tu crois
que je vais aller la trimballer à l’autre bout du pays ? Comment tu veux que je fasse ça ? Et puis, de toute façon,
j’ai un grand projet pour cet hiver.
Dixie démarre au quart de tour :
– C’est Mary, ton grand projet ?
– On n’est plus ensemble… Enfin, plus vraiment. Non,
c’est avec Gary.
– Ton grand-père ?
– Ouais… On part tous les deux. Il est malade et je…
Bref, je ne peux pas prendre la petite. Désolé.
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Dixie est déjà debout.
Elle ramasse les affaires de sa fille, sort deux dollars
de son sac et les glisse sous la tasse.
Elle prend doucement Amber dans ses bras et s’en va.
Matt n’a pas fait un geste, ne s’est pas retourné pour
les regarder partir.
Il se passe la main dans les cheveux.
Puis il se rend compte qu’il n’a pas touché à sa bière.
Porte le verre à sa bouche et boit, cul sec.
Une bière bien chaude, une bière qui a trop attendu.
GARY
Les premières fois, il n’y a pas vraiment prêté attention. Il avait « juste oublié ». Oublié où il avait encore
posé son porte-monnaie, oublié le prénom de la voisine
du dessous, oublié un rendez-vous chez le dentiste. Gary
a d’abord mis ça sur le dos d’une rigolote hérédité : sa
mère était tête en l’air, comme sa grand-mère, ses deux
tantes et la grand-tante Rosa avant elles.
– Tête en l’air de mère en fils ! On ne peut rien contre ça !,
voilà ce qu’il avait répondu à Matt qui lui faisait remarquer que le congélateur n’était peut-être pas le meilleur
endroit où ranger ses clés.
– Et puis, si ce n’est pas l’endroit le plus classique, c’est assurément le plus froid, non ? avait enchaîné Gary, comme pour
rappeler que dans sa famille, l’humour aussi se transmettait de génération en génération.
Rien de grave, donc.
Et puis, les alertes étaient devenues de plus en plus
nombreuses. Et de plus en plus difficiles à cacher.
Par exemple, quand il avait commencé à confondre les
prénoms de ses deux petits-fils, Matt et Vince, ce qui les
agaçait prodigieusement. Un jour, Matt avait perdu
patience :
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– Old Gary ! Je suis Matt, pas Vince ! Vince a onze ans
et joue encore au cow-boy dans la cour de ton appart.
Moi je suis Matt, regarde, j’ai des poils au menton !
– Désolé, fiston. Si je me goure encore, t’as le droit de
m’appeler Helen, comme ta mamie !
C’était une période où l’évolution de la maladie n’empêchait pas Gary d’en rire.
Tout s’était accéléré dans les mois suivants : il fut deux
fois ramené chez lui (une fois par un voisin, l’autre fois
par Rich, un gars sympa de la police de San Antonio)
alors qu’il s’était perdu en ville… vêtu de son pyjama.
Matt avait envisagé de s’installer avec Gary – lequel
lui avait formellement interdit d’emménager dans sa maison, alors qu’il ne manquait pas de place depuis la mort
de sa femme. Mais Old Gary avait tenu bon ; il s’était
même très vite inventé une nouvelle phrase préférée :
– Fous pas ta vie en l’air pour un vieux sénile !
Du coup, Matt avait renoncé à son projet, se contentant d’accompagner son grand-père à l’hôpital pour les
examens et les scanners prescrits.
Le mot « Alzheimer » fut prononcé pour la première
fois quelques jours plus tard, dans le cabinet du Docteur Pirchztf.
Gary et Matt étaient restés silencieux un long moment
dans le cabinet ; et puis encore sur le chemin du retour.
Le soir à table, Gary avait brusquement eu l’air inspiré… avant de s’écrier dans un éclat de rire :
– Docteur Pirchztf… il le fait exprès, ce con de médecin, tu crois pas ?! Un nom pareil, imprononçable, je ne
m’en souviendrai jamais, je vais forcément croire que
ma maladie s’aggrave, et donc retourner le voir et payer
d’autres consultations… c’est le cercle infernal !
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– Bien joué, Docteur Pshitt ! avait lancé Vince, du haut
de ses onze ans.
Le nom était resté, à tel point que récemment Gary
l’avait appelé comme ça en consultation – mettant la boulette sur le compte de ce bon vieil Alzheimer, face à un
Docteur Pirchztf un peu énervé.
Et ce matin, Gary sait que Matt doit venir mais impossible de se rappeler à quelle heure. De même qu’il n’a
aucune idée de l’endroit où il a bien pu ranger son pantalon préféré, son polo blanc et son gilet en coton. Il
cherche, s’acharne, s’impatiente et se souvient soudain
que la voisine vient de temps en temps lui faire du repassage, depuis le jour où il a failli faire cramer la résidence
en laissant le fer allumé. Alors il se rend chez elle – en
slip et chaussettes –, ressort quelques minutes après,
habillé de la tête aux pieds. Beth ne s’étonne plus de rien,
elle a suivi de près l’évolution de la maladie de Gary, son
voisin depuis vingt-sept ans. Elle rigole en le ramenant
à la porte de l’appartement.
– Matt vient vous voir aujourd’hui, vous vous souvenez Gary ?
– Oui, je ne suis pas fou. Il vient pour préparer le voyage
qu’on va faire tous les deux ! C’est bien pour ça que je
voulais récupérer ce foutu gilet !
Beth lui claque une bise sur le front, referme la porte
et s’en va.
En attendant son petit-fils, Gary décide de préparer
le thé – puis il oublie ce qu’il voulait faire en arrivant
dans la cuisine. Il va s’asseoir dans le canapé du salon,
avec l’album-photos de son mariage avec Helen. Il lui
parle un peu, lui demande si elle est heureuse où elle
est ; si elle se souvient du moment où les alliances étaient
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tombées par terre, et qu’ils avaient dû se mettre à quatre pattes dans l’église parce qu’elles avaient roulé sous
l’autel, et qu’ils avaient eu ce fou rire monstrueux… Bref,
Old Gary ressasse, et d’ailleurs c’est bien ce que Matt
et le docteur Pshitt lui ont conseillé : se raccrocher aux
souvenirs marquants, regarder des photos, parler à l’être
aimé.
Il essuie les larmes qui lui noient le visage. Se
demande si c’est vraiment une bonne idée, cette technique du souvenir vivant. Reste là, tout pantelant, perdu.
Et puis, il fouille dans un tiroir pour trouver un marqueur noir et se dirige vers la salle de bains – déterminé.
Face au miroir, Gary retire son polo Lacoste blanc.
Scotchée sur le mur, la photo de Pat Boone semble lui
faire de l’œil. La star des crooners, dans les années 60
– enfin, avant qu’Elvis lui pique la vedette. La star des
stars quand même, à tout jamais, pour Gary. Son idole,
quoi ! Sa jeunesse.
Gary retire le capuchon de son stylo et, à haute voix,
commence à chantonner I Almost Lost My Mind, tout en
se mettant à l’ouvrage.
La sonnette le fait sursauter, le feutre lui tombe des
mains. Alors que Gary court vers la porte, il se souvient
que Matt vient ce soir.
