Mémoire Vincent Gohier

Transcription

Mémoire Vincent Gohier
IEP de Toulouse
Master 2 « Sociologie politique des représentations
et expertise culturelle
Année
2009/2010
Mémoire de recherche
Le cinéma documentaire environnemental et la
réception de Home par la critique de presse
Présenté par
M. Vincent GOHIER
Directeur du mémoire
M. Philippe MARY
1
2
AVERTISSEMENT
L’Université de Toulouse 1 n’entend donner aucune appprobation, ni
improbation dans les mémoires ou doctorats. Ces opinions doivent
être considérées comme propres à leur auteur.
3
REMERCIEMENTS
- Je remercie M. Philippe MARY, pour son encadrement et ses conseils
théoriques.
- Merci à tous les professionnels du cinéma interrogés, pour leur disponibilité :
Boris Claret, François Caron, Paul Chiesa,
Mais aussi toutes les personnes rencontrées lors du FID Marseille ou du Festival
du film d’environnement de Paris.
- Enfin, je remercie ma famille et « mon héros » pour leur aide et leur soutien
constants.
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SOMMAIRE
Introduction……………………………………………………………….. p.1
I/ Etats des lieux du cinéma documentaire……………………………….. p.10
A/ Le contexte médiatique général………………………………………………. p.10
B/ Le cas du documentaire environnemental…………………………………….. p.16
C/ De la vision médiatique à la réalité documentaire……………………………. p.27
Bilan première partie……………………………………………………………………p.35
II/ Le phénomène « Home »……………………………………………… p.37
A/ La production…………………………………………………………………. p.37
B/ La réception…………………………………………………………………… p.40
Bilan deuxième partie………………………………………………………………….. p.67
III/ Panorama de l’écologie politique au 20ème siècle…………………….. p.70
A/ Les partisans du développement durable……………………………………... p.71
B/ Les objecteurs de croissance………………………………………………….. p.73
C/ Les « développementalistes »………………………………………………… p.75
Bilan et mise en relation avec Home…………………………………………………... p.78
Conclusion…………………………………………………………………p.80
Annexes…………………………………………………………………… p.82
Bibliographie……………………………………………………………… p.158
Table des matières………………………………………………………… p.160
5
Introduction
Le documentaire est depuis quelques années sur le devant de la scène médiatique. Quelques
films importants ont beaucoup fait parler d’eux, et ce succès a rejailli sur le genre
documentaire en général. On parle d’un nouveau dynamisme, comme si le documentaire avait
subi au cours du temps un lent déclin, pour finalement vivre aujourd’hui une sorte de retour
en grâce.
Ce postulat, qui peut paraître asséné d’emblée, s’appuie sur de nombreux articles lus dans la
presse, qui présentent le cinéma documentaire contemporain sur un ton très optimiste. On
pourrait citer par exemple l’éditorial du Monde signé par Jacques Mandelbaum1, paru dans un
numéro datant de 2009, dans lequel le critique de cinéma note que « la programmation en
salles de documentaires liés à des questions d’actualité sociale ou politique n’est pas nouvelle.
Mais le phénomène s’amplifie depuis quelques années ».
On pourrait immédiatement rétorquer que le documentaire en tant que « genre » n’existe pas,
et partant que le point de vue des médias sur le cinéma documentaire ne renvoie à rien de
défini, rien de matériellement vérifiable. A propos de la frontière tracée entre fiction et
documentaire, Guy Gauthier précise dans son ouvrage Le documentaire, un autre cinéma2,
qu’ « une telle opposition n’a de sens que classificatoire », et rapporte les propos de Jean-Luc
Godard à ce sujet : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous
les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve
nécessairement l’autre au bout du chemin ».
On pourrait également mettre en avant les travaux de sociologues qui étudient les mécanismes
de l’ « emballement médiatique » et soulignent la propension des médias à transfigurer la
réalité, et parfois à en donner une image trompeuse. Patrick Champagne indique que « la
logique du travail journalistique – en accord avec les représentations et attentes ordinaires du
grand public – conduit ainsi à privilégier spontanément tout ce qui paraît exceptionnel et hors
du commun […] »3.
1
MANDELBAUM (Jacques), « Cinéma, la nouvelle vague du documentaire », Le Monde, ?
GAUTHIER (Guy), Le documentaire un autre cinéma, Saint-Just-la-Pendue, Armand Colin, 2000
3
CHAMPAGNE (Patrick), La construction médiatique des malaises sociaux, Actes de la recherche en Sciences
Sociales, numéro 1, volume 90, 1991
2
1
Néanmoins, tout en ayant conscience des limites de la vision médiatique du documentaire, il
est tentant de suivre la rumeur, de l’accepter et de mettre à l’épreuve ce prétendu succès actuel
du documentaire. Que se cache-t-il derrière la popularité affichée du cinéma documentaire ?
Les conditions concrètes de réalisation et de diffusion des documentaires sont-elles en accord
avec le constat médiatique ?
Le présent travail est parti de cette idée initiale : confronter l’idéal médiatique à la réalité du
cinéma documentaire, et ainsi décrypter l’emballement médiatique qui s’empare de ce genre
cinématographique. Mais le sujet, pertinent par son actualité, demandait encore à être affiné.
Au sein du genre documentaire, un style de films paraissait particulièrement dynamique : les
documentaires qui abordent les thèmes de l’écologie et de la préservation de l’environnement.
Depuis quelques années, les films dénonçant les dérèglements climatiques envahissent les
écrans. Certains films comme Le cauchemar de Darwin ou Une vérité qui dérange ont fait
couler beaucoup d’encre et stimulé les débats. Il paraissait donc intéressant de recentrer le
sujet sur les documentaires plus particulièrement portés sur l’écologie. On évitait ainsi
d’effectuer une approche trop généraliste du traitement médiatique du documentaire. Cette
perspective d’étude présentait en outre l’avantage de mêler un sujet cinématographique,
suscitant un vif intérêt personnel, et des questions plus politiques, l’écologie se traduisant
aujourd’hui de manière de plus en plus rigoureuse en théories politiques diverses et variées.
Le thème du cinéma documentaire environnemental paraissait donc assez riche pour qu’on s’y
intéresse.
Cependant, l’objectif d’étudier l’approche par les médias non plus du cinéma documentaire en
général, mais des documentaires environnementaux en particulier, s’est vite révélé de
nouveau trop ambitieux, ou trop vague. Quelle est la cible de ce traitement médiatique
laudatif (qui reste par ailleurs à démontrer) : les documentaires portant sur des thèmes
écologiques, ou plutôt le thème de l’écologie en général ? L’écologie n’est-elle pas un sujet
porteur à elle seule, mis « à la mode » par les crises environnementales de plus en plus
régulières, et suscitant l’intérêt et l’inquiétude de la population ?
En supposant même que le cinéma documentaire à tendance « écolo » montre aujourd’hui un
réel dynamisme, peut-on faire l’amalgame entre tous les films entrant dans cette catégorie, et
les considérer du même point de vue ?
2
Comme me l’ont suggéré plusieurs réalisateurs de documentaires que j’ai rencontrés au cours
de mes recherches, l’écologie semble être un thème instrumentalisé dans de nombreux
domaines et qui dépasse par conséquent le simple cadre du cinéma documentaire. Ce dernier
n’est pas le seul à être le vecteur d’une actuelle prise de conscience écologiste.
Or, étudier l’impact de l’écologie aujourd’hui de façon générale, et non plus seulement à
travers le documentaire, était d’évidence un sujet sans bornes. Il semblait plus intéressant de
se concentrer sur un seul film, qui cristalliserait l’ensemble des problématiques du cinéma
documentaire environnemental contemporain. Une étude monographique présentait en outre
l’avantage d’éviter les sujets trop généraux du type : « popularité de l’écologie » ou « succès
du cinéma documentaire ». On revenait en quelque sorte à l’idée initiale d’une interrogation
sur la prétendue vitalité des documentaires environnementaux, mais illustrée par un film
emblématique de ce cinéma qui semble aujourd’hui « marcher ».
Parmi les différents films sortis depuis quelques années et abordant de près ou de loin
l’écologie, un film paraissait particulièrement révélateur des questions soulevées par ce type
de documentaires : Home, de Yann Arthus-Bertrand. Home est sorti le 5 juin 2009, à
l’occasion de la journée mondiale de l’environnement. Le film a fait l’objet d’un plan de
distribution spécial et inaccoutumé, sur lequel nous reviendrons plus longuement par la suite.
L’aspect intéressant de ce documentaire reste la polémique qui a suivi sa diffusion, au cours
de laquelle se sont affrontées de nombreux points de vue.
Cette polémique ne s’est pas arrêtée au domaine du cinéma et a débordé sur d’autres
questions, notamment politiques. Le film a déchaîné les passions et remué la critique plus
qu’aucun autre documentaire environnemental auparavant. L’emballement médiatique crée
par la polémique autour du film constitue donc un objet d’étude particulièrement intéressant,
dans la mesure où il permet de faire le point sur la réception d’un genre cinématographique
d’actualité, le documentaire environnemental. Home offre un exemple typique de la réception
par la presse de ces documentaires à gros budget.
Le but de ce travail est donc de réaliser une étude monographique de Home, centrée sur la
réception du film par les médias, afin d’illustrer et de questionner l’accueil souvent très positif
réservé à ce genre de films écologiquement engagés. Cette étude sera menée sur le modèle
d’autres travaux monographiques produits par des sociologues de la culture, notamment du
3
cinéma. Ainsi, il conviendra de s’appuyer sur un article de la sociologue Audrey Mariette4,
consacré à la réception du premier film de Laurent Cantet intitulé « Ressources humaines ».
Dans cet article, A. Mariette examine les mécanismes de construction de la célébrité par la
critique, et se penche sur les différences qui apparaissent dans le traitement journalistique
entre le premier film de L. Cantet et la sortie de Ressources humaines.
L’étude du processus de réalisation d’un film, de sa production à sa réception, soulève de
nombreuses problématiques. Notre premier souci sera de reconstituer, à partir de
l’emballement médiatique qui a suivi la sortie du film, l’espace de la critique de Home. Il
s’agira de révéler les différents aspects de la critique du film, en examinant les arguments
avancés. Une critique de film peut être rédigée différemment, en fonction de la sensibilité du
journaliste ou des questions que le film soulève. En ce qui concerne Home, on pourra
constater que la critique a parfois cédé la place au charivari, et nécessite d’être déconstruite et
analysée.
Une étude consacrée spécifiquement au film Home permettra également de revenir sur la
question de la popularité actuelle du cinéma documentaire environnemental. Le décryptage de
la réception d’un film comme Home est l’occasion d’effectuer une étude comparative avec le
reste de la production, comprenant des documentaires réalisés avec des fonds beaucoup moins
importants. Ces nombreux documentaires, tournés par des réalisateurs locaux le plus souvent
indépendants, contribuent à faire parler d’un dynamisme du cinéma documentaire
environnemental. Home est-il révélateur des conditions de production, de réalisation et de
distribution des documentaires environnementaux ? Le film a été reçu plutôt négativement par
les professionnels du documentaire, ce qui pourrait témoigner de l’existence d’un autre
cinéma documentaire, peut-être moins commercial et moins abordé par les médias.
En dehors de ces pistes de travail liées au cinéma, l’étude de la réception de Home amènera
également la réflexion sur un plan plus politique. Le film, à travers les critiques qu’il a
inspirées, permet d’avoir une vision assez nette des différents courants existant au sein de
l’ensemble formé par l’écologie politique. A l’heure où l’écologie se constitue en force
politique alternative, de nombreux auteurs se penchent sur l’avenir de cette formation et sur
4
MARIETTE (Audrey), « La réception par la critique d’un premier long métrage : la consécration unanime de
Ressources humaines ? » in MAUGER (Gérard), dir., L’Accès à la vie d’artiste, sélection et consécration
artistiques, Clamecy, Ed. du croquant, 2006, p. 113-147
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les différentes thèses qui entrent parfois en conflit. Nous reviendrons sur certains de ces
travaux, qui nous permettrons d’explorer l’espace politique délimité par les critiques de
Home.
Ces perspectives de travail s’appuieront sur des sources diverses et variées. En ce qui
concerne la réception de Home, nous nous consacrerons uniquement à la réception par la
critique, en raison d’un manque de temps qui n’a pas permis d’envisager une étude de la
réception du film par le public. La réception par la critique est quant à elle nettement orientée
vers la presse, dans la mesure où les archives, près d’un an après la sortie du film, étaient plus
faciles à retrouver sous forme d’articles. La revue de presse du film est issue de la
Cinémathèque française de Paris, où il a également été possible de consulter d’autres
ouvrages généraux sur le cinéma documentaire. La cinémathèque constitue ses propres revues
de presse, ce qui a facilité la recherche d’articles sur le film. La base de données
internationale sur le cinéma (IMDB, International Movie Database on Internet) s’est
également révélée utile pour compléter la revue de presse de la cinémathèque, notamment par
des articles issus de revues spécialisées. Le corpus d’articles a encore été augmenté par des
recherches complémentaires tout au long de l’étude, à la médiathèque José Cabanis ou encore
à la Bibliothèque du Périgord de Toulouse. Les différents articles du corpus proviennent à la
fois de la presse nationale généraliste et de la presse spécialisée, dans le but de mettre en
parallèle les deux types d’approches. En effet, il peut être intéressant de noter les éventuelles
différences dans la façon d’analyser le film, en fonction de la provenance des articles. Le
recueil des articles s’est également étendu à la presse spécialisée écologiste, qui pouvait
encore apporter un regard différent sur le film. La ligne éditoriale ou la spécialité de chaque
revue ou journal oriente nécessairement la critique et la façon d’aborder le film, ce qui peut se
révéler intéressant dans une démarche comparative.
Les articles s’accompagnent également d’ouvrages de référence sur le cinéma documentaire,
ou encore sur l’écologie politique, qui ont permis d’élargir le propos.
Le présent travail repose donc en grande partie sur des analyses de contenu de ces différentes
sources. Le film Home et le débat télévisé qui a suivi la diffusion ont eux-mêmes été
visionnés, afin d’en ressortir les points intéressants et de pouvoir mieux comprendre toutes les
prises de position suscitées par le film.
Trois entretiens avec des réalisateurs ou des producteurs de documentaires indépendants ont
également été réalisés au début de l’étude, à un moment ou les pistes de travail demandaient à
5
être affinées. Le premier s’est tenu en mars 2009 en compagnie de Boris Claret, réalisateur
toulousain de documentaires portant le plus souvent sur l’écologie. Le deuxième entretien a
été réalisé avec François Caron, jeune réalisateur de deux documentaires politiques sur le
Mexique, rencontré lors du Festival International du Documentaire (FID) de Marseille, en
juillet 2009. Enfin, le dernier entretien a permis de recueillir le point de vue du producteur
toulousain Paul Chiesa. Nous reviendrons un peu plus longuement sur l’activité de chacune de
ces personnes, au moment de nous intéresser au contenu des entretiens.
Ces entretiens ont notamment permis de mesurer l’imprécision des premiers axes de
recherches et de mieux cibler le thème de travail. Ils n’ont pas véritablement servi pour
l’analyse, même si certaines idées seront exploitables au cours de ce travail. Les conversations
retranscrites seront utiles au moment de replacer Home dans le contexte plus large du cinéma
documentaire environnemental, car mes interlocuteurs se sont souvent appuyés sur leurs
expériences professionnelles personnelles pour commenter la situation actuelle du cinéma
documentaire. Leurs remarques, faites à partir d’anecdotes vécues, sont pertinentes dans la
perspective d’une confrontation de la vision médiatique du cinéma documentaire et de la
réalité pratique de ce type de cinéma.
Dans une démarche qui relève davantage de la participation observante, je me suis également
rendu à deux festivals de documentaires : le FID Marseille déjà cité, et le festival international
du film d’environnement (FIFE), qui a lieu à Paris au mois de novembre, au cinéma La
Pagode. Le fait d’assister à ces événements m’a permis tout d’abord de visionner des films
documentaires environnementaux, afin de les mettre éventuellement en parallèle par la suite
avec Home. Bien que le FID Marseille soit consacré au cinéma documentaire en général, les
deux festivals ont également été l’occasion de rencontrer des professionnels du cinéma
(réalisateurs, producteurs, techniciens, distributeurs…), pour recueillir leurs impressions sur
le film de Yann Arthus-Bertrand et l’événement crée autour de sa sortie. Lorsque mes
interlocuteurs connaissaient peu le cinéma documentaire écologique, la conversation pouvait
toujours dévier sur le cinéma documentaire en général, afin d’entendre les témoignages de
personnes du milieu qui offraient une alternative au discours médiatique.
Des notes ont été prises à l’issue des deux festivals, qui sont le fruit de plusieurs
conversations informelles. Ces données serviront, tout comme les entretiens, à revenir sur le
contexte actuel du cinéma documentaire environnemental. Elles viendront également
compléter les prises de position sur le film Home, lorsqu’il sera nécessaire de revenir sur les
réactions multiples que le film a générées.
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Après ce rapide exposé des méthodes de recherche privilégiées et des matériaux exploités, il
convient de souligner les difficultés rencontrées au cours de ce travail et les limites de l’étude.
La délimitation du sujet est le premier point qui a posé problème. Trop de temps a été
consacré à une étude trop vague de la réception médiatique du cinéma documentaire en
général. Cette hésitation lors de la définition des pistes de recherche a réduit le temps
disponible pour l’étude réelle de la réception critique de Home. Ce projet est pourtant resté
pertinent, tant le projet de Yann Arthus-Bertrand a nourri de réactions diverses, dans des
registres très différents.
Toutefois, étudier la réception de Home comportait aussi des inconvénients, liés justement à
l’ampleur du phénomène médiatique autour du film. Cette étude pouvait donc difficilement
être exhaustive, car cela aurait demandé de travailler simultanément sur plusieurs aspects de
la réception. De fait, le présent travail s’appuie uniquement sur la réception par la critique,
dans la mesure où une étude de la réception par le public aurait demandé la mise en place
d’un protocole supplémentaire de recherche trop important, à base de questionnaires,
compliqué à mettre en place. La réception critique est quant à elle uniquement basée sur les
articles parus dans la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Le présent travail ne
recouvre donc pas tous les aspects de la réception du film, sur tout type de support, ce qui
constitue une limite. Cela étant, la presse écrite reste une solide source d’informations, grâce
notamment aux articles analytiques parus dans les revues spécialisées.
L’exhaustivité aurait également nécessité une étude comparative entre plusieurs films
représentatifs de ce « nouveau » cinéma documentaire environnemental, ce qui a été
momentanément envisagé. Deux films fondateurs de ce type de cinéma, comme Le
cauchemar de Darwin de Hubert Sauper ou Une vérité qui dérange de David Guggenheim et
Al Gore, complétés par Home, auraient formé un triptyque intéressant à étudier. Ces trois
films présentent à peu près les mêmes caractéristiques : un discours retentissant qui alerte
l’opinion publique et une couverture médiatique importante, servie dans le cas de Une vérité
qui dérange et de Home par la célébrité personnelle du réalisateur.
Cependant, un tel projet de travail demandait un temps de recherche plus important. Le
perspective de devoir travailler sur des films sortis il y a quelques années posait également un
problème en termes de recherche d’archives et de données sur ces films, toujours plus difficile
à réaliser à posteriori, le phénomène de l’emballement médiatique se caractérisant justement
par sa fugacité.
7
L’idée de travailler conjointement sur ces trois films a donc finalement été abandonnée, pour
pouvoir se concentrer de manière plus approfondie sur le seul film de Y. Arthus-Bertrand.
