La nature économique de l`éthique médicale : structure de

Transcription

La nature économique de l`éthique médicale : structure de
La nature économique de l’éthique médicale : structure de
gouvernance “ clef en main ” ou convention ?
Philippe Batifoulier, FORUM, Université Paris X-Nanterre
Antoine Rebérioux, FORUM, Université Paris X-Nanterre
Résumé
Cet article propose une approche économique de l’éthique médicale. Celle-ci est
d’abord présentée – au terme d’une analyse mobilisant la théorie des coûts de
transaction – comme une forme sociale seule à même de gérer les conditions
particulières de production du bien sanitaire. Puis, en s’appuyant successivement
sur la théorie des conventions et l’économie des conventions, la nature
conventionnelle de l’éthique est mise à jour. Il est ainsi montré que l’arbitraire ne
s’oppose pas à l’efficacité, et en est même, dans le cas de l’activité médicale, le
vecteur principal.
Abstract
This article offers an economic approach of medical ethics. First, by relying on
the Transaction Cost Theory, we analyse ethics as a particular governance structure
that succeeds in overcoming the specificity of health care production. Then,
Conventions’ Games Theory and the Economics of Conventions are used to bring
the conventional nature of ethics to light. Thus, we show that arbitrary and
efficiency are not inconsistent, in the case of medical activity.
0. INTRODUCTION
La valorisation d’une conduite déontologique dans l’exercice de la médecine
fait de cette dernière une activité particulière. Contrairement aux pratiques
communément admises dans le monde des affaires, où la recherche du profit et de
l’intérêt suffisent généralement à justifier les comportements, la médecine s’inscrit
dans ces professions où la manière importe. L’activité, souvent qualifiée “ d’art ”,
est valorisée en soi, lorsqu’elle s’appuie sur des principes supérieurs, éthiques, qui
contribuent à la définir. Pour un sociologue, il n’y a là rien de déroutant. Pour un
économiste (de la santé), cette caractéristique est surprenante, sinon dérangeante. Il
doit pourtant en rendre compte, dès lors que la médecine se présente aussi comme
une activité économique. L’éthique professionnelle – c’est à dire l’ensemble des
prescriptions morales qui forgent les convictions et les obligations des
professionnels1 – influence sans aucun doute l’action des individus ; de ce point de
vue elle peut être appréhendée comme une règle. Cerner analytiquement cette règle
est un réquisit pour comprendre les comportements en médecine. Mais comment ?
Nous proposons dans ce texte d’analyser l’éthique médicale à l’aune de
différents paradigmes économiques. La question essentielle sera donc celle de la
nature économique de l’éthique, i.e. de sa place (son rôle) dans une interrogation
sur les modalités de coordination tournées vers l’efficacité – interrogation qui est la
1
Notre définition de l’éthique, nous en avons conscience, n’entre pas dans les débats,
pourtant importants, qui distinguent éthique, morale et déontologie.
substance même de la science économique. Ce faisant, nous rejoignons dans notre
problématique une littérature désormais classique, sur la nature économique de la
firme. Aussi nous servira-t-elle de fil rouge tout au long de cet exposé.
Puisqu’elle régit les comportements d’une profession, l’éthique peut être
qualifiée de structure de gouvernance. Ce terme, emprunté à Williamson oriente
l’analyse vers la théorie des contrats. Ce sera l’objet de la première partie. Dans la
seconde partie, nous verrons qu’un détour par la théorie des conventions2 permet
de donner sens aux caractéristiques arbitraire et implicite de l’éthique. Dans une
troisième partie, un retour sur la dimension morale de l’éthique montrera que
l’éthique professionnelle n’est pas une règle prête à l’emploi, fournissant une
solution “ clef en main ” à des acteurs peu vigilants. Au contraire, l’éthique, si elle
veut garder le statut de convention, se doit d’être bien plus qu’un guide à l’action.
Elle doit aussi orienter les représentations. L’éthique n’est pas un ensemble de
règles au statut particulier mais imprègne l’ensemble des règles. Elle est le
fondement conventionnel de toute règle. Le paradigme mobilisé sera alors celui de
l’économie des conventions
1. L’ETHIQUE COMME STRUCTURE DE GOUVERNANCE
1-1. De la contrainte au contrat
Placé face une règle, le réflexe premier d’un économiste est d’en faire une
contrainte. D’intentionnalité nulle, celle-ci vient encadrer l’agent dans la recherche
de la satisfaction de ses préférences ; c’est une variable exogène. Une autre
possibilité consiste simplement à faire de la régularité observée une préférence.
Puisqu’on ne discute pas les préférences, le statut de la règle est le même :
exogène, c’est une contrainte. L’intégration de l’éthique médicale dans l’analyse
économique n’a tout d’abord pas dérogée à cette pratique. Introduite comme
préférence dans la fonction d’utilité du médecin ou simplement imposée par le
patient, elle vient ôter au médecin toute velléité opportuniste. C’est pourquoi, elle
permet de contourner le problème de l’induction. On a déjà souligné le caractère
peu satisfaisant, car tautologique, de cette solution (Batifoulier, 1999a et b,
Batifoulier et Thévenon, 2000).
Un basculement de perspective s’avère nécessaire. Or, la force de l’économie
réside justement dans sa capacité à endogénéiser des éléments au départ exogènes.
Dans cette voie, l’outil privilégié est le contrat3 : la règle acquiert une
intentionnalité infinie. Elle est le fruit d’une entente entre individus désireux de
transacter, sur la base d’une rationalité maximisatrice. Plus précisément, dans son
sens le plus étroit, un contrat peut être défini de la sorte :
2
En suivant Batifoulier et De Larquier (2000), qui en proposent une revue, nous appelons
“ théorie des conventions ”, l’ensemble des travaux qui modélisent la notion de convention
à partir de la théorie des jeux. La “ théorie des conventions ” se distingue de “ l’économie
des conventions ” qui n’utilise pas la syntaxe de la théorie des jeux et en particulier son
principe de rationalité.
3
Voir Bien et Rebérioux (2000) pour une revue de la théorie des contrats appliquée à la
microéconomie de la santé.
2
Définition 1.1 : un contrat est (i) un accord bilatéral, (ii) prenant
la forme d’un ensemble de clauses déterminant sans ambiguïté le
comportement des parties dans chaque contingence à même de
survenir, (iii) grâce à un mécanisme de sanctions et de rétributions
monétaires.
De manière évidente, cette définition pose un premier problème, celui des
motivations. Dans le cas de l’éthique, elles ne sont pas extrinsèques (ou
financières) mais bien intrinsèques (cf. Kreps, 1997). Si donc l’éthique est un
contrat, alors il faut retirer (requalifier) le point (iii) de la définition précédente.
De manière tout aussi évidente, se pose un deuxième problème. L’éthique
indique la voie à suivre, ou encadre la relation ; elle ne la détermine pas (sans
ambiguïté). En aucun cas, elle ne la définit en extension, mais en compréhension.
De la même manière que nous avons dû amputer la définition précédente du point
(iii), c’est cette fois (ii) qu’il faut supprimer (ou nuancer) pour que l’idée d’éthique
comme contrat fasse sens.
Cette requalification n’est pourtant pas si simple, car elle engage de profonds
déplacements sur le terrain de la théorie de l’action sous-jacente. En effet,
comment expliquer que des individus capables d’anticiper l’ensemble des états de
la nature possibles et de calculer les meilleures réponses dans chaque cas aient
besoin d’un “ guide ” d’action ? Seule une reconnaissance des limites cognitives et
computationnelles des agents permet d’intégrer cet élément. Les individus
construisent un cadre à leur interaction, qui leur permettra d’interpréter les
évènements non prévus et de se coordonner en situation nouvelle sur la base de
décisions mutuellement acceptables, si et seulement si ils ont conscience des limites
de leur rationalité. L’étude de ces arrangements visant à suppléer les défaillances
cognitives des agents constitue le cœur du programme de recherche de la Théorie
des Coûts de Transaction (TCT), développée par Williamson (1975, 1985). Il s’agit
donc d’un terrain a priori accueillant pour la notion d’éthique ; vérifions-le.