Son petit-fils est déjà dans le salon – il pose son sac
sur la table et se dirige vers son grand-père pour le serrer dans ses bras.
– Hé ! Old Gary ! La porte était ouverte, je suis rentré. Dis-moi, tu… Mais qu’est-ce que t’as fait, Papy ?!
C’est quoi, tout ça ?
Gary baisse les yeux et contemple le résultat de son
atelier-dessin au marqueur, bien visible sur son torse.
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Les mots I ALMOST LOST MY MIND, recouvrent
ses épaules, sa poitrine, son ventre.
– T’aimes pas, fiston ? Je m’ennuyais…
– Non, c’est… sympa ! T’as du talent ! lui répond Matt
avec son petit sourire en coin. T’as pas encore perdu tes
esprits, y a de la marge… et on va faire revivre tout ça
bientôt, tu te souviens ?
– Oh oui : ça, je ne sais pas pourquoi, je ne l’oublie
jamais. On part sur les traces de Pat Boone, et ça sera
bien. Deux mois avec toi. Je suis heureux.
– Ce soir, faut qu’on retravaille le planning et le trajet. Faut qu’on décide ce qu’on fait après la Californie.
– Au boulot, alors. On a assez traîné !
***
Dans le bureau des articles de journaux traînent par
terre, la carte de l’Amérique du Nord est punaisée audessus d’une table surchargée de vieilles photos… le tout
sous le regard d’un immense Pat Boone en noir et blanc,
la taille du mur, accroché à même le rideau, avec des
aiguilles prises dans la boîte à couture d’Helen.
– Waouh, t’as bossé comme un fou, Old Gary… Tu
m’épates !
– Puis t’as vu, il nous surveille le bougre !
– Oui, d’ailleurs c’est flippant ton machin. Tu l’as trouvé
sur ebay, le poster grandeur nature de LA star ?
– Non, je l’ai toujours eu, mais Helen détestait Pat. Elle
le trouvait con. J’avais pas le droit de déplier le poster,
même que j’allais le regarder en douce dans le garage !
– T’es amoureux, toi !
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– Pat Boone, c’est un truc important dans ma vie, tu
le sais bien… C’est pour ça qu’on le fait ce trip, hein,
Matt ?
Matt s’assoit sur le bord du bureau de Gary et attrape
machinalement deux-trois photos posées là.
– C’est qui la jolie fille rousse à côté de toi, sur cellelà ? Vous étiez où ?
Gary se rapproche, jette un œil, rien ne vient, il s’en
sort avec une parade et un éclat de rire :
– Pfff, demande-moi plutôt qui est ce gamin à côté de
la jolie fille rousse ! Regarde ça, la petite mèche, la cigarette, l’air de gueuler au monde entier : J’ai l’avenir devant
moi et je vous emmerde !! Un gosse… et pourtant j’étais
sûr d’être un homme, un vrai.
Matt n’insiste pas, la rouquine restera un mystère, et
c’est aussi bien comme ça.
Ensemble, ils continuent à décider quelles villes ils traverseront, quelle salle de spectacle ils tenteront de retrouver.
– Bon, papy, le trajet en Californie est bouclé : on a trois
étapes, San Diego, Monterey et un bled paumé près de
San Francisco, Pacifica. C’est le reste du voyage qu’on
doit tracer. Vous étiez allés où, après ?
– C’était en 58… Imagine, fiston : parfois j’oublie les
trucs que j’ai faits dix minutes avant ! Alors, la tournée
de Pat Boone en 1958…
– On va y arriver. Passe-moi ton carnet de notes. Et
j’ai fait des recherches sur Internet, j’ai trouvé des témoignages de fans comme toi…
– Tu vois, tu te moquais… j’étais loin d’être le seul à
aimer Pat ! À le préférer à Elvis. On était des dizaines
à suivre sa tournée, cet été-là. On campait, on passait
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notre temps à voir des concerts, à picoler, à draguer, à
dormir… La belle vie.
– Bon, enfin, ça vaut pas Elvis quand même ! balance
Matt pour secouer un peu la mémoire flottante de son
grand-père.
– Tu sais pas ce qui est bon, toi. Elvis… Ricky Nelson, The Platters : c’était rien par rapport à ce gars-là.
Pat Boone a été 220 semaines de suite dans le Top 50,
il a fait douze films, il…
– Je sais, Gary. Je disais ça pour…
– Vérifier que le vieux en a toujours sous les godasses ?
Ben tu vois. Pat Boone, il est marqué au fer rouge dans
ma tête. Je lui ai consacré tous les étés de mon adolescence… Et puis…
– Oui ? Quoi ?
– C’est à mon retour de la tournée que j’ai rencontré
ta grand-mère… que je suis devenu adulte, qu’on s’est
mariés. Tout ça.
– Mamy… la fille qui fait rouler les alliances…
Gary se ferme, d’un coup. Une ombre dans les yeux.
Helen ne doit pas être bien loin, se dit Matt sans y croire.
« Gary, il faut que je te parle d’un truc. Un truc important. Mais je voudrais tout te dire d’une traite, sans que
tu me coupes la parole. Surtout, je veux que tu évites les
blagues ; je ne veux aucune de tes blagues pendant les
cinq prochaines minutes, OK. ? »
Sur le coup, Gary a presque envie de faire croire à une
crise soudaine, échapper à tout ce sérieux, toute cette
lourdeur – tiens, écarquiller les yeux et bafouiller : Mais
qui êtes-vous, jeune homme ? Ou demander une pizza œufspepperoni en claquant des doigts. Ça ferait taire Matt,
sûr. Mais au lieu de ça, il attend la suite.
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– Vas-y… J’espère juste que c’est rien de grave.
– Grave… non. J’ai revu Dixie.
– La foldingue ?
– Gary… t’avais promis…
– Pardon, continue.
– Donc, j’ai revu Dixie. Elle n’était pas seule, elle avait
une petite fille sur ses genoux, Amber. Ma fille. Enfin,
notre fille, quoi. Tu sais, Old Gary, on s’aimait quand
même, avant de se déchirer, avant qu’elle pète un
plomb et me menace, me gifle… toute cette merde.
Amber est née de ce qu’on a eu avant tout ça, des quelques
semaines où je voulais Dixie pour la vie. Bref, la petite
a un an et demi – ton arrière-petite-fille, tu te rends
compte ? Non, ne réponds pas, attends. J’ai pas fini.
Amber, elle ressemble à Maman, tu sais, quelque chose
dans le regard et puis les cheveux frisés, et la fossette…
Et Dixie m’a dit qu’elle avait besoin de moi pour garder Amber pendant les deux mois qui viennent. Elle voulait que j’aille déposer la gosse chez ses parents à Bend,
ou que je m’en occupe. Elle a trouvé un boulot, un truc
avec des horaires pourris, genre serveuse… Je sais pas.
Ça, j’ai dit non. Je saurais pas m’en occuper, je suis pas…
prêt. Et puis il y a le Pat Boone Trip. Mais après le voyage,
je te la présenterai. Voilà, c’est pour ça que je t’en parle.
On part ensemble, je retrouve ma fille en rentrant, et
tu verras comme elle est belle. Et sa peau, ses petits doigts.
Toute douce.
Gary s’est assis, sonné.
