la tentation du monochrome - laurence louis
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LA TENTATION DU MONOCHROME Laurence Louis-Lucas/ Université Paris VIII / L3/ mai- septembre 2007 Introduction Première partie PETITE HISTOIRE DU MONOCHROME I. Malévith et les premiers monochromes du XXe siècle : p°2 II. Yves Klein : la monochromie incarnée. p°6 La question du marché et de la réception : p° 6 La radicalité et la question de la couleur : p° 7 L’immatériel et la question de la perception : p° 8 III. Les monochromes américains des années cinquante : p° 10 Deuxième partie LE BLANC : UN STATUT SPECIAL Le blanc dans le monochrome : p°14 I. Robert Ryman : « ceci n’est pas un carré blanc » : p°15 II. Roman Opalka : « le tableau fantôme » : p°22 Conclusion : p° 26 Bibliographie : p° 28 Annexe Tableaux méthodologiques Introduction Promu emblème du modernisme pictural, le monochrome ne cesse de hanter la peinture du XXe siècle. Image de l’absence de représentation, il renvoie au degré zéro de la peinture ou à celle de son aboutissement ultime. Il oscille entre deux pôle extrêmes : la manifestation de l’absolu et le rire nihiliste. Entre ces deux pôles se joue tout un éventail de possibilités. Certains monochromes aspirent à la beauté, d’autres au sublime, d’autres encore relèvent de la spiritualité, du matérialisme, de l‘ironie ou de la provocation. Il en est de toutes les couleurs, de tous les formats, de toutes les textures. Certains sont peints avec un soin quasi obsessionnel alors que d’autres sont peints au rouleau et parfois même industriellement. Ces toiles, en apparence si vides débordent d’une multitude de questions qui permettent de mieux comprendre les enjeux de la peinture. Une des particularités les plus évidentes du monochrome est la capacité qu’il a d’atteindre une ambivalence qui peut parfois être vertigineuse. Dans sa définition la plus radicale, le tableau monochrome n’utilise qu’une seule couleur sans aucune nuance de valeur. Nous considérerons ici le monochrome dans une acceptation plus large. Nous prendrons en compte les tableaux « quasi monochromes » selon l’expression de Denys Riout, c'est-à-dire des tableaux n’utilisant qu’une seule couleur mais avec des nuances de valeurs. Les monochromes dont il sera question sont ceux que l’on dit "sérieux" et non pas ceux qui se considèrent comme des plaisanteries (bien qu’en matière artistique, les plaisanteries sont à considérer avec le plus grand sérieux). Nous prenons comme postulat que la monochromie est une tentation pour de nombreux peintres, chacun l’affirmant à différents degrés selon sa propre sensibilité et sa propre problématique. Cette tentation va de pair avec le développement d’une abstraction éprise de pureté. Le monochrome est donc ici considéré en tant que processus significatif des enjeux de la peinture, plus que comme finalité. Ce n’est pas l’aspect chronologique qui nous intéresse mais les questions et les problématiques que la monochromie soulève. Ces questions sont d’ordres divers. Le monochrome met à jour des questions propres à la spécificité de la peinture au sein des autres pratiques artistiques. Au-delà, il pose des questions qui concernent toutes œuvres d’art. Il agit comme un véritable révélateur en interrogeant la notion de perception, celle de représentation ou encore, celle d’image. Le monochrome pose la question de la couleur en l’affirmant radicalement. Il est à la fois restriction et exaltation de la couleur. Cette ambivalence permet d’ouvrir le débat au-delà de la querelle qui hante la peinture occidentale depuis la Renaissance, celle qui oppose le dessin à la couleur. A partir de là, la question du blanc comme présence ou (et) absence de couleur est également posée. Le monochrome permet aussi de reformuler la problématique de la forme et du fond et, avec elle, celle de la composition qui est une donnée majeure de la peinture. Avec le monochrome, c’est en fait la notion de tableau qui est entièrement repensée. Le tableau, comme planéité et délimitation de cette planéité, est révélé dans sa matérialité la plus immédiate. En appliquant au plus près la théorie moderniste, le monochrome permet d’ouvrir cette théorie à de nouveaux horizons. Le monochrome est également révélateur d’enjeux qui, au-delà de la peinture, concernent toutes créations artistiques. Le monochrome interroge : Qu’est ce qu’une œuvre d’art ? Quels sont les liens qu’entretient une œuvre plastique avec le langage ? De quelle nature est la démarche d’un artiste qui s’engage dans la monochromie ? Comment le marché de l’art réagit-il face à une peinture qui n’a pour touts composants qu’une unique couleur ?. Avec le monochrome, nous comprendrons l’intérêt de la radicalité comme démarche artistique. Nous verrons comment et pourquoi cette radicalité, au-delà de contraintes qui peuvent paraîtrent sclérosantes, est en fait un véritable moteur à la création. La première partie de cette étude retrace les débuts de la peinture monochrome. Nous y parlerons des carrés de Malevitch et de l’avant garde russe. Le Carré blanc sur fond blanc nous servira de fil conducteur et de repère tout au long de ce parcours. Nous dégagerons ensuite certaines des questions que soulève l’œuvre d’Yves Klein. Nous irons ensuite du côté de l’art américain des années cinquante en prenant en compte les théories de Clément Greenberg et en soulignant l’aspect formaliste des œuvres de cette période. Dans la seconde partie, nous nous pencherons sur le statut spécifique de la couleur blanche dans la peinture monochrome à travers le travail de deux artistes. Nous étudierons une œuvre de Robert Ryman : Chapter 1983. Nous nous attacherons ensuite à l’étude d’un tableau qui n’existe pas et à la démarche si singulière de Roman Opalka. Première partie PETITE HISTOIRE DU MONOCHROME I. Malevitch et les premiers monochromes du XXe siècle Dans les années 10, des monochromes font leur apparition mais il n’existe aucun système conceptuel capable de penser la monochromie comme une modalité de la peinture. Avant de parler de Malevitch, il est intéressant de faire un petit détour par d’autres œuvres de la même époque qui elles aussi n’utilisent qu’une seule couleur. Ces œuvres ont aujourd’hui disparu et nous n’avons que les écrits, souvent incendiaires, des journalistes pour en témoigner. A l’ exposition « 0,10 » de 1916, Maria Ivanovna Vassilieva présente une véritable installation avant l’heure. Paysage d’Espagne se compose d’une planchette en bois blanc d’une vingtaine de cm, découpée en demi cercle à l’une de ses extrêmités, reposant sur l’appui d’une fenêtre. Puni présente « une simple planche d’environ 10cm de largeur sur 35 cm de longueur peinte en vert1 ». Dans la Dixième exposition d’Etat de 1919, Klioune propose huit Edification monochromes. Ce titre indique très clairement l’affirmation de la position de Klioune. L’histoire du monochrome est aussi celle de la prise de conscience des artistes à n’utiliser qu’une seule couleur. L’œuvre de Malevitch aura une influence considérable sur le XXe siècle . Le Carré noir sur fond blanc (1915), suivi trois ans plus tard du Carré blanc sur fond blanc, sont généralement considérés par les historiens comme les premières tentatives de monochromes. Lorsqu’il évoque son Carré noir Malevitch néglige presque toujours de mentionner le fond qui le supporte. Les historiens se querellent à propos du titre : Carré noir ou Carré noir sur fond blanc ? En revanche, ils sont tous d’accord pour reconnaître que le carré n’est pas carré car aucun de ses côtés n’est parallèle au bord du châssis. Lorsque Malevitch peint des répliques du carré noir plus carrées que ne l’était l’œuvre original, il semble se soumettre lui même à l’idée que l’on peut se faire de l’œuvre à partir de son titre comme si l’essence de l’œuvre résidait moins dans l’objet à voir que dans l’objet décrit par le langage. C’est comme si l’idée prévalait sur sa réalisation, elle propose un visible qui n’aurait pas besoin d’être vu. Dans ce sens, « le Carré noir s’inscrit dans la tradition de l’icône, image paradoxalement dévolue à la célébration de l’invisible »2. 1 Bulletin de Petrograd, 1916 2 Denys Riout , La peinture monochrome , p°85 Si l’articulation entre le carré et le fond est maintenue, le Carré noir sur fond blanc devient l’ultime rempart avant l’indifférenciation monochrome. Physiquement absente (puisqu’on ne peut pas la voir) l’œuvre a projeté l’abstraction radicale dans l’espace de la métaphysique et du religieux. Elle est une manière de faire apparaître « l’abîme de l’être3 » dans la peinture et la philosophie. Un autre carré, cette fois rouge, porte le titre Carré rouge : réalisme pictural d’une paysanne en deux dimensions. Il ne s’agit évidemment pas de la représentation d’une paysanne mais ce titre en forme de provocation est une manière d’affirmer la rupture avec toute volonté de ressemblance, de poser la forme à priori : « la forme intuitive doit sortir de rien 4» explique Malevitch. Ce dernier pose la question de la mimésis. Pour lui, l’emprunt à la nature et tout ce qui ressortit du mimétisme ouvre sur la mort. L’imitation ne produit « que des morceaux de la nature vivante pendus aux crochet de nos murs ». Au contraire, chaque forme suprématiste est « libre et individuelle », chaque surface picturale est « plus vivante que tout visage où sont fourrés une paire d’yeux et un sourire » explique-t-il encore. Le Carré blanc sur blanc, réalisé en 1918, peut être considéré comme une chose purement mentale qui n’aurait pas besoin d’être vue. C’est, en même temps, une toile matérielle qui nécessite d’être vue. J’ai eu la chance de la voir cette année à New York et ce qui m’a le plus frappée, c’est peut- être sa petite taille et son caractère d’icône. C’est aussi la distance entre ce qu’évoque le titre et la matérialité de la toile. Le titre induit en confusion puisque imager un carré blanc sur un fond blanc revient à imaginer un tableau monochrome. Dans la réalité, le tableau n’est pas du tout monochrome. Il met en jeu deux qualités de blanc : un blanc froid pour le