1-2. Une structure de gouvernance “ clef-en-main ” ?
Dans le but d’évaluer la pertinence de ce cadre analytique rapporté à l’activité
médicale4, les notions de spécificité et d’incertitude seront mobilisées l’une après
l’autre (voir l’encadré 1). La fréquence d’une transaction en médecine est
généralement importante : cette relation est usuellement appelée à se répéter.
4
Ce point n’a pas fait l’objet, à notre connaissance, de développements antérieurs. Si
Fargeon (1997) montre les apports de la TCT en économie de la santé, son analyse se
concentre sur les relations de coopération au sein du système hospitalier français.
3
Encadré 1 : Les fondements de la Théorie des Coûts de Transaction
L’unité de base de l’analyse est la transaction ; la rationalité des agents est
limitée. Les individus sont guidés par une volonté d’économiser au maximum
sur leurs échanges, dans un univers incertain et non coopératif. Une transaction
est identifiée par trois attributs principaux (Williamson, 1975) : le degré de
spécificité des actifs engagés5, l’incertitude pesant sur la transaction et la
fréquence des échanges. L’objectif des parties s’énonce simplement : construire,
pour chaque transaction, les formes contractuelles les plus économes, qui
deviennent des “ structures de gouvernance ”, i.e. des dispositifs d’interprétation
ex post de l’environnement institutionnel (exogène) et des contrats. L’hypothèse
centrale de Williamson est que l’efficacité d’une structure de gouvernance pour
une transaction donnée est entièrement déterminée par les attributs de cette
transaction. Deux formes polaires de structure de gouvernance sont définies
(Williamson, 1985). L’une, qui s’apparente au marché, est caractérisée par un
encadrement strict de la relation grâce à des clauses (de prix, principalement)
entièrement définies ex ante. L’autre, dont la forme paradigmatique est
l’entreprise, est une structure “ intégrée ”, favorisant l’interprétation in situ et
donc la souplesse. Le résultat principal de la TCT est de montrer que plus la
spécificité et (dans une moindre mesure) l’incertitude ou la fréquence de la
relation augmentent, plus les parties tendront à favoriser des structures de
gouvernance intégrées. Cette conclusion s’appuie sur la mise en lumière des
coûts du recours au marché selon les attributs de la transaction. Si la spécificité
des actifs est importante, une structure intégrée évite le problème du hold up, qui
se traduit par une réticence des individus à s’engager ex ante (i.e. à spécialiser
leurs actifs). En revanche, si l’incertitude est l’attribut décisif, une structure non
intégrée – un simple contrat – engagera les parties dans un processus de
négociations et d’écriture ex ante extrêmement lourd. L’occurrence de
contingences imprévues, en dépit des efforts de prévision, fera en outre courir le
risque d’une rupture de contrat.
La spécificité des actifs soutenant la relation fait-elle sens en médecine ? Capital
physique et humain doivent être ici distingués. Le développement d’un capital
physique spécifique au patient par le médecin est concevable mais apparaît comme
un cas très rare. La construction, par une équipe médicale, d’un appareillage
spécifique à un patient, dans le cadre d’une intervention complexe et inédite (par
exemple une greffe de la main) illustre ce cas de figure. En revanche, la
constitution d’un capital humain spécifique par le patient est une hypothèse plus
plausible. La théorie du capital humain a fait l’objet de nombreux développements
en économie de la santé, à la suite des travaux de Grossman (1972) : l’idée de base
consiste à faire passer le patient du statut de pur consommateur d’un bien produit
par une firme individuelle (le médecin) à celui d’un investisseur en capital santé.
L’investissement que fait le patient est aussi un investissement dans le médecin.
5
Un actif est spécifique à une relation si son utilisation en dehors de cette relation lui fait
perdre de sa valeur. En notant p la valeur de cet actif dans la relation et µ sa valeur en
dehors, p-µ est nommé la “ quasi - rente ”. Ainsi, la quasi-rente générée par un actif mesure
sa spécificité : si elle est nulle, l’actif n’est pas spécifique à la relation. En quelque sorte, un
actif est spécifique quand il est fait sur mesure.
4
La notion de spécificité peut alors être décelée dans la dépendance, non pas
bilatérale mais unilatérale, du patient envers son médecin. Cette dépendance ne fait
que traduire la connaissance du corps et des réactions aux traitements de celui-là
par celui-ci, via un effet d’apprentissage. Cette connaissance est synonyme de
création d’une quasi-rente : l’utilité retirée par le patient de cette relation est plus
importante que celle pouvant être obtenue ailleurs. La fidélité au médecin rend
souvent la relation médicale plus performante, du point de vue du patient. Ce
dernier retire une certaine aisance de l’habitude de consulter le même médecin. Un
traitement similaire appliqué par un autre médecin aurait des résultats sanitaires
moins satisfaisants. Dans ces conditions, l’instauration de garde-fous ex post
pourrait être valorisée par le patient, afin de se prémunir d’une altération de la
relation, se traduisant, par exemple, par des durées de consultation plus courtes,
une moindre prévenance du médecin ou une augmentation brutale des honoraires.
Cette intuition est renforcée par la prise en compte de l’incertitude. Ainsi, la
prégnance de cette incertitude en matière de production sanitaire et de décision
thérapeutique est un phénomène largement souligné en économie de la santé. Cette
incertitude peut coûter cher, particulièrement ex post en coûts de renégociation de
manière à éviter une rupture de contrat en cas d’imprévu. Une structure de
gouvernance favorisant une certaine souplesse, tout en donnant de la lisibilité à la
relation, constituera un dispositif efficace : elle permettra une adaptation continue
de la relation, évitant par la même une séparation à la première occasion. Le patient
a besoin d’être rassuré quant à l’inscription de la relation médicale dans la durée
(aussi loin qu’il le souhaite) et dans le niveau de qualité des soins (indépendant des
aléas de morbidité).
En résumé, la transaction sous-jacente à l’activité médicale nécessite une
structure de gouvernance particulière : elle engage des actifs (humains)
relativement spécifiques, en situation globalement incertaine, et est appelée à se
répéter dans le temps. L’application de la logique williamsonienne (1985, chapitre
3) conduit, dans ce cas de figure, à prédire l’établissement d’une structure de
gouvernance bilatérale. L’objectif de cette structure, au niveau d’intégration
intermédiaire, est d’établir une relation de confiance entre les parties. En cas
d’imprévus, cette confiance doit permettre un ajustement concerté ; si un désaccord
persiste, elle favorise un règlement local sur la base de principes communément
acceptés. Elle évite donc le recours à une tierce partie, difficilement mobilisable
lorsque la transaction se répète. Bref, c’est une structure qui doit permettre le bon
déroulement d’une relation complexe (car incertaine, spécifique et fréquente), tout
en garantissant l’indépendance des parties (il n’y a pas, à proprement parler,
“ intégration ”). Pour Williamson, cette structure a pour pendant dans le domaine
juridique le “ contrat relationnel ” mis à jour par Macneil (1978)6.
Existe-t-il en médecine une telle structure de gouvernance ? Ou bien cette
activité échappe-t-elle à la logique williamsonienne ? Non, si l’on remarque que
l’éthique peut aisément être identifiée à une structure bilatérale. Elle se donne bien
6
Williamson (1985, p.72) définit ainsi le contrat relationnel : “ By contrast with the
neoclassical system, where the reference point for effecting adaptation remains the original
agreement, the reference point under a truly relational approach is the entire relation as it
as developed through time ”
5
à voir comme une “ règle ” d’interprétation des contrats, qui signale aux individus
les comportements prescrits ou encouragés dans diverses situations. Son caractère
vague, ou incomplet, évite cependant de rigidifier son contenu. En s’appuyant sur
cette éthique, les individus rapprochent leurs anticipations, et définissent un sens
commun à leurs interactions. Par la même, l’éthique se présente comme une grille
de lecture de la relation et de son contexte, évitant une remontée trop brusque des
disputes. En cas de malentendu ou de conflit, les acteurs de la relation médicale
doivent pouvoir s’en remettre à l’éthique comme les joueurs à l’arbitre du match.