Ces limites, qui ont à voir avec l’exhaustivité et la durée de la recherche, ont influencé les
objectifs de ce travail, que nous allons définir plus précisément, pour clore cette introduction.
Il s’agit d’une étude monographique portant sur la réception d’un seul film, et qui diffère d’un
travail de recherche habituel. Le mécanisme de l’enquête scientifique – postulat, recherche de
données, analyse et résultats – ne s’applique pas de manière automatique dans le cadre de ce
travail. En effet, l’objet d’étude est préexistant et a déjà fait l’objet de nombreux
commentaires, plus ou moins valides d’un point de vue scientifique. Le but n’est donc pas de
faire la lumière sur une vérité ignorée, mais de réaliser un bilan des réactions suscitées par un
événement, en l’occurrence la sortie du film Home. A partir de ce panorama de la réception
du film, il convient de mettre en relation des éléments pris parfois séparément, de rassembler
les réflexions portant entre autres sur la politique, l’art ou le personnage de Yann ArthusBertrand, pour décrire et analyser la façon dont les documentaires environnementaux sont
abordés par les médias. Il ne s’agit pas d’amalgamer toutes les réflexions, mais au contraire
de distinguer ce que la spirale médiatique nous pousse parfois à confondre.
Quels sont les différents champs de la réception ? Pourquoi les documentaires comme Home
ou d’autres sont-ils autant médiatisés ? Cet intérêt médiatique vaut-il pour l’ensemble des
documentaires environnementaux ? Pour résumer ces questions, on pourrait dire que la
problématique essentielle consiste à se demander en quoi Home est-il emblématique de la
réception critique du cinéma documentaire contemporain.
Nous allons tenter d’apporter des réponses à cette question, en effectuant dans une première
partie une sorte d’état des lieux du cinéma documentaire des années 2000, afin d’interroger le
prétendu succès du genre, décrit dans les médias. Nous nous focaliserons peu à peu sur les
documentaires environnementaux, ce qui nous rapprochera du thème de Home et permettra
d’avoir une vision d’actualité de ce type de cinéma, à la veille de la sortie du film de Y.
Arthus-Bertrand.
Après avoir défini le contexte, nous nous intéresserons plus particulièrement dans une
deuxième partie au documentaire Home. Il s’agira d’étudier les différents modes de réception
de ce film par la critique de presse, pour donner un exemple du traitement médiatique décrit
dans la première partie.
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La réception du film sera donc analysée à la lumière des réflexions faites sur le genre
documentaire en général, ce qui permettra de ne pas perdre de vue le contexte de la sortie du
film.
Dans une dernière partie plus courte qui inclinera vers la conclusion, il sera nécessaire de faire
un bilan des différents courants qui composent aujourd’hui l’écologie politique, en se basant
sur les opinions politiques très variées qui se sont exprimées à l’occasion de la sortie de
Home. Le film sera en quelque sorte un prisme, qui réfléchira les différentes positions sur
l’échiquier politique écologiste.
Cet épilogue sera l’occasion de conclure, en tâchant de répondre à la problématique principale
résumée ci-dessus. Nous reviendrons sur la réception de Home et situerons le film par rapport
au phénomène médiatique décrit dans la première partie, mais aussi par rapport à la situation
réelle du cinéma documentaire.
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I/ Etat des lieux du cinéma documentaire
A/ Le contexte médiatique général
Le succès public de Home et l’emballement médiatique autour du film peuvent s’expliquer
par la conjoncture positive du cinéma documentaire. On peut même parler d’une période
bénéfique pour le cinéma en général. Le cinéma attire un public de plus en plus nombreux, ce
qui incite les journalistes et les chercheurs à s’interroger sur les causes de cette popularité.
Dans un article de Télérama paru en 2009, le critique Aurélien Ferenczi tente ainsi
d’expliquer « pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté »5. Le journaliste fait
d’abord le constat du dynamisme qui anime aujourd’hui le septième art. D’un point de vue
purement économique, la fréquentation des salles, évaluée par le nombre d’entrées réalisées,
est en hausse. Mais le mouvement ne s’arrête pas là : les festivals dédiés au cinéma sont
également de plus en plus fréquentés.
Sur ce point, il faut cependant préciser que le succès n’est pas entièrement dû au cinéma : le
phénomène « festival » est aujourd’hui particulièrement en vogue et suscite un vif intérêt de
la part du public, comme en témoigne le nombre croissant de festivals organisés sur les
thèmes les plus variés. Cette remarque étant faite, il est certain que les festivals de cinéma,
comme la plupart des autres festivals, font l’expérience d’une popularité en hausse. J’ai pu le
constater personnellement lors de mes déplacements au FID Marseille et au FIFE, à Paris.
Après avoir discuté avec le personnel organisateur de ces deux festivals, on m’a à chaque fois
confirmé que la fréquentation était en hausse depuis quelques années. Toutes les projections
auxquelles j’ai assistées attiraient en effet un public nombreux.
Une fois le décor planté, A. Ferenczi tente d’expliquer la popularité actuelle du cinéma, avec
l’aide du sociologue Gilles Lipovetski, auteur de plusieurs ouvrages d’analyse dans ce
domaine. L’argument de la crise est tout d’abord évoqué. Malgré une conjoncture
économique difficile et une réduction du pouvoir d’achat, les Français vont paradoxalement
davantage au cinéma, pour se divertir et mettre de côté momentanément leurs soucis
matériels.
5
FERENCZI (Aurélien), « Pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté », Télérama, n°3079
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1/ Un nouveau rapport à l’image
Cependant, l’analyse va plus loin. G. Lipovetski souligne l’évolution du public, qui pourrait
expliquer l’engouement actuel pour le cinéma. Selon le sociologue, le spectateur a changé et a
une consommation « plus festive, plus choisie, plus indépendante et plus juvénile » des films.
Il a une approche analytique et sophistiquée des films, qui se fonde sur un rapport plus
personnel et plus actif à l’image. Aujourd’hui, G. Lipotevski rappelle que tout le monde est à
la fois producteur et consommateur d’image, ce qui rend le rapport à l’image (y compris à
travers le cinéma) plus coutumier. L’auteur désigne ce phénomène d’intensification du
rapport à l’image et de la fréquentation des salles de cinéma par le terme « cinémania ». Il
développe cette théorie, en indiquant que le cinéma impose aujourd’hui de plus en plus son
format et son mode de réalisation à d’autres domaines comme la publicité et les reportages
sportifs. Il est ironique de remarquer que le juriste des médias et de la communication Serge
Regourd formule la même remarque, mais dans le sens inverse, à propos de l’influence du
format de la publicité sur la construction des reportages et autres émissions télévisées. Les
influences entre les différents produits obtenus à partir d’images animées sont donc multiples
et variées.
On peut penser, à la lumière de l’article de Télérama, que l’individu est aujourd’hui mieux
préparé à toute forme de diffusion d’images, et est en particulier plus réceptif à l’art
cinématographique. Cette théorie ne conduit pas pour autant A. Ferenczi à remettre en cause
la relation implicite entre fréquentation des salles de cinéma et recherche du divertissement.
La sortie au cinéma apparaît également comme un plaisir et un événement convivial, au-delà
des analyses rigoureuses sur les intentions et les comportements inconscients des spectateurs.
2/ Le succès du documentaire
De ce point de vue, il pourrait sembler étrange que l’intérêt pour le cinéma s’étende au cinéma
documentaire, qui ne bénéficie traditionnellement pas de la même aura. Le documentaire
véhicule l’image d’un genre cinématographique rébarbatif et moins accessible que la fiction.
Les prénotions en font également un exercice de style réaliste, perçu comme peu divertissant.
Pourtant, le succès du cinéma analysé par A. Ferenczi ne s’arrête pas à la fiction mais s’étend
également au documentaire. Le journaliste y fait brièvement référence en soulignant
« l’incroyable succès des documentaires ». Comme je l’ai indiqué plus haut, les festivals de
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cinéma documentaire auxquels j’ai assisté faisaient état d’une fréquentation excellente. Cette
bonne réception des films documentaires rencontre beaucoup plus d’écho dans les médias que
les autres genres cinématographiques. Il s’agit en effet d’une dynamique plus soudaine et
inattendue, qui contraste avec le regard porté sur les documentaires il y a quelques années. De
ce fait, les bons chiffres réalisés dans les salles par les fictions font l’objet de moins de
commentaires, car le fait paraît plus anodin. A l’inverse, même lorsque ces chiffres baissent,
on ne s’inquiète pas outre mesure du sort du cinéma de fiction : la fréquentation des salles
peut accuser un ralentissement momentané, mais l’ « industrie » du cinéma ne promet pas
d’entrer prochainement en crise.
Il en va différemment du documentaire. Le regain d’intérêt pour ce genre de films surprend et
suscite de nombreuses interventions. Il est traité comme un phénomène à part dans la
dynamique globalement positive du secteur du cinéma. Nous avons retrouvé ce genre de
constat sur la production de documentaires dans plusieurs journaux ou revues. Régulièrement,
des articles reviennent sur la prétendue vitalité du documentaire, que l’auteur tente d’analyser.
En effet, quel élément permet de faire remonter le « renouveau » du cinéma documentaire à
« quelques années » – le plus souvent au début des années 2000 ? Comment expliquer à la
fois la production dynamique et la bonne réception par le public ? Ce jugement qui tend à se
généraliser et qui fait du documentaire un style florissant résiste-t-il à l’épreuve de la réalité ?
Nous allons à notre tour tenter de répondre à ces questions, en recentrant notre attention au fur
et à mesure de l’analyse sur les documentaires environnementaux, véritable sujet de ce travail.
C’est à partir des documentaires abordant spécifiquement l’écologie que nous allons
finalement interroger l’état actuel du cinéma documentaire, afin de rendre compte d’une
réalité plus nuancée que celle que les médias dépeignent. Nous nous appuieront pour cela sur
les trois entretiens réalisés avec des réalisateurs ou producteurs indépendants.
Ce bref tableau du cinéma documentaire, et plus particulièrement des documentaires
environnementaux, nous permettra de définir le contexte dans lequel a eu lieu la sortie de
Home de Yann Arthus-Bertrand. Il est important de ne pas ignorer ce contexte, pour mieux
comprendre par la suite l’origine des débats et des réactions autour du film.
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3/ Les causes du succès
A propos du cinéma documentaire, le délégué général du FID Marseille, Jean-Pierre Rehm,
déclare avoir « constaté depuis maintenant quelques années un intérêt renouvelé pour le
documentaire »6. On en revient à cette assertion, selon laquelle le documentaire se porterait
mieux qu’il ya quelques années.
Un souci de réalisme de la part du public
J-P. Rehm se base sur le nombre d’entrées enregistrées tous les ans, en constante
augmentation. Quelles sont les raisons de ce succès ? Pour J-P. Rehm, le goût du public pour
les films documentaires peut s’expliquer notamment par l’incapacité des fictions à retranscrire
certaines réalités, qui portent pourtant à réflexion et sur lesquelles les spectateurs souhaitent
être informés. Sur certains sujets, le public serait donc à la recherche d’une approche réaliste
et rigoureuse, à l’opposée de la distance affichée dans certaines fictions, qui conduit à éluder
les questions fondamentales. Le directeur du festival résume son discours en indiquant que
« certaines fictions ne correspondent plus à la réalité. Il y a un réel déficit de compréhension
et le public s’en rend bien compte ».
Ce point de vue rejoint celui du réalisateur François Caron, avec lequel je me suis entretenu
pendant le FID Marseille, sur des questions d’ordre général renvoyant au cinéma
documentaire. Ce dernier m’a fait part de sa conviction selon laquelle l’individu lambda ne se
rend pas nécessairement au cinéma pour n’y voir que des personnages héroïques et
stéréotypés, éloignés de son quotidien. Au contraire, il peut apprécier de retrouver au cinéma
une similitude entre la vie des personnes portées à l’écran et ses propres habitudes. Cette
familiarité avec les personnages lui permet de demeurer captivé par l’histoire du film, dans
lequel il retrouve un peu de soi-même et puise des éléments de comparaison. Le documentaire
sert particulièrement bien selon F. Caron cette attirance pour le réalisme et la vraisemblance,
en montrant à l’écran des individus le plus souvent ordinaires, confrontés à des situations ou
des enjeux dont chacun peut un jour faire l’expérience.
6
GALLO (Jean-Frédéric), « Répondre à un besoin d’information », Tribune du Sud, 19 juin 2009
13
« ben, c'est-à-dire que je pense que les spectateurs ils ont pris goût aussi à une espèce de…ce qu’on appelle le
cinéma du réel. En fait ils se sentent plus, ils se reconnaissent plus dans l’image en voyant des gens un peu
comme eux quoi, qui sont pas des acteurs, qui sont des vrais gens; et ça c’est vrai, ça a commencé il y a une
quinzaine d’années, les gens ils se reconnaissent, ils aiment ça. »
Cet extrait de l’entretien illustre l’importance pour F. Caron d’une approche réaliste et
honnête de la part du réalisateur de documentaires.
Le réalisateur Boris Claret, rencontré à Toulouse, tenait sensiblement le même discours sur ce
point. Les films de B. Claret sont produits par La Trame, une société de production et
d’éducation à l’image indépendante basée à Toulouse. La Trame et d’autres sociétés de
production alternatives sont réunies au sein du collectif Les films de la Castagne.
Selon B. Claret, le cinéma de fiction, et notamment les productions hollywoodiennes, ont
produit une « fantasmagorie du réel », qui déconnecte complètement le spectateur de
l’expérience concrète du monde.
« Je crois que Hollywood a, notamment Hollywood, quand on regarde la palette des possibles du cinéma
formellement, […] la palette des possibles et ce qui nous reste aujourd’hui, ça allait de la comédie musicale au
conte je veux dire, aux essais formels, on était déjà dans le cinéma expérimental, et aujourd’hui il reste en gros
une espèce de forme qui se prétend à un hyperréalisme, qui en plus depuis qu’elle accède par les effets
numériques au « tout est possible », moi je trouve c’est hallucinant, on regarde quelques films à catastrophes ou
à gros effets spéciaux, maintenant c’est open, voilà. Tout ce que tu peux imaginer, on peut lui donner une image
de réalité, mais qui est une image de surréalité, c’est pas une image de réalité, parce que la réalité elle est jamais
dans les couleurs du cinéma »
Autrement dit, B. Claret va plus loin que F. Caron, en affirmant que le besoin de réalisme
dont parle ce dernier est produit par certaines fictions (il est inutile de tomber dans le
manichéisme réducteur qui oppose strictement cinéma hollywoodien et cinéma d’auteur), qui
provoquent chez le spectateur une perte de repères. Cette suspension de la fiction dans un
espace recrée et totalement irréel génère en réaction un besoin, parfois même inconscient, de
se détourner de ce cinéma, au bénéfice des films documentaires. Ceux-ci paraissent en effet
plus réalistes, au bon sens du terme, c'est-à-dire moins détachés des préoccupations du
spectateur.
« y’a peut-être une prise de conscience quand même que cette image fabriquée, cette image du cinéma fabriqué,
les gens commencent à percevoir qu’il y a besoin d’une espèce de contre point de vue, pas faire une image contre
14
l’autre, mais d’enrichir les points de vue, et que effectivement, de voir le documentaire réapparaître au cinéma,
ou être, je parle pas du courage ou de la volonté des diffuseurs de l’enlever de la télé, mais je parle du point de
vue des spectateurs, le désir d’aller visiter la réalité avec un autre regard, qui est celui que se pose le
documentaire, tout simplement parce que ça propose déjà un autre regard »
Le documentaire apparaît donc parfois comme une alternative à la fiction, qui permet au
public de s’informer en prenant du recul, et de bénéficier sur certains sujets d’un autre regard.
Cependant, d’autres raisons peuvent être invoquées pour expliquer le retour sur le devant de
la scène (s’il s’agit bien d’un retour) du documentaire. Le besoin de réalisme n’est sans doute
pas le seul facteur explicatif. On pourrait en effet rétorquer que le cinéma, comme nous
l’avons déjà souligné, est le plus souvent considéré comme une source de divertissement, un
moment de détente. Quid dans ce cas de la recherche du réalisme de la part du public ? Les
spectateurs n’aiment-ils pas plutôt aborder les sujets sérieux sous une forme ludique, comme
le font de plus en plus de fictions (ou docu-fictions) « engagés » et basés sur des faits réels ?
Un déficit d’informations de la part des médias dominants
De fait, d’autres avis viennent compléter l’analyse du phénomène et compléter ce premier
point de vue. Certains mettent ainsi en avant la déficience des médias pour expliquer, par une
relation de cause à effet, le succès du documentaire. Les sources d’informations habituelles ne
délivrent plus les clefs de compréhension du monde actuel, et se bornent à de simples
constatations sur les différents sujets qui composent l’actualité.
Outre le manque de profondeur du propos, le problème vient aussi justement de cette
composition de l’actualité, de ce que certains théoriciens de la communication nomment
l’ « agenda médiatique ». Les médias mettent sur le devant de la scène certains sujets et en
occultent d’autres : le récepteur peut donc avoir l’impression d’être mal informé, voire d’être
tenu à l’écart de certaines questions qui éveillent pourtant son intérêt. Ce point de vue est
notamment partagé par Jacques Mandelbaum, qui déclare dans l’éditorial déjà cité « qu’il y a
un vrai engouement des gens pour des approches qui ne viennent pas des médias
traditionnels ».
Paul Chiesa, producteur indépendant rencontré dans les locaux des Films de la Castagne à
Toulouse, prolonge cet avis et pointe du doigt le déficit d’information de certains médias
pourtant très suivis par la population en général :
15
« oui oui, je pense que y’a un intérêt du public, c’est une conscience qu’il peut y avoir aussi, c’est que
l’information médiatique, la télé et tout ça ne renseignent pas, ne documentent pas et n’informent pas. Et que on
a de moins en moins accès à la réalité des choses et que y’a peut-être une conscience heu…ou une inconscience,
enfin une vague intuition du public que c’est au travers du regard d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des
réalités qu’on peut comprendre des choses…C'est-à-dire, c’est pas forcément l’écologie, ça peut être l’économie
aussi… »
Face à cette carence des médias traditionnels, le documentaire peut, selon Paul Chiesa, se
muer en alternative et combler le besoin d’information du public sur certains sujets :
« je pense que s’il y a rejet, c’est plus un rejet de l’information classique…
V : oui, comme on disait tout à l’heure…
P.C. : oui, moi je pense c’est vraiment ça…C'est-à-dire un documentaire…je pense que le « Cauchemar de
Darwin » ça informe beaucoup plus sur la situation en Afrique que heu…que un an de journaux télévisés…au
moins les gens comprennent là… »
Le documentaire peut jouer ce rôle de complément d’information dans le domaine de
l’écologie, dans la mesure où les causes, les enjeux et l’ampleur des crises environnementales
sont parfois mal décrits, voire dissimulés au grand public. Ceci nous amène à nous pencher
plus particulièrement sur les documentaires environnementaux : nous tâcherons d’interroger
la popularité de ce type de films et d’en explorer les fondements.
B/ Le cas du documentaire environnemental
Les arguments que nous avons rapportés jusqu’à présent concernaient le cinéma documentaire
en général. Cependant, le postulat d’un succès actuel de ce genre cinématographique vaut
particulièrement pour les documentaires environnementaux. Au cœur de la mouvance
documentariste, les films abordant l’écologie, ou le thème de la nature en général, affichent
une popularité très représentative.