carré et un blanc chaud pour le fond. Le carré se détache nettement du fond, il est cerné par un trait de crayon qui désigne la forme comme telle. Ces deux tonalités permettent d’ articuler le dessin et la couleur, la couche picturale et le support. Un petit espace non peint le relie au fond qui du coup ne semble pas passer sous la forme, mais l’entourer comme un cadre. Ce tableau joue avec la question de la forme et du fond jusque dans son titre qui fonctionne comme un jeu de mot. Le langage anticipe un horizon qui n’est pas encore atteint. Dans ses écrits, Malevitch définit le suprématisme comme rupture avec les questions traditionnelles de la peinture qui opposent la forme et le fond. Il inscrit le suprématisme dans la logique avant-gardistes formaliste d’une progression de la peinture vers ce qui serait son essence. Il oppose à l’art du passé, réputé tout entier imitatif et langagier, la création d’une forme nouvelle caractérisée par sa différence avec la nature, et qui, rejetant le réalisme des objets, atteindrait au « réalisme pictural »5. La couleur, la planéité et la facture constituent l’essence du pictural. La vérité de la peinture est dissimulée par l’anecdote du sujet. Un certain mysticisme marque la spiritualité de Malevitch. Lecteur de Schopenhauer, il croit en 3 Jean Claude Marcadet, Une esthétique de l’abîme in : Malévitch : écrits, t.1, p.10 4 Kasimir Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme, écrits, t.1, p. 61 5 Notion que reprendra Robert Ryman l’existence d’une réalité située au-delà de l’expérience sensible, réalité plus accessible à l’intuition qu’à la perception, et surtout plus vraie que toutes les apparences. Malevitch pense que l’expérience du rien, de la nuit noire, provoque l’illumination. Il se situe dans une dialectique de la construction et de la destruction qui s’exerce selon un modèle nietzschéen. Il prône une « philosophie de la création picturale qui parvient au sans-objet ou à l’absolu ». Denys Riout parle de « l’invisibilité qui hante l’art abstrait dès lors qu’il manifeste des ambitions spirituelles ou religieuses6 ». Au fil du temps, la peinture de Malevitch représente l’aile mystique de la monochromie et agit comme telle dans le champ artistique. Malevitch divisait le suprématisme en trois périodes : noire, colorée et blanche. « La base de leur construction était le principe fondamental d’économie : rendre par la seule surface plane la force de la statique ou bien celle du repos dynamique visible 7» écrit-il. En 1916, suite à l’exposition « O,10 », la critique éprouve l’irritante impression que la peinture s’engage dans une impasse : « que faire après cela ? ». La monochromie, même à ses débuts est déjà considérée comme dernière étape de la peinture. Malevitch lui-même déclare : « la peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui même est un préjugé du passé8 ». De nombreux artistes ont considéré comme acquis que la modernité du carré noir résidait dans une opération de simplification et de réduction. A partir de là, la peinture peut ne proposer au regard qu’une forme plane et monochrome. La conjugaison d’une ambition spirituelle et d’une peinture qui aspire à l’invisibilité évoque les positions prises plus tard par Yves Klein. La question du vide et de l’espace est également posée dans la façon dont Malevitch présentait son travail. Il semble qu’il accrochait ses peintures dans tous les sens, le haut et le bas échangeant ainsi leurs qualités dans un univers en apesanteur. Cette fascination d’un espace mouvant caractérise les peintures suprématistes et trouve son expression la plus évidente dans les vues aériennes (1928). Lors de l’exposition de l’OUNOVIS 9 (Pétrograd, 1923), les élèves de Malevitch accrochent deux toiles blanches sous le plafond. Destinées à être vues à distance, elles n’ont pas de valeur en soi et leur fonction consiste à déplacer la problématique picturale au système artistique global, et particulièrement aux conditions de présentation. Cette « installation » avant la lettre utilise la peinture comme signe et projette l’idée de la peinture dans l’espace. Dans les mêmes années, Rodchenko expose des peintures noires. Elles ne sont pas plus monochromes que celles de Malevitch, mais lorsqu’il les commente, il laisse entrevoir une peinture plus radicalement monochrome que ce qu’elle n’est en réalité. Une fois encore le langage semble aller au-delà de la matérialité de l’œuvre. Si les toiles de Malevitch sont empreintes de 6 voir article mis en annexe 7 Kasimir Malévitch, Le suprématisme, 34 dessins , écrits, 1920, t.1, p.119 8 ibid 9 fondé par Malévitch en 1919, l’ OUNOVIS est «Affirmation du Nouveau en Art » spiritualisme, celles de Rodchenko semblent au contraire tendre vers le nihilisme. En 1921, il présente trois toiles peintes respectivement en jaune, rouge et bleu et « proclame pour la première fois les trois couleurs fondamentales dans l’art10 ». Rodchenko réussit à montrer que la peinture en tant qu’art de la représentation est arrivée à son terme, après : « tout est terminé, chaque toile est une toile et il ne doit plus y avoir aucune représentation 11 » écrit-il. La peinture, libérée de toute fonction extrinsèque tend à se confondre avec le mur sur lequel elle est accrochée. Elle tend à devenir ce que le critique Taraboukine qualifie de « mur aveugle et sans voix » et incarne la fin de toute peinture. Taraboukine pousse plus loin son analyse : « la toile dépourvue de tout contenu (…), le mur aveugle, stupide et sans voix » se trouvent munis d’un discours qui estime que : « si les « monochromes » sont la mort du tableau, ils ne sont pas la mort de l’art qui continuera à vivre « non comme une force déterminée, mais comme substance créatrice 12 ». Avec Rodchenko, se pose la question du monochrome comme impasse qui réduit la peinture jusqu’à son anéantissement. La quête de l’absolu mène à la disparition dans l’extase ou dans la mort. La recherche d’un tableau « absolu » est également la quête de l’ « Unisme » conçu par Wladyslaw Strzeminski13. Strzeminski se distingue de Malevitch en affirmant que la question de la peinture est avant tout picturale et non pas philosophique ou métaphysique. Sa pensée s’inscrit dans la continuité de celle de Lessing. L’essence de la peinture est l’espace, elle doit donc rejeter tout ce qui renverrait à une notion de temporalité, toutes idées de mouvement, de dynamisme ou de narration. Pour Strzeminski, le tableau n’est pas une œuvre à déchiffrer, il est une unité organique et autosuffisante. Les lignes et les couleurs qui le composent doivent être intégrées à cette unité dans le respect de la forme du châssis et de la planéité de la toile. Il écrit : « Chaque centimètre carré du tableau a la même valeur et participe à la construction au même titre que tous les autres ». Strzeminski utilise l’expression de " peinture absolue " pour définir une peinture "préhensible" en un seul regard et qui porte son unité immédiatement sensible au plus haut degré de plénitude. Les théories de Strzeminski impliquent dès le départ une peinture monochrome. Pourtant il ne réalisa des monochromes qu’à la fin de sa période « uniste ». Nombre de problématiques dégagées dans ces années-là en Russie et en Pologne seront reprises aux Etats Unis trente ans plus tard. Malevitch et Rodchenko auront une grande influence sur les peintres de l’école de New York. Ces questions seront reprises dans le chapitre sur l’ art américain. 10 Alexandre Rodchenko, catalogue de l’exposition : « 5 X 5 = 25 », Le constructivisme dans les arts plastiques, l’Age d’Homme, 1987, p. 387 11 Alexandre Rodchenko, extrait du manuscrit : Travailler avec Maïakovski , 1939 12 Nicolas Taraboukine, Du chevalet à la machine , 1923, Le dernier tableau, op. cit, p.40 13 Wladyslaw Strzeminki, L’Unisme en peinture , 1928 II. Yves Klein : la monochromie incarnée Il faudra attendre Yves Klein pour que la monochromie s’impose comme un genre en soi. Le discours qu’il construit est indissociable de son œuvre. Il est le premier à revendiquer et à assumer le monochrome pour ce qu’il est. Son œuvre aborde un grand nombre de questions qui, au-delà de la problématique du monochrome, posent celle de l’art. Nous dégagerons ici celles qui nous semblent les plus importantes. La question du marché et de la réception La stratégie d’Yves Klein pour se faire reconnaître comme artiste et faire accepter son travail prouve qu’il avait parfaitement saisi les enjeux du monde de l’art. C’est en stratège qu’il organise sa carrière et sa place dans l’histoire de l’art. Si le centre Georges Pompidou a décidé de lui consacrer une exposition cette année, c’est que l’œuvre et la démarche sont particulièrement actuelles. Sa connaissance du terrain et l’affirmation de son statut d’artiste montrent quelle attitude peut avoir un artiste contemporain s’il veut être reconnu comme tel. Le monochrome a été pour Yves Klein le moyen de prouver sa singularité dans le milieu de l’art. On ne sait pas s’il a eu connaissance de l’Album Primo-Avrilesque d’ Alphonse Allais publié en 1897, qui, sous un mode comique, présentait également des monochromes. Mais quoi qu’il en soit, il a réussi à s’imposer comme l’inventeur de la monochromie. Il n’hésite pas à brouiller les pistes pour enraciner dans son propre passé sa conception de la monochromie afin de mieux en accréditer l’authenticité et de la présenter comme une véritable vocation. C’est dans ce désir qu’il adopte en 1957 le titre d’Yves le monochrome. Par cette auto-proclamation, il réussit à s’approprier tous les monochromes du passé, du présent et de l’avenir. La stratégie qu’il adopte est digne du plus grand publicitaire. Il teste les réactions du public et la reconnaissance institutionnelle face à l’idée d’une peinture absolument monochrome. Au début 1955, il réalise deux albums, Yves Peinture et Haguenault Peintures. Il fait passer ces recueils pour des catalogues de reproductions qui lui auraient été consacré. Il ne s’agit pas en fait de reproductions de peintures existantes mais de simples papiers d’une unique couleur. Dès