C’est bien là la définition d’une structure de gouvernance bilatérale chez
Williamson.
Au regard de cette analyse, l’éthique médicale peut encore être assimilée à un
contrat entre agents à la rationalité limitée, à la condition de retirer (ou de modifier)
le point (ii) ci-dessus. Le contrat devient un simple accord entre individus, qu’il
suffise ou non à coordonner les personnes. L’essence contractuelle de l’éthique
renvoie dans ce cas au fait qu’elle naît de la volonté explicite d’individus soucieux
d’arranger au mieux leur transaction. Cette approche de l’éthique trouve son
équivalent en théorie de la firme dans un livre édité par Aoki, Gustaffson et
Williamson (1990) qui analyse l’entreprise comme un “ nœud de traités ” (“ a
nexus of treaties ”). Ce terme élargit simplement la notion de contrat, jugé trop
juridique. L’idée sous-jacente est bien d’approcher la firme comme un ensemble
d’accords bilatéraux, derrière une apparente unité organisationnelle.
Mais une troisième difficulté se manifeste : pourquoi l’éthique s’attache-t-elle
de manière quasi-obligatoire à l’ensemble du corps médical ? L’existence d’un
code de déontologie, qui n’est que la partie visible de l’éthique, ainsi que la
possibilité de sanctions par le Conseil de l’Ordre pour manquement grave aux
règles déontologiques témoignent du caractère institutionnalisé et collectif de
l’éthique. Peut on contracter sur quelque chose que l’on est de toute façon obligé
de suivre ? Peut–on concevoir un contrat obligatoire et collectif ? A défaut
d’expliquer la nature non strictement individuelle de cette structure de gouvernance
particulière, l’analyse demeure incomplète : perçue tout à l’heure comme un
arrangement économe en coûts de transaction, le caractère obligatoire de l’éthique
la rend cette fois a priori inefficiente. En restreignant le domaine de choix des
individus dans les spécificités de leur interaction, l’éthique apparaît en fait sousoptimale.
À nouveau, un détour par la théorie de la firme est riche d’enseignements. En
effet, le commentaire précédent s’appliquerait tout aussi bien aux devoirs
fiduciaires des managers et des directeurs envers les actionnaires, qui concernent
l’ensemble des sociétés anonymes aux États-Unis. Aussi, l’argument avancé par les
théoriciens du droit des sociétés outre-Atlantique – directement influencés par les
travaux de Williamson – pour rendre compte de ce pan obligatoire du droit (très
permissif par ailleurs) nous intéresse-t-il tout particulièrement. Citons ici les deux
auteurs les plus influents en la matière : “ Socially optimal fiduciary rules
approximate the bargain that investors and managers would have reached if they
could have bargained (and enforced their agreements) at no cost ” (Easterbrook et
Fishel, 1993, p.92). Ainsi, à l’instar des devoirs fiduciaires en droit des sociétés,
l’éthique médicale peut s’analyser comme un contrat (ou plutôt une structure de
gouvernance) “ clef en main ”. Cette structure est précisément celle que les parties
6
auraient spontanément adoptée après réflexion : en l’offrant aux cocontractants
sans choix possible, la société (ici le corps médical) permet une économie en coûts
de transaction (coûts de négociation et d’écriture ex ante)7.
Résumons-nous. En l’apparence, l’éthique est obligatoire et ne peut être un
contrat. En réalité, elle ne fait que refléter le contrat que les acteurs auraient signé
s’ils en avaient eu l’opportunité. En rendant l’éthique obligatoire, on soulage les
acteurs tout en respectant leurs volontés individuelles. On fait pour eux ce qu’ils
auraient fait de toutes façons tout seul. Ils n’ont plus besoin de contracter sur une
éthique déjà là. Ils économisent ainsi du temps et de l’argent.
Au terme de cette analyse, il apparaît que si l’éthique est un contrat, c’est au
prix d’une requalification du point (i) de notre définition (en plus des points (ii) et
(iii), cf. supra). Dans ce cadre, l’éthique est d’essence contractuelle car elle aurait
pu être un accord bilatéral, dans un autre monde, sans coûts de négociation. Cette
fois, percevoir la nature contractuelle de l’éthique, c’est procéder par analogie : on
y voit une règle de coordination ; par analogie, on parle de (quasi) contrat.
Bref, l’éthique médicale est d’essence contractuelle si l’on se donne la
définition suivante du contrat (que l’on comparera à la définition 1.1):
Définition 1.2 : un contrat est une règle de coordination, guidant
les individus dans leurs interactions, et qui aurait pu être le résultat
d’une négociation dans un monde sans coûts de transaction8.
1-3. Les limites d’une analogie
La discussion menée jusqu’ici montre qu’il est possible d’assimiler
l’éthique, en tant que règle, à un contrat, au prix d’une extension extrême du
concept, et d’un raisonnement analogique. Aussi convient-il maintenant
d’apprécier la validité analytique et descriptive de cette extension : cette analogie
est-elle vraiment innocente ? Nous répondrons par la négative, en formulant deux
critiques à l’égard de l’usage métaphorique du contrat :
1. A un premier niveau, une définition élargie du contrat, telle que la
définition 1.2, permet d’analyser la totalité des formes sociales comme des
contrats. Analytiquement, cette définition n’est donc pas très intéressante, et
frôle la tautologie. Comme le remarque Masten (1993, p.198) : “ Both
7
Cette analyse tombe très près, de manière assez surprenante, de celle menée un siècle plus
tôt par Durkheim dans La division du travail social [1893]. En défendant une vision
“ objectiviste ” des contrats, le père de la sociologie française remarquait que l’expérience
passée des individus et de la société s’exprimait dans le Droit, forme sociale par excellence,
et garantissait par la même l’efficacité des régulations imposées par l’Etat aux
cocontractants.
8
Remarquons que cette définition se heurte à une difficulté d’ordre logique. Si les coûts de
transaction étaient vraiment nuls, alors les individus n’auraient pas besoin d’une structure
de gouvernance facilitant le déroulement de leur transaction. De même chez Easterbrook et
Fishel (1993) : les devoirs fiduciaires, qui ne dictent en rien le comportement des parties,
mais l’orientent, n’ont aucun sens en l’absence de coûts de transaction. Les individus
signeraient dans ce cas des contrats complets, qui suffiraient à assurer la coordination.
7
economist and layers often use the term contract in a broad sense
encompassing both “agreement” and “transaction” in meaning. […] To define
the firm as a collection of contracts under this expansive usage is
tautological ”.
2. A un niveau plus profond, les conclusions que l’on peut tirer d’une telle
construction sont problématiques. De fait, la rationalité instrumentale et
parfaite généralement postulée en économie a pour corollaire une tendance à
regarder les contrats comme des arrangements efficients. Dans les conditions
de choix où étaient placés les individus, le contrat retenu est le meilleur. Si l’on
connaît précisément ces conditions, cette proposition peut être discutée. En
revanche, si la situation initiale échappe au théoricien, affirmer l’optimalité
d’une décision relève de la position de principe. Or c’est bien cette démarche
qui est implicitement adoptée lorsque l’on fait des devoirs fiduciaires un
contrat au prétexte qu’ils auraient pu être négociés dans une situation
hypothétique. Clark (1991, p.65) souligne, dans le cas d’une assimilation de la
firme à un nœud de contrats, l’excès d’optimisme sur l’efficacité des
entreprises existantes qui peut en résulter (“ [the] Facile optimism about the
optimality of existing institutions and rules ”). A vouloir dire que le réel ne
reflète en fait que l’expression des volontés individuelles, on embellit
artificiellement le réel. Il existerait donc un monde idéal, gouverné par des
règles qui ont le statut de contrat, et qui ne fait que respecter les volontés
individuelles explicites initiales. Or, connaît-on ces volontés initiales ?
Renversons les conclusions : a priori, à défaut de connaître précisément les
conditions de genèse d’une règle, le plus raisonnable est de conclure… à une
certaine forme d’arbitraire.
