Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature : un mémorial de la

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Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature : un mémorial de la
S upplément
Jeudi 3
I
mensuel
décembre
2015
Numéro 114 - IXe année
Paraît le premier jeudi de chaque mois, sauf exception
III. Entretien avec Abdennour Bidar
IV. Deux poètes iraniens lourdement condamnés
V. Liban : 40 ans d’échecs et d’espoirs
Édito
Frankenstein
L
e monstre de Frankenstein,
créé par la romancière Mary
Shelley en 1818, ressemble
étrangement à Daech, devenu l’ennemi public numéro un depuis les
lâches attentats de Paris, perpétrés
quelques heures seulement après
la boucherie survenue à Beyrouth.
Comme le géant de huit pieds fabriqué par le docteur Victor Frankenstein à partir d’ossements et de
lambeaux de cadavres déterrés au
cimetière, l’État islamique n’a pas
été façonné ex nihilo : c’est un patchwork composé de repris de justice libérés des prisons syriennes,
de mercenaires de tout poil, venus
aussi bien de Tchétchénie que de
Belgique, de paumés endoctrinés et de laissés-pour-compte de
l’après-Saddam… Comme dans
le roman gothique de Shelley, il
a été construit par des apprentis
sorciers irresponsables, à savoir le
régime d’Assad, soucieux de diaboliser l’opposition, les États-Unis
qui n’ont pas su tirer des leçons
de leurs fiascos en Afghanistan et
en Irak, certains pays du Golfe,
bien connus pour leur soutien à
l’islamisme radical, et la Turquie,
nostalgique d’un Empire ottoman révolu. Comme la créature
de Shelley, qui s’exprimait dans
un langage décalé, les éléments
de Daech se démarquent de leurs
congénères, tiennent un discours
déphasé et revendiquent un obscurantisme primitif. On connaît
la suite : le monstre, baptisé Boris
Karloff au cinéma, échappe à son
créateur inconscient et dépassé par
les événements. Pris de haine, mû
par une sourde vengeance contre
l’espèce humaine, il sème la terreur
dans le monde pour « créer le désespoir »… « Je ne voyais en cet être que
j’avais déchaîné au milieu des hommes,
doué de la volonté et de la puissance de
réaliser des projets horribles, que mon
propre vampire, mon propre fantôme
libéré de sa tombe », admet le docteur
Frankenstein qui décide alors de
traquer sa créature jusqu’au pôle
Nord.
Ce que le roman de Shelley ne raconte pas, c’est la mort du monstre
de Frankenstein. L’anéantissement
nécessaire de l’État islamique n’est
pas pour demain. Trop d’intérêts
contradictoires en jeu et de frilosité de la part des grandes puissances qui hésitent à envoyer des
troupes au sol ; trop d’espaces à
reconquérir, d’alliés infréquentables, de complicités secrètes,
de sympathies locales, de voisins
bienveillants, d’armes dans la nature, de fanatiques prêts à tout,
de loups solitaires embusqués en
Occident… « Personne, dans ma génération, n’en verra le bout », nous prévient Amin Maalouf dans Le Point.
Il a raison : la route sera longue, le
trajet douloureux. Il faudra songer
un jour à juger le docteur Frankenstein. Au nom des victimes de
sa créature.
Alexandre NAJJAR
Comité de rédaction :
Alexandre Najjar, Charif Majdalani, Georgia
Makhlouf, Farès Sassine, Jabbour Douaihy,
Ritta Baddoura.
Coordination générale : Hind Darwich
Secrétaire de rédaction : Alexandre Medawar
Correction : Yvonne Mourani
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Béjjani, Antoine Boulad, Nada Chaoul,
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Kerbaj, Henry Laurens, Chibli Mallat,
Richard Millet, Jean-Claude Perrier.
E-mail : [email protected]
Supplément publié en partenariat avec
la librairie Antoine.
www.lorientlitteraire.com
VI. La Sublime Porte, d'Abdal à Zaptié
VII.Rencontre avec Vénus Khoury-Ghata
VIII.Iman Humaydan : la vie au sein de la mort
Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature :
un mémorial de la souffrance et du courage
L
e 8 octobre 2015, le prix
Nobel de littérature a été
décerné à l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitch.
Née en 1948, écrivant dans
la langue de Pouchkine, elle connaît
étroitement l’Ukraine où elle résidait
en été, sous des soleils radieux, chez
sa grand-mère. Ses œuvres couvrent
la manière dont furent vécus des événements majeurs du soviétisme et de
l’après-soviétisme : la guerre d’Afghanistan (1979-1989) dans Les Cercueils
de zinc où des enfants de l’intelligentsia rurale naïfs, idéalistes et nourris des
slogans du régime devenaient des assassins ; la catastrophe humaine et écologique de Tchernobyl (1986) qui mit
en question le progrès de la science et
de la technique dans La Supplication
(1998)… Alexievitch a surtout dressé
un grand tableau historique de la période, allant des famines des années
1930 à l’ère Poutine en passant par
la Seconde Guerre mondiale et autres
avatars, telle que ressentie par des témoins. La Fin de l’homme rouge avait
connu le succès bien avant la récompense suédoise. Les livres ont accompagné la perestroïka, mais les personnages, auxquels Alexievitch donne la
parole, ne lui sont pas particulièrement
tendres.
Pour se mettre à l’écoute de cette
œuvre et en saisir pleinement la portée esthétique et cognitive, il faut la lire
à l’écart d’une polémique oiseuse : la
prestigieuse récompense lui a-t-elle été
octroyée pour sa qualité littéraire ou
en raison du « courage » de l’écrivaine,
de l’importance d’une période où
souffrance et vaillance ont rarement
été aussi longues et aussi profondes ?
De n’être pas une œuvre de fiction ou
d’imagination n’enlève rien à l’intensité dramatique des témoignages recueillis. Comme si une histoire orale jaillie
de protagonistes anonymes parsemés
sur un vaste territoire et habituellement destinée à la disparition affirme
sa teneur inaltérable et se fait une force
de naître tout droit d’une réalité et
d’en rendre fidèlement la terreur. Autre
question adjacente et superflue : les
confessions enregistrées ont-elles été
retouchées par une main littéraire ou
s’agit-il d’une fidélité journalistique à
toute épreuve ? Le sens du récit, la mise
au ban de la banalité, le passage des
émotions aux sensations et du passé au
présent, le désordre ordonné des souvenirs, l’assise réaliste… tout conspire
Plus qu’une nouvelle,
L’Étrange Bibliothèque
s’apparente à un
conte magique et
inquiétant. Tout
l’art de Murakami
s’y condense en une
sobriété nimbée
d’absurde.
Chaque
témoignage
commence avec quelque
convention, puis invente
son allure propre, imprévisible. Il pointe ses
repères, charrie des souvenirs, des détails, des
anecdotes. Il rapporte
l’abominable (la cruauté
des partisans dans leur
guerre glorieuse, la mère
qui noie deux de ses enfants pour sauver les
autres...) et est plein d’histoires drôles (Les communistes, ce sont ceux qui
ont lu Marx, les anticommunistes ceux qui l’ont
compris). Le vécu intime,
répondant aux événements et inscrit dans une
plus ample collectivité,
ne cesse de se prendre
dans un jaillissement fougueux mais non dénué de
rigueur puisqu’il soutient
toujours l’intérêt. C’est là
son économie propre et sa
force de bouleversement.
D.R.
vers le pouvoir des témoignages à servir le réel par leur artifice propre, indéniablement attrayant.
de destinées singulières, de souffrances
plus que de joies, les protagonistes racontent les illusions de la période intérimaire où ils défendirent Gorbatchev et
Prenant la parole, les voix choisies et Eltsine pour regretter maintenant une
recueillies, essentiellement de femmes, grande puissance à laquelle ils étaient
racontent dans La Fin de l’homme fiers d’appartenir, un soviétisme où se
rouge un double désenchantement : résolvaient les identités nationales et
celui de l’époque soviétique où elles religieuses, un régime qui prônait le
connurent la famine, la dictature, la culte du sacrifice, le mépris de l’argent,
terreur, la guerre (quand on n’y est l’altruisme… Le stalinisme et ses verpas, on s’y prépare), les privilèges de sions « végétariennes et tempérées »
la Nomenklatura, les magasins vides, sous Khroutchev et « les vieillards du
les interminables queues… et celui de Kremlin » furent atroces ou durs, tola période suivante où ce qu’on nomma talitaires et policiers, mais la chute de
« les lois du marché » ne fut que pré- l’URSS donna lieu au pire et fut vécue
texte au pillage du domaine public par comme une tragédie. La majorité vouune petite minorité, où la profusion lait quelques réformes, plus de liberté
d’articles de consommation (parmi les- et plus de bien-être, mais la chute de
quels le saucisson joue un rôle fétiche) l’édifice entier alla au-delà des pires
ne compense ni l’anarchie, ni l’insécuri- craintes. « La Russie changeait et se dété, ni les inégalités flagrantes, ni la nou- testait en train de changer. » De l’échec
velle peur diffuse et omniprésente… du socialisme prolétarien on passait au
À partir de leurs perspectives propres, scandale du capitalisme sauvage.
« Quand
ils parlent
de nous,
ils disent :
Pourquoi ils
ont fait la
révolution,
ces crétins ?
Mais moi
je me
souviens... je
me souviens
de cette
flamme dans
les yeux des
gens. Et
nos cœurs
étaient
brûlants… »
Les témoins sont variés
et on ne trouve pas parmi eux seulement les victimes et les désabusés,
mais également ceux qui
ont adhéré aux idéaux du
changement de l’homme
et de la société, au point d’y consacrer leurs vies : « Quand ils parlent de
nous, ils disent: Pourquoi ils ont fait
la révolution, ces crétins ? Mais moi je
me souviens... je me souviens de cette
flamme dans les yeux des gens. Et nos
cœurs étaient brûlants… ». Dans le
monde soviétique, le bourreau est lui
aussi victime. Svetlana Alexievitch
n’est pas une dissidente radicale. Elle
reçut l’idéologie à l’école et à la maison. Auteure, elle interroge et s’interroge. Pour la période ultérieure, elle
recueille la voix d’une « panthère
et prédatrice » qui veut réussir dans
le monde « fou » et « sauvage » du
marché.
« L’art de la parole est une tradition
russe », affirme Alexievitch dans un entretien. Sans doute. Mais il faut convenir que les témoins appelés ont beaucoup lu. Les grands classiques russes de
Pouchkine à Soljenitsyne, et de Tolstoï
à Gorki. Ils citent les poètes contemporains : Mandelstam, Brodsky…
L
Est-ce « l’âme russe » dont le thème revient, en particulier sous la forme de la
passion des femmes pour les hommes
malheureux, qui prend ici la parole ?
Les protagonistes ne cessent de la tisser et de l’effiler et, mythe ou réalité,
elle fut nourrie aux meilleures sources
littéraires. Les témoignages transcendent l’époque pour affronter les
énigmes de la vie, de la mort, pour tenter de décrypter les fréquents suicides,
pour donner sens à la souffrance. Ce
« roman à voix », ce chœur tragique
orchestré par Svetlana Alexievitch est
indéniablement une œuvre capitale.
Farès SASSINE
LA FIN DE L’HOMME ROUGE OU LE TEMPS DU
DÉSENCHANTEMENT de Svetlana Alexievitch, traduit
du russe par Sophie Benech, Actes Sud, 2013, 544 p.
ŒUVRES (LA GUERRE N’A PAS UN VISAGE DE
FEMME, DERNIERS TÉMOINS, LA SUPPLICATION)
précédées d’un entretien avec Michel Eltchaninoff,
THESAURUS, Actes Sud, 2015, 800 p.
Nouvelle
Murakami : l’épreuve de grandir
ressources nouvelles pour retrouver sa
liberté. Lorsqu’il s’inquiète pour ses
proches qui n’ont pas de nouvelles de
lui depuis un moment, le vieillard lui
répond : « Chacun songe à ses propres
affaires, chacun mène sa vie à sa façon.
Il en va ainsi de ta mère, bien entendu,
et de ton étourneau, également. C’est
la même chose pour tout le monde. Le
monde suit son cours. »
L’ÉTRANGE BIBLIOTHÈQUE de Haruki Murakami,
Illustrations de Kat Menschik, traduit du japonais par
Hélène Morita, Belfond, 2015, 72 p.
’Étrange Bibliothèque, nouvelle inédite de Haruki
Murakami, vient de paraître.
Bien que les illustrations de
Kat Menschik accompagnent joliment
le texte, elles ne réussissent pas à porter la densité énigmatique du récit. Un
garçon venu rendre deux ouvrages à
la bibliothèque municipale, demande
à emprunter des livres qui traitent de
la levée des impôts dans l’Empire ottoman. Ce sujet, qui lui traverse vaguement l’esprit, lui importe peu, mais
comme « depuis tout petit, (il) avait été
éduqué à (se) rendre à la bibliothèque
et à y faire des recherches dès qu’(il)
ignorait quelque chose », il n’hésite pas
Dostoïevski est omniprésent dans les
débats sur la liberté, sur le désir du
bien qui aboutit au
mal absolu, sur la
noirceur de l’âme…
Quand
ils
n’invoquent pas Taras
Bulba ou Le Maître
de Boulgakov, ils
les répètent ou les
revivent ou parlent
comme leurs auteurs,
témoin cette phrase
à la Tchékhov :
« J’ai accroché une
icône dans un coin,
et j’ai pris un petit
chien pour avoir
quelqu’un à qui parler. » La « civilisation
soviétique » a permis la diffusion du
livre et il ne cesse de
surgir et de ressurgir
comme un signe distinctif de la collectivité ou de son intelligentsia, à coté mais
bien plus, que les
films et la musique.
« Nous avons grandi
avec des mots. Avec
la littérature », glorifiée ou interdite.
© Per Folkver
à se pencher sur la question ce jour-là.
Les choses ne se passeront pas comme
prévu, car pour trouver ces ouvrages, il
faut descendre un curieux
escalier, prendre un couloir obscur, s’adresser à un
vieil homme antipathique,
le suivre le long d’un labyrinthe pour accéder enfin à
une petite salle de lecture.
Les ouvrages sur la levée
des impôts dans l’Empire
ottoman ne sont consultables que sur place, dans
cette petite salle située
quelque part dans le dédale des soussols de la bibliothèque. Une fois dans
la salle de lecture, le jeune garçon réalise qu’il a été « roulé » par
le vieillard. Cette salle n’est
qu’une horrible prison.
Dans les romans de
Murakami, la bibliothèque
n’est pas un lieu anodin, mais constitue parmi
d’autres éléments de son
univers, un passage entre
réalité et imaginaire, insouciance et âge adulte.
Espace parallèle, tantôt refuge tantôt
lieu de tous les dangers, la bibliothèque
a cette dimension initiatique qui est le
fil d’Ariane des œuvres du Japonais.
Dans L’Étrange Bibliothèque, le désir
de savoir se révèle extrêmement risqué,
puisque le vieil homme attend que son
prisonnier ait appris par cœur l’intégralité des ouvrages demandés pour lui
dévorer le cerveau : « Lorsque le cerveau est bourré de savoir, il est particulièrement délicieux. Nutritif et consistant. » D’habitude consciencieux et
obéissant, le garçon va voir ses repères
s’effondrer et devoir puiser en lui des
Confronté à l’épreuve de l’emprise et
de l’emprisonnement, le garçon va devoir affronter ses angoisses d’enfant et
assumer la nécessité de la transgression
et du sacrifice. C’est dans cette étrange
prison qu’il fera l’apprentissage de la
solitude et devra accepter la perte pour
grandir. Pris aux filets d’un vieillard dévoreur de cerveau dans le ventre de la
bibliothèque, le garçon sera-t-il forcé de
grandir avant l’âge ? Y-a-t-il un moment
plus opportun qu’un autre pour basculer vers l’âge adulte ? Toujours est-il que
pour celles et ceux qui s’aventurent de
l’autre côté de la réalité et choisissent
les sentiers silencieux, sombres et tortueux de la connaissance, même le livre
le plus long, le plus passionnant et le
plus érudit ne peut protéger de la réalité, ni retarder le moment où chacun
doit faire face à la mort.
Ritta BADDOURA
II
Au fil des jours
L'image du mois
Le point de vue de Karim Émile Bitar
De quoi Poutine
est-il le nom ?
D
ans son célèbre
ouvrage Tolstoï ou
Dostoïevski, paru
en 1960, l’éminent critique
littéraire de Cambridge
George Steiner soulignait
que pour connaître le secret du cœur d’un homme
ou d’une femme, il suffisait de lui demander lequel D.R.
des deux auteurs avait sa préférence, tant
il est vrai que chacun des deux géants de
la littérature russe incarnait une vision
du monde et offrait une interprétation
de la politique, de l’histoire et de la
condition humaine radicalement différente de celle de l’autre.
Spécialiste de Tolstoï à l’université de
Virginie, Andrew Kaufman a soutenu
plus récemment dans The Daily Beast que
Vladimir Poutine, qui apprécie les deux
écrivains, a malheureusement privilégié
la tradition de Dostoïevski, celle de la
croyance en un exceptionnalisme russe,
porteur d’une mission de régénération
et d’unification du monde slave, plutôt
que la tradition humaniste et universaliste de Tolstoï, embrassant la diversité
du monde par-delà les différences de
culture, de nationalité ou de religion.
Si seulement Poutine avait adopté la
vision de Tolstoï, nous dit Kaufman, il
aurait sauvé son âme et la situation géopolitique de la planète serait bien différente. Chez Tolstoï, aucun nationalisme
cocardier, aucun roulement de tambour,
aucun triomphalisme messianique, mais
un patriotisme respectueux de l’égalité
et de la dignité des peuples.
Pour lui, et c’est d’ailleurs là la grande
leçon de Guerre et Paix, la force vient de
l’humilité et non pas de l’hubris, de la
grande fraternité de l’esprit plutôt que
d’une volonté de s’imposer brutalement
aux autres, de la résistance digne face à
l’adversité plutôt que du renoncement
aux valeurs morales. Tolstoï avait compris qu’en jouant les matamores, en faisant étalage de ses muscles et de sa virilité machiste, on allait au-devant de bien
des déconvenues et qu’on plantait en fait
les germes de sa propre destruction.
Comme l’a montré l’historien Paul
Kennedy, dans toute l’histoire des empires, on retrouve une constante : l’hubris
entraîne la surextension (imperial overstretch), qui elle-même provoque le déclin.