Nous allons désormais nous appuyer sur ce type de films pour évoquer d’autres raisons du
succès documentaire. Les idées avancées sont de nouveau issues de la presse ou des entretiens
réalisés. En effet, c’est en commentant le succès de certains films environnementaux que les
personnes interrogées en sont venues à proposer des réponses à la question que nous posons
dans ce travail, sur l’origine de l’intérêt du public pour le documentaire. Par ailleurs, c’est en
focalisant la réflexion sur les documentaires environnementaux, en tant que vitrine révélatrice
16
de la situation du documentaire en général, que nous pourrons en venir à la sortie de Home et
à l’accueil réservé au film.
Au regard du nombre de documentaires sortis ces dernières années sur le thème
environnemental, on peut penser que ce type de cinéma, qui vise à alerter l’opinion sur les
atteintes à la nature, a le vent en poupe. Un article intéressant intitulé a été publié à ce sujet
sur le site « evene.fr » par la journaliste et critique de cinéma Laurence Gramard7. Cette
dernière admet qu’il est « difficile d’ignorer l’offensive écologiste qui sévit sur grand écran
ces dernières années ». Elle indique que « les docus écolos pullulent » et qualifie le
phénomène de « véritable déferlante cinématographique ». Cet article illustre le traitement
médiatique actuel des documentaires, et en particulier celui des documentaires
environnementaux.
Sous la plume des journalistes, le documentaire apparaît comme un cinéma qui entre dans une
nouvelle ère, le virage temporel étant souvent marqué par le début des années 2000. L.
Gramard s’inscrit tout à fait dans cette vision des choses, en affirmant que « c’est
incontestablement avec l’arrivée du 21ème siècle que le septième art adopte sa « vert attitude ».
1/ L’environnement : un thème d’actualité
Elle tente par la suite de justifier cette idée commune selon laquelle les documentaires
environnementaux se multiplient depuis quelques années. Pour la journaliste, le phénomène
s’explique par l’émergence dans l’espace publique de la crise environnementale, qui a forcé
les experts et l’opinion publique à s’y intéresser et à proposer des solutions. Les problèmes
environnementaux se sont en effet immiscés dans le débat public et ont provoqué une
importante prise de conscience. Le cinéma documentaire stimule cet intérêt pour le sort de la
planète et incite, de manière plus ou moins pédagogique, à dévier de la trajectoire actuelle et à
modifier nos comportements dans le sens d’un respect plus grand de l’environnement.
La première raison à la profusion des documentaires environnementaux se trouve donc dans
les priorités de l’agenda médiatique, pour reprendre la terminologie des sociologues de la
communication. L’environnement est aujourd’hui au cœur des préoccupations, et le cinéma
tente par ses propres moyens de sensibiliser l’opinion et d’agir pour la préservation de notre
7
GRAMARD (Laurence), « L’heure du tri sélectif, les documentaires écolos », Evene.fr, novembre 2009
17
cadre de vie. Comme le précise L. Gramard, l’urgence de la situation a stimulé la production
cinématographique :
« Avec le nouveau siècle et ses dérives climatiques, les producteurs se sont ravisés. Prise de conscience générale
oblige. En moins de cinq ans, les docus écolos ont proliféré sur les écrans, laissant presque croire à la naissance
d’un genre à part entière ».
L’auteur ajoute que cet engagement à travers le documentaire écologique est souvent incarné
par une personnalité célèbre et appréciée, qui fait bénéficier le film de son aura et de sa
popularité. Il en va ainsi par exemple du film de Davis Guggenheim et de l’ex-candidat à
l’élection présidentielle américaine Al Gore, Une vérité qui dérange, qui a exposé en 2006 les
dangers liés au changement climatique. Cette stratégie de popularité révèle l’importance
accordée à ces films et la priorité qu’ils représentent pour les responsables les plus importants,
même si la profondeur de leur engagement est parfois contestée, nous y reviendrons à propos
de Home.
2/ Sorties en salles et effet d’entraînement
Cette remarque étant faite, L. Gramard en vient à la deuxième raison qui peut expliquer la
production croissante de documentaires environnementaux. Il existe selon elle un effet
d’entraînement né de la sortie de « films chocs au succès public inattendu », comme Le
cauchemar de Darwin de Hubert Sauper, We feed the world de Erwin Wagenhofer ou
précisément Une vérité qui dérange, déjà cité. Ces films ont rencontré un très bon accueil
public et critique, doublé en ce qui concerne Le cauchemar de Darwin d’une polémique
relayée par les médias. A partir de ces premiers « blockbusters écolos », pour reprendre le
terme de L. Gramard, d’autres producteurs ou réalisateurs se sont vus encouragés à poursuivre
dans cette voie.
Cette idée d’un effet d’entraînement est également reprise par le critique J. Mandelbaum, qui
évoque le rôle qu’ont pu jouer certains films pionniers dans la profusion de documentaires
écologiques ou socio-politiques des années 2000 :
« il n’est pas improbable qu’une telle profusion s’explique par l’effet d’entraînement dû au succès innattendu
qu’ont connu en salles, en 2004, « Farenheit 9/11 », de l’Américain Michael Moore, puis en 2005, « Le
cauchemar de Darwin », de l’Autrichien Hubert Sauper ».
18
Notons au passage que la rhétorique journalistique en ce qui concerne le cinéma documentaire
est volontiers répétitive : L. Gramard et J. Mandelbaum usent parfois du même vocabulaire,
faisant référence par exemple au « succès [public] inattendu » des films cités.
Les mêmes raisons sont donc à peu près invoquées pour expliquer le même phénomène, par
des personnes pourtant différentes. Nous avons mené nos propres recherches pour tenter de
répertorier tous les documentaires écologiques sortis durant cette période. L’intérêt est
également de vérifier l’affirmation, qui pourrait paraître péremptoire, selon laquelle ce type de
documentaire s’est développé au début du 21ème siècle. Cette affirmation s’est cependant
révélée juste, et confirme le sentiment général : si les documentaires écologistes étaient
quasiment inexistant parmi une production globalement réduite avant et au début des années
2000, depuis 2005 et la sortie du Cauchemar de Darwin, le phénomène s’est indiscutablement
amplifié.
A partir du catalogue annuel des films, disponible à la cinémathèque française à Paris, il a été
possible d’établir une liste des documentaires environnementaux produits depuis quelques
années, que nous avons reproduite sous la forme du tableau ci-dessous :
Tableau 1 : Les principaux documentaires environnementaux des années 2000
Titre du film
Année
Le cauchemar de Darwin
2005
We feed the world
2005
Pays
France, Autriche,
Belgique
Autriche
Une vérité qui dérange
2006
Etats-Unis
Un jour sur Terre
2007
Paysages manufacturés
Notre pain quotidien
2007
2007
Royaume-Uni,
Allemagne
Canada
Autriche
La 11ème heure
2007
Etats-Unis
Nos enfants nous accuseront
2008
Un monde sans eau
2008
Food, Inc.
2008
France
Autriche,
Luxembourg
Etats-Unis
Biutiful cauntri
2008
Italie
La fièvre de l’or
Home
2008
2009
France
France
Réalisateur
Hubert Sauper
Erwin Wagenhofer
David Guggenheim &
Al Gore
Alastair Fothergill &
Mark Linfield
Jennifer Baichwal
Nikolaus Geyrhalter
Nadia Conners & Leila
Conners Petersen
Jean-Paul Jaud
Udo Maurer
Robert Kenner
Esmeralda Calabria,
Andrea d’Ambrosio &
Peppe Ruggero
Olivier Weber
Yann Arthus-Bertrand
19
Nicolas Hulot & JeanAlbert Lièvre
Franny Armstrong
Matthieu Levain&
Olivier Porte
Le syndrome du Titanic
2009
France
L’âge de la stupidité
2009
Royaume-Uni
Herbe
2009
France
Plastic planet
2010
Autriche,
Allemagne
Werner Boote
Solutions locales pour
désordre global
2010
France
Coline Serreau
Nous resterons sur Terre
2010
France
Pierre Barougier &
Olivier Bourgeois
Ce tableau expose côte à côte des « blockbusters écolos » et des films plus indépendants, qui
ne s’adressent pas au même public et ne reçoivent pas les mêmes critiques. Nous reviendrons
sur cette opposition entre documentaires dits « commerciaux » et documentaires
indépendants, qui a été l’un des axes de la polémique autour de la sortie de Home. Quoi qu’il
en soit et au-delà des différences entre les films, le tableau ci-dessus ne se veut pas exhaustif.
Il regroupe toutefois les films qui ont fait parler d’eux et qui étaient répertoriés dans le
catalogue annuel des films, suite à leur sortie en salles. En effet, élaborer une liste de tous les
documentaires traitant de près ou de loin le thème environnemental aurait été impossible.
Certains films sont produits de manière très indépendante, par des réalisateurs connus
localement, et passent totalement inaperçus de la critique à l’échelle nationale. En nous
appuyant sur les entretiens réalisés avec des réalisateurs ou producteurs peu connus,
notamment à Toulouse, nous reviendrons sur cette production de documentaires alternative et
dynamique, qui s’effectue en parallèle aux réseaux de distribution habituels.
3/ Parenthèse : de l’environnement dans le cinéma de fiction
Au-delà des documentaires présentés dans le tableau, il est également intéressant de faire
remarquer que le thème de l’écologie, ou dans un langage moins politique celui de la
préservation de l’environnement, ne reste pas confiné dans la sphère du cinéma documentaire.
De plus en plus de fictions fondent leur scénario sur ce type de sujets, comme si l’intérêt pour
ces questions pouvait prendre des formes variées, et gagner l’ensemble du septième art. Les
films de fiction peuvent difficilement aborder les problèmes environnementaux de manière
aussi scientifique et rigoureuse que les documentaires, avec preuves et démonstrations à
l’appui. Ils peuvent cependant, par leur médiatisation et leur distribution plus efficace, avoir
20
un impact important sur la prise de conscience généralisée face à ces problèmes. Même si
l’écologie n’est pas en permanence au centre du film, et que les principes qui font le succès
des fictions –aventure, héroïsation, divertissement – reprennent souvent le dessus, le thème
environnemental constitue la trame du film, avec au final un message souvent optimiste.
Il s’est avéré nécessaire de répertorier les fictions qui entrent dans cette catégorie, afin
d’illustrer le propos. Il n’était pas question de faire une liste exhaustive, mais de citer
quelques exemples qui permettent de commenter le phénomène d’ « écologisation » d’une
partie du cinéma de fiction. Les films particulièrement révélateurs que nous avons finalement
retenus sont classés dans le tableau ci-dessous :
Tableau 2 : exemples de fictions qui traitent de la crise environnementale
Film
Le jour d’après
La guerre des mondes
Les fils de l’homme
Je suis une légende
Le jour où la Terre s’arrêtera
Wall-E
La route
2012
Avatar
Année
2004
2005
2006
2007
2008
2008
2009
2009
2009
Pays
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Etats-Unis
Réalisateur
Roland Emmerich
Steven Spielberg
Alfonso Cuaron
Francis Lawrence
Scott Derrickson
Andrew Stanton
John Hillcoat
Roland Emmerich
James Cameron
On peut d’emblée remarquer que les quelques films que nous avons mis en avant sont sans
exception des productions américaines. Ce sont également des films très récents. A l’instar du
cinéma documentaire, il semblerait donc que l’apparition des débats environnementaux dans
les fictions soit un phénomène relativement nouveau, qui remonte encore une fois au début
des années 2000.
Mais avant de chercher les causes de ce mimétisme, il est intéressant de s’attarder un moment
sur la façon dont les thèmes environnementaux sont mis en scène dans le cinéma de fiction.
En effet, ce qui frappe le plus dans la sélection ci-dessus, lorsque l’on prend le temps
d’observer les résumés des films, est le ton très catastrophiste sur lequel sont traités les
problèmes environnementaux. Le sujet est souvent abordé sous un angle apocalyptique, qui
donne une consonance grandiloquente au scénario. Celui-ci insiste en général sur la faute des
hommes, en pointant du doigt leur responsabilité dans l’état actuel de la planète. L’incitation
au changement se fait par le biais de la menace ou de la crainte : en réponse au désordre crée
par les hommes et à leur insouciance, la nature prépare sa vengeance et fait retomber sur
21
l’humanité un châtiment terrible et difficile à prévoir. Des similitudes se retrouvent même
jusque dans le graphisme de certaines affiches, comme le révèle ci-dessous le rapprochement
des affiches du Jour d’après et de 2012 :
On retrouve en effet dans les affiches de ces deux films, réalisés par Roland Emmerich, la
référence à l’eau qui engloutit l’espace vital humain, symbolisé par un paysage urbain ou par
un décor naturel de montagne. Ces affiches suggèrent le mode punitif sur lequel sont traités
les films. Les références quasi-religieuses qui accompagnent le thème de la fin du monde sont
révélatrices de l’imagerie et de la culture américaines. Ainsi l’expliquait en tout cas le
réalisateur F. Caron lors de notre entretien au FID Marseille. Ce dernier en est venu à évoquer
le développement du thème environnemental dans un nombre croissant de fictions, très
souvent produites par le système hollywoodien. Pour lui, le recours à une vision chaotique du
rapport de l’homme à la nature s’explique par le caractère fortement religieux de la culture
américaine, qui incite à considérer la crise environnementale comme un phénomène toutpuissant et inéluctable.
« le cinéma hollywoodien pour moi, quand il traite de l’écologie, il est énormément anxiogène […] c’est des
films qui sont vraiment dans une, enfin…oui dans l’anxiété la plus crue, on va vers l’apocalypse, on va vers le
chaos…Les Etats-Unis de toute façon c’est une culture protestante, anglo-saxonne, et elle est liée à cette histoire
tu sais de…d’apocalypse. »
22
Au-delà de l’approche apocalyptique des sujets environnementaux, F. Caron note également
une fascination mêlée de peur à l’égard de la nature, ce qui explique selon lui que
l’environnement lui-même devienne dans les films le point d’orgue dramatique, la source de
la catastrophe. L’homme n’a pas su s’accommoder de la nature, qui se retourne contre lui et
devient un élément hostile :
« Ils ont peur de la forêt… […] Ils ont peur de tout ! Tout ce qui est naturel…Pourquoi la destruction du monde
autochtone américain aux Etats-Unis ? Pourquoi une telle rage, une telle énergie pour détruire les originels ?
Parce qu’ils sont liés à la nature. »
Cependant, tous les professionnels du cinéma rencontrés à l’occasion de ce travail n’avaient
pas la même vision du cinéma américain environnemental. B. Claret souligne l’aspect
intéressant de certaines fictions pour l’analyse des problèmes environnementaux actuels. Ces
films sont révélateurs de la façon dont le cinéma hollywoodien considère la cause
environnementale. Certains réalisateurs, tout en ne délaissant pas l’approche apocalyptique
déjà décrite, s’appuient sur la métaphore manichéenne homme / nature, pour proposer un
second degré d’analyse et un discours relativement critique, dissimulé sous les apparences
d’une superproduction.
B. Claret revient en particulier sur le film du réalisateur américain Steven Spielberg La guerre
des mondes, qui relate l’invasion de la Terre par des créatures extra-terrestres et la fuite d’un
père de famille et de ses enfants dans un monde chaotique, détruit par les envahisseurs. Dans
ce film au scénario a priori banal et convenu, S. Spielberg pointe selon B. Claret les erreurs
des hommes et invite à faire marche arrière, en soumettant une vision d’horreur
particulièrement oppressante. Comme l’indique B. Claret, ce discours engagé et pessimiste est
plutôt inhabituel dans l’œuvre populaire et unanimement reconnue de S. Spielberg :
« c’est l’effondrement de l’illusion, Spielberg est vraiment le représentant du bon gars, qui a un humanisme
certain, je veux dire dans tout ce qu’il a produit hein, et qui est porteur du rêve américain quelque part…et dans
« La guerre des mondes », c’est clair, je sais pas s’il a pris le World Trade Center sur la tête ou quelque chose
comme ça, mais y’a quelque chose qui s’est brisé dans son rêve… »
A ce stade, et pour mieux aborder l’analyse de La guerre des mondes par le réalisateur
toulousain, il est nécessaire de préciser sa vision de l’écologie et des solutions qui sont à notre
disposition
pour
faire
face
au
changement
climatique.
Une
première
solution
« technologique » repose sur la croyance absolue dans le progrès technique, qui permettrait de
23
surmonter les problèmes qu’il a lui-même engendrés. C’est la solution la plus souvent
invoquée pour justifier l’immobilisme face au changement climatique. A l’opposée de cette
solution, une autre issue dite « radicale » réside dans la remise en cause fondamentale de notre
système économique, et sa réorientation vers des principes qui ne dégradent pas l’état de la
planète.
En orchestrant dans son film la destruction du monde par des machines extra-terrestres, S.
Spielberg s’attaque selon B. Claret à la solution technologique, qui voudrait que les machines
soient toujours l’instrument de notre progrès et de notre survie. Ces machines sont en effet
dissimulées au centre de la Terre depuis des millénaires : par ce détail, S. Spielberg place
symboliquement l’origine du problème environnemental dans la civilisation humaine, et non
dans des mondes inconnus et étrangers.
Enfin, B. Claret termine son analyse en précisant que le salut des hommes repose dans le film
sur un virus terrestre bénin, mais contre lequel les extra-terrestres ne sont pas immunisés, et
qui finit par les terrasser. Cette fin heureuse fait dire à B. Claret que « c’est notre planète qui
nous sauve », et que les solutions, dans le cas des problèmes environnementaux, se trouvent
bien entre les mains des hommes. Dans La guerre des mondes, l’invasion extra-terrestre n’est
qu’une métaphore pour traiter le thème de la « Catastrophe » environnementale.
Le point de vue de B. Claret sur la pertinence du regard porté par certains réalisateurs
américains sur l’environnement n’est pas isolé. Lors de mon entretien avec P. Chiesa,
producteur de films documentaires à La Castagne, ce dernier s’est également arrêté sur La
guerre des mondes de S. Spielberg, dont il a souligné l’intérêt dans une optique d’information
du public sur l’impact négatif de l’homme sur la nature. Il a également cité le film Le jour
d’après de Roland Emmerich, dont il salue le réalisme de certaines scènes. De manière
générale, P. Chiesa ne se montre pas férocement critique du cinéma hollywoodien
environnemental, qui aborde de façon plutôt habile un thème important :
« alors moi je suis très étonné, notamment dans le cinéma américain, le nombre de films sur ce thème-là, et
traités de façon pas con, je veux dire, mais même avec des scènes qui font écho à des situations d’actualité, par
exemple aux Etats-Unis, je prends deux films par exemple, je m’en souviens plus, le film où y’a une nouvelle
glaciation… « Le jour d’après », je sais pas si vous l’avez vu celui-là… ? […] et aussi le film de Spielberg
là…[…] « La guerre des mondes »
24
Cette parenthèse consacrée au traitement, dans certaines fictions américaines, du thème
environnemental qui nous intéresse, nous a permis de définir un peu plus précisément le ton
sur lequel s’effectue l’adaptation cinématographique d’un sujet d’actualité.
4/ Instrumentalisation de l’écologie ou réel intérêt ?
Cependant, au-delà de la forme que prend cette adaptation, il convient de s’interroger avant
tout sur les raisons du surgissement effréné, à la fois dans les films documentaires et dans les
fictions, de ce thème environnemental. Comment peut-on expliquer l’intérêt montré, y
compris par un cinéma résolument commercial, pour ce thème ?