Au total, nous nous retrouvons avec deux définitions des contrats : une première
(1.1) trop restrictive, une deuxième (1.2) trop extensive. Ce constat invite donc à
proposer une définition économique renouvelée du contrat, plus opératoire, et
analytiquement plus pertinente :
Définition 1.3 : un contrat est un accord bilatéral effectivement 9
passé, dont le contenu résulte de la seule volonté des parties, et se
suffisant à lui-même pour coordonner celles-ci.
Reconnaissons là l’équivalent économique d’une approche juridique
“ volontariste ” (elle place la volonté au centre de la production d’obligations) ou
“ subjectiviste ” (elle nie tout extérieur aux individus) du contrat (Serverin, 1996).
Mais alors que ce postulat peut se prolonger en une théorie où le contrat
commutatif (donnant-donnant) interindividuel est reconnu comme le fondement de
l’ordre ou le garant du bien commun, il peut aussi, en économie, servir à
discriminer entre règles de coordination. Sur la base de cette définition, il est clair
que toute les formes sociales ne sont pas des contrats, ni des contraintes.
Notamment, au vue des principales caractéristiques de l’éthique mises en
lumière dans cet article, il convient d’affirmer que l’éthique professionnelle n’est
pas un ensemble de règles- contrats, ni de règles - contraintes. Mais une analyse de
l’éthique comme règle est encore possible, puisque la littérature nous offre un
9
Nous soulignons.
8
troisième type de règles : les règles - conventions qui permettent de donner corps
aux notions d’arbitraire et d’implicite.
2.
L’ETHIQUE
COMME
REGLE
CONVENTIONNELLE :
RECONCILIER L’ARBITRAIRE ET LA RATIONALITE
Le suivi d’une éthique professionnelle est souvent justifié par des arguments
imprécis. A la question, “ pourquoi respecter les principes éthiques ? ”, la réponse
sera fréquemment “ parce que c’est comme ça ! ” . L’éthique est alors suivie et
perpétuée car elle va simplement de soi, elle s’impose naturellement aux acteurs et
ceux-ci ne songent même pas qu’ils ne pourraient pas la respecter. L’éthique est
alors un ensemble de règles de nature conventionnelle, respectées avec une forte
régularité mais dont la formulation reste floue et l’origine incertaine. On trouvera
difficilement des fondations unanimement reconnues à l’éthique professionnelle.
L’important ce n’est pas d’où elle vient, c’est qu’elle existe et prescrive les
comportements à tenir. “ L’éthique dit “ c’est ainsi ” et ça lui suffit ” (Quiniou
1998 p 74).
Ainsi que nous l’avons souligné dans la partie précédente, l’éthique n’est pas
constituée d’un ensemble de règles, que les individus auraient choisi, par contrat,
dans un monde idéal, débarrassé de toute forme d’opportunisme. L’éthique n’est
pas le produit de volontés individuelles explicites. Au contraire, elle relève de ces
mécanismes qui permettent d’assurer la coordination entre les individus sur une
base arbitraire et implicite. Il est vrai que faire une théorie de l’arbitraire et de
l’implicite en économie pose de sérieux problèmes. Pour l’analyse économique
standard, on ne peut en effet rien dire d’un tel phénomène car il ne peut que
difficilement s’accorder, a priori, avec l’hypothèse de rationalité. L’arbitraire est
donc généralement assimilé à l’irrationalité. Agir arbitrairement, c’est agir sans
raisons valides. C’est pourquoi, l’analyse économique des conventions s’est
inspirée des travaux d’un philosophe logicien : David Lewis (1969) auquel revient
le mérite d’avoir associé arbitraire et rationalité des comportements (voir l’encadré
2 ci-après). Pour Lewis, il peut être rationnel d’agir sans raisons explicites.
2-1. Convention et coordination
Une première remarque s’impose : l’éthique n’est pas seulement un moyen de
réguler l’interaction verticale entre un patient et un médecin. En installant un
langage commun entre les médecins, l’éthique professionnelle résout un problème
de coordination au sein d’une profession. Elle comporte donc une dimension
horizontale. Les médecins ambitionnent une définition non équivoque de leur
activité, qui exclurait les marchands ou les charlatans. Ils ont des objectifs
identiques et valorisent ainsi a priori la coordination. Ils sont donc confrontés à un
problème de coordination car ils ont un avantage mutuel à atteindre une issue
donnée. Mais plusieurs solutions sont possibles. Les médecins peuvent s’accorder
sur différentes visions de leurs pratiques. Ils ont alors besoin d’un cadre commun
appelé convention qui solutionne le problème de coordination.
9
Cette convention est une régularité de comportement où chacun se conforme à
la convention et chacun s'attend à ce que les autres en fassent autant. La convention
est donc auto - réalisante. Chacun, non seulement, maintient son action si les autres
en font autant mais préfère qu'il en soit ainsi. La convention est donc stable. Ceci
est imputable au statut d’équilibre de Nash de la convention (personne n’a intérêt à
dévier unilatéralement de la solution). Bref, il est rationnel de suivre la convention.
Le problème de coordination est donc résolu par la sélection d’un équilibre de
Nash, parmi plusieurs possibles. L’équilibre de Nash sélectionné est un repère
conventionnel qui appartient à l’histoire commune des individus. Cette “ force du
précédent ” a permis d’attirer l’attention des individus sur un point focal qui en se
perpétuant et en perdant la trace des ses origines devient une convention.
Une autre particularité fondamentale de la convention est qu'elle n'a pas besoin
d'être optimale pour s'imposer. C’est en ce sens qu’elle est arbitraire : une autre
solution aurait très bien pu être choisie10. L’important, c’est de se coordonner. Tant
mieux si la convention est optimale, tant pis si elle ne l’est pas.
Définition 2.1 : une convention est une régularité de
comportement qui a le statut d’un équilibre de Nash dans un jeu de
coordination et qui est auto-renforçante.
Si l’on fait de l’éthique professionnelle une convention, on dira qu’elle est
nécessaire pour coordonner les médecins mais que cette nécessité repose sur une
part d’arbitraire au sens où l’important est de développer un langage commun. Il
est par contre inutile de justifier le pourquoi de ce langage. Le nécessaire est de
savoir quoi faire même si ce que l'on fait est arbitraire. Il n’a pour objet que de se
conformer à ce que font les autres et donc de ne pas s’exclure du groupe.
Cette définition lewisienne de la convention permet de penser la coordination
spontanée. Comme dans la théorie des contrats, elle s’adresse à des individus
“ smithiens ”, qui suivent et respectent la convention par intérêt et restent dotés
d’une rationalité parfaite11 . La convention permet de sélectionner, de façon
automatique, une solution parmi plusieurs possibles. Les conventions à la Lewis
sont des conventions qui “ tiennent toutes seules ”, sans autre intervention que celle
de la rationalité individuelle. Dans ces conditions, la convention est une règle qui
fournit toujours une solution “ clef en main ”. Les individus peuvent s’appuyer sur
leur histoire commune, sur la force du précédent qui fournit la clé d’une
coordination réussie. Il suffit de se conformer au précédent.
10
Arbitraire ne veut donc pas dire “ n’importe quoi ”.
C’est pourquoi, cette théorie des conventions est particulièrement bien adaptée à un
traitement par la théorie des jeux. Ce n’était cependant pas l’objectif de Lewis. Voir
l’encadré.
11
10
Encadré 2 : Le projet de Lewis
En tant que philosophe de profession, Lewis cherche à résoudre, avant tout
des problèmes philosophiques. A la suite de Willard van Orman Quine, qui
préface son ouvrage, mais à qui il s’oppose, Lewis s’inscrit dans le débat instruit
par le positivisme logique (PL) sur la notion de vérité.
Pour le PL, on peut faire une distinction rigoureuse entre les vérités
analytiques ou logiques (qui dépendent du sens des mots et non de l’état du
monde : “ un célibataire est non marié ”, indépendant des faits) et les vérités
synthétiques (qui dépendent de l’état du monde : il pleut, fondé sur les faits). Les
vérités analytiques, puisqu’elles dépendent du langage, reposent sur des
conventions. Les propositions analytiques peuvent alors être tenues vraies par
convention.