le début de sa carrière, Il a compris la nécessité d’être reconnu comme artiste pour pouvoir produire librement et déclarer ce que bon lui semble. Ces catalogues lui permettront de faire l’œuvre qu’ils étaient censés reproduire. Lors de l’exposition de Milan en 1957, Yves Klein pose concrètement la question de la valeur d’une œuvre dans le marché de l’art et prouve que l’habilité ou la mimésis n’ont plus rien à voir avec son évaluation. Les mêmes formats, peints d’un bleu identique, affichent des prix différents. Il affirme ainsi par un médium hautement symbolique : l’argent, la présence d’une charge émotionnelle spécifique propre à chacun de ses monochromes. Le monochrome, légitimé par le marché, devient une œuvre à part entière. Quant à L’Exposition du vide en 1958, elle est préparée avec un soin extrême. Le public est prévenu, les timbres des invitations sont bleus, les cocktails qui sont offerts sont bleus. Klein pense même à illuminer l’obélisque de la Concorde en bleu. On pourrait parler d’une campagne de marketing dont l’exposition constitue l’accomplissement. Dans sa manière de livrer son œuvre au regard des autres, Yves Klein ne laisse rien au hasard. L’exposition fait partie de son œuvre au même titre que l’œuvre elle-même. La radicalité et la question de la couleur La radicalité semble être chez Klein également de l’ordre de la stratégie. Lorsqu’il présente une toile totalement orange au Salon des Réalité nouvelles de 1955, on lui suggère d’ajouter une trace ou une autre couleur. Klein décide non seulement de ne rien ajouter mais de retirer la date et sa signature de la surface visible du tableau. A l’époque, l’idée que l’on avait d’un tableau était nécessairement « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées 14 », selon la célèbre formule de Maurice Denis. Une peinture monochrome était hors de toute conception de ce que peut et doit être une peinture, elle franchissait une étape au delà de laquelle les notions d’art et d’esthétique n’avaient plus cours. Si l’importance du sujet avait pu être remise en question par les défenseurs de l’art abstrait, il était impensable qu’un tableau ne se compose que d’une seule couleur sans aucun tracé. Le monochrome n’était pas encore une modalité de la peinture parmi d’autres. Les conceptions sur la couleur continuaient d’agir. La philosophie occidentale issue de Platon a toujours plus ou moins condamné la couleur. Les Pères de l’église édictèrent des codes pour la contraindre. L’académie l’avait mise en opposition avec le dessin et la réduisit à jouer un rôle secondaire. On la rangeait du côté du métier ou du sentiment, tandis que le dessin était associé à l’idée, à l’esprit, à l’invention. Une peinture renonçant au dessin n’était pas acceptable car elle mettait en cause la définition même de la peinture, et au delà celle de l’art. En ce sens, le monochrome se place sous le signe de la rupture avec la tradition picturale dominée par le dessin. Il représente une promesse de renaissance dans la logique malévitchéenne du degré zéro de la peinture. Le regain d’intérêt pour le suprématisme est du reste contemporain de la promotion du monochrome. Cette rupture avait été annoncée dans les ultimes œuvres de Turner ou de Monet, où le dessin, 14 Maurice Denis, Définition du Néo-Traditionnisme in Art et critique, Août 1890, p. 540 qu’il soit linéaire ou pictural, disparaît. Il n’y a plus de séparation entre les formes stables transcrites par la ligne et les formes mouvantes traduites par des masses de couleur. Ces peintures annoncent une monochromie qui refuse le dessin comme entrave à la couleur. Elles rejettent le dessin qui partage, isole et hiérarchise pour laisser place à une couleur unifiante. C’est dans la même logique d’aller « toujours plus loin » qu’Yves Klein décida de n’utiliser qu’une unique couleur pour tous ses tableaux. C’est aussi pour dissiper un malentendu : lors de ses deux premières expositions, il présenta des monochromes de couleurs différentes et, explique Yves Klein, « de nombreux spectateurs, prisonniers d’une optique apprise demeuraient beaucoup plus sensibles au rapport des différentes propositions entre elles (…) ils reconstituaient les éléments d’une polychromie décoratives15 ». Il franchit un nouveau cap lors de l’exposition du vide. L’immatérialité qu’il revendiquait n’avait plus besoin d’être visible. L’émotion n’avait plus besoin de la médiation du tableau. Dans une pièce blanche, saturée par l’artiste d’une sensibilité par essence invisible, il offrait au visiteur la possibilité d’une « imprégnation directe ». Duchamp avait déjà familiarisé le public avec le pouvoir de nomination de l’artiste où il suffisait de dire « ceci est de l’art » pour qu’il y ait œuvre. Un glissement de l’ordre du visible à celui du discours est la conséquence inéluctable de l’immatérialisation du tableau. L’espace vide de la galerie ouvert au public le temps de l’exposition n’avait pas sa fin en soi. Ce vide est devenu récit, mais il était nécessaire qu’il soit concrétisé pour saisir l’intention de l’artiste, nous faire admettre que, selon Yves Klein, « l’authentique qualité du tableau, son "être " même, une fois créé, se trouve au-delà du visible, dans la sensibilité picturale à l’état de matière première 16». L’immatériel et la question de la perception En choisissant le bleu, Klein décida d’en faire la traduction visible de l’absolu. Parce que « le bleu n’a pas de dimensions… il rappelle ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature 17 ». Pierre Restany intitula Yves Klein, propositions monochromes l’exposition qu’il organisa chez Colette Allendy en 56. Ces propositions invitaient le spectateur à inventer une attitude nouvelle, à aller au delà de sa perception. Ces propositions sont à considérer comme des lieux de passage qui permettent une autre réalité. Elles invitent à fixer l’attention, non pas sur ce qu’elles sont, mais sur ce qu’elles ne sont pas. Le regard s’attarde sans jamais pouvoir se fixer, médusé par l’irradiation bleue. Cette attitude appelle un regard spiritualisé qui ne s’attache pas à la matérialité du tableau. On pense à l’attitude du dévot qui regarde moins l’image qu’il voit que ce qu’il contemple à travers elle. « Mon but était de 15 Yves Klein, l’Aventure monochrome, Yves Klein, op. cit., p. 28 16 Yves Klein, écrits, p.245 17 ibid, p.246 présenter au public une possibilité d’illumination de la matière pictural colorée en soi qui fait que tout état de chose physique peut devenir un objet de voyage, par imprégnation, pour la sensibilité cosmique, sans limite, de toute chose »18 raconte Yves Klein. Le rôle qu’il se donne est proche de l’idée du génie créateur, médium entre l’immatériel et le matériel. Il écrit : « Je peins le moment pictural qui est né d’une illumination par imprégnation dans la vie elle même ». Il dit encore : « le tableau n’est que le témoin, la plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé (…) la couleur est le meilleur médium capable d’être impressionné par l’événement. Je pense, donc je peux dire : mes tableaux représentent des événements poétiques ou plutôt ils sont des témoins immobiles, silencieux, et statiques de l’essence même du mouvement et de vie en liberté qu’est la flamme picturale19». Denys Riout insiste sur le parallèle avec la photographie qui fixe objectivement le fugitif et rend intemporel ce qui a été là à un moment précis. Pour lui, cela explique le retrait du corps de l’artiste, dont la trace viendrait brouiller l’essentiel. L’usage du rouleau et plus tard celui du corps de ses modèles dans les Anthropométries permettent une mise à distance de l’artiste par rapport à son travail, afin d’être mieux imprégné par la « sensibilité pure ». La lecture de l’Air et les songes de Bachelard ne pouvait pas manquer d’intéresser Yves Klein. Bachelard attribue à la rêverie un rôle primordial. Le monde imaginé, la connaissance poétique précèdent le monde représenté et la connaissance raisonnable. Dans le chapitre « le ciel bleu », Bachelard analyse la rêverie aérienne et remarque qu’elle peut conduire à une dématérialisation du bleu céleste. Cette réalité est si épurée qu’elle permet à l’être rêvant de se fondre dans un univers aussi peu différencié que possible, dans un « minimum de substance ». La rêverie devient alors indéterminée, elle « creuse le ciel », puis « subtilise le réel ». Le rêveur accède ainsi à un au-delà imaginaire pur, profondeur insondable née du rien, se colorant peu à peu pour devenir une profondeur bleue. Bachelard parle de « phénoménalité sans phénomènes ». La perspective de cette philosophie de l’effacement se donne pour tâche paradoxale de prouver le caractère primordial de l’imagination en décrivant l’activité d’une imagination sans image. Cette imagination qui trouve sa jouissance en « effaçant les images » semble être une excellente définition du monochrome. Yves Klein explique que la couleur pure et autonome lui procure un « sentiment d’identification complète avec l’espace20 ». Le lendemain de l’exposition du vide, il déclare : « ma peinture pour l’instant habite cette galerie, mais je voudrais qu’elle prenne des dimensions incommensurables, qu’elle se répande, qu’elle imprègne, n’est ce pas, l’atmosphère, voire même d’une ville, d’un pays 21.» 