Certains n’hésitent pas longtemps avant de répondre à cette question et dénoncent d’emblée
l’instrumentalisation de l’écologie, notamment par le cinéma, qu’il s’agisse de documentaires
ou de fictions. Nous n’aurions pas affaire à une prétendue percée du cinéma documentaire,
mais à un succès en général de l’écologie, qui suscite l’intérêt du public et dont le traitement
peut être décliné sous plusieurs formes. Le cinéma n’est pas le seul champ qui bénéficie de la
mise en avant de la question environnementale. Le fait que des fictions en provenance
d’Hollywood y soient consacrées, comme nous venons de le faire remarquer, ne fait que
démontrer l’exploitation du « filon vert ». F. Caron fait partie de ces détracteurs d’une mode
« écolo », à ses yeux purement intéressée :
« c’est vendeur… […] c’est du business… Moi je le vois que comme ça, c’est du business…
V : donc pour toi ce serait un créneau à exploiter en ce moment ?
F.C. : Mais bien sûr, bien sûr… […] ça devient une espèce de label, qui permet de, parce que les gens sont
inquiets de cette histoire-là, avec raison… […] bah pas fou hein, j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien
elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un mouvement, surtout si c’est planétaire, parce que l’industrie
hollywoodienne elle, elle vise la planète…tout le temps, donc heu…, si t’as une peur mondiale, universelle, eux
ils foncent dedans, ils savent très bien que ça va marcher… »
L’apparition d’une conscience écologique, notamment dans le cinéma de fiction, serait donc
une stratégie opportuniste de la part des producteurs, consistant à exploiter un sujet porteur.
Les films qui s’inspirent du thème environnemental sont en effet intéressants en termes de
recettes. La popularité des films environnementaux serait un phénomène dénué de sens,
motivé par des intérêts économiques ou marketing, et non par la volonté d’encourager la
réflexion.
25
Tout le monde n’est pourtant pas aussi catégorique. Il est nécessaire de relativiser l’aspect
intéressé de la mode « écologiste » et de lui reconnaître parfois un certain fondement. Ainsi
l‘exprime notamment P. Chiesa, qui pense que la dynamique actuelle autour de la production
de films environnementaux n’est pas vide de sens, et résulte d’une réelle préoccupation du
public pour ces questions :
« Je pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui savent que ça marche au
niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de marque…
V : et voilà, c’est ça que je veux dire…parce que est-ce qu’on tombe après dans l’instrumentalisation de thèmes
qui marchent ou est-ce que y’a réellement un intérêt du public ?
P.C. : je pense les deux, je pense les deux…je pense que le mec qui a mis son fric dans « Home », il pense que
pour ses trucs de luxe c’est une bonne image de marque, parce que y’a cette demande du public de financer
« Home »… »
La demande du public étant réelle et soutenue, les projets qui y répondent le font parfois de
manière rigoureuse et fondée. Tous les films produits ne profitent pas de la situation, certains
proposent une réflexion approfondie qui vise à influencer les spectateurs dans leurs
comportements, ou tout du moins à les informer des problèmes actuels. La relation peut même
être inversée : on peut penser que ce sont bien au contraire les sorties précoces de certains
films environnementaux qui ont aiguisé l’intérêt du public en la matière, et ont crée un besoin
de connaissances et d’informations.
J. Mandelbaum fait partie de ceux qui nient l’existence d’un quelconque phénomène
commercial autour de la production répétée de films abordant les problèmes climatiques. Le
journaliste déclare par exemple dans l’éditorial du Monde déjà cité que « ce mouvement ne
procède pas pour autant de l’opportunisme. Il engage le plus souvent des producteurs et des
distributeurs indépendants qui ont foi en leur travail, et dont l’envergure professionnelle peut
varier du tout au tout ».
De la même façon, L. Gramard cite dans son article les propos de Gilles Boulenger, directeur
de la société de distribution Zootrope films (distributeur entre autres de Nous resterons sur
Terre, We feed the world ou Plastic planet). Ce dernier « préfère parler « d’accidents de
calendrier », de coïncidences dues au processus de production cinématographique, plutôt que
de nouvelle « tendance filmique sur laquelle on surfe ».
26
Les opinions sont donc partagées, entre détracteurs d’un mouvement « écolo » intéressé et
défenseurs d’un cinéma utile, justifié par une réelle demande. Il semble difficile de généraliser
sur ce point et d’abonder totalement dans le sens de l’un ou de l’autre camp. Tous les films
abordant le thème environnemental ne suivent pas le même parcours : on ne peut pas
comparer par exemple la production d’un documentaire dit « commercial », spectaculaire et à
gros budget, avec le travail prolongé et fouillé d’un réalisateur qui passe plusieurs années à
construire son film.
Au-delà de l’opposition entre les opinions, tous s’accordent au final pour constater une
production de films environnementaux effrénée et en plein essor, ce qui vaut notamment pour
le documentaire.
C’est cette croyance dans la forte productivité du cinéma documentaire environnemental que
nous allons désormais interroger, après l’avoir longuement exposée. Nous avons cité de
nombreux points de vue éclairant la situation actuelle du documentaire en général, puis des
documentaires écologiques en particulier. Cette concentration sur un type précis de
documentaires nous a conduits à faire un petit aparté sur l’immixtion de plus en plus
fréquente des thèmes environnementaux dans les fictions. Nous avons enfin tenté de conclure
sur cette impression d’une bonne santé du documentaire environnemental, en proposant des
explications à ce succès. Celles-ci pouvaient aller d’une théorie de l’opportunisme à
l’existence d’un intérêt manifeste.
C/ De la vision médiatique à la réalité documentaire
Il nous semble que l’affirmation d’une telle popularité, assénée régulièrement par toutes
sortes de médias sans jamais être véritablement justifiée, mérite d’être observée de plus près
et confrontée à la réalité du secteur documentaire.
Nous allons pour cela nous appuyer sur les commentaires des trois professionnels interrogés
(Boris Claret, Paul Chiesa et François Caron), qui représentent une autre facette du
documentaire, moins médiatisée mais tout aussi réelle. Ces trois interlocuteurs ont un champ
d’action local et montrent un engagement (écologique ou autre) sincère, dont ils ne se sont
pas départis au cours de leur carrière. Leur regard expérimenté et participatif sur le genre
documentaire, en marge de la médiatisation de certains films, peut permettre de découvrir
certaines vérités que le discours médiatique actuel déforme, voire occulte. Il est toujours
27
intéressant dans ce genre d’analyse de consulter les acteurs du milieu, qui par expérience
ciblent la réflexion sur certains points que l’on avait omis de considérer, ou inversent
complètement la perception que l’on avait de certains sujets.
1/ Une plus grande facilité technique…
Ainsi, sur la prétendue hausse de la production de films documentaires, les avis des trois
intervenants se complètent et aboutissent à une conclusion ambivalente. D’un côté, F. Caron
admet par exemple qu’il est plus facile aujourd’hui de réaliser des films documentaires,
matériellement parlant. Le cinéma documentaire comporte en effet de nombreuses contraintes
spécifiques, liées aux conditions de tournage et aux impératifs que se fixe le réalisateur. Il
s’agit en effet pour ce dernier de réaliser un travail minutieux d’enquête ou simplement
d’observation, qui nécessite un temps d’approche important. B. Claret souligne ainsi
l’analogie entre le travail du documentariste et la méthode du chercheur scientifique :
« pour moi, le documentariste est aussi un chercheur, au sens scientifique du terme, et que quand moi je fais un
film heu…sur la question des SDF, je suis aussi dans une interrogation personnelle comme un chercheur, et je
veux chercher, je pose une question et j’attends des réponses, qui sont pas forcément complètes, entières, qui ne
font que reposer de nouvelles questions, et que quelque part, y’a les chercheurs qui restent dans leur labo, et qui
traitent des données collectées par d’autres, mais y’a aussi un type d’investigation qui implique d’être sur le
terrain »
En outre, les personnes filmées sont très rarement des acteurs, et doivent donc s’accoutumer à
la présence des caméras qui s’immiscent dans leur univers. Le réalisateur consacre
énormément de temps à l’observation participante et ne sort sa caméra que graduellement.
Dans les premiers temps, le réalisateur peut même se trouver dans l’impossibilité d’utiliser sa
caméra, en particulier s’il s’intéresse à une communauté sensible au rapport à l’image et à
l’utilisation qui en est faite. Il doit alors se borner tout d’abord à un travail de repérage,
comme le confirme B. Claret :
« moi j’ai mis six mois à sortir la caméra, pendant six mois j’ai fait que prendre mon vélo, tourner en ville avec
un carnet et prendre des notes, et voilà c’est tout, entrer en relation… »
Les premières prises ne serviront pas forcément pour le projet final, mais permettent aux
individus observés de s’habituer à une présence extérieure, pour finalement demeurer naturels
28
devant les caméras. Par ailleurs, les prises ne sont pas préparées et répétées comme dans le
cinéma de fiction, ce qui ne met pas à l’abri de certains imprévus pendant le tournage (pluie,
bruit indésirable) qui obligent à abandonner certains rushes. Le tournage d’un documentaire
s’effectue le plus souvent en décor naturel, ce qui impose de disposer d’un matériel résistant,
facilement maniable et transportable.
Pour toutes ces raisons, le tournage d’un documentaire est souvent très long et nécessite
beaucoup de matériel (notamment de pellicule), ce qui peut revenir très cher. F. Caron note
donc que les progrès technologiques réalisés dans le domaine du matériel cinématographique,
avec l’apparition du numérique, permettent à davantage de réalisateurs de se lancer dans des
projets, car le budget nécessaire pour réaliser un film est beaucoup moins élevé
qu’auparavant :
« Heu…mais pour revenir à ta question, si aujourd’hui heu…matériellement, concrètement je pense qu’il est plus
facile de faire du documentaire aujourd’hui avec la vidéo qu’hier avec le film, pour des raisons simples,
économiques, pour tout, par exemple heu…pour faire un film en 35, en 16 ou en super 16, un documentaire, tu
vas réfléchir à deux fois avant de mettre ta caméra en marche, parce que la péloche coûte très cher. Moi pour le
film que t’as vu je suis revenu avec 60 heures de rushs. C’est ça la très grande différence, c’est que la vidéo, le
numérique te permet une plus grande liberté de tournage, dans le sens où tu peux en fait tenter beaucoup plus de
choses. »
Par le passé, le matériel encombrant et très coûteux s’adaptait difficilement aux conditions de
tournage propres aux documentaires. Avec les caméras vidéo numériques, les réalisateurs
peuvent désormais sortir facilement sur le terrain, et se servir de leur matériel quand ils le
souhaitent. Le numérique supprime entre autres le problème de l’approvisionnement très
coûteux en pellicule. Aujourd’hui, il est possible de tourner sans économie, puis de supprimer
par la suite les prises indésirables. La réduction du budget nécessaire pour réaliser un film,
grâce aux innovations technologiques, a automatiquement entraîné l’accès d’un plus grand
nombre de personnes à la réalisation. P. Chiesa résume particulièrement bien cette relation de
cause à effet :
« Etant donné que les outils de fabrication, ça a énormément chuté, je veux dire les caméras et tout ça, pour faire
un documentaire techniquement de qualité je veux dire avant fallait toute une ligne de matériel qui aurait coûté
150 000€, maintenant pour 3-4 000€ heu, on a techniquement les outils pour faire un bon documentaire, je parle
techniquement hein… »
29
Cependant, cet aspect technique ne peut expliquer à lui seul la prétendue résurgence du
cinéma documentaire. Il s’agit d’une donnée matérielle qui n’est certes pas négligeable, mais
qui reste un élément conjoncturel, lié à l’arrivée du numérique. Cette avancée technologique
est bénéfique pour tous les réalisateurs, y compris de fictions.
2/ …mais des difficultés de production et de diffusion
Dans le cas du documentaire qui nous occupe, la dynamique positive dépend plus de la
volonté de certains acteurs et des objectifs qu’ils se fixent à un moment donné. Il faut en
premier lieu que les réalisateurs s’intéressent au thème environnemental, mais cette intention
n’est pas suffisante : les producteurs doivent également décider d’y apporter leur contribution
financière. La popularité subite d’un certain type de films résulte généralement de logiques
d’intérêt à court termes, mêlées à des préoccupations réelles qui donnent la première
impulsion.
Selon P. Chiesa, c’est précisément l’intérêt des maisons de production qui fait aujourd’hui
défaut. La préoccupation du public se manifeste tous les jours, la volonté des réalisateurs de
mettre sur le devant de la scène les problèmes environnementaux est également très forte,
mais l’argent nécessaire à la production des films ne suit pas toujours le mouvement collectif.
Le producteur toulousain inverse même les données du problème et remet en question
l’emballement médiatique à la base de ce travail, qui voudrait que le documentaire soit
aujourd’hui dans une phase très positive de son évolution. Selon lui, le cinéma documentaire
se porte très bien en France depuis le milieu des années 1980, en raison de l’apparition du
numérique déjà mentionnée, mais aussi de l’octroi de nouveaux financements dédiés à
l’audiovisuel par le Conseil National de la Cinématographie (CNC). Il ne nie pas cependant
que cette dynamique positive se soit accentuée au début des années 2000, avec l’impact
important sur le public de quelques films déjà cités, et l’effet d’entraînement qui en a résulté.
Mais ces coups d’éclat momentanés sur lesquels se focalise toute l’attention des médias
présentent l’inconvénient d’occulter la réalité de la situation pour la majorité des autres films.
Il ne faut pas généraliser sur l’état du cinéma documentaire à partir de ces films-vitrines, dans
la mesure où le nombre global de documentaires produits est aujourd’hui en baisse :
30
« Y’a de moins en moins de documentaires produits, enfin moi je suis persuadé que depuis 2000-2001, il faudrait
regarder, voir les derniers chiffres 2007-08, je pense que la production de documentaires en France a dû baisser
de 30 à 40%... »
L’immense majorité des réalisateurs de documentaires rencontre en effet d’indéniables
problèmes de production, sur lesquels nous reviendrons. En conséquence, nombreux sont les
réalisateurs qui n’ont pas d’autres choix que de s’autoproduire. Le critère financier constitue
donc un obstacle à la réalisation et conduit de nombreux cinéastes à abandonner leurs projets,
faute de moyens pour les mener à bien. P. Chiesa s’appuie sur son expérience des rencontres
du cinéma documentaire de Lussas en 2009, où la plupart des films étaient autoproduits. La
renommée de l’événement interdit de penser que ce recours à l’autoproduction s’explique par
le manque de talent des réalisateurs et le rejet des producteurs. La présence de nombreuses
autoproductions ne peut alors s’expliquer que par un phénomène qui se généralise et qui
concerne l’ensemble des réalisateurs :
« Là maintenant les ¾ c’est des films qui sont autoproduits, c’est-à-dire que le réalisateur a fait son film sans
quasiment aucun financement…et ça c’est très significatif, d’ailleurs si y’a eu cette sélection, c’est qu’ils sont
vraiment des films de qualité, et que ces films de qualité ne trouvent plus d’accueil. »
D’où viennent ces problèmes de production ? Si le genre documentaire se porte si bien,
comment expliquer que la plupart des réalisateurs éprouvent des difficultés à terminer leurs
films ?
P. Chiesa nous a permis de mettre l’accent sur les problèmes liés au financement des
documentaires, B. Claret tente quant à lui d’expliquer la situation. Selon le réalisateur
toulousain, le recours croissant à l’autoproduction n’est pas un choix, mais s’explique par le
désengagement des chaînes de télévision. B. Claret fait le même constat que P. Chiesa, à
savoir que « y’a de moins en moins de cases sur les chaînes de télévision, […] donc de moins
en moins de documentaires sur les chaînes de télévision ». Les chaînes de télévisions
consacrent de moins en moins leurs créneaux à la diffusion de films documentaires. Cette
tendance pourrait échapper à l’observateur qui ne considérerait que le succès de certains
documentaires lors de leur sortie en salle.
La baisse des cases documentaires dans les programmes télévisuels ne serait pas en soi un
problème fondamental, si la production de films documentaires ne dépendait pas en grande
31
partie de la participation des chaînes de télévision. Il se trouve en effet qu’un réalisateur qui
n’obtient pas de débouchés à la télévision éprouve de grandes difficultés par la suite à obtenir
des subventions et à produire son film. B. Claret souligne cette particularité du système
français de la production de films :
« La construction de l’audiovisuel français fait que si on a pas de télé, on a pas de prod, puisque en gros à part
être dans l’underground, ce que j’ai déjà fait, tenter une production, qui devient une autoproduction sans une télé,
si y’a pas une télé, y’a pas CNC, y’a pas de subventions, y’a rien quoi, donc le mécanisme place la télé, donc le
diffuseur, comme un élément clef, une condition quasi sine qua non et en amont, donc là évidemment quand on
est sur des sujets un petit peu en pointe ou pas tout à fait consensuels encore, et qu’en plus on est en région, c’est
très difficile de convaincre une télé de la pertinence de son projet »
Dans cet extrait de notre entretien, B. Claret évoque une autre caractéristique de notre
structure de production audiovisuelle, qui génère de nouvelles difficultés pour les réalisateurs
indépendants, en plus de ceux liés à la suprématie de la télévision. Il s’agit de la concentration
des sociétés de production. En effet, comme de nombreuses autres activités, la production
audiovisuelle est fortement centralisée à Paris. Les réalisateurs locaux qui ne bénéficient pas
encore d’une célébrité à l’échelle nationale ont donc de grandes difficultés à susciter l’intérêt
des maisons de production parisiennes :
« Pour nous la difficulté elle est d’abord en amont, c’est la première, c’est que, je sais plus quelles sont les
statistiques mais pendant longtemps on disait que 95% de la production était faite à Paris, donc il reste 5% pour
le reste du territoire, donc voilà, déjà c’est la première des réalités. Ensuite y’a 4 boîtes à Paris qui se prennent la
moitié du marché, donc voilà, si on a décidé de rester ici, c’est très difficile, bon déjà ça pose la base… »
Ces deux éléments additionnés (réduction des cases documentaires à la télévision et
concentration de la production à Paris) peuvent expliquer dans une certaine mesure les
problèmes rencontrés par les réalisateurs pour financer leur travail. Il devient très difficile de
percer au niveau national par l’intermédiaire des télévisions, ce qui favorise l’émergence,
surtout en province, de réalisateurs locaux, qui autoproduisent leurs documentaires et les
diffusent de façon restreinte. Ces réalisateurs indépendants, souvent passionnés et ne visant
pas une plus grande reconnaissance, se situent dans un rapport très proche avec leur public et
réalisent leurs films en marge du système de production habituel. Pourtant, leurs films, à
l’image de ceux de B. Claret ou de F. Caron, n’abordent pas que des problématiques locales et
paraîtraient aux yeux du public tout aussi pertinents que d’autres films à gros budget, s’ils
32
avaient l’opportunité d’être diffusés par le biais des réseaux d’envergure nationale
(programmation à la télévision ou distribution dans les salles de cinéma).
3/ La sélection des projets
Cependant, à supposer même que l’accès aux chaînes de télévision ou aux sociétés de
production basées à Paris soit plus aisé, il demeure d’autres obstacles auxquels certains
réalisateurs sont confrontés.