Si l’Amérique est aujourd’hui contrainte
de se retrancher temporairement et de se
recentrer sur ses problèmes intérieurs,
c’est également parce qu’une croyance
béate en l’exceptionnalisme américain
et un nationalisme chauvin (jingoism)
l’avaient conduit, sous l’administration
Bush-Cheney, à surestimer ses forces
et à s’embourber dans des guerres aussi inutiles que destructrices pour son
image, ses finances publiques et sa stature internationale. La blessure du 11
Septembre avait conduit l’Amérique à
plonger tête baissée dans le piège tendu
De quoi Poutine est-il le nom ? Du
retour en force, sur la scène internationale, d’un nationalisme intransigeant,
d’un autoritarisme débridé, d’une volonté, au nom du refus de l’humiliation, de
faire étalage d’une puissance surjouée,
peut-être pour masquer la crainte d’une
impuissance réelle, liée à un affaiblissement structurel, démographique et économique de la Russie. À court terme,
les politiques musclées de Poutine, son
pragmatisme froid, son réinvestissement
de l’espace eurasiatique, son bras de fer
psychologique avec l’Occident peuvent
engranger des résultats spectaculaires,
mais il y a fort à parier qu’elles ne finissent à moyen terme par susciter un
retour de bâton dont la Russie ne manquerait pas de payer le prix.
Entre-temps, le poutinisme triomphe,
non seulement en Russie, mais sur la
scène internationale, où percent un peu
partout des hommes dont le tempérament répond aussi à plusieurs des critères que Theodor Adorno avait notés
dans ses Études sur la personnalité autoritaire.
Confrontés à des crises géopolitiques,
économiques, identitaires, les populations recherchent désespérément des
hommes forts et des postures viriles,
certains sociologues parlent même de
« demande despotique ». Shinzo Abe au
Japon, Narendra Modi en Inde, Erdogan
en Turquie, et à leur manière Donald
Trump aux États-Unis ou Sarkozy et
Valls en France, s’efforcent de répondre
à cette soif d’autorité, avec maints effets
de manche et coups de menton, qui à
défaut de faire avancer le schmilblick,
viennent donner aux populations apeurées l’illusion que dans un océan qui
tangue, il y a un capitaine à la barre,
fut-il un fier à bras égocentrique sans la
moindre vision d’avenir.
Karim Émile Bitar, professeur associé à l’USJ,
directeur de recherche à l’IRIS et directeur de la
revue L’ENA hors les murs
Actualité
Les prix de la Fondation Prince
Pierre de Monaco
Fondé il y a bientôt
50 ans, le prix
littéraire Prince Pierre
de Monaco a été
remis le 6 octobre
dans la principauté,
D.R.
sous la présidence de SAR la princesse
Caroline de Hanovre. Dans sa sélection
où ne figuraient que des femmes, le
jury, composé d’académiciens français
et Goncourt, avait fait preuve d’une
certaine audace, en nommant Amélie
Nothomb ou Fred Vargas. Finalement,
c’est Chantal Thomas, plus « sage »
et plus consensuelle, qui l’a emporté,
récompensée pour l’ensemble de son
œuvre. La Bourse de la découverte a
été remise à Jean-Noël Orengo, pour
son premier roman-fleuve La Fleur du
capital (Grasset), sur un sujet assez
« décoiffant », le tourisme sexuel en
Thaïlande. Et le coup de cœur des
lycéens monégasques est allé à Etienne
Guereau pour Le Clan suspendu
(Denoël), un roman « écologique » qui
flirte avec le fantastique.
Ahmed Nagi devant le tribunal
En raison d’extraits de son roman
publiés dans Akhbar al-Adab, le
jeune écrivain égyptien Ahmed
Nagi a été déféré par le Parquet du
Caire devant le tribunal pénal pour
« atteinte aux bonnes mœurs ». Une
démarche choquante qui contredit la
L
liberté de création pourtant consacrée
par l’article 67 de la Constitution
égyptienne de 2014.
Ahmad Beydoun récompensé
À l’occasion de la 4e session du
programme « Dialogues tunisiens »,
la Fondation Ahmed Tlili pour la
Culture démocratique et l’Institut
suédois d'Alexandrie, ont récompensé
l’écrivain et sociologue libanais
Ahmad Beydoun, « en hommage à ses
contributions au service de la culture
démocratique ».
Les frères Douaihy à l’honneur
Le Ministère libanais de la Culture
a décerné son premier Prix du
Roman à Antoine Douaihy. Pour sa
première édition, le Prix Saïd Akl de
littérature a été remis à la NDU à
notre collaborateur Jabbour Douaihy
(section prose) et à Salman Zeineddine
(section poésie).
© Joe Kesrouani, The Wall
In Koli Jean Bofane et Miguel
Bonnefoy lauréats du Prix de la
Francophonie
Le Prix des Cinq
continents de la
Francophonie,
décerné par un
jury présidé par Le
Clézio, prix Nobel
de littérature, et
composé d’auteurs
de renom, dont la
D.R.
Libanaise Vénus
Khoury-Ghata, vient d’être attribué
à l’écrivain congolais In Koli Jean
Bofane pour son roman Congo Inc.
Le testament de Bismarck paru aux
éditions Actes Sud. Le jury a également
Joseph Safieddine récidive
Le talentueux
scénariste
francolibanais Joseph
Safieddine, dont
le Yallah Bye
(Le Lombard)
avait été très
bien accueilli, a
récemment signé
L’Enragé du ciel (Sarbacane), illustré
par Loïc P.Guyon, qui nous raconte
les aventures de Roger Henrard, son
arrière-grand-père, intrépide pilote
d’avion, photographe aérien et grand
séducteur, depuis son ascension au
sein de l’entreprise familiale à ses
faits d’armes durant la Seconde
Guerre mondiale, en passant par ses
pérégrinations en Algérie. Un régal !
Francophonie
octroyé une mention spéciale à Miguel
Bonnefoy (Venezuela), invité au dernier
Salon francophone de Beyrouth, et a
salué les grandes qualités d’écriture
de son roman Le Voyage d’Octavio
(éditions Rivages).
La Francophonie en deuil
Quatre États francophones, le Liban,
la France, le Mali et le Cameroun,
ont été ébranlés au cours du mois de
novembre par des attentats terroristes
meurtriers, et la Belgique se trouve en
état d’alerte et d’urgence maximale.
L’expert francophone, Geoffrey
Alain Dieudonné, venu former les
Administrateurs parlementaires
Actu BD
Claire Bretécher s’expose
L'auteure des Frustrés et d'Agrippine
est à l’honneur en cette fin d'année.
Une grande exposition rétrospective
lui est consacrée à la BPI de
Beaubourg jusqu’au 8 février 2016
et une exposition-vente d'une
centaine d'originaux aura lieu à la
Galerie Huberty-Breyne à Paris du
10 décembre 2015 au 16 janvier
2016.
Les 70 ans de Lucky Luke
Pour célébrer les 70 ans de Lucky
Luke, plusieurs événements sont
prévus en 2016 : l'exposition à
Angoulême en janvier (avec 120
originaux de Morris), deux « albums
hommage » conçus par Matthieu
Bonhomme et Guillaume Bouzard, et
maliens, a été tué au cours de la prise
d’otages du Radisson de Bamako. « Il
nous faut résister, mobiliser toutes nos
voix, toutes nos forces, citoyennes,
nationales et internationales, au
nom de cet humanisme intégral
que nous défendons, des valeurs de
paix, de liberté et de démocratie qui
nous lient. Le terrorisme sera vaincu
par nos actions collectives et de
coopération que nous poursuivrons
avec la même volonté et sans relâche
contre les abominations de ces tueurs
qui souhaitent nous isoler, casser le
progrès de tous nos efforts, et nous
déstabiliser », a commenté Michaëlle
Jean, Secrétaire générale de la
Francophonie.
un nouvel album signé Jul et Achdé,
à paraître en novembre.
Bons baisers d’Iran
Après les bandes
dessinées sur l’Iran
comme celles de
Marjane Satrapi
(Persépolis) ou
d’Amir et Khalil
(Zara’s paradise), on
croyait avoir fait le
tour de la question.
Avec Bons baisers
d’Iran, Lenaïc Vilain réussit à nous
surprendre : il nous fait découvrir
Téhéran, Ispahan et Chiraz à travers
les yeux naïfs d’un couple de touristes
français et nous emporte dans un récit
plein d'humour et de rencontres !
Bande dessinée
Destins croisés
LES ÉQUINOXES de Cyril Pedrosa, Dupuis, 2015,
336 p.
D
epuis son entrée dans la collection « Aire libre » des éditions Dupuis, la production de
Cyril Pedrosa donne le sentiment d'une
éclosion. Il y débuta avec Portugal, une
autofiction dense relatant le séjour au
Portugal d'un auteur de bande dessinée
à la recherche d'un retour à des sources
qu'il n'a au fond jamais connues. Il
avait alors proposé un graphisme mêlant à sa virtuosité d'ancien animateur
des studios français de Disney, un traitement plastique innovant, fait d'effets
d'aquarelle et de transparences, faisant
s'entremêler et se superposer les différents éléments qui composent ses dessins. Cyril Pedrosa revient aujourd'hui
avec un récit strictement fictionnel :
Les Équinoxes. Fort de plus de 300
planches, cet album ample s'intéresse à
tour de rôle au destin de nombreux personnages pour mieux les croiser ensuite.
Il y a deux manières d'englober un
monde dans une histoire : chercher
l'universel dans un destin individuel, ou
élargir le champ d'étude et élaborer un
récit choral. C'est le choix de Pedrosa
Auteur
1 Mathias Énard
2 Charif Majdalani Le Prix Ziryab à Stéphane Bahic 3 Lamia Ziadé
Le prix littéraire Ziryab, récompensant
4 Delphine de Vigan
chaque année un livre de gastronomie,
5 Guillia Enders
a été attribué à Stéphane Bahic pour
6 Amal Makarem
Le Sel de ré (éditions Contrepoint)
dans le cadre du Salon du livre
7 Nathalie Azoulai
francophone de Beyrouth. Le livre
8 Boualem Sansal
de Guy Savoy, Savourer la vie
9 Lina Murr Nehmé
(Flammarion), a reçu la mention
10Farid Chehab
spéciale du jury.
dans Les Équinoxes.
Un vieil homme abandonnant son engagement écologiste alors
que cet activisme avait
structuré sa vie. Son fils
qui reprend le flambeau
et assiste à l'immobilisme du père. Une lycéenne, fille de famille
décomposée,
découvrant ses premiers
émois artistiques. Son
père à la solitude paralysante. Un technicien de chantier en fin de carrière...
Le récit choral de Pedrosa joue à tisser des liens entre ces personnages. À
la manière d'un Cédric Klapish auquel
on aurait retiré la légèreté. Car Cyril
Pedrosa, pour décrire la condition de
ses personnages, ne veut pas tricher. Il
n'y ajoutera pas sans raison une pincée de frivolité. Il s'agit pour ses personnages non pas de finir heureux,
mais de trouver leur juste place et leurs
justes actions dans ce monde. Ce n'est
pas une mince affaire lorsqu'ils sont,
comme dans Les Équinoxes, autant le
fruit de leur appartenance sociale que
de leur condition personnelle. Le risque
était grand de perdre le fil à force de
fixer sa caméra sur l'un
ou l'autre. Il fallait du
ciment qui raccroche
ces histoires individuelles entre elles. Ce
rôle est tenu par le personnage d'une jeune
femme photographe :
elle croise leur route
le temps d'un instant
furtif. Les clichés volés qu'elle tire de chacun, les interprétations
qu'elle en extrapole, évoquent sans difficulté la position de Pedrosa lui-même
face à ses personnages. L'album alterne
les pages de texte, parfois denses, et les
planches de BD, impliquant un accord
tacite entre l'auteur et le lecteur : celui
de prendre le temps de s'attarder, de
faire des arrêts sur images, et d'accepter que le flux narratif soit interrompu
pour mieux creuser les personnages.
Ajoutons à cela une série d'interludes
qui rythment l'album, mettant en scène
un jeune enfant sauvage, solitaire qui,
au fil des séquences, apprend à se rapprocher des autres humains : le récit
choral prend alors sens, et se révèle être
une ode aux liens.
Ralph DOUMIT
Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine
Titre
BOUSSOLE
VILLA DES FEMMES Ô NUIT, Ô MES YEUX !
D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE LE CHARME DISCRET DE L’INTESTIN PARADIS INFERNAL TITUS N’AIMAIT PAS BÉRÉNICE 2084 LA FIN DU MONDE
FATWAS ET CARICATURES DU BONHEUR ET DES IDÉES
n °114, j eu di
3
déc em br e
2015
Agenda
a première Biennale des
photographes
du
monde
arabe contemporain se tient
jusqu’au 17 janvier 2016 dans huit
lieux d’exposition différents à Paris.
L’événement est porté conjointement
par la Maison européenne de la photographie et l’Institut du monde arabe.
Parmi les nombreux photographes
exposés, on retrouve le Libanais Joe
Kesrouani avec sa série Beirut Walls
(2011-2015) qui interroge les limites
d’une architecture démesurée et frénétique dans Beyrouth. En capturant la
cité de son enfance, il retrace depuis
1999 l’histoire urbaine d’une ville dévorée par ce phénomène immobilier.
Caroline Tabet sera aussi présente à
la galerie Binôme au sein d’un projet
intitulé « Discours de la lumière ».
www.biennalephotomondearabe.com
par Ben Laden. Le maximalisme et la bien mal pensée
« guerre globale contre le terrorisme » ont eu pour effet
d’approfondir les lignes
de faille et de démultiplier
les situations de chaos
sur lesquels le terrorisme
prospère.
C’est aussi une blessure narcissique profonde, celle de l’humiliation des années
Eltsine, qui fait naître aujourd’hui un
revanchisme russe dont nous voyons les
conséquences en Ukraine et en Syrie.
Dans un Moyen-Orient qui a souffert
des interventions occidentales irréfléchies, beaucoup voient le retour de la
Russie comme un nécessaire rééquilibrage, qu’ils accueillent favorablement.
Mais n’est-on pas en train de répliquer
un même schéma pernicieux qui depuis le XIXe siècle fait de cette région
un éternel champ d’affrontement des
puissances ?
L'O r i ent L i ttér ai r e
Éditions
Actes Sud
Seuil
P.O.L.
J.-C. Lattès
Actes Sud
L’Orient des Livres
P.O.L.
Gallimard
Salvator
Antoine
Le Salon du livre arabe de
Beyrouth
La 59e édition du Salon du livre
arabe de Beyrouth se tiendra
jusqu’au 10 décembre au Biel. Ce
Salon, qui rassemble 190 maisons
d’édition arabes, dont 120 libanaises,
accueillera conférences, tables
rondes, signatures et spectacles.
Parmi les auteurs présents : Alain
Gresh, dont L’Islam, la République
et le monde vient d’être traduit en
arabe aux éditions Saqi, Élias Khoury
(le 4/12 à 17h chez Dar al-Adab),
Rachid Daïf (le 4/12 à 18h chez
Saqi), Abbas Beydoun (le 5/12 à 18h
chez Saqi), Fawaz Trabousli (le 7/12
à 18h chez Saqi) et Saoud el-Maoula
(le 6/12 à 18h chez Saer el-Machreq).
Mémoires des pierres
L'exposition Memories of Stones du
peintre et lithographe MohamadSaid Baalbaki à la Galerie Agial
présente trois livres réalisés par
l’artiste, comportant ses lithographies
accompagnées de textes de Gregory
Buchakjian, Marwan Kassab Bachi
et Valérie Cachard. L’exposition se
prolongera jusqu’au 4 décembre.
Le prix Phénix à Lamia Ziadé
et Zeina Abirached
D.R.
Le prix Phénix de littérature 2015
a été attribué à Zeina Abirached
pour Le Piano oriental (Casterman)
et Lamia Ziadé pour Ô nuit, Ô
mes yeux ! (P.O.L.). Le prix sera
remis aux deux lauréates lors d’une
cérémonie organisée le 7 janvier
prochain au siège de la Banque Audi,
sponsor du prix.
Adieu à...
Christine
Arnothy
Née à
Budapest
en 1930,
auteure d’une
quarantaine
de romans,
dont Toutes
les chances
D.R.
plus une,
prix Interallié 1980, Christine
Arnothy vient de s’éteindre. Elle avait
également écrit pour le théâtre, le
cinéma et la télévision.
Henning Mankell
Écrivain suédois de renom, auteur
de la célèbre série Kurt Wallander,
Henning Mankell est décédé à l’âge
de 67 ans, emporté par un cancer.
Il partageait sa vie entre la Suède,
le Mozambique (où il soutenait une
troupe de théâtre) et Antibes. En
2010, il a participé à l'expédition
organisée par des groupes activistes
en faveur de Gaza.
Gamal al-Ghitany
D.R.
Écrivain égyptien, fondateur de
la revue littéraire Akhbar alAdab, auteur de plusieurs romans
remarqués, dont Zayni Barakat et
Le Livre des illuminations, Gamal
al-Ghitany s’est éteint à l’âge de
70 ans. Dessinateur de tapis à 17
ans, autodidacte, il devint reporter
de guerre à 23 ans, puis opposant
politique, incarcéré en 1966-1977
pour avoir critiqué le régime de
Nasser. Lauréat du prix du Nil
pour l’ensemble de son œuvre, il est
l’écrivain arabe le plus traduit en
français après Naguib Mafhouz.
André Glucksmann
Intellectuel engagé et figure du
mouvement des « nouveaux
philosophes », André Glucksmann
est décédé à 78 ans. Il avait fait
de la dénonciation des crimes du
communisme et du totalitarisme le
combat de sa vie.
L'O ri en t L i tté r a i r e
n °114, je udi
N
ormalien, agrégé et docteur en philosophie, auteur de très nombreux
ouvrages qui interrogent
l’islam et la place du sacré dans le monde actuel, intellectuel
surmédiatisé depuis les tragiques événements de janvier 2015 et plus récemment, du 13 novembre 2015 à Paris,
Abdennour Bidar est sur tous les fronts.
Il est chargé de mission sur la pédagogie
de la laïcité au ministère de l'Éducation
nationale et au Haut Conseil à l'intégration, membre de l'Observatoire de la
laïcité, et membre du comité de rédaction de la revue Esprit.