Il regarde son petit-fils, puis ses yeux passent des photos d’Helen aux cadres sur les murs – ses enfants dans
les années 80, Paul sur un surf lors du voyage à Hawaï,
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DeeDee dans sa poussette rouge… comme pour se raccrocher à des choses qu’il connaît bien.
– Les yeux de DeeDee, c’est vrai ?
– Oui, je l’ai reconnue tout de suite. Dixie ne m’avait
encore rien dit, et moi je savais. J’avançais vers elle en
pensant J’ai une fille, j’ai une fille, j’ai une fille…
– T’as pensé ça, mais t’as pas été plus loin, toi !
– Heu… Quoi ?
– Nom de Dieu, Matt ! Tu viens de te découvrir une
fille, tu dis qu’elle ressemble à ta mère, à ma DeeDee –
au passage, qu’est-ce qu’elle trafique, celle-là ? Des
semaines qu’elle n’est pas venue me voir… Bref, tu dis
qu’elle a ses boucles blondes, sa fossette, son regard, tu
dis tout ça et puis tu la laisses sa mère dans la mouise ?!
Tu ne te sens pas prêt ? Et quand est-ce que tu seras prêt,
alors ?! C’est toi qui perds la boule en fait, pas moi.
Là-dessus, Gary se lève d’un bond, crie, remue les bras
dans tous les sens, menace. Il jette les photos par terre,
d’un geste violent, balaie les papiers posés sur la table,
qui retombent doucement, comme s’ils ne voulaient pas
l’énerver plus. Et puis, calme après la tempête, Gary
tombe assis, se prend la tête entre les mains et répète en
boucle, comme dans un souffle : Dis pas que t’as une
fille si t’assumes pas d’être un père. Dis pas que t’as une
fille si t’assumes pas d’être un père.
Matt voudrait bien se défendre, protester, et aussi rappeler « au passage » que si sa mère n’est pas venue ces
temps-ci, c’est qu’elle est morte il y a un an, un an pile,
demain. Que c’est déjà dur d’apprendre qu’on a un enfant,
l’année de ses 21 ans alors qu’on s’attendait à tout sauf
à ça, et que c’est pas la peine de hurler comme ça. Mais
Matt ne dit rien du tout. Il rejoint Gary qui a filé dans
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la cuisine, et il vient lentement se coller près de lui,
comme quand il était tout gamin, pour sentir son
odeur, son eau de toilette vieillotte, pour le sentir
vivant.
– Te colle pas, Vince. Tu m’agaces quand tu te colles.
– Je suis Matt… Vince est pas là. On le voit samedi.
– Te colle pas, qui que tu sois. Tu faisais ça, toujours.
– Quoi ?
– Vérifier. Vérifier qu’on respire, qu’on n’est pas
mort. Une fois, tu m’avais réveillé. J’avais ouvert les yeux,
et t’étais là, petit con, la joue collée à mon nez, tu
voulais sentir l’air sortir, pour être sûr. Je me suis pas rendormi après ça. Tu foutais les jetons. Alors te colle pas.
– OK, je dégage. Tu sais quoi ? Je vais même dégager
carrément, te foutre une paix royale. Je me tire. Reste
tout seul, c’est comme ça que t’es le mieux.
Matt est déjà sorti de la cuisine, il touche la poignée
de la porte d’entrée, va partir.
– Je pars ! Papy ? Oh ! Je pars pour de vrai, là.
Gary continue à se préparer un café. À nouveau très
calme. Il attend que l’eau boue.
Puis il se retourne :
– Matt, appelle Dixie. Dis-lui qu’on emmène la petite
avec nous pour les deux mois. Ça lui fera voir du pays.
MATT
Le dimanche matin, Matt est allé frapper chez Dixie ;
il ne l’avait pas prévenue. Greta lui avait donné l’adresse
et il voulait surprendre Dixie, voir à quoi ressemblait
son appartement, si Amber y avait un coin à elle, si c’était
propre ou aussi minable qu’elle le disait.
La veille, Old Gary l’avait convaincu de prendre Amber
avec eux. Ensemble, ils avaient réfléchi, relu le planning
et décidé de faire le trajet entre San Antonio et San Diego
en avion, pour éviter à la petite un long voyage à l’arrière de la vieille Ford sans clim de Gary.
Matt avait du mal à imaginer le voyage prévu, « avec
un bébé dans les bagages ».
– Je pense qu’elle tiendra pas dans ta valise, faudra lui
prendre un billet en cabine, avait répondu Gary, en souriant.
Matt souriait lui aussi en frappant à l’appartement, il
souriait encore quand Amber a surgi essoufflée avec son
pyjama de lutin ; et il souriait toujours tandis qu’il expliquait à Dixie qu’il avait changé d’avis et qu’il s’occuperait de sa fille.
Ensuite, elle lui avait fait visiter les 19m2 du studio,
le coin pour Amber, caché derrière un paravent japo-
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nais en feuille de riz. Il avait trouvé que ça sentait plutôt bon – à quoi s’attendait-il au juste ? – la vaisselle était
faite, la minuscule salle de bains débordait de petits jouets
en plastique et rien ne traînait sur la moquette, pas de
bouteilles de bière, pas de cendriers bourrés de mégots.
Un studio d’étudiante, avec quelques détails en plus :
tétine, paquets de couches et lit à barreaux.
– Vous êtes bien, là…
– Petit mais oui, ça va, on s’en sort. Tu sais, je fais ce
que je peux. L’argent que je vais me faire avec ce job, c’est
pour elle.
– C’est quoi ce job ?
– Serveuse, comme d’hab… mais dans un club de
concerts, avec des horaires de tarés… Tu me sauves.
– Je…
– Tu le fais pas pour moi, je sais. Mais merci quand
même.
– On a prévu un voyage souvenir vivant avec Gary.
– Souvenir vivant ? C’est quoi, une secte ?
– Pas du tout… Il a l’Alzheimer, en fait. Je l’emmène
sur les routes qu’il a prises en 58 : avec une bande de
copains, il suivait la tournée de Pat Boone et…
– C’est qui, ça ?
– Un crooner, vachement connu à l’époque. Enfin,
jusqu’à Elvis… sauf que le gars est toujours vivant,
contrairement au King ! Old Gary est obsédé par lui,
par ce voyage. J’espère que des souvenirs remonteront,
je sais que ça va pas le guérir mais…
– Mais tu veux faire ça avant qu’il soit trop tard.
– Ouais. Et puis ma mère, est morte l’an dernier et avec
mon père, on ne se parle plus, donc j’ai plus que Gary.
– T’as Gary, oui… et Amber, maintenant.
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Matt se retient de justesse. Il a eu très envie de la serrer dans ses bras, et puis de tout pardonner – la lettre,
la gifle et le reste. Et puis non.
– Quand même, j’appréhende un peu… J’ai jamais fait
ça, enfin… Tu penseras à me mettre des gilets, un manteau chaud, une écharpe, t’as vu ce temps, c’est dingue !
Jamais vu un truc pareil au Texas…
– J’ai une idée. Et si je te la laissais d’abord aujourd’hui
et ce soir : un petit week-end pour apprendre à vous
connaître. Pas bête, non ? Même pour elle, c’est bien, ça
la chamboulera moins. Je la reprendrai pour lui expliquer tout ça, préparer les valises avant votre départ. Ça
te va ?