18 Yves Klein, L’Aventure monochrome, cat. MNAM 83, p. 176 ; Ecrits, p. 246 19 Yves Klein, L’Aventure monochrome , cat. MNAM 83, p. 173 ; Ecrits, p. 230 20 Yves Klein, L’Aventure monochrome , catalogue de l’exposition, 1969 21 Yves Klein, interview par André Arnaud , Europe 1, 29.04.1958, transcrit dans : cat. MNAM 83 III. Les monochromes américains des années cinquante Aux Etats-Unis, la peinture de l’après-guerre cherche à affirmer une identité propre, indépendante du modèle européen. La toile quitte le chevalet et devient le champ d’action d’une peinture spontanée et gestuelle. La couleur se libère de toute représentation et couvre des formats de plus en plus grands. Progressivement le tableau prend un caractère d’objet, il devient un espace coloré et autonome. Des tableaux à tendance monochromatique font leur apparition. Ils trouvent dans le passage par un « degré zéro » de la peinture, une possibilité de renouvellement et de liberté. L’exposition de 1936, « Cubism and Abstract Art »organisée par Alfred Barr au MOMA, permet de faire connaître l’avant garde russe dont nous avons parlé dans le premier chapitre. Le Carré blanc de Malévitch et le « mur aveugle » de Rodchenko, accompagnent les recherches de cette nouvelle génération d’artistes. Au début des années 50, à travers la peinture de champ et le color field, ils réalisent des tableaux qui tendent vers le monochrome. Dans cette aventure, les théories de Clément Greenberg jouent un rôle essentiel. Elles permettent une nouvelle définition de la peinture qui fait appel aux caractéristiques qui lui sont propres. Il affirme : « l’irréductibilité de l’art pictural ne consiste qu’en deux normes ou conventions qui lui sont propres : la planéité et la délimitation de la planéité. ». Ainsi reformulée, les préoccupations de la peinture ne sont plus la littérature et la mimésis, mais : « la surface plane, la forme du support, les propriétés du pigment.22 » Greenberg explique également que l’opposition des couleurs claires et des couleurs sombres est une donnée majeure de la peinture occidentale, qu’elle permet, mieux encore que la perspective italienne, de « créer de façon convaincante l’illusion du tridimensionnel 23 ». Les artistes s’approprient rapidement ces nouvelles théories. Dans une lettre au New York Times, Gottlieb et Rothko condamnent la peinture illusionniste en l‘accusant de duperie : « Nous voulons réaffirmer le plan du tableau. Nous sommes pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illusion et révèlent la réalité ». Une œuvre est un plan physique affirmé pour lui même, il n’y a pas à effacer le faire de la peinture, comme les coulures, les giclures ou les traces de pinceau. Il n’y a pas d’illusionnisme, ce qui est réel c’est ce qu’il y a sur le plan. 22 Clément Greenberg, Regard sur l’art américain des années soixante , 1962, op. cit. p. 18 23 Clément Greenberg, Peinture à l’américaine in Art et Culture, op. cit. p. 239 La monochromie apparaît alors comme garant de cette planéité. Comme le remarquera un peu plus tard Donald Judd, l’emploi de deux couleurs différentes suffit pour évoquer un espace illusionniste : « deux couleurs appliquées sur une surface se trouvent presque toujours situées à des profondeurs différentes24 ». L’emploi d’une unique couleur est la solution radicale et apparaît comme l’aboutissement de la conception moderniste de la peinture. Dans une peinture monochrome parfaitement all over, chaque point de la surface équivaut à tous les autres, ces tableaux nient définitivement toute composition. Denys Riout explique : « La composition, c’est ce que tous les monochromes abolissent et le trait qui définit le mieux la monochromie picturale25 .» La peinture de champ cherche comment ponctuer un tableau sans faire appel aux repères classiques. L’absence de focale entraîne la disparition des notions de centre et de périphérie. Il n’y a plus de composition qui hiérarchise, tout est étalée à égalité. Le recouvrement de la totalité de la surface du tableau (all over) abolit la différence entre figure et fond. Cette absence de dualité permet une approche globale de l’œuvre. Les artistes s’intéressent à la psychologie gestalt qui étudie la perception. La perception d’une œuvre n’est pas uniquement une affaire de sensations, l’expérience perceptive est aussi la relation que le spectateur a avec l’œuvre. Elle est une activité globale qui synthétise et non pas qui associe différents éléments. Une œuvre est un tout, c’est le rapport physique que nous avons avec elle qui compte et qui agit sur nous. C’est une expérience corporelle, d’où l’importance de se confronter dans un espace réel avec elle, de pouvoir circuler dans l’espace où elle s’inscrit. Vers 1965, dans ses « Notes sur la sculpture », Robert Morris explique que l’expérience est maximale quand on peut lire l’œuvre dans sa globalité. Il utilise le terme « champ de vision » pour décrire la manière dont nous nous repérons dans un espace donné. Le format est intrinsèquement lié à la peinture de champ. Un des apports majeurs de la peinture américaine est l’affirmation du grand format. Avec lui, les peintres font l’expérience d’un envahissement sensoriel qui permet l’intimité du regardeur avec le tableau. Le tableau dont les proportions dépassent celles de l’individu qui le regarde a la faculté de l’envelopper, de l’englober, de l’attirer dans son espace. Le spectateur est immergé dans la couleur qui irradie. L’espace du spectateur et celui du tableau s’incorporent mutuellement. Cette relation est plus forte encore lorsque la surface du tableau n’est pas divisible en parties, en éléments isolables et identifiables, ou si ce qui le compose répond à une stricte symétrie. Le regard est pris en charge et conduit vers l’espace intérieur de la toile. Il ne s’agit plus de savoir quoi peindre, mais de savoir comment peindre. Le peintre Barnett Newman considère qu’un artiste moderne doit tout reprendre à zéro pour renouer avec le geste 24 Donald Judd, écrits, 1965 25 Denys Riout, La peinture monochrome , Gallimard, Paris, 2006 fondamental, celui qui donne la conscience d’une existence singulière, ici et maintenant. Pour cela, l’œuvre se doit de parler de l’essentiel. Le tableau doit contenir le monde sans fin dans ses propres limites. La peinture de champ, et plus spécialement le monochrome, semble alors l’issue de ce paradoxe, ils peuvent présenter l’infini dans un espace fini. « Au lieu d’utiliser des contours, au lieu de fabriquer des formes, et de délimiter des espaces, mon dessin affirme l’espace, (…), je travaille avec l’espace entier26 » dira Barnett Newman Si les champs colorés de Newman sont ponctués de zips, il est dans l’envahissement sensoriel que procure le monochrome. Pour Denys Riout « la résistance de Newman à la monochromie est à la mesure de la fascination qu’elle semble avoir exercé sur lui 27». C’est en réponse à Rodchenko et au “mur aveugle” qu’il réalise Who’s Afraid of Red,Yellow and Blue. La notion de sublime est également revendiquée par Newman. L’esthétique du sublime naît de la conjugaison d’un attrait pour l’effroi et du sentiment d’être en sécurité. C’est une expérience qui ouvre sur un abîme, entre attraction et crainte. La surface monochrome peut provoquer cette émotion. Dans cette surface apparemment vide, l’irruption d’un événement rend visible la tension entre la vacuité et la plénitude des champs de couleurs. Pour Newman, cet événement sera le zip, pour Clyfford Still, la déchirure, et pour Rothko, la bordure. Ces peintres, comme beaucoup de cette génération, revendiquent une quête d’absolu qu’ils manifestent par leur attirance pour le monochrome. Dans son approche du monochrome, Ad Reinhardt défend « une peinture pure, sans référence à autre chose, désintéressée, un objet conscient de lui-même, idéal, transcendant, oublieux de tout ce qui n’est pas l’art.28 ». Il prône un art qui se nourrit de lui-même, qui exclut tout ce qui lui est extérieur. Cette quête d’absolu se manifeste par le noir. Les « ultimes peintures » sont toutes les mêmes et pourtant, elles ne se ressemblent qu’en apparence. Elles évoluent de toiles en toiles, cherchant à conjuguer peinture et invisibilité. Reinhardt veut bannir de la surface de la toile tout ce qui n’est pas peinture, son sujet est l’art en tant qu’art, « art as art ». Le lieu de cet art qui n’a plus rien à voir avec la vie est le musée, non pas pour sa capacité de montrer les œuvres au public, mais pour les conserver et permettre aux artistes de ne pas avoir à faire ce qui a déjà été fait. Dix ans après ces quasi-monochromes, la seconde génération d’artistes produit des œuvres résolument monochromes. Des artistes comme Jaspers Johns, Ellsworth Kelly, Tobey ou Sam Francis utiliserons le monochrome de différentes façons : comme citation, pour exalter la forme, ou à des fins méditatives. Ces monochromes sont aussitôt condamnées par Greenberg. Pour lui, « la planéité vers laquelle la peinture moderniste s’oriente ne saurait jamais être absolue. La sensibilité accrue au plan de 26 Barnett Newman, Frontiers of Space in : Select writing, op. Cit. P. 251 27 Denys Riout, retour au monochrome in : la peinture monochrome , Gallimard, Paris, 2006 28 citation dans la revue Iris time, 1963 l’œuvre n’autorise plus l’illusion sculpturale ou le trompe l’œil, mais elle permet et doit permettre l’illusion optique 29». Si les quasi-monochrome créent un espace dans lequel le regard peut circuler, les monochromes radicaux excluent aussi cet illusionnisme là. Les œuvres de Reinhardt ou celles d’Yves Klein sont pour Greenberg, « une convention paralysante de plus30 ». Cela l’incite néanmoins à s’interroger sur les conditions d’accès d’un tableau au statut d’œuvre d’art. Question qui, comme nous l’avons vu, a été délibérément posée par Yves klein. Robert Rauschenberg fait partie de cette seconde génération d’artiste. Il a 25 ans lorsqu’il réalise les Whites paintings au Black Mountain. On peut considérer cette série de grandes toiles comme des peintures conceptuelles avant la lettre car elles sont peintes au rouleau et peuvent être reconstituées sans que la présence de l’artiste soit nécessaire. Le blanc qui les recouvre, exclut la présence de tout événement au sein de la surface peinte. Ce blanc se réfère à l’une des définitions de la peinture, celle qui privilégie son opacité. Wölfflin pose comme principe que : « la peinture établit avant tout des surfaces qu’elle recouvre entièrement de couleurs; c’est ce qui la distingue de toute espèce de dessin, même quand elle est monochrome. 