Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature : un mémorial de la
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Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature : un mémorial de la
S upplément Jeudi 3 I mensuel décembre 2015 Numéro 114 - IXe année Paraît le premier jeudi de chaque mois, sauf exception III. Entretien avec Abdennour Bidar IV. Deux poètes iraniens lourdement condamnés V. Liban : 40 ans d’échecs et d’espoirs Édito Frankenstein L e monstre de Frankenstein, créé par la romancière Mary Shelley en 1818, ressemble étrangement à Daech, devenu l’ennemi public numéro un depuis les lâches attentats de Paris, perpétrés quelques heures seulement après la boucherie survenue à Beyrouth. Comme le géant de huit pieds fabriqué par le docteur Victor Frankenstein à partir d’ossements et de lambeaux de cadavres déterrés au cimetière, l’État islamique n’a pas été façonné ex nihilo : c’est un patchwork composé de repris de justice libérés des prisons syriennes, de mercenaires de tout poil, venus aussi bien de Tchétchénie que de Belgique, de paumés endoctrinés et de laissés-pour-compte de l’après-Saddam… Comme dans le roman gothique de Shelley, il a été construit par des apprentis sorciers irresponsables, à savoir le régime d’Assad, soucieux de diaboliser l’opposition, les États-Unis qui n’ont pas su tirer des leçons de leurs fiascos en Afghanistan et en Irak, certains pays du Golfe, bien connus pour leur soutien à l’islamisme radical, et la Turquie, nostalgique d’un Empire ottoman révolu. Comme la créature de Shelley, qui s’exprimait dans un langage décalé, les éléments de Daech se démarquent de leurs congénères, tiennent un discours déphasé et revendiquent un obscurantisme primitif. On connaît la suite : le monstre, baptisé Boris Karloff au cinéma, échappe à son créateur inconscient et dépassé par les événements. Pris de haine, mû par une sourde vengeance contre l’espèce humaine, il sème la terreur dans le monde pour « créer le désespoir »… « Je ne voyais en cet être que j’avais déchaîné au milieu des hommes, doué de la volonté et de la puissance de réaliser des projets horribles, que mon propre vampire, mon propre fantôme libéré de sa tombe », admet le docteur Frankenstein qui décide alors de traquer sa créature jusqu’au pôle Nord. Ce que le roman de Shelley ne raconte pas, c’est la mort du monstre de Frankenstein. L’anéantissement nécessaire de l’État islamique n’est pas pour demain. Trop d’intérêts contradictoires en jeu et de frilosité de la part des grandes puissances qui hésitent à envoyer des troupes au sol ; trop d’espaces à reconquérir, d’alliés infréquentables, de complicités secrètes, de sympathies locales, de voisins bienveillants, d’armes dans la nature, de fanatiques prêts à tout, de loups solitaires embusqués en Occident… « Personne, dans ma génération, n’en verra le bout », nous prévient Amin Maalouf dans Le Point. Il a raison : la route sera longue, le trajet douloureux. Il faudra songer un jour à juger le docteur Frankenstein. Au nom des victimes de sa créature. Alexandre NAJJAR Comité de rédaction : Alexandre Najjar, Charif Majdalani, Georgia Makhlouf, Farès Sassine, Jabbour Douaihy, Ritta Baddoura. Coordination générale : Hind Darwich Secrétaire de rédaction : Alexandre Medawar Correction : Yvonne Mourani Contributeurs : Tarek abi Samra, Gérard Béjjani, Antoine Boulad, Nada Chaoul, Nicolas Chevreau, Edgar Davidian, Lamia El Saad, Karim Emile Bitar, Samir Frangié, Katia Ghosn, William Irigoyen, Mazen Kerbaj, Henry Laurens, Chibli Mallat, Richard Millet, Jean-Claude Perrier. E-mail : [email protected] Supplément publié en partenariat avec la librairie Antoine. www.lorientlitteraire.com VI. La Sublime Porte, d'Abdal à Zaptié VII.Rencontre avec Vénus Khoury-Ghata VIII.Iman Humaydan : la vie au sein de la mort Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature : un mémorial de la souffrance et du courage L e 8 octobre 2015, le prix Nobel de littérature a été décerné à l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitch. Née en 1948, écrivant dans la langue de Pouchkine, elle connaît étroitement l’Ukraine où elle résidait en été, sous des soleils radieux, chez sa grand-mère. Ses œuvres couvrent la manière dont furent vécus des événements majeurs du soviétisme et de l’après-soviétisme : la guerre d’Afghanistan (1979-1989) dans Les Cercueils de zinc où des enfants de l’intelligentsia rurale naïfs, idéalistes et nourris des slogans du régime devenaient des assassins ; la catastrophe humaine et écologique de Tchernobyl (1986) qui mit en question le progrès de la science et de la technique dans La Supplication (1998)… Alexievitch a surtout dressé un grand tableau historique de la période, allant des famines des années 1930 à l’ère Poutine en passant par la Seconde Guerre mondiale et autres avatars, telle que ressentie par des témoins. La Fin de l’homme rouge avait connu le succès bien avant la récompense suédoise. Les livres ont accompagné la perestroïka, mais les personnages, auxquels Alexievitch donne la parole, ne lui sont pas particulièrement tendres. Pour se mettre à l’écoute de cette œuvre et en saisir pleinement la portée esthétique et cognitive, il faut la lire à l’écart d’une polémique oiseuse : la prestigieuse récompense lui a-t-elle été octroyée pour sa qualité littéraire ou en raison du « courage » de l’écrivaine, de l’importance d’une période où souffrance et vaillance ont rarement été aussi longues et aussi profondes ? De n’être pas une œuvre de fiction ou d’imagination n’enlève rien à l’intensité dramatique des témoignages recueillis. Comme si une histoire orale jaillie de protagonistes anonymes parsemés sur un vaste territoire et habituellement destinée à la disparition affirme sa teneur inaltérable et se fait une force de naître tout droit d’une réalité et d’en rendre fidèlement la terreur. Autre question adjacente et superflue : les confessions enregistrées ont-elles été retouchées par une main littéraire ou s’agit-il d’une fidélité journalistique à toute épreuve ? Le sens du récit, la mise au ban de la banalité, le passage des émotions aux sensations et du passé au présent, le désordre ordonné des souvenirs, l’assise réaliste… tout conspire Plus qu’une nouvelle, L’Étrange Bibliothèque s’apparente à un conte magique et inquiétant. Tout l’art de Murakami s’y condense en une sobriété nimbée d’absurde. Chaque témoignage commence avec quelque convention, puis invente son allure propre, imprévisible. Il pointe ses repères, charrie des souvenirs, des détails, des anecdotes. Il rapporte l’abominable (la cruauté des partisans dans leur guerre glorieuse, la mère qui noie deux de ses enfants pour sauver les autres...) et est plein d’histoires drôles (Les communistes, ce sont ceux qui ont lu Marx, les anticommunistes ceux qui l’ont compris). Le vécu intime, répondant aux événements et inscrit dans une plus ample collectivité, ne cesse de se prendre dans un jaillissement fougueux mais non dénué de rigueur puisqu’il soutient toujours l’intérêt. C’est là son économie propre et sa force de bouleversement. D.R. vers le pouvoir des témoignages à servir le réel par leur artifice propre, indéniablement attrayant. de destinées singulières, de souffrances plus que de joies, les protagonistes racontent les illusions de la période intérimaire où ils défendirent Gorbatchev et Prenant la parole, les voix choisies et Eltsine pour regretter maintenant une recueillies, essentiellement de femmes, grande puissance à laquelle ils étaient racontent dans La Fin de l’homme fiers d’appartenir, un soviétisme où se rouge un double désenchantement : résolvaient les identités nationales et celui de l’époque soviétique où elles religieuses, un régime qui prônait le connurent la famine, la dictature, la culte du sacrifice, le mépris de l’argent, terreur, la guerre (quand on n’y est l’altruisme… Le stalinisme et ses verpas, on s’y prépare), les privilèges de sions « végétariennes et tempérées » la Nomenklatura, les magasins vides, sous Khroutchev et « les vieillards du les interminables queues… et celui de Kremlin » furent atroces ou durs, tola période suivante où ce qu’on nomma talitaires et policiers, mais la chute de « les lois du marché » ne fut que pré- l’URSS donna lieu au pire et fut vécue texte au pillage du domaine public par comme une tragédie. La majorité vouune petite minorité, où la profusion lait quelques réformes, plus de liberté d’articles de consommation (parmi les- et plus de bien-être, mais la chute de quels le saucisson joue un rôle fétiche) l’édifice entier alla au-delà des pires ne compense ni l’anarchie, ni l’insécuri- craintes. « La Russie changeait et se dété, ni les inégalités flagrantes, ni la nou- testait en train de changer. » De l’échec velle peur diffuse et omniprésente… du socialisme prolétarien on passait au À partir de leurs perspectives propres, scandale du capitalisme sauvage. « Quand ils parlent de nous, ils disent : Pourquoi ils ont fait la révolution, ces crétins ? Mais moi je me souviens... je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brûlants… » Les témoins sont variés et on ne trouve pas parmi eux seulement les victimes et les désabusés, mais également ceux qui ont adhéré aux idéaux du changement de l’homme et de la société, au point d’y consacrer leurs vies : « Quand ils parlent de nous, ils disent: Pourquoi ils ont fait la révolution, ces crétins ? Mais moi je me souviens... je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brûlants… ». Dans le monde soviétique, le bourreau est lui aussi victime. Svetlana Alexievitch n’est pas une dissidente radicale. Elle reçut l’idéologie à l’école et à la maison. Auteure, elle interroge et s’interroge. Pour la période ultérieure, elle recueille la voix d’une « panthère et prédatrice » qui veut réussir dans le monde « fou » et « sauvage » du marché. « L’art de la parole est une tradition russe », affirme Alexievitch dans un entretien. Sans doute. Mais il faut convenir que les témoins appelés ont beaucoup lu. Les grands classiques russes de Pouchkine à Soljenitsyne, et de Tolstoï à Gorki. Ils citent les poètes contemporains : Mandelstam, Brodsky… L Est-ce « l’âme russe » dont le thème revient, en particulier sous la forme de la passion des femmes pour les hommes malheureux, qui prend ici la parole ? Les protagonistes ne cessent de la tisser et de l’effiler et, mythe ou réalité, elle fut nourrie aux meilleures sources littéraires. Les témoignages transcendent l’époque pour affronter les énigmes de la vie, de la mort, pour tenter de décrypter les fréquents suicides, pour donner sens à la souffrance. Ce « roman à voix », ce chœur tragique orchestré par Svetlana Alexievitch est indéniablement une œuvre capitale. Farès SASSINE LA FIN DE L’HOMME ROUGE OU LE TEMPS DU DÉSENCHANTEMENT de Svetlana Alexievitch, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud, 2013, 544 p. ŒUVRES (LA GUERRE N’A PAS UN VISAGE DE FEMME, DERNIERS TÉMOINS, LA SUPPLICATION) précédées d’un entretien avec Michel Eltchaninoff, THESAURUS, Actes Sud, 2015, 800 p. Nouvelle Murakami : l’épreuve de grandir ressources nouvelles pour retrouver sa liberté. Lorsqu’il s’inquiète pour ses proches qui n’ont pas de nouvelles de lui depuis un moment, le vieillard lui répond : « Chacun songe à ses propres affaires, chacun mène sa vie à sa façon. Il en va ainsi de ta mère, bien entendu, et de ton étourneau, également. C’est la même chose pour tout le monde. Le monde suit son cours. » L’ÉTRANGE BIBLIOTHÈQUE de Haruki Murakami, Illustrations de Kat Menschik, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2015, 72 p. ’Étrange Bibliothèque, nouvelle inédite de Haruki Murakami, vient de paraître. Bien que les illustrations de Kat Menschik accompagnent joliment le texte, elles ne réussissent pas à porter la densité énigmatique du récit. Un garçon venu rendre deux ouvrages à la bibliothèque municipale, demande à emprunter des livres qui traitent de la levée des impôts dans l’Empire ottoman. Ce sujet, qui lui traverse vaguement l’esprit, lui importe peu, mais comme « depuis tout petit, (il) avait été éduqué à (se) rendre à la bibliothèque et à y faire des recherches dès qu’(il) ignorait quelque chose », il n’hésite pas Dostoïevski est omniprésent dans les débats sur la liberté, sur le désir du bien qui aboutit au mal absolu, sur la noirceur de l’âme… Quand ils n’invoquent pas Taras Bulba ou Le Maître de Boulgakov, ils les répètent ou les revivent ou parlent comme leurs auteurs, témoin cette phrase à la Tchékhov : « J’ai accroché une icône dans un coin, et j’ai pris un petit chien pour avoir quelqu’un à qui parler. » La « civilisation soviétique » a permis la diffusion du livre et il ne cesse de surgir et de ressurgir comme un signe distinctif de la collectivité ou de son intelligentsia, à coté mais bien plus, que les films et la musique. « Nous avons grandi avec des mots. Avec la littérature », glorifiée ou interdite. © Per Folkver à se pencher sur la question ce jour-là. Les choses ne se passeront pas comme prévu, car pour trouver ces ouvrages, il faut descendre un curieux escalier, prendre un couloir obscur, s’adresser à un vieil homme antipathique, le suivre le long d’un labyrinthe pour accéder enfin à une petite salle de lecture. Les ouvrages sur la levée des impôts dans l’Empire ottoman ne sont consultables que sur place, dans cette petite salle située quelque part dans le dédale des soussols de la bibliothèque. Une fois dans la salle de lecture, le jeune garçon réalise qu’il a été « roulé » par le vieillard. Cette salle n’est qu’une horrible prison. Dans les romans de Murakami, la bibliothèque n’est pas un lieu anodin, mais constitue parmi d’autres éléments de son univers, un passage entre réalité et imaginaire, insouciance et âge adulte. Espace parallèle, tantôt refuge tantôt lieu de tous les dangers, la bibliothèque a cette dimension initiatique qui est le fil d’Ariane des œuvres du Japonais. Dans L’Étrange Bibliothèque, le désir de savoir se révèle extrêmement risqué, puisque le vieil homme attend que son prisonnier ait appris par cœur l’intégralité des ouvrages demandés pour lui dévorer le cerveau : « Lorsque le cerveau est bourré de savoir, il est particulièrement délicieux. Nutritif et consistant. » D’habitude consciencieux et obéissant, le garçon va voir ses repères s’effondrer et devoir puiser en lui des Confronté à l’épreuve de l’emprise et de l’emprisonnement, le garçon va devoir affronter ses angoisses d’enfant et assumer la nécessité de la transgression et du sacrifice. C’est dans cette étrange prison qu’il fera l’apprentissage de la solitude et devra accepter la perte pour grandir. Pris aux filets d’un vieillard dévoreur de cerveau dans le ventre de la bibliothèque, le garçon sera-t-il forcé de grandir avant l’âge ? Y-a-t-il un moment plus opportun qu’un autre pour basculer vers l’âge adulte ? Toujours est-il que pour celles et ceux qui s’aventurent de l’autre côté de la réalité et choisissent les sentiers silencieux, sombres et tortueux de la connaissance, même le livre le plus long, le plus passionnant et le plus érudit ne peut protéger de la réalité, ni retarder le moment où chacun doit faire face à la mort. Ritta BADDOURA II Au fil des jours L'image du mois Le point de vue de Karim Émile Bitar De quoi Poutine est-il le nom ? D ans son célèbre ouvrage Tolstoï ou Dostoïevski, paru en 1960, l’éminent critique littéraire de Cambridge George Steiner soulignait que pour connaître le secret du cœur d’un homme ou d’une femme, il suffisait de lui demander lequel D.R. des deux auteurs avait sa préférence, tant il est vrai que chacun des deux géants de la littérature russe incarnait une vision du monde et offrait une interprétation de la politique, de l’histoire et de la condition humaine radicalement différente de celle de l’autre. Spécialiste de Tolstoï à l’université de Virginie, Andrew Kaufman a soutenu plus récemment dans The Daily Beast que Vladimir Poutine, qui apprécie les deux écrivains, a malheureusement privilégié la tradition de Dostoïevski, celle de la croyance en un exceptionnalisme russe, porteur d’une mission de régénération et d’unification du monde slave, plutôt que la tradition humaniste et universaliste de Tolstoï, embrassant la diversité du monde par-delà les différences de culture, de nationalité ou de religion. Si seulement Poutine avait adopté la vision de Tolstoï, nous dit Kaufman, il aurait sauvé son âme et la situation géopolitique de la planète serait bien différente. Chez Tolstoï, aucun nationalisme cocardier, aucun roulement de tambour, aucun triomphalisme messianique, mais un patriotisme respectueux de l’égalité et de la dignité des peuples. Pour lui, et c’est d’ailleurs là la grande leçon de Guerre et Paix, la force vient de l’humilité et non pas de l’hubris, de la grande fraternité de l’esprit plutôt que d’une volonté de s’imposer brutalement aux autres, de la résistance digne face à l’adversité plutôt que du renoncement aux valeurs