Finalement Matt a dit qu’il était d’accord, et il est donc
reparti avec sa fille avec lui, sa petite main dans la sienne,
un sac Barbie dans l’autre, rempli de biberons, couches,
lingettes, tétines et petits pots.
– Au fait, elle a pas de doudou ?
– Non. Rien. Elle s’endort comme une fleur. Pas de
doudou. Elle t’attendait peut-être pour que tu puisses
lui en offrir un !
C’était la veille et Matt a l’impression que ça remonte
à un siècle. Depuis, il a joué au poney en se mettant à
quatre pattes, il a emmené Amber au parc pour faire de
la balançoire, fait demi-tour direct parce qu’elle était
gelée, il lui a donné un bain en se façonnant une barbe
avec la mousse du shampoing, il a mis et retiré le gilet
rose cent fois au moins, il a raconté plusieurs fois le
même livre en changeant de voix pour chaque personnage, il a chauffé deux biberons, nettoyé six fois la tétine
tombée par terre – dont une fois en la lavant dans sa
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propre bouche (sans savoir si c’était une solution bien
recommandée, la salive paternelle) –, découpé une
mangue en mini-morceaux et jeté cinq couches bien
remplies. Et aussi, il a fait un câlin du soir, leur tout premier, il a essuyé deux grands yeux pleins de larmes parce
que « maman manque », il s’est aussi endormi près d’elle,
et enfin, il a rampé hors de la chambre pour ne pas la
réveiller.
Et puis, parce que Matt est Matt, il est retourné vers
minuit voir si Amber dormait bien. Il s’est collé le visage
contre elle, a remis le drap Toy Story en place sur son
minuscule corps tout chaud.
Il a approché sa joue près de son nez à elle, pour sentir le petit souffle, être sûr qu’elle respire.
Pour vérifier.
Ce matin, Amber réclame Dixie, ce qui semble très normal – un papa, ça ne s’apprivoise pas en un jour et demi.
Il ira la raccompagner ce soir, après être passé chez Old
Gary.
Gary lui dira sûrement qu’il est heureux de faire la
connaissance de cette baveuse avant de se mettre à baver
lui-même. Il fera des blagues garyesques parce qu’il préfère ça à l’émotion brute. D’ailleurs, Matt se souvient
que ce sacré vieux bonhomme a fait pareil à l’enterrement de sa mère DeeDee : ce jour-là, Gary n’a pas pleuré,
pas préparé de mot à lire à l’église. Au lieu de ça, il a fait
des blagues douteuses, des jeux de mots pourris qui ont
mis une partie de la famille mal à l’aise et que Matt a
justifiés en évoquant la maladie. Puis, quand Matt s’est
effondré dans les bras de son oncle Paul, Gary les a
rejoints ; et là seulement, il s’est comme blotti en les
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entourant de ses bras. Il a chuchoté à son petit-fils :
« Pleure pas mon Matt, elle reviendra. Si elle ne revient pas
d’elle-même, on ira la chercher ». En sanglotant à son tour,
comme un môme.
Matt pense à tout ça, au week-end complètement
dingue qu’il vient de vivre, aux surprises que réserve
l’existence.
À Amber, sa baveuse petite fille qui insuffle sur son
hiver un air si chaud.
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LUKE
Luke est réveillé depuis longtemps quand l’alarme
de son téléphone sonne. Il n’a quasiment pas dormi de
la nuit. L’état de la chambre en atteste : on dirait un
lendemain de fête. Des fringues, des CD, des chips, des
canettes de root-beer partout… Après avoir tourné
sans arrêt dans son lit, il est d’abord sorti vers trois
heures du mat’ faire quelques paniers, en caleçon. Puis
il a pris une douche brûlante, il s’est allongé par terre
et il a écouté Matilda en boucle, au casque pour ne pas
déranger la famille. Matilda en boucle pour que Bonnie la boucle, elle, dans sa tête à lui. Mais Bonnie ne
se tait jamais. Pas depuis qu’il l’a vue avec sa main dans
la main de ce con de Gareth, sa tête sur l’épaule de
Gareth, sa langue dans la bouche de Gareth, Bien installée dans son crâne, pas prête à se barrer. Bonnie en
boucle, et ce goût d’occasion ratée, ce goût de brouillard, d’amour envolé.
Et elle lui dit quoi, Bonnie ? Elle lui chuchote : T’es
qu’un naze, Luke, t’arrives pas à la cheville de mon nouveau
mec… avec lui, je m’éclate, on rigole, on jouit, on boit, on profite. Elle lui susurre : Je t’ai oublié, maintenant je vais te
bouffer la vie comme t’as bouffé la mienne. Le reste de la
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nuit, Luke l’a passé à dormir par tranches de vingt
minutes, à se torturer en regardant les dernières photos avec elle, à se rappeler comme il aimait sa peau bizarre,
un peu râpeuse, à reprendre une douche dans la foulée,
à vomir son amour mort et des litres de root-beer.
D’une pression du pouce, Luke éteint la sonnerie de
son portable en râlant. Il n’a pas envie d’aller au lycée,
ni de causer avec Sam, Daria ou Ray. Il n’a pas envie de
croiser Bonnie, ni de faire semblant de ne pas l’avoir vue.
Il n’a pas envie de mentir encore. Deux ans, quatre mois,
une semaine et un jour exactement qu’il ment à tout le
monde. Luke sait très bien que c’est ça, et presque seulement ça, qui a précipité Bonnie dans les bras de – ce
connard de – Gareth. Oui, Luke en est sûr, elle sentait
qu’il cachait quelque chose. Elle revenait sans cesse à
la charge, pourquoi t’es comme ça, pourquoi tu ne me
racontes pas ce qui ne va pas, qu’est-ce qui cloche chez
toi ? Et à chaque réponse éludée, à chaque demi-mensonge, elle faisait un pas de plus vers Gareth. Elle a
d’abord accepté qu’il la raccompagne chez elle après les
cours, puis elle a dit oui à un premier rendez-vous. Maintenant c’est lui qui frôle avec sa langue la peau un peu
râpeuse de Bonnie.
Avec ses parents, les seuls avec lesquels il n’est pas forcé
de mentir, le silence a remplacé la culpabilité. Ils
auraient pu former, après tout ce qui s’était passé à Chicago, une sorte de bande indéboulonnable ; une équipe.
Une famille, se dit Luke en enfilant le caleçon oublié au
pied du lit après son match de basket nocturne. Hum,
une famille… Les repas sont très vite devenus tendus,
comme si les mensonges accumulés par chacun pendant
la journée pesaient trop lourd le soir.
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Forcément, les premières semaines, son père avait
tenté de se faire à son rôle. Il était Markus Ellentorp,
depuis toujours. Même qu’il s’était inscrit à la salle de
sport, regardait le super-bowl chez ses nouveaux amis.
Il racontait des blagues à table, tapait sur l’épaule de
Luke en lui demandant ce qu’il avait, à faire encore la
gueule. C’était sincère, en plus : il s’étonnait vraiment
que sa femme Rosie et Luke puissent être aussi
moroses, alors que toute cette horreur était « derrière
eux ». Son expression favorite, « c’est derrière nous ».