Le thème du film est notamment un des critères sur lesquels se basent les producteurs avant
d’octroyer leur soutien financier. Un discours trop engagé, où qui ne fait pas partie des sujets
populaires du moment, peut provoquer le désintérêt des producteurs. F. Caron en a par
exemple fait l’expérience avec son deuxième film Mexique Sud, terre révolutionnaire, qu’il
présentait pourtant au FID Marseille mais qui n’abordait pas un sujet assez consensuel aux
yeux de beaucoup de producteurs. Ce film traite en effet de l’actualité de l’idéologie zapatiste
au Mexique et de la vision qu’ont les Mexicains de la figure de Zapata et de son héritage. Le
film n’est pas politiquement incorrect dans son traitement ou dans sa forme, mais le propos
suffit à rebuter certains esprits, ce qui fait dire à F. Caron que les réalisateurs n’ont
aujourd’hui pas une totale liberté dans le choix de leurs thèmes de films et dans la façon de les
aborder :
« Je pense que plus tu veux traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le moindre détail de ton
sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile…plus tu fait de la soupe, plus tu fais de la merde,
du prémâché, […] plus c’est facile à produire. »
La production d’un film devient donc en quelque sorte un instrument de chantage pour obliger
les réalisateurs à se conformer aux discours populaires du moment, en évitant les allusions
directes à des sujets moins consensuels. En ce qui concerne F. Caron, il parviendra finalement
à produire son film, mais en partie grâce à l’organisation de l’année du Mexique en France en
2011, qui remet au goût du jour tout travail sur ce pays, même politisé.
4/ Vision médiatique et réalité documentaire : les raisons du décalage
Il est donc légitime de faire remarquer, au vu du discours des trois professionnels du cinéma
interrogés, que la vision médiatique d’un cinéma documentaire en pleine expansion se heurte
33
à une réalité plus nuancée. Les réalisateurs semblent en majorité rencontrer de grandes
difficultés à produire leurs films et à les diffuser, via notamment les chaînes de télévisions.
Les débouchés à la télévision se font de plus en plus rares, alors qu’ils conditionnent en partie
le financement des films et le succès de leur distribution. Face à ce tableau en demi-teinte, on
peut logiquement se demander pourquoi la plupart des médias soutiennent aujourd’hui l’idée
d’un cinéma documentaire bien portant et populaire. Comment se fait-il que les difficultés
dont nous parlent F. Caron, P. Chiesa ou B. Claret soient le plus souvent ignorées ou
inconnues du grand public ?
P. Chiesa esquisse une réponse à ces questions, en soulignant que les succès de quelques
documentaires au cinéma ont tendance à occulter les difficultés de production de l’immense
majorité des autres documentaires. Or, ce sont sur ces quelques météores du cinéma
documentaire que se basent les médias et les critiques pour mettre en avant plus que de
coutume ce genre cinématographique, et insister sur sa réussite actuelle. En effet, seule une
poignée de films sont régulièrement évoqués pour soutenir la théorie d’un succès global du
documentaire (Le cauchemar de Darwin, Une vérité qui dérange, les films de Michael
Moore…), comme si ces films étaient représentatifs de l’ensemble de la production de
documentaires. Ces réussites commerciales en salles et l’augmentation des sorties de
documentaires au cinéma ne sont pas contestables, comme le précise P. Chiesa :
« ça s’est un peu déporté sur d’autres moyens de diffusion, je veux dire heu, comme c’était un peu bouché sur les
télévisions, ça s’est déporté sur les sorties en salle et le cinéma, et c’est vrai qu’on assiste là depuis une quinzaine
d’années à de plus en plus de documentaires en salle. »
Il ne faut toutefois pas oublier de rappeler que la présence accrue des documentaires au
cinéma vient précisément de ce que ce type de films trouve de moins en moins de débouchés
à la télévision, comme nous avons pu le voir. La popularité et la médiatisation du cinéma ont
tendance à laisser dans l’ombre le reste des documentaires réalisés dans des conditions
beaucoup moins idéales, et contribuent à donner une fausse image de la production de
documentaires dans son ensemble. En effet, le parcours brillant de certains documentaires au
cinéma ne suffit pas à faire oublier la précarité du reste du secteur, dans la mesure où ces
succès minoritaires ne compensent pas le nombre important de documentaires qui ne sont pas
achevés ou diffusés :
34
« Je veux dire, y’a eu un certain nombre de succès, mais après faut pas non plus se tromper heu…je veux dire, si
y’a eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas compensé par les
documentaires qui sortent en salle, parce que quand je dis peut-être 30% de documentaires en moins coproduits
par les chaînes de télévision, c’est des centaines de documentaires en moins. »
B. Claret confirme cette idée, en indiquant que la télévision reste le débouché majeur pour les
films documentaires, et que l’impact sur l’audimat d’une diffusion sur le petit écran ne peut
pas être comparé avec le nombre d’entrées, même excellent, réalisé par un film en salles. Le
succès escompté n’est donc pas proportionnel à la taille de l’écran…
« TF1 peut en une soirée faire ce que fera dans toute sa carrière un film qui marche bien en France, puisqu’à part
quelques météores récents qui parlent en quelques dizaines de millions, un film qui fait 1 million d’entrées c’est
excellent…TF1 fait tous les soirs des millions, donc quand on parle d’engouement, alors certes un public qui fait
la démarche d’aller voir est certainement un public qui nous dit autre chose, qui nous révèle autre chose de l’état
de conscience de la société, qu’un public qui zappe devant sa télé, c’est évident, de là à en tirer des
pronostics… »
Bilan de la première partie
Cette première partie a donc permis de déconstruire l’image positive d’un cinéma
documentaire dynamique, image régulièrement délivrée par les médias. Nous avons étudié
cette image afin d’en rendre tous les détails et les subtilités, en resserrant de plus en plus
l’observation sur les documentaires environnementaux. Il était ensuite nécessaire de proposer
des explications à cette frénésie médiatique autour du cinéma documentaire, ce que nous
avons tentés de faire en nous basant sur le discours de trois intervenants issus du monde du
documentaire. Les remarques unanimement critiques de ces trois professionnels nous ont
conduit pour finir à remettre en question l’approche médiatique relativement unilatérale du
documentaire, en mettant en exergue les difficultés rencontrées au quotidien par la plupart des
artistes et techniciens du documentaire.
Qu’on ne s’y trompe pas : le cinéma documentaire bénéficie bien aujourd’hui d’un certain
retour en grâce, que le simple discours des médias suffit automatiquement à créer, par un effet
performatif. Parler d’un phénomène contribue à le placer au centre de l’attention et à s’y
intéresser, ce qui va dans le sens de la rumeur et la renforce. Il est par là-même difficile de
distinguer la cause et la conséquence, et de déterminer le sens de la relation : le dynamisme du
35
documentaire pousse-t-il les médias à le relayer, ou est-ce plutôt le coup de projecteur des
médias sur le documentaire qui stimule l’intérêt du public et des réalisateurs pour ce genre
cinématographique ?
Au-delà de la médiatisation incontestable du documentaire, qui constitue déjà en elle-même
un succès, il nous a semblé intéressant de rétablir en contrepoint certaines réalités, qui
désacralisent le discours sur ce type de films et révèlent des difficultés réelles. Ceci dans le
but de faire un bilan exhaustif et le plus objectif possible sur la situation actuelle du cinéma
documentaire, avant de nous pencher sur le spécimen Home, particulièrement représentatif
des mécanismes décrits. Cette situation actuelle, qui fait pourtant dire à B. Claret, non sans
une pointe d’amertume, que « notre réalité à nous, réalisateurs-producteurs, elle est vraiment
pas facile quoi…et plus difficile qu’il y a quelque temps, c’est sûr quoi… »
36
II/ Le phénomène « Home »
A/ La production
1/ Profil de Yann Arthus-Bertrand
Avant d’étudier plus en détails la réception de Home, il est nécessaire de revenir sur le
parcours de Y. Arthus-Bertrand, afin de replacer dans son contexte le projet Home. Celui-ci
résulte en effet d’une orientation de la carrière de Y. Arthus-Bertrand vers la photographie
aérienne et la protection de l’environnement. En dressant le portrait du personnage, nous
serons également à même de mieux comprendre certaines critiques qui se sont élevées au
moment de la sortie de Home et qui ne visent pas directement le film, mais davantage la
personnalité de son réalisateur et les contradictions de sa carrière.
Les notes qui suivent sont issues de plusieurs sites internet officiels consacrés au photographe
et à son œuvre, aucune biographie issue d’un réel travail de recherche ne lui ayant encore été
consacrée.
Avant de devenir le photographe célèbre qu’il est aujourd’hui, Y. Arthus-Bertrand a fait des
débuts peu remarqués dans le cinéma. Il a été assistant à la réalisation sur quelques films et
s’est vu confier ponctuellement des rôles d’acteur. Après cette carrière fugace dans le cinéma,
Y. Arthus-Bertrand s’est retiré dans le Sud de la France, avant de partir pour le Kenya avec sa
femme à la fin des années 1970, à l’âge de trente ans. L’objectif de son voyage était d’étudier
le comportement des lions dans une réserve naturelle du Kenya. Ce séjour en Afrique mérite
d’être mentionné, dans la mesure où il a révélé chez Y. Arthus-Bertrand le goût pour la
photographie. De retour en France en 1981, Y. Arthus-Bertrand a exercé le métier de photo
reporter pendant une dizaine d’années. Il suivait en particulier les événements sportifs et a
couvert le rallye Paris Dakar pendant les années 1980. Y. Arthus-Bertrand était également
l’auteur du livre d’or annuel du tournoi de tennis de Roland Garros.
En 1991 s’amorce son orientation vers la photographie aérienne, activité pour laquelle il est
aujourd’hui connu du grand public. Y. Arthus-Bertrand crée en effet cette année-là l’agence
de photographie Altitude, qui lui permet d’exercer son travail de photographe à partir du ciel.
En 1995 naît le projet « la Terre vue du ciel », qui consiste en une série de photographies
aériennes de la planète, accompagnées de légendes et de commentaires scientifiques. Le livre
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qui résume ce travail paraît en 1999 et remporte d’emblée un énorme succès. Après plusieurs
rééditions, le livre a aujourd’hui été vendu à 3,5 millions d’exemplaires.
Le projet « la Terre vue du ciel » inaugure également une nouvelle formule d’exposition dans
la ville de Paris. Les musées de la capitale ayant refusé de présenter les photos de Y. ArthusBertrand, ce dernier expose finalement gratuitement sur les grilles du jardin du Luxembourg,
l’événement étant financé par la ville de Paris. Le modèle est une réussite et s’exporte ensuite
dans plusieurs grandes ville du monde, avec comme principe récurrent la gratuité pour le
spectateur. Ce fonctionnement est proche de celui qui a été décidé pour la sortie de Home et
sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Y. Arthus-Bertrand a incontestablement acquis
l’habitude de bouleverser les mécanismes de diffusion habituels pour la présentation de ses
œuvres, ce qui n’est pas toujours bien considéré.
Y. Arthus-Bertrand décline ensuite le projet de « la Terre vue du ciel » et exploite la
technique de la photographie aérienne dans le cadre de plusieurs nouveaux projets, marqués à
chaque fois par la sortie d’un livre événement : 365 jours pour la Terre, la Terre racontée aux
enfants, l'avenir de la Terre raconté aux enfants, la France vue du ciel, l'Algérie vue du ciel…
Les expositions du photographe s’accompagnent également de la mise en vente de nombreux
produits dérivés, qui selon certains donnent au travail de Y. Arthus-Bertrand l’allure d’une
entreprise très lucrative.
En 2005, Y. Arthus-Bertrand crée l’association Good planet, dont l’objectif est d’informer sur
l’écologie et d’agir pour la préservation de l’environnement. L’association regroupe entre
trente et cinquante personnes et est devenue depuis peu une fondation pour faciliter la
pratique du mécénat. Deux projets ont vu le jour depuis la création de Good planet. Le
premier est la nouvelle exposition « Six milliards d’autres » organisée en 2009 à Paris, qui
consistait à donner la parole à des personnes originaires de plusieurs pays du monde, invitées
à décrire leur mode de vie quotidien. L’objectif de cette exposition était d’approfondir le
travail photographique réalisé notamment sur « la Terre vue du ciel », en faisant découvrir au
public l’existence des personnes qui vivent dans les endroits survolés pour les projets
photographiques précédents.
Le second et dernier projet en date est bien entendu le film Home, dont les bénéfices tirés de
la vente du livre du film sont reversés en intégralité à la fondation Good planet. Home étant
au centre de ce travail, il convient de s’attarder un peu plus longuement sur la genèse du film,
avant d’en venir au véritable objectif que constitue l’étude de sa réception.
38
2/ Genèse du film et production
L’idée de rendre compte de l’état de la planète depuis le ciel, qui s’est ensuite concrétisée à
travers le projet Home, est venue à Yann Arthus-Bertrand en 2006. L’originalité ne résidait
pas tant dans l’idée elle-même que dans sa réalisation. Le photographe souhaitait en effet que
la diffusion de son film soit gratuite pour le spectateur, afin de toucher le plus de personnes
possible et de sensibiliser un large public à la problématique du changement climatique. Ce
schéma de distribution inhabituel nécessitait l’adhésion d’un producteur prêt à se lancer dans
un projet dont l’issue était incertaine.
Le photographe a tout d’abord fait appel à la société de production indépendante Elzévir
Films, en la personne de Denis Carot. Ce dernier partageait les idées de Y. Arthus-Bertrand
sur l’urgence des problèmes environnementaux et a endossé le rôle de directeur de
production. Cependant, Elzévir n’était pas une société d’envergure assez importante pour
prendre en charge à elle-seule la production d’un projet aussi ambitieux.
La gratuité pré-requise par Y. Arthus-Bertrand imposait de faire appel à une société de
distribution importante, qui serait en mesure de couvrir les frais du film pour que la diffusion
soit gratuite, et qui disposerait dans le même temps d’un réseau de distribution à l’échelle
internationale. Y. Arthus-Bertrand a sollicité de nombreux distributeurs qui ont décliné son
offre, ne jugeant pas envisageable de supporter les coûts résultant de la gratuité de l’œuvre.
C’est finalement le producteur français Luc Besson, directeur de la société de distribution
Europa corp., qui a accepté d’assumer la distribution du film. Europa Corp. ne disposant
cependant pas du budget nécessaire pour assurer à la fois la production du film et sa
distribution, il était nécessaire de trouver d’autres fonds de production pour compenser l’offre
gratuite du film.
L’entregent de Y. Arthus-Bertrand a alors été utile pour convaincre les mécènes potentiels de
financer le film. Le photographe a notamment fait appel à François-Henri Pinault, président
héritier du groupe Pinault Printemps Redoute (PPR), qui a accepté de soutenir financièrement
le film. Le groupe PPR a fourni au total 10 millions d’euros, ce qui a permis de mettre en
place le mécanisme de la gratuité de diffusion, sur lequel nous reviendrons plus en détails, au
moment de reconstituer l’historique de la sortie du film et de l’emballement médiatique qu’il
a suscité. PPR a également facilité la promotion du film, en mettant à contribution les
39
entreprises du groupe, qui ont obtenu des publicités gratuites pour le film à la radio ou dans
les journaux, mais également sur les bus, dans les rues et les gares, le tout pour une valeur de
totale de 1,5 million d’euros.
Le groupe France télévision a complété le budget de production en mettant à disposition un
million d’euros. Enfin, la fondation du Qatar, propriétaire de la chaîne de télévision Al
Jazeera junior, a également fait un don de un million d’euros, ce qui porte le budget de Home
à un total de 12 millions d’euros.
Une fois la production du film assurée, le tournage a pu être lancé. L’équipe a parcouru 54
pays pendant 21 mois, dont 217 jours consacrés au tournage. 488 heures de rushes ont été
ramenées après montage à un film de 90mn dans sa version télévisée, 120mn pour la version
cinéma.
B/ La réception
L’objectif dans cette partie est de revenir sur la réception par la critique du film Home.
Beaucoup d’avis ont été émis sur le film et renvoient à différents types de critiques. Il est
donc important de faire le point sur les arguments avancés pour critiquer le film, en faisant la
part des choses entre ce qui relève notamment de la critique cinématographique, et les autres
aspects de la critique. Une étude approfondie de la réception de ce film permettra également
d’évaluer la façon dont les journalistes abordent de manière générale les films écologiques,
qui se succèdent sur les écrans à une fréquence régulière depuis quelques années. Home est
emblématique de ce type de cinéma, et porte parfois jusqu’à la caricature les caractéristiques
des documentaires environnementaux. La réaction de la critique en est exacerbée et les
positions des journalistes n’en sont que plus aisées à définir. On peut considérer à cet égard
que Home a cristallisé les prises de position sur les documentaires environnementaux.
Au-delà du film lui-même, le caractère très politique de la critique de Home nous permettra
de rendre compte de l’état actuel de l’écologie politique. En se positionnant par rapport au
film, les journalistes font régulièrement référence aux prises de position sur l’écologie, ce qui
donne du même coup une idée des débats dans ce domaine.
Avant d’en venir à ces développements relatifs au film et à sa réception, il est nécessaire de
reconstituer brièvement la chronologie de l’événement qu’a constitué sa sortie. Outre les
40
critiques officielles sur lesquelles nous nous baserons plus tard pour l’étude de la réception, le
documentaire a également entraîné la parution dans les divers quotidiens nationaux de
nombreux articles, qui reviennent de façon plutôt empathique sur l’événement.
Le dispositif inhabituel mis au point pour la sortie du film a fait parler de lui par son
originalité et sa nouveauté. La polémique en lien avec les élections européennes, qui a enflé
très vite après la présentation du documentaire, a achevé de créer un certain emballement
médiatique autour de l’événement, nourri par les déclarations en chaîne sur le film. Il est donc
utile de s’appesantir sur le dispositif de sortie du film et l’événement médiatique qui en a
résulté. En outre, une bonne connaissance de l’événement permettra par la suite de mieux
comprendre les fondements de la critique du film.
1/ Chronologie de l’emballement médiatique
La date de sortie de Home n’est pas anodine : le 5 juin 2009 correspondait en effet à la
journée mondiale de l’environnement. Cette programmation masque de toute évidence la
volonté de marquer cette journée spéciale, et de contribuer grâce au film à sensibiliser le
public au changement climatique et à toutes ses conséquences sociales, politiques et
économiques.
Les 4 et 5 juin 2009, les articles des journaux nationaux consacrés à Home s’attachent quasiexclusivement à décrire le dispositif mis en place pour la « commercialisation » du film.
Comme nous l’avons indiqué, ce dispositif était inédit et a donc constitué à lui seul un micro
événement. Home a bouleversé le schéma habituel de la distribution sur plusieurs points :
- la sortie du film était internationale. Contrairement aux autres films qui ne sortent pas à la
même période en fonction du pays, Home a pu être visionné le même jour dans presque 130
pays du monde et sur environ 80 chaînes de télévision. Des grands écrans ont notamment été
installés dans plusieurs grandes villes du monde (Paris, New-York, Londres, Moscou), pour
des projections en plein air, ouvertes à tous. Le film a été traduit dans une vingtaine de
langues pour permettre cette diffusion à l’échelle internationale.
- Le film de Y. Arthus-Bertrand est sorti simultanément sur différents supports, malgré les
contraintes juridiques qui imposent de ne pas présenter un film en même temps à la télévision,
41
au cinéma et sur DVD. Pour parer à cette interdiction, le film est sorti dans une version un peu
plus longue au cinéma.
- Enfin, l’accès au film s’est caractérisé par sa gratuité presque totale. La gratuité était un
élément requis d’avance par Y. Arthus-Bertrand, ce qui explique la part importante du
mécénat dans le financement du projet, pour compenser les faibles recettes lors de la
diffusion. En plus du passage à la télévision, Home est sorti gratuitement en France sur les
écrans de cinéma, pour la soirée du vendredi 5 juin. Le film était également disponible en
accès libre sur le site internet de partage de vidéos Youtube. Enfin le DVD a été mis en vente
en France au prix très accessible de 4,99 euros.
Ces conditions réunies ont contribué d’emblée à faire de Home un film incontournable qui
s’est imposé massivement au public, à la façon d’une grosse production au mécanisme de
distribution particulièrement bien rodé.