Il a produit et animé des
émissions sur France
Inter et il a repris, en
janvier 2015, l'émission
Cultures d'islam sur
France Culture, après
la disparition de son
créateur Abdelwahab
Meddeb.
3
dé ce mb re
Abdennour Bidar : plaidoyer pour
une démocratie spirituelle
janvier prochain. Mais en même temps,
face à la gravité de ce qui s’était produit
en janvier dernier et recommence aujourd’hui, il me semble que j’ai une responsabilité importante : il faut prendre
la parole et répondre présent.
« Du
côté des
croyants,
on met en
pratique
de façon
mécanique,
un prêtà-penser
religieux. »
Nous l’avons rencontré pour évoquer avec
lui les combats qui lui
tiennent à cœur, et qu’il
est heureux de pouvoir
aborder de façon approfondie, lui qui stigmatise la superficialité
des prises de paroles à
chaud et des débats télévisés qui visent
à faire spectacle plus qu’à favoriser la
réflexion. Il s’était d’ailleurs imposé un
« jeûne médiatique », suite aux événements de janvier dernier, jeûne qu’il est
à présent forcé de rompre suite à l’urgence créée par les tragiques tueries de
novembre. Rencontre de haut vol avec
un penseur audacieux, qui prend tous
les risques, qui souhaite redonner sens
à la fraternité et qui appelle de ses vœux
un existentialisme musulman.
À propos de votre forte exposition médiatique depuis le début de cette année,
vous vous êtes récemment exprimé sur
le mode du regret, déclarant qu’elle
vous obligeait à quitter votre posture de
philosophe pour endosser celle de l’intellectuel engagé. C’est donc difficile à
vivre pour vous ?
Je corrigerai ces propos en disant que je
ne crois pas avoir jamais quitté ma posture de philosophe et qu’à l’inverse, je
mets ma compétence de philosophe au
service de mon engagement. Le sujet de
fond qui alimente ma réflexion depuis
des années n’a pas changé et concerne
la place du sacré et le devenir de la religion dans notre monde actuel ; mais il se
trouve que ce sujet intéresse de plus en
plus de personnes. En raison de l’émotion qui a accompagné les tragiques
événements de janvier et de novembre
2015, on observe un effet « viral » : ma
Lettre ouverte au monde musulman
rédigée quelques mois auparavant, a
été partagée des milliers de fois, s’est
répandue partout comme une traînée
de poudre. Et je suis sur-sollicité par les
médias, avec le risque du ressassement,
de l’usure, de la perte de sens, de la superficialité qui va avec le commentaire à
chaud de l’actualité immédiate. J’avais
donc décidé d’arrêter de répondre, de
faire une cure de silence, une sorte de
« jeûne médiatique » qui durerait jusqu’à
III
Entretien
2015
Qu’est-ce que vous a donc apporté sa
pensée dans votre réflexion sur la sclérose de l’islam ?
Elle m’a apporté des avancées sur trois
points essentiels. Tout d’abord, Iqbal est
le premier à avoir l’audace de dire que
le Coran n’est pas un texte légal. L’islam
qui devient une religion de la loi, c’est
une trahison de l’esprit du texte ; l’islam
n’est donc pas à la hauteur de son texte
fondateur. Deuxièmement, Iqbal questionne l’identité de Dieu dans un sens
résolument moderne, et fait de Dieu
la figure archétype de ce qu’il appelle
notre individualité ultime. Il casse ainsi
la représentation qui est celle de la tradition islamique selon laquelle l’homme
est soumis à Dieu. La relation entre
l’homme et Dieu cesse donc d’être celle
d’une simple soumission et entre dans un
mouvement dialectique. Troisième point
important, Iqbal pose une question qui
peut paraître étrange : la religion est-elle
Ce rapt que vous évoquez a sans
doute beaucoup à voir avec des enjeux politiques.
Oui, bien sûr et comme n’importe
quelle religion, l’islam a été instrumentalisé par un
double appétit de
pouvoir complice,
celui des chefs politiques et celui des
religieux
constitués en castes, les
imams, les ulémas,
les mollahs. Ainsi
la religion est devenue une fabrique
de
domestication de l’humain,
un empire de la
soumission.
« La religion
est devenue
une fabrique de
domestication
de l’humain,
un empire de la
soumission. »
Le penseur Mohammed
Iqbal a joué un rôle important dans votre cheminement intellectuel. Qui estil, comment l’avez-vous
« rencontré » et pourquoi
a t-il pris cette place dans
vos travaux ?
Iqbal est un amour de jeunesse. Ma mère qui s’était
convertie à l’islam de tradition soufie, lisait Iqbal
dans les traductions d’Eva
de Vitray Meyerovitch.
Ses écrits nourrissaient sa
quête de sens et son questionnement spirituel. J’ai
donc toujours entendu parler d’Iqbal. Puis au début de ma carrière
intellectuelle, j’ai eu besoin de lui pour
penser la réforme de l’islam, la confrontation de la culture musulmane aux propositions de la modernité occidentale.
Iqbal a lu Nietzsche et a compris l’événement considérable que représentait la
« mort de dieu », événement historique,
existentiel, ontologique, qui oblige à
repenser la condition humaine à partir
de ses fondements, à repenser l’assujettissement de l’homme à des dieux quels
qu’ils soient. Iqbal voit de quelle manière Nietzche bouleverse tout un cheminement intellectuel et philosophique
qui a été celui de l’Occident depuis les
Lumières. J’ai fait ma thèse de doctorat
sur Iqbal et j’ai publié en 2010 un ouvrage intitulé L’Islam face à la mort de
Dieu qui reprend et explicite les points
essentiels de sa pensée. Iqbal est un philosophe d’importance majeure, très peu
connu par les intellectuels français.
Oui, il y a eu trahison des idéaux à différents moments de l’histoire, et trahison
actuellement parce que l’Occident est la
locomotive d’un monde de plus en plus
inégalitaire. Mais je m’intéresse moins à
cette dimension-là qu’à la dévitalisation
intellectuelle de l’Occident qui aboutit à
l’état de panne sèche
dans lequel on se
trouve aujourd’hui.
L’Occident a voulu
proposer au monde
entier un projet de
civilisation, être le
cap de la civilisation
humaine, mais il n’a
plus rien en magasin.
C’est pour cela, me
semble-t-il, que mon
travail est important :
il s’agit de redonner une dimension spirituelle aux notions, centrales dans la
pensée occidentale, de liberté, d’égalité,
de fraternité ; et de construire un humanisme spirituel partageable, que j’essaie
pour ma part d’extraire de la substance historique de l’islam. Parce que
ce chantier-là, l’Occident ne va pas le
mener seul, il faut que nous le menions
tous ensemble. Ma question est : qu’y a
t-il d’humaniste dans l’islam qui peut
apporter une contribution dans la discussion mondiale qui vise à penser une
nouvelle vision de l’homme ?
D.R.
possible ? Question hyper actuelle, terriblement moderne, et que l’on pourrait
formuler autrement : est-ce que la religion peut encore servir de support à la
vie spirituelle de l’humanité ? Donc il y a
là une disjonction entre le religieux et le
spirituel ; il est le premier, dans l’islam, à
opérer cette disjonction.
À partir de tous ces éléments, vous élaborez le concept de « fidélité infidèle »
sur lequel il serait utile de revenir.
Mon travail philosophique est toujours
à la fois critique et créateur, c’est-à-dire
qu’il consiste toujours à déconstruire
pour reconstruire. Et ce travail critique,
je l’engage autant vis-à-vis de l’islam que
vis-à-vis de la modernité occidentale. Or
je constate l’évacuation complète des
questions religieuses et parfois même,
des héritages religieux, chez les penseurs
de la modernité occidentale. Ce que je
trouve intéressant chez Iqbal et que je
reprends à mon compte, c’est qu’il y a
en effet beaucoup de choses dépassées
dans les héritages religieux, qu’il faut
évacuer. Mais en même temps, on ne
peut pas travailler ex-nihilo ; il importe
donc de récupérer dans le religieux tout
un matériau symbolique et d’assumer
ainsi une certaine fidélité à cet héritage.
Dépasser et récupérer, cette dialectique
est importante et c’est cela, la fidélité
infidèle. Il est vrai qu’il y a un énorme
travail à faire face au dogmatisme musulman, mais je sais que la modernité
occidentale est aussi très en souffrance,
culturellement et spirituellement. On est
dans des zones de très grand désarroi
idéologique : il n’y a plus aucun projet
collectif, plus de force de proposition
politique, plus de grands intellectuels ou
presque, aujourd’hui en France.
Ossification et dogmatisme du côté de
l’islam, désarroi idéologique occidental, il importe de penser les deux réalités simultanément. Or il me semble que
vous n’êtes entendu que lorsque vous
questionnez l’islam.
Oui, c’est exact et cela me met très en
colère. L’intellectualité occidentale et
française est avide d’entendre une critique de l’islam, mais elle se montre
autiste quand un penseur de culture
musulmane tel que moi lui demande
des comptes sur elle-même ou lui propose des pistes de réflexion. À titre
d’exemple, je publie en 2012 Comment
sortir de la religion, ouvrage dans lequel je questionne, notamment à partir de l’islam, le sens que l’Occident
donne à la modernité et qui aboutit au
vide idéologique actuel. Et bien il n’y
a pas un seul intellectuel français qui
entre en discussion avec moi à ce propos. De même, dans ma Lettre ouverte
au monde musulman, la critique est à
double détente, elle s’adresse aussi au
monde occidental, mais on n’en retient
que le volet qui concerne l’islam. Ma
pensée se centre sur la notion de sacré
qui est le rendez-vous commun aux
deux crises. D’un côté on a un sacré
fossilisé qui enferme, de l’autre un sacré dilué qui s’absente. On devrait en
profiter pour prendre conscience que
la crise de l’un doit être regardée dans
le miroir de l’autre. Le sacré doit être
repensé afin de servir de support à la
vie spirituelle et de permettre une sortie de l’impasse actuelle dont les deux
termes sont l’hyper religieux rigide et
le matérialisme d’un monde occidental
complètement horizontal.
Peut-on dire que l’Occident trahit ses
idéaux, que son comportement n’est
pas à la hauteur des valeurs dont il s’est
fait le héraut ?
Abdel Wahab Meddeb avait déjà posé
les jalons de la réflexion que vous prolongez quant à la « maladie de l’islam ».
Vous écrivez que cette maladie trouve
ses racines très tôt dans l’histoire
puisque les docteurs de la loi islamique
ont décrété dès le IVe siècle de l’hégire,
que l’interprétation du texte coranique
était leur propriété privée.
Oui, en effet, mais l’essentiel de mon
travail n’est consacré ni à la critique de
la tradition historique ni à l’exhumation
des richesses passées de l’islam, et c’est
en quoi je me différencie de Meddeb.
Je ne me réfère au passé que pour essayer d’ouvrir des pistes au présent. Par
exemple, je reprends un verset du Coran
où il est dit que « Dieu fait d’Adam son
calife sur terre ». Hier, cela signifiait que
l’homme était le lieutenant de Dieu sur
terre – donc soumis à Dieu ; je suggère
que cela pourrait signifier que l’homme
est l’héritier, le successeur de Dieu. Il y
a donc un scandale théologique contenu dans cette phrase. Notre civilisation
connaît une crise de la toute puissance
et ce concept de l’homme comme héritier de Dieu pourrait constituer le socle
d’une nouvelle spiritualité. Le Prophète
Mohammed est un génie spirituel mais
il a été, à mon sens, trop en avance sur
son temps ; son inspiration prophétique
a été dévoyée pour être remplacée par
des dogmes, des préceptes, des normes.
D’une religion de l’autonomie de l’être
humain, on a fait une religion de la
servitude.
Cette notion de soumission est centrale dans votre réflexion puisque
vous appelez de vos vœux un islam
sans soumission. Mais c’est une quasi révolution copernicienne, non ?
Oui sans doute. Je me vois comme
l’artisan d’une démocratie spirituelle,
je travaille pour que l’idéal démocratique passe aussi par le spirituel.
L’Occident a fabriqué des démocraties politiques. En renversant le pouvoir des religieux on peut fabriquer
des démocraties spirituelles.
Pour cela, il faut combattre la « sainte
ignorance »…
L’un des grands maux de notre
époque est l’absence de toute culture
spirituelle authentique. Du côté des
athées, on ignore tout du spirituel.
Du côté des croyants, on met en pratique de façon mécanique, un prêt-àpenser religieux. Le religieux devient
ainsi le grand ennemi du spirituel.
Finalement, c’est à une réappropriation individuelle de la religion que
vous appelez, et que vous aviez théorisée dans votre livre Self islam.
Oui, et ça ne veut pas dire self-service, mais appel à l’autonomie spirituelle, parce que je souhaite que
l’islam devienne une religion de notre
temps. De quoi ai-je besoin pour
m’accomplir spirituellement ? C’est à
chacun de répondre à cette question :
est-ce par la prière ? La méditation ?
L’engagement social ? Le dialogue inter-religieux ? Chacun doit devenir le
citoyen de sa vie spirituelle, choisir sa
vie spirituelle en dialogue avec tous
les autres.
Propos recueillis par
Georgia MAKHLOUF
LETTRE OUVERTE AU MONDE MUSULMAN de
Abdennour Bidar, Les Liens qui libèrent éditions,
2015, 64 p.
La Bibliothèque
Anna Karénine de Léon Tolstoï
J
e l’attends depuis toujours
cette seconde vie qui renverse la terre autour
de moi. Le monde
l’évite pour son salut et
son ennui. Ou il lévite en
Anna vers des sphères
insoupçonnées,
puis
tombe, la tête en avant,
comme une fleur dans du
vin.
Anna. L’héroïne sur toutes
les lèvres, même celles qui
n’ont jamais lu.
La femme qui ne connaît ni la peur ni
la honte. La folle qui fait de son corps
écrasé sous un train la matière romanesque après laquelle la littérature n’a
plus rien à dire.
Morte dans un trou. Piétinée par la
ferraille. Elle mérite son châtiment
pour avoir désobéi au Sermon sur
la Montagne. Tu ne commettras pas
l’adultère, ou tu en auras, au moins,
quelque remords. Pas elle. Quand son
mari Alexis, alerté par les rumeurs,
tente de la raisonner, de lui rappeler ses devoirs, le sacrement du mariage, elle l’écoute à peine, distraite
par l’autre, émue de cette « joie criminelle » qui l’emporte loin du lit
conjugal. Vers celui qu’elle reconnaît
dès la première rencontre dans la
gare, quand il s’arrête à la portière pour la laisser passer. Le
seuil contient la transformation d’Anna qui, dans
l’immédiateté du coup de
foudre, semble déborder
d’énergie malgré elle.
Elle s’anime aussitôt que
Vronski la remarque,
le feu brille à son insu
jusque dans son sourire.
Anna représente la force
motrice du récit, elle choisit le comte Vronski beaucoup
plus qu’il ne la choisit, elle agit,
elle ose. Elle danse avec lui le quadrille qui devient la métaphore de son
envoûtement, de son abandon. Elle ne
se rend pas compte encore que le bal
est un rêve de couleurs et d’illusions
qui s’estompent vite quand la griserie s’en va. Le jour arrive où Anna
quitte mari et fils pour s’installer avec
son officier, qui commence à se lasser.
Elle, au contraire, décide de se montrer publiquement au théâtre. Au lieu
de la ferveur du bal, Vronski éprouve
un sentiment de gêne devant sa maîtresse clouée au pilori par la belle
société.
Pourtant Anna est un modèle d’authenticité. Elle ne craint pas la risée sociale,
elle apparaît devant tous, dans l’éclat
Keira Knightley dans le rôle d'Anna Karénine dans le film de Joe Wright (2012) D.R.
provocant de ses yeux. Elle ne se cache
pas de ce que tant et tant d’épouses,
abîmées dans l’ennui domestique, auraient souhaité vivre. « Ah, tout m’est
égal ! » Pourquoi faut-il s’étioler à côté
d’un homme dont le « sifflement nasal,
régulier » empêche d’aimer ? Au nom
de quel principe doit-on supporter ses
ronflements si notre cœur se réveille
en d’autres rêves, en d’autres soifs ?
Alexis, lui, se retranche derrière son
honneur, il lui faut veiller aux conventions, préserver les apparences « devant Dieu ». En comparaison, Anna
est une pionnière féministe, en quête
de sincérité, elle ôte les masques là
où Alexis en rajoute, dirigé par une
conduite chrétienne mensongère.
Or, après la fougue des débuts, Anna
constate que son superbe officier n’est
pas très différent de son mari. Les deux
portent d’ailleurs le même prénom,
Alexis, en écho au tsar Alexandre II,
au système patriarcal de l’époque.
Vronski, avec « le flair de l’homme du
monde », est attiré par tout ce qui en
Anna peut rehausser sa vanité ou sa virilité. Et quel mâle ! Sa poitrine velue
se retourne en calvitie. Aux courses,
il provoque par un faux mouvement
la chute de sa jument. Il se convainc
qu’il vaut mieux ne pas se lier et préfère s’endormir. Ou il cherche des excuses avec Anna, et il suffit qu’il réfléchisse, pour qu’elle se désole de sa
tiédeur. Éprise d’absolu, du passionnément, elle se heurte à un dilettante qui
se complaît dans l’espace du relatif. Au
mieux, il s’essaie au suicide, il « se tue
pour échapper à la honte », mais il y
pense tellement qu’il se rate en tirant !
Non, Anna, elle, se tue pour aller
jusqu’au bout de son destin. Pour rejoindre le seul amant invisible qui
puisse arrêter l’impétuosité de son
désir. Le dénouement ressemble à un
spectacle tragique auquel assistent le
chef de gare, les voyageurs et le lecteur. Elle s’élance sous la roue du wagon dans un dernier cri : « Où suis-je ?
Qu’ai-je fait ? Pourquoi ? » Elle reprend les questions que l’on se pose,
et avec elle, on lit son « livre empli de
misères, de tromperies, de souffrances
et de mal », pour en ressortir plus léger,
blanchi, purgé. L’horreur de la mort
d’Anna, sous la masse énorme du train
qui lui frappe la tête, nous fait peur et
pitié à la fois, la catharsis opère, et « les
ténèbres » se déchirent dans « un éclat
plus vif que jamais ». Cela s’appelle
l’apocalypse.