morales. Tolstoï avait compris qu’en jouant les matamores, en faisant étalage de ses muscles et de sa virilité machiste, on allait au-devant de bien des déconvenues et qu’on plantait en fait les germes de sa propre destruction. Comme l’a montré l’historien Paul Kennedy, dans toute l’histoire des empires, on retrouve une constante : l’hubris entraîne la surextension (imperial overstretch), qui elle-même provoque le déclin. Si l’Amérique est aujourd’hui contrainte de se retrancher temporairement et de se recentrer sur ses problèmes intérieurs, c’est également parce qu’une croyance béate en l’exceptionnalisme américain et un nationalisme chauvin (jingoism) l’avaient conduit, sous l’administration Bush-Cheney, à surestimer ses forces et à s’embourber dans des guerres aussi inutiles que destructrices pour son image, ses finances publiques et sa stature internationale. La blessure du 11 Septembre avait conduit l’Amérique à plonger tête baissée dans le piège tendu De quoi Poutine est-il le nom ? Du retour en force, sur la scène internationale, d’un nationalisme intransigeant, d’un autoritarisme débridé, d’une volonté, au nom du refus de l’humiliation, de faire étalage d’une puissance surjouée, peut-être pour masquer la crainte d’une impuissance réelle, liée à un affaiblissement structurel, démographique et économique de la Russie. À court terme, les politiques musclées de Poutine, son pragmatisme froid, son réinvestissement de l’espace eurasiatique, son bras de fer psychologique avec l’Occident peuvent engranger des résultats spectaculaires, mais il y a fort à parier qu’elles ne finissent à moyen terme par susciter un retour de bâton dont la Russie ne manquerait pas de payer le prix. Entre-temps, le poutinisme triomphe, non seulement en Russie, mais sur la scène internationale, où percent un peu partout des hommes dont le tempérament répond aussi à plusieurs des critères que Theodor Adorno avait notés dans ses Études sur la personnalité autoritaire. Confrontés à des crises géopolitiques, économiques, identitaires, les populations recherchent désespérément des hommes forts et des postures viriles, certains sociologues parlent même de « demande despotique ». Shinzo Abe au Japon, Narendra Modi en Inde, Erdogan en Turquie, et à leur manière Donald Trump aux États-Unis ou Sarkozy et Valls en France, s’efforcent de répondre à cette soif d’autorité, avec maints effets de manche et coups de menton, qui à défaut de faire avancer le schmilblick, viennent donner aux populations apeurées l’illusion que dans un océan qui tangue, il y a un capitaine à la barre, fut-il un fier à bras égocentrique sans la moindre vision d’avenir. Karim Émile Bitar, professeur associé à l’USJ, directeur de recherche à l’IRIS et directeur de la revue L’ENA hors les murs Actualité Les prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco Fondé il y a bientôt 50 ans, le prix littéraire Prince Pierre de Monaco a été remis le 6 octobre dans la principauté, D.R. sous la présidence de SAR la princesse Caroline de Hanovre. Dans sa sélection où ne figuraient que des femmes, le jury, composé d’académiciens français et Goncourt, avait fait preuve d’une certaine audace, en nommant Amélie Nothomb ou Fred Vargas. Finalement, c’est Chantal Thomas, plus « sage » et plus consensuelle, qui l’a emporté, récompensée pour l’ensemble de son œuvre. La Bourse de la découverte a été remise à Jean-Noël Orengo, pour son premier roman-fleuve La Fleur du capital (Grasset), sur un sujet assez « décoiffant », le tourisme sexuel en Thaïlande. Et le coup de cœur des lycéens monégasques est allé à Etienne Guereau pour Le Clan suspendu (Denoël), un roman « écologique » qui flirte avec le fantastique. Ahmed Nagi devant le tribunal En raison d’extraits de son roman publiés dans Akhbar al-Adab, le jeune écrivain égyptien Ahmed Nagi a été déféré par le Parquet du Caire devant le tribunal pénal pour « atteinte aux bonnes mœurs ». Une démarche choquante qui contredit la L liberté de création pourtant consacrée par l’article 67 de la Constitution égyptienne de 2014. Ahmad Beydoun récompensé À l’occasion de la 4e session du programme « Dialogues tunisiens », la Fondation Ahmed Tlili pour la Culture démocratique et l’Institut suédois d'Alexandrie, ont récompensé l’écrivain et sociologue libanais Ahmad Beydoun, « en hommage à ses contributions au service de la culture démocratique ». Les frères Douaihy à l’honneur Le Ministère libanais de la Culture a décerné son premier Prix du Roman à Antoine Douaihy. Pour sa première édition, le Prix Saïd Akl de littérature a été remis à la NDU à notre collaborateur Jabbour Douaihy (section prose) et à Salman Zeineddine (section poésie). © Joe Kesrouani, The Wall In Koli Jean Bofane et Miguel Bonnefoy lauréats du Prix de la Francophonie Le Prix des Cinq continents de la Francophonie, décerné par un jury présidé par Le Clézio, prix Nobel de littérature, et composé d’auteurs de renom, dont la D.R. Libanaise Vénus Khoury-Ghata, vient d’être attribué à l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane pour son roman Congo Inc. Le testament de Bismarck paru aux éditions Actes Sud. Le jury a également Joseph Safieddine récidive Le talentueux scénariste francolibanais Joseph Safieddine, dont le Yallah Bye (Le Lombard) avait été très bien accueilli, a récemment signé L’Enragé du ciel (Sarbacane), illustré par Loïc P.Guyon, qui nous raconte les aventures de Roger Henrard, son arrière-grand-père, intrépide pilote d’avion, photographe aérien et grand séducteur, depuis son ascension au sein de l’entreprise familiale à ses faits d’armes durant la Seconde Guerre mondiale, en passant par ses pérégrinations en Algérie. Un régal ! Francophonie octroyé une mention spéciale à Miguel Bonnefoy (Venezuela), invité au dernier Salon francophone de Beyrouth, et a salué les grandes qualités d’écriture de son roman Le Voyage d’Octavio (éditions Rivages). La Francophonie en deuil Quatre États francophones, le Liban, la France, le Mali et le Cameroun, ont été ébranlés au cours du mois de novembre par des attentats terroristes meurtriers, et la Belgique se trouve en état d’alerte et d’urgence maximale. L’expert francophone, Geoffrey Alain Dieudonné, venu former les Administrateurs parlementaires Actu BD Claire Bretécher s’expose L'auteure des Frustrés et d'Agrippine est à l’honneur en cette fin d'année. Une grande exposition rétrospective lui est consacrée à la BPI de Beaubourg jusqu’au 8 février 2016 et une exposition-vente d'une centaine d'originaux aura lieu à la Galerie Huberty-Breyne à Paris du 10 décembre 2015 au 16 janvier 2016. Les 70 ans de Lucky Luke Pour célébrer les 70 ans de Lucky Luke, plusieurs événements sont prévus en 2016 : l'exposition à Angoulême en janvier (avec 120 originaux de Morris), deux « albums hommage » conçus par Matthieu Bonhomme et Guillaume Bouzard, et maliens, a été tué au cours de la prise d’otages du Radisson de Bamako. « Il nous faut résister, mobiliser toutes nos voix, toutes nos forces, citoyennes, nationales et internationales, au nom de cet humanisme intégral que nous défendons, des valeurs de paix, de liberté et de démocratie qui nous lient. Le terrorisme sera vaincu par nos actions collectives et de coopération que nous poursuivrons avec la même volonté et sans relâche contre les abominations de ces tueurs qui souhaitent nous isoler, casser le progrès de tous nos efforts, et nous déstabiliser », a commenté Michaëlle Jean, Secrétaire générale de la Francophonie. un nouvel album signé Jul et Achdé, à paraître en novembre. Bons baisers d’Iran Après les bandes dessinées sur l’Iran comme celles de Marjane Satrapi (Persépolis) ou d’Amir et Khalil (Zara’s paradise), on croyait avoir fait le tour de la question. Avec Bons baisers d’Iran, Lenaïc Vilain réussit à nous surprendre : il nous fait découvrir Téhéran, Ispahan et Chiraz à travers les yeux naïfs d’un couple de touristes français et nous emporte dans un récit plein d'humour et de rencontres ! Bande dessinée Destins croisés LES ÉQUINOXES de Cyril Pedrosa, Dupuis, 2015, 336 p. D epuis son entrée dans la collection « Aire libre » des éditions Dupuis, la production de Cyril Pedrosa donne le sentiment d'une éclosion. Il y débuta avec Portugal, une autofiction dense relatant le séjour au Portugal d'un auteur de bande dessinée à la recherche d'un retour à des sources qu'il n'a au fond jamais connues. Il avait alors proposé un graphisme mêlant à sa virtuosité d'ancien animateur des studios français de Disney, un traitement plastique innovant, fait d'effets d'aquarelle et de transparences, faisant s'entremêler et se superposer les différents éléments qui composent ses dessins. Cyril Pedrosa revient aujourd'hui avec un récit strictement fictionnel : Les Équinoxes. Fort de plus de 300 planches, cet album ample s'intéresse à tour de rôle au destin de nombreux personnages pour mieux les croiser ensuite. Il y a deux manières d'englober un monde dans une histoire : chercher l'universel dans un destin individuel, ou élargir le champ d'étude et élaborer un récit choral. C'est le choix de Pedrosa Auteur 1 Mathias Énard 2 Charif Majdalani Le Prix Ziryab à Stéphane Bahic 3 Lamia Ziadé Le prix littéraire Ziryab, récompensant 4 Delphine de Vigan chaque année un livre de gastronomie, 5 Guillia Enders a été attribué à Stéphane Bahic pour 6 Amal Makarem Le Sel de ré (éditions Contrepoint) dans le cadre du Salon du livre 7 Nathalie Azoulai francophone de Beyrouth. Le livre 8 Boualem Sansal de Guy Savoy, Savourer la vie 9 Lina Murr Nehmé (Flammarion), a reçu la mention 10Farid Chehab spéciale du jury. dans Les Équinoxes. Un vieil homme abandonnant son engagement écologiste alors que cet activisme avait structuré sa vie. Son fils qui reprend le flambeau et assiste à l'immobilisme du père. Une lycéenne, fille de famille décomposée, découvrant ses premiers émois artistiques. Son père à la solitude paralysante. Un technicien de chantier en fin de carrière... Le récit choral de Pedrosa joue à tisser des liens entre ces personnages. À la manière d'un Cédric Klapish auquel on aurait retiré la légèreté. Car Cyril Pedrosa, pour décrire la condition de ses personnages, ne veut pas tricher. Il n'y ajoutera pas sans raison une pincée de frivolité. Il s'agit pour ses personnages non pas de finir heureux, mais de trouver leur juste place et leurs justes actions dans ce monde. Ce n'est pas une mince affaire lorsqu'ils sont, comme dans Les Équinoxes, autant le fruit de leur appartenance sociale que de leur condition personnelle. Le risque était grand de perdre le fil à force de fixer sa caméra sur l'un ou l'autre. Il fallait du ciment qui raccroche ces histoires individuelles entre elles. Ce rôle est tenu par le personnage d'une jeune femme photographe : elle croise leur route le temps d'un instant furtif. Les clichés volés qu'elle tire de chacun, les interprétations qu'elle en extrapole, évoquent sans difficulté la position de Pedrosa lui-même face à ses personnages. L'album alterne les pages de texte, parfois denses, et les planches de BD, impliquant un accord tacite entre l'auteur et le lecteur : celui de prendre le temps de s'attarder, de faire des arrêts sur images, et d'accepter que le flux narratif soit interrompu pour mieux creuser les personnages. Ajoutons à cela une série d'interludes qui rythment l'album, mettant en scène un jeune enfant sauvage, solitaire qui, au fil des séquences, apprend à se rapprocher des autres humains : le récit choral prend alors sens, et se révèle être une ode aux liens. Ralph DOUMIT Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine Titre BOUSSOLE VILLA DES FEMMES Ô NUIT, Ô MES YEUX ! D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE LE CHARME DISCRET DE L’INTESTIN PARADIS INFERNAL TITUS N’AIMAIT PAS BÉRÉNICE 2084 LA FIN DU MONDE FATWAS ET CARICATURES DU BONHEUR ET DES IDÉES n °114, j eu di 3 déc em br e 2015 Agenda a première Biennale des photographes du monde arabe contemporain se tient jusqu’au 17 janvier 2016 dans huit lieux d’exposition différents à Paris. L’événement est porté conjointement par la Maison européenne de la photographie et l’Institut du monde arabe. Parmi les nombreux photographes exposés, on retrouve le Libanais Joe Kesrouani avec sa série Beirut Walls (2011-2015) qui interroge les limites d’une architecture démesurée et frénétique dans Beyrouth. En capturant la cité de son enfance, il retrace depuis 1999 l’histoire urbaine d’une ville dévorée par ce phénomène immobilier. Caroline Tabet sera aussi présente à la galerie Binôme au sein d’un projet intitulé « Discours de la lumière ». www.biennalephotomondearabe.com par Ben Laden. Le maximalisme et la bien mal pensée « guerre globale contre le terrorisme » ont eu pour effet d’approfondir les lignes de faille et de démultiplier les situations de chaos sur lesquels le terrorisme prospère. C’est aussi une blessure narcissique profonde, celle de l’humiliation des années Eltsine, qui fait naître aujourd’hui un revanchisme russe dont nous voyons les conséquences en Ukraine et en Syrie. Dans un Moyen-Orient qui a souffert des interventions occidentales irréfléchies, beaucoup voient le retour de la Russie comme un nécessaire rééquilibrage, qu’ils accueillent favorablement. Mais n’est-on pas en train de répliquer un même schéma pernicieux qui depuis le XIXe siècle fait de cette région un éternel champ d’affrontement des puissances ? L'O r i ent L i ttér ai r e Éditions Actes Sud Seuil P.O.L. J.-C. Lattès Actes Sud L’Orient des Livres P.O.L. Gallimard Salvator Antoine Le Salon du livre arabe de Beyrouth La 59e édition du Salon du livre arabe de Beyrouth se tiendra jusqu’au 10 décembre au Biel. Ce Salon, qui rassemble 190 maisons d’édition arabes, dont 120 libanaises, accueillera conférences, tables rondes, signatures et spectacles. Parmi les auteurs présents : Alain Gresh, dont L’Islam, la République et le monde vient d’être traduit en arabe aux éditions Saqi, Élias Khoury (le 4/12 à 17h chez Dar al-Adab), Rachid Daïf (le 4/12 à 18h chez Saqi), Abbas Beydoun (le 5/12 à 18h chez Saqi), Fawaz Trabousli (le 7/12 à 18h chez Saqi) et Saoud el-Maoula (le 6/12 à 18h chez Saer el-Machreq). Mémoires des pierres L'exposition Memories of Stones du peintre et lithographe MohamadSaid Baalbaki à la Galerie Agial présente trois livres réalisés par l’artiste, comportant ses lithographies accompagnées de textes de Gregory Buchakjian, Marwan Kassab Bachi et Valérie Cachard. L’exposition se prolongera jusqu’au 4 décembre. Le prix Phénix à Lamia Ziadé et Zeina Abirached D.R. Le prix Phénix de littérature 2015 a été attribué à Zeina Abirached pour Le Piano oriental (Casterman) et Lamia Ziadé pour Ô nuit, Ô mes yeux ! (P.O.L.). Le prix sera remis aux deux lauréates lors d’une cérémonie organisée le 7 janvier prochain au siège de la Banque Audi, sponsor du prix. Adieu à... Christine Arnothy Née à Budapest en 1930, auteure d’une quarantaine de romans, dont Toutes les chances D.R. plus une, prix Interallié 1980, Christine Arnothy vient de s’éteindre. Elle avait également écrit pour le théâtre, le cinéma et la télévision. Henning Mankell Écrivain suédois de renom, auteur de la célèbre série Kurt Wallander, Henning Mankell est décédé à l’âge de 67 ans, emporté par un cancer. Il partageait sa vie entre la Suède, le Mozambique (où il soutenait une troupe de théâtre) et Antibes. En 2010, il a participé à l'expédition organisée par des groupes activistes en faveur de Gaza. Gamal al-Ghitany D.R. Écrivain égyptien, fondateur de la revue littéraire Akhbar alAdab, auteur de plusieurs romans remarqués, dont Zayni Barakat et Le Livre des illuminations, Gamal al-Ghitany s’est éteint à l’âge de 70 ans. Dessinateur de tapis à 17 ans, autodidacte, il devint reporter de guerre à 23 ans, puis opposant politique, incarcéré en 1966-1977 pour avoir critiqué le régime de Nasser. Lauréat du prix du Nil pour l’ensemble de son œuvre, il est l’écrivain arabe le plus traduit en français après Naguib Mafhouz. André Glucksmann Intellectuel engagé et figure du mouvement des « nouveaux philosophes », André Glucksmann est décédé à 78 ans. Il avait fait de la dénonciation des crimes du communisme et du totalitarisme le combat de sa vie. L'O ri en t L i tté r a i r e n °114, je udi N ormalien, agrégé et docteur en philosophie, auteur de très nombreux ouvrages qui interrogent l’islam et la place du sacré dans le monde actuel, intellectuel surmédiatisé depuis les tragiques événements de janvier 2015 et plus récemment, du 13 novembre 2015 à Paris, Abdennour Bidar est sur tous les fronts. Il est chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité au ministère de l'Éducation nationale et au Haut Conseil à l'intégration, membre de l'Observatoire de la laïcité, et membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Il a produit et animé des émissions sur France Inter et il a repris, en janvier 2015, l'émission Cultures d'islam sur France Culture, après la disparition de son créateur Abdelwahab Meddeb. 