31 » Les Whites paintings ne sont pas le lieu d’une spiritualité ou l’expression de quoi que ce soit. Chacune d’elles est une peinture, stricto sensu. En même temps, enfouir une toile sous une couche opaque, c’est admettre la présence au sein de l’art d’une réalité qui lui est intrinsèque. Le blanc des Whites paintings renvoie au silence de 4’ 33’’ de John Cage. Tout comme la symphonie monotone d’Yves Klein fait écho à ses monochromes. Le travail de Robert Rauschenberg est assez édifiant pour comprendre l’ambivalence du monochrome et plus spécialement du monochrome blanc. Lorsqu’il efface à la gomme un dessin de De Kooning, il réalise un monochrome bien particulier. Le blanc de cet effacement est à l’opposé de celui des Whites paintings. 29 Clément Greenberg, la peinture moderniste in : Art et culture 30 Clément Greenberg, Recentness of sculpture , catalogue de l’exposition American Sculpture of the Sixties, Los Angeles, 1967 31 Henrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Deuxième partie LE BLANC : UN STATUT SPECIAL « Voguez ! l’abîme blanc, l’infini sont devant vous » Malévitch Si j’ai choisi de consacrer un chapitre entier sur le blanc, c’est qu’il me semble qu’il est l’aboutissement extrême de la logique du monochrome. On peut du reste constater que de nombreux artistes ont choisi le blanc dans leur travail monochromatique. Je propose l’idée que la tentation du monochrome serait en fait celle du blanc. Celle d’un blanc considéré comme origine ou celle d’une opacité qui ne laisserait rien transparaître. En tant que quête d’absolu, le monochrome trouve une ampleur particulière dans cette « non couleur ». Lorsqu’il peint blanc sur blanc, Malevitch ne peint pas l’invisible : il rend visible la disparition du visible. Peindre blanc sur blanc constitue pour lui la toute dernière étape sur la voie qui mène à ce qu’il appelle « l’univers infini ». Dans le langage nous avons vu que le blanc est compris comme un absolu. A l’inverse, une couleur appelle toujours des précisions. Si, par exemple, nous parlons d’un rouge, nous avons besoin de savoir de quel rouge il s’agit et le mieux est encore de le voir. Kandinsky, dans Du spirituel dans l’art, distingue la couleur matérielle de la couleur simplement nommée. Pour lui, la couleur nommée « n’est pas limitée dans notre représentation » et elle éveille « une résonance physique purement intérieure32». Hors dimension, sans forme, elle est plus générique, tandis que celle du peintre, réellement étendue sur la toile est toujours caractérisée par son ton, sa saturation ou sa valeur. L’idée d’une couleur est difficilement réductrice à l’énoncé de son nom et le blanc semble se soustraire à cette difficulté. Pour rendre compte de la richesse du monochrome blanc, nous allons considérer deux œuvres à travers deux démarches : celle d’un tableau de Ryman : Chapter et celle d’un tableau qui n’existe pas encore : le dernier tableaux de Roman Opalka. 32 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art I. Robert Ryman : « ceci n’est pas un carré blanc » Lorsque Jean Frémon intitule son article sur Ryman, « Ceci n’est pas un carré blanc 33 », il fait évidemment référence à Malevitch. Chapter, 1981, est un tableau de 223,5 sur 213,5 cm qui n’utilise qu’une seule couleur : le blanc. Je tenterais de discerner ce qui fait la singularité de cette œuvre, de comprendre à quelle nécessité répond le choix du blanc et pourquoi ce qui apparaît comme un carré blanc n’est justement pas un carré blanc. Chapter, 1981 est une toile qui vibre d’une couleur irradiante. Quand on la regarde à une certaine distance, elle rayonne au-delà de sa propre taille et déborde sur l’espace qui l’entoure. Elle semble nous tenir à distance mais il suffit de faire quelques pas pour entrer dans le même espace qu’elle, jusqu’à presque en faire partie. Il y a plusieurs peintures en elle : celle vue de loin qui pourrait ressembler à quelque chose comme un grand carré blanc, celle vue à 1 mètre cinquante où l’on se sent protégé et inclus dans un espace qui fait silence et calme, celle vue à quelques centimètres où la touche se donne à voir, vigoureuse et musicale. On s’aperçoit alors que la vibration que l’on percevait est provoquée par le fait que la touche ne recouvre pas entièrement la toile. La peinture est blanche, la toile est écrue et ne semble pas préparée. La touche semble toujours la même, en forme de virgule, la toile semble être écrite autant que peinte. C’est une grande page blanche où l’écriture même disparaîtrait dans le fond, s’y confondant jusqu’à devenir fond. Le regard voyage d’une touche à l’autre, de l’une à l’autre nouées, dénouées, entremêlées, superposées, parfois absentes. La peinture est suffisamment chargée pour ne pas couler, pour rester sur la surface granuleuse de la toile. On s’aperçoit d’une infinie variété de blancs, toujours le même, jamais le même, selon son épaisseur. Les touches s’estompent laissant apparaître un bord irrégulier sur les quatre côtés qui s’arrondit aux angles. Le tableau est légèrement décollé du mur. Le châssis est épais, solide, l’ensemble donne une impression de très grande stabilité, cette solidité semble presque paradoxale avec la légèreté de la peinture. L’œuvre de Robert Ryman parle avant tout de peinture parce qu’elle parle de support, de geste, de matérialité, de couleur, d’immatérialité, de touche, de cadre, de mode d’accrochage. Ryman exécute chaque élément du tableau avec la même exactitude critique, dans sa fonction par rapport à l’ensemble. L’importance accordée à chaque composant du tableau est au service d’une 33 Jean Frémon, Ryman, peintures récentes , préface, 1984 seul idée : la peinture. C’est une œuvre qui se construit autour d’une simplification radicale pour ouvrir sur une immense complexité. Il n’y a plus d’image et soudain tout apparaît car tout est pris en compte : le format, l’épaisseur du châssis, le grain de la toile, l’entrecroisement des couches, le mode de fixation du tableau, son rapport avec le mur et le lieu où il est exposé. « Rarement une œuvre aura été ainsi elle même d’emblée34 » écrit Phyllis Tuchman. Lorsqu’on demande à Ryman, à propos d’une de ses œuvres, ce qu’il faut voir dans ses tableaux, Ryman répond : « Mon tableau est exactement de que l’on voit : de la peinture sur papier gaufré, la couleur du papier, la façon dont c’est fait et la sensation que cela donne. Voilà ce qui s’y trouve 35 ». Il dit aussi, comme les peintres de sa génération : « le problème n’est jamais de savoir quoi peindre mais comment peindre. Le comment de la peinture a toujours été l’image, le produit final36 ». Ryman se place dans la tradition des peintres qui dés le début du XX siècle ont développé une nouvelle conscience de la qualité « picturale » de l’image. La définition de Kandinsky, « le contenu de la peinture c’est la peinture » aurait pu être formulée par Ryman car le seul thème et contenu de son œuvre est la peinture. Ryman commence à peindre au milieu des années 50. Comme nous l’avons vu, cette période marque la rupture de l’art américain avec la peinture européenne. Le tableau se libère de l’illusionnisme pour devenir un espace indépendant. Ryman s’intéresse à la relation surface/couleur en tant qu’élément intrinsèque de la peinture, il se concentre sur le format carré et sur une couleur dominante. Il recherche tout ce qui est en rapport avec le tableau, utilise la toile sans châssis, la couleur sans pinceau et insère signatures, dates et cadre du tableau dans le processus pictural. Naomi Spector écrit : « Lorsque peindre est une activité visuelle, tout ce qui est visible joue un rôle. C’est là une constante du premier au dernier tableau de Ryman. Rien n’est là par convention ou comme recette picturale37.» La période entre 1957 et 1962 est particulièrement féconde. Il travaille sur les matériaux les plus variés avec différentes couleurs appliquées de diverses manières. Il essaye tout, recouvre le support en partie ou en totalité, laisse la couleur imprégner le support ou au contraire l’utilise en épaisseur. Il peint blanc sur rouge, vert sur bleu ou substitue à la couleur l’effet de la toile laissée vierge. Sa manière de peindre varie de la gestualité au glacis, de la dynamique à la tranquillité, de la touche impétueuse à l’application régulière. De nombreux aspects, qui seront travaillés dans les tableaux ultérieurs sont déjà présents dans les œuvres du début. En 1965, commence une nouvelle période dans la création de Ryman. Ses travaux se développent de manière systématique, presque thématique. Les tableaux portent un titre, la première série de tableaux porte le nom du fabriquant de couleur Winsor. Le pinceau trempé dans la peinture blanche est appliqué sur la toile en traînées parallèles de gauche à droite en partant du bord supérieur et 34 35 Phyllis Tuchman, entretien avec Robert Ryman , in dossier Ryman , Macula n°3/4, 1978 36 catalogue de l’exposition Robert Ryman , Whitechapel Art-Ballery, Londres, 1977 37 Naomi Spector, catalogue Robert Ryman Stedelijt Museum, Amsterdam 1974 retrempé quand il n’y a plus de couleur. Les traces irrégulières forment une structure vivante qui montre une maîtrise parfaite. Winsor donne naissance à d’autres série : Mayco et Delta. Lorsque Phyllis Tuchmann a demandé à Ryman si les tableaux plutôt méditatif de la série Delta étaient en relation avec l’esthétique minimaliste ou s’ils avaient été conçus en hommage à Rothko, Ryman répondit : « ils ont été conçus parce que je possédais un très large pinceau ( 30,5 cm) ; avec cette large brosse , je voulais couvrir la surface assez importante du tableau (environ 270 cm). Au début, j’ai connu quelques déboires, puis j’ai finalement trouvé la bonne consistance de peinture, j’ai su exactement ce que je faisais, comment je devais tenir et appliquer le pinceau et de ce qui se passerait ….., je n’avais rien d’autre en tête que de faire un bon tableau38 ». En 1967, Ryman est à la recherche d’un matériau stable, mince et directement applicable sur le mur. Il découvre l’acier et peint 13 panneaux de dimensions identiques qu’il appelle Standard, de gauche à droite, de manière à ce que le gris du support agisse sur la couleur blanche. Parallèlement, il poursuit une expérience qu’il avait entreprise dans ses premiers tableaux, il emploie une toile non tendue qu’il fixe directement avec un ruban adhésif. Il entoure les premières de ces