Un matin, Luke et sa mère en avaient parlé ; et ils
avaient conclu qu’en effet, tout ça était bien derrière eux,
courant dans leur dos, essayant de les rattraper, pour
les dévorer. Et forcément, Markus Ellentorp avait fini
par se lasser. Il n’essayait même plus de rire, d’avoir
avec sa famille une discussion animée, où chacun raconterait sa journée. Les repas étaient une suite détestable de bruits de fourchette, de verres qu’on repose, de
raclements de gorge. Mais de quoi auraient-ils pu parler ? De cette nouvelle et merveilleuse vie qui s’offrait
à eux ? De ce mensonge si bien huilé qui était comme
une quatrième personne assise à table, silencieuse, perverse ?
Luke et sa mère partageaient de temps en temps un
repas secret. Ils se rendaient certains vendredis soirs au
Chris Madrid’s sur Blanco Road. Ils souriaient dans la
voiture, tout heureux de ce qu’ils allaient y faire : être
eux, pour de vrai. Oublier Markus Ellentrop, le silence
meurtrier et tout le reste. Ils avaient choisi ce lieu parce
que la salle ressemblait à un restaurant où ils se rendaient,
« avant ». Les mêmes hamburgers à tomber, les mêmes
serveuses blasées, le même cuistot bedonnant, la même
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cour miteuse. Ils restaient là deux heures, deux heures
volées, sans faire semblant de rien. Juste tous les deux,
à se souvenir. À oublier.
Et puis ils rentraient – en chemin, Rosie demandait
à Luke de lui raconter le lycée, les filles et les profs.
La vie redevenait possible.
Maintenant, même ce beau rituel partagé est mort de
sa belle mort. Ça doit faire deux mois. Sûr qu’ils y pensent de temps en temps, en passant près du resto. Ils y
pensent, mais aucun des deux n’a relancé le rituel du vendredi soir. Parce qu’au fond, à quoi bon ?
Maintenant c’est foutu. D’ailleurs, tout est foutu, pourri,
pourri jusqu’à la moelle ; voilà ce que pense Luke en préparant son sac de cours.
Il hésite encore, malgré tout.
Il se dégonfle : d’un geste brouillon, jette ses manuels
de littérature et de sciences au fond de son sac et descend prendre son petit déjeuner.
Sa mère est là, de dos : elle prépare les œufs brouillés. Luke l’embrasse sur la joue :
– Salut m’man ! Tout va bien ?
– Tout. Oui. Et toi, mon chéri ?
– Une journée de plus, hein ?
Il n’attend pas de réponse. Il avale ses œufs en une bouchée. Il sait que c’est maintenant ou jamais. Alors, cette
fois, sa décision est prise : il remonte dans sa chambre,
vide les manuels sur le lit. Attrape quelques affaires, slips,
chaussettes, Tee-shirts propres, passeport. Renverse sa
tirelire Buzz l’éclair, seul vestige d’avant – il a le temps
de se dire qu’il n’ira pas loin avec 237 dollars. Redescend
les escaliers. Enfile un manteau chaud et une écharpe.
Sort.
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Luke est dehors, il court sur le trottoir, passe devant
son arrêt habituel et respire l’air glacé du matin.
Il grimpe à bord d’un autre bus, garé plus loin.
– Un aller pour San Antonio Airport, m’sieur !
– Quel temps ! Ça souffle, pas vrai ? J’espère que t’auras ton avion, gamin ! Ils annoncent de grosses perturbations.
***
Assis au fond du bus, Luke sourit. Il sait bien que sa
mère sera paniquée, et qu’elle n’a rien mérité de tout ce
qui arrive. Il sait bien que son père lui en voudra, à mort.
Que Bonnie jouera l’ex-copine dévorée de culpabilité,
que Gareth fera une petite prière pour qu’il ne revienne
jamais, que Sam râlera (« Cet enfoiré ne m’a même pas
prévenu ! »), que Daria pleurera sincèrement et que Ray
restera silencieux un moment – avant de commencer à
attendre son retour, tranquille. Tous finiront par l’oublier, par s’habituer. Tout recommencera, les pulsations
reprendront, les cœurs saigneront de moins en moins,
et puis ne saigneront plus du tout.
Alors Luke s’offre le luxe de sourire. Il n’a aucune idée
de l’endroit où s’envoler, personne à rejoindre. Il pose
le front sur la vitre du bus, buée crasseuse mais il s’en
fout, il ferme les yeux et décide qu’il choisira une destination au hasard, une fois à l’aéroport. Un envol surprise. Un cadeau qu’il se fait à lui-même, ou à l’autre,
celui qu’il a laissé derrière lui, là-bas, à Chicago.
En entrant dans le hall, Luke se demande comment
faire : tirer la destination aux dés, lancer un avion en
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papier vers la carte du monde encadrée près des toilettes,
demander à une hôtesse de l’air de choisir pour lui ?
Il prend son temps. Après tout, ses parents ne seront
pas prévenus de son absence avant un moment. Personne
ne sait qu’il est là, il n’a rien à craindre des trois policiers à l’entrée, ni des agents de sécurité de l’aéroport.
D’ailleurs, il s’aperçoit qu’étant donné les circonstances, le grand mensonge et le reste, il sera impossible
pour la police d’émettre le moindre avis de disparition…
sinon, les autres le reconnaîtraient immédiatement, et le
chercheraient eux aussi. Disparu pour de bon, Luke
Ellentorp !
À cet instant, il comprend qu’il est vraiment libre.
Il s’assoit près d’un couple âgé – grands-parents
d’adoption pour les cinq prochaines minutes. La
femme, caleçon beigeasse « pratique pour voyager »,
polaire à motifs et fausses Uggs portées sans chaussettes,
mange ses frites directement dans la barquette, les trempe
dans un pot de ketchup en équilibre sur son genou
gauche. Son mari regarde partout sauf vers elle, il s’agite,
il gigote dans tous les sens, pique une frite et la gobe,
parle de la tempête qui menace, se demande si leur avion
sera annulé ou seulement retardé, boit une bière, rote.
Pas le même genre que Grand’ma et Grand’pa, laissés
à Chicago – laissés dans le doute et l’angoisse. Luke pense
souvent à eux, et à chaque fois se demande comment son
père a pu faire ça : abandonner ses parents, du jour au
lendemain, d’un coup.
La mémé pose près de Luke un journal imbibé de gras
qui lui servait de serviette. Le couple se lève et se dirige
vers le point d’informations – très vite, les messages qu’on
entend au haut-parleur se noient dans le bruit de la foule
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râleuse qui s’amasse. Dehors la neige tombe à gros flocons, le vent est très fort et on annonce une dégradation
rapide de la météo dans les prochaines heures.
Luke jette un œil sur les titres du journal. Sous une tache
de ketchup, un article attire son attention : « Vie sauvage
à Détroit ». Il le lit rapidement : ça parle de la crise de
Détroit, la ville en faillite. Apparemment, la ville est en
cessation de paiement, les gens ont fini par fuir pour trouver du travail ailleurs et les quartiers sont désertés les uns
après les autres, les maisons abandonnées ; d’abord en
périphérie et puis, depuis quelque temps, au centre-ville.