Pour Quine, la vérité est un concept fort, qui sous-tend une part de nécessité.
Or la qualité première d’une convention est d’être arbitraire. La vérité ne peut
donc être assise sur la notion de convention, à moins que celle-ci ne soit
nécessaire mais, dans ce cas, elle perd son statut de convention. Quine en déduit
qu’il n’existe pas de vérités analytiques, distinctes des vérités synthétiques.
Lewis répond à Quine par un habile stratagème. S’il accepte le lien fait par
Quine entre nécessité et vérité, il souhaite néanmoins conserver la notion de
convention comme fondement de la vérité. Pour cela, il s’attache à montrer que
ce concept allie arbitraire et nécessité. On a besoin de convention mais le choix
de la convention est arbitraire. La convention est, en effet, nécessaire pour
coordonner les individus mais elle pourra être qualifiée de sans fondement du
fait de son caractère arbitraire. Contrairement à ce qu’affirme Quine, on peut
donc tenir les propositions analytiques pour vraies, par convention. Voir la thèse
de Postel (2000) pour un développement.
Cette théorie des conventions permet de donner sens à certains aspects de
l’éthique professionnelle : son caractère arbitraire, son ancrage dans l’histoire de la
profession, sa volonté de cimenter une communauté d’intérêts professionnels, la
primauté de son existence, hic et nunc, sur la façon dont elle a été élaborée, etc.
Elle ne dit rien toutefois sur les mécanismes de sanctions nécessaires au respect de
l’éthique et ne traite pas des situations marquées par la coopération et sa figure
inversée : le conflit.
2-2. Convention et coopération
Les conventions lewisiennes occultent tout problème de conflit. Les individus
sont supposés poursuivre les mêmes objectifs. Or, dans de nombreuses activités et
notamment dans l’activité médicale, il n’y a aucune raison de supposer une identité
des préférences. Les médecins peuvent avoir des intérêts divergents et se laisser
dominer par une logique concurrentielle, qui les amènerait à mener une guerre des
prix, à chercher à attirer un nombre maximal de client ou à faire une large
publicité pour leurs prestations. De telles situations apparaissent “ normales ” sur le
marché des produits mais “ anormales ” dans le secteur de la santé. Si de telles
11
situations sont prohibées, c’est parce qu’il existe une éthique professionnelle qui se
matérialise dans le code de déontologie médicale. En qualifiant de déviants les
comportements opportunistes, le code assure une certaine coopération
horizontale12 .
De même, le respect d’une éthique professionnelle garantit la coopération
verticale en condamnant la prise frauduleuse d’honoraire ou des dépassements
injustifiés13. La bonne entente entre médecin et patient est également garantie par
le secret médical.
Dans ces conditions, si l’éthique médicale est une convention, cette convention
doit aussi résoudre un problème de coopération. Dans un jeu de coopération
comme le “ dilemme du prisonnier ”, l’équilibre est sous optimal et les joueurs
gagneraient plus à changer de résultat pour passer à l’issue coopérative. Pour ce
faire, ils doivent alors passer sous silence leurs rivalités pour valoriser la
coordination cachée derrière le conflit. Ils doivent se coordonner s’ils veulent sortir
de l’issue non coopérative . Il y a donc un problème de coordination derrière un
problème de coopération14 .
Leibenstein (1982), à partir de l’analyse d’un “ dilemme du prisonnier ”, fournit
une solution à ce type de situation. Dans une communauté professionnelle, où les
objectifs sont parfois divergents, chacun observe la norme d’effort du groupe, s’y
conforme et de fait la perpétue. Cet “ étalon d’effort entre collègues ” est une
convention. Il permet, selon Leibenstein d’assurer la coopération entre salariés et
employeurs. En assurant une coordination horizontale (entre salariés), il permet une
coopération verticale (entre salariés et employeur). C’est justement l’une des
caractéristiques majeures de l’éthique professionnelle. En bâtissant un langage
commun qui coordonne (horizontalement) les médecins, elle autorise une
coopération (verticale) entre médecins et patients. À nouveau, la théorie de la firme
nous est d’un grand secours pour appréhender l’éthique professionnelle.
Mais la convention “ à la Leibenstein ” n’est pas stable car elle n’est pas un
équilibre de Nash15. En effet, la convention n’est ici plus auto-renforçante. Elle doit
s’accompagner d’un mécanisme de sanctions formelles ou informelles qui viendra
punir celui qui déroge à la convention. “ In some situations sanctions might arise
in support of a coordination convention. Prisoner’s Dilemma situations require
sanctions to enforce a convention because each individual sees gains from acting
independently, which can break down the convention ” [Leibenstein 1987 p. 7576]. Dans l’analyse de Leibenstein, la sanction est informelle, il s’agit de la
pression du groupe qui pousse à la conformité. Ainsi, en entrant dans la profession
médicale ou dans un segment professionnel, les médecins sont conduits à se
conformer à l’éthique. Dans le cas contraire, ils seraient mis au banc de la
profession. Le manquement à l’éthique par un médecin jette, en effet, la suspicion
12
dans son article 19, le code de déontologie médicale déclare : “ La médecine ne doit pas
être considérée comme un commerce ”. Dans ses articles 79 à 82, il censure toute publicité.
Il interdit également toute compétition entre médecins (56 à 68).
13
Les honoraires doivent être fixé “ avec tact et mesure ” (article 53).
14
Voir Batifoulier et de Larquier (2000) pour un développement.
15
Elle n’est pas non plus la solution Paréto optimale. La convention, selon Leibenstein, est
constituée d’une solution médiane entre la coopération mutuelle et la non coopération.
12
sur l’ensemble de la profession médicale. Violer l’éthique expose l’ensemble de la
communauté des pairs au dénigrement car les médecins engagent leur probité
mutuellement. Chaque professionnel se sent ainsi investi d’une obligation vis-à-vis
de l’autre. Il suffit alors qu’un seul médecin triche pour que le groupe soit
sanctionné. Dans ces conditions, transgresser la loi professionnelle conduit à
s’exposer à son propre sentiment de culpabilité. Il devient alors impérieux de
respecter l’éthique (Batifoulier 1999a).
Des mécanismes formels comme le Conseil de l’Ordre, qui a le pouvoir
d’interdire d’exercer, peuvent également jouer ce rôle. “ L’ordre veille, au titre de
l’article L 382 du Code de Santé Publique, au maintien de principes de moralité,
de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine et à
l’observation, par tous ses membres, des devoirs professionnels, ainsi que des
règles édictées par le code de déontologie ”. (Herzlich et alii 1993 p.124). Ces
règles peuvent aussi avoir une traduction en justice commune et influencer les
décisions du juge. “ En réalité, la déontologie, ou plutôt les principes qu’elle
véhicule, n’ont pas seulement un effet normatif direct, ils irradient d’importantes
décisions de justice et irriguent le raisonnement tant du juge constitutionnel que du
juge administratif. En effet, la Haute Cour constitutionnelle et la Haute Juridiction
administrative acceptent et transcrivent les valeurs fondamentales que transporte
la déontologie médicale ” (Moquet-Anger 1999 p. 31 –32).
Du fait de la nécessité de sanctions, ce type de conventions se distingue des
conventions à la Lewis.
Définition 2.2 : une convention est une régularité de
comportement nécessitant un mécanisme de sanctions pour résoudre
un problème de coopération.
Ce type de conventions, non auto-renforcantes, sont dénommées “ conventions
légitimées ” par Orléan [1997], “ institutions16 ” par Van der Lecq [1996] ou
“ conventions externes ” par Batifoulier et de Larquier (2000). Puisqu’elles
nécessitent un mécanisme de sanctions extérieur au jeu initial, les conventions
externes s’opposent au conventions internes ou conventions à la Lewis, qui, elles,
n’ont pas besoin d’être renforcées.