3 dé ce mb re Abdennour Bidar : plaidoyer pour une démocratie spirituelle janvier prochain. Mais en même temps, face à la gravité de ce qui s’était produit en janvier dernier et recommence aujourd’hui, il me semble que j’ai une responsabilité importante : il faut prendre la parole et répondre présent. « Du côté des croyants, on met en pratique de façon mécanique, un prêtà-penser religieux. » Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui les combats qui lui tiennent à cœur, et qu’il est heureux de pouvoir aborder de façon approfondie, lui qui stigmatise la superficialité des prises de paroles à chaud et des débats télévisés qui visent à faire spectacle plus qu’à favoriser la réflexion. Il s’était d’ailleurs imposé un « jeûne médiatique », suite aux événements de janvier dernier, jeûne qu’il est à présent forcé de rompre suite à l’urgence créée par les tragiques tueries de novembre. Rencontre de haut vol avec un penseur audacieux, qui prend tous les risques, qui souhaite redonner sens à la fraternité et qui appelle de ses vœux un existentialisme musulman. À propos de votre forte exposition médiatique depuis le début de cette année, vous vous êtes récemment exprimé sur le mode du regret, déclarant qu’elle vous obligeait à quitter votre posture de philosophe pour endosser celle de l’intellectuel engagé. C’est donc difficile à vivre pour vous ? Je corrigerai ces propos en disant que je ne crois pas avoir jamais quitté ma posture de philosophe et qu’à l’inverse, je mets ma compétence de philosophe au service de mon engagement. Le sujet de fond qui alimente ma réflexion depuis des années n’a pas changé et concerne la place du sacré et le devenir de la religion dans notre monde actuel ; mais il se trouve que ce sujet intéresse de plus en plus de personnes. En raison de l’émotion qui a accompagné les tragiques événements de janvier et de novembre 2015, on observe un effet « viral » : ma Lettre ouverte au monde musulman rédigée quelques mois auparavant, a été partagée des milliers de fois, s’est répandue partout comme une traînée de poudre. Et je suis sur-sollicité par les médias, avec le risque du ressassement, de l’usure, de la perte de sens, de la superficialité qui va avec le commentaire à chaud de l’actualité immédiate. J’avais donc décidé d’arrêter de répondre, de faire une cure de silence, une sorte de « jeûne médiatique » qui durerait jusqu’à III Entretien 2015 Qu’est-ce que vous a donc apporté sa pensée dans votre réflexion sur la sclérose de l’islam ? Elle m’a apporté des avancées sur trois points essentiels. Tout d’abord, Iqbal est le premier à avoir l’audace de dire que le Coran n’est pas un texte légal. L’islam qui devient une religion de la loi, c’est une trahison de l’esprit du texte ; l’islam n’est donc pas à la hauteur de son texte fondateur. Deuxièmement, Iqbal questionne l’identité de Dieu dans un sens résolument moderne, et fait de Dieu la figure archétype de ce qu’il appelle notre individualité ultime. Il casse ainsi la représentation qui est celle de la tradition islamique selon laquelle l’homme est soumis à Dieu. La relation entre l’homme et Dieu cesse donc d’être celle d’une simple soumission et entre dans un mouvement dialectique. Troisième point important, Iqbal pose une question qui peut paraître étrange : la religion est-elle Ce rapt que vous évoquez a sans doute beaucoup à voir avec des enjeux politiques. Oui, bien sûr et comme n’importe quelle religion, l’islam a été instrumentalisé par un double appétit de pouvoir complice, celui des chefs politiques et celui des religieux constitués en castes, les imams, les ulémas, les mollahs. Ainsi la religion est devenue une fabrique de domestication de l’humain, un empire de la soumission. « La religion est devenue une fabrique de domestication de l’humain, un empire de la soumission. » Le penseur Mohammed Iqbal a joué un rôle important dans votre cheminement intellectuel. Qui estil, comment l’avez-vous « rencontré » et pourquoi a t-il pris cette place dans vos travaux ? Iqbal est un amour de jeunesse. Ma mère qui s’était convertie à l’islam de tradition soufie, lisait Iqbal dans les traductions d’Eva de Vitray Meyerovitch. Ses écrits nourrissaient sa quête de sens et son questionnement spirituel. J’ai donc toujours entendu parler d’Iqbal. Puis au début de ma carrière intellectuelle, j’ai eu besoin de lui pour penser la réforme de l’islam, la confrontation de la culture musulmane aux propositions de la modernité occidentale. Iqbal a lu Nietzsche et a compris l’événement considérable que représentait la « mort de dieu », événement historique, existentiel, ontologique, qui oblige à repenser la condition humaine à partir de ses fondements, à repenser l’assujettissement de l’homme à des dieux quels qu’ils soient. Iqbal voit de quelle manière Nietzche bouleverse tout un cheminement intellectuel et philosophique qui a été celui de l’Occident depuis les Lumières. J’ai fait ma thèse de doctorat sur Iqbal et j’ai publié en 2010 un ouvrage intitulé L’Islam face à la mort de Dieu qui reprend et explicite les points essentiels de sa pensée. Iqbal est un philosophe d’importance majeure, très peu connu par les intellectuels français. Oui, il y a eu trahison des idéaux à différents moments de l’histoire, et trahison actuellement parce que l’Occident est la locomotive d’un monde de plus en plus inégalitaire. Mais je m’intéresse moins à cette dimension-là qu’à la dévitalisation intellectuelle de l’Occident qui aboutit à l’état de panne sèche dans lequel on se trouve aujourd’hui. L’Occident a voulu proposer au monde entier un projet de civilisation, être le cap de la civilisation humaine, mais il n’a plus rien en magasin. C’est pour cela, me semble-t-il, que mon travail est important : il s’agit de redonner une dimension spirituelle aux notions, centrales dans la pensée occidentale, de liberté, d’égalité, de fraternité ; et de construire un humanisme spirituel partageable, que j’essaie pour ma part d’extraire de la substance historique de l’islam. Parce que ce chantier-là, l’Occident ne va pas le mener seul, il faut que nous le menions tous ensemble. Ma question est : qu’y a t-il d’humaniste dans l’islam qui peut apporter une contribution dans la discussion mondiale qui vise à penser une nouvelle vision de l’homme ? D.R. possible ? Question hyper actuelle, terriblement moderne, et que l’on pourrait formuler autrement : est-ce que la religion peut encore servir de support à la vie spirituelle de l’humanité ? Donc il y a là une disjonction entre le religieux et le spirituel ; il est le premier, dans l’islam, à opérer cette disjonction. À partir de tous ces éléments, vous élaborez le concept de « fidélité infidèle » sur lequel il serait utile de revenir. Mon travail philosophique est toujours à la fois critique et créateur, c’est-à-dire qu’il consiste toujours à déconstruire pour reconstruire. Et ce travail critique, je l’engage autant vis-à-vis de l’islam que vis-à-vis de la modernité occidentale. Or je constate l’évacuation complète des questions religieuses et parfois même, des héritages religieux, chez les penseurs de la modernité occidentale. Ce que je trouve intéressant chez Iqbal et que je reprends à mon compte, c’est qu’il y a en effet beaucoup de choses dépassées dans les héritages religieux, qu’il faut évacuer. Mais en même temps, on ne peut pas travailler ex-nihilo ; il importe donc de récupérer dans le religieux tout un matériau symbolique et d’assumer ainsi une certaine fidélité à cet héritage. Dépasser et récupérer, cette dialectique est importante et c’est cela, la fidélité infidèle. Il est vrai qu’il y a un énorme travail à faire face au dogmatisme musulman, mais je sais que la modernité occidentale est aussi très en souffrance, culturellement et spirituellement. On est dans des zones de très grand désarroi idéologique : il n’y a plus aucun projet collectif, plus de force de proposition politique, plus de grands intellectuels ou presque, aujourd’hui en France. Ossification et dogmatisme du côté de l’islam, désarroi idéologique occidental, il importe de penser les deux réalités simultanément. Or il me semble que vous n’êtes entendu que lorsque vous questionnez l’islam. Oui, c’est exact et cela me met très en colère. L’intellectualité occidentale et française est avide d’entendre une critique de l’islam, mais elle se montre autiste quand un penseur de culture musulmane tel que moi lui demande des comptes sur elle-même ou lui propose des pistes de réflexion. À titre d’exemple, je publie en 2012 Comment sortir de la religion, ouvrage dans lequel je questionne, notamment à partir de l’islam, le sens que l’Occident donne à la modernité et qui aboutit au vide idéologique actuel. Et bien il n’y a pas un seul intellectuel français qui entre en discussion avec moi à ce propos. De même, dans ma Lettre ouverte au monde musulman, la critique est à double détente, elle s’adresse aussi au monde occidental, mais on n’en retient que le volet qui concerne l’islam. Ma pensée se centre sur la notion de sacré qui est le rendez-vous commun aux deux crises. D’un côté on a un sacré fossilisé qui enferme, de l’autre un sacré dilué qui s’absente. On devrait en profiter pour prendre conscience que la crise de l’un doit être regardée dans le miroir de l’autre. Le sacré doit être repensé afin de servir de support à la vie spirituelle et de permettre une sortie de l’impasse actuelle dont les deux termes sont l’hyper religieux rigide et le matérialisme d’un monde occidental complètement horizontal. Peut-on dire que l’Occident trahit ses idéaux, que son comportement n’est pas à la hauteur des valeurs dont il s’est fait le héraut ? Abdel Wahab Meddeb avait déjà posé les jalons de la réflexion que vous prolongez quant à la « maladie de l’islam ». Vous écrivez que cette maladie trouve ses racines très tôt dans l’histoire puisque les docteurs de la loi islamique ont décrété dès le IVe siècle de l’hégire, que l’interprétation du texte coranique était leur propriété privée. Oui, en effet, mais l’essentiel de mon travail n’est consacré ni à la critique de la tradition historique ni à l’exhumation des richesses passées de l’islam, et c’est en quoi je me différencie de Meddeb. Je ne me réfère au passé que pour essayer d’ouvrir des pistes au présent. Par exemple, je reprends un verset du Coran où il est dit que « Dieu fait d’Adam son calife sur terre ». Hier, cela signifiait que l’homme était le lieutenant de Dieu sur terre – donc soumis à Dieu ; je suggère que cela pourrait signifier que l’homme est l’héritier, le successeur de Dieu. Il y a donc un scandale théologique contenu dans cette phrase. Notre civilisation connaît une crise de la toute puissance et ce concept de l’homme comme héritier de Dieu pourrait constituer le socle d’une nouvelle spiritualité. Le Prophète Mohammed est un génie spirituel mais il a été, à mon sens, trop en avance sur son temps ; son inspiration prophétique a été dévoyée pour être remplacée par des dogmes, des préceptes, des normes. D’une religion de l’autonomie de l’être humain, on a fait une religion de la servitude. Cette notion de soumission est centrale dans votre réflexion puisque vous appelez de vos vœux un islam sans soumission. Mais c’est une quasi révolution copernicienne, non ? Oui sans doute. Je me vois comme l’artisan d’une démocratie spirituelle, je travaille pour que l’idéal démocratique passe aussi par le spirituel. L’Occident a fabriqué des démocraties politiques. En renversant le pouvoir des religieux on peut fabriquer des démocraties spirituelles. Pour cela, il faut combattre la « sainte ignorance »… L’un des grands maux de notre époque est l’absence de toute culture spirituelle authentique. Du côté des athées, on ignore tout du spirituel. Du côté des croyants, on met en pratique de façon mécanique, un prêt-àpenser religieux. Le religieux devient ainsi le grand ennemi du spirituel. Finalement, c’est à une réappropriation individuelle de la religion que vous appelez, et que vous aviez théorisée dans votre livre Self islam. Oui, et ça ne veut pas dire self-service, mais appel à l’autonomie spirituelle, parce que je souhaite que l’islam devienne une religion de notre temps. De quoi ai-je besoin pour m’accomplir spirituellement ? C’est à chacun de répondre à cette question : est-ce par la prière ? La méditation ? L’engagement social ? Le dialogue inter-religieux ? Chacun doit devenir le citoyen de sa vie spirituelle, choisir sa vie spirituelle en dialogue avec tous les autres. Propos recueillis par Georgia MAKHLOUF LETTRE OUVERTE AU MONDE MUSULMAN de Abdennour Bidar, Les Liens qui libèrent éditions, 2015, 64 p. La Bibliothèque Anna Karénine de Léon Tolstoï J e l’attends depuis toujours cette seconde vie qui renverse la terre autour de moi. Le monde l’évite pour son salut et son ennui. Ou il lévite en Anna vers des sphères insoupçonnées, puis tombe, la tête en avant, comme une fleur dans du vin. Anna. L’héroïne sur toutes les lèvres, même celles qui n’ont jamais lu. La femme qui ne connaît ni la peur ni la honte. La folle qui fait de son corps écrasé sous un train la matière romanesque après laquelle la littérature n’a plus rien à dire. Morte dans un trou. Piétinée par la ferraille. Elle mérite son châtiment pour avoir désobéi au Sermon sur la Montagne. Tu ne commettras pas l’adultère, ou tu en auras, au moins, quelque remords. Pas elle. Quand son mari Alexis, alerté par les rumeurs, tente de la raisonner, de lui rappeler ses devoirs, le sacrement du mariage, elle l’écoute à peine, distraite par l’autre, émue de cette « joie criminelle » qui l’emporte loin du lit conjugal. Vers celui qu’elle reconnaît dès la première rencontre dans la gare, quand il s’arrête à la portière pour la laisser passer. Le seuil contient la transformation d’Anna qui, dans l’immédiateté du coup de foudre, semble déborder d’énergie malgré elle. Elle s’anime aussitôt que Vronski la remarque, le feu brille à son insu jusque dans son sourire. Anna représente la force motrice du récit, elle choisit le comte Vronski beaucoup plus qu’il ne la choisit, elle agit, elle ose. Elle danse avec lui le quadrille qui devient la métaphore de son envoûtement, de son abandon. Elle ne se rend pas compte encore que le bal est un rêve de couleurs et d’illusions qui s’estompent vite quand la griserie s’en va. Le jour arrive où Anna quitte mari et fils pour s’installer avec son officier, qui commence à se lasser. Elle, au contraire, décide de se montrer publiquement au théâtre. Au lieu de la ferveur du bal, Vronski éprouve un sentiment de gêne devant sa maîtresse clouée au pilori par la belle société. Pourtant Anna est un modèle d’authenticité. Elle ne craint pas la risée sociale, elle apparaît devant tous, dans l’éclat Keira Knightley dans le rôle d'Anna Karénine dans le film de Joe Wright (2012) D.R. provocant de ses yeux. Elle ne se cache pas de ce que tant et tant d’épouses, abîmées dans l’ennui domestique, auraient souhaité vivre. « Ah, tout m’est égal ! » Pourquoi faut-il s’étioler à côté d’un homme dont le « sifflement nasal, régulier » empêche d’aimer ? Au nom de quel principe doit-on supporter ses ronflements si notre cœur se réveille en d’autres rêves, en d’autres soifs ? Alexis, lui, se retranche derrière son honneur, il lui faut veiller aux conventions, préserver les apparences « devant Dieu ». En comparaison, Anna est une pionnière féministe, en quête de sincérité, elle ôte les masques là où Alexis en rajoute, dirigé par une conduite chrétienne mensongère. Or, après la fougue des débuts, Anna constate que son superbe officier n’est pas très différent de son mari. Les deux portent d’ailleurs le même prénom, Alexis, en écho au tsar Alexandre II, au système patriarcal de l’époque. Vronski, avec « le flair de l’homme du monde », est attiré par tout ce qui en Anna peut rehausser sa vanité ou sa virilité. Et quel mâle ! Sa poitrine velue se retourne en calvitie. Aux courses, il provoque par un faux mouvement la chute de sa jument. Il se convainc qu’il vaut mieux ne pas se lier et préfère s’endormir. Ou il cherche des excuses avec Anna, et il suffit qu’il réfléchisse, pour qu’elle se désole de sa tiédeur. Éprise d’absolu, du passionnément, elle se heurte à un dilettante qui se complaît dans l’espace du relatif. Au mieux, il s’essaie au suicide, il « se tue pour échapper à la honte », mais il y pense tellement qu’il se rate en tirant ! Non, Anna, elle, se tue pour aller jusqu’au bout de son destin. Pour rejoindre le seul amant invisible qui puisse arrêter l’impétuosité de son désir. Le dénouement ressemble à un spectacle tragique auquel assistent le chef de gare, les voyageurs et le lecteur. Elle s’élance sous la roue du wagon dans un dernier cri : « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Pourquoi ? » Elle reprend les questions que l’on se pose, et avec elle, on lit son « livre empli de misères, de tromperies, de souffrances et de mal », pour en ressortir plus léger, blanchi, purgé. L’horreur de la mort d’Anna, sous la