Il reste quelques militants, des bandes de jeunes perdus,
des familles qui tentent de sauver ce qui pourra être sauvé
et 20 000 SDF. Luke atteint la fin de l’article : certaines
rues sont vidées depuis si longtemps que la nature y
reprend ses droits. Une bataille gagnée par la nature sur
le béton. L’herbe envahit les routes, les plantes grimpantes
recouvrent les tags peints sur les murs, d’épaisses lianes
tourbillonnent autour des poteaux de signalisation. Le
vert revient. Luke relit la dernière phrase de l’article, puis
la répète à haute voix, pour ne pas l’oublier, et puis, sans
doute, aussi, pour la comprendre :
« À Détroit, l’homme a fui depuis si longtemps que les animaux y reviennent. Des chats, des chiens errants et même des
animaux sauvages comme des ratons laveurs y élisent à nouveau domicile. Un homeless raconte que le mois dernier, il y
a croisé un puma. Ou un loup, il ne sait pas bien. »
Luke répète d’une traite :
– Il y a croisé un puma ou un loup il ne sait pas bien.
Il ira à Détroit. Là où la vie redevient sauvage. Là où
la nature, ne se cache plus derrière un tas de mensonges
à la con.
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Il ira à Détroit, quand la tempête sera passée. Il se fera
chasseur de raton-laveur. Ou de puma, il ne sait pas très
bien.
Le couple est de retour, se rassoit près de Luke. La
femme prend le journal, le froisse et le lance dans la poubelle.
– Panier, dit Luke en la regardant, amusé.
Elle éclate de rire. Un grand rire plein de gras. Son mari
accoste Luke, il dit que les nouvelles ne sont pas
bonnes, que la tempête se transforme rapidement en tornade, qu’elle gonfle en approchant d’ici, qu’aucun
avion ne décollera. Les gens se précipitent à l’accueil,
tentent de se faire rembourser leurs billets, s’énervent,
crient, paniquent. D’autres semblent hébétés. Ils ne partiront pas. Pas aujourd’hui.
Par les vitres de l’aéroport, Luke observe la neige qui
tombe. Il n’en avait jamais vu au Texas. À Chicago, il
adorait ça, courir dans le blanc, se coucher dedans, faire
l’ange… Tout ça. Des agents des compagnies aériennes
viennent apporter la bonne parole : il faut trouver d’autres moyens de se déplacer, aucun avion ne décollera.
Luke s’est levé, il attend dans la queue, essaie d’obtenir des infos. Il hésite à faire demi-tour, rentrer, embrasser sa mère. Il écoute tout ce qui se dit. Recompte ses
dollars.
Près de lui, un vieux bonhomme, pantalon de costume
blanc et veste en cuir, s’est assis sur sa valise. Un type
s’approche de lui, son petit-fils sans doute, même
bouche épaisse, même petit nez pointu, même regard
bleu – délavé chez l’un, brillant chez l’autre. Le type a
un bébé dans les bras, une petite fille à couettes, dans
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le genre mignonne ; il retire sa casquette et la pose en
riant sur la tête du papy :
– Old Gary, on fait quoi ? C’est foutu non ? Grillés par
la tornade !
Le vieux se lève d’un bond. L’air furax.
– Foutus ? Tu plaisantes, fiston ? On loue une voiture.
On fait ce voyage, point.
– OK, je me rends… comme d’hab’. Viens, on va faire
la queue chez Hertz. On ne sera sûrement pas les seuls
à avoir l’idée.
Luke les regarde partir.
Et là, sans vraiment savoir pourquoi, il leur emboîte
le pas et les suit, dans ce couloir bondé de l’aéroport de
San Antonio.
ANTONIA
Les vêtements d’Antonia sont étendus sur le lit,
silhouette de tissu composée d’une veste de tailleur liede-vin – une marque française qu’elle adore –, d’une jupe
crayon bleu marine vintage et d’une chemise blanche
empruntée à sa petite sœur.
Antonia est là, debout, en culotte et soutien-gorge, à se
demander si elle sera à l’aise là-dedans, si elle ne risque pas
d’avoir trop froid. Elle décide finalement de faire le voyage
en son jean et tee-shirt, et de se changer à l’aéroport d’Austin, avant son rendez-vous. Elle plie ses vêtements, les range
dans la valise et la referme en s’asseyant dessus.
Antonia se change, se maquille et sèche ses longs cheveux bruns en les lissant au maximum. Elle ajoute une
deuxième couche de blush, se regarde et, satisfaite, s’envoie un bisou avec la main.
Il n’a pas entièrement eu ta peau, tu vois.
Il, c’est Joe, mais elle préfère l’appeler Il – quand elle
repense à lui. Depuis qu’elle a mis Joe à la porte, Antonia respire à nouveau. Elle n’a de comptes à rendre à personne, peut revoir ses ex si elle en a envie, sort le
week-end, s’accorde une aventure de temps en temps,
se sent libre. Elle s’ennuie, OK, mais elle se sent libre.
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Les dernières semaines avec lui l’avaient tellement…
laminée. Laissée exsangue, maigre comme un clou.
La foutue jalousie de Joe, cette gangrène, avait tout
ravagé, leur amour, le lien qui les unissait et même leur
envie de baiser. À la fin, il ne restait rien, rien, de la fureur,
de la chaleur de ses mains sur elle, de leurs projets de
voyage en France, de bébé. Rien. Il leur avait volé tout
ça, patiemment, sans faire de bruit au début, puis en en
faisant trop, beaucoup trop – surtout au goût des voisins, juste avant qu’elle finisse par le mettre dehors.
Comme dans un film, ils avaient joué une belle scène
de rupture.
Antonia l’avait surpris dans la salle de bains, le nez dans
le sac à linge sale, en train de vérifier quels sous-vêtements elle portait la veille. Il s’était retourné vers elle,
sa guêpière de dentelle en main, l’air furax et s’était mis
à hurler :
– C’est quoi cette tenue de pute ? T’avais besoin de porter ça hier pour aller bosser ? Pour qui, hein ? Pour qui ?
Quel collègue tu te tapes ? Dennis ? Ben ? Carlos ? Lequel
aime la dentelle rouge ?
D’un coup de poing, il avait fait exploser la vitre de
la porte en mille morceaux, qui, en retombant, avaient
produit exactement le bruit de l’amour qui meurt.
Elle avait appelé sa sœur, qui avait débarqué avec deux
des musiciens de son groupe, pour virer Joe. Il avait
résisté. Tu reviendras en rampant, tu chialeras pour que je
te reprenne, espèce de garce, pute, salope, traînée, connasse.
Otis et Peter l’avaient jeté dehors, presque à poil. Puis
Antonia lui avait lancé ses fringues par la fenêtre, aidée
de Lane, qui riait en commentant chaque envoi : Et hop
un pantalon ringard ! Et tiens attrape ça, merdeux ! Et voilà
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tes chemises, Joe, et tes costumes, tes caleçons pourris ! Tes chaussettes trouées, tes shorts de sport ! Lane et Antonia riaient,
ramassaient les vêtements et les faisaient voler par la fenêtre, retrouvant ce truc de mômes, de sœurs, mélange de
fête, de cruauté, d’excitation et de jeu. Quand Antonia
était arrivée au dernier objet – le portable de Joe, objet
qu’elle avait fini par détester, complice de cette folie
furieuse qui l’avait transformé, elle avait poussé un vrai
cri de plaisir, aussitôt relevé par Lane :
– Là, tu as joui, c’est sûr !