Ou la révélation. Car il en est une
autre qui illumine, en contrepoint, le
personnage de Lévine. Le campagnard
mélancolique semble un avatar d’Anna, son histoire se déroule en parallèle :
lui aussi souffre des demi-mesures, de
jalousie, d’incomplétude. Il n’a pas
sa place parmi les siens tant la voûte
céleste le tourmente. Lui aussi est saisi par le vertige du néant qui le mène
au bord du suicide. La grâce le sauve
soudainement. Comme toujours. Le
« pourquoi » d’Anna sur le sens de la
vie, Lévine le porte dans l’état de doute,
son principal péché, et il trouve enfin
sa réponse, non pas dans le savoir, la
raison, mais dans la parole d’un paysan : on est juste quand on « vit pour
son âme ». Lévine la reçoit telle une
étincelle électrique, il cesse de penser et
écoute en lui le miracle essentiel : « la
foi en Dieu, au bien, (est) l’unique fin
de l’homme. »
La route d’Anna conduit à une impasse, celle de Lévine au bonheur. Il y
a la folle d’amour et le fol en Christ.
On ne doit pas hésiter. Dieu choisit sa
bonne graine. La littérature lui préfère
Anna. Mais qui a dit que l’une ne rejoint pas l’autre ? Les voies du Seigneur
sont impénétrables, et le roman est un
autre Évangile, qui a pour mission de
nous obliger à aimer la vie, en dépit du
train, par le cœur, par la foi.
Gérard BEJJANI
IV
Poésie
C
e n’est pas la première fois
que Fâtemeh Ekhtesâri
(poète, enseignante universitaire et sage-femme)
et
Mehdi
Moussavi
(poète, enseignant universitaire et médecin) ont affaire au courroux des gardiens de la révolution. Arrêtés une première fois en 2013 par les agents des
services de renseignements des pasdaran, puis à plus d’une reprise en
2014, ils seront détenus pendant plus
d’un mois à la section 2A de la prison
d’Evine de Téhéran qui dépend des gardiens de la révolution. Accusés entres
autres de « participation aux propagandes négatives contre la République
islamique », Ekhtesâri écope d’une
peine de onze ans et demi de prison
et Moussavi d’une peine de neuf ans.
Tous deux sont également condamnés
à quatre-vingt-dix-neuf coups de fouet.
Fâtemeh Ekhtesâri et Mehdi Moussavi,
dont tous les ouvrages ont été pourtant publiés avec les permis préalables
délivrés par les autorités compétentes,
sont accusés d’« insulter le sacré » de
la société iranienne dans leurs poèmes.
Actifs et très populaires sur les réseaux sociaux (notamment Facebook,
Instagram, blogs de poésie, cyber-ateliers), leurs textes et leurs prises de position ont une résonance en Iran mais
aussi auprès de la diaspora iranienne
à l’étranger. Maints faits, certains avérés d’autres absurdes et surréalistes leur
sont reprochés : ils ont écrit des poèmes
Deux poètes iraniens
lourdement condamnés
Fâtemeh Ekhtesâri et Mehdi Moussavi, deux figures majeures et
fondatrices du ghazal postmoderne, mouvement poétique underground
de la littérature iranienne actuelle, ont récemment écopé d’une peine
lourde et arbitraire. Quand la voix des poètes fait trembler les gardiens
de la révolution.
évoquant les soulèvements postélectoraux de 2009 en Iran, ils ont serré la
main d’une personne du sexe opposé
(ni conjoint ni proche) lors d’un festival de poésie en Suède (ce qui a été assimilé à une « relation sexuelle illégitime
ou adultère »), ils ont conversé avec des
espions suédois et fait une propagande
négative au sujet de l’Iran, ils sont en
contact avec Shâhin Najafi, un chanteur dissident dont les textes se réclament du slam et du hip-hop, et qui s’est
établi en Allemagne pour fuir une sentence prononcée à son égard par le régime. Devenue la parolière et la muse
de chanteurs dans la même mouvance,
ayant intitulé son dernier recueil Un
propos féministe avant de faire cuire
les pommes de terre (2009), Fâtemeh
Ekhtesâri a été interdite d’édition et a
vu le retrait de tous les exemplaires de
son livre par les pasdaran. Sa charge de
D.R.
cours sur la métrique persane lui avait
déjà été retirée sous le mandat d’Ahmadinejad. Elle continuera à écrire en prison en 2014 et se teindra les cheveux en
vert – une vidéo d’elle avec les cheveux
verts et récitant sa poésie est visible sur
Hommage
René Girard,
du 11 septembre au 13 novembre
L’œuvre de René
Girard,
anthropologue et philosophe
français, membre de
l’Académie française,
mort quelques jours
avant la vague terroriste qui a visé Paris,
le 13 novembre, est
aujourd’hui d’une très
grande utilité pour
comprendre les raisons de cette violence
D.R.
qui s’étend de jour en jour et qui
n’épargne plus l’Europe.
À l’origine de toute violence, explique Girard, se trouve le désir qui,
de par sa nature mimétique – chacun
désirant ce que désire autrui –, mène
à la rivalité qui est au fondement de
la violence humaine, une violence qui
« uniformise » les individus, chacun
devenant le double ou le « jumeau »
de son antagoniste. À son paroxysme,
cette violence issue de la rivalité
mimétique, se fixe toujours sur une
« victime arbitraire » dont l’élimination permet de faire tomber la violence et de ressouder la communauté.
L'O r i ent L i ttér ai r e
Elle devient à ce titre
« sacrée », c’est-à-dire
porteuse de ce pouvoir de déchaîner la
crise comme de ramener la paix. C’est en
se basant sur cette
lecture de la violence
comme produit d’une
rivalité mimétique que
Girard a considéré, au
lendemain des attentats du 11 septembre
aux États-Unis, que le terrorisme
est suscité par un désir exacerbé de
convergence et de ressemblance avec
l’Occident. « L’islam, dit-il, fournit le
ciment qu’on trouvait autrefois dans
le marxisme ; son rapport mystique
avec la mort nous le rend plus mystérieux encore ». Comment échapper
à cette violence mimétique dont personne ne se considère responsable et
dont tous s’estiment être les victimes ?
La réponse de Girard est claire : seul
un renoncement inconditionnel à la
violence permettrait de briser le cycle
infernal des représailles.
Samir FRANGIÉ
YouTube – en signe de solidarité avec
les printemps arabes.
Bref, à la suite d’autres écrivains et
artistes, censurés et sanctionnés (citons le cinéaste kurde Kayvan Karimi
condamné, début octobre dernier, à 6
ans de prison et 223 coups de fouet),
c’est au tour de Moussavi et d’Ekhtesâri de faire les frais d’une répression
tout aussi acharnée sous le régime actuel que sous le précédent. La condamnation des deux poètes serait basée sur
de faux aveux forcés, pratique courante en Iran lors d’affaires juridiques
pour motifs politiques, rappelle le site
International campaign for human
rights in Iran. Une source proche des
poètes aurait déclaré que lors de leurs
longs interrogatoires, menés pendant
plus d’un mois de confinement solitaire
et dans une pression psychologique intense, Ekhtesâri et Moussavi ont été
V
Mimi étant, par nature, peu encline
aux achats triviaux, vous vous inquiétez. Et si on vous préparait en douce
une petite guerre ? Et s’il fallait,
comme elle, s’approvisionner pour la
pénurie ? Mimi, introduite dans les
hautes sphères, est généralement informée avant tout le monde. Vous la
sommez de vous dire la vérité, à vous,
son amie de cœur. Elle craque et vous
avoue qu’elle se prépare pour… un
voyage en Ouzbékistan.
acculés à faire des aveux qui correspondaient aux allégations des policiers,
aveux sur lesquels ils sont ensuite revenus durant leur procès. Ces mêmes
aveux ont ensuite été diffusés par la télévision d’État, dans le but de diffamer
les accusés.
Leurs sentences respectives n’ayant
pas encore été exécutées, Ekhtesâri et
Moussavi vont faire appel auprès de
la cour. En Iran, l’Association des écrivains iraniens a jugé ces deux peines
« on ne peut plus dures et injustes ».
Plusieurs médias internationaux ont relayé ces informations et dénoncé le sort
réservé aux deux poètes, mais rien de
concret n’a encore pu être réalisé. Est-il
déjà trop tard pour que la communauté internationale se mobilise et milite
pour l’annulation ou la révision de ces
verdicts ? Il reste que rares sont les pays
où le poète porte ainsi l’étendard de la
liberté et en paie le prix à corps et à
sang. Aujourd’hui, en Iran, les poèmes
semblent avoir pris plus que jamais le
pouvoir et représentent une menace à
l’ordre établi.
Ritta BADDOURA
Paraît que la malheureuse entasse
dans sa valise, thé en sachets, toasts,
portions de fromage emballé, petits
biscuits et même bouteilles d’eau, la
cuisine ouzbek à l’huile de coton (si,
si), étant, d’après le Guide du Routard,
devenu le livre de chevet de Mimi,
« peu adaptée à des estomacs européens », délicat euphémisme pour dire qu’elle est
carrément immangeable.
Et si l’abominable yeti venait bouffer
tout cru votre meilleure amie, ou, pire
encore, si le fantôme de Gengis Khan
venait la terroriser ? Et si elle se perdait
au Kazakhstan ou au Kirghizstan (paraît que ce n’est pas du tout la même
chose) ? C’est qu’elle ne parle pas ouzbek pour négocier et qu’elle ne risque
pas de l’apprendre de sitôt, ne connaissant aucun national de ce charmant
pays.
D.R.
déc em br e
2015
de Fâtemeh Ekhtesâri
d’hébergement dans des yourtes au sol
dur.
Aussi fiévreusement, votre pauvre amie
entasse dans ses bagages compressés, aspirine, mercurochrome et pansements pour les blessures qu’elle ne
manquera pas – on le lui a prédit – de
se faire durant la traversée, en « randonnées chamelières », de contrées désertiques
particulièrement hospitalières. Sans
compter des anoraks, de grosses chaussettes de ski et des couvertures en poil
de chameau pour les nuits glaciales
3
Poème d’ici
Le clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul
Dépaysement, je vous dis…
ous trouvez Mimi, votre
chère copine, bien affairée
ces jours-ci. Elle répond à
peine à vos coups de fil et
sa dévouée Soma, bizarrement, vous
répond en permanence « Madam go
supermarket ».
n °114, j eu di
Quand on pense que Mimi vit dans un
superbe appartement, qu’elle n’a jamais
cuisiné de sa vie, que Soma lui sert
chaque matin son café au lit et qu’elle
ne voyage, même à Londres, qu’en première classe, on se demande dans quoi
elle a été se fourrer.
Quand elle vous propose de l’accompagner dans l’ascension des sept sommets du Kilimandjaro, vous refusez
tout net. Et réservez aussitôt pour
Paris. Dans un hôtel du seizième.
Vous le savez, vous êtes une affreuse
bourgeoise.
D.R.
D’abord demande
D’abord demande !
Qui est-ce ?
Il n’y a personne.
Où et quand ?
Son temps et son lieu restent indéterminés
Maintenant finies les questions,
observe bien.
Observer quoi ?
Que la vie est vide de sens
Toujours plus flous les contours de
ton existence.
C’est absurde ce dialogue imaginaire
J’ai de tout temps ex…exit…existé…
Le point le plus certain en toi s’enfuit
de toi.
Je sens que…
Patience, pas si vite
Tes sens sont à vif.
Que faire dans ce non-être en soi ?
Pour toi ne reste d’autre issue que le
verbe
Et le choix de déclamer tel ou tel mot.
Courir ici et là à demander pourquoâââââ ?
Dieu
Son seul acte fut de disposer des
lettres de sorte à créer
Quelque chose de nouveau, à nommer
À définir les contours de l’être
À partir de rien ni de personne
Il chanta alors un poème harmonieux
Qui mit de l’harmonie dans ses sens
à vif
D’un vers il créa la maison d’Adam et
de Douleur
Et cria poèmes sur poèmes avec plus
d’ardeur.
*
Un autre
Les yeux vides d’espoir
La crainte plein le regard
Au vieux devin qui parle prémonitoire
Elle mande : « La mort dans combien
d’années ? »
Sous le voile nuit noire
Humeur indécise proie du cafard
Pied tremblant terre prête à choir
Elle vacille, vertige, mausolée, azalées…
Le chapelet en main grains épars
Se carre aux carreaux que des barreaux lui barrent
« On n’est que ce qu’on naît, tuée (ce
formulaire
Récite-le en murmure, c’est un secret !)
(…) »
Poèmes extraits de ZABOURÉ ZANE : FEMMES
POSTMODERNES D’IRAN EN 150 POÈMES (19632013) d’Iraj Valipour, Atelier de l’agneau, 2014,240 p.
Relecture
Publicité
Bernanos, le dépossédé
c’est mesurer à quel point l’époque
a changé et combien nous avons besoin d’en revenir, romans et essais
de combat, à des écrivains comme Bernanos,
dont cette nouvelle édition nous propose des
textes plus conformes
aux intentions de l’auteur, avec des notices remarquables sur chaque
œuvre et la chronologie
détaillée d’une vie dont
les détails se perdent
dans la première moitié
du XXe siècle.
GEORGES BERNANOS : ŒUVRES ROMANESQUES COMPLÈTES, 2 volumes, Pléiade/
Gallimard, 2015
Faut-il
avoir la foi
pour lire
ces romans
souvent
obscurs et
traversés
d’éclairs
aveuglants
sur l’âme
humaine ?
B
ernanos est-il encore lisible, aujourd’hui, en ces
temps de déchristianisation
européenne et de grande
fadeur romanesque ? Davantage : ne
semble-t-il pas que, contre le romancier, on joue à présent plutôt le journaliste pamphlétaire et souvent prophétique des Grands cimetières sous
la lune et de La France contre les robots ? Et même, pour ce qui est de
l’œuvre romanesque, ne préfère-t-on
pas, par paresse, l’adaptation cinématographique du Journal d’un curé de
campagne, de Mouchette et de Sous
le soleil de Satan, par Bresson et par
Pialat, des chefs-d’œuvre, certes, mais
qui ne remplacent pas la lecture des
textes, de la même façon que l’opéra
que Poulenc a tiré de Dialogues des
Carmélites ne saurait dispenser d’en
lire le texte ?
D.R.
Il est vrai que Bernanos (1888-1948)
n’a écrit que huit romans entre 1926
et sa mort, et que, contrairement à
ses contemporains Mauriac, Martin
du Gard, Montherlant, Malraux, il
semble tourner le dos à des visions
politiques ou plus simplement humanistes du monde, mettant en jeu des
choses dont ses contemporains, déjà,
n’avaient plus qu’une maigre idée
ou ne voulaient pas considérer à ce
point : des prêtres, l’innocence violée ou assassinée, la grâce, le salut, le
romans de Bernanos sont ceux de la
fin : Journal d’un curé de campagne,
Nouvelle histoire de Mouchette et
Monsieur Ouine, romans dans lesquels l’enfant, le faible, l’innocent
sont exposés et sacrifiés à Satan ou
à ses relais (des adultes
indifférents, des prédateurs sexuels) et pour
lesquels notre pitié est
infinie.
surnaturel, le mal, le Démon… Celuici est d’ailleurs au cœur de son premier roman : Sous le soleil de Satan,
paru en 1926, et qui l’a rendu célèbre,
comme du dernier, Monsieur Ouine,
paru au Brésil en 1944, et dont l’audace formelle a dérouté bien des lecteurs. La joie (1927) devait recevoir le
prix Femina, et le Journal d’un curé
de campagne (1936) le grand prix du
roman de l’Académie française. On
imagine mal, de nos jours, les jurys de
ces prix couronnant de tels romans :
De quoi parlent ses romans ? À cette question,
Bernanos lui-même avait
partiellement répondu
en présentant son Curé
de campagne, en 1936,
année où débutait cette
guerre civile espagnole
qui serait si importante pour lui, qui résidait alors aux
Baléares : « J’aime ce livre comme s’il
n’était pas de moi. Je n’ai pas aimé les
autres. Le Soleil de Satan est un feu
d’artifice tiré un soir d’orage, dans la
rafale et l’averse. La Joie n’est qu’un
murmure, et le Magnificat attendu n’y
éclate nullement. L’Imposture est un
visage de pierre, mais qui pleure de
vraies larmes. » Orgueilleuse modestie mise à part, et si on excepte Un
crime (1935), roman policier plutôt
invraisemblable, et Un mauvais rêve
(roman posthume issu d’une partie refusée d’Un crime), les trois meilleurs
Faut-il avoir la foi pour
lire ces romans souvent obscurs et traversés
d’éclairs aveuglants sur
l’âme humaine, écrits
dans une langue somptueuse et comminatoire,
qui ne laisse d’autre repos au lecteur que l’extase littéraire, un peu
comme dans certaines
scènes de Dostoïevski ?
Non, bien sûr ; mais,
dit Gilles Philippe dans
sa lumineuse préface :
« Dans une société postcatholique qui a délesté
sa mémoire, une part se dérobe, que
le romancier tenait pour essentielle.
Mais peu importe après tout, dès lors
que l’œuvre gagne à notre aveuglement une imprévisibilité et une étrangeté presque dostoïevskiennes, qui
ajoutent à son mystère. Il est parfois bon d’arriver les mains vides… »
Mieux : la littérature est le lieu d’une
nudité, d’une dépossession absolue ; et
rares sont les écrivains du XXe siècle
qui nous bouleversent en nous y amenant. Bernanos est de ceux-là.
Richard MILLET
L'O ri en t L i tté r a i r e
n °114, je udi
LES CAHIERS DE L’ORIENT, LIBAN : 40 ANS
D’ÉCHECS ET D’ESPOIRS, dossier coordonné par
Lina Zakhour, n°120, CERPO, Automne 2015
R
evue trimestrielle éditée par le CERPO
(Centre d’études et
de recherches sur le
Proche-Orient),
Les
Cahiers de l’Orient rassemblent des
articles recouvrant les pays du ProcheOrient. Toutefois, le dernier numéro se
distingue en ce qu’il est exclusivement
consacré au Liban. Il se distingue également en ce qu’il fut coordonné par
Lina Zakhour, auteur, avocate au barreau de Beyrouth, analyste et consultante en sciences de l’information et de
la communication, chargée de cours à
l’université et spécialiste pluridisciplinaire du discours.