masse énorme du train qui lui frappe la tête, nous fait peur et pitié à la fois, la catharsis opère, et « les ténèbres » se déchirent dans « un éclat plus vif que jamais ». Cela s’appelle l’apocalypse. Ou la révélation. Car il en est une autre qui illumine, en contrepoint, le personnage de Lévine. Le campagnard mélancolique semble un avatar d’Anna, son histoire se déroule en parallèle : lui aussi souffre des demi-mesures, de jalousie, d’incomplétude. Il n’a pas sa place parmi les siens tant la voûte céleste le tourmente. Lui aussi est saisi par le vertige du néant qui le mène au bord du suicide. La grâce le sauve soudainement. Comme toujours. Le « pourquoi » d’Anna sur le sens de la vie, Lévine le porte dans l’état de doute, son principal péché, et il trouve enfin sa réponse, non pas dans le savoir, la raison, mais dans la parole d’un paysan : on est juste quand on « vit pour son âme ». Lévine la reçoit telle une étincelle électrique, il cesse de penser et écoute en lui le miracle essentiel : « la foi en Dieu, au bien, (est) l’unique fin de l’homme. » La route d’Anna conduit à une impasse, celle de Lévine au bonheur. Il y a la folle d’amour et le fol en Christ. On ne doit pas hésiter. Dieu choisit sa bonne graine. La littérature lui préfère Anna. Mais qui a dit que l’une ne rejoint pas l’autre ? Les voies du Seigneur sont impénétrables, et le roman est un autre Évangile, qui a pour mission de nous obliger à aimer la vie, en dépit du train, par le cœur, par la foi. Gérard BEJJANI IV Poésie C e n’est pas la première fois que Fâtemeh Ekhtesâri (poète, enseignante universitaire et sage-femme) et Mehdi Moussavi (poète, enseignant universitaire et médecin) ont affaire au courroux des gardiens de la révolution. Arrêtés une première fois en 2013 par les agents des services de renseignements des pasdaran, puis à plus d’une reprise en 2014, ils seront détenus pendant plus d’un mois à la section 2A de la prison d’Evine de Téhéran qui dépend des gardiens de la révolution. Accusés entres autres de « participation aux propagandes négatives contre la République islamique », Ekhtesâri écope d’une peine de onze ans et demi de prison et Moussavi d’une peine de neuf ans. Tous deux sont également condamnés à quatre-vingt-dix-neuf coups de fouet. Fâtemeh Ekhtesâri et Mehdi Moussavi, dont tous les ouvrages ont été pourtant publiés avec les permis préalables délivrés par les autorités compétentes, sont accusés d’« insulter le sacré » de la société iranienne dans leurs poèmes. Actifs et très populaires sur les réseaux sociaux (notamment Facebook, Instagram, blogs de poésie, cyber-ateliers), leurs textes et leurs prises de position ont une résonance en Iran mais aussi auprès de la diaspora iranienne à l’étranger. Maints faits, certains avérés d’autres absurdes et surréalistes leur sont reprochés : ils ont écrit des poèmes Deux poètes iraniens lourdement condamnés Fâtemeh Ekhtesâri et Mehdi Moussavi, deux figures majeures et fondatrices du ghazal postmoderne, mouvement poétique underground de la littérature iranienne actuelle, ont récemment écopé d’une peine lourde et arbitraire. Quand la voix des poètes fait trembler les gardiens de la révolution. évoquant les soulèvements postélectoraux de 2009 en Iran, ils ont serré la main d’une personne du sexe opposé (ni conjoint ni proche) lors d’un festival de poésie en Suède (ce qui a été assimilé à une « relation sexuelle illégitime ou adultère »), ils ont conversé avec des espions suédois et fait une propagande négative au sujet de l’Iran, ils sont en contact avec Shâhin Najafi, un chanteur dissident dont les textes se réclament du slam et du hip-hop, et qui s’est établi en Allemagne pour fuir une sentence prononcée à son égard par le régime. Devenue la parolière et la muse de chanteurs dans la même mouvance, ayant intitulé son dernier recueil Un propos féministe avant de faire cuire les pommes de terre (2009), Fâtemeh Ekhtesâri a été interdite d’édition et a vu le retrait de tous les exemplaires de son livre par les pasdaran. Sa charge de D.R. cours sur la métrique persane lui avait déjà été retirée sous le mandat d’Ahmadinejad. Elle continuera à écrire en prison en 2014 et se teindra les cheveux en vert – une vidéo d’elle avec les cheveux verts et récitant sa poésie est visible sur Hommage René Girard, du 11 septembre au 13 novembre L’œuvre de René Girard, anthropologue et philosophe français, membre de l’Académie française, mort quelques jours avant la vague terroriste qui a visé Paris, le 13 novembre, est aujourd’hui d’une très grande utilité pour comprendre les raisons de cette violence D.R. qui s’étend de jour en jour et qui n’épargne plus l’Europe. À l’origine de toute violence, explique Girard, se trouve le désir qui, de par sa nature mimétique – chacun désirant ce que désire autrui –, mène à la rivalité qui est au fondement de la violence humaine, une violence qui « uniformise » les individus, chacun devenant le double ou le « jumeau » de son antagoniste. À son paroxysme, cette violence issue de la rivalité mimétique, se fixe toujours sur une « victime arbitraire » dont l’élimination permet de faire tomber la violence et de ressouder la communauté. L'O r i ent L i ttér ai r e Elle devient à ce titre « sacrée », c’est-à-dire porteuse de ce pouvoir de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est en se basant sur cette lecture de la violence comme produit d’une rivalité mimétique que Girard a considéré, au lendemain des attentats du 11 septembre aux États-Unis, que le terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance avec l’Occident. « L’islam, dit-il, fournit le ciment qu’on trouvait autrefois dans le marxisme ; son rapport mystique avec la mort nous le rend plus mystérieux encore ». Comment échapper à cette violence mimétique dont personne ne se considère responsable et dont tous s’estiment être les victimes ? La réponse de Girard est claire : seul un renoncement inconditionnel à la violence permettrait de briser le cycle infernal des représailles. Samir FRANGIÉ YouTube – en signe de solidarité avec les printemps arabes. Bref, à la suite d’autres écrivains et artistes, censurés et sanctionnés (citons le cinéaste kurde Kayvan Karimi condamné, début octobre dernier, à 6 ans de prison et 223 coups de fouet), c’est au tour de Moussavi et d’Ekhtesâri de faire les frais d’une répression tout aussi acharnée sous le régime actuel que sous le précédent. La condamnation des deux poètes serait basée sur de faux aveux forcés, pratique courante en Iran lors d’affaires juridiques pour motifs politiques, rappelle le site International campaign for human rights in Iran. Une source proche des poètes aurait déclaré que lors de leurs longs interrogatoires, menés pendant plus d’un mois de confinement solitaire et dans une pression psychologique intense, Ekhtesâri et Moussavi ont été V Mimi étant, par nature, peu encline aux achats triviaux, vous vous inquiétez. Et si on vous préparait en douce une petite guerre ? Et s’il fallait, comme elle, s’approvisionner pour la pénurie ? Mimi, introduite dans les hautes sphères, est généralement informée avant tout le monde. Vous la sommez de vous dire la vérité, à vous, son amie de cœur. Elle craque et vous avoue qu’elle se prépare pour… un voyage en Ouzbékistan. acculés à faire des aveux qui correspondaient aux allégations des policiers, aveux sur lesquels ils sont ensuite revenus durant leur procès. Ces mêmes aveux ont ensuite été diffusés par la télévision d’État, dans le but de diffamer les accusés. Leurs sentences respectives n’ayant pas encore été exécutées, Ekhtesâri et Moussavi vont faire appel auprès de la cour. En Iran, l’Association des écrivains iraniens a jugé ces deux peines « on ne peut plus dures et injustes ». Plusieurs médias internationaux ont relayé ces informations et dénoncé le sort réservé aux deux poètes, mais rien de concret n’a encore pu être réalisé. Est-il déjà trop tard pour que la communauté internationale se mobilise et milite pour l’annulation ou la révision de ces verdicts ? Il reste que rares sont les pays où le poète porte ainsi l’étendard de la liberté et en paie le prix à corps et à sang. Aujourd’hui, en Iran, les poèmes semblent avoir pris plus que jamais le pouvoir et représentent une menace à l’ordre établi. Ritta BADDOURA Paraît que la malheureuse entasse dans sa valise, thé en sachets, toasts, portions de fromage emballé, petits biscuits et même bouteilles d’eau, la cuisine ouzbek à l’huile de coton (si, si), étant, d’après le Guide du Routard, devenu le livre de chevet de Mimi, « peu adaptée à des estomacs européens », délicat euphémisme pour dire qu’elle est carrément immangeable. Et si l’abominable yeti venait bouffer tout cru votre meilleure amie, ou, pire encore, si le fantôme de Gengis Khan venait la terroriser ? Et si elle se perdait au Kazakhstan ou au Kirghizstan (paraît que ce n’est pas du tout la même chose) ? C’est qu’elle ne parle pas ouzbek pour négocier et qu’elle ne risque pas de l’apprendre de sitôt, ne connaissant aucun national de ce charmant pays. D.R. déc em br e 2015 de Fâtemeh Ekhtesâri d’hébergement dans des yourtes au sol dur. Aussi fiévreusement, votre pauvre amie entasse dans ses bagages compressés, aspirine, mercurochrome et pansements pour les blessures qu’elle ne manquera pas – on le lui a prédit – de se faire durant la traversée, en « randonnées chamelières », de contrées désertiques particulièrement hospitalières. Sans compter des anoraks, de grosses chaussettes de ski et des couvertures en poil de chameau pour les nuits glaciales 3 Poème d’ici Le clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul Dépaysement, je vous dis… ous trouvez Mimi, votre chère copine, bien affairée ces jours-ci. Elle répond à peine à vos coups de fil et sa dévouée Soma, bizarrement, vous répond en permanence « Madam go supermarket ». n °114, j eu di Quand on pense que Mimi vit dans un superbe appartement, qu’elle n’a jamais cuisiné de sa vie, que Soma lui sert chaque matin son café au lit et qu’elle ne voyage, même à Londres, qu’en première classe, on se demande dans quoi elle a été se fourrer. Quand elle vous propose de l’accompagner dans l’ascension des sept sommets du Kilimandjaro, vous refusez tout net. Et réservez aussitôt pour Paris. Dans un hôtel du seizième. Vous le savez, vous êtes une affreuse bourgeoise. D.R. D’abord demande D’abord demande ! Qui est-ce ? Il n’y a personne. Où et quand ? Son temps et son lieu restent indéterminés Maintenant finies les questions, observe bien. Observer quoi ? Que la vie est vide de sens Toujours plus flous les contours de ton existence. C’est absurde ce dialogue imaginaire J’ai de tout temps ex…exit…existé… Le point le plus certain en toi s’enfuit de toi. Je sens que… Patience, pas si vite Tes sens sont à vif. Que faire dans ce non-être en soi ? Pour toi ne reste d’autre issue que le verbe Et le choix de déclamer tel ou tel mot. Courir ici et là à demander pourquoâââââ ? Dieu Son seul acte fut de disposer des lettres de sorte à créer Quelque chose de nouveau, à nommer À définir les contours de l’être À partir de rien ni de personne Il chanta alors un poème harmonieux Qui mit de l’harmonie dans ses sens à vif D’un vers il créa la maison d’Adam et de Douleur Et cria poèmes sur poèmes avec plus d’ardeur. * Un autre Les yeux vides d’espoir La crainte plein le regard Au vieux devin qui parle prémonitoire Elle mande : « La mort dans combien d’années ? » Sous le voile nuit noire Humeur indécise proie du cafard Pied tremblant terre prête à choir Elle vacille, vertige, mausolée, azalées… Le chapelet en main grains épars Se carre aux carreaux que des barreaux lui barrent « On n’est que ce qu’on naît, tuée (ce formulaire Récite-le en murmure, c’est un secret !) (…) » Poèmes extraits de ZABOURÉ ZANE : FEMMES POSTMODERNES D’IRAN EN 150 POÈMES (19632013) d’Iraj Valipour, Atelier de l’agneau, 2014,240 p. Relecture Publicité Bernanos, le dépossédé c’est mesurer à quel point l’époque a changé et combien nous avons besoin d’en revenir, romans et essais de combat, à des écrivains comme Bernanos, dont cette nouvelle édition nous propose des textes plus conformes aux intentions de l’auteur, avec des notices remarquables sur chaque œuvre et la chronologie détaillée d’une vie dont les détails se perdent dans la première moitié du XXe siècle. GEORGES BERNANOS : ŒUVRES ROMANESQUES COMPLÈTES, 2 volumes, Pléiade/ Gallimard, 2015 Faut-il avoir la foi pour lire ces romans souvent obscurs et traversés d’éclairs aveuglants sur l’âme humaine ? B ernanos est-il encore lisible, aujourd’hui, en ces temps de déchristianisation européenne et de grande fadeur romanesque ? Davantage : ne semble-t-il pas que, contre le romancier, on joue à présent plutôt le journaliste pamphlétaire et souvent prophétique des Grands cimetières sous la lune et de La France contre les robots ? Et même, pour ce qui est de l’œuvre romanesque, ne préfère-t-on pas, par paresse, l’adaptation cinématographique du Journal d’un curé de campagne, de Mouchette et de Sous le soleil de Satan, par Bresson et par Pialat, des chefs-d’œuvre, certes, mais qui ne remplacent pas la lecture des textes, de la même façon que l’opéra que Poulenc a tiré de Dialogues des Carmélites ne saurait dispenser d’en lire le texte ? D.R. Il est vrai que Bernanos (1888-1948) n’a écrit que huit romans entre 1926 et sa mort, et que, contrairement à ses contemporains Mauriac, Martin du Gard, Montherlant, Malraux, il semble tourner le dos à des visions politiques ou plus simplement humanistes du monde, mettant en jeu des choses dont ses contemporains, déjà, n’avaient plus qu’une maigre idée ou ne voulaient pas considérer à ce point : des prêtres, l’innocence violée ou assassinée, la grâce, le salut, le romans de Bernanos sont ceux de la fin : Journal d’un curé de campagne, Nouvelle histoire de Mouchette et Monsieur Ouine, romans dans lesquels l’enfant, le faible, l’innocent sont exposés et sacrifiés à Satan ou à ses relais (des adultes indifférents, des prédateurs sexuels) et pour lesquels notre pitié est infinie. surnaturel, le mal, le Démon… Celuici est d’ailleurs au cœur de son premier roman : Sous le soleil de Satan, paru en 1926, et qui l’a rendu célèbre, comme du dernier, Monsieur Ouine, paru au Brésil en 1944, et dont l’audace formelle a dérouté bien des lecteurs. La joie (1927) devait recevoir le prix Femina, et le Journal d’un curé de campagne (1936) le grand prix du roman de l’Académie française. On imagine mal, de nos jours, les jurys de ces prix couronnant de tels romans : De quoi parlent ses romans ? À cette question, Bernanos lui-même avait partiellement répondu en présentant son Curé de campagne, en 1936, année où débutait cette guerre civile espagnole qui serait si importante pour lui, qui résidait alors aux Baléares : « J’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi. Je n’ai pas aimé les autres. Le Soleil de Satan est un feu d’artifice tiré un soir d’orage, dans la rafale et l’averse. La Joie n’est qu’un murmure, et le Magnificat attendu n’y éclate nullement. L’Imposture est un visage de pierre, mais qui pleure de vraies larmes. » Orgueilleuse modestie mise à part, et si on excepte Un crime (1935), roman policier plutôt invraisemblable, et Un mauvais rêve (roman posthume issu d’une partie refusée d’Un crime), les trois meilleurs Faut-il avoir la foi pour lire ces romans souvent obscurs et traversés d’éclairs aveuglants sur l’âme humaine, écrits dans une langue somptueuse et comminatoire, qui ne laisse d’autre repos au lecteur que l’extase littéraire, un peu comme dans certaines scènes de Dostoïevski ? Non, bien sûr ; mais, dit Gilles Philippe dans sa lumineuse préface : « Dans une société postcatholique qui a délesté sa mémoire, une part se dérobe, que le romancier tenait pour essentielle. Mais peu importe après tout, dès lors que l’œuvre gagne à notre aveuglement une imprévisibilité et une étrangeté presque dostoïevskiennes, qui ajoutent à son mystère. Il est parfois bon d’arriver les mains vides… » Mieux : la littérature est le lieu d’une nudité, d’une dépossession absolue ; et rares sont les écrivains du XXe siècle qui nous bouleversent en nous y amenant. Bernanos est de ceux-là. Richard MILLET L'O ri en t L i tté r a i r e n °114, je udi LES CAHIERS DE L’ORIENT, LIBAN : 40 ANS D’ÉCHECS ET D’ESPOIRS, dossier coordonné par Lina Zakhour, n°120, CERPO, Automne 2015 R evue trimestrielle éditée par le CERPO (Centre d’études et de recherches sur le Proche-Orient), Les Cahiers de l’Orient rassemblent des articles recouvrant les pays du ProcheOrient. Toutefois, le dernier numéro se distingue en ce qu’il est exclusivement consacré au Liban. Il se distingue également en ce qu’il fut coordonné par Lina Zakhour, auteur, avocate au barreau de Beyrouth, analyste et consultante en sciences de l’information et de la communication, chargée de cours à l’université et spécialiste pluridisciplinaire du discours. Mais comme Antoine Sfeir ne saurait être bien loin dès lors