D’après une brève du Monde datant du 9 juin 2009, le film a rassemblé au final 8 millions de
téléspectateurs lors de sa diffusion en début de soirée sur France 2. Trois millions de
personnes ont continué à regarder le débat organisé après la diffusion, sur lequel nous
reviendrons au moment de commenter la réception du film. Du point de vue des ventes de
DVD, la FNAC a déclaré avoir écoulé 80% de son stock en deux jours. Quant à la diffusion
sur internet, la version française du film a été visionnée le vendredi 5 juin par 1,35 million de
personnes.
La distribution de Home s’est donc soldée par des chiffres impressionnants, quel que soit le
moyen de diffusion. Ces bons résultats ne sont pas pour rien dans la polémique qui a suivi de
près la sortie du film. Deux jours après l’événement se déroulait en effet le deuxième tour en
France des élections européennes. Outre le remarquable taux d’abstention (59%), le scrutin
du 7 juin a été marqué par la percée significative de l’alliance « Europe écologie » formée
pour l’occasion et emmenée par Daniel Cohn-Bendit, José Bové, Eva Joly et Cécile Duflot.
Europe écologie obtient un score de 16,28%, se positionnant ainsi juste derrière le Parti
Socialiste (PS) qui a totalisé quant à lui 16,48% des suffrages. Assez inattendue pour être
remarquée, la progression du mouvement écologiste devient le fait marquant de ces élections,
reléguant presque au second plan la large victoire de l’Union pour un Mouvement Démocrate
(UMP), de droite.
42
Après l’annonce des résultats, les commentaires sur l’évolution de l’échiquier politique
français et la popularité du mouvement écologiste ne se font pas attendre. On essaye
d’expliquer la « surprenante » progression des idées écologistes par des faits concrets. La
forte audience lors de la diffusion de Home à la télévision deux jours auparavant apparaît
alors pour certains comme un facteur déterminant dans le succès de Europe écologie. Le
rapprochement des deux faits est tentant et vite établi. Dès le soir du 7 juin, peu après
l’annonce du résultat des élections européennes, certains dirigeants politiques affirment voir
une corrélation entre la diffusion de Home et la tournure des élections. Le leader du
mouvement
d’extrême-droite
Front
National
(FN),
Jean-Marie
le
Pen,
dénonce
immédiatement le « caractère scandaleux » d’un documentaire « fait pour soutenir la
candidature de M. Bové et de M. Cohn-Bendit ». J-M. Le Pen qualifie par ailleurs Home de
« film climatiste »8, expression porteuse d’une connotation très négative. De la même façon,
François Bayrou, président du mouvement démocrate (Modem) centriste et Corinne Lepage,
alors membre de ce mouvement, insistent sur le rôle important de Home dans la progression
du rassemblement écologiste.
Il n’est pas étonnant que les personnalités politiques citées soient les premières à souligner
l’impact de Home sur les élections. Leurs formations politiques respectives ont pâti du succès
d’Europe écologie. Les bons résultats des uns entraînent le recul des autres, et les « perdants »
des élections tentent de justifier leur déclin. J-M. Le Pen et F. Bayrou ne se contentent
cependant pas d’incriminer Home et soupçonnent même que le film ait été programmé
intentionnellement pour faire basculer les élections. Cette insinuation vise directement le
réalisateur de Home, la chaîne France 2 et le parti au pouvoir, à savoir l’UMP.
Dans les journaux, ces attaques du film de Y. Arthus-Bertrand sont reprises dès le 8 juin et
continuent
d’alimenter
les
colonnes
dans
les
jours
qui
suivent.
L’idée
d’une
instrumentalisation du documentaire pour influencer le cours des élections fait son chemin, et
est tour à tour soutenue et combattue. Face à la rumeur qui grandit et au ressentiment de
certains partis politiques, Y. Arthus-Bertrand réagit et tente de mettre fin à la polémique. Sur
la défensive, le photographe précise que la date de sortie du film avait été fixée deux ans
auparavant, à un moment où il était impossible d’anticiper le déroulement des élections
européennes. Selon Y. Arthus-Bertrand, la proximité des deux événements est donc une
8
DE BOISHUE (Pierre) « Polémique autour de la diffusion du film « Home », Le Figaro, 8 juin 2009
43
simple coïncidence. Il considère cependant que cette coïncidence est heureuse et ne cache pas
sa satisfaction que son film ait mobilisé les électeurs. Pour lui, la polémique qui entoure la
sortie de Home est le signe que son film a eu l’effet escompté sur le public.
Ces propos de Y. Arthus-Bertrand sont notamment repris dans un article du Figaro datant du
12 juin. Par la suite, ces explications, confirmées officiellement par France 2 et diffusées dans
les autres grands quotidiens nationaux, achèvent de désamorcer la polémique.
Le 16 juin, le président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer invite les députés, les
sénateurs ainsi que les ambassadeurs en France des pays de l’Union européenne (UE) et du
G20 à une projection de Home à l’Hôtel de Lassay à Paris, ce qui contribue de nouveau à faire
de Home un événement politique et symbolique, repris par le gouvernement, alors en pleine
promotion du Grenelle de l’environnement. D’une certaine manière, nous verrons que cette
récupération politique dessert le film dans plusieurs critiques officielles, qui soulignent
l’opportunisme du projet et la condescendance du discours.
Au final, on peut constater que l’emballement médiatique autour de la sortie de Home est
fulgurant mais relativement condensé. Le film est décrié très tôt pour les raisons politiques
que nous avons exposées, ce qui incite ensuite chacun à donner son avis et à faire de Home le
point d’ancrage de toutes les critiques, positives ou négatives, sur l’écologie en général. La
critique du film revêt donc de nombreux aspects qui dépassent le seul cadre artistique, et qu’il
est désormais nécessaire de clarifier.
2/ Présentation de la revue de presse
A partir de la revue de presse de Home obtenue à la cinémathèque française, il va s’agir de
reconstituer l’ « espace de la critique » du film, c'est-à-dire d’établir une sorte de cartographie
de la rhétorique journalistique, pour rester dans la métaphore géographique.
Nous avons déjà fait remarquer plus haut que ce documentaire a été l’objet d’une forte
médiatisation, qui a mis l’accent sur différents aspects du film. Celui-ci s’est retrouvé placé au
centre de nombreux débats. La critique, loin de rester dans son cadre habituel, a empiété sur
d’autres domaines, en relayant notamment la polémique politique autour de l’impact de Home
sur la tournure des élections européennes. Les journalistes ont eu recours à différents
arguments pour évaluer le film, car celui-ci, en étant mêlé à des questions d’actualité relevant
44
de l’économie, de la politique (et plus particulièrement de l’écologie politique), dépassait le
simple statut de film.
Pour établir ce panorama de la réception de Home par la critique, nous allons nous baser sur
les critiques officielles de plusieurs publications aux fréquences de parution différentes
(mensuelle, hebdomadaire ou quotidienne) et plus ou moins spécialisées dans le cinéma. S’est
rajouté à ce corpus un article extrait du journal La Décroissance. Il nous a semblé intéressant
en effet de ne pas borner la réflexion aux publications généralistes ou spécialisées dans le
cinéma, mais de prendre également en considération l’approche des journaux écologistes, qui
ont nécessairement un regard particulier et légitime sur Home, étant donné le thème du film.
La revue de presse sur laquelle nous nous sommes basés regroupe finalement les articles
suivants :
Tableau 3 : Corpus d’articles
Publication
Nom du critique ou du
journaliste
Titre de la critique ou de
l’article
Mensuels spécialisés
Positif
Juillet / Août 2009
Franck Kausch
Home
La Décroissance
Juillet / Août 2009
La rédaction
Traîner YAB devant un
tribunal écologique
international
Hebdomadaires culturels
Les inrockuptibles
02/06/2009
Les inrockuptibles
06/10/2009
Vincent Ostria
Serge Kaganski
Home de Yann ArthusBertrand
Films écolos, vive le tri
sélectif !
Hebdomadaires
généralistes
Le point
05/06/2009
Charlie hebdo
10/06/2009
Le nouvel observateur
18/06/2009
L’express
28/05/2009
Libération
05/06/2009
La croix
05/06/2009
Charlotte Pons
Stéphane Bou
Sortie de « Home » sur tous
les écrans de la planète
« Home » : la niaiserie vue
du ciel
Jean-Philippe Guérand
Home
Christophe Carrière et
Vincent Olivier
Quotidiens généralistes
Home : la Terre vue de
partout
Christophe Alix
Dominique Lang, Laurent
Larcher et Marie Verdier
Tant qu’il y aura des
« Home »
Home, un rendez-vous très
médiatique avec la planète
45
Le monde
06/06/2009
Jean-Luc Douin
« Home », le documentaire
de Yann Arthus-Bertrand :
voyage militant dans les
vestiges d’un éden à sauver
Quotidiens spécialisés
La tribune
05/06/2009
Jean-Christophe Chanut
Un film chic et choc
Il est possible dès à présent de tirer les premiers enseignements de cette revue de presse, à
partir des articles qui la composent. Si l’on considère les journaux du tableau ci-dessus, on
s’aperçoit rapidement que peu de revues spécialisées dans le cinéma ont consacré une critique
au film de Y. Arthus-Bertrand. Seul le journaliste Franck Kausch de Positif s’est livré à
l’exercice, et la critique du mensuel de cinéma est laconique et très négative. La remarque
peut être étendue aux publications spécialisées dans la culture en général. On dénombre
encore une fois très peu de critiques, qui sont de surcroît assez virulentes envers le film.
La majorité des critiques de Home émanent donc de publications généralistes, qu’elles soient
quotidiennes ou hebdomadaires. Que révèle cette répartition de la critique entre les différents
types de journaux, du point de vue de la réception du film ?
Le fait que les publications spécialisées se détournent de Home semble indiquer que le film ne
présente pas un grand intérêt du point de vue cinématographique. En effet, ces publications
sont en général des référence en termes de critique de cinéma et définissent les critères,
reconnus par les professionnels ou les passionnés de cinéma, qui font d’une œuvre un bon ou
un mauvais film, avec tout ce que ces termes peuvent pourtant avoir de relatif.
Il ne faut cependant pas généraliser le propos et en conclure que l’accueil de Home par la
critique a été dans l’ensemble négatif. Comme nous le verrons plus loin, d’autres publications
ont encensé le film, et la délimitation entre les « pour » et les « contre » est le principe
fondamental de toute critique. Cela dit, le faible nombre de critiques (qui plus est négatives)
dans les revues spécialisées est un indicateur important du point de vue cinématographique.
Comme l’indique Audrey Mariette dans l’article déjà cité et sur lequel nous allons revenir
plus longuement, une critique longue et détaillée « présuppose une défense du film ».
L’inverse est donc également vrai : dans le cas de Home, la critique lapidaire de Positif et
l’absence de critique de la part des autres revues spécialisées montre que le film n’a pas
vraiment été apprécié par la presse de cinéma.
46
On peut en déduire provisoirement que Home n’est pas intéressant outre mesure du point de
vue strictement cinématographique (d’où les critiques négatives), mais surtout que le film n’a
parfois tout simplement pas été considéré comme une œuvre de cinéma (d’où l’absence de
critiques dans d’autres revues comme Studio, Première, les Cahiers du cinéma, Télérama…).
Ce qui n’empêche pas d’apprécier le film, pour d’autres raisons qui débordent du cadre
purement cinématographique.
La remarque sur le faible nombre d’articles dans les revues spécialisées s’étend également aux
revues spécialisées dans l’écologie. Malgré des recherches poussées, un seul article extrait du
journal « La Décroissance » a été joint au corpus. Le film de Y. Arthus-Bertrand ne semble
donc pas être considéré par les écologistes engagés comme un brûlot pour la défense de
l’environnement, véhiculant un discours écologiste. Home est au contraire ignoré par la presse
écologiste, ce qui pourrait signifier que les « vrais » écologistes, ou étiquetés comme tels, ne
souhaitent pas se mêler au mouvement général qui fait de Home un porte étendard de la cause
environnementale. Nous nous apercevrons, au moment d’aborder le versant politique de la
critique du film, que la démarche de Y. Arthus-Bertrand agace la plupart des écologistes, qui
non seulement n’accordent pas beaucoup d’intérêt au travail du photographe, mais l’épinglent
même parfois au nom de leur propre vision de ce que doit être la défense de l’environnement.
Après ces remarques générales, nous allons désormais nous intéresser au corpus d’articles
présenté plus haut, afin de reconstituer la réception de Home par la critique. Nous allons pour
cela nous inspirer du travail effectué par Audrey Mariette dans son article « la réception par la
critique d’un premier long métrage : la consécration unanime de Ressources humaines ? ».
Nous pouvons d’ores et déjà introduire l’article dans les grandes lignes ; nous continuerons
ensuite d’y faire régulièrement référence au cours de l’étude.
Dans cet article, A. Mariette effectue le même travail que celui que nous nous proposons de
mener, à savoir une étude monographique de la réception d’un film précis. Il s’agit du film
« Ressources humaines » de Laurent Cantet, premier long métrage du cinéaste français, sorti
sur les écrans en 2000. L’objectif résumé par l’auteur est de « prendre la mesure du rôle joué
par la réception dans l’existence sociale d’une œuvre », c'est-à-dire d’étudier « la construction
sociale de la réputation d’un film et de son auteur ». Pour A. Mariette, la façon dont la
critique reçoit un film conditionne en partie sa carrière et celle de son réalisateur, même si elle
précise qu’à cet égard tous les journalistes n’ont pas le même pouvoir performatif. En effet, la
47
capacité d’un journaliste à construire la réputation – bonne ou mauvaise – d’un film varie
selon sa propre célébrité et l’influence du journal pour lequel il écrit.
Dans le cas de Home, il est certain que la façon dont les critiques ont commenté le film a
contribué à lancer l’emballement médiatique autour de l’œuvre. Le fait que les journalistes
incluent dans leurs critiques des éléments qui ne relevaient pas directement de la sphère du
cinéma (comme les polémiques touchant les élections européennes ou le financement du film)
a orienté par la suite le débat public dans un certain sens. Y. Arthus-Bertrand et son film ont
été loués (ou conspués) pour des raisons qui n’auraient pas été les mêmes dans le cadre d’une
réception « normale » du film par la critique.
Dans son article, A. Mariette présente également les deux grands principes de consécration
d’un film : le principe de hiérarchisation externe et le principe de hiérarchisation interne. Le
premier renvoie à la réputation du film basée sur des critères matériels et commerciaux,
étrangers au monde du cinéma en tant qu’art (nombres d’entrées réalisé, retentissement dans
la presse). Le second correspond à la consécration de l’auteur et de son film par les pairs,
c'est-à-dire par les acteurs du champ cinématographique. Un film peut donc être un échec du
point de vue commercial, mais être bien accueilli par la communauté des professionnels du
cinéma, ce qui lui confère une grande légitimité et un succès symbolique.
Home n’a pas suscité de tels éloges de la part de personnalités du cinéma. Nous verrons au
contraire que le film a été plutôt critiqué du point de vue cinématographique, tout en
rencontrant en parallèle un important succès commercial. Comme nous l’avons souligné au
moment de décrire les moyens de production du film et le dispositif imaginé pour sa sortie,
Home a fait état de très bons chiffres, quel que soit le support de diffusion. Le film a atteint
des records d’audience et peut donc être considéré comme un phénomène populaire.
Ce succès commercial du film de Y. Arthus-Bertrand est dû en partie au passage du film à la
télévision, où il a attiré le plus grand nombre de spectateurs. Comme l’indique A. Mariette, la
critique n’a pas encore aboli la dichotomie entre téléfilms et films de cinéma. Ce classement
binaire façonne de manière presque irréversible l’identité des films, et contribue à forger leur
réputation. Dans cette opposition, le cinéma a tendance à l’emporter sur la télévision en
termes de reconnaissance par la critique. A. Mariette a beau souligner que « la frontière entre
productions télévisuelles et cinématographiques relève plus de l’ « étiquetage » que de
différences objectives entre les produits », elle ajoute qu’un téléfilm est généralement moins
48
bien reçu par la critique qu’une œuvre de cinéma. La consécration par le cinéma est valorisée,
alors que la diffusion sur une chaîne de télévision est plutôt considérée comme un indice de
médiocrité. Ce raisonnement n’est bien entendu pas automatique : la réputation de la chaîne
de télévision sur laquelle le film est programmé entre en ligne de compte. Dans le cas de
Ressources humaines, la diffusion sur Arte est plutôt un gage de respectabilité. Lors de sa
sortie au cinéma quelque temps plus tard, le film peut alors être considéré par la critique
comme une œuvre de cinéma, et son passé télévisuel n’entrave pas réellement ce changement
de statut.
Home en revanche sort simultanément à la télévision et au cinéma, et ne se départ pas de
l’étiquette « téléfilm », ce qui explique que le film soit difficilement considéré par les
journalistes critiques comme une œuvre adaptée au cinéma, et pouvant être évaluée en tant
que tel. Le fait que très peu de publications spécialisées dans le cinéma lui consacrent une
critique en est une preuve.
Pour conclure – temporairement – sur l’article de A. Mariette, il est nécessaire de revenir sur
une recommandation que l’auteur évoque à la fin de sa recherche, mais qu’il nous semble
utile de rappeler avant d’aborder la réception de Home. Il s’agit d’éviter les cloisonnements
systématiques et inébranlables entre les différents types de presse, presse spécialisée et presse
généraliste par exemple. En effet, ces catégories ne sont pas figées et ne renvoient pas à des
styles de rédaction nécessairement différents. Si des oppositions peuvent être notées sur
certains points – attachement au fond ou à la forme, soutien d’un cinéma engagé ou de la
doctrine de l’art pour l’art –, certains journalistes peuvent brouiller les pistes et ébranler la
dichotomie. La liberté de ton ne dépend pas que de la publication, mais aussi de la trajectoire
propre à chaque journaliste et de sa réputation. Nous tâcherons donc du point de vue
méthodologique de ne pas insister outre mesure sur les catégories de presse, au cours de
l’analyse à venir de la réception de Home.
3/ L’espace de la critique
En lisant les articles du corpus répertoriés plus haut, nous avons distingué trois registres de
critiques de Home : la critique artistique, la critique éthique, et enfin la critique politique.
Cette segmentation artificielle de la critique permet de donner une image plus claire et
schématique de l’espace de la critique de Home. Elle renvoie d’une certaine façon au travail
49
effectué par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ouvrage commun intitulé De la
justification, les économies de la grandeur9. Dans cet essai de socio-économie, les auteurs
tentent de déchiffrer les mécanismes de la justification, qui déterminent la façon dont
l’individu manifeste son désaccord, dans une situation donnée. Pour ce faire, ils dépassent
l’opposition entre la théorie holiste de Emile Durkheim et celle des intérêts individuels, en
répliquant qu’il est possible de puiser dans différents registres de justification liés à ces deux
théories, en fonction du contexte dans lequel s’exprime la critique. L. Boltanski et L.
Thévenot tentent par la suite de décrire ces registres de justification, qu’ils nomment
« principes supérieurs communs ». Ils établissent plusieurs mondes (cités) idéal-typiques,
dans lesquels les principes supérieurs qui fondent le désaccord et sa justification changent.