Mais comme Antoine Sfeir ne saurait
être bien loin dès lors qu’il s’agit des
Cahiers de l’Orient, c’est bien évidemment lui qui signe l’éditorial ; un éditorial extrêmement virulent sur l’absence
d’un État de droit au Liban. Thème
repris par Ziyad Baroud qui qualifie, dans son article, l’État de droit de
« principal vaincu ». Mais Marwan
Maalouf qui consacre un article au
réveil de la société civile constate que
« l’état des lieux après les 22 et 29
août n’est plus celui de l’indifférence
et de la nonchalance libanaise ».
Quant à Mahmoud Berri, il pose la
question suivante : « Le Liban estil une nation ? » Selon lui, l’instabilité, les conflits et les transferts de
3
dé ce mb re
V
Revue
2015
40 ans d’échecs et d’espoirs
L
ittérature, art et monde
contemporain : Récits, histoire, mémoire constitue
les actes du colloque tenu à
l’USJ les 16 et 17 mai 2014. Organisé
sous la direction de Nayla Tamraz,
chef du Département de Lettres françaises à l’USJ, ce colloque avait pour
objectif « d’engager le monde universitaire dans une réflexion sur la
mémoire et l’histoire des guerres libanaises dont l’abord encore aujourd’hui reste problématique ». Face
à ce qui peut être considéré comme
une « amnésie collective », artistes,
Le livre de chevet de
Nicolas
Chevereau
Mathias Énard
Le dernier numéro des Cahiers de l’Orient, auquel ont contribué des plumes engagées d’horizons
très différents, dresse le portrait d’un pays situé quelque part… aux frontières de l’utopie.
populations pourraient « signifier une
nouvelle “question d’Orient” », un
siècle après la chute de l’Empire ottoman. Il s’accorde avec Antoine Khair
pour affirmer qu’une réforme de la
Constitution ne résoudra en rien la
« crise chronique du régime libanais ».
Le Père Salim Daccache souligne que
l’éducation prodiguée par l’Université
Saint-Joseph privilégie « le discernement et l’esprit critique, la tête bien
faite au lieu de la tête bien pleine » ; et
cela dans le but de « former des penseurs et non des imitateurs ». L’USJ
continue de faire preuve de « résistance intellectuelle, culturelle, scientifique, sociale et spirituelle ». Mais
sa priorité demeure incontestablement le fait de favoriser « le vivreensemble libanais entre chrétiens et
musulmans », et ce par des moyens
extrêmement concrets, en proposant
de véritables formations de relations
islamo-chrétiennes.
De son côté, Lina Zakhour consacre
son introduction au « Liban message » ; à ce « pays laboratoire » où
se pratiquent des expériences plus ou
moins heureuses.
Il y a deux écoles. Deux écoles complémentaires et, sans doute, aussi nécessaires l’une que l’autre : celle des
irréductibles optimistes et celle des
pessimistes qui se disent réalistes.
Nadim Gemayel qui est de ceux-là
s’étonne de la « capacité du Libanais à
préserver sa cécité ».
Mais comment désespérer d’un pays
qui s’est relevé tant de fois ? Gemayel
conclut que notre génération doit
avoir le courage de « se réinventer »
et cite Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je
suis prêt à mourir pour défendre votre
droit de le dire. »
Se réinventer. Certains le font déjà.
Ainsi, les volontaires d’Offre Joie : une
© Yann Artus Bertrand
ONG apolitique et non confessionnelle
fondée en 1985 qui participe régulièrement à la réhabilitation de quartiers
sinistrés, à la construction d’écoles, à
la réinsertion de prisonniers et à l’accueil de réfugiés. Réunissant des bénévoles de toutes confessions, l’association contribue surtout à maintenir un
dialogue et à rapiécer un tissu multiconfessionnel durement éprouvé.
Se réinventer en luttant contre une
pratique si ancienne qu’il est impossible d’en dater l’origine. Carole
Al Sharabati et Rabih El Chaer la
dénoncent sous toutes ses formes : de
la « petite corruption » à la corruption
à « grande échelle », de la corruption
honteuse à la corruption arrogante.
Et ils sont en mesure de le faire de
manière très circonstanciée, chiffres
à l’appui ; puisque l’ONG Sakker El
Dekkene permet au citoyen de dénoncer les pots-de-vin et les actes de corruption. Il en faudrait beaucoup pour
arracher un mal si bien enraciné. Il
faudrait, entre autres, une « culture
anti-corruption qui ne peut être diffusée qu’à travers les écoles et les
universités ».
Liban : 40 ans d’échecs et d’espoirs,
tel est le titre du dernier numéro des
Cahiers de l’Orient. Les plumes qui
y ont contribué (nous pouvons citer
également le Père François Boedëc,
Rémy Darras, Misbah El Ahdab,
Melhem Khalaf, Michel Vauzelle, Élie
Ziadé et Marie-José Sfeir) se divisent
donc en deux groupes. Toutefois,
leurs articles semblent dialoguer, s’interpeler et se répondre. Il en résulte le
constat suivant : il n’est point d’échec
qui ne soit intimement lié à un espoir
à sa mesure.
Lamia EL-SAAD
Colloque
LITTÉRATURE, ART ET MONDE CONTEMPORAIN :
RÉCITS, HISTOIRE, MÉMOIRE sous la direction de
Nayla Tamraz, Presses de l’Université Saint Joseph,
2015, 290 p.
Q uestio nna ire
d e Pro ust à
La mémoire déchirée
cinéastes, romanciers, chercheurs...
tentent de comprendre le passé.
Le colloque commence par l’intervention d’Henry Laurens, professeur
au Collège de France et titulaire de la
chaire d’histoire contemporaine du
monde arabe. Il rappelle les difficultés à
nommer la guerre, un « complot » dont
les Libanais ont été les victimes, « une
guerre des autres » où ils ont été réduits
au statut de simples instruments, ou encore « une guerre de 1000 ans », où ils
sont les prisonniers d’une fatalité historique qui les dépasse. Reprenant les travaux de Kamal Salibi, Albert Hourani,
Nadim Shehadi, Ahmad Beydoun,
Samir Kassir et d’autres, il insiste aussi
sur les visions contradictoires développées par les historiens partagés entre
un Liban « lieu d’une symbiose grandissante entre les communautés » et un
Liban lieu d’affrontement permanent
entre les communautés.
Gregory Buchakjian, photographe
et historien d’art, nous parle, lui, des
« dernières nuits du
Holiday Inn », marquées
par une violence extrême.
Katia Haddad, professeur de littérature française à l’USJ, analyse
« les enjeux du théâtre
au Liban », de Chucri
Ghanem au début du
siècle dernier, à Wajdi
Mouawad, en passant
par Georges Schéhadé
et Gabriel Boustany qui
« utilisent des techniques modernes pour
reprendre à leur compte la fonction cathartique à l’origine du théâtre grec ».
Bruno Péquignot, sociologue, professeur des universités, entreprend lui de
rechercher la mémoire collective dans
le cinéma libanais en partant du film
de Nadine Labaki Et maintenant on va
où ?
Gérard Bejjani, professeur de littérature française et de cinéma à l’USJ
se lance dans une réflexion intéressante sur
« l’imaginaire du territoire » dans le cinéma du Moyen-Orient,
dans laquelle il analyse
les films de Berhane
Alaouié, Ziad Doueiri,
Randa Chahal Sabbag
et d’autres. Il parle de
« l’idéologie du territoire », protecteur, mais
aussi réducteur, et analyse toutes les formes de
frontières, territoriale, religieuse, mentale, avant d’aborder « l’imaginaire de
la trouée », trouée conciliatrice, empathique, transgressive…
Deux interventions sont consacrées à
l’œuvre de Lamia Joreige Beyrouth,
Autopsie d’une ville, qui est une installation multimédia présentée dans
plusieurs musées et galeries dans le
monde, une œuvre qui « montre la
trace de l’histoire et non l’histoire ellemême, non le coup, mais la blessure ».
Mazen Kerbaj
N
D.R.
é en 1972, Mathias Énard
a étudié le persan et l’arabe
et fait de longs séjours au
Moyen-Orient. Il vit à Barcelone.
Il est l’auteur de plusieurs romans
parus aux éditions Actes Sud dont
La Perfection du tir (2003, prix des
Cinq Continents de la francophonie), Zone (2008, prix Décembre,
prix du Livre Inter), Parle-leur de
batailles, de rois et d’éléphants
(2010, prix Goncourt des Lycéens)
et Boussole qui vient de recevoir le
prix Goncourt.
Quel est le principal trait de votre
caractère ?
La paresse.
Votre qualité préférée chez un
homme ?
La moustache.
Votre qualité préférée chez une
femme ?
L’intelligence.
Qu'appréciez-vous le plus chez vos
amis ?
Leur indulgence.
Dans « Pour une lecture de la ruine »,
Nayla Tamraz analyse, à travers les
œuvres de Rabee Jaber, Jalal Toufic et
Graziella Rizkallah Toufic, Beyrouth,
la ville déchirée par la guerre,
Beyrouth, l’ancienne cité phénicienne
et romaine évoquée par les ruines
récemment mises à jour, mais aussi
Beyrouth, cette « nouvelle cité qui ne
présente plus aucune ressemblance
avec elle-même ».
Ce colloque sur la mémoire est important pour nous aider à remettre
de l’ordre dans notre rapport à la
guerre, allant du principe qu’une nation qui se refuse à affronter son passé
risque d’être condamnée à le revivre.
La répétition, de 1975 à aujourd’hui,
des mêmes expériences, sous des appellations différentes, est là pour le
montrer.
Reste évidemment à déterminer comment doit se faire ce travail de mémoire de manière à éviter de raviver
des plaies en partie cicatrisées et permettre de comprendre ce qui est arrivé
pour en tirer les leçons nécessaires.
Samir FRANGIÉ
Votre principal défaut ?
La paresse.
Votre occupation préférée ?
Ne rien faire.
Votre rêve de bonheur ?
Le voyage en bateau.
Quel serait votre plus grand
malheur ?
Ne plus pouvoir lire.
Ce que vous voudriez être ?
Un grand singe.
Le pays où vous désireriez vivre ?
La Patagonie.
Votre couleur préférée ?
Le bleu.
La fleur que vous aimez ?
Le narcisse.
L'oiseau que vous préférez ?
Le merle.
Vos auteurs favoris en prose ?
Jean Genet, Blaise Cendrars.
Vos poètes préférés ?
Louis Aragon, Abou Nouwas.
Vos héros dans la fiction ?
D’Artagnan, Edmond Dantès.
Vos compositeurs préférés ?
Vincent d’Indy, César Franck.
Vos peintres favoris ?
Mark Rothko.
D.R.
« Que tout ce qui respire loue le
Seigneur » (Psaume 150) : c'est
pour la plus grande gloire de Dieu
et la joie de l'homme que j'écris
de la musique et que je suis pianiste, étant sans cesse en quête
d'une beauté absolue. À cet égard,
L'Imitation de Jésus-Christ constitue un livre de chevet tout à fait
inspirant car il propose une philosophie de vie qui, si elle n'est pas
applicable de bout en bout, suggère de s'élever et de se soumettre
vers ce qui est plus grand que
nous : voilà comment je conçois
mon engagement en musique. Ce
petit livre, écrit par un théologien
du XIVe siècle, est immense par sa
portée qui a bouleversé la pensée
chrétienne après le message de la
Bible. Ce message est d'autant plus
inspirant qu'il est universel car il
s'adresse à tout homme cherchant
à atteindre une perfection – par essence inaccessible – quelle que soit
sa religion et se veut un témoignage
de paix et de joie. Or, n'est-ce pas
là le sens de l'art (ou un des sens de
l'art) et le message que doit faire
passer l'artiste, qu'il soit musicien,
écrivain ou peintre ? Voilà pourquoi L'Imitation de Jésus-Christ
est mon livre de chevet et le restera longtemps : il m'inspire dans
l'exercice de mon art.
Vos héros dans la vie réelle ?
Léo Messi.
Vos prénoms favoris ?
Anna, Alia, Clémence.
Ce que vous détestez par-dessus
tout ?
Les questionnaires.
Les caractères historiques que vous
détestez le plus ?
Vercingétorix.
Le fait militaire que vous admirez
le plus ?
La bataille d’Angleterre.
La réforme que vous estimez le
plus ?
La dernière sera la bonne.
L'état présent de votre esprit ?
Ennuyé.
Comment aimeriez-vous mourir ?
Jamais.
Le don de la nature que vous
aimeriez avoir ?
La télépathie.
Les fautes qui vous inspirent le
plus d'indulgence ?
Le mensonge.
Votre devise ?
« Timeo hominem unius libri. » (Je
crains l’homme d’un seul livre)
VI
Essais
L'O r i ent L i ttér ai r e
La Sublime Porte, d'Abdal à Zaptié
DICTIONNAIRE DE
L’EMPIRE OTTOMAN sous
la direction de François
Georgeon, Nicolas Vatin,
Gilles Veinstein, avec la
collaboration d’Elisabetta Borromeo, Fayard,
2015,1352 p.
L
’école
française
d’études
o t t o manes a
connu ces dernières
décennies une brillante
efflorescence
avec en particulier les personnalités de
Robert Mantran et de Gilles Veinstein.
Il est apparu qu’il n’était pas nécessaire
de faire une nouvelle histoire générale
de l’Empire ottoman, mais plutôt de
faire un imposant dictionnaire de 1320
pages de texte avec une équipe internationale de près de 170 chercheurs. Cela
permet de réunir les meilleures compétences pour aborder l’histoire des
mentalités et des représentations. On
y trouve évidemment des notices sur
un certain nombre d’institutions ou de
personnalités, mais aussi d’autres sur
des thèmes plus
généraux comme
« mort », « déclin »
ou « habitat ».
Par
définition,
un tel ouvrage
qui
commence
par (Pir Sultan)
Abdal, poète alevi
mystique du XVIe
siècle pour se terminer par le palais
de Yildiz, la dernière
résidence
impériale à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle
est irrésumable. Comme tout dictionnaire, il est à consulter en cas de besoin
ou à feuilleter au hasard. Certains articles forment de véritables synthèses,
par exemple « Arabes » ou « chrétiens
d’Orient ». On peut y voir la croissance démographique continue de
ces derniers qui devaient comprendre
le quart de la population totale de la
grande Syrie ottomane à la veille de la
Première Guerre mondiale. Malgré le
régime discriminatoire de la zimma, il
existait une véritable intégration dans
la société du fait du partage de valeurs
communes avec les musulmans. Le
confessionnalisme avec la séparation
d’avec les musulmans ne se constitue
que tardivement à partir de la fin du
XVIIIe siècle, il est le
résultat
paradoxal
de
l’émancipation.
La notice sur les
Arméniens
réunit
plusieurs contributeurs pour couvrir les
différentes périodes
concernées : on y
voit l’importance de
l’adoption
précoce
de l’imprimerie et
le rôle d’un capitalisme appuyé sur une
diaspora qui joue un
rôle essentiel dans le
financement des activités de l’État ottoman. Les Arméniens
jouent ainsi un rôle
d’avant-garde
lors
des modernisations
du XIXe siècle. Les violences de la fin
du XIXe siècle présentent les traits
d’une guerre civile en Anatolie et sont
des massacres dans les grandes villes.
Un copieux article est consacré au
génocide arménien, la « page la plus
noire » de l’histoire ottomane. Les différentes étapes en sont précisées, ainsi
que les « logiques » qui se sont succédé
et superposées dans les décisions du
pouvoir jeune-turc. On
peut considérer que s’il
y a eu des signes avantcoureurs du génocide,
on se trouve plutôt devant une accumulation
progressive de mesures
de plus en plus radicales
aboutissant à la destruction de la population
arménienne. Du fait
de manque de données
statistiques
certaines,
on ne peut dresser le
nombre de victimes qui
doit correspondre à la
moitié de la population
arménienne de l’Empire
en 1914.
Le
nationalisme
turc est
peut-être
le dernier
à émerger
dans les
dernières
décennies de
l’Empire
L’article « turc » montre
la complexité des identités. Pour les Ottomans d’avant la
seconde moitié du XIXe siècle, il s’agissait d’abord des gens des campagnes,
nomades ou sédentaires, sans intelligence et sales. Mais les Ottomans
savaient aussi que les chrétiens et les
Mitterrand face à l’Histoire
FRANÇOIS MITTERRAND : DE L’INTIME AU POLITIQUE d’Éric Roussel, Robert Laffont, 2015, 658 p.
V
ingt ans après la mort du
premier président socialiste de la Ve République,
une biographie impeccable retrace son parcours, appuyée
sur de nombreux documents et témoignages inédits : François Mitterrand,
de l’intime au politique, du journaliste-écrivain Éric Roussel, l’un de
nos meilleurs biographes d’hommes
politiques, déjà auteur d’un Georges
Pompidou (Lattès, 1994), d’un De
Gaulle (Gallimard, 2002), ou d’un
Pierre Mendès France (Gallimard,
2007) qui ont été récompensés par
de nombreux prix, mais aussi d’un
essai, Mitterrand ou la constance du
funambule, paru en 1994. La marque
de fabrique de Roussel est l’honnêteté intellectuelle, l’absence de préjugés idéologiques ou politiques et un
important travail de documentation
pendant plusieurs années. Ce gros
livre a ainsi bénéficié de l’accès à des
fonds d’archives inédites, celles de
François Mitterrand au premier chef,
de Ronald Reagan, George Bush ou
Jean Monnet, et de témoignages exclusifs. Roussel a par exemple placé en annexes, à la fin de son travail,
trois entretiens avec les ex-, Valéry
Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy,
et l’actuel président de la République,
François Hollande. Un Giscard toujours dans la rancune, jamais consolé d’avoir été battu par Mitterrand.
Un Sarkozy plutôt élégant qui,
après une bourde littéraire (comment peut-on préférer Hemingway à
Malraux ?), trace un portrait émouvant du Mitterrand de la fin : « Pour
moi, il s’est montré le plus grand à
ce moment-là, quand il était le plus
faible. On ne peut pas tricher face à la
mort ». Quant à François Hollande,
après avoir dressé un rapide « inventaire » de l’action de son mentor, il
conclut : « Sa présidence demeure
une référence. Sa vision politique
un exemple. Sa personne un mystère ». Éric Roussel, s’il ne prétend
pas résoudre ce mystère, l’explore et
l’éclaire, avec minutie. Psychologie
également. Pour lui,
tout le parcours politique de Mitterrand
s’explique par son
antagonisme viscéral et fondamental à
l’égard de De Gaulle,
« l’homme de toutes
les ruptures », tandis
qu’il voit en son adversaire « l’homme
de la continuité, et
même de la continuité à tout prix ». Y
compris les palinodies, les reniements,
les
accommodements, les promesses
jamais tenues. Sauf
en matière culturelle – grâce à Jack
Lang –, dans le domaine de l’évolution
des mœurs – n’oublions pas l’abolition de la peine de
mort, dès 1981, grâce
au courage de Robert
Badinter, et en politique étrangère, dont
le bilan paraît, globalement, honorable.