Au total, la théorie des conventions nous a permis de penser l’arbitraire à partir
de la rationalité (parfaite) des individus. Dans ce cadre, l’éthique vient
alternativement résoudre un problème de coordination ou de coopération, tout deux
bien réels en médecine. Dans les deux cas, elle fournit aux acteurs une solution
“ clef en main ”. En effet, la règle-convention repose sur la force du précédent. Les
individus observent la règle en vigueur, s’y conforment et la perpétuent. Les
individus disposent donc, au moment d’entrer en relation, d’un modèle d’action
automatique. Ils savent qu’il suffit de se conformer au précédent. Ils ont la clef
d’une coordination réussie.
Une meilleure compréhension de l’éthique passe par un relâchement de cette
hypothèse, afin d’interroger le sens que lui prêtent les agents. Pour cela, il convient
16
Pour Leibenstein (1984, 1987), une convention a nécessairement un caractère local. Alors
qu’une convention non locale est une institution.
13
de doter les individus d’une capacité réflexive. Nous nous appuierons dans cette
voie sur l’Économie des Conventions (EC), qui fait de cette réflexivité une
compétence première des agents lorsque leur rationalité est limitée et procédurale.
Cette hypothèse de rationalité permet en outre de maintenir le lien, effectué dans
cette partie, entre arbitraire des conventions et rationalité des agents. Seront alors
réunies la rationalité limitée de la TCT et la notion d’arbitraire de la théorie des
conventions.
3. L’ETHIQUE COMME
TOUTE REGLE
FONDEMENT
CONVENTIONNEL
DE
Penser l’activité médicale comme une activité économique suppose que l’on
puisse dégager les conditions de son bon fonctionnement. L’activité médicale est
une activité reconnue, voire banalisée. Ce n’est pas une activité souterraine qui
échapperait à tout formatage économique.
Cette institutionnalisation de l’activité médicale, son déploiement à grande
échelle, suppose de surmonter ou au moins de contourner les caractéristiques du
bien santé telles qu’elles ont été mises en évidence dans les sections précédentes :
· Spécificité et incertitude de la relation pour la théorie des coûts de
transaction.
· Résultat d’une coordination horizontale comme verticale, avec ou sans
conflit sous jacent, pour la théorie des conventions.
L’existence d’une éthique professionnelle, requalifiée en terme de structure de
gouvernance, permet à l’activité médicale d’avoir un ancrage économique. En
effet, l’éthique professionnelle peut être vue comme un mécanisme autorisant les
individus (patients ou médecins) à s’engager dans la relation sans craindre
l’opportunisme ou la déviance de l’autre. Bref, l’activité médicale efficace a besoin
d’éthique professionnelle, qui en autorise une traduction économique.
L’éthique professionnelle n’est donc pas un mécanisme qui interdirait de penser
l’activité médicale comme une activité économique et qui, de fait, rejetterait son
analyse au-delà du champ de l’économie. Elle doit plutôt être perçue comme le
maillon nécessaire d’une interprétation de l’analyse médicale en termes
économiques, même si, pour cela, il faut faire évoluer les outils de l’économie.
L’économiste pourra alors considérer que l’éthique n’est pas un problème mais une
solution.
Cette lecture économique de l’éthique professionnelle a révélé ses fondements
arbitraire et implicite. Arbitraire au sens où l’éthique, bien que fortement valorisée,
peut difficilement être justifiée en dehors de réponses relevant du “ c’est comme
ça ”. Implicite dans la mesure où le respect d’une éthique professionnelle ne
suppose pas que tout soit codifié à l’avance. Le double caractère arbitraire et
implicite de l’éthique professionnelle n’empêche pas l’efficacité de la relation
médicale. Le glissement de la notion de contrat à celle de convention nous a permis
de donner un sens à ces caractéristiques fondamentales de l’éthique.
14
La théorie des conventions, qui offre une lecture des conventions s’appuyant sur
des outils familiers à l’économiste (la théorie des jeux), nous a fournit la
grammaire nécessaire à la lisibilité du concept. Mais le meilleur grammairien du
monde ne fera pas un bon écrivain s’il ne dispose pas de la sémantique nécessaire.
Il faut donc dépasser le stade de la syntaxe pour celui de la sémantique. Dans ces
conditions, l’économie des conventions doit être mobilisée en lieu et place de la
théorie des conventions.
3-1. De la coordination des comportements à la coordination des
représentations
Vérifions d’abord que la définition que Favereau (2000) nous donne d’une
convention s’applique à l’éthique professionnelle:
Définition 3.1 : une convention est une forme sociale (ou une
règle) dont :
1. “ La formulation est le plus souvent vague ou implicite, ou bien si
l’on en donne une version écrite, il n’existe pas de formulation
canonique.
2. L’origine est le plus souvent obscure, ou bien si l’on remonte
jusqu’à l’auteur, celui-ci n’a pas une autorité qui expliquerait le
respect de la convention.
3. Le contenu est nécessairement arbitraire, non pas au sens où
n’importe quelle règle aurait pu faire l’affaire, mais au sens où
d’autres solutions étaient légitimement concevables.
4. L’application n’est pas garantie par des sanctions juridiques, ce
qui ne veut pas dire que le non-respect n’entraîne pas de
conséquences désagréables. ”
La pertinence de chacune de ces quatre conditions rapportée à l’éthique est
assez évidente. L’éthique est bien, à nouveau, un type particulier de règle, de
nature conventionnelle. Au-delà de son incontestable clarification, cette définition
est somme toute assez commune. La théorie des conventions pourrait s’y
reconnaître et on ne voit pas ce qui pourrait la distinguer de l’économie des
conventions (EC).
L’apport principal d’EC consiste à raccrocher l’analyse des conventions à une
hypothèse de rationalité limitée et procédurale17. Si les individus suivent des
conventions, c’est parce qu’ils ne peuvent pas prévoir pour eux et pour les autres
l’ensemble des conséquences de leurs choix. C’est parce qu’ils sont cognitivement
limités et qu’ils ne peuvent tout calculer que les individus s’appuient sur des
conventions. Voilà pour l’aspect limité de la rationalité.
17
La rationalité procédurale constitue le versant positif d’une théorie du choix rationnel
s’opposant à la rationalité maximisatrice. Ainsi, la rationalité limitée n’est définie qu’en
regard de la rationalité pleine, dont elle constitue une forme appauvrie. Si donc il convient,
dans un premier temps, de reconnaître les limites cognitives (et computationnelles) des
individus, il s’agit, dans un second temps, de proposer une version originale et positive de
la rationalité.
15
Cette insistance sur la rationalité limitée des agents conduit aussi à questionner
leur façon d’agir quand ils se coordonnent à l’aide de conventions. Voilà pour
l’aspect procédural. Notamment, les individus font preuve d’une capacité de
réflexivité : ils réfléchissent sur le sens d’une règle, et la suivent en fonction de ce
sens. Ils ne prennent pas les règles sociales comme des données naturelles – ou clef
en main –, mais interrogent leur signification, ainsi que la congruence de ces règles
avec leur propre modèle d’action. Ce faisant, ils peuvent être amenés à les
interpréter et éventuellement à les modifier. L’EC va donc nous fournir l’appui
nécessaire pour penser l’éthique professionnelle comme une structure de
gouvernance qui ne procure pas une solution clef en main. Les acteurs s’y engagent
en réfléchissant sur son sens. Les acteurs sont capables de modeler la règle pour lui
donner une portée opératoire. C’est parce que les acteurs travaillent la règle qu’elle
peut prendre vie. La règle ne fournit pas une solution clef en main mais propose
une réponse, en quelque sorte, “ en kit à monter soi-même18 ”.
Les règles sont porteuses de sens ; elles sont sous-tendues par des valeurs, des
principes d’évaluation, des façons de juger… Bref, derrière une règle, il y a
invariablement une représentation du monde. Cette fois, ce n’est plus seulement la
dimension cognitive des règles qui est mis en exergue, mais aussi politique. Or, la
nature de l’éthique ne se comprend réellement qu’une fois prise en compte cette
dimension politique. En effet, il semble bien que l’éthique appartienne à une
logique supérieure aux règles. Plus qu’une règle en médecine, elle est le fondement
de toutes les règles encadrant l’activité médicale. L’éthique est tout à la fois une
valeur, un principe d’évaluation, une façon de juger…Elle imprègne l’ensemble de
l’activité médicale. C’est pourquoi cette dernière peut être jugée par les patients
comme par les médecins au regard de sa conformité à l’éthique. L’éthique
professionnelle sert de référentiel pour juger du comportement médical. Grâce à
l’éthique, tutelle, patients ou médecin se font une idée du comportement justifiable.