Secouée de rire, Antonia avait regardé Joe s’habiller
vite fait, manquant de tomber en s’empêtrant dans son
pantalon. Il avait ramassé ce qu’il pouvait, hurlé qu’il
se vengerait, qu’il la retrouverait.
Lane avait refermé la fenêtre, mis Alt-J à fond et proposé des bières à Otis et Peter, qui l’avaient bien mérité.
Antonia avait trinqué « à la fin du cauchemar » et s’était
mise à raconter les ultimes trouvailles de Joe : fouille
des poches dès le retour du travail, fliquage des mails
en douce, vérifications nocturnes des SMS et des
appels, reniflage des cheveux pour repérer toute odeur
masculine suspecte.
La soirée s’était achevée dans le lit d’Otis, récréation
qu’Antonia avait trouvée plutôt agréable – ensuite, ils
avaient décidé de refermer cette parenthèse rigolote et
aucun des deux n’en avait éprouvé de tristesse.
La liberté, c’était ce qu’Antonia voulait continuer à
savourer.
Trop longtemps qu’elle avait mis ça de côté.
Avant de partir, Antonia vérifie à présent qu’elle n’a
rien oublié – deux fois.
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Elle sait qu’elle sera de retour dans trois jours, mais
elle déteste les départs. Toujours cette impression diffuse, mêlée de superstition, qu’elle ne rentrera jamais.
Elle a développé toute une technique de gestes rituels,
légers TOC, dont elle échoue à se débarrasser depuis l’enfance. Le « truc du nombre pair » consiste à toucher deux
fois la poignée de porte, ou quatre, mais sûrement-pastrois-quelle-horreur, tourner la clef dans la serrure sur
le même principe, puis continuer comme ça avec
chaque geste de la vie quotidienne. Antonia, en revenant
en arrière pour vérifier une sixième fois qu’elle a bien
refermé le gaz, se dit que sa liberté est encore pas mal
entravée, et qu’il reste du chemin pour aller complètement bien.
Dans l’entrée, elle entend la sonnerie de son portable
retentir ; le large sourire édenté d’une Lane âgée de 6
ans éclaire son écran :
– Allô beauté ?
– Salut ma Lane, je suis sur le départ… je pourrai pas
te parler longtemps.
– Je sais, je t’appelais juste pour savoir si t’avais sorti
les poubelles, refermé deux fois chaque porte et plié tes
slips au carré avant de les mettre dans ta valise.
– Moque-toi, sale sœur…
Lane éclate de rire :
– Tu t’es débarrassée de la pire de tes mauvaises habitudes : Joe. Le reste, ça viendra… Regarde, moi, j’ai bien
réussi à en guérir alors que tu m’avais contaminée, à
l’époque.
– Ah oui je me souviens !! Je te donnais des cours de
« nombre pair ». Je t’obligeais à t’entraîner avec moi :
trente coups de brosse et pas vingt-neuf, notre « bonne
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nuit sœurette, je t’aime à l’infini » répété quatre fois et pas
cinq…
– On était cinglées, non ?
– Toi t’es sortie d’affaire, moi je suis seulement en voie
de guérison, mais je me soigne.
– Bon, tu pars quand ?
– L’avion est en fin de matinée.
– T’es sûre de toi ? Ce boulot, si t’es prise, ça veut dire
que tu pars à Austin !
– Tu viendras me voir, sœurette… j’ai trop besoin de
changer d’air, oublier ce con. À la fin, j’ai bien cru y rester. Il me suivait partout, il venait même avec moi chez
le gynéco parce qu’il était sûr que je me le tapais ! Je l’avais
sur le dos quasiment en permanence, une vraie prison.
Liberté, c’est le nouveau maître-mot de ma vie.
– Avec « tristesse », non ? Ton boulot t’emmerde depuis
des mois. L’immobilier, Antonia, l’immobilier… Tu fais
visiter des maisons et des apparts en leur faisant croire
que c’est le paradis. Tu détestes ça et tu détesteras toujours autant ça à Austin ou ailleurs !
– C’est vrai. Mais ça paie mon loyer. Et ça… ça m’occupe l’esprit, tu comprends ?
– Non. Désolée, je pige pas. T’avais plein de super rêves,
tu voulais parcourir le monde, faire de la photo… C’est
pas une aventure, ça, passer son temps dans des maisons
vides à négocier ton pourcentage. Si ?
– Non. Mais… c’est comme ça, voilà. Arrête Lane, tu
me déprimes là.
– OK, j’arrête. Tu donnes des news après ton entretien ?
– Carrément. Je t’appelle dès que je suis la nouvelle
recrue de Your Luxury Home.
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– Bisou, ma vieille !
– Onze mois d’écart, petite conne… Onze mois.
Antonia raccroche en souriant : l’effet Lane. Presque
trente-deux ans de complicité mordante, de phrases commencées par l’une et finies par l’autre. Maintenant, Antonia attend le taxi qui l’emmènera à l’aéroport de San
Antonio. Elle porte finalement la jupe crayon, la veste
lie-de-vin, la chemise blanche de Lane, des chaussettes
à rayures dépassant de ses Docks noires.
Changement de toute dernière minute – liberté !
Le vent s’est sévèrement levé, elle aurait dû écouter
la radio ce matin. Elle aurait pris une écharpe, un bonnet. Antonia lève les yeux vers le ciel, et devine, à l’odeur,
que quelques flocons de neige ne tarderont pas à tomber.
De la neige dans le Sud du Texas…
Le taxi se gare devant elle, sort pour déposer sa valise
dans le coffre, les mains protégées par des gants en cuir
Camel qui lui rappellent immédiatement ceux de son
père.
– J’espère que vous allez au soleil, miss !
– Non, Austin. Je crois que c’est la même météo là-bas,
non ?
Antonia n’écoute pas la réponse, occupée à se demander depuis quand on ne l’avait pas appelée miss et si ça
se fait de remercier un chauffeur de taxi pour ça. Elle
décide de se taire et de savourer le trajet jusqu’à l’aéroport.
À deux kilomètres du terminal B, Antonia propose au
taxi de la laisser descendre : un embouteillage est
annoncé avant la sortie de l’autoroute et elle est déjà un
peu en retard.
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– Vous êtes sûre, madame ?
– Ah, j’ai pris un coup de vieux là ! Oui je suis sûre,
je suis déjà en retard…
Sa valise en main, Antonia avance en direction de l’aéroport, s’activant contre le vent froid, les flocons cinglants, la crainte de louper l’avion, le rendez-vous chez
My Luxury Home et… la chance de sa vie ?
Trempée, énervée et à bout de souffle, elle atteint enfin
l’entrée du Terminal de San Antonio refait à neuf. Des
gens courent dans tous les sens, c’est la panique dans
les couloirs et il y a la queue devant tous les points d’accueil : se passe quelque chose d’inhabituel.