toiles d’un cadre de papier gommé et d’une cordelette bleue. Plus tard, il réduit le cadre au ruban adhésif lui même comme délimitation extérieure de la surface peinte et de la surface murale. Tout en interrogeant la question du cadre il interroge celle de la surface en utilisant la peinture émail. Il remplit entièrement la galerie Fischbach avec des tableaux uniformes, puis dans les séries Général (1970) peint un carré brillant au centre de la toile dont la partie restée vierge forme un cadre naturel. En 1977, il applique la peinture émail directement sur le mur, ces peintures murales ne se distinguent de leur support que par leur brillance. Il expérimente également différents modes d’application de la peinture, de la transparence à l’opacité ou avec un maximum d’objectivité et de distance émotionnelle. Les œuvres totalement uniformes exposées à la Kunsthalle de Bâle ( plus de 7 m de long) donnent à voir l’émancipation de la peinture elle même par rapport à son producteur. La relation tableau/ mur est à nouveau posée quand il conçoit les attaches qui relient le tableau au mur. L’attention qu’il porte aux attaches est aussi importante que celle des supports. Il utilise toute une gamme de matériaux d’accroche destinés non seulement à fixer le tableau sur le mur mais comme partie prenante des éléments constitutifs de l’œuvre. La question est de savoir en quoi le mode d’accrochage influence un tableau, si la surface peinte doit faire corps avec le mur ou au contraire s’en détacher. La toile légèrement décollée du mur entre en relation non seulement avec l’espace du mur mais aussi avec celui du regardeur. Au cours des dernières années, Robert Ryman a peint relativement peu de tableaux et ceux-ci se développent à nouveau dans une perspective plus spontanée et plus personnelle. Après être passé par une «dépersonnalisation » extrême avec des surfaces presque uniformes, Ryman est retourné à la peinture comme processus immédiat, comme un besoin élémentaire. Chapter participe à cette nécessité d ‘immédiateté, où l’expérience accumulée au cours des années permet 38 Phyllis Tuchmann, An interview with Robert Ryman , in Artforum, Mai 1971 à l’œuvre de s’affirmer en tant que telle. « Qu’est ce que la peinture ? » est la question centrale de l’œuvre de Ryman. L’utilisation du carré et de la peinture blanche lui permet de se concentrer entièrement sur la peinture, non pas simplement comme l’application d’une couleur sur une surface, mais aussi par le choix d’un format, la nature du support, la taille de ses brosses, la valeur du blanc utilisé ou l’accrochage du tableau. Chacune de ces opérations est accomplie avec le même soin, tant pour elle même qu’en relation avec les autres. Rien de ce qui est visible est indifférent dit Ryman. Tout est donc pesé, réfléchi, testé. Il se préoccupe du processus de la peinture comme somme d’opérations simples, constitutive du tableau et dont la complexité est rendue visible par le format carré et la peinture blanche. Cette démarche a souvent conduit à la fausse affirmation selon laquelle Ryman peignait un « carré blanc »39. S’il privilégie le format carré, c’est pour écarter toute préoccupation de composition spatiale et pouvoir porter toute son attention sur par exemple, le choix du support, son épaisseur, son poids, ses dimensions. Le carré peut être considéré comme une forme standard parfaite qui libère de tout souci de proportions. Lorsque l’on cite le Carré blanc sur fond blanc comme précurseur de l’œuvre de Ryman, c’est par rapport à une analogie formelle de surface. Le tableau de Malevitch est le résultat d’une vision du monde : le blanc est le symbole d’absence d’objet tandis que le carré est la figure fondamentale du suprématisme ; « du début à la fin le carré blanc est le signe du néant 40 ». Mais il faut se méfier des apparences ; si les tableaux de Ryman ont l’apparence de carrés blancs, ils ne sont pas des carrés blancs. Ce n’est pas pour aboutir à un tableau blanc que Ryman utilise de la peinture blanche, mais parce que le blanc lui paraît plus neutre qu’une autre couleur. Naomi Spector explique que « Ryman n’a pas d’idéologie, ses convictions sont le produit de l’expérience de la peinture et non l’inverse. Pour lui, l’art réside dans son accomplissement 41 ». Lorsqu’on lui pose la question « pourquoi faites-vous des tableaux blancs ? », Ryman répond : « … Le blanc est venu parce que c’est une couleur qui n’est pas dérangeante. Je pourrais utiliser le vert, le jaune, le rouge mais pourquoi ? c’est pour moi une exigence que d’utiliser une couleur pour laisser se produire quelque chose sans avoir à y mêler des rouges, des verts qui sèment la confusion. Mais je travaille tout le temps avec la couleur. Je ne me considère pas comme faisant des tableaux blancs ; je fais des tableaux ; je suis un peintre. Le blanc est mon médium. 42 ». Il dit aussi : « mon intention, n’a jamais été de faire des peintures blanches.( …) Le blanc est seulement un moyen d’exposer d’autres éléments de la peinture (…) Le blanc permet à d’autres choses de 39 40 Le sous titre de l’article de jean Frémon est « Ceci n’est pas un carré blanc » Miroslav Lamac et Jiri Padrta, Zum Begriff des Suprematismus in Kasimir Malevitch. Geburtstag, Gallerie Gmurzinska, Cologne, 1978 41 Naomi Spector, catalogue de l’exposition Robert Ryman Whitechapel art Gallery, Londres 1977 42 Phyllis Tuchmann, An interview with Robert Ryman , in Artforum, Mai 1971 devenir visibles.43 ». Le blanc apparaît donc comme une couleur (ou une non couleur) paradoxale, puisqu’il semble contenir toutes les couleurs possibles, mais n’en apparaît pas moins comme absence de toute couleur. Comme médium neutre, le blanc permet de révéler la dimension matiériste du support, des pigments, de la trace du pinceau. Ryman fait aussi le choix de la couleur blanche parce qu’elle lui paraît moins chargée d’affect et que son attention ne sera pas détournée de ce sur quoi se polarise son intérêt. Sa démarche minimaliste tend, paradoxalement, à retrouver l’infinie richesse des nuances du blanc. Dans la couleur blanche, Ryman trouve le matériau pictural qui offre le plus grand nombre de propriétés comme la consistance, la transparence, la tonalité ou la luminosité. Elle lui est apparue comme la couleur la plus variée et la plus neutre quelque soit la surface sur laquelle elle est appliquée. Elle peut être mate ou brillante, chaude ou froide, transparente ou opaque, appliquée en glacis ou en épaisseur, avec calme ou précipitation, en une ou plusieurs couches… Il utilise une grande variété de supports : toile coton ou lin, carton, cuivre, acier, bois, plexiglas …, qui comptent par leurs relations avec la qualité du blanc utilisé et les autres éléments du tableau. Il dit : « (…) il y a quantité de nuances et la couleur est impliquée. La surface du support est toujours utilisée. Le gris de l’acier transparaît ; le brun havane du papier gaufré se voit au travers ; le lin également et le coton qui paraît blanc, mais qui est différent du pigment : toutes ces choses rentrent en ligne de compte. Ce n’est pas du tout de la peinture monochrome.» Dans Chapter, la transparence joue un rôle déterminant puisqu’elle interfère en permanence avec le blanc pour le modifier. L’attitude de Ryman exclu toute planification conceptuelle. Si son œuvre laisse à penser qu’il s’est consciemment limité au format carré et à la peinture blanche pour démontrer de manière pragmatique la diversité des possibilités de la peinture, il ne s’agit pas là d’une intention première. Les tableaux de Ryman sont bien trop marqués par des inclinations spontanées pour comporter un caractère directement démonstratif ou didactique. Il explique : « je travaille en réalité avec mes émotions. Je veux dire par là que je fais des choses selon mon intuition, parce que j’ai le sentiment que c’est juste ainsi, bien plus que j’essaye de justifier des choses par avance. Pour m’expliquer plus clairement, je dirais que j’ai réellement besoin d’être surpris moi-même par ce que je fais. Lorsque je suis étonné par mon propre travail, je sais alors qu’il y a quelque chose d’intéressant44. » Ce qui différencie Ryman d’un théoricien ou d’un artisan, c’est qu’il fabrique des objets inconnus. Ses tableaux sont faits pour eux-mêmes, pour être ni plus ni moins que ce qu’ils sont, non pour paraître, pour faire illusion. Ryman prête peu d’intérêt aux commentaires et aux théories dont son œuvre est l’objet. Lorsqu‘il parle de son travail, c’est toujours sous l’aspect 43 Ryman, cité in Artstudio , Monochrome 44 Robert Ryman interviewé par Achille Bonito Oliva, in Domus, février 1973 technique, de façon précise et chaque fois en rapport avec une peinture spécifique. Il indique de façon matérielle ce qui le pousse dans telle ou telle direction et ne tire aucune conclusion sur la valeur ou le sens que produit une œuvre, ni sur ce que le regardeur serait censé éprouver. Il indique comment une expérience non aboutie le fait revenir différemment sur un même problème, ou comment la même expérience, tentée dans un but tout autre, l’amène sur une voie précédemment ignorée. La lumière avec laquelle il travaille, n’est ni la lumière de l’impressionnisme, ni la lumière intérieure, mentale de Rothko. C’est la lumière même qui éclaire le tableau, qui sera plus ou moins absorbé ou réfléchie selon la surface peinte, qui suivra les modulations du jour ou de tel type d’éclairage. Ici encore, Ryman déconceptualise à l’extrême, il travaille avec les choses même pour ce qu’elles sont et avec leur propriétés matérielles. Un point essentiel de la peinture de Ryman est son accrochage. Daniel Buren remarque : « … l’extrême attention apportée par Ryman pour intégrer de façon totalement explicite l’importance du mur par rapport à la peinture, ceci par le biais de l’accrochage comme passage visuel obligé », et à propos des œuvres de 1967/1970 : « Ces œuvres, à l’origine, se servaient littéralement des murs comme châssis et venaient se tendre dessus, fixées soit avec des petits morceaux de scotch soit encore avec la peinture elle-même, qui