Ils ont alors les moyens d’approuver ou de condamner une conduite particulière.
L’éthique fournit un étalon de mesure de l’attitude du médecin sur lequel peuvent
s’appuyer les patients ou les confrères pour statuer sur la pratique médicale suivie.
Elle fournit l’atmosphère dans laquelle baigne l’activité médicale. Quand les
acteurs s’emparent de l’éthique, c’est pour donner un sens à la relation médicale et
juger de son efficacité.
Cet étalon de mesure est indispensable à l’activité médicale car il n’existe pas
de caractéristiques objectives d’appréciation du service. Du fait de l’immatérialité
du bien professionnel, le médecin est simplement soumis à une obligation de
moyens19 mais pas à une obligation de résultat. Ce flou dans l’appréciation du
résultat médical laisse la porte grande ouverte à toutes sortes de conflits. Il est alors
nécessaire de disposer d’un mécanisme qui règle les disputes en évaluant le produit
médical indépendamment des tribunaux. L’éthique professionnelle joue ce rôle.
Elle offre aux acteurs un modèle d’évaluation.
En d’autres termes, l’éthique ne coordonne pas seulement les comportements.
Elle coordonne aussi les jugements sur les comportements. Elle renseigne sur ce
18
Nous remercions Guillemette de Larquier de nous avoir suggéré cette qualification.
Moyens (diagnostics et thérapeutiques) qu’il définit d’ailleurs lui-même au nom de
l’exigence de qualité.
19
16
que doit être une pratique médicale correcte. Elle définit la façon de penser le juste
comportement médical. Elle régule (ou aligne) davantage les représentations des
individus, que leurs comportements… contrairement à la simple règle-convention.
Est-on pour autant conduit à rejeter l’analyse de l’éthique comme convention ?
Non, si l’on remarque que la définition précédente d’une convention (3.1) vaut tout
aussi bien pour ces représentations logées au cœur des règles : elles sont implicites
(parfois), arbitraire (toujours), d’origine obscure, et soutenues par des forces autres
que juridiques. Cette analyse peut surprendre, mais elle consiste simplement à
isoler la présence de deux types de conventions dans l’activité économique :
comme type particulier de règle (les règles-conventions, qui régulent les
comportements) et comme fondement de toutes les règles (y compris des règles
contrats et contraintes). La théorie des conventions ne formalise que le premier
type de convention alors que l’EC s’intéresse aussi à la seconde dimension des
conventions.
Résumons l’analyse menée jusqu’ici. Partant d’une définition classique des
conventions, l’EC opère une tripartition de l’espace des règles : au côté des règles
contrats et contraintes, il existe des règles de nature conventionnelle. Cependant, en
dotant les individus d’une compétence de réflexivité, l’EC est conduite à postuler
l’existence, derrière chaque type de règle, d’une représentation sur le monde… qui
répond-elle aussi à la définition d’une convention. L’éthique professionnelle
appartient à ce second type de convention. Ainsi, l’éthique professionnelle se
présente comme une convention “ première ”, qui sous-tend les autres règles de la
profession.
3-2. Une approche non fonctionnelle de l’éthique
La nature particulière, essentiellement morale, de cette représentation en
médecine est due à la nature elle-même très particulière de l’activité médicale, qui
touche à l’intégrité physique des personnes, au corps humain20. L’éthique fait
échapper la médecine à une activité purement marchande. Ce faisant, elle jette les
bases d’une coopération tant verticale qu’horizontale, indispensable à la pratique
médicale :
Au niveau vertical, l’éthique instaure un rapport de confiance entre
praticiens et patients. L’analyse de l’éthique comme structure de gouvernance
bilatérale nous a montré l’importance d’un tel rapport. L’éthique est donc ici un
dispositif de soutien à la confiance. Un parallèle peut être établi avec la
législation du travail, qui permet notamment de garantir une certaine confiance
entre les parties au contrat de travail, indispensable au vue de l’incertitude et de
l’asymétrie entourant ce contrat21 . L’éthique définit les conditions à la fois de
validité du pacte entre médecins et patients et de conformité de l’attitude
médicale à ce pacte.
20
Sur les conditions spécifiques de la production sanitaire, voire notre discussion au début
de la section 1.2 et reprise au début de la section 3 (supra).
21
Ce type d’analyse est fréquent dans les travaux de “ Law and economics ” (voir par
exemple Deakin et Wilkinson, 1999).
17
Au niveau horizontal, l’éthique participe à la construction d’un
“ collectif ”. Ce rôle spécifique des conventions a pu être souligné par Gilbert
(1992). En adoptant une convention, une population devient un groupe social.
Ainsi la convention ne fait pas que concilier les stratégies individuelles. Elle
s’adresse à des populations qui fonctionnent comme des collectivités : “ Thus
we say that there is a convention “ in ” a given group. We also say that the
group “ has ” the convention, and refer to the convention “ of ” the group. So
at least some social conventions are conceived of as having an intimate relation
to collectivities…This suggests that only populations which are collectivities
can have conventions, intuitively speaking ” (p. 317). L’éthique permet donc
aux médecins de se constituer comme un corps professionnel au sens “ noble ”
du terme22 ; elle évite ainsi, par exemple, comme on l’a déjà souligné, une
guerre des prix entre praticiens. On peut alors voir dans l’éthique
professionnelle une “ communauté d’habitus professionnels constituant une
forme de code moral ” (Le Bris et Luther 1999 p 52 – 53).
En appréhendant, via l’EC, l’éthique comme un rouage essentiel à l’activité
médicale – en tant qu’elle ne pourrait fonctionner sans –, nous rejoignons l’analyse
menée à partir de la Théorie des coûts de transaction, qui identifiait l’éthique à une
structure de gouvernance23. La nature économique de l’éthique doit être recherchée
dans sa fonction : l’éthique médicale a pour raison d’être de permettre le
déploiement, à grande échelle, de l’activité médicale. Sans cet appui extérieur, la
pratique médicale, du fait des conditions tout à fait particulières qui entourent la
production sanitaire, ne pourrait acquérir le statut d’activité économique. Une
différence de taille, cependant, peut être décelée entre les deux approches : pour
EC, il faut sortir de l’approche purement fonctionnelle des règles. L’éthique ne fait
pas que minimiser les coûts de transaction, elle contribue à souder un collectif
autour de valeurs morales Elle définit une profession, en forgeant les
représentations d’une collectivité liée par une même activité. Cette différence en
pointe une autre, plus large : alors que les choix individuels s’effectuent pour
Williamson sur un espace de calcul unifié (celui des coûts de transactions), l’EC
dessine un individu opérant sur une pluralité de registres. Des motifs autres que
strictement liés à l’efficacité, mais ayant trait à l’identité individuelle ou collective,
peuvent motiver le choix d’une règle de coordination. L’éthique médicale, si elle
répond clairement à des motifs d’efficacité, s’ancre dans des valeurs plus
complexes, liées à la représentation que se fait de lui-même un groupe social.
22
Le philosophe MacIntyre (1982) définit une “ profession ” comme “ any coherent and
complex form of socially established co-operative activity through which goods internal to
that form of activity are realised in the course of trying to achieve those standards of
excellence which are appropriate to, and partially definitive of, that form of activity, with
the result that human powers to achieve excellence, and human conception of the end and
goods involved, are systematically extended ” (p.187). Si la définition est complexe, elle
exprime bien l’approche menée ici.
23
Son caractère “ clef en main ” disparaît cependant avec EC.
18
4. CONCLUSION
L’activité médicale est l’activité par excellence où sont mises en avant les
préoccupations de nature éthique. Elle peut même être considérée comme le lieu
privilégié d’expression d’une éthique au concret. On pourra donc raisonnablement
considérer que l’éthique est la clef de voûte du système de soins.