Une vieille dame lui fonce dessus et s’excuse :
– Désolée, ma petite. Mais avec toute cette anarchie !
– Que se passe-t-il exactement ?
– Vous n’êtes pas au courant ? C’est la tempête qui
arrive : des records de chute de neige sont prévus. Tous
les avions sont annulés.
– Tous les avions ??
– Oui. Moi, je devais rentrer chez moi à Dallas. En fait,
je reste chez mon fils. Des vacances supplémentaires !
– Ah… Hé bien moi, je vais manquer un entretien professionnel très important…
– Bon courage, ma petite !
Antonia se demande quoi faire ; elle hésite à appeler
Lane, se souvient qu’elle est la grande sœur (de onze mois,
mais quand même !) et qu’elle l’a déjà récemment
appelée à l’aide pour virer Joe.
Brusquement, elle se sent ridicule avec sa tenue de working-girl, elle a très envie de trouver des toilettes où se
changer. Il y a une foule compacte devant chaque bloc
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sanitaire, et elle refuse l’idée de se déshabiller en public
(le délicieux surnom de « La touffe » qui lui avait été
attribué par Nicole Terrishan dans les vestiaires y est sans
doute pour quelque chose).
Bref, Antonia restera en tailleur.
Elle sera mal à l’aise, mais restera en tailleur.
Elle traîne sa valise derrière elle, marche au hasard,
achetant des journaux comme si elle allait décoller dans
l’heure, faisant la queue pour s’offrir un café puis y renonçant après vingt minutes de sur-place, observant les gens
autour d’elle.
Un vieux bonhomme, casquette sur le front, tient une
petite fille dans ses bras. Il plaisante avec un jeune qui
s’écrie, visiblement énervé :
– Tu vois, je t’avais dit : on en a pour au moins une
heure…
– Yep, fiston. Si on arrive à en avoir une : rien n’est
moins sûr !
Antonia s’arrête : le bébé lui a souri et c’est plus fort
qu’elle, elle attrape sa petite main, lui rend son sourire.
Et, juste comme ça, la discussion s’engage avec ce trio
bizarre.
– Ce qu’elle est mignonne, cette petite…
– C’est Amber. Dis bonjour à la dame, Amber…,
demande le papy.
Antonia se dit que passer de mademoiselle à la dame en
si peu de temps n’a rien de bon pour l’ego. Elle en regretterait presque son chauffeur de taxi.
– Appelez-moi Antonia, lui répond-elle alors, en tendant la main.
Au même moment, bousculade dans la file d’attente,
la tétine de la petite tombe. Antonia se baisse pour la
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ramasser, en même temps qu’un adolescent – contre
lequel elle se cogne, front à front.
Le môme a l’air un peu perdu, se tient le crâne. Antonia a lâché un « aïe » aussitôt répété en boucle par Amber,
« ayayaye ».
– Désolée.
– Non, c’est moi, pardon. Vous allez bien, pas trop mal ?
lui demande le garçon en rendant la tétine à la petite.
– Je m’en remettrai. Décidément, c’est pas ma journée…
– C’est la journée de personne, aujourd’hui ! lui lance
le grand-père qui met la tétine dans sa bouche, la remue
et la ressort illico pour la coller dans celle de la gamine.
– Gary… on avait dit qu’on arrêtait le coup du nettoyage
express, tu te souviens ?
– M’emmerde pas fiston, j’ai pas de robinet de poche
à disposition. C’est ça ou entendre ta fille pleurer en
continu… Madame, je vous prends à témoin, et toi aussi,
mon gars : mon petit-fils ici présent, Matthew, pense que
je suis un rustre qui ne sait pas s’occuper des bébés !
L’ado éclate de rire, visiblement heureux d’être intégré à la conversation. Antonia propose de prendre Amber
un instant :
– Vous devez être fatigué, non ?
Gary tend Amber à Antonia.
Quelques minutes plus tard, le père de la petite, Matthew donc, se retourne pour résumer les informations
qu’il a obtenues au guichet :
– Bon, Gary, on a un souci : il ne reste qu’une sorte
de mini-van à huit places. On fait quoi ? C’est cher, sacrément cher…
– Euh… on annule le voyage ? On rentre, je me couche,
je meurs, fin de l’histoire !
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– Gary, arrête. Excusez-le, il a un humour particulier…
Sans rire : on fait quoi ?
– Qu’est-ce qu’on ferait de huit places, hein, Matt ?
– Ben, en même temps on serait au large, c’est bien pour
Amber. Avec tout ce que Dixie m’a refilé, poussette, lit
de camp et tout le bazar, c’est pas plus mal, non ?
Antonia écoute, et regarde. L’adolescent lui semble
tendu ; il regarde partout, agité. Au loin, trois agents de
sécurité passent de groupe en groupe pour proposer leur
aide et elle remarque très nettement qu’il blêmit, avant
d’enfoncer son visage dans le col de son pull et de lancer à la cantonade :
– Je peux faire le voyage avec vous ? Je paierai ma place.
Silence gêné dans les rangs, chacun s’observe en considérant sa proposition.
– Tu ne sais même pas où on va, gamin !
– Une envie de liberté soudaine… Je suis Luke, ditil en serrant la main de Gary, puis de Matt.
– Nous voilà quatre. Et vous, ma petite dame ? Vous
allez où ?
– Austin. Entretien d’embauche.
– On pourrait faire un détour si vous voulez – nous,
on trace vers la Californie !
– Sacré détour ! dit Antonia en se demandant si ce ne
serait pas le moment de s’asseoir sur sa valise, se poser
un peu pour réfléchir, réfléchir même deux fois, ou quatre mais sûrement-pas-trois-quelle-horreur.
Et au lieu de ça, comme si les mots sortaient seuls de
sa bouche sans qu’elle puisse intervenir, elle s’entend
dire :
– Je viens !
MATT
Ça fait plusieurs semaines que Matt pense à ce voyage.
Il en a dessiné les contours, il en a tracé les étapes au
feutre rouge sur la grande carte accrochée dans la cuisine. Il s’est vu, parcourant bras-dessus bras-dessous avec
son grand-père les lieux foulés en 1958. Plus que tout,
il a imaginé leur départ : Gary et lui, survolant le Texas,
laissant derrière eux les dernières crises, les mots
oubliés et les larmes contenues. Et puis roulant sur le
bitume cabossé de Californie, Old Gary les pieds en éventail sur le tableau de bord, écoutant les musiques choisies par son petit-fils. Il râlerait pour le principe, râler
est un truc inscrit dans son ADN, il dirait : « Fous-moi
la paix avec tes musiques de jeunes, vous avez rien inventé
depuis les Beatles. C’est pas de la musique, c’est du bruit, ton
machin ». Mais il aurait ce sourire en coin, celui qui dit
Voilà, j’ai fait mon numéro, maintenant tais-toi, qu’on
écoute. Il taperait du pied au rythme d’Arcade Fire, adorerait le Hallelujah de Jeff Buckley et siffloterait sur n’importe quel refrain de Chairlift. Un départ qui en jette,
soleil couchant sur l’asphalte.
Au lieu de ça, après avoir passé vingt minutes à caser dans
le coffre du Van leurs valises et celles de deux inconnus,