en débordant de son support, venait les coller directement au mur en séchant 45». Dans les œuvres qu’il accroche à l’avant du mur, ce n’est pas la perspective qu’il met dans ses tableaux mais plutôt ses tableaux qu’il met dans notre perspective. Ryman insiste fréquemment sur le fait que ses tableaux n’existent que dans leur relation avec le mur. Ce ne sont pas des peintures- objets et encore moins des sculptures, mais des tableaux accrochés au mur. Si Chapter n’est que très légèrement décollé du mur, on peut dire qu’elle joue avec notre perspective, notre propre espace. C’est une toile qui rend le spectateur mobile. Il éprouve le besoin de s’approcher, de se reculer, de changer de focale ; d’être par son regard mais aussi par son corps dans une forme de dialogue et d’altérité avec elle. La relation d’intimité que produit la peinture de Ryman est également provoquée par ses dimensions et par son absence d’image. Bien qu’il refuse l’approche minimaliste de son œuvre, son travail a des liens évidents avec ce mouvement et répond parfaitement à l’approche gestald. Chapter 1981 est perçu comme un tout et non pas comme l’addition de plusieurs parties. La diversité de touches chez Ryman peut se décliner dans d’infinies nuances. Elles peuvent être croisées, tissées, entrelacées, grumeleuses ou lisses, linéaires ou en virgule, onctueuses ou limpides, grasses ou sèches ; les touches de blanc orchestrent l’espace. Il y a une musicalité dans la touche en virgule de Chapter 1981, c’est un peu comme si Ryman nous donnait à voir un tempo, son propre tempo au moment du travail, il y a quelque chose de cadencé, de 45 Daniel Buren, L’ineffable- à propos de l’œuvre de Robert Ryman , édition Jannink, Paris, 1999 " bien tempéré " dans le rythme de la brosse sur la toile. Ryman était musicien avant d’être peintre et il nous donne à voir autant de la musique que de la peinture. La touche permet à la peinture d’être non seulement un art de l’espace mais aussi un art du temps. Bien que débarrassé du souci narratif ( Ryman ne nous raconte pas d’histoires), il y a une notion de temporalité où le temps est celui du faire, d’un geste qui se répète et qui rythme l’espace. Lors de la conférence qu’il a tenu en 1991 dans le cadre des Salon Series du Guggenheim Muséum, Robert Ryman a distingué trois procédés de peinture. Je souhaite revenir sur ses distinctions parce qu’elles me semblent éclairer son travail et la peinture en général. Le premier procédé pictural relève de ce que Ryman appelle la représentation qui est « une image confinée à l’intérieur d’un espace délimité - la toile -, cet espace étant généralement séparé du mur par un cadre.46» Ryman insiste sur la notion de cadre qui « fait converger le regard sur la toile et sépare l’illusion (…) de la surface murale ». La fine bordure constituée par le fond vierge de Chapter fait office de cadre pour attirer le regard, bien plus que comme délimitation entre la peinture et le mur. Ce n’est pas un cadre étanche qui sépare, au contraire, certaines touches « débordent » et rendent ainsi perméables l’environnement et l’œuvre. Le bord flouté du tableau qui s’arrondit aux angles focalise notre vision, il est à considérer comme un seuil plus que comme une frontière. La peinture de Ryman n’a pas besoin de cadre parce qu’elle n’est pas illusionniste, elle n’est pas " une fenêtre ouverte " et n’est pas la représentation d’une image. Le second procédé dont parle Ryman est celui de l’abstraction. Il utilise les mêmes moyens que la peinture figurative à savoir l’image, le cadre et le contenu symbolique. Il ne s’en distingue en fait que par le fait qu’il fait, comme il le dit : « abstraction de choses connues ». Le troisième procédé, est le "réalisme", c'est-à-dire là où il n’y a plus de représentation, plus d’image, plus d’histoire et plus d’illusion. Il écrit « les lignes sont réelles, l’espace est réel , la surface est réelle ». Le tableau n’est plus un monde clos dirigé à l’intérieur de lui-même, mais s’ouvre vers l’extérieur, vers la surface murale. C’est là où se situe l’œuvre de Ryman et par là qu’elle doit être considérer. C’est parce qu’elle parle avant tout de peinture, que cette œuvre m’a intéressée. Parce qu’elle reprend tout au début, qu’elle est matérielle avant d’être immatérielle. Ce qui dans le travail de Ryman pourrait passer pour un formalisme aride n’est en fait qu’un long questionnement. C’est une œuvre qui combine l’exigence, la précision et la sensualité. Jean Frémon affirme : « la peinture de Ryman n’est pas une impasse parce qu’elle est totalement ce que toute peinture doit être, un questionnement intense, jour après jour réitéré, de ses assises, de ses raisons, mené avec ses moyens propres, parce que finalement, la sincérité d’une interrogation, même dans le blanc d’un carré, cela ne passe pas inaperçu. A partir de là, il nous montre que tout est toujours 46 Robert Ryman : De la peinture, conférence tenu le 9 janvier 91 dans le cadre des « Salon Série » du Guggenheim Muséum. encore possible.47 » II. Roman Opalka : « le tableau fantôme » Le travail de Roman Opalka est lié au monochrome de façon tout à fait singulière. S’il ne peint pas de monochrome au sens où on l’entend habituellement, son œuvre y tend inexorablement. Le dernier tableau qu’il réalisera sera totalement blanc. Bien qu’il n’existe pas encore, ce tableau est déjà acheté. Pour comprendre l’intérêt de cette œuvre, nous devons parler de chiffres, de nombres, de processus et de peinture blanche. Le protocole qu’il a mis en place est d’une extrême rigueur. Opalka peint le temps et chaque tableau qu’il réalise est une parcelle de ce temps. Son œuvre est née d’une idée toute simple, une idée d’enfant : compter, compter de 1 jusqu’à l’infini. Il a commencé en 1965 par le chiffre 1, et aujourd’hui, il approche des 6 millions. Tous ses tableaux ont le même format : 196 cm de hauteur sur 135 cm de largeur. Les chiffres s’inscrivent en blanc sur un fond qui s’éclaircit à chaque nouveau tableau, car un centième de blanc est ajouté au fond sombre des premières toiles. Les nombres se suivent les uns après les autres, très serrés, très petits et presque illisibles. Lorsqu’il termine une toile, Roman Opalka se photographie avec la même chemise blanche et la même (absence) d’expression. Deux micros sont installés de part et d’autre de la toile et enregistrent sa voix qui dit les nombres. La voix est monotone, impersonnelle, presque immatérielle. La décision d’utiliser la voix a été prise en prévision du moment où il en arriverait à peindre blanc sur blanc, pour lui permettre de s’y retrouver, puisque les chiffres deviennent, à mesure du temps, illisibles. Chaque toile porte le titre détail, suivit du premier et du dernier chiffre représenté. La totalité de ce programme s’intitule : OPALKA 1965 / 1 - ∞. Aujourd’hui, la vieillesse oblige Opalka à ralentir son rythme et la cadence de son trait. Ses cheveux sont aussi blancs que ses toiles, mais il compte aller jusqu’au bout, jusqu’au bout de sa vie. L’ensemble de ce dispositif affirme le caractère de performance de son travail. C’est une œuvre qui se démontre en se faisant et qui se donne pour but de témoigner de la vie de tout homme à travers la sienne. 47 Jean Frémon, ceci n’est pas un carré blanc , Ryman, dans Repère, cahiers d’art contemporain, gallerie Maeght Lelong,1984 Si les processus qu’il utilise sont les mêmes depuis le début de son travail, la répétition n’est qu ‘apparente. Il y a les variations du changement de dizaines, de centaines, et de la progression vers le blanc. La suite des nombres et les intervalles liés à chaque nouvelle prise de peinture crée une scansion qui, comme le reste, rend compte d’un temps qui se déroule. On aurait tort de le croire prisonnier de sa démarche. Loin de subir passivement la progression du temps, Opalka se déclare comme un « anti–Sisyphe actif ». Il parle d’une « libération totale à la recherche constante de l’illusoire nouveauté aussi bien que du toujours mieux ». La vie du peintre se trouve indissociablement confondue avec son travail, l’un ne va pas sans l’autre. Dans le discours abondant qui accompagne son œuvre, il dit : « j’ai planifié une œuvre qui à son tour planifie ma vie » et plus loin : « je peins donc j’existe jusqu’à ce que je ne puisse plus exister48.» La vie et l’oeuvre sont inséparables puisque ce comptage correspond au déroulement de sa vie même. Christine Sauvanel parle de personnalisation absolue et dit qu’ Opalka peint « la texture du temps (…) en lui appliquant son caractère même d’inexorabilité 49». Il met en œuvre, au sens propre du terme, son temps vital, « ma démarche ne manifeste rien d’autre que la durée d’une vie » écrit-il. L’œuvre d’Opalka ne se situe pas dans le temps de l’horloge qui répète indéfiniment un découpage artificiel du temps, mais dans un temps/durée. La suite des nombres rend compte de cette durée dans la conscience, à chaque tableau réactivée, d’exister ; dans celle d’être aujourd’hui en vie, et celle aussi qu’il n’y aura jamais plus d’autre temps que celui qui lui est imparti. Il écrit : « … je peins ce que je suis, du temps en expansion, un « étant », un petit bang ». Il se prive du leurre de la réversibilité du temps qu’est le souvenir et laisse trace d’un temps actuel qu’est celui de l’instant de vie. Il met en œuvre l’évidente vérité de son vieillissement, de la vie qui se tarit à mesure que les chiffres augmentent. Devant l’ampleur de ce projet, il a faillit mourir à la fin de sa première toile. A l’approche d’une série vers 6 fois le chiffre 9 il parle d’ « une marche dans le désert, l’approche d’une oasis annoncée qui donne la force de continuer avec la perspective de la présence du 9… » Son corps est présent dans les nombres. C’est sa propre taille qui a déterminé le format de ses toiles. Dans ses expositions, la mesure de sa main est choisie comme espacement entre chaque tableau. Bien qu’il refuse de parler de son passage dans les camps de concentrations, on ne peut également s’empêcher de faire un rapprochement avec l’idée du tatouage où la toile serait une peau. Empreinte d’une mémoire indicible, il parle de « tableau fantôme 50» comme métaphore de la présence du peintre lorsqu’il sera absent, signe d’une vie écoulée et suspendue. 