A une échelle plus modeste, nous avons voulu employer la même méthode pour découper la
critique de Home, en distinguant les différents fondements (ou principes communs) de cette
critique. Celle-ci s’exprime donc dans trois principaux domaines, chaque domaine présentant
des arguments critiques différents :
- La critique artistique : elle renvoie à l’analyse cinématographique de Home, dont le
premier statut est d’être une œuvre de cinéma, même si ce statut n’est pas unanimement
reconnu. La fonction première d’une critique est d’évaluer un film du point de vue artistique,
en prenant en compte différents éléments qui caractérisent le « produit » cinématographique :
le scénario, la photographie, la musique, le commentaire…
Dans le cas de Home, cet aspect artistique de la critique s’agrémente parfois de considérations
éthiques et morales.
- La critique éthique : la personnalité de Y. Arthus-Bertrand est fréquemment critiquée par
les journalistes, notamment pour ses choix de production. Nous verrons que la participation
de plusieurs entreprises multinationales au financement du projet heurte certaines
consciences. Au-delà de Home, c’est le parcours de Y. Arthus-Bertrand en général qui est
également pris en considération. Les journalistes relèvent les contradictions dans la carrière de
Y. Arthus-Bertrand, et n’adhèrent pas toujours aux méthodes employées par le photographe
pour atteindre les objectifs qu’il se fixe. Les idées politiques du photographe font partie des
aspects de sa personnalité qui font l’objet de critiques.
9
BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Jean-Pierre), De la justification, les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard, 1991
50
- La critique politique : le message politique de Home est au centre de plusieurs critiques du
corpus. A l’origine, Y. Arthus-Bertrand souhaitait réaliser un film manifeste, destiné à
sensibiliser le public aux problèmes climatiques, et qui avait donc pour but de délivrer un
message politique. Or le discours politique de Y. Arthus-Bertrand, comme tout discours
engagé délivrant un parti pris, suscite l’adhésion ou le rejet, en fonction des sensibilités
politiques de chacun. La réaction politique ne s’est toutefois pas limitée à l’avis des
journalistes critiques : les conclusions du film ont relancé le débat sur l’écologie politique et
les solutions à adopter face au changement climatique. Chaque courant écologiste a eu
l’occasion de se prononcer sur les idées de Y. Arthus-Bertrand, à partir de ses propres
principes. Nous tâcherons donc tout d’abord de rendre compte du débat politique déclenché
par le film, avant d’établir pour conclure un panorama de l’écologie politique et des
principaux courants qui la structurent.
La critique artistique
Home ayant été filmé intégralement à partir d’un hélicoptère, les images du film ressemblent
fort aux photographies que Y. Arthus-Bertrand avait l’habitude de réaliser dans ses travaux
précédents. A partir de ce style photographique particulier, les journalistes ont d’ailleurs
défini la méthode « Y. Arthus-Bertrand », réduite à un art répétitif et facilement repérable. A.
Mariette mentionne cette tendance journalistique à résumer un artiste par son style de travail,
en notant que « les critiques s’efforcent d’identifier une « manière » qui serait propre à
l’artiste ».
En ce qui concerne Y. Arthus-Bertrand, l’altitude confère à ses prises de vue un caractère très
esthétique, et la photographie de Home est un élément qui prend logiquement une place
importante dans la critique. La remarque qui revient le plus souvent sous la plume des
journalistes concerne la beauté des images. Dans Le Point, Charlotte Pons déclare par
exemple que « le film frappe évidemment par son esthétisme […]. Magnifiées par l’œil du
photographe, les images les plus chargées en menace sont souvent les plus belles. ».
Christophe Alix relève quant à lui dans Libération « une succession d’images scotchantes,
parfois si belles que l’on dirait des tableaux vivants ». Le critique du Monde Jean-Luc Douin
estime enfin que « les images sont splendides », et que « le visuel reste enchanteur ». Nous
pourrions ainsi multiplier les citations faisant état de l’esthétisme du film de Y. ArthusBertrand.
51
Toutefois, cette « beauté formelle des images », pour reprendre les propos de J-P. Guérand.
dans le Nouvel Observateur, est à double tranchant lorsque vient le moment de critiquer le
film. En effet, nous allons constater que la référence à la beauté de la photographie ne se fait
pas toujours sur le même mode, en fonction du journal et du point de vue personnel du
journaliste. Certains journalistes ne font que constater l’esthétisme de Home et fondent leur
critique positive du film sur cet unique aspect, partant du principe que les belles images font
les beaux films.
On peut en effet penser que la photographie de Home a l’avantage d’inciter à regarder le film
et à se plonger dans ses images. L’objectif du film étant d’attirer et de sensibiliser un
maximum de personnes à la cause environnementale, l’enchantement par l’image peut être un
moyen de séduire le spectateur. De fait, il est certain que la richesse visuelle des plans fait
prendre conscience de ce que le système économique actuel est en train de détruire, et
communique l’envie d’agir pour sauvegarder les paysages magnifiques qui défilent à l’écran.
D’aucuns questionnent cependant ce recours à l’esthétisme et nuancent son impact positif.
Ainsi, Jean-Christophe Chanut se demande dans La Tribune si « les images, si belles, ne
risquent-elles pas d’occulter un peu le propos terrifiant ? ». En effet, on peut s’interroger sur
l’impact que cette succession d’images magnifiques a sur le public. A force d’esthétiser
chaque plan, ne magnifie-t-on pas l’ensemble des réalités montrées, les beaux paysages
comme les zones dévastées par l’action de l’homme, qui devraient pourtant alerter le public et
provoquer une prise de conscience ?
Tel est sensiblement le discours de certains journalistes qui s’opposent aux critiques citées
précédemment, et qui ne voient pas dans l’invariable beauté des images une note positive, qui
faciliterait la sensibilisation du public. Au contraire, pour V. Ostria des Inrockuptibles, «
Arthus-Bertrand est avant tout un photographe de posters, un réalisateur de fonds d’écran, qui
en filmant du ciel compose de belles marqueteries bariolées. Vues de très haut, les choses
n’ont plus aucun sens. Une catastrophique marée noire peut être aussi splendide qu’un champ
de fleurs ». Son collègue des Inrockuptibles Serge Kaganski prolonge cette idée et généralise
le propos, en incluant dans sa critique le dernier film de Nicolas Hulot, Le syndrome du
Titanic, qui s’inscrit également dans la lignée des documentaires écologiques :
« l’effet sans doute involontaire de leurs [Nicolas Hulot et Yann Arthus-Bertrand] esthétiques super ripolinées
est de tout égaliser sous la beauté de leurs onctueux travellings aériens : depuis là-haut et à travers le filtre
52
technologique de caméras sophistiquées, tout est beau, l’opulence comme la misère, les paradis naturels comme
les métropoles surpeuplées, les tours de verre et d’acier comme les bidonvilles d’ordures et de tôles ondulée, les
régions sauvages comme les zones dévastées par le productivisme. […] Les deux films sont les avatars modernes
d’un genre ancien, le diaporama touristique […] ».
Comme l’indique tout à tour les deux journalistes, la recherche de l’esthétisme peut avoir
l’effet inverse de celui escompté, et finalement fausser le propos. Stéphane Bou de Charlie
Hebdo parvient d’ailleurs à la même conclusion et signale que si « tout est beau et
impressionnant, […] on peut faire dire n’importe quoi aux images ». L’uniformité des images
peut dissimuler le contenu du discours, et produire un film neutre ouvert à toutes les
interprétations, même parfois contraires au message que souhaitait insuffler l’auteur.
Ce débat constant au sein de la critique sur la place et le rôle des images fait écho à la pensée
de Serge Daney, célèbre critique des Cahiers du cinéma. En tant que spécialiste du cinéma, ce
dernier a élaboré une « théorie critique des images »10, qu’il est pertinent de présenter à ce
stade des réflexions sur la photographie de Home. Pour S. Daney, un film n’est pas une
simple suite d’images déconnectées les unes des autres. Il forme un ensemble qui reconstruit
un nouvel espace temporel, dans lequel les images s’assemblent et se fondent, pour servir le
récit. Un film qui ne vaudrait que pour ses images serait donc vidé de son sens. S. Daney
établit d’ailleurs une distinction entre les images publicitaires ou de télévision, qu’il juge
superficielles et sans relief, et les images d’un film de cinéma, qui doivent donner du sens et
véhiculer des sentiments. Cette théorie sur le pouvoir et la portée des images rejoint et justifie
en quelque sorte le point de vue de V. Ostria et de S. Kaganski des Inrockuptibles, qui
reprochent à Home son aspect plastique, à la limite de l’image publicitaire qui ne vaut que
pour elle-même. A la lumière des idées de S. Daney, Home pourrait apparaître comme une
succession de belles images, différente d’un réel film de cinéma.
Cet « effet diaporama », souligné par S. Kaganski, introduit également une certaine lenteur
dans le déroulement du film, à laquelle font allusion plusieurs journalistes. Les prises de vue
très sophistiquées à partir d’hélicoptère obligent à recourir fréquemment au ralenti. Les
images défilent avec une grande continuité, sans changements de rythme qui permettraient
d’emballer le récit. Les journalistes de La Croix soulignent dans un article collectif que le film
« s’étire sur deux heures […] et des images lentes », expression qui n’est pas dépourvue d’une
10
DANEY (Serge), Le salaire du zappeur, Paris, Editions P.O.L., 1993
53
connotation légèrement péjorative. De la même façon, J–P. Guérand. du Nouvel Observateur
estime que « les spectateurs […] risquent de trouver ces deux heures un peu longuettes ».
Toutes ces critiques qui s’attachent à la forme du film, à travers sa photographie, ne remettent
toutefois pas en cause l’aspect cinématographique de Home. Seul Franck Kausch de Positif
franchit le pas et va plus loin dans la critique, en déniant au travail de Y. Arthus-Bertrand
toute ressemblance avec un film de cinéma. Dès la première ligne, le journaliste résume son
propos et assène un jugement sans équivoque : « rien de ce que montre ce film n’a de valeur
cinématographique. Il fait défiler des images, séries de photos animées à la soufflante qualité
plastique, illustrant un discours à l’imparable légitimité ».
Le fait que cette présentation très négative de Home émane d’une revue comme Positif mérit
d’être signalé. En effet, A. Mariette insiste dans son article consacré à Ressources humaines
sur les positions critiques différentes des deux grandes revues de cinéma que sont Positif et
les Cahiers du cinéma. Selon elle, la distinction entre les deux revues recoupe les oppositions
entre le fond et la forme, ou la théorie de l’engagement et celle de l’art pour l’art. Positif est
réputé pour son positionnement plutôt à gauche, et pour son analyse qui privilégie les
arguments de fond. A l’inverse, les cahiers du cinéma sont censés proposer une approche plus
neutre, qui se base davantage sur une critique de la forme, et non des intentions.
Dans le cas de Home, le critique de Positif ne renonce pas à une critique de fond, mais
commence par une remarque ayant trait à la photographie du film, c'est-à-dire à la forme.
Serait-ce dans l’intention de montrer un rejet total du film, sur tous les plans considérés par la
critique ? Toujours est-il que l’absence de critique dans les Cahiers du cinéma ou Télérama, et
la brève critique de Positif, sont une manière de traiter négativement le film, comme si ce
dernier ne pouvait pas être admis dans le cénacle des films de cinéma, et ne méritait donc pas
une analyse plus poussée.
Même parmi les autres journalistes qui ne nient pas à Home sa qualité de film, la beauté des
images n’est pas toujours vue comme un élément positif. Elle peut présenter le danger de
reléguer le propos au second plan, et confère au film une forte dimension mélodramatique, qui
est régulièrement relevée dans les critiques. Dans la Tribune, J-C. Chanut évoque par exemple
un réalisateur qui « joue davantage sur l’émotion ». En donnant à voir les ravages de sites
naturels magnifiques, Home tend à émouvoir le spectateur et à jouer sur la corde sensible,
pour provoquer le remord et l’apitoiement.
54
Cependant, A. Mariette souligne une fois de plus que cette référence au mélodrame à propos
d’un film de cinéma n’est pas nécessairement négative. Elle indique par exemple que Laurent
Cantet emploie lui-même le terme avec une connotation positive, et revendique le recours à
des formules mélodramatiques. Les journalistes ont également relevé le caractère
mélodramatique de son film, sans évacuer pour autant sa dimension fortement engagée. A.
Mariette conclut ce passage en prolongeant l’opinion de Laurent Cantet, selon laquelle
l’usage maîtrisé d’éléments mélodramatiques peut être un moyen de nuancer habilement un
discours politique, qui pourrait sans cela paraître trop direct.
Cette justification du recours au mélodrame dans un film politique pourrait s’appliquer à
Home, dont le but initial est de faire chavirer l’opinion sur les questions écologiques qui
posent aujourd’hui problème. La beauté des images et l’émotion qu’elles suscitent pourraitelle aider à prendre conscience de la crise environnementale que nous traversons ?
L’argument est d’autant plus valable que la fibre mélodramatique n’est pas uniquement
contenue dans les images. Le commentaire en voix off et la musique sont également des
éléments qui jouent sur les émotions et confèrent au film une dimension sentimentale. Pour ce
qui est du commentaire, C. Pons du Point se réfère au ton du film « dont le poids est encore
renforcé par la dramaturgie, la bande son et une voix off aux accents didactiques ». Cette
allusion à un ton professoral de la bande son revient fréquemment dans les critiques. Le texte
qui commente les images est souvent qualifié de « pédagogique », ce qui est rattaché par les
journalistes à la volonté de Y. Arthus-Bertrand de produire un film explicatif simple et direct,
qui permette au public de prendre massivement conscience des problèmes écologiques.
Pour certains, la bande son se résume à un texte accessible et bien construit qui souligne
intelligemment les photographies aériennes. Pour d’autres, le texte pédagogique et facile
d’accès vire au simplisme et présente l’inconvénient de survoler le débat et de ne fournir que
des informations superficielles. Ainsi, pour le directeur de Greenpeace Pascal Husting, dont
les propos sont rapportés dans Libération, « les commentaires et les aspects politiques et
sociaux [du film] sont très faibles ».
Le discours trop simple peut être considéré comme caricatural, digne d’une œuvre de
propagande. C’est en tout cas l’avis de plusieurs critiques, qui voient dans Home un film de
persuasion, qui manipule les faits et les données sur le changement climatique, sous couvert
de présenter synthétiquement le sujet. Les journalistes qui signent la critique de La Croix
qualifient par exemple le commentaire de Home de « prêchi-prêcha », et reviennent sur la
dimension prosélytiste du film, qui constitue pour eux « un appel à la conversion des
55
spectateurs ». Cette expression renferme toute la connotation négative de la persuasion telle
que l’auteur de Home la conçoit, c'est-à-dire basée sur des arguments simples, mais parfois
détournés de leur sens initial. On peut également citer le discours encore plus direct de C.
Alix dans Libération, qui parle quant à lui de « messages quasi subliminaux qui cherchent à
s’incruster au plus profond de notre cerveau ».
La bande originale de Home renforce encore pour certains la dramaturgie déjà contenue dans
le texte et les images. Dans le meilleur des cas, la critique souligne une musique magnifique,
dont les accents cosmopolites du type « musiques du monde » se marient de manière
pertinente aux images des différents pays survolés. C. Alix de Libération illustre cette
approche, en notant « une musique omniprésente, d’abord planante mais qui se fait plus vive
et angoissante au fur et à mesure que « tout s’accélère ».
Cependant, Jean-Luc Douin du Monde, en relevant une musique « un rien grandiloquente »,
pointe un aspect de la bande originale qui suscite de nombreuses critiques. Les journalistes
évoquent pour la plupart une musique qui n’évite pas les clichés et qui, par son aspect planant
et ses intonations psychédéliques, contribue à la surdose mélodramatique que nous exposions
plus haut. Sur un ton très ironique, Iégor Gran de Libération explique dans un article du 4 juin
2009, qui ne figure pas dans la revue de presse, que « la transe est accentuée par la musique,
onirique à souhait, toute en trémolos vocaux et arrangements planants »11.
Que ce soit à travers les images ou le son, la dramaturgie est une caractéristique du film
régulièrement commentée par les critiques, en bien ou en mal. Le recours aux émotions et la
simplicité du film sont tour à tour loués et fustigés par les journalistes, qui peuvent y voir une
technique efficace pour toucher le public, mais aussi une méthode de propagande.
Le plus intéressant dans la critique artistique de Home est l’approche même du film par la
critique. Habituellement, un film est d’emblée critiqué en tant que tel et la question ne se pose
pas de savoir si ce film en est réellement un ou pas. Or, dans le cas de Home, la condition de
« film » est déniée à l’œuvre de Y. Arthus-Bertrand, comme l’exprime F. Kausch dans sa
critique parue dans Positif. Home, en vertu de sa construction très photographique, pourrait
donc ne pas être considéré comme un film. Comment expliquer dans ce cas que le film soit
autant évalué à partir de critères artistiques et esthétiques, comme nous avons pu le voir
11
GRAN (Iégor), « Home, ou l’opportunisme vu du ciel », Libération, 4 juin 2009
56
précédemment en décryptant la critique des images, de la bande son et de la musique ? La
tendance des journalistes à fonder naturellement leurs critiques sur la photographie et le son
pourrait reléguer F. Kausch de Positif dans une position minoritaire. Cette conclusion est
tentante, mais pas satisfaisante.
En effet, il est nécessaire de rappeler que le documentaire de Y. Arthus-Bertrand n’est bien
souvent pas abordé sous un angle critique par les journalistes. Ces derniers s’intéressent avant
tout au dispositif de sortie du film, et au phénomène médiatique qui l’accompagne. Cette
approche de la critique est particulièrement valable pour la presse généraliste. Dans ces
conditions, les éléments (artistiques ou autres) qui caractérisent habituellement la critique sont
difficiles à repérer.
Cet aspect de la critique, notamment dans la presse généraliste, pourrait aller dans le sens de
l’opinion de F. Kausch. Le fait que le film soit majoritairement critiqué, non pas à partir de
son contenu mais d’éléments périphériques, pourrait signifier que les journalistes ont peu de
remarques à faire sur le film en tant qu’œuvre cinématographique, et se rabattent sur
l’événement médiatique « extra-ordinaire ». Que cette inclinaison se fasse intentionnellement,
ou par la force des choses (parce que Home ne peut effectivement pas être considéré comme
un film de cinéma), est une autre question. Reste que le film est très peu abordé à partir des
éléments traditionnels de la critique, ce qui renforce le point de vue développé dans Positif.
Home ne serait pas unanimement perçu comme un film en tant que tel, ce qui pourrait
expliquer les critiques majoritairement élogieuses de la presse généraliste. Le film suscite des
réactions positives, car il n’est pas formellement critiqué, mais simplement commenté. A
l’inverse, les publications spécialisées ont majoritairement tendance à s’intéresser au contenu
du documentaire, et produisent presque systématiquement des critiques négatives. Celles-ci
vont jusqu’à la déclaration de F. Kausch dans Positif, qui martèle que Home n’est tout
simplement pas un film.
Le traitement de Home par la critique captive donc par son originalité. La critique artistique a
été l’occasion de souligner des approches pour le moins inhabituelles, que l’on retrouve dans
les deux autres pans de la critique.
57
La critique éthique
Comme nous l’avons déjà indiqué, Home est régulièrement commenté dans la presse pour son
mode de production ou de distribution, ce qui tend à occulter la critique proprement cinéphile.
Beaucoup de critiques s’attardent longuement sur les étapes de la production du film et sur
l’organisation de sa sortie, qui a bouleversé le schéma de distribution habituel. Le plus
souvent, ces remarques sont l’occasion de se féliciter que le film ait finalement pu être
produit, et devienne un événement cinématographique atypique. C. Pons du Point estime ainsi
que « la singularité du film réside avant tout dans son mode de diffusion massive qui en fait
un événement cinématographique d’une ampleur sans précédent ».