D.R.
« Sa
présidence
demeure une
référence.
Sa vision
politique un
exemple. Sa
personne un
mystère »
Lors de la première
guerre du Golfe, en
1990, à laquelle Éric
Roussel consacre un
chapitre nourri aux
meilleures sources –
comme Hubert Védrine
ou Jacques Attali, qui
furent ministre ou
conseiller écouté –, si
Mitterrand a, sans hésitation, fait participer la France à la coalition menée par les
Américains et paru, un
temps, à la remorque
de George Bush, il a
ensuite tenté de jouer
un rôle de conciliateur entre Israël, les
Palestiniens et les pays
arabes. Sans grand
succès, certes : mais
quelqu’un a-t-il fait
mieux depuis ?
Pensées et fessées d’Ahmad Beydoun
AL-FASBAKAT, VOLUME 2 (VARIÉTÉS, 2) d’Ahmad
Beydoun, L’Orient des Livres, 2015, 224 p.
J
e suis, ces temps-ci, assez mécontent de Dieu. Le plaisir de
lire le dernier ouvrage d’Ahmad Beydoun est venu à point pour
m’en déconcerter. La joie de tourner
ses pages n’a pas d’égale, qui fait rire
dans un arabe littéraire incomparable
en traitant l’Être Suprême avec un humour à la Thomas Mann. Au hasard
d’un passage de ce second volume de
Fasbakat, Dieu se porte bien, dit-il,
cent et quelques années après avoir été
décrété mort par Nietzsche. De la part
de l’auteur d’un seul livre, qui s’est
auto-décerné la transcendance, on ne
peut que reconnaître le grand succès
du Livre en librairie : « Les éditions qui
ont depuis paru ne se comptent plus.
On n’arrive même pas à compter les
profits de ses éditeurs. Hélas le silence
de l’Auteur ne permet pas que l’on imprime sur les éditions successives cette
expression que les auteurs de livres
scolaires aiment à mettre sur leurs ouvrages : nouvelle édition, augmentée et
mise à jour. »
Nous autres, qui nous hasardons à Le
juger, n’échappons pas à cette plume
acerbe et légère, enlevée et cultivée, éduquée et simple, littéraire dans le quotidien. Dieu c’est l’entry du Facebook
du 1er février 2015. Quelques jours
plus tard, nouvel éclat de rire sur notre
triste état d’humanité (ou absence d’) :
« Je crains, si par aventure on nous regarde d’une autre planète, que nous ne
paraissions hurluberlus à un degré insupportable. Remarque : Je n’excepte
ni la guerre confessionnelle ni le derrière de Kim Kardashian. »
Dans les Variétés 2 d’Ahmad Beydoun,
on trouvera aussi beaucoup d’étymologie dans une langue de 300 millions
d’adhérents qui manquent encore d’un
dictionnaire étymologique, tiens, voici
un projet d’avenir pour notre culture
arabe meurtrie pas la démence assassine. « “Professeur”, écrit-il le 30 avril
2014, est un mot qui devient à la mode dans nos
salamalecs académiques
obséquieux, alors que
le “p” nous est étrangère, et que “eu” est un
son qui n’existe pas dans
notre langue. Ne seraitil pas mieux de traduire
les deux parties de cet
étrange vocable, “pro”
signifiant partisan, souteneur, et “fesseur” l’acteur du fesser, en un nasir
al-jald ‘alal-mu’akhkhara, pro-fesseur
comme ‘partisan de l’administration de
la fessée ? » Ce serait moins pénible que
d’imposer à notre parler consonnes et
diphtongues insupportables.
Dans ces Variétés, également beaucoup de pointes contre les dictatures
ambiantes, et le carcan ridicule de
nos institutions défaillantes. Pensée
régionale : « Oserais-je suggérer, poliment et respectueusement, que les
souffrances de nos peuples soient
résumées, celles existantes et celles à venir, par
un duel au pistolet entre
le serviteur des deux lieux
saints et le wali el-faqih
et le guide suprême ? De
toutes façons, ils vont se
rater, vu la grave défaillance de leurs systèmes
nerveux. » Pensée locale :
« Un pays saturé de pouvoirs, vide d’autorité. »
Et sur les mœurs politiques libanaises, encore :
« “Soit vous élisez celui que je veux
soit j’empêche la réunion de l’assemblée électorale”. Je pense que l’adoption de ce principe comme règle générale du comportement de la Chambre
des députés au Liban pour l’élection
du président n’a pas de précédent
dans l’histoire de ce genre d’assemblée. » Beaucoup d’anti-lieux communs du quotidien : « Quel est le secret qui porte les islamistes, quelle que
soit la différence des organisations et
des sectes, à adopter comme slogan,
Européens les appelaient « Turcs » et
relevaient cela avec amusement. Mais
dans les provinces arabes, l’identité
turque pouvait être revendiquée face
à la masse de la population, en particulier en Afrique du Nord. Le nationalisme turc est peut-être le dernier à
émerger dans les dernières décennies
de l’Empire, les Turcs connaissant les
mêmes évolutions que les autres composantes de la population de l’Empire
et réagissant aux revendications des
autres groupes humains de l’Empire.
Mais on trouve des notices sur les jardins ottomans, les maisons, la littérature, les loisirs, la presse, les images,
les pauvres, etc. Les biographies des
principales personnalités ottomanes
sont fournies. Les institutions essentielles sont présentées ainsi que les
villes et les provinces. Au fil des pages,
c’est toute une histoire et une civilisation qui défile d’autant que des illustrations et des cartes sont fournies.
Ce qui définit cette somme imposante,
c’est la richesse de la science accumulée et le plaisir de la lire, que l’on soit
un universitaire spécialiste ou un amateur éclairé.
Henry LAURENS
Dans le domaine économique, en revanche, qui, d’après tous ceux qui
l’ont côtoyé, hommes de gauche
comme de droite, son bilan est nettement moins défendable. Certains
datent même des années 80 le début
de la « décadence » de la puissance
française.
Le livre d’Éric Roussel est passionnant, tant pour les Français que pour
tous ceux qui s’intéressent à la France
et, plus globalement, au monde
contemporain. On aurait aimé savoir,
par exemple si, encore Président en
2003, François Mitterrand aurait participé à la seconde guerre en Irak, s’il
aurait fait mieux que ses successeurs
face à la guerre en Syrie… Mais, là, on
entre dans le domaine de l’uchronie.
Signalons par ailleurs, parmi tous les
livres à venir sur François Mitterrand,
un Dictionnaire amoureux signé par
Jack Lang, qui se veut un témoignage
de ferveur et d’admiration, prévu chez
Plon en décembre. L’entreprise devrait
susciter nombre de commentaires et
d’opinions, voire de ces débats entre
intellectuels, dont la France, ces derniers temps, abuse manifestement.
Jean-Claude PERRIER
exhibé sur leurs drapeaux, la photo
d’un fusil conçu par un officier soviétique, Michel Kalachnikov, titulaire
des prix Lénine et Staline ? » Et même
du Pascal : « Je ne vois pas le besoin du
croyant à tant de violence, qui ne peut
se justifier que par sa peur du doute. » ;
« J’ai été souvent interpellé par le désir
de demander à la poule qu’on égorge
son avis sur l’ordre du monde. » ; « Le
confessionnalisme est le scandale de la
croyance. »
Fasbakat, ce sont les Variétés d’Ahmad
Beydoun, pot-pourri, florilège, le kashkul des Abul-Faraj al-Isfahani d’une
tradition perdue, pensées légères, profondes, littéraires. Elles sont à même de
réconcilier la jeunesse avec l’arabe recouvré dans sa beauté, sans ampoules,
sans ambages, sans lieu commun.
Et pour ceux nombreux qui en seront enchantés, ils auront peut-être la
chance, au quotidien, de se lier d’amitié avec le pro-fesseur Beydoun sur sa
page Facebook.
n °114, j eu di
3
déc em br e
2015
À lire
Le prochain Foenkinos
Le prochain
roman
de David
Foenkinos,
intitulé La
Bibliothèque
des livres
refusés,
paraîtra en
avril 2016 chez
Gallimard.
© Natalia Aspesi
Terreur dans l’Hexagone
Spécialiste du monde
arabe, Gilles Kepel
sort en janvier 2016
chez Gallimard un
essai intitulé Terreur
sur l’Hexagone où il
étudie la genèse du
jihad français et ses
répercussions sur la D.R.
société et la vie politique en France.
Inaam Kachachi en français
Dans son roman
Dispersés qui sortira
dans sa version
française (traduction
de François Zabbal)
le 14 janvier 2016
chez Gallimard,
Inaam Kachachi
D.R,
nous raconte
l’extraordinaire histoire de Wardiya,
une gynécologue irakienne qui se
retrouve en exil après une vie bien
remplie. Sa narration embrasse
des destins multiples et interroge
l’identité des chrétiens d’Irak,
dispersés à travers le monde.
Dictionnaires amoureux
Après le Dictionnaire amoureux
du théâtre de Christophe Barbier et
le Dictionnaire amoureux de Paris
de Nicolas Estienne d’Orves, la
collection « Dictionnaire amoureux »
chez Plon accueille un Dictionnaire
amoureux de la Belgique signé JeanBaptiste Baronian, et un Dictionnaire
amoureux de Jésus par JeanChristophe Petitfils.
Foucault dans La Pléiade
Les œuvres
complètes
de Michel
Foucault
viennent de
paraître en
deux volumes
dans La
Pléiade. On
y retrouve,
entre autres,
Les Mots et les D.R,
choses et Histoire de la folie à l’âge
classique.
Matriochka de Valérie Cachard
Matriochka ou
l’art de s’évider
de Valérie
Cachard vient
de paraître
aux éditions
Antoine. Un
monologue
© Martine Daher
plein de poésie et d’humour sur la
maternité, l’usage du conte et la
transmission intergénérationnelle…
À voir
Macbeth au cinéma
Chibli MALLAT
Roman
L’écriture charnelle de Maya Nassar
FEMME NATALE de Maya Élias Nassar, éditions Noir
blanc etc., 2015, 413 p.
M
aya Élias Nassar a écrit
avec son corps, son premier roman. Un « petit »
corps de femme, de la tête aux pieds
et jusqu’au « système solaire ». Un
premier roman pour briser des tabous, ceux de l’amour, du sexe et de
l’écriture d’un roman. Sans compter
au passage quelques valeurs de notre
société égratignées tels le clergé, la foi
ou l’enfantement et quelques révoltes
contre la mort…
La narratrice, qui cache son auteure
autant qu’elle la révèle, fait, en quarante chapitres, quarante pas vers l’appartement de son amant parce qu’elle
a quarante ans, et qu’il faut quarante
jours pour faire son deuil, pour que
« le corps éthérique se dissolve dans
l’univers ».
Femme natale est le roman d’une
femme qui n’a pas froid aux yeux, qui
n’a pas froid aux mots. Son amant, un
homme de lettres, est illégal mais légitime parce que fusionnel. De tels mots
d’amour qui lient deux êtres sont rares
dans notre paysage littéraire. On aura
rarement écrit avec
autant d'audace, de liberté et de naturel, le
corps de ces deux êtres
qui n’en font qu’un
au point que l’amour
devient une poétique.
« Assise sur ses genoux, je regarde son
visage comme si à cet
instant-là (…) j’allais
perdre de vue ses yeux. D.R.
Il faut que je reste dans son champ visuel et combler son iris jusqu'à devenir
sa seule source de lumière. (…) pour
que je sois sa seule affaire, celle de sa
peau, de ses pupilles, de ses vibrisses,
de ses papilles, de son lexique (…) »
C’est que la narratrice est
une enfant de la guerre et
cette force-là, absolue et
totale, qu’elle met dans
l’amour, elle la tire de la
violence qui a déchiré son
enfance et son pays.
À chacun des quarante
pas, dans ce fleuve de
l’amour qui charrie le
monde entier des choses,
sont évoqués des souvenirs d’enfance,
légers ou graves, telle cette machine à
écrire que sa mère jette sans la permission de l’enfant (comment sauver « la
littérature acoustique », regrette joliment l’adulte) ou des blessures tel ce
drame en ce calme jour d’été quand
« un gros inconnu barbu avec, autour
du cou, une énorme croix en or qui aurait pu nourrir dix familles pendant un
an » lui prend son enfant des bras et lui
bloque l’entrée de l’église en lui interdisant d’y accéder parce qu’elle était
impure…
Cependant Femme natale n’est pas un
roman ou si peu parce qu’on ne raconte
pas. On ressent. On vit. On recueille
surtout des mots pour dire comme en
poésie sans narrer, des mots sonores et
obstinants.
Antoine BOULAD
Après Orson Welles en 1948,
Akira Kurosawa dans son
adaptation de 1957 (Le Château
de l'araignée) et Roman Polanski
en 1971, l’Australien Justin Kurzel
s’est attaqué à un monument
shakespearien : Macbeth. Servi
par deux bons acteurs, Michael
Fassbender et Marion Cotillard, le
film, actuellement en salles, vaut le
détour !
L'O ri en t L i tté r a i r e
n °114, je udi
R
omancière et poète, auteur d’une quarantaine
d’ouvrages récompensés par de nombreux
prix, dont le Grand
Prix de poésie de l’Académie française, le prix Goncourt de la poésie, et
le Renaudot du poche tout récemment,
Vénus Khoury-Ghata continue d’enrichir une œuvre déjà immense par de
nouveaux ouvrages, se déplaçant sans
cesse entre poésie et roman. Son dernier livre, La Femme qui ne savait pas
garder les hommes, parvient à aborder, entre rire et larmes, la question du
deuil et interroge les raisons pour lesquelles une femme n’a pas su garder
les hommes qui ont partagé sa vie. La
passion pour l’écriture serait-elle donc
incompatible avec l’amour, voire avec
la vie elle-même ? Rencontre avec une
grande dame de la littérature qui se décrit comme une voyante, comme une
visionnaire.
Comment vous est venue l’envie
d’écrire ce récit très personnel qui revient sur la mort des hommes qui ont
été vos compagnons ?
Comme cela m’arrive très souvent,
j’apprivoise un sujet par le biais de la
poésie. Ici, le sujet est la mort des êtres
chers, ces gens qui partent mais dont
l’écho reste tellement présent ; leur
odeur est sur les matelas et les oreillers, leur souffle imprègne les murs, la
trace de leurs gestes s’est déposée sur
les objets. Cela m’a toujours tellement
bouleversée, ces objets qui sont tout ce
qui nous reste de ceux qui sont partis…
Il y a en moi un côté halluciné, sinon
je n’aurais pas été poète. Dans le roman, je sais ce que je fais, je réfléchis,
j’écris, je construis, je grimpe comme
un alpiniste qui doit arriver au sommet.
Mais en poésie, je ne sais pas, parfois
3
dé ce mb re
VII
Rencontres
2015
Vénus Khoury-Ghata : apprivoiser
par la poésie, creuser par le roman
le poème me quitte, parfois il se donne
à moi, c’est quelque chose de très mystérieux. La poésie est même pour moi
un lieu de voyance. J’ai donc écrit Le
Livre des suppliques dans un premier
temps, et j’ai comme apprivoisé la mort
d’Éric, survenue il y a deux ans. Cette
mort m’avait laissée dans un état de
souffrance tel que mon amie psychanalyste, Elisabeth Roudinesco, m’avait
conseillée d’écrire ce que j’avais vécu
et qui me faisait si mal. J’ai écrit pour
moi, pour exorciser la souffrance. Je ne
pensais pas publier ce texte. C’est JeanNoël Pancrazi qui m’a incitée à le faire
et qui m’a convaincue que je tenais là
un texte littéraire.
Vous apprivoisez votre sujet par le
biais de la poésie ; quel est donc pour
vous l’enjeu du roman ?
Après l’apprivoisement, je ressens le
besoin de fouiller, d’approfondir, d’aller dans tous les recoins, de ne rien laisser de côté. C’est comme si je faisais un
grand ménage ; je ne me contente plus
de nettoyer là où ça se voit, je pousse
les meubles, j’enlève les tapis, je traque
la poussière partout. Je me suis ainsi
souvenue de la maison d’Éric sur les
hauteurs de Mexico avec ses six domestiques, du vigile posté sur le toit avec
son fusil-mitrailleur, du sentiment permanent que j’avais, d’être sur le quivive, de la peur. Ça m’a fait du bien de
creuser et de faire ressortir tout ça. Mais
je suis également revenue, par l’écriture
de ce roman, vers l’enfance, vers mon
frère qui a sombré dans
la folie et que l’on a interné, vers la guerre,
vers la culpabilité qui a
été la mienne pendant si
longtemps.
Vous écrivez en effet des
pages poignantes sur
les divers visages de la
culpabilité.
pressée de repartir vers
mes écrits, mes livres,
ma poésie. Je ne leur
parlais que pour évoquer mon travail : que
penses-tu de ce titre,
écoute ce poème… Je
voudrais à présent les
sortir de la tombe et
qu’ils me parlent. Au
fond, tout cela procède
d’une même culpabilité, toutes ces culpabilités se creusent les unes
les autres, se renvoient
les unes aux autres…
Oui, cela a commen- © José Correa pour L’Orient Littéraire
cé par la culpabilité de
la toute petite fille qui
cueille des fleurs sauvages dans le champ du
voisin et que ce dernier
L’écriture, dites-vous,
fait s’agenouiller pour
vous sauve à chaque
demander pardon, pendéfaite, vous tient lieu
dant qu’un gros chien
de colonne vertébrale.
lui déchire la robe. Cette
scène enfouie dans ma
Oui, quelle déprime en
mémoire est remontée
effet, après la mort de
à la surface, première
Jean par exemple. Je ne
d’une longue série de scènes marquantes pouvais plus écrire, je veux dire que litoù je me suis trouvée en position de de- téralement, je ne pouvais plus tenir cormander pardon. Pardon pour le frère rectement un stylo, ce qui est une caemporté vers l’hôpital psychiatrique et tastrophe pour quelqu’un comme moi
qui appelle au secours. Pardon pour qui écris à la main. Mes lettres étaient
m’être trouvée en France, à l’abri de la toutes tordues, je ne pouvais même pas
guerre et entourée par les plus grands me relire. J’ai eu recours à la psychiapoètes et hommes de lettres, pendant trie. Il m’a fallu un an pour retrouver la
que le reste de ma famille vivait sous capacité d’écrire et refaire surface. Les
les bombes. Pardon de n’avoir pas été mots m’obsèdent, me harcèlent, mais
à l’écoute des hommes qui ont partagé m’obéissent au doigt et à l’œil. Je ne
ma vie, dont je me suis très bien occu- suis bien que lorsque j’écris. Et je pense
pée il est vrai, tenant la maison comme souvent que c’est ma mère qui, bien
toute bonne épouse, mais toujours si qu’analphabète, m’a donné l’écriture,
« Je pose
toujours mes
pieds sur ma
vie, puis je
saute dans la
fiction. »
c’est elle qui m’a montré le chemin.
Chaque soir après une journée de travail harassante, ma mère s’asseyait sur
le seuil de notre maison, regardait les
orties qui poussaient tout autour de
chez nous et disait : « Demain, je vais
arracher les orties ». Elle ne les a jamais arrachées, elle n’a jamais trouvé le
temps. Mais dans mon recueil intitulé
Orties, cette femme morte et enterrée
traverse le pays pour arracher les orties.
Vous revenez également sur l’histoire
de ce frère poète, interné sur ordre de
votre père. Est-ce une douleur encore
vive ?
Oui. Mon frère avait été publié à 15
ans dans un journal libanais. Puis il est
parti en France, et lorsqu’il est rentré
deux ans plus tard, il délirait, il n’avait
plus de poèmes. Nous n’avons jamais
su ce qui s’était passé, plusieurs versions successives nous ont été données,
toujours est-il qu’il avait appris à se
droguer mais qu’il n’avait pas réussi
à se faire publier. J’ai écrit mon premier poème sur son cahier de brouillon, avec son stylo.
Il y a toujours un point de départ autobiographique dans vos fictions, aussi
éloignées de votre vie qu’elles soient de
prime abord.
Oui, je pose toujours mes pieds sur ma
vie, puis je saute dans la fiction, et là, il
ne faut plus me chercher. Je ne suis ni
une intellectuelle, ni une érudite, mes
études de lettres sont loin derrière moi,
je suis plutôt une voyante, une visionnaire. Ces emprunts à ma propre vie,
je les fais parfois à mon insu, comme
dans Le Moine, l’Ottoman et la femme
du grand argentier où une chrétienne
tombe amoureuse d’un musulman, ou
encore dans Privilège des morts où une
femme retourne au pays après la mort
de son ex-mari. Mais cette dimension
autobiographique ne doit pas laisser
penser que le ton de mes romans est
tragique. Il y a beaucoup d’humour
dans mes écrits, à lire entre rire et
larmes comme l’avait écrit un critique.
Vous écrivez donc sans cesse ; avez-vous
déjà un prochain ouvrage en chantier ?
Oui, plusieurs. Mais celui qui m’apporte une joie immense, qui est ma
consolation dans cette vie, c’est la parution prochaine en février 2016 d’un recueil de poèmes dans la prestigieuse collection Poésie Gallimard. Depuis vingt
ans, aucune femme n’y a été publiée. Il
faut remonter à trente ans pour y trouver Emily Dickinson, Sylvia Plath ou
Louise Labbé. Pierre Brunel a écrit une
magnifique préface de dix-huit pages.
Avec cette parution, je me sens comblée, je peux mourir en paix.
Propos recueillis par
Georgia MAKHLOUF
LA FEMME QUI NE SAVAIT PAS GARDER LES
HOMMES de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France,
2015, 125 p.
Charles Dantzig ou la haine de l’homophobie
C
harles Dantzig
est l'une des figures incontournables du milieu
littéraire parisien. Écrivain
et éditeur chez Grasset,
il s'occupe d'autres auteurs, dirige la collection
de poche maison « Les
Cahiers Rouges » et, depuis
l'année dernière, la revue D.R.
de littérature annuelle Le Courage et la
collection éponyme, où deux titres sont
déjà parus. Lauréat de plusieurs prix
littéraires importants (Décembre, Jean
Giono, Roger Nimier, prix de l'essai
de l'Académie française…), il est aussi
membre du jury du prix Décembre et du
prix Jean-Freustié. Brillant, érudit, il ne
recule pas devant la polémique. Mieux : il la revendique. Il nous parle de son
dernier livre : Histoire de
l'amour et de la haine, qui
a reçu le prix Transfuge
du meilleur roman français 2015.
narration successive. Je ne crois pas à
l'idée de successivité. Le temps n'existe
pas. Les romans archaïques ressemblent
à la tragédie antique, ce sont des romans
théâtraux. Mon livre est plus dans la vie.
Histoire de l'amour et
de la haine est un livre
formellement atypique où se mêlent
épisodes narratifs, citations, aphorismes, passages théoriques, réflexions
personnelles…
J'ai choisi l'histoire du mariage pour
tous, plus exactement la lutte contre
cette loi, parce qu’elle révèle nos contradictions et que la liberté dont nous nous
réclamons est relative. Les manifestations de colère et de haine contre la loi
ont rassemblé une coalition de circonstance : catholiques intégristes, musulmans et juifs traditionalistes, fachos…
On a assisté au retour du Moyen-âge !
Le roman linéaire est une aberration
logique parce qu'il n’est pas conforme
à la vie. La vie ne ressemble pas à une
Pourquoi avoir pris le « mariage pour
tous » comme sujet de ce roman ?
Roman
L
a
communauté
juive du Liban a
déjà son romancier, en la personne de
Sélim Nassib qui, on s'en
souvient, racontait une
enfance juive à Beyrouth
dans son roman intitulé Clandestin et
publié en 1998. C'est un peu la même
ambiance que retrace le livre d'Albert
Jamous, publié tout récemment aux
éditions Tamyras. Mais C'est ici ou
la mer n'est pas un roman, c'est plutôt une sorte de récit mémoriel, un
texte où l'auteur écrit ses souvenirs
d'enfance libanaise, longtemps après
avoir quitté le Liban sans espoir de
retour. C'est sa fille qui y reviendra,
comme elle l'explique dans sa préface, et qui apportera avec elle ce
texte nostalgique et délicat.
Le souci de mettre par écrit les souvenirs avant qu'ils ne se dissolvent
avec l'âge et la mort rend précieux
le texte de Jamous, sans compter que
l'ouvrage est indubitablement écrit
avec talent et humour, et avec un savoir-faire dans la manière de camper
des personnages hauts en couleurs,
ceux de la famille et de la communauté juives, les tantes incontournables,
babillardes et marieuses professionnelles, les oncles bavards et qui ont
des idées arrêtées sur tout et surtout
sur la politique, le médecin de famille,
le rabbin, tous croqués avec leurs tics,
leurs manies et leurs lubies….
C'est à partir du regard d'un enfant
puis d'un jeune homme que l'on découvre donc l'intérieur d'une famille
juive et son exubérance. C'est à travers ce regard aussi que l'on voit la
communauté
dans son interaction
avec
le reste du
pays et son
puissant attachement
au
Liban. Jamous
montre parfaitement com- @ Nayla Rached
ment ce dernier va en retour
lentement rejeter les juifs puis provoquer doucement leur exil, au fur et
à mesure que le panarabisme va gagner en puissance. D'ailleurs, Albert
Jamous organise ses souvenirs et son
livre autour des événements qui vont
de 1956 à 1958 et qui ont marqué le
début de la grande vague d'émigration. On y apprend la manière avec
laquelle les juifs du Liban ont vécu les
événements en Égypte et la montée du
nassérisme et leurs divergences d'opinion sur la question, les uns, progressistes ou originaux, voyant là un
grand chamboulement laïc et moderniste du monde arabe, les autres redoutant au contraire un retournement
contre les juifs considérés comme des
soutiens d'Israël. On voit aussi comment la question d'Israël va causer
une véritable schizophrénie au sein de
la conscience des juifs libanais. C'est
là sans doute que le livre de Jamous
est passionnant, et qu'il nous place
face à une réalité qui n'aura pas été
simple. Car si nombre de juifs se déclaraient exclusivement libanais, malgré la difficulté de plus en plus grande
à assumer cette appartenance, certains
ne rechignaient pas à dire, plus discrètement, leur appui à Israël. Jamous
raconte par exemple sa participation
rétive à des réunions de scouts pro-israéliens puis à celle d'une troupe dont
le chef mène ses « louveteaux » à la
découverte amoureuse des paysages
libanais. Dans nombre de familles,
En toute modestie, pour ce livre, j'avais
une étoile, un modèle, Guerre et paix,
de Tolstoï, qui raconte comment l'invasion d'un pays rejaillit sur des vies
humaines. Mes personnages sont un
peu des symboles, fortement caractérisés. Il y a Anne, dont la beauté est vécue par elle comme une malédiction ;
Pierre, l'écrivain qui n'écrit plus et qui
essaie de ne pas tomber amoureux de
Ginevra, son admiratrice italienne (le
personnage m'a été inspiré par le regretté Bernard Frank) ; Armand et
Aaron, les deux gays qui vivent en
couple ; Ferdinand, le jeune gay amoureux de Jules, son copain hétéro, et qui
souffre le martyre d'être le fils du député Furnesse, une brute vulgaire, homophobe, l'un des meneurs de la contestation... L’homophobie est une des formes
les plus dangereuses de la haine. Dans
la littérature, il n'y avait pas jusque-là
d'homophobe. C'est chose faite !
Êtes-vous satisfait du lancement de
votre revue Le Courage, dont le premier numéro est paru en avril dernier ?
Il s'est vendu à 4 000 exemplaires en
kiosques. Je crois que nous vendrons
10 000 du deuxième numéro, à paraître
en avril 2016 ! C'est un livre à plusieurs
collaborateurs, sur un thème donné,
de tous horizons et de toutes langues.
Ainsi, dans le n°1, figurait la dessinatrice libanaise Zeina Bassil. Elle nous
a donné un portrait assez osé de la vie
beyrouthine…
C’est une ville que vous connaissez
bien !
Oui, et c’est une ville que j'aime : c’est
la capitale d'un pays compliqué qui
réussit, malgré tout, à conserver son esprit de finesse et de moquerie !
Propos recueillis par
Jean-Claude PERRIER
HISTOIRE DE L'AMOUR ET DE LA HAINE de Charles
Dantzig, Grasset, 2015, 476 p.
Autobiographie
Nostalgie du pays perdu
C'EST ICI OU LA MER d’Albert
Jamous, Tamyras, 2015, 256 p.
Vous mettez en scène sept personnages qui se croisent, se mêlent, de façon fragmentaire, dans un contexte
précis…
Le joyeux adieu d'Henning Mankell
cela dit, c'est l'appartenance libanaise
qui prime et Jamous
montre combien la
perspective progressive de l'exil est dure
à supporter, et combien l'idée d'aller en
Israël restera pour
la plupart quelque
chose de difficile à avaler.
Mais de manière plus immédiate, le
livre d’Albert Jamous est un hymne
à un pays perdu. L'auteur revient
avec émotion et des moments d'écritures très réussis sur la neige tombée
à Beyrouth en 1956, sur l'ambiance
des souks et sur celle du quartier de
Wadi Abou Jmil, sur son école et sa
synagogue. Et l'on découvre aussi le
degré d'intégration des juifs libanais
à travers leurs coutumes culinaires,
leurs modes de vie (le rabbin fumant
son narguilé tous les après-midis est
une image hautement symbolique et
drôle) et surtout leur langue. C'est
dans le plaisir de relever et d'inventorier le parler des juifs libanais que
Jamous sent le passé se recondenser
sous sa plume. C'est ici ou la mer est
aussi un livre de dialectologie, émaillé de Yaani, Yalla, rouhi mitl el teyr,
malla ‛iché (quelle vie !), mazbout,
bass ba’a et de phrases entières, bala
neswen entou el rjeil day‛in ou hal walad noss eddéné. Et l'on s'aperçoit que
les expressions et les tics de langues
des juifs des années quarante et cinquante n'ont pas perdu une ride dans
l'usage que nous en faisons encore
aujourd'hui, preuve s'il en fallait de
l'appartenance à part entière de ces
hommes et ces femmes, au temps
où ils étaient encore là, à la culture
libanaise.
Charif MAJDALANI
philosophe. Non seulement il parle de
sa citoyenneté d’illustre villageois de
Göteborg, car ses écrits de suite policière ont donné célébrité et notoriété à
un coin perdu dans les neiges des pays
nordiques, et il porte sur sa tête les
lauriers du Prix de la Paix Erich-Maria
Remarque, mais aussi de ses lectures,
de ses moments d’écoute musicale et
de sa fascination pour la peinture. Une
preste virée où mots, notes et images
ont de profondes et évidentes correspondances. Tout en évoquant son parcours de combattant pour la survie.
SABLE MOUVANT : FRAGMENTS DE MA VIE de
Henning Mankell, traduit du suédois par Anna Gibson,
Seuil, 2015, 351 p.
H
enning Mankell, auteur suédois dont l’œuvre, traduite en
plusieurs langues, capitalise
plus d’une cinquantaine d’ouvrages,
vient de nous quitter. Celui qui avait la
hantise des déchets nucléaires (que dirait-il aujourd’hui de nos immondices
en vitrine ?) s’est illustré surtout par
une série polar axée sur un personnage
de fiction, l’inspecteur Kurt Wallander,
devenu une légende.
Gendre d’Ingmar Bergman dont il a
épousé la fille Eva, chorégraphe et
actrice, Mankell confesse sans ambages son attachement au théâtre
et au monde de la scène à travers de
nombreux écrits dédiés aux feux de la
rampe et de la jeunesse.
À soixante-six ans, en dynamique autodidacte, brillant élève de l’école de
la vie, au bout d’une carrière jalonnée
de succès, foudroyante, la mort est au
rendez-vous après un accident de voiture et l’annonce d’un cancer galopant.
Comment exorciser le calvaire d’un
corps qui se décompose, la frayeur,
l’angoisse, la douleur ? Comment
conjurer ce mal funeste, ce destin inévitable, cette fin de vie ? Comment
vaincre les jours noirs qui s’amoncellent comme autant de nuages menaçants ? Par ce qu’il a toujours su faire
de mieux : la littérature, les mots. Et
leur pouvoir incantatoire, sécurisant !
Les mots, jamais au cordeau mais
libres comme des confettis lâchés en
plein air. Des mots, fête inépuisable,
source de communication, de témoignage, d’évasion, de rêverie, de commentaires. Et trône en devanture de
D.R.
librairie son dernier opus, parfait testament, guère triste ou pleurnichard
mais vif et joyeux comme une dernière
révérence, avec panache, à un parcours
humain.
Des confidences de quelqu’un qui a
compris ce qui lui arrivait et veut garder un ton d’élégance, d’impérissable
richesse intérieure. Et on nomme Sable
mouvant : Fragments de ma vie.
Une autobiographie en une soixantaine de chapitres délibérément en
dents de scie, loin de tout pathos, truffée d’anecdotes amusantes et malicieuses mais aussi avec un certain mordant pour les travers de société. Sans
que jamais sa plume ne se départe de
la tendresse, de la compassion, d’une
douce complicité de la fraternité humaine. Tout en s’offrant le luxe d’envoyer des encoches et des piques acides
et fielleuses à bon escient.
Dans ce ton singulier, jamais alarmant,
jamais plaintif, il affronte un cancer de
poumon et plonge dans une introspection à la pointe des pieds, courageuse et
allègre. Au ton presque constamment
Fauché avec ses deux cents francs en
poche à 16 ans, Paris lui sert de tremplin pour affuter ses armes contre l’adversité, le manque et beaucoup de lacunes dans une éducation sommaire.
Ce qui ne l’empêche guère d’avoir des
considérations sur l’Europe, l’Afrique
ainsi que les gens de peu qu’il ne cessait de côtoyer avec sympathie et humanité. Mais comme un point de refuge, il revient constamment aux
livres, ses amis indéfectibles. Comme
un bréviaire, une boussole pour ne jamais perdre la route ou se perdre.
De Platon à Jules Vernes, des dessins dans les grottes au Radeau de la
Méduse de Géricault, de Miles Davis
à Beethoven, Henning Mankell, impénitent observateur et avide consommateur de toute forme d’art, déballe
un peu en vrac le fil de ses rencontres
intellectuelles marquantes. Un rapide
mais pertinent survol de tout ce qui l’a
fait réfléchir et vibrer.
Avec ses mots et sa littérature, Mankell
affirme, jusqu’au bout, « parler de la
joie de vivre ». Plus que de la lucidité et
de la clairvoyance, une belle leçon de
courage et d’appétit de vivre.
Edgar DAVIDIAN
VIII
Portrait
L'O r i ent L i ttér ai r e
n °114, j eu di
3
déc em br e
2015
Iman Humaydan : la vie au sein de la mort
R
omancière et journaliste libanaise, Iman
Humaydan est née en
1956 à ‛Ayn ‛Nūb (Aïn
Anoub), un village de
la montagne libanaise dans le district
d’Aley. Après une scolarité au Collège
universel d’Aley, elle poursuit des
études de sociologie à l’Université américaine de Beyrouth. Elle se dit nomade
et partage sa vie entre Paris et Beyrouth.
Depuis 2007, elle dispense des cours
de « creative writing » à l’Université
d’Iowa aux États-Unis et dirige actuellement le Centre PEN Liban, une association apolitique non gouvernementale
regroupant des écrivains et intellectuels
libanais qui militent pour la défense de
la liberté d’expression. Le Centre promeut également la littérature à travers
des projets multiples : rencontres internationales entre écrivains, conférences
et débats touchant particulièrement à
des problématiques du monde arabe,
ou l’organisation de cercles de lecture
dans différents endroits au Liban.
Elle publie son premier roman Bā’
mithl bayt mithl Bayrūt en 1997 chez alMasār. Traduit en français sous le titre
Ville à vif (éditions Verticales, 2003),
ce roman, polyphonique, raconte les
histoires de quatre amies habitant un
même immeuble situé près de la ligne
de démarcation qui séparait BeyrouthEst et Beyrouth-Ouest et décrit leur
lutte quotidienne pour exorciser la violence de la guerre civile. Dans Tūt Barrī
(al-Masār, 2001 ; Mûriers sauvages,
Verticales, 2007), la quête identitaire
de Sara s’articule autour de la disparition mystérieuse de sa mère. Ce roman
s’apparente à ce que Dominique Viart
définit comme « récit de filiation »
pour caractériser l’ensemble des textes
qui traitent de l’ascendance du sujet.
Contrairement au roman généalogique
qui va d’un ancêtre à sa descendance
et cherche à saisir une histoire collective à partir de parcours individuels, le
récit de filiation part d'un héritier problématique et inquiet à la recherche de
son ascendance dans le but de dévoiler, à travers une collecte des bribes du
passé, les silences de l’histoire familiale.
Son troisième roman, Hayawāt ukhrā
(al-Rāwī, 2011 ; Autres vies, Verticales,
2012), aborde aussi bien le sujet de
l’impossible oubli des séquelles de la
guerre que celui de l’émigration et la
tentative du retour. Myriam, dévastée
par la guerre – son frère meurt touché
par l’éclat d’un obus et son bien-aimé
est kidnappé – émigre avec ses parents
en Australie où elle essaie de se reconstruire sans y parvenir. Son retour, dans
les années 90, motivé par la récupération d’un héritage, sera l’occasion d’une
confrontation pénible avec soi et avec la
mémoire des lieux.
Dans Khamsūna grāman mina el-janna
(al-Saqi, 2016 ; Cinquante grammes de
paradis), le passé et le présent s’entremêlent. L’existence individuelle recoupe
les chemins de la grande histoire. Le
destin de Maya, la jeune artiste qui réalise un film, en 1994, sur la reconstruc-
© Tom Langdon
tion du centre-ville de Beyrouth croise
celui de Noura, la jeune femme syrienne
réfugiée au Liban, en 1978, pour avoir
écrit un livre révélant les dessous de
l’affaire du suicide de sa sœur suite à
une relation tumultueuse qu’elle avait
eue avec un général de l’armée. Dans un
appartement en ruines, Maya découvre
le coffre contenant des bribes de l’histoire de Noura et de son assassinat au
Liban. C’est finalement en partant à la
recherche de ses traces et de celles de
son fils que Maya, remontant de fil en
aiguille, découvre l’existence de Kamal
Firat, l’époux de Noura, un communiste originaire d’Izmir. Leur rencontre,
tout en consacrant l’enchâssement du
passé dans le présent, est tournée vers
l’avenir. Leur volonté commune de retrouver l’enfant adopté de façon illégale
par une famille vivant quelque part en
Europe est un acte de résistance.
Les romans d’Iman Humaydan dévoilent certains aspects propres à la
communauté druze du Liban comme
l’émigration du début du XXe siècle
en Amérique latine, l’élevage du vers à
soie ou la réincarnation… Ils mettent
surtout en exergue la lutte des femmes
contre des environnements oppressants.
La solidarité et les liens intimes que les
femmes tissent entre elles constituent un
rempart contre le machisme, les valeurs
de la société patriarcale et la violence
multiforme dont la plus pernicieuse
reste celle, invisible,
qui sévit au sein de
l’institution familiale ;
Pour ces femmes, le
souci existentiel primordial est la préservation de la vie au sein
même de la mort. La
condition existentielle
de la femme est un
thème récurrent. Pas
étonnant de la part de
celle dont les premières
lectures étaient les romans de Nawal al-Saadawi. Plus tard, elle
lira avec autant d’intérêt Ana ahya de Layla
Baalbaki ou Hikayat
Zahra de Hanan alShaykh.
La solidarité
et les liens
intimes que
les femmes
tissent
entre elles
constituent
un rempart
contre le
machisme,
les valeurs
de la société
patriarcale et
la violence
multiforme
En plus de ses romans,
Iman Humaydan a
dirigé un ouvrage collectif, Beirut noir, qui
regroupe des nouvelles
écrites par quatorze
auteurs libanais sur la ville de Beyrouth,
ouvrage commandé par une maison
d’édition newyorkaise (Akachic books,
novembre 2015).
À côté de son activité de romancière,
elle a participé à l’écriture des scénarios de deux films, Shatti ya dini (Viens
la pluie, 2011), réalisé par Bahij Hjeij et
Asmahan, une diva orientale (2013) du
réalisateur Silvano Castano.
Iman Humaydan est
très impliquée dans le
secteur public. De 2004
à 2011, elle a travaillé
auprès de l’Union européenne sur un projet de
coordination avec une
vingtaine de mairies dans
le Caza d’Aley afin d’y
introduire une approche
participative visant à
renforcer l’implication
des citoyens. Bien que
modeste, cette tentative
s’est heurtée à la réalité
et au très peu d’autonomie conférée aux institutions locales. Le projet de reconstruction
et de réhabilitation des
municipalités, soutenu
par la Banque mondiale
en 1993, qui prévoyait
le transfert de certains
pouvoirs administratifs
aux communes, est malheureusement resté lettre
morte. Nous constatons aujourd’hui,
remarque-t-elle, avec la crise des déchets, les conséquences désastreuses de
la politique centralisée du gouvernement.
Katia GHOSN
KHAMSŪNA GRĀMAN MINA EL-JANNA
(CINQUANTE GRAMMES DE PARADIS) d’Iman
Humaydan, el-Saqi, 2016
Romans
Le huitième péché capital McEwan : de quel droit ?
sa sœur Monica prend son travail de
femme de ménage et couche avec l’exflic – le tout en moins de six pages !
Cette cadence détraquée se poursuit :
Monica veut échapper à sa famille ;
Sunderson la cache dans sa maison de
ville ; les Ames se mettent à les traquer,
fous, furieux d’avoir perdu en la personne de Monica leur meilleure cuisinière : les coups de feu se multiplient,
les cadavres s’entassent. Puis les Ames
commencent à mourir par empoisonnement et l’on comprend que l’auteur
de ces crimes est un des membres de la
famille. Sunderson enquête.
PÉCHÉS CAPITAUX (FAUX ROMAN POLICIER)
de Jim Harrison, traduit de l’anglais par Brice
Matthieussent, Flammarion, 2015, 352 p.
L
a marque d’un grand romancier, c’est que même ses
« mauvais » livres ne le sont
pas réellement. Il peut parler
de tout et de rien, s’amuser aux dépens
du lecteur, lui offrir une intrigue absolument invraisemblable, digne d’un
roman à sensation, truffée de personnages grotesques et stéréotypés, sans
consistance aucune, et réussir pourtant à s’élever au-dessus de la matière
risible de son sujet pour créer quelque
chose de presque ensorcelant.
L’Américain Jim Harrison se montre à
la hauteur d’un tel défi. En effet, son
dernier ouvrage Péchés capitaux, une
parodie de roman noir plutôt grinçante que drôle, est une histoire de
meurtres, de viols, de vengeances et
d’incestes, tous incompréhensibles
autant qu’arbitraires. Égaré au milieu
de ce chaos, on retrouve l’inspecteur
Simon Sunderson, 66 ans, ex-flic divorcé, alcoolique, amateur de bonne
bouffe et obsédé sexuel que le lecteur
a déjà croisé dans le roman précédent
Grand Maître.
Désormais à la retraite, Sunderson
vient d’acquérir un chalet situé dans
une petite localité rurale du nord de
Michigan afin de se consacrer à la
pêche en eau douce, sa grande passion depuis l’enfance. Aussitôt installé, il découvre qu’il a de drôles de
voisins : la famille Ames, une bande de
sauvages qui engloutissent des litres de
vodka dès le matin et sèment la terreur
dans toute la région. Les membres de
ce clan, qui ont déjà commis d’innombrables meurtres, vols et arnaques,
vivent en dehors de toute loi et passent
Comme cet ex-flic ne s’intéresse pas
trop à la résolution de ces crimes (il ré© Michael David Friberg
pète souvent être fatigué, lassé de toute
leur temps à s’entretuer et à violer leurs cette affaire des Ames), il est légitime
femmes, filles, nièces et sœurs qu’ils se de supposer que même l’auteur ne croit
partagent en commun. Bien entendu, guère à son intrigue. En tout cas, l’intéles Ames sont une caricature outran- rêt du livre est ailleurs : dans les méditacière de ceux qu’on désigne commu- tions et les réminiscences de Sunderson,
nément par le terme péjoratif de white parsemées tout au long du roman et
trash (la population blanche extrême- qui en forment environ la moitié. À
ment pauvre et inculte de l’Amérique l’opposé des Ames, de simples pantins,
profonde), l’intention de Harrison – l’ancien inspecteur est un personnage
cet écrivain connaissant parfaitement des plus complexes et des plus vivants.
la vie rurale et scandalisé par le sort Il n’arrête pas de penser au divorce qui
que son pays réserve aux déshérités de a bouleversé sa vie, à son alcoolisme,
la société – étant probablement de ri- au sexe qui le maintient dans un état
diculiser la représentation fantastique de perpétuel esclavage, à la littérature
et discriminatoire que l’élite intellec- (c’est un flic très cultivé), à la vieillesse
tuelle et urbaine se fait des gens de la et à la mort. Traumatisé à dix ans par
campagne.
un sermon sur les Sept Péchés capitaux,
ce sujet revient l’obséder sur le tard et
Le déroulement de l’intrigue res- lui inspire le projet de rédiger un essai
semble plus à un dessin animé à la sur un hypothétique huitième péché, le
Tom et Jerry, enragé et sanglant, qu’à plus crucial à ses yeux, et dont toute
la trame d’un véritable roman policier l’humanité est coupable : la violence.
(d’ailleurs, l’ouvrage est sous-titré : Ainsi, délaissant les Ames, le roman se
Faux roman policier). Sunderson em- transforme en une ample méditation
bauche Lily, une jeune Ames, comme sur la violence, cette « tradition amérisa bonne ; elle est tout de suite tuée caine ancestrale » selon un des persondans un duel aux kalachnikovs l’op- nages du livre.
posant à son cousin qui la viole deTarek ABI SAMRA
puis son enfance ; immédiatement,
Le dernier roman
du Britannique Ian
McEwan met en
scène une magistrate
et un jeune homme
gravement malade
auquel son entourage,
refuse un traitement
médical. Une relation
se noue entre ces deux
personnages en tout
point dissemblables.
L'INTÉRÊT DE L'ENFANT de Ian McEwan, traduit de
l'anglais par France-Camus Pichon, Gallimard, 2015,
230 p.
F
iona Maye est juge aux affaires familiales à Londres.
Professionnellement,
tout
lui sourit : son travail est
largement reconnu et apprécié.
Sentimentalement, en revanche, rien ne
va plus : Jack, son mari, se plaint de ne
plus avoir de relations sexuelles avec
elle depuis sept ans. Il décide donc de
partir. Où ça ? Probablement chez sa
jeune statisticienne de vingt-huit ans,
Mélanie, dont le prénom, lance perfidement Fiona, n'est « pas si loin de celui d'un cancer de la peau incurable ».
La magistrate fait alors procéder au
changement des verrous de son appartement afin d'empêcher un possible retour de l'époux supposé infidèle.
L'intransigeance de la juge quand il
s'agit de vie privée n'a d'égal que celle
qu'elle manifeste dans l'exercice de
d'autre vainqueur que la justice, symbolisée ici par Fiona Maye.
© Jeremy Sutton-Hibbert / Getty images
son travail. Pour elle, il ne peut y avoir
d'autre horizon que celui de la loi. Et
quand il est question de droit familial, son domaine d'activité, impossible d'ignorer le fameux Children Act
de 1989, socle législatif stipulant que
« l'intérêt de l'enfant prime sur tout ».
Mais que vaut la philosophie générale
d'un texte au regard d'un cas particulièrement épineux ? Celui d'Adam
Henry, atteint d'une forme rare de
leucémie, l'est assurément. Pas encore
majeur, le jeune homme est donc toujours tenu d'obéir à ses parents. Or
ces derniers, membres des Témoins de
Jéhovah, ont décidé de s'opposer à la
transfusion de leur fils. Le corps médical a beau avancer que sans ce traitement c'est la mort assurée du patient,
rien n'y fait. Fiona décide alors de se
rendre au chevet du jeune malade afin
de rendre une décision qui veillera à
« l'intérêt de l'enfant ». Et tant pis si,
pour cela, il doit « être protégé contre
sa religion et contre lui-même ».
La rationalité froide du droit face à
la foi en une « justice » divine : voilà
ce qui est au cœur du roman de Ian
McEwan. D'un côté, ceux pour qui la
vie est une valeur suprême. De l'autre,
ceux pour qui la dignité de l'Homme
est absolument inaliénable. Si l'on admet que seul le droit peut permettre de
résoudre le différend, alors le combat
est joué d'avance. Il ne peut y avoir
Mais la réalité est-elle aussi basique ?
Assurément non. Celle qui « croyait
que ses responsabilités s'arrêtaient aux
murs de la salle d'audience » va retrouver une part enfouie de son humanité
grâce à Adam. Le jeune homme devient un grain de sable qui enraye la
mécanique bien huilée de la juge. Et
c'est précisément ce qui rend possible
la relation entre les deux personnages.
Fiona « cède » d'autant plus facilement
au jeune homme qu'elle est envoûtée
par les poèmes qu'il lui écrit de l'hôpital. Quand il ne cherche pas, à sa sortie, à pénétrer dans la sphère privée de
la juge. Mais l'histoire d'amour entre
cette dernière et l'adolescent ne durera
que le temps d'un baiser. De toute façon, le cancer d'Adam vient à nouveau
de se réveiller.
Après avoir signé des romans denses
où l'afflux de détails pouvait parfois détourner l'attention du lecteur,
Ian McEwan opte ici pour une forme
d'épure littéraire. Il en faut pour pouvoir aborder sereinement la réflexion
philosophique sur le fait religieux, sujet ô combien d'actualité. Les inconditionnels de l'écrivain britannique relèveront sans doute que l'évocation du
monde de l'enfance n'est pas une première dans son œuvre (L'Enfant volé).
Ils noteront aussi que l'auteur parle
souvent de couples en crise (Sur la
plage de Chesil, Solaire) et qu'il aime
l'idée d'un basculement provoqué par
la force d'un poème (Samedi).
Mais ils réaliseront sans doute aussi
que, livre après livre, l'écrivain britannique s'impose comme l'un des observateurs les plus fins de notre époque.
William IRIGOYEN
Gastronomie
Le miroir de la diversité
SAVEURS LIBANAISES d’Andrée Maalouf et Karim
Haïdar, Albin Michel, 2015, 176 p.
A
près Cuisine libanaise,
Andrée Maalouf, « passionnée de cuisine » et
Karim Haïdar, juriste devenu cuisinier, et tous les deux expatriés
en France depuis de longues années,
viennent d’ajouter encore un titre à la
bibliothèque culinaire libanaise déjà
bien fournie et de signer Saveurs libanaises. Même éditeur, même format,
autant de savoureuses photographies.
La couverture est ornée d’un bol plein
de boules de falafels « fraichement »
sorties de cuisson. Cette « saveur » qui
fut il y a quelques années
l’objet d’une polémique
nationaliste autour de sa
paternité entre Palestiniens
et Israéliens sans oublier
la fameuse ta’miya égyptienne, soulève le problème
de la particularité du manger libanais s’il en a une. © Loïc Nicoloso
À l’image de certains de ses aspects
constitutifs, le Liban parvient à offrir
une anthologie de diverses traditions
culinaires allant de la sphère turque
ou persane jusqu'aux bords du Nil. La
« contribution » libanaise, encore discutable, est peut-être à chercher dans
certaines compositions « maigres » de
la montagne et dans des produits de
base comme le bourghol (fin, blond ou
brun), la crème de sésame,
téhiné, ou la mélasse de
grenade.
Mais les auteurs le savent
quand même quand ils
revendiquent un « héritage
considérable venu de toutes
les terres du Levant (…) et
qui n’a de cesse d’évoluer,
de s’affiner et de s’amplifier depuis des siècles ». Ce
métissage continuellement amélioré par
le savoir-faire des chefs libanais, préfigure l’internationalisation du goût et
des plats dont parle Amin Maalouf qui
rédige encore la préface pour ce nouveau catalogue : « À vrai dire (la cuisine)
est de nos jours le visage le plus accepté
et le plus rassurant de la mondialisation.
Elle est le meilleur témoignage en faveur
de la diversité comme de l’universalité. »
Reste que la vérité est dans le plat avec
en ouverture le défilé traditionnel des
mezzés et, à tout seigneur tout honneur,
la tabboulé qui a fait le tour du monde,
en tête avec une variante qui ajoute la
coriandre et le piment vert à l’incontournable persil. Osons pour poursuivre
les mêmes falafels mais… aux crevettes,
les escargots tarator et pourquoi pas
la bonne vieille chicorée hendbé et ses
oignons dorés et croustillants. Dans
la rubrique des Kebbés, on s’eloigne
des classiques Kebbé au four à l’huile
d’olive ou autres boules à la graisse pour
l’arnabiyé aux oranges amères des villes
ou l’accompagnement des amandes ou
des noix, voire des boulettes farcies de
crevettes. Les plats de légumes privilégient les fèves (en fatté aux épinards),
les blettes (farcies de riz et de pois
chiches) et les topinambours, rappellent
la bonne vieille rechta aux lentilles ou
la succulente makhlouta avec ses quatre
graines (bourghol, haricots secs, lentilles
blondes et pois chiches). L’appétit monte
encore plus avec la viande qui se prépare en laban emmo (souris d’agneau au
yaourt chaud), avec les truffes du désert,
les feuilles de vignes aux cailles et la cerise qui progresse dans les plats libanais,
accompagnant ici le gigot d’agneau en
kafta. Pour le poisson, la samke harra
de Beyrouth est mise en vis-à-vis avec
celle de Tripoli sans oublier les rougets
aux fèves. Au dessert nous choisirons la
bassma (petits carrés de semoule farcis
à la pistache) et la bien nommée osmallié (l’ottomane) à la crème et à la rose.
Ajoutons à tout cela la composition réputée diététique de la cuisine méditerranéenne et libanaise pour dire deux fois
« santé ! ». Sahtein !
Jabbour DOUAIHY