48 François Poisay, Roman Opalka, de 1 à ∞, l’œuvre en programme, catalogue de l’exposition, Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, 2005 49 Christine Sauvanel, Opalka ou l’éthique de l’assignation , éd. Dis voir, 1996 50 Roman Opalka, entretien avec Bernard Lamarche-Vadel, Opalka 1965/1-∞ , Paris, La Différence, et Tours, Centre de création contemporaine, 1986, p. 48 Opalka parle aussi de Beckett pour qualifier le caractère de sa démarche : « Je suis arrivé à une solution qui me permette d’attendre dignement. Pour l’instant, il faut continuer à chercher. Sans tricher. Sans dire que tout est possible. Nous sommes comme Beckett devant Godot », et encore : « je me suis défini par rapport à ce monde dont je suis sorti, pour ne retenir qu’une seule qualité, la qualité de l’homme, la qualité de l’inutile ; je suis devenu un artiste à la manière d’un philosophe mais qui préfère être artiste tout en demeurant philosophe ». Le mythe de Dorian Gray n’est pas loin où la peinture met en jeu l’éternel combat de l’homme face à sa propre image. L’unicité de sa démarche est partout inscrite. Il n’y a qu’un seul tableau comme il n’y a qu’une seule vie. Tout existe à chaque instant de l’œuvre puisque tout commence et tout est accomplit à chaque instant. « Dans mon concept » dit Opalka, « le signe 1 étant posé sur le premier détail, il y a déjà le tout(…) il y a toujours le un au départ, l’unité, l’homme qui parle, agit et pense pour créer de la naissance à la mort, pour s’occuper ici bas, pour passer le temps ». Le spectateur contemple un temps qui se déroule sous ses yeux, il est pris dans une temporalité unique, celle du temps de la vie d’un homme. Cette unicité traduite dans le signe 1 trouve sont équivalent dans la couleur blanche. C’est dans le processus même de la peinture et d’une blancheur à venir, qu’Opalka donne à voir sa propre finitude. Le fond du tableau participe à la matérialisation du temps. En passant du noir d’origine (celui du fond de la première toile), jusqu’au gris de plus en plus clair, le monochrome blanc vers lequel son œuvre s’achemine rend compte du mouvement de l’évanouissement de l’existence. Au départ, le choix du noir et blanc, de l’absence de couleur et d’artefact répond à une recherche de distanciation, comme pour aller vers l’essentiel, à une volonté déterminée de parler seulement de ce temps détaché des choses. Dans cette économie, il recrée une multitude de variations où toutes les nuances de la couleur semblent être transposées dans une modalité atone. La progression chromatique du fond obéit aux mêmes lois que la progression numérique. Elle se déplace du gris vers le blanc, la couleur des nombres devient de moins en moins intelligible. Le nombre blanc inscrit sur une surface blanche devient l’indéchiffrable unité de temps. « Les tableaux seront de plus en plus proches de la tonalité absolue du silence 51 » écrit-il. Son œuvre chemine pour, nous dit-il : « arriver par cette osmose progressive entre le fond et les chiffres, au moment où les deux blancs vont se fondre, abolissant la différence entre une toile vierge et le Détail rempli d’un blanc pictural, le transformant par la durée, en blanc mental blanc mérité, alors durant un court instant, le nombre peint ne sera visible pendant le seul moment où la peinture humide brillera encore, sur un fond mat avant de disparaître totalement dans la même blancheur ». 51 Achille Bonito Oliva le travail comme détail, Roman Opalka Octogone, exposition du Musée d’Art Moderne de saint Etienne, 2006 Opalka insiste sur la différence entre l’évanouissement du visible dans la blancheur, obtenue après de longues années de travail, et la peinture monochrome réalisée directement. Dans son procédé, le monochrome à venir se situe à l’opposé du degré zéro de la peinture et paradoxalement le choix de la couleur blanche renvoie à un état originaire. Il dit : « Je voulais manifester le temps, son changement dans la durée, celui que montre la nature mais d’une manière propre à l’homme, sujet conscient de sa présence définie par la mort : émotion de la vie dans la durée irréversible ». D’un point de vue théorique, on peut dire qu’avec Opalka, il y a rupture avec la théorie moderniste qui fait de la peinture, exclusivement un art de l’espace. L’espace de la toile, s’il est reconnu comme tel, devient aussi un espace/ temps. La planéité du tableau chère à Greenberg est utilisée pour rendre visible la temporalité. S’il ne remet pas en cause la planéité, Opalka, met à plat, littéralement, le temps dans l’espace limité du tableau. Il ne représente pas, mais présente le déroulement de la vie. L’œuvre s’arrête avec lui et paradoxalement, de par son statu d’œuvre, elle continuera à vivre sans lui. L’acte de peindre prend fin alors que les nombres n’ont pas de fin. CONCLUSION Contrairement à ce prévoyait le critique Taraboukine au début du xxe siècle, le « mur aveugle, stupide et sans voix » n’aura pas été « le pas final » de la peinture. Le monochrome n’a pas eu pour conséquence la fin de la peinture mais a plutôt participé à son renouvellement et à sa réinvention. Cette réinvention a été possible parce que, par sa radicalité, le monochrome a su questionner et pousser la peinture dans ses retranchements. Il l’a questionné dans sa spécificité mais aussi comme pratique artistique. Malévitch a amorcé cette aventure par la recherche d’une plus grande spatialité au sein du tableau. Son Carré noir sur fond blanc et, trois ans plus tard, son Carré blanc sur fond blanc, ont marqué un nouveau départ dans l’histoire de la peinture. Nous avons vu que le titre de ces œuvres étaient allé au delà de leur matérialité. Cela nous a permis de comprendre l’importance du langage dans l’idée que l’on se fait d’une œuvre. L’essence d’une œuvre réside autant dans l’objet décrit par les mots que dans l’objet à voir. Cela est particulièrement vérifiable dans le cas du monochrome. Le discours qui accompagne un tableau monochrome est aussi important que l’œuvre elle-même. C’est par les discours qu’il a produits qu’Yves Klein a su s’imposer comme l’incarnation de la monochromie. Il a pu devenir une figure essentielle du milieu de l’art par sa connaissance du terrain et les stratégies qu’il a mis en place. Avec la question du marché, il pose celle de la conscience qu’un artiste doit avoir de son travail pour être reconnu comme tel. Dans la continuité de Malevitch, son œuvre questionne l’espace, l’immatériel, l’image, mais aussi la perception. Dans l’Amérique des années cinquante, la tentation du monochrome est nourrie par l’approche moderniste de Greenberg. Ce critique, qui aura une influence considérable, pose comme définition de la peinture sa planéité et la délimitation de cette planéité. Ainsi redéfinie, la peinture n’a plus à suivre la tradition européenne qui avait fait de l’ut pictura poesis, une norme intangible. Elle n’a plus à donner l’illusion d’un espace tridimensionnel et peut se concentrer sur les caractéristiques de son propre médium. Le monochrome pousse à l’extrême la logique du all over et traduit l’espoir d’atteindre l’essence de l’art, tout en ouvrant de nouveaux chemins. A la question : quel est le comble d’un tableau monochrome ?, on pourrait répondre : le monochrome blanc. Le blanc, comme le monochrome, est ouvert à une multitude d’intentions et d’interprétations. Tout deux procèdent de la même ambivalence, celle de l’absence et de la présence. Le blanc est absence de couleur en même temps qu’il est l’addition de toutes les couleurs. Un tableau monochrome est l’incarnation du vide et pourtant, il semble déborder de sa propre surface. Beaucoup d’artistes ont utilisé le monochrome blanc, pour donner plus d’ampleur à leur recherche et à leur démarche. Le travail de Robert Ryman est issu de l’approche formaliste des Etats-Unis. Il questionne la peinture avec les moyens de la peinture. Chapter 1981 apparaît un peu comme une leçon de peinture, comme une grammaire ouverte dans laquelle chacun peut y puiser sa propre syntaxe. Nous avons vu que ce quasi monochrome questionne particulièrement le cadre et la touche. Le monochrome à venir de Roman Opalka se situe dans une approche plus conceptuelle. A travers la peinture, il interroge le temps. Sa vie se confond avec son œuvre, et va, s’évanouissant dans une blancheur à venir. L’extrême simplicité de sa démarche est à la mesure de la richesse de ce qu’elle introduit. Le monochrome est conforme à l’un des traits structurels les plus spécifiques du tableau. Il est opaque et occulte le mur devant lequel il prend place. Sa radicalité et son ambivalence font son extrême richesse. Cette étude nous enseigne que la radicalité d’une démarche n’a pas forcément pour conséquence l’assèchement d’une pratique. Cette radicalité peut au contraire pousser les artistes dans leurs retranchements et leur permettre d’inventer des moyens de se diversifier. Le monochrome traduit le formidable bouleversement de l’art du vingtième siècle. Les tableaux qui m’ont intéressée sont ceux qui tendent vers la monochromie sans forcément l’atteindre. J’ai choisi d’utiliser le terme " tentation" pour indiquer que le monochrome peut être considéré à la fois comme processus de construction et de déconstruction. Il ne s’agit pas d’atteindre quoi que ce soit mais de tendre vers. Il me semble que c’est cette tension qui est à vivre dans la peinture, en tant que tendance, tension et tentation. J’ai parlé ici de la monochromie picturale, celle dont le tableau est le support tel qu’il est défini par Greenberg. Aujourd’hui, la peinture a largement débordé du cadre du tableau , elle s’est trouvé de nouveaux supports. Le monochrome existe toujours et la peinture aussi. Il serait intéressant de voir quels sont les enjeux du monochrome au XXI e siècle, comment et pourquoi il est utilisé chez les artistes contemporains. 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