Cependant, ces spécificités qui font pour certains de Home un événement exceptionnel sont
décodées par d’autres, qui y voient au contraire autant de raisons de dénoncer le film, depuis
son mode de financement jusqu’à son exploitation. Le point vers lequel converge la plupart
des critiques est en effet la production de Home. Comme l’indique S. Bou dans Charlie
Hebdo, « les questions soulevées par Home portent moins sur les bonnes intentions
écologiques du film que sur l’événement marketing et médiatique qu’il suscite ». En ligne de
mire, l’engagement financier de François-Henri Pinault, et à travers son cartel celui de
plusieurs grosses multinationales, qui interroge les critiques quant aux contradictions que peut
susciter une telle alliance. S. Kaganski exprime cette interrogation dans un article analytique
paru dans les Inrockuptibles :
« la contradiction entre le dire et le faire de ces films [les documentaires écologiques] n’est jamais aussi flagrante
que lorsqu’on examine leurs conditions de production. Chez Arthus-Bertrand, le générique est à lui seul un
énorme lapsus : le titre Home est formé à partir du nome des sponsors du film, Gucci, Yves Saint-Laurent, Dior
etc. Comme si notre « maison » n’était pas notre planète mais un environnement de multinationales et de
publicité ».
Pour S. Kaganski, la contribution très importante de PPR au financement d’un film
écologique est une incohérence au vu des pratiques des firmes qui composent le groupe, très
éloignées des préoccupations environnementales. L’opposition idéologique se double d’une
contradiction éthique : est-ce judicieux de faire participer à la réalisation d’un documentaire
écologique des entreprises qui détériorent le plus souvent l’environnement ? De la même
façon, le patron de PPR est accusé de se livrer au « green washing », c'est-à-dire de
compenser la pollution des usines de son groupe par le soutien d’un film engagé sur le plan
58
environnemental. V. Ostria des Inrockuptibles dénonce cette manipulation de la morale, par
laquelle F-H. Pinault s’achète selon lui « une image environnementalement correcte ».
Au-delà de la stratégie intéressée qui peut être attribuée à F-H. Pinault, c’est avant tout le
réalisateur lui-même qui est visé. Sa personnalité pose en effet problème à de nombreux
journalistes. Cette personnalité qui s’affirme dans les choix de production et de distribution du
film ne laisse pas de provoquer des réactions enflammées. Certains voient dans le
financement de PPR et le mode de distribution inédit du film une tentative louable de
bouleverser l’ordre établi au nom d’une cause supérieure, qui vaut la peine de faire quelques
concessions pour la défendre. Grâce à un budget élevé et à un bon suivi médiatique, le film
permet de mettre en avant la question de l’écologie et de sensibiliser un public très élargi aux
conséquences du changement climatique. Partant, on peut estimer que les sources de
financement et la médiatisation importent peu, lorsque le thème évoqué est primordial.
Cependant, de nombreux critiques ne se satisfont pas de ce raisonnement et jugent
négativement l’attitude de Y. Arthus-Bertrand. L’un des reproches les plus fréquemment
adressés concerne le choix même du documentaire pour aborder le thème de l’écologie. Le
photographe est accusé de profiter de la dynamique actuelle de ce genre de films – même si
nous avons pu voir dans notre première partie que cette dynamique n’était pas forcément
évidente –, à des fins qui ne sont pas uniquement idéologiques.
Le journal le plus vindicatif sur ce point est le mensuel écologiste La Décroissance, qui
consacre un long article analytique au parcours et à la personnalité de Y. Arthus-Bertrand. La
rédaction du journal qualifie Home de « supercherie écologiste » et souligne l’opportunisme
et le manque de scrupules du réalisateur, dont l’absence de conscience et de morale est mise
au service d’un engagement écologiste douteux et superficiel. Le photographe est accusé
d’aborder l’écologie de façon matérialiste et intéressée, comme s’il s’agissait d’un objet
d’affaire comme un autre : « YAB est […] un affairiste redoutable. […] Il aura été un expert
dans l’art de récupérer l’écologie pour la transformer en opération commerciale et juteuse ».
Dans un portrait croisé consacré à Nicolas Hulot et Y. Arthus-Bertrand, les journalistes
Emmanuelle Anizon, Wéronika Zarachowicz et Juliette Bénabent de Télérama reprennent ces
59
caractéristiques de la personnalité du photographe, tout en les nuançant12. Ce double article
est l’occasion de souligner les points communs entre les deux écologistes, mais aussi leurs
différences de personnalités, qui se révèlent dans leur façon respective de défendre l’écologie.
Le sens des affaires, l’opportunisme et la capacité à nouer rapidement des relations sont autant
de traits de caractère que partagent les deux hommes. Juliette Bénabent estime ainsi que Y.
Arthus-Bertrand « enquille les « coups » avec un sens inné du marketing ». Cependant, ces
capacités ne s’expriment pas de la même manière chez les deux hommes. Dans le portrait
intitulé Lobbyiste en chef, N. Hulot est présenté par Emmanuelle Anizon et Wéronika
Zarachowicz comme un homme discret, « dont le lobbying politique est devenu un plein
temps ». Moins connu sur la scène internationale que son homologue photographe, en raison
de son rôle de lobbyiste plus effacé, il est cependant investi en politique et articule son
discours écologiste autour de réelles propositions.
Y. Arthus-Bertrand incarne en quelque sorte la personnalité inverse, comme le révèle le
portrait qui lui est consacré, intitulé Tombé du ciel. « Extraverti, entrepreneur énergique,
meneur de troupes », le réalisateur de Home fréquente des personnalités connues et son image
est fortement médiatisée. En revanche, son analyse écologiste ne dépasse pas le stade du
constat et ne prend pas la forme d’actions politiques qu’il pourrait, à l’image de N. Hulot,
mettre concrètement en œuvre. Comme le résume clairement J. Bénabent, Y. Arthus-Bertrand
« sait que son plus grand talent est de mêler comme personne engagement, business et
divertissement ».
Ces deux portraits parus dans Télérama s’interprètent donc de façon croisée. Ils permettent
d’étudier la personnalité de Y. Arthus-Bertrand à la lumière de celle de N. Hulot, afin de
saisir les caractéristiques personnelles du photographe qui ont été fortement critiquées dans la
presse après la sortie de Home.
Pour conclure sur cet aspect de la critique, il apparaît que Home n’est pas toujours évalué à
l’aune de ses éventuelles qualités cinématographiques, mais aussi à partir de la personnalité et
des principes de son auteur, ce qui détourne la critique sur le terrain éthique et moral. Cette
facette de la critique n’est cependant pas omniprésente dans les journaux et se trouve surtout
dans les revues spécialisées, qui consacrent des articles plus approfondis au film. En outre,
12
ANIZON (Emmanuelle), ZARACHOWICZ (Wéronika), BENABENT (Juliette) « Chacun dans sa planète »,
Télérama, n°3116, 3-9 octobre 2009
60
ces revues sont en général engagées plutôt à gauche, comme les Inrockuptibles, Charlie
Hebdo ou Positif, ce qui est assez significatif quant au contenu de la critique éthique : celle-ci
vise la culture « de droite » de Y. Arthus-Bertrand et son comportement « affairiste », qui ne
correspond pas selon les écologistes de gauche (et la gauche en général) à la cause
environnementale qu’il souhaite mettre en avant.
Derrière la critique éthique se cachent donc des opinions réellement politiques, que nous
allons désormais exposer.
La critique politique
En abordant le thème de l’écologie, Home devient automatiquement un film politique, quels
que soient la volonté et le discours du réalisateur. L’écologie est en effet un sujet qui, par son
actualité et les mesures qu’il convient de prendre, s’immisce dans la sphère politique sous la
forme de différents courants. Il n’est donc pas surprenant que Home suscite des réactions
politiques diverses et parfois antagonistes, puisque la conception du changement climatique et
des solutions à y apporter est loin de faire consensus.
Cependant, une particularité peut d’emblée être notée dans la façon dont s’effectue l’analyse
politique de Home, et en général de tous les projets (films ou autres) qui supportent la cause
écologiste et plaident pour une réaction rapide face aux dérèglements climatiques. La plupart
du temps en effet, ces projets sont loués pour leur message et ne font pas nécessairement
l’objet d’une critique plus approfondie, au nom de la mobilisation générale et nécessaire
autour de la protection de l’environnement.
A ce titre, le débat télévisé qui a suivi la projection de Home le 5 juin à la télévision est
particulièrement révélateur. Parmi les invités présents figurent notamment Jean Jouzel,
climatologue et vice du président du groupe scientifique du Groupe Intergouvernemental
d’Etudes sur le Climat (GIEC), Sylvie Brunel, géographe et spécialiste du développement
durable et Serge Orru, directeur général du World Wild Fund (WWF). Le ton de la discussion
reste très consensuel : le but n’est pas d’organiser un débat contradictoire, mais de s’appuyer
sur Home pour souligner l’urgence de la question environnementale, et proposer des pistes
d’action. La seule critique négative du film, formulée par Sylvie Brunel, concerne le
financement de Home et ne constitue donc pas un élément nouveau. La remarque n’est
d’ailleurs pas relevée par les autres intervenants et passe relativement inaperçu dans le
déroulement du débat.
61
Dans la presse, ce consensus vis-à-vis de Home est illustré par le critique du Monde Jean-Luc
Douin, qui déclare que « Home est un film militant qu’il n’est pas décent de juger selon des
critères artistiques ». De la même façon, J-P Guérand du Nouvel Observateur concède que
« les grandes causes suscitent rarement les meilleurs films, mais Home brille par son ambition
humaniste et universelle ». Il reconnaît par ailleurs que « les vertus pédagogiques de ce film
destiné à éveiller les consciences sont tout à l’honneur de leur auteur ». On sent poindre
derrière ces propos le même raisonnement : étant donné le sujet du film, il n’est pas pertinent
de le critiquer à partir de critères cinématographiques. La « mission » du film le place audessus des commentaires formels.
Se développe alors un phénomène de « chantage au sujet », que certains critiques dénoncent
et auquel Home n’échappe pas. L’expression est empruntée à S. Kaganski des Inrockuptibles,
qui s’intéresse à cette inclinaison des médias et du public en faveur des causes fondamentales
auxquelles tout le monde est supposé se rallier. Comme le souligne le journaliste, « c’est
l’éternel problème du chantage au sujet : un film deviendrait parole d’évangile dès lors qu’il
prétend œuvrer pour le bien de l’humanité ». S. Kaganski s’oppose à une telle conception des
choses et pose en retour une question qui divise les esprits : « la pertinence de leur matériau
de départ [aux réalisateurs de documentaires tels Y. Arthus-Bertrand] met-elle pour autant
leurs films à l’abri de toute discussion, de toute critique ? ».
Selon le journaliste et critique des Inrockuptibles, le choix d’un sujet, pertinent ou non, et la
façon de le traiter sont deux choses qui doivent demeurer distinctes. Un point de vue repris
par son collègue des Inrockuptibles V. Ostria, qui rappelle que « comme il dispense un
message de prise de conscience universelle, considéré inattaquable, incritiquable, le film n’a
pas été montré à la presse in extenso ».
Les journalistes des Inrockuptibles s’élèvent donc contre cette conception de la critique qui
place certains films au-delà de tous reproches, du fait de leur message qui peut être considéré
à un moment donné comme d’utilité publique. A bien y réfléchir, ce raisonnement peut en
effet manquer de cohérence : en considérant le discours du film comme admis par tous, et en
évitant par ailleurs toute référence à la forme, il reste peu d’espace pour une critique
constructive. Le propre d’une critique libre et épanouie serait au contraire de pouvoir
s’intéresser à tous les éléments d’un film que l’auteur de la critique juge dignes d’être
commentés.
62
Une autre question à se poser au sujet de Home est précisément celle du message, que certains
journalistes considèrent comme universel et incritiquable. La critique politique du film vise
cependant les idées dissimulées derrière les images. Le discours de Y. Arthus-Bertrand et son
message final suscitent de nombreuses réactions, qui renvoient à des conceptions différentes
de l’écologie.
Cependant, avant même de s’intéresser à la teneur du message, se pose pour les journalistes la
question, simple et à la fois ouverte, de savoir si le film de Y. Arthus-Bertrand peut être
considéré comme engagé. La plupart des critiques qui louent la forme artistique de Home, et
voient dans le film de Y. Arthus-Bertrand une démarche utile pour la mobilisation écologiste,
estiment par la même occasion qu’il s’agit d’une œuvre engagée. On peut se reporter de
nouveau à l’article de J-L. Douin du Monde, qui refusait de critiquer Home sur la base de
critères artistiques et privilégie donc le message du film, qu’il qualifie de « militant ». De la
même façon, Charlotte Pons du Point évoque « le ton résolument militant » du film de Y.
Arthus-Bertrand. Ces journalistes considèrent que le simple fait de s’atteler au problème de
l’écologie et d’y consacrer un film relève d’une démarche engagée, au service de la
sensibilisation du public.
D’autres critiques s’élèvent contre cette conception de l’engagement et nient au contraire à
Home tout impact politique. Cette position est celle de Positif, dont le critique F. Kausch use
de termes symboliquement forts : il qualifie Home de « survol désengagé [qui] réduit la
catastrophe planétaire à une rhétorique morale totalement dépolitisée ».
A ce stade des considérations sur l’engagement de Home, il convient de souligner le caractère
approximatif de ce terme, dont il existe de nombreuses conceptions différentes. Le champ de
la presse illustre cette pluralité des conceptions de l’engagement, notamment politique : A.
Mariette rappelle à propos de Ressources humaine que la conception de l’aspect politique
d’un film varie en fonction de la ligne du journal et de la sensibilité politique du journaliste.
Cette remarque explique l’avis particulièrement tranché de Positif à propos de Home : quand
on connaît le positionnement plutôt à gauche de la revue, il n’est pas surprenant de voir l’un
de ses critiques ne pas se reconnaître dans l’engagement du film de Y. Arthus-Bertrand,
jusqu’à le remettre en question.
La question de l’engagement du photographe paraît dans une certaine mesure vaine et dénuée
d’intérêt, si le sens donné au mot varie selon l’opinion des critiques. Il est donc plus pertinent
63
d’abandonner la notion abstraite d’engagement, et d’étudier comment cette engagement
s’exprime (ou pas) à travers les idées développées dans le film
Le constat du changement climatique ne pouvant être raisonnablement remis en question, les
journalistes concentrent avant tout leurs critiques politiques sur la conclusion du film et le
message véhiculé. Sans rentrer dans le détail, certains journalistes regrettent l’absence de
solutions proposées pour faire face à la crise environnementale décrite dans le film. Si le
constat du film est juste et la situation actuelle bien résumée, ces journalistes déplorent le
manque d’éléments nouveaux et de pistes d’action pour réagir aux problèmes présentés,
comme a tenté de le faire Coline Serreau par exemple, dans son dernier film au titre
évocateur, Solutions locales pour un désordre global. Dans son article comparatif publié dans
les Inrockuptibles et consacré aux films de Y. Arthus-Bertrand et de Nicolas Hulot, S.
Kaganski note que « ni Arthus-Bertrand ni Hulot ne proposent de solutions concrètes, ni
n’expliquent comment mettre en musique la coordination politique de plus de deux cents pays
et gouvernements, ou comment procéder rapidement quand les défis sont mondiaux alors que
les leviers de décision politiques sont nationaux ».
La question revient à se demander s’il suffit de se contenter de la démonstration filmique, ou
s’il est nécessaire d’aller plus loin et de proposer des moyens d’action. Sans même parler de
solutions, certains journalistes souhaiteraient que soient abordées dans le film les causes des
problèmes environnementaux actuels. A leurs yeux, Home ne fait pas assez, voire pas du tout
mention des choix et orientations qui ont conduit nos sociétés à dégrader l’environnement.
Pris sous cet angle, sans s’intéresser aux racines des problèmes, le constat est certes simple à
dresser et peu critiquable, mais manque singulièrement de profondeur. S. Kaganski illustre de
nouveau cette position critique à l’encontre de Home, en soulignant que « le mot
« libéralisme » n’y est jamais prononcé ».
Même si on s’aperçoit que l’énonciation des causes du changement climatique revient à
dévoiler des idées politiques (ici la dénonciation du système libéral capitaliste), le fait que
Home n’aborde pas le sujet reste un problème pour certains journalistes. En effet, le fait de ne
pas remonter à la source des dérèglements climatiques pose un autre problème souligné par la
critique : celui d’évacuer volontairement les causes réelles de la situation actuelle, pour ne
livrer qu’une analyse superficielle du problème. Selon certains critiques, Y. Arthus-Bertrand,
en évitant les débats économiques et politiques, fait reposer la responsabilité des catastrophes
64
environnementales contemporaines sur les hommes en général, sans cibler sa critique et en
faisant jouer les registres de la fatalité et de la culpabilité individuelle. C’est notamment ce
que pointe F. Kausch de Positif, lorsqu’il déclare que « la question du profit, les mécanismes
d’exploitation de la nature et des Hommes (qui sont souvent les mêmes) ne sont jamais
évoqués. Ne reste que la culpabilisation, dont le registre plus sulpicien que panthéiste suggère
que tout est affaire de volonté ». D’autres critiques soulignent également que les hommes sont
très peu évoqués dans le documentaire de Y. Arthus-Bertrand, sauf pour être accablés, et que
la parole ne leur est jamais donnée (du fait du tournage par prises de vue aériennes). Cette
remarque est émise par les journalistes des Inrockuptibles V. Ostria et S. Kaganski, dont les
articles respectifs figurent dans la revue de presse : alors que V. Ostria juge que « le grand
absent de Home c’est l’homme, qu’Arthus Bertrand transforme en paramécie observée sous
microscope », S. Kaganski note quant à lui que « les populations filmées […] n’ont jamais
accès à la parole, réduites à l’état d’images sages, d’icônes utilitaires ».
On retrouve ici la vision apocalyptique de l’écologie, que F. Caron rattachait dans la première
partie au cinéma américain, plus particulièrement hollywoodien.
La catastrophe
environnementale est inévitable et survient comme un châtiment, résultat de l’inconscience
humaine. D’après les critiques cités, Y. Arthus-Bertrand recourt à cette rhétorique de
l’expiation pour contourner les vraies responsabilités, et ne pas remettre fondamentalement en
question le système qui a causé la dégradation de l’environnement.
Les critiques se fondent notamment sur la seule conclusion du film qui comporte une
dimension politique, et qui invite le spectateur à « consommer autrement ». A travers cette
maxime, Y. Arthus-Bertrand n’émet en effet aucune critique directe de l’aspect mercantile de
notre société, pas plus qu’il ne propose de mesures pour la mettre en pratique. L’ambiguïté et
le caractère approximatif du message final s’expliquent sans doute par l’importance des
financements extérieurs dans le budget de Home. Cette particularité de la production de Home
empêche son auteur d’adopter une posture trop radicale, qui entrerait en contradiction avec les
intérêts de ses donateurs.
Le seul écart idéologique de Y. Arthus-Bertrand est d’ailleurs intervenu avant la sortie de
Home et n’apparaît pas tel quel dans le film, ce qui est de nouveau révélateur pour certains de
la complaisance avec laquelle le photographe aborde l’écologie dans son documentaire. Selon
des propos rapportés par le journal La Décroissance, Y. Arthus-Bertrand aurait déclaré dans
Le Monde du 3 juin 2009 que « seule la décroissance sauvera la planète ». Cette prise de
65
position est beaucoup plus directe que les propos tenus par le photographe dans son film, et
renvoie à une opinion politique clairement identifiable. Elle ne suffit pas cependant à
convaincre la rédaction de La