Dire que les préoccupations éthiques sont omniprésentes revient-il à rejeter
l’activité médicale au-delà du champ de l’économie ? Ce travail répond par la
négative et va puiser dans plusieurs paradigmes pour étayer cette conviction.
La Théorie des coûts de transaction fournit ainsi des outils pour lire l’éthique
professionnelle comme un gage nécessaire d’efficacité de la relation médicale car
elle résout des problèmes liés à la spécificité et à l’incertitude de la relation
médicale. L’éthique professionnelle est alors vue comme une structure de
gouvernance fournissant aux acteurs une solution automatique ou “ clef en main ”,
écartant l’opportunisme éventuel des acteurs.
Mais cette définition de l’efficacité est problématique. En effet, en rapprochant
l’éthique professionnelle du contrat, on en fait un mécanisme exprimant un accord
implicite de volontés explicites. Or, dans l’esprit des acteurs, suivre l’éthique ne
repose pas sur des mobiles parfaitement identifiés. Au contraire, le respect d’une
éthique sera souvent justifié par des arguments arbitraires du types “ c’est comme
ça ! ”.
La Théorie des conventions offre la possibilité d’un traitement de l’arbitraire
avec les outils de l’économie. Elle permet de lire l’éthique professionnelle comme
la solution, de nature conventionnelle, d’un problème de coordination entre
médecins ou de coopération entre médecins et patients avec ou sans mécanismes de
sanctions. La convention fournit à des individus pleinement rationnels le moyen de
se coordonner sur une base arbitraire.
Cette approche fait de l’éthique professionnelle une règle au statut particulier :
celui de convention. Or, l’éthique professionnelle est plus que cela. Elle ne fait pas
que coordonner les comportements. Elle coordonne les représentations sur les
comportements. En cela, comme le professe l’Économie des conventions, elle est
logée au cœur même de toute règle. En structurant les règles du système de soins,
elle imprègne l’ensemble de l’activité médicale. On a donc bien donné sens au fait
que l’éthique professionnelle puisse être considérée comme la clef de voûte du
système de santé. Mais cette clef de voûte ne peut être réduite à une solution clef
en main. Elle implique une dimension morale qui va au-delà de la simple approche
fonctionnelle des règles.
In fine, la mobilisation de l’outil convention nous a ouvert la voie à une
économie politique de l'arbitraire, et par la même à un traitement économique de
l'éthique professionnelle. La présence incontournable d’une éthique n’est donc pas
un obstacle à la traduction économique de l’activité médicale. Au contraire elle en
est le vecteur principal. Reste maintenant à passer d’une économie politique de
l’arbitraire à une politique économique de l’arbitraire.
19
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
AOKI M., GUSTAFSSON B., WILLIAMSON O. (1990), The Firm as a Nexus
of Treaties, Sage Publications.
BATIFOULIER P. (1999a), “ Une analyse économique de l’éthique médicale”,
Document de travail FORUM 99-3, Université Paris X.
BATIFOULIER P. (1999b), “ Ethique professionnelle et activité médicale : une
analyse en termes de conventions”, Finance, Contrôle, Stratégie, Vol. 2, juin, pp.
5-24.
BATIFOULIER P., THEVENON O. (2000), “ La préférence éthique du
médecin, quelques enseignements pour l’action collective ”, Communication au
premier colloque international des économistes français de la santé, CES,
Université Paris Dauphine, février.
BATIFOULIER P., de LARQUIER G. (2000), “ L’interprétation stratégique
des conventions”, Communication au séminaire “ conventions et modélisation ”,
novembre, Université Paris X.
BIEN, F., REBÉRIOUX, A. (2000), “ L’interaction médecin - patient : une
approche par l’économie des contrats”, Communication au séminaire ATES, mai.
CLARK R. (1991), “ Agency costs versus fiduciary duties ”, in Pratt, W.,
Zeckhauser R. (eds), Principals and Agents : the Structure of Business, Harvard
Business School Press, pp. 55-79.
DEAKIN S., WILKINSON F. (1999), “ Labour law and economic theory : a
reppraisal ”, in de Geest G., Siegers J., van den Bergh R. (eds), Law and economics
and the labour market, Edward Elgar, pp. 1-33.
DURKHEIM E. (1893), De la division du travail social, PUF, 1978.
EASTERBROOK F., FISCHEL D. (1993), The Economic Structure of
Corporate Law, Harvard University Press.
FARGEON V. (1997), “ Eléments d’analyse théorique des formes hybrides
d’organisation : le cas de la recomposition de l’offre de soins ” in Ouvrage
Collectif: “ 10 ans d’avancées en économie de la santé ”, John Libbey, pp. 45-59.
FAVEREAU O. (2000), “ Conventions ” in E. Friedberg (ed) “ Encyclopédie
télématique des organisations ”.
GILBERT M. (1992), On social facts, Princeton University Press, première
édition 1989.
GROSSMAN M. (1972), “ On the Concept of Health Capital and the Demand
for Health ”, Journal of Political Economy, vol. 80 (2), pp. 223-255.
HERZLICH C., BUNGENER M., PAICHELER G., ROUSSIN P., ZUBER MC. (1993), Cinquante ans d’exercice de la médecine en France, Les éditions
INSERM.
KREPS D. (1997), “ Intrinsic Motivation and Extrinsic Incentives ”, American
Economic Review, vol. 87 (2), pp. 359-369.
20
LE BRIS S., LUTHER L. (1999), “ De l’autoregulation a l’investiture étatique :
éléments de réflexion pour une réforme”, in Feuillet – Le Mintier B. (ed.), De
l’éthique au Droit en passant par la régulation professionnelle, Rapport MIRE,
CRJO, Université de Rennes 1, septembre, pp. 5-33.
LEIBENSTEIN H. (1982), “ The prisonner’s dilemma in the invisible hand: an
analysis of intra firm productivity ”, The American Economic Review, n°2, pp. 9297.
LEIBENSTEIN H. (1984), “ On the economic of conventions and institutions :
an exploratory essay ”, Journal of institutional and theoretical economics, n°140,
pp.74-86.
LEIBENSTEIN H. (1987), Inside the firm, Harvard University Press.
LEWIS D. (1969), “ Convention: a philosophical study ”, Harvard University
Press.
MACNEIL I. (1978), “ Contracts : Adjustments of Long-Term Economic
Relations under Classical, Neoclassical, and Relational Contract Law ”,
Northwestern University Law Review, vol. 72, pp. 854-906.
MASTEN S. (1993), “ A Legal Basis for the Firm ”, in Williamson, O., Winter,
S. (eds), The Nature of the Firm; Origins, Evolution, and Development, Oxford
University Press, pp. 196-212.
MOQUET – ANGER M-L. (1999), “ La déontologie médicale : de l’éthique à
la norme juridique ”, in Feuillet – Le Mintier B. (ed.), De l’éthique au Droit en
passant par la régulation professionnelle, Rapport MIRE, CRJO, Université de
Rennes 1, septembre, pp. 5-33.
ORLEAN A. (1997), “ Jeux évolutionnistes et normes sociales ”, Économie
appliquée, n°3, pp. 177-198.
POSTEL N. (2000), “ Règles et rationalité économique”, Thèse de doctorat de
sciences Economiques, Université de Lille.
QUINIOU Y. (1998), “ Morale, éthique et politique chez Habermas”, Actuel
Marx, n°24, pp. 69-83.
SERVERIN E. (1996), “ Propos croisés entre droit et économie sur la place de
l’incertitude et de la confiance dans le contrat ”, Sociologie du travail, vol. 38 (4),
pp. 607-620.
VAN DER LECQ F. (1996), “ Conventions and Institutions in Coordination
Problems ”, De Economist, 144, n°3, pp. 397-428.
WILLIAMSON O. (1975), Markets and Hierarchies : Analysis and Antitrust
Implications, Free Press.
WILLIAMSON O., (1985), The Economic Institutions of Capitalism, Free
Press.
Philippe Batifoulier et Antoine Rebérioux
21