qu’il s’agit des Cahiers de l’Orient, c’est bien évidemment lui qui signe l’éditorial ; un éditorial extrêmement virulent sur l’absence d’un État de droit au Liban. Thème repris par Ziyad Baroud qui qualifie, dans son article, l’État de droit de « principal vaincu ». Mais Marwan Maalouf qui consacre un article au réveil de la société civile constate que « l’état des lieux après les 22 et 29 août n’est plus celui de l’indifférence et de la nonchalance libanaise ». Quant à Mahmoud Berri, il pose la question suivante : « Le Liban estil une nation ? » Selon lui, l’instabilité, les conflits et les transferts de 3 dé ce mb re V Revue 2015 40 ans d’échecs et d’espoirs L ittérature, art et monde contemporain : Récits, histoire, mémoire constitue les actes du colloque tenu à l’USJ les 16 et 17 mai 2014. Organisé sous la direction de Nayla Tamraz, chef du Département de Lettres françaises à l’USJ, ce colloque avait pour objectif « d’engager le monde universitaire dans une réflexion sur la mémoire et l’histoire des guerres libanaises dont l’abord encore aujourd’hui reste problématique ». Face à ce qui peut être considéré comme une « amnésie collective », artistes, Le livre de chevet de Nicolas Chevereau Mathias Énard Le dernier numéro des Cahiers de l’Orient, auquel ont contribué des plumes engagées d’horizons très différents, dresse le portrait d’un pays situé quelque part… aux frontières de l’utopie. populations pourraient « signifier une nouvelle “question d’Orient” », un siècle après la chute de l’Empire ottoman. Il s’accorde avec Antoine Khair pour affirmer qu’une réforme de la Constitution ne résoudra en rien la « crise chronique du régime libanais ». Le Père Salim Daccache souligne que l’éducation prodiguée par l’Université Saint-Joseph privilégie « le discernement et l’esprit critique, la tête bien faite au lieu de la tête bien pleine » ; et cela dans le but de « former des penseurs et non des imitateurs ». L’USJ continue de faire preuve de « résistance intellectuelle, culturelle, scientifique, sociale et spirituelle ». Mais sa priorité demeure incontestablement le fait de favoriser « le vivreensemble libanais entre chrétiens et musulmans », et ce par des moyens extrêmement concrets, en proposant de véritables formations de relations islamo-chrétiennes. De son côté, Lina Zakhour consacre son introduction au « Liban message » ; à ce « pays laboratoire » où se pratiquent des expériences plus ou moins heureuses. Il y a deux écoles. Deux écoles complémentaires et, sans doute, aussi nécessaires l’une que l’autre : celle des irréductibles optimistes et celle des pessimistes qui se disent réalistes. Nadim Gemayel qui est de ceux-là s’étonne de la « capacité du Libanais à préserver sa cécité ». Mais comment désespérer d’un pays qui s’est relevé tant de fois ? Gemayel conclut que notre génération doit avoir le courage de « se réinventer » et cite Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je suis prêt à mourir pour défendre votre droit de le dire. » Se réinventer. Certains le font déjà. Ainsi, les volontaires d’Offre Joie : une © Yann Artus Bertrand ONG apolitique et non confessionnelle fondée en 1985 qui participe régulièrement à la réhabilitation de quartiers sinistrés, à la construction d’écoles, à la réinsertion de prisonniers et à l’accueil de réfugiés. Réunissant des bénévoles de toutes confessions, l’association contribue surtout à maintenir un dialogue et à rapiécer un tissu multiconfessionnel durement éprouvé. Se réinventer en luttant contre une pratique si ancienne qu’il est impossible d’en dater l’origine. Carole Al Sharabati et Rabih El Chaer la dénoncent sous toutes ses formes : de la « petite corruption » à la corruption à « grande échelle », de la corruption honteuse à la corruption arrogante. Et ils sont en mesure de le faire de manière très circonstanciée, chiffres à l’appui ; puisque l’ONG Sakker El Dekkene permet au citoyen de dénoncer les pots-de-vin et les actes de corruption. Il en faudrait beaucoup pour arracher un mal si bien enraciné. Il faudrait, entre autres, une « culture anti-corruption qui ne peut être diffusée qu’à travers les écoles et les universités ». Liban : 40 ans d’échecs et d’espoirs, tel est le titre du dernier numéro des Cahiers de l’Orient. Les plumes qui y ont contribué (nous pouvons citer également le Père François Boedëc, Rémy Darras, Misbah El Ahdab, Melhem Khalaf, Michel Vauzelle, Élie Ziadé et Marie-José Sfeir) se divisent donc en deux groupes. Toutefois, leurs articles semblent dialoguer, s’interpeler et se répondre. Il en résulte le constat suivant : il n’est point d’échec qui ne soit intimement lié à un espoir à sa mesure. Lamia EL-SAAD Colloque LITTÉRATURE, ART ET MONDE CONTEMPORAIN : RÉCITS, HISTOIRE, MÉMOIRE sous la direction de Nayla Tamraz, Presses de l’Université Saint Joseph, 2015, 290 p. Q uestio nna ire d e Pro ust à La mémoire déchirée cinéastes, romanciers, chercheurs... tentent de comprendre le passé. Le colloque commence par l’intervention d’Henry Laurens, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe. Il rappelle les difficultés à nommer la guerre, un « complot » dont les Libanais ont été les victimes, « une guerre des autres » où ils ont été réduits au statut de simples instruments, ou encore « une guerre de 1000 ans », où ils sont les prisonniers d’une fatalité historique qui les dépasse. Reprenant les travaux de Kamal Salibi, Albert Hourani, Nadim Shehadi, Ahmad Beydoun, Samir Kassir et d’autres, il insiste aussi sur les visions contradictoires développées par les historiens partagés entre un Liban « lieu d’une symbiose grandissante entre les communautés » et un Liban lieu d’affrontement permanent entre les communautés. Gregory Buchakjian, photographe et historien d’art, nous parle, lui, des « dernières nuits du Holiday Inn », marquées par une violence extrême. Katia Haddad, professeur de littérature française à l’USJ, analyse « les enjeux du théâtre au Liban », de Chucri Ghanem au début du siècle dernier, à Wajdi Mouawad, en passant par Georges Schéhadé et Gabriel Boustany qui « utilisent des techniques modernes pour reprendre à leur compte la fonction cathartique à l’origine du théâtre grec ». Bruno Péquignot, sociologue, professeur des universités, entreprend lui de rechercher la mémoire collective dans le cinéma libanais en partant du film de Nadine Labaki Et maintenant on va où ? Gérard Bejjani, professeur de littérature française et de cinéma à l’USJ se lance dans une réflexion intéressante sur « l’imaginaire du territoire » dans le cinéma du Moyen-Orient, dans laquelle il analyse les films de Berhane Alaouié, Ziad Doueiri, Randa Chahal Sabbag et d’autres. Il parle de « l’idéologie du territoire », protecteur, mais aussi réducteur, et analyse toutes les formes de frontières, territoriale, religieuse, mentale, avant d’aborder « l’imaginaire de la trouée », trouée conciliatrice, empathique, transgressive… Deux interventions sont consacrées à l’œuvre de Lamia Joreige Beyrouth, Autopsie d’une ville, qui est une installation multimédia présentée dans plusieurs musées et galeries dans le monde, une œuvre qui « montre la trace de l’histoire et non l’histoire ellemême, non le coup, mais la blessure ». Mazen Kerbaj N D.R. é en 1972, Mathias Énard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il est l’auteur de plusieurs romans parus aux éditions Actes Sud dont La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Zone (2008, prix Décembre, prix du Livre Inter), Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens) et Boussole qui vient de recevoir le prix Goncourt. Quel est le principal trait de votre caractère ? La paresse. Votre qualité préférée chez un homme ? La moustache. Votre qualité préférée chez une femme ? L’intelligence. Qu'appréciez-vous le plus chez vos amis ? Leur indulgence. Dans « Pour une lecture de la ruine », Nayla Tamraz analyse, à travers les œuvres de Rabee Jaber, Jalal Toufic et Graziella Rizkallah Toufic, Beyrouth, la ville déchirée par la guerre, Beyrouth, l’ancienne cité phénicienne et romaine évoquée par les ruines récemment mises à jour, mais aussi Beyrouth, cette « nouvelle cité qui ne présente plus aucune ressemblance avec elle-même ». Ce colloque sur la mémoire est important pour nous aider à remettre de l’ordre dans notre rapport à la guerre, allant du principe qu’une nation qui se refuse à affronter son passé risque d’être condamnée à le revivre. La répétition, de 1975 à aujourd’hui, des mêmes expériences, sous des appellations différentes, est là pour le montrer. Reste évidemment à déterminer comment doit se faire ce travail de mémoire de manière à éviter de raviver des plaies en partie cicatrisées et permettre de comprendre ce qui est arrivé pour en tirer les leçons nécessaires. Samir FRANGIÉ Votre principal défaut ? La paresse. Votre occupation préférée ? Ne rien faire. Votre rêve de bonheur ? Le voyage en bateau. Quel serait votre plus grand malheur ? Ne plus pouvoir lire. Ce que vous voudriez être ? Un grand singe. Le pays où vous désireriez vivre ? La Patagonie. Votre couleur préférée ? Le bleu. La fleur que vous aimez ? Le narcisse. L'oiseau que vous préférez ? Le merle. Vos auteurs favoris en prose ? Jean Genet, Blaise Cendrars. Vos poètes préférés ? Louis Aragon, Abou Nouwas. Vos héros dans la fiction ? D’Artagnan, Edmond Dantès. Vos compositeurs préférés ? Vincent d’Indy, César Franck. Vos peintres favoris ? Mark Rothko. D.R. « Que tout ce qui respire loue le Seigneur » (Psaume 150) : c'est pour la plus grande gloire de Dieu et la joie de l'homme que j'écris de la musique et que je suis pianiste, étant sans cesse en quête d'une beauté absolue. À cet égard, L'Imitation de Jésus-Christ constitue un livre de chevet tout à fait inspirant car il propose une philosophie de vie qui, si elle n'est pas applicable de bout en bout, suggère de s'élever et de se soumettre vers ce qui est plus grand que nous : voilà comment je conçois mon engagement en musique. Ce petit livre, écrit par un théologien du XIVe siècle, est immense par sa portée qui a bouleversé la pensée chrétienne après le message de la Bible. Ce message est d'autant plus inspirant qu'il est universel car il s'adresse à tout homme cherchant à atteindre une perfection – par essence inaccessible – quelle que soit sa religion et se veut un témoignage de paix et de joie. Or, n'est-ce pas là le sens de l'art (ou un des sens de l'art) et le message que doit faire passer l'artiste, qu'il soit musicien, écrivain ou peintre ? Voilà pourquoi L'Imitation de Jésus-Christ est mon livre de chevet et le restera longtemps : il m'inspire dans l'exercice de mon art. Vos héros dans la vie réelle ? Léo Messi. Vos prénoms favoris ? Anna, Alia, Clémence. Ce que vous détestez par-dessus tout ? Les questionnaires. Les caractères historiques que vous détestez le plus ? Vercingétorix. Le fait militaire que vous admirez le plus ? La bataille d’Angleterre. La réforme que vous estimez le plus ? La dernière sera la bonne. L'état présent de votre esprit ? Ennuyé. Comment aimeriez-vous mourir ? Jamais. Le don de la nature que vous aimeriez avoir ? La télépathie. Les fautes qui vous inspirent le plus d'indulgence ? Le mensonge. Votre devise ? « Timeo hominem unius libri. » (Je crains l’homme d’un seul livre) VI Essais L'O r i ent L i ttér ai r e La Sublime Porte, d'Abdal à Zaptié DICTIONNAIRE DE L’EMPIRE OTTOMAN sous la direction de François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, avec la collaboration d’Elisabetta Borromeo, Fayard, 2015,1352 p. L ’école française d’études o t t o manes a connu ces dernières décennies une brillante efflorescence avec en particulier les personnalités de Robert Mantran et de Gilles Veinstein. Il est apparu qu’il n’était pas nécessaire de faire une nouvelle histoire générale de l’Empire ottoman, mais plutôt de faire un imposant dictionnaire de 1320 pages de texte avec une équipe internationale de près de 170 chercheurs. Cela permet de réunir les meilleures compétences pour aborder l’histoire des mentalités et des représentations. On y trouve évidemment des notices sur un certain nombre d’institutions ou de personnalités, mais aussi d’autres sur des thèmes plus généraux comme « mort », « déclin » ou « habitat ». Par définition, un tel ouvrage qui commence par (Pir Sultan) Abdal, poète alevi mystique du XVIe siècle pour se terminer par le palais de Yildiz, la dernière résidence impériale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est irrésumable. Comme tout dictionnaire, il est à consulter en cas de besoin ou à feuilleter au hasard. Certains articles forment de véritables synthèses, par exemple « Arabes » ou « chrétiens d’Orient ». On peut y voir la croissance démographique continue de ces derniers qui devaient comprendre le quart de la population totale de la grande Syrie ottomane à la veille de la Première Guerre mondiale. Malgré le régime discriminatoire de la zimma, il existait une véritable intégration dans la société du fait du partage de valeurs communes avec les musulmans. Le confessionnalisme avec la séparation d’avec les musulmans ne se constitue que tardivement à partir de la fin du XVIIIe siècle, il est le résultat paradoxal de l’émancipation. La notice sur les Arméniens réunit plusieurs contributeurs pour couvrir les différentes périodes concernées : on y voit l’importance de l’adoption précoce de l’imprimerie et le rôle d’un capitalisme appuyé sur une diaspora qui joue un rôle essentiel dans le financement des activités de l’État ottoman. Les Arméniens jouent ainsi un rôle d’avant-garde lors des modernisations du XIXe siècle. Les violences de la fin du XIXe siècle présentent les traits d’une guerre civile en Anatolie et sont des massacres dans les grandes villes. Un copieux article est consacré au génocide arménien, la « page la plus noire » de l’histoire ottomane. Les différentes étapes en sont précisées, ainsi que les « logiques » qui se sont succédé et superposées dans les décisions du pouvoir jeune-turc. On peut considérer que s’il y a eu des signes avantcoureurs du génocide, on se trouve plutôt devant une accumulation progressive de mesures de plus en plus radicales aboutissant à la destruction de la population arménienne. Du fait de manque de données statistiques certaines, on ne peut dresser le nombre de victimes qui doit correspondre à la moitié de la population arménienne de l’Empire en 1914. Le nationalisme turc est peut-être le dernier à émerger dans les dernières décennies de l’Empire L’article « turc » montre la complexité des identités. Pour les Ottomans d’avant la seconde moitié du XIXe siècle, il s’agissait d’abord des gens des campagnes, nomades ou sédentaires, sans intelligence et sales. Mais les Ottomans savaient aussi que les chrétiens et les Mitterrand face à l’Histoire FRANÇOIS MITTERRAND : DE L’INTIME AU POLITIQUE d’Éric Roussel, Robert Laffont, 2015, 658 p. V ingt ans après la mort du premier président socialiste de la Ve République, une biographie impeccable retrace son parcours, appuyée sur de nombreux documents et témoignages inédits : François Mitterrand, de l’intime au politique, du journaliste-écrivain Éric Roussel, l’un de nos meilleurs biographes d’hommes politiques, déjà auteur d’un Georges Pompidou (Lattès, 1994), d’un De Gaulle (Gallimard, 2002), ou d’un Pierre Mendès France (Gallimard, 2007) qui ont été récompensés par de nombreux prix, mais aussi d’un essai, Mitterrand ou la constance du funambule, paru en 1994. La marque de fabrique de Roussel est l’honnêteté intellectuelle, l’absence de préjugés idéologiques ou politiques et un important travail de documentation pendant plusieurs années. Ce gros livre a ainsi bénéficié de l’accès à des fonds d’archives inédites, celles de François Mitterrand au premier chef, de Ronald Reagan, George Bush ou Jean Monnet, et de témoignages exclusifs. Roussel a par exemple placé en annexes, à la fin de son travail, trois entretiens avec les ex-, Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy, et l’actuel président de la République, François Hollande. Un Giscard toujours dans la rancune, jamais consolé d’avoir été battu par Mitterrand. Un Sarkozy plutôt élégant qui, après une bourde littéraire (comment peut-on préférer Hemingway à Malraux ?), trace un portrait émouvant du Mitterrand de la fin : « Pour moi, il s’est montré le plus grand à ce moment-là, quand il était le plus faible. On ne peut pas tricher face à la mort ». Quant à François Hollande, après avoir dressé un rapide « inventaire » de l’action de son mentor, il conclut : « Sa présidence demeure une référence. Sa vision politique un exemple. Sa personne un mystère ». Éric Roussel, s’il ne prétend pas résoudre ce mystère, l’explore et l’éclaire, avec minutie. Psychologie également. Pour lui, tout le parcours politique de Mitterrand s’explique par son antagonisme viscéral et fondamental à l’égard de De Gaulle, « l’homme de toutes les ruptures », tandis qu’il voit en son adversaire « l’homme de la continuité, et même de la continuité à tout prix ». Y compris les palinodies, les reniements, les accommodements, les promesses jamais tenues. Sauf en matière culturelle – grâce à Jack Lang –, dans le domaine de l’évolution des mœurs – n’oublions pas l’abolition de la peine de mort, dès 1981, grâce au courage de Robert Badinter, et en politique étrangère, dont le bilan paraît, globalement, honorable. D.R. « Sa présidence demeure une référence. Sa vision politique un exemple. Sa personne un mystère » Lors de la première guerre du Golfe, en 1990, à laquelle Éric Roussel consacre un chapitre nourri aux meilleures sources – comme Hubert Védrine ou Jacques Attali, qui furent ministre ou conseiller écouté –, si Mitterrand a, sans hésitation, fait participer la France à la coalition menée par les Américains et paru, un temps, à la remorque de George Bush, il a ensuite tenté de jouer un rôle de conciliateur entre Israël, les Palestiniens et les pays arabes. Sans grand succès, certes : mais quelqu’un a-t-il fait mieux depuis ? Pensées et fessées d’Ahmad Beydoun AL-FASBAKAT, VOLUME 2 (VARIÉTÉS, 2) d’Ahmad Beydoun, L’Orient des Livres, 2015, 224 p. J e suis, ces temps-ci, assez mécontent de Dieu. Le plaisir de lire le dernier ouvrage d’Ahmad Beydoun est venu à point pour m’en déconcerter. La joie de tourner ses pages n’a pas d’égale, qui fait rire dans un arabe littéraire incomparable en traitant l’Être Suprême avec un humour à la Thomas Mann. Au hasard d’un passage de ce second volume de Fasbakat, Dieu se porte bien, dit-il, cent et quelques années après avoir été décrété mort par Nietzsche. De la part de l’auteur d’un seul livre, qui s’est auto-décerné la transcendance, on ne peut que reconnaître le grand succès du Livre en librairie : « Les éditions qui ont depuis paru ne se comptent plus. On n’arrive même pas à compter les profits de ses éditeurs. Hélas le silence de l’Auteur ne permet pas que l’on imprime sur les éditions successives cette expression que les auteurs de livres scolaires aiment à mettre sur leurs ouvrages : nouvelle édition, augmentée et mise à jour. » Nous autres, qui nous hasardons à Le juger, n’échappons pas à cette plume acerbe et légère, enlevée et cultivée, éduquée et simple, littéraire dans le quotidien. Dieu c’est l’entry du Facebook du 1er février 2015. Quelques jours plus tard, nouvel éclat de rire sur notre triste état d’humanité (ou absence d’) : « Je crains, si par aventure on nous regarde d’une autre planète, que nous ne paraissions hurluberlus à un degré insupportable. Remarque : Je n’excepte ni la guerre confessionnelle ni le derrière de Kim Kardashian. » Dans les Variétés 2 d’Ahmad Beydoun, on trouvera aussi beaucoup d’étymologie dans une langue de 300 millions d’adhérents qui manquent encore d’un dictionnaire étymologique, tiens, voici un projet d’avenir pour notre culture arabe meurtrie pas la démence assassine. « “Professeur”, écrit-il le 30 avril 2014, est un mot qui devient à la mode dans nos salamalecs académiques obséquieux, alors que le “p” nous est étrangère, et que “eu” est un son qui n’existe pas dans notre langue. Ne seraitil pas mieux de traduire les deux parties de cet étrange vocable, “pro” signifiant partisan, souteneur, et “fesseur” l’acteur du fesser, en un nasir al-jald ‘alal-mu’akhkhara, pro-fesseur comme ‘partisan de l’administration de la fessée ? » Ce serait moins pénible que d’imposer à notre parler consonnes et diphtongues insupportables. Dans ces Variétés, également beaucoup de pointes contre les dictatures ambiantes, et le carcan ridicule de nos institutions défaillantes. Pensée régionale : « Oserais-je suggérer, poliment et respectueusement, que les souffrances de nos peuples soient résumées, celles existantes et celles à venir, par un duel au pistolet entre le serviteur des deux lieux saints et le wali el-faqih et le guide suprême ? De toutes façons, ils vont se rater, vu la grave défaillance de leurs systèmes nerveux. » Pensée locale : « Un pays saturé de pouvoirs, vide d’autorité. » Et sur les mœurs politiques libanaises, encore : « “Soit vous élisez celui que je veux soit j’empêche la réunion de l’assemblée électorale”. Je pense que l’adoption de ce principe comme règle générale du comportement de la Chambre des députés au Liban pour l’élection du président n’a pas de précédent dans l’histoire de ce genre d’assemblée. » Beaucoup d’anti-lieux communs du quotidien : « Quel est le secret qui porte les islamistes, quelle que soit la différence des organisations et des sectes, à adopter comme slogan, Européens les appelaient « Turcs » et relevaient cela avec amusement. Mais dans les provinces arabes, l’identité turque pouvait être revendiquée face à la masse de la population, en particulier en Afrique du Nord. Le nationalisme turc est peut-être le dernier à émerger dans les dernières décennies de l’Empire, les Turcs connaissant les mêmes évolutions que les autres composantes de la population de l’Empire et réagissant aux revendications des autres groupes humains de l’Empire. Mais on trouve des notices sur les jardins ottomans, les maisons, la littérature, les loisirs, la presse, les images, les pauvres, etc. Les biographies des principales personnalités ottomanes sont fournies. Les institutions essentielles sont présentées ainsi que les villes et les provinces. Au fil des pages, c’est toute une histoire et une civilisation qui défile d’autant que des illustrations et des cartes sont fournies. Ce qui définit cette somme imposante, c’est la richesse de la science accumulée et le plaisir de la lire, que l’on soit un universitaire spécialiste ou un amateur éclairé. Henry LAURENS Dans le domaine économique, en revanche, qui, d’après tous ceux qui l’ont côtoyé, hommes de gauche comme de droite, son bilan est nettement moins défendable. Certains datent même des années 80 le début de la « décadence » de la puissance française. Le livre d’Éric Roussel est passionnant, tant pour les Français que pour tous ceux qui s’intéressent à la France et, plus globalement, au monde contemporain. On aurait aimé savoir, par exemple si, encore Président en 2003, François Mitterrand aurait participé à la seconde guerre en Irak, s’il aurait fait mieux que ses successeurs face à la guerre en Syrie… Mais, là, on entre dans le domaine de l’uchronie. Signalons par ailleurs, parmi tous les livres à venir sur François Mitterrand, un Dictionnaire amoureux signé par Jack Lang, qui se veut un témoignage de ferveur et d’admiration, prévu chez Plon en décembre. L’entreprise devrait susciter nombre de commentaires et d’opinions, voire de ces débats entre intellectuels, dont la France, ces derniers temps, abuse manifestement. Jean-Claude PERRIER exhibé sur leurs drapeaux, la photo d’un fusil conçu par un officier soviétique, Michel Kalachnikov, titulaire des prix Lénine et Staline ? » Et même du Pascal : « Je ne vois pas le besoin du croyant à tant de violence, qui ne peut se justifier que par sa peur du doute. » ; « J’ai été souvent interpellé par le désir de demander à la poule qu’on égorge son avis sur l’ordre du monde. » ; « Le confessionnalisme est le scandale de la croyance. » Fasbakat, ce sont les Variétés d’Ahmad Beydoun, pot-pourri, florilège, le kashkul des Abul-Faraj al-Isfahani d’une tradition perdue, pensées légères, profondes, littéraires. Elles sont à même de réconcilier la jeunesse avec l’arabe recouvré dans sa beauté, sans ampoules, sans ambages, sans lieu commun. Et pour ceux nombreux qui en seront enchantés, ils auront peut-être la chance, au quotidien, de se lier d’amitié avec le pro-fesseur Beydoun sur sa page Facebook. n °114, j eu di 3 déc em br e 2015 À lire Le prochain Foenkinos Le prochain roman de David Foenkinos, intitulé La Bibliothèque des livres refusés, paraîtra en avril 2016 chez Gallimard. © Natalia Aspesi Terreur dans l’Hexagone Spécialiste du monde arabe, Gilles Kepel sort en janvier 2016 chez Gallimard un essai intitulé Terreur sur l’Hexagone où il étudie la genèse du jihad français et ses répercussions sur la D.R. société et la vie politique en France. Inaam Kachachi en français Dans son roman Dispersés qui sortira dans sa version française (traduction de François Zabbal) le 14 janvier 2016 chez Gallimard, Inaam Kachachi D.R, nous raconte l’extraordinaire histoire de Wardiya, une gynécologue irakienne qui se retrouve en exil après une vie bien remplie. Sa narration embrasse des destins multiples et interroge l’identité des chrétiens d’Irak, dispersés à travers le monde. Dictionnaires amoureux Après le Dictionnaire amoureux du théâtre de Christophe Barbier et le Dictionnaire amoureux de Paris de Nicolas Estienne d’Orves, la collection « Dictionnaire amoureux » chez Plon accueille un Dictionnaire amoureux de la Belgique signé JeanBaptiste Baronian, et un Dictionnaire amoureux de Jésus par JeanChristophe Petitfils. Foucault dans La Pléiade Les œuvres complètes de Michel Foucault viennent de paraître en deux volumes dans La Pléiade. On y retrouve, entre autres, Les Mots et les D.R, choses et Histoire de la folie à l’âge classique. Matriochka de Valérie Cachard Matriochka ou l’art de s’évider de Valérie Cachard vient de paraître aux éditions Antoine. Un monologue © Martine Daher plein de poésie et d’humour sur la maternité, l’usage du conte et la transmission intergénérationnelle… À voir Macbeth au cinéma Chibli MALLAT Roman L’écriture charnelle de Maya Nassar FEMME NATALE de Maya Élias Nassar, éditions Noir blanc etc., 2015, 413 p. M aya Élias Nassar a écrit avec son corps, son premier roman. Un « petit » corps de femme, de la tête aux pieds et jusqu’au « système solaire ». Un premier roman pour briser des tabous, ceux de l’amour, du sexe et de l’écriture d’un roman. Sans compter au passage quelques valeurs de notre société égratignées tels le clergé, la foi ou l’enfantement et quelques révoltes contre la mort… La narratrice, qui cache son auteure autant qu’elle la révèle, fait, en quarante chapitres, quarante pas vers l’appartement de son amant parce qu’elle a quarante ans, et qu’il faut quarante jours pour faire son deuil, pour que « le corps éthérique se dissolve dans l’univers ». Femme natale est le roman d’une femme qui n’a pas froid aux yeux, qui n’a pas froid aux mots. Son amant, un homme de lettres, est illégal mais légitime parce que fusionnel. De tels mots d’amour qui lient deux êtres sont rares dans notre paysage littéraire. On aura rarement écrit avec autant d'audace, de liberté et de naturel, le corps de ces deux êtres qui n’en font qu’un au point que l’amour devient une poétique. « Assise sur ses genoux, je regarde son visage comme si à cet instant-là (…) j’allais perdre de vue ses yeux. D.R. Il faut que je reste dans son champ visuel et combler son iris jusqu'à devenir sa seule source de lumière. (…) pour que je sois sa seule affaire, celle de sa peau, de ses pupilles, de ses vibrisses, de ses papilles, de son lexique (…) » C’est que la narratrice est une enfant de la guerre et cette force-là, absolue et totale, qu’elle met dans l’amour, elle la tire de la violence qui a déchiré son enfance et son pays. À chacun des quarante pas, dans ce fleuve de l’amour qui charrie le monde entier des choses, sont évoqués des souvenirs d’enfance, légers ou graves, telle cette machine à écrire que sa mère jette sans la permission de l’enfant (comment sauver « la littérature acoustique », regrette joliment l’adulte) ou des blessures tel ce drame en ce calme jour d’été quand « un gros inconnu barbu avec, autour du cou, une énorme croix en or qui aurait pu nourrir dix familles pendant un an » lui prend son enfant des bras et lui bloque l’entrée de l’église en lui interdisant d’y accéder parce qu’elle était impure… Cependant Femme natale n’est pas un roman ou si peu parce qu’on ne raconte pas. On ressent. On vit. On recueille surtout des mots pour dire comme en poésie sans narrer, des mots sonores et obstinants. Antoine BOULAD Après Orson Welles en 1948, Akira Kurosawa dans son adaptation de 1957 (Le Château de l'araignée) et Roman Polanski en 1971, l’Australien Justin Kurzel s’est attaqué à un monument shakespearien : Macbeth. Servi par deux bons acteurs, Michael Fassbender et Marion Cotillard, le film, actuellement en salles, vaut le détour ! L'O ri en t L i tté r a i r e n °114, je udi R omancière et poète, auteur d’une quarantaine d’ouvrages récompensés par de nombreux prix, dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française, le prix Goncourt de la poésie, et le Renaudot du poche tout récemment, Vénus Khoury-Ghata continue d’enrichir une œuvre déjà immense par de nouveaux ouvrages, se déplaçant sans cesse entre poésie et roman. Son dernier livre, La Femme qui ne savait pas garder les hommes, parvient à aborder, entre rire et larmes, la question du deuil et interroge les raisons pour lesquelles une femme n’a pas su garder les hommes qui ont partagé sa vie. La passion pour l’écriture serait-elle donc incompatible avec l’amour, voire avec la vie elle-même ? Rencontre avec une grande dame de la littérature qui se décrit comme une voyante, comme une visionnaire. Comment vous est venue l’envie d’écrire ce récit très personnel qui revient sur la mort des hommes qui ont été vos compagnons ? Comme cela m’arrive très souvent, j’apprivoise un sujet par le biais de la poésie. Ici, le sujet est la mort des êtres chers, ces gens qui partent mais dont l’écho reste tellement présent ; leur odeur est sur les matelas et les oreillers, leur souffle imprègne les murs, la trace de leurs gestes s’est déposée sur les objets. Cela m’a toujours tellement bouleversée, ces objets qui sont tout ce qui nous reste de ceux qui sont partis… Il y a en moi un côté halluciné, sinon je n’aurais pas été poète. Dans le roman, je sais ce que je fais, je réfléchis, j’écris, je construis, je grimpe comme un alpiniste qui doit arriver au sommet. Mais en poésie, je ne sais pas, parfois 3 dé ce mb re VII Rencontres 2015 Vénus Khoury-Ghata : apprivoiser par la poésie, creuser par le roman le poème me quitte, parfois il se donne à moi, c’est quelque chose de très mystérieux. La poésie est même pour moi un lieu de voyance. J’ai donc écrit Le Livre des suppliques dans un premier temps, et j’ai comme apprivoisé la mort d’Éric, survenue il y a deux ans. Cette mort m’avait laissée dans un état de souffrance tel que mon amie psychanalyste, Elisabeth Roudinesco, m’avait conseillée d’écrire ce que j’avais vécu et qui me faisait si mal. J’ai écrit pour moi, pour exorciser la souffrance. Je ne pensais pas publier ce texte. C’est JeanNoël Pancrazi qui m’a incitée à le faire et qui m’a convaincue que je tenais là un texte littéraire. Vous apprivoisez votre sujet par le biais de la poésie ; quel est donc pour vous l’enjeu du roman ? Après l’apprivoisement, je ressens le besoin de fouiller, d’approfondir, d’aller dans tous les recoins, de ne rien laisser de côté. C’est comme si je faisais un grand ménage ; je ne me contente plus de nettoyer là où ça se voit, je pousse les meubles, j’enlève les tapis, je traque la poussière partout. Je me suis ainsi souvenue de la maison d’Éric sur les hauteurs de Mexico avec ses six domestiques, du vigile posté sur le toit avec son fusil-mitrailleur, du sentiment permanent que j’avais, d’être sur le quivive, de la peur. Ça m’a fait du bien de creuser et de faire ressortir tout ça. Mais je suis également revenue, par l’écriture de ce roman, vers l’enfance, vers mon frère qui a sombré dans la folie et que l’on a interné, vers la guerre, vers la culpabilité qui a été la mienne pendant si longtemps. Vous écrivez en effet des pages poignantes sur les divers visages de la culpabilité. pressée de repartir vers mes écrits, mes livres, ma poésie. Je ne leur parlais que pour évoquer mon travail : que penses-tu de ce titre, écoute ce poème… Je voudrais à présent les sortir de la tombe et qu’ils me parlent. Au fond, tout cela procède d’une même culpabilité, toutes ces culpabilités se creusent les unes les autres, se renvoient les unes aux autres… Oui, cela a commen- © José Correa pour L’Orient Littéraire cé par la culpabilité de la toute petite fille qui cueille des fleurs sauvages dans le champ du voisin et que ce dernier L’écriture, dites-vous, fait s’agenouiller pour vous sauve à chaque demander pardon, pendéfaite, vous tient lieu dant qu’un gros chien de colonne vertébrale. lui déchire la robe. Cette scène enfouie dans ma Oui, quelle déprime en mémoire est remontée effet, après la mort de à la surface, première Jean par exemple. Je ne d’une longue série de scènes marquantes pouvais plus écrire, je veux dire que litoù je me suis trouvée en position de de- téralement, je ne pouvais plus tenir cormander pardon. Pardon pour le frère rectement un stylo, ce qui est une caemporté vers l’hôpital psychiatrique et tastrophe pour quelqu’un comme moi qui appelle au secours. Pardon pour qui écris à la main. Mes lettres étaient m’être trouvée en France, à l’abri de la toutes tordues, je ne pouvais même pas guerre et entourée par les plus grands me relire. J’ai eu recours à la psychiapoètes et hommes de lettres, pendant trie. Il m’a fallu un an pour retrouver la que le reste de ma famille vivait sous capacité d’écrire et refaire surface. Les les bombes. Pardon de n’avoir pas été mots m’obsèdent, me harcèlent, mais à l’écoute des hommes qui ont partagé m’obéissent au doigt et à l’œil. Je ne ma vie, dont je me suis très bien occu- suis bien que lorsque j’écris. Et je pense pée il est vrai, tenant la maison comme souvent que c’est ma mère qui, bien toute bonne épouse, mais toujours si qu’analphabète, m’a donné l’écriture, « Je pose toujours mes pieds sur ma vie, puis je saute dans la fiction. » c’est elle qui m’a montré le chemin. Chaque soir après une journée de travail harassante, ma mère s’asseyait sur le seuil de notre maison, regardait les orties qui poussaient tout autour de chez nous et disait : « Demain, je vais arracher les orties ». Elle ne les a jamais arrachées, elle n’a jamais trouvé le temps. Mais dans mon recueil intitulé Orties, cette femme morte et enterrée traverse le pays pour arracher les orties. Vous revenez également sur l’histoire de ce frère poète, interné sur ordre de votre père. Est-ce une douleur encore vive ? Oui. Mon frère avait été publié à 15 ans dans un journal libanais. Puis il est parti en France, et lorsqu’il est rentré deux ans plus tard, il délirait, il n’avait plus de poèmes. Nous n’avons jamais su ce qui s’était passé, plusieurs versions successives nous ont été données, toujours est-il qu’il avait appris à se droguer mais qu’il n’avait pas réussi à se faire publier. J’ai écrit mon premier poème sur son cahier de brouillon, avec son stylo. Il y a toujours un point de départ autobiographique dans vos fictions, aussi éloignées de votre vie qu’elles soient de prime abord. Oui, je pose toujours mes pieds sur ma vie, puis je saute dans la fiction, et là, il ne faut plus me chercher. Je ne suis ni une intellectuelle, ni une érudite, mes études de lettres sont loin derrière moi, je suis plutôt une voyante, une visionnaire. Ces emprunts à ma propre vie, je les fais parfois à mon insu, comme dans Le Moine, l’Ottoman et la femme du grand argentier où une chrétienne tombe amoureuse d’un musulman, ou encore dans Privilège des morts où une femme retourne au pays après la mort de son ex-mari. Mais cette dimension autobiographique ne doit pas laisser penser que le ton de mes romans est tragique. Il y a beaucoup d’humour dans mes écrits, à lire entre rire et larmes comme l’avait écrit un critique. Vous écrivez donc sans cesse ; avez-vous déjà un prochain ouvrage en chantier ? Oui, plusieurs. Mais celui qui m’apporte une joie immense, qui est ma consolation dans cette vie, c’est la parution prochaine en février 2016 d’un recueil de poèmes dans la prestigieuse collection Poésie Gallimard. Depuis vingt ans, aucune femme n’y a été publiée. Il faut remonter à trente ans pour y trouver Emily Dickinson, Sylvia Plath ou Louise Labbé. Pierre Brunel a écrit une magnifique préface de dix-huit pages. Avec cette parution, je me sens comblée, je peux mourir en paix. Propos recueillis par Georgia MAKHLOUF LA FEMME QUI NE SAVAIT PAS GARDER LES HOMMES de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2015, 125 p. Charles Dantzig ou la haine de l’homophobie C harles Dantzig est l'une des figures incontournables du milieu littéraire parisien. Écrivain et éditeur chez Grasset, il s'occupe d'autres auteurs, dirige la collection de poche maison « Les Cahiers Rouges » et, depuis l'année dernière, la revue D.R. de littérature annuelle Le Courage et la collection éponyme, où deux titres sont déjà parus. Lauréat de plusieurs prix littéraires importants (Décembre, Jean Giono, Roger Nimier, prix de l'essai de l'Académie française…), il est aussi membre du jury du prix Décembre et du prix Jean-Freustié. Brillant, érudit, il ne recule pas devant la polémique. Mieux : il la revendique. Il nous parle de son dernier livre : Histoire de l'amour et de la haine, qui a reçu le prix Transfuge du meilleur roman français 2015. narration successive. Je ne crois pas à l'idée de successivité. Le temps n'existe pas. Les romans archaïques ressemblent à la tragédie antique, ce sont des romans théâtraux. Mon livre est plus dans la vie. Histoire de l'amour et de la haine est un livre formellement atypique où se mêlent épisodes narratifs, citations, aphorismes, passages théoriques, réflexions personnelles… J'ai choisi l'histoire du mariage pour tous, plus exactement la lutte contre cette loi, parce qu’elle révèle nos contradictions et que la liberté dont nous nous réclamons est relative. Les manifestations de colère et de haine contre la loi ont rassemblé une coalition de circonstance : catholiques intégristes, musulmans et juifs traditionalistes, fachos… On a assisté au retour du Moyen-âge ! Le roman linéaire est une aberration logique parce qu'il n’est pas conforme à la vie. La vie ne ressemble pas à une Pourquoi avoir pris le « mariage pour tous » comme sujet de ce roman ? Roman L a communauté juive du Liban a déjà son romancier, en la personne de Sélim Nassib qui, on s'en souvient, racontait une enfance juive à Beyrouth dans son roman intitulé Clandestin et publié en 1998. C'est un peu la même ambiance que retrace le livre d'Albert Jamous, publié tout récemment aux éditions Tamyras. Mais C'est ici ou la mer n'est pas un roman, c'est plutôt une sorte de récit mémoriel, un texte où l'auteur écrit ses souvenirs d'enfance libanaise, longtemps après avoir quitté le Liban sans espoir de retour. C'est sa fille qui y reviendra, comme elle l'explique dans sa préface, et qui apportera avec elle ce texte nostalgique et délicat. Le souci de mettre par écrit les souvenirs avant qu'ils ne se dissolvent avec l'âge et la mort rend précieux le texte de Jamous, sans compter que l'ouvrage est indubitablement écrit avec talent et humour, et avec un savoir-faire dans la manière de camper des personnages hauts en couleurs, ceux de la famille et de la communauté juives, les tantes incontournables, babillardes et marieuses professionnelles, les oncles bavards et qui ont des idées arrêtées sur tout et surtout sur la politique, le médecin de famille, le rabbin, tous croqués avec leurs tics, leurs manies et leurs lubies…. C'est à partir du regard d'un enfant puis d'un jeune homme que l'on découvre donc l'intérieur d'une famille juive et son exubérance. C'est à travers ce regard aussi que l'on voit la communauté dans son interaction avec le reste du pays et son puissant attachement au Liban. Jamous montre parfaitement com- @ Nayla Rached ment ce dernier va en retour lentement rejeter les juifs puis provoquer doucement leur exil, au fur et à mesure que le panarabisme va gagner en puissance. D'ailleurs, Albert Jamous organise ses souvenirs et son livre autour des événements qui vont de 1956 à 1958 et qui ont marqué le début de la grande vague d'émigration. On y apprend la manière avec laquelle les juifs du Liban ont vécu les événements en Égypte et la montée du nassérisme et leurs divergences d'opinion sur la question, les uns, progressistes ou originaux, voyant là un grand chamboulement laïc et moderniste du monde arabe, les autres redoutant au contraire un retournement contre les juifs considérés comme des soutiens d'Israël. On voit aussi comment la question d'Israël va causer une véritable schizophrénie au sein de la conscience des juifs libanais. C'est là sans doute que le livre de Jamous est passionnant, et qu'il nous place face à une réalité qui n'aura pas été simple. Car si nombre de juifs se déclaraient exclusivement libanais, malgré la difficulté de plus en plus grande à assumer cette appartenance, certains ne rechignaient pas à dire, plus discrètement, leur appui à Israël. Jamous raconte par exemple sa participation rétive à des réunions de scouts pro-israéliens puis à celle d'une troupe dont le chef mène ses « louveteaux » à la découverte amoureuse des paysages libanais. Dans nombre de familles, En toute modestie, pour ce livre, j'avais une étoile, un modèle, Guerre et paix, de Tolstoï, qui raconte comment l'invasion d'un pays rejaillit sur des vies humaines. Mes personnages sont un peu des symboles, fortement caractérisés. Il y a Anne, dont la beauté est vécue par elle comme une malédiction ; Pierre, l'écrivain qui n'écrit plus et qui essaie de ne pas tomber amoureux de Ginevra, son admiratrice italienne (le personnage m'a été inspiré par le regretté Bernard Frank) ; Armand et Aaron, les deux gays qui vivent en couple ; Ferdinand, le jeune gay amoureux de Jules, son copain hétéro, et qui souffre le martyre d'être le fils du député Furnesse, une brute vulgaire, homophobe, l'un des meneurs de la contestation... L’homophobie est une des formes les plus dangereuses de la haine. Dans la littérature, il n'y avait pas jusque-là d'homophobe. C'est chose faite ! Êtes-vous satisfait du lancement de votre revue Le Courage, dont le premier numéro est paru en avril dernier ? Il s'est vendu à 4 000 exemplaires en kiosques. Je crois que nous vendrons 10 000 du deuxième numéro, à paraître en avril 2016 ! C'est un livre à plusieurs collaborateurs, sur un thème donné, de tous horizons et de toutes langues. Ainsi, dans le n°1, figurait la dessinatrice libanaise Zeina Bassil. Elle nous a donné un portrait assez osé de la vie beyrouthine… C’est une ville que vous connaissez bien ! Oui, et c’est une ville que j'aime : c’est la capitale d'un pays compliqué qui réussit, malgré tout, à conserver son esprit de finesse et de moquerie ! Propos recueillis par Jean-Claude PERRIER HISTOIRE DE L'AMOUR ET DE LA HAINE de Charles Dantzig, Grasset, 2015, 476 p. Autobiographie Nostalgie du pays perdu C'EST ICI OU LA MER d’Albert Jamous, Tamyras, 2015, 256 p. Vous mettez en scène sept personnages qui se croisent, se mêlent, de façon fragmentaire, dans un contexte précis… Le joyeux adieu d'Henning Mankell cela dit, c'est l'appartenance libanaise qui prime et Jamous montre combien la perspective progressive de l'exil est dure à supporter, et combien l'idée d'aller en Israël restera pour la plupart quelque chose de difficile à avaler. Mais de manière plus immédiate, le livre d’Albert Jamous est un hymne à un pays perdu. L'auteur revient avec émotion et des moments d'écritures très réussis sur la neige tombée à Beyrouth en 1956, sur l'ambiance des souks et sur celle du quartier de Wadi Abou Jmil, sur son école et sa synagogue. Et l'on découvre aussi le degré d'intégration des juifs libanais à travers leurs coutumes culinaires, leurs modes de vie (le rabbin fumant son narguilé tous les après-midis est une image hautement symbolique et drôle) et surtout leur langue. C'est dans le plaisir de relever et d'inventorier le parler des juifs libanais que Jamous sent le passé se recondenser sous sa plume. C'est ici ou la mer est aussi un livre de dialectologie, émaillé de Yaani, Yalla, rouhi mitl el teyr, malla ‛iché (quelle vie !), mazbout, bass ba’a et de phrases entières, bala neswen entou el rjeil day‛in ou hal walad noss eddéné. Et l'on s'aperçoit que les expressions et les tics de langues des juifs des années quarante et cinquante n'ont pas perdu une ride dans l'usage que nous en faisons encore aujourd'hui, preuve s'il en fallait de l'appartenance à part entière de ces hommes et ces femmes, au temps où ils étaient encore là, à la culture libanaise. Charif MAJDALANI philosophe. Non seulement il parle de sa citoyenneté d’illustre villageois de Göteborg, car ses écrits de suite policière ont donné célébrité et notoriété à un coin perdu dans les neiges des pays nordiques, et il porte sur sa tête les lauriers du Prix de la Paix Erich-Maria Remarque, mais aussi de ses lectures, de ses moments d’écoute musicale et de sa fascination pour la peinture. Une preste virée où mots, notes et images ont de profondes et évidentes correspondances. Tout en évoquant son parcours de combattant pour la survie. SABLE MOUVANT : FRAGMENTS DE MA VIE de Henning Mankell, traduit du suédois par Anna Gibson, Seuil, 2015, 351 p. H enning Mankell, auteur suédois dont l’œuvre, traduite en plusieurs langues, capitalise plus d’une cinquantaine d’ouvrages, vient de nous quitter. Celui qui avait la hantise des déchets nucléaires (que dirait-il aujourd’hui de nos immondices en vitrine ?) s’est illustré surtout par une série polar axée sur un personnage de fiction, l’inspecteur Kurt Wallander, devenu une légende. Gendre d’Ingmar Bergman dont il a épousé la fille Eva, chorégraphe et actrice, Mankell confesse sans ambages son attachement au théâtre et au monde de la scène à travers de nombreux écrits dédiés aux feux de la rampe et de la jeunesse. À soixante-six ans, en dynamique autodidacte, brillant élève de l’école de la vie, au bout d’une carrière jalonnée de succès, foudroyante, la mort est au rendez-vous après un accident de voiture et l’annonce d’un cancer galopant. Comment exorciser le calvaire d’un corps qui se décompose, la frayeur, l’angoisse, la douleur ? Comment conjurer ce mal funeste, ce destin inévitable, cette fin de vie ? Comment vaincre les jours noirs qui s’amoncellent comme autant de nuages menaçants ? Par ce qu’il a toujours su faire de mieux : la littérature, les mots. Et leur pouvoir incantatoire, sécurisant ! Les mots, jamais au cordeau mais libres comme des confettis lâchés en plein air. Des mots, fête inépuisable, source de communication, de témoignage, d’évasion, de rêverie, de commentaires. Et trône en devanture de D.R. librairie son dernier opus, parfait testament, guère triste ou pleurnichard mais vif et joyeux comme une dernière révérence, avec panache, à un parcours humain. Des confidences de quelqu’un qui a compris ce qui lui arrivait et veut garder un ton d’élégance, d’impérissable richesse intérieure. Et on nomme Sable mouvant : Fragments de ma vie. Une autobiographie en une soixantaine de chapitres délibérément en dents de scie, loin de tout pathos, truffée d’anecdotes amusantes et malicieuses mais aussi avec un certain mordant pour les travers de société. Sans que jamais sa plume ne se départe de la tendresse, de la compassion, d’une douce complicité de la fraternité humaine. Tout en s’offrant le luxe d’envoyer des encoches et des piques acides et fielleuses à bon escient. Dans ce ton singulier, jamais alarmant, jamais plaintif, il affronte un cancer de poumon et plonge dans une introspection à la pointe des pieds, courageuse et allègre. Au ton presque constamment Fauché avec ses deux cents francs en poche à 16 ans, Paris lui sert de tremplin pour affuter ses armes contre l’adversité, le manque et beaucoup de lacunes dans une éducation sommaire. Ce qui ne l’empêche guère d’avoir des considérations sur l’Europe, l’Afrique ainsi que les gens de peu qu’il ne cessait de côtoyer avec sympathie et humanité. Mais comme un point de refuge, il revient constamment aux livres, ses amis indéfectibles. Comme un bréviaire, une boussole pour ne jamais perdre la route ou se perdre. De Platon à Jules Vernes, des dessins dans les grottes au Radeau de la Méduse de Géricault, de Miles Davis à Beethoven, Henning Mankell, impénitent observateur et avide consommateur de toute forme d’art, déballe un peu en vrac le fil de ses rencontres intellectuelles marquantes. Un rapide mais pertinent survol de tout ce qui l’a fait réfléchir et vibrer. Avec ses mots et sa littérature, Mankell affirme, jusqu’au bout, « parler de la joie de vivre ». Plus que de la lucidité et de la clairvoyance, une belle leçon de courage et d’appétit de vivre. Edgar DAVIDIAN VIII Portrait L'O r i ent L i ttér ai r e n °114, j eu di 3 déc em br e 2015 Iman Humaydan : la vie au sein de la mort R omancière et journaliste libanaise, Iman Humaydan est née en 1956 à ‛Ayn ‛Nūb (Aïn Anoub), un village de la montagne libanaise dans le district d’Aley. Après une scolarité au Collège universel d’Aley, elle poursuit des études de sociologie à l’Université américaine de Beyrouth. Elle se dit nomade et partage sa vie entre Paris et Beyrouth. Depuis 2007, elle dispense des cours de « creative writing » à l’Université d’Iowa aux États-Unis et dirige actuellement le Centre PEN Liban, une association apolitique non gouvernementale regroupant des écrivains et intellectuels libanais qui militent pour la défense de la liberté d’expression. Le Centre promeut également la littérature à travers des projets multiples : rencontres internationales entre écrivains, conférences et débats touchant particulièrement à des problématiques du monde arabe, ou l’organisation de cercles de lecture dans différents endroits au Liban. Elle publie son premier roman Bā’ mithl bayt mithl Bayrūt en 1997 chez alMasār. Traduit en français sous le titre Ville à vif (éditions Verticales, 2003), ce roman, polyphonique, raconte les histoires de quatre amies habitant un même immeuble situé près de la ligne de démarcation qui séparait BeyrouthEst et Beyrouth-Ouest et décrit leur lutte quotidienne pour exorciser la violence de la guerre civile. Dans Tūt Barrī (al-Masār, 2001 ; Mûriers sauvages, Verticales, 2007), la quête identitaire de Sara s’articule autour de la disparition mystérieuse de sa mère. Ce roman s’apparente à ce que Dominique Viart définit comme « récit de filiation » pour caractériser l’ensemble des textes qui traitent de l’ascendance du sujet. Contrairement au roman généalogique qui va d’un ancêtre à sa descendance et cherche à saisir une histoire collective à partir de parcours individuels, le récit de filiation part d'un héritier problématique et inquiet à la recherche de son ascendance dans le but de dévoiler, à travers une collecte des bribes du passé, les silences de l’histoire familiale. Son troisième roman, Hayawāt ukhrā (al-Rāwī, 2011 ; Autres vies, Verticales, 2012), aborde aussi bien le sujet de l’impossible oubli des séquelles de la guerre que celui de l’émigration et la tentative du retour. Myriam, dévastée par la guerre – son frère meurt touché par l’éclat d’un obus et son bien-aimé est kidnappé – émigre avec ses parents en Australie où elle essaie de se reconstruire sans y parvenir. Son retour, dans les années 90, motivé par la récupération d’un héritage, sera l’occasion d’une confrontation pénible avec soi et avec la mémoire des lieux. Dans Khamsūna grāman mina el-janna (al-Saqi, 2016 ; Cinquante grammes de paradis), le passé et le présent s’entremêlent. L’existence individuelle recoupe les chemins de la grande histoire. Le destin de Maya, la jeune artiste qui réalise un film, en 1994, sur la reconstruc- © Tom Langdon tion du centre-ville de Beyrouth croise celui de Noura, la jeune femme syrienne réfugiée au Liban, en 1978, pour avoir écrit un livre révélant les dessous de l’affaire du suicide de sa sœur suite à une relation tumultueuse qu’elle avait eue avec un général de l’armée. Dans un appartement en ruines, Maya découvre le coffre contenant des bribes de l’histoire de Noura et de son assassinat au Liban. C’est finalement en partant à la recherche de ses traces et de celles de son fils que Maya, remontant de fil en aiguille, découvre l’existence de Kamal Firat, l’époux de Noura, un communiste originaire d’Izmir. Leur rencontre, tout en consacrant l’enchâssement du passé dans le présent, est tournée vers l’avenir. Leur volonté commune de retrouver l’enfant adopté de façon illégale par une famille vivant quelque part en Europe est un acte de résistance. Les romans d’Iman Humaydan dévoilent certains aspects propres à la communauté druze du Liban comme l’émigration du début du XXe siècle en Amérique latine, l’élevage du vers à soie ou la réincarnation… Ils mettent surtout en exergue la lutte des femmes contre des environnements oppressants. La solidarité et les liens intimes que les femmes tissent entre elles constituent un rempart contre le machisme, les valeurs de la société patriarcale et la violence multiforme dont la plus pernicieuse reste celle, invisible, qui sévit au sein de l’institution familiale ; Pour ces femmes, le souci existentiel primordial est la préservation de la vie au sein même de la mort. La condition existentielle de la femme est un thème récurrent. Pas étonnant de la part de celle dont les premières lectures étaient les romans de Nawal al-Saadawi. Plus tard, elle lira avec autant d’intérêt Ana ahya de Layla Baalbaki ou Hikayat Zahra de Hanan alShaykh. La solidarité et les liens intimes que les femmes tissent entre elles constituent un rempart contre le machisme, les valeurs de la société patriarcale et la violence multiforme En plus de ses romans, Iman Humaydan a dirigé un ouvrage collectif, Beirut noir, qui regroupe des nouvelles écrites par quatorze auteurs libanais sur la ville de Beyrouth, ouvrage commandé par une maison d’édition newyorkaise (Akachic books, novembre 2015). À côté de son activité de romancière, elle a participé à l’écriture des scénarios de deux films, Shatti ya dini (Viens la pluie, 2011), réalisé par Bahij Hjeij et Asmahan, une diva orientale (2013) du réalisateur Silvano Castano. Iman Humaydan est très impliquée dans le secteur public. De 2004 à 2011, elle a travaillé auprès de l’Union européenne sur un projet de coordination avec une vingtaine de mairies dans le Caza d’Aley afin d’y introduire une approche participative visant à renforcer l’implication des citoyens. Bien que modeste, cette tentative s’est heurtée à la réalité et au très peu d’autonomie conférée aux institutions locales. Le projet de reconstruction et de réhabilitation des municipalités, soutenu par la Banque mondiale en 1993, qui prévoyait le transfert de certains pouvoirs administratifs aux communes, est malheureusement resté lettre morte. Nous constatons aujourd’hui, remarque-t-elle, avec la crise des déchets, les conséquences désastreuses de la politique centralisée du gouvernement. Katia GHOSN KHAMSŪNA GRĀMAN MINA EL-JANNA (CINQUANTE GRAMMES DE PARADIS) d’Iman Humaydan, el-Saqi, 2016 Romans Le huitième péché capital McEwan : de quel droit ? sa sœur Monica prend son travail de femme de ménage et couche avec l’exflic – le tout en moins de six pages ! Cette cadence détraquée se poursuit : Monica veut échapper à sa famille ; Sunderson la cache dans sa maison de ville ; les Ames se mettent à les traquer, fous, furieux d’avoir perdu en la personne de Monica leur meilleure cuisinière : les coups de feu se multiplient, les cadavres s’entassent. Puis les Ames commencent à mourir par empoisonnement et l’on comprend que l’auteur de ces crimes est un des membres de la famille. Sunderson enquête. PÉCHÉS CAPITAUX (FAUX ROMAN POLICIER) de Jim Harrison, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Flammarion, 2015, 352 p. L a marque d’un grand romancier, c’est que même ses « mauvais » livres ne le sont pas réellement. Il peut parler de tout et de rien, s’amuser aux dépens du lecteur, lui offrir une intrigue absolument invraisemblable, digne d’un roman à sensation, truffée de personnages grotesques et stéréotypés, sans consistance aucune, et réussir pourtant à s’élever au-dessus de la matière risible de son sujet pour créer quelque chose de presque ensorcelant. L’Américain Jim Harrison se montre à la hauteur d’un tel défi. En effet, son dernier ouvrage Péchés capitaux, une parodie de roman noir plutôt grinçante que drôle, est une histoire de meurtres, de viols, de vengeances et d’incestes, tous incompréhensibles autant qu’arbitraires. Égaré au milieu de ce chaos, on retrouve l’inspecteur Simon Sunderson, 66 ans, ex-flic divorcé, alcoolique, amateur de bonne bouffe et obsédé sexuel que le lecteur a déjà croisé dans le roman précédent Grand Maître. Désormais à la retraite, Sunderson vient d’acquérir un chalet situé dans une petite localité rurale du nord de Michigan afin de se consacrer à la pêche en eau douce, sa grande passion depuis l’enfance. Aussitôt installé, il découvre qu’il a de drôles de voisins : la famille Ames, une bande de sauvages qui engloutissent des litres de vodka dès le matin et sèment la terreur dans toute la région. Les membres de ce clan, qui ont déjà commis d’innombrables meurtres, vols et arnaques, vivent en dehors de toute loi et passent Comme cet ex-flic ne s’intéresse pas trop à la résolution de ces crimes (il ré© Michael David Friberg pète souvent être fatigué, lassé de toute leur temps à s’entretuer et à violer leurs cette affaire des Ames), il est légitime femmes, filles, nièces et sœurs qu’ils se de supposer que même l’auteur ne croit partagent en commun. Bien entendu, guère à son intrigue. En tout cas, l’intéles Ames sont une caricature outran- rêt du livre est ailleurs : dans les méditacière de ceux qu’on désigne commu- tions et les réminiscences de Sunderson, nément par le terme péjoratif de white parsemées tout au long du roman et trash (la population blanche extrême- qui en forment environ la moitié. À ment pauvre et inculte de l’Amérique l’opposé des Ames, de simples pantins, profonde), l’intention de Harrison – l’ancien inspecteur est un personnage cet écrivain connaissant parfaitement des plus complexes et des plus vivants. la vie rurale et scandalisé par le sort Il n’arrête pas de penser au divorce qui que son pays réserve aux déshérités de a bouleversé sa vie, à son alcoolisme, la société – étant probablement de ri- au sexe qui le maintient dans un état diculiser la représentation fantastique de perpétuel esclavage, à la littérature et discriminatoire que l’élite intellec- (c’est un flic très cultivé), à la vieillesse tuelle et urbaine se fait des gens de la et à la mort. Traumatisé à dix ans par campagne. un sermon sur les Sept Péchés capitaux, ce sujet revient l’obséder sur le tard et Le déroulement de l’intrigue res- lui inspire le projet de rédiger un essai semble plus à un dessin animé à la sur un hypothétique huitième péché, le Tom et Jerry, enragé et sanglant, qu’à plus crucial à ses yeux, et dont toute la trame d’un véritable roman policier l’humanité est coupable : la violence. (d’ailleurs, l’ouvrage est sous-titré : Ainsi, délaissant les Ames, le roman se Faux roman policier). Sunderson em- transforme en une ample méditation bauche Lily, une jeune Ames, comme sur la violence, cette « tradition amérisa bonne ; elle est tout de suite tuée caine ancestrale » selon un des persondans un duel aux kalachnikovs l’op- nages du livre. posant à son cousin qui la viole deTarek ABI SAMRA puis son enfance ; immédiatement, Le dernier roman du Britannique Ian McEwan met en scène une magistrate et un jeune homme gravement malade auquel son entourage, refuse un traitement médical. Une relation se noue entre ces deux personnages en tout point dissemblables. L'INTÉRÊT DE L'ENFANT de Ian McEwan, traduit de l'anglais par France-Camus Pichon, Gallimard, 2015, 230 p. F iona Maye est juge aux affaires familiales à Londres. Professionnellement, tout lui sourit : son travail est largement reconnu et apprécié. Sentimentalement, en revanche, rien ne va plus : Jack, son mari, se plaint de ne plus avoir de relations sexuelles avec elle depuis sept ans. Il décide donc de partir. Où ça ? Probablement chez sa jeune statisticienne de vingt-huit ans, Mélanie, dont le prénom, lance perfidement Fiona, n'est « pas si loin de celui d'un cancer de la peau incurable ». La magistrate fait alors procéder au changement des verrous de son appartement afin d'empêcher un possible retour de l'époux supposé infidèle. L'intransigeance de la juge quand il s'agit de vie privée n'a d'égal que celle qu'elle manifeste dans l'exercice de d'autre vainqueur que la justice, symbolisée ici par Fiona Maye. © Jeremy Sutton-Hibbert / Getty images son travail. Pour elle, il ne peut y avoir d'autre horizon que celui de la loi. Et quand il est question de droit familial, son domaine d'activité, impossible d'ignorer le fameux Children Act de 1989, socle législatif stipulant que « l'intérêt de l'enfant prime sur tout ». Mais que vaut la philosophie générale d'un texte au regard d'un cas particulièrement épineux ? Celui d'Adam Henry, atteint d'une forme rare de leucémie, l'est assurément. Pas encore majeur, le jeune homme est donc toujours tenu d'obéir à ses parents. Or ces derniers, membres des Témoins de Jéhovah, ont décidé de s'opposer à la transfusion de leur fils. Le corps médical a beau avancer que sans ce traitement c'est la mort assurée du patient, rien n'y fait. Fiona décide alors de se rendre au chevet du jeune malade afin de rendre une décision qui veillera à « l'intérêt de l'enfant ». Et tant pis si, pour cela, il doit « être protégé contre sa religion et contre lui-même ». La rationalité froide du droit face à la foi en une « justice » divine : voilà ce qui est au cœur du roman de Ian McEwan. D'un côté, ceux pour qui la vie est une valeur suprême. De l'autre, ceux pour qui la dignité de l'Homme est absolument inaliénable. Si l'on admet que seul le droit peut permettre de résoudre le différend, alors le combat est joué d'avance. Il ne peut y avoir Mais la réalité est-elle aussi basique ? Assurément non. Celle qui « croyait que ses responsabilités s'arrêtaient aux murs de la salle d'audience » va retrouver une part enfouie de son humanité grâce à Adam. Le jeune homme devient un grain de sable qui enraye la mécanique bien huilée de la juge. Et c'est précisément ce qui rend possible la relation entre les deux personnages. Fiona « cède » d'autant plus facilement au jeune homme qu'elle est envoûtée par les poèmes qu'il lui écrit de l'hôpital. Quand il ne cherche pas, à sa sortie, à pénétrer dans la sphère privée de la juge. Mais l'histoire d'amour entre cette dernière et l'adolescent ne durera que le temps d'un baiser. De toute façon, le cancer d'Adam vient à nouveau de se réveiller. Après avoir signé des romans denses où l'afflux de détails pouvait parfois détourner l'attention du lecteur, Ian McEwan opte ici pour une forme d'épure littéraire. Il en faut pour pouvoir aborder sereinement la réflexion philosophique sur le fait religieux, sujet ô combien d'actualité. Les inconditionnels de l'écrivain britannique relèveront sans doute que l'évocation du monde de l'enfance n'est pas une première dans son œuvre (L'Enfant volé). Ils noteront aussi que l'auteur parle souvent de couples en crise (Sur la plage de Chesil, Solaire) et qu'il aime l'idée d'un basculement provoqué par la force d'un poème (Samedi). Mais ils réaliseront sans doute aussi que, livre après livre, l'écrivain britannique s'impose comme l'un des observateurs les plus fins de notre époque. William IRIGOYEN Gastronomie Le miroir de la diversité SAVEURS LIBANAISES d’Andrée Maalouf et Karim Haïdar, Albin Michel, 2015, 176 p. A près Cuisine libanaise, Andrée Maalouf, « passionnée de cuisine » et Karim Haïdar, juriste devenu cuisinier, et tous les deux expatriés en France depuis de longues années, viennent d’ajouter encore un titre à la bibliothèque culinaire libanaise déjà bien fournie et de signer Saveurs libanaises. Même éditeur, même format, autant de savoureuses photographies. La couverture est ornée d’un bol plein de boules de falafels « fraichement » sorties de cuisson. Cette « saveur » qui fut il y a quelques années l’objet d’une polémique nationaliste autour de sa paternité entre Palestiniens et Israéliens sans oublier la fameuse ta’miya égyptienne, soulève le problème de la particularité du manger libanais s’il en a une. © Loïc Nicoloso À l’image de certains de ses aspects constitutifs, le Liban parvient à offrir une anthologie de diverses traditions culinaires allant de la sphère turque ou persane jusqu'aux bords du Nil. La « contribution » libanaise, encore discutable, est peut-être à chercher dans certaines compositions « maigres » de la montagne et dans des produits de base comme le bourghol (fin, blond ou brun), la crème de sésame, téhiné, ou la mélasse de grenade. Mais les auteurs le savent quand même quand ils revendiquent un « héritage considérable venu de toutes les terres du Levant (…) et qui n’a de cesse d’évoluer, de s’affiner et de s’amplifier depuis des siècles ». Ce métissage continuellement amélioré par le savoir-faire des chefs libanais, préfigure l’internationalisation du goût et des plats dont parle Amin Maalouf qui rédige encore la préface pour ce nouveau catalogue : « À vrai dire (la cuisine) est de nos jours le visage le plus accepté et le plus rassurant de la mondialisation. Elle est le meilleur témoignage en faveur de la diversité comme de l’universalité. » Reste que la vérité est dans le plat avec en ouverture le défilé traditionnel des mezzés et, à tout seigneur tout honneur, la tabboulé qui a fait le tour du monde, en tête avec une variante qui ajoute la coriandre et le piment vert à l’incontournable persil. Osons pour poursuivre les mêmes falafels mais… aux crevettes, les escargots tarator et pourquoi pas la bonne vieille chicorée hendbé et ses oignons dorés et croustillants. Dans la rubrique des Kebbés, on s’eloigne des classiques Kebbé au four à l’huile d’olive ou autres boules à la graisse pour l’arnabiyé aux oranges amères des villes ou l’accompagnement des amandes ou des noix, voire des boulettes farcies de crevettes. Les plats de légumes privilégient les fèves (en fatté aux épinards), les blettes (farcies de riz et de pois chiches) et les topinambours, rappellent la bonne vieille rechta aux lentilles ou la succulente makhlouta avec ses quatre graines (bourghol, haricots secs, lentilles blondes et pois chiches). L’appétit monte encore plus avec la viande qui se prépare en laban emmo (souris d’agneau au yaourt chaud), avec les truffes du désert, les feuilles de vignes aux cailles et la cerise qui progresse dans les plats libanais, accompagnant ici le gigot d’agneau en kafta. Pour le poisson, la samke harra de Beyrouth est mise en vis-à-vis avec celle de Tripoli sans oublier les rougets aux fèves. Au dessert nous choisirons la bassma (petits carrés de semoule farcis à la pistache) et la bien nommée osmallié (l’ottomane) à la crème et à la rose. Ajoutons à tout cela la composition réputée diététique de la cuisine méditerranéenne et libanaise pour dire deux fois « santé ! ». Sahtein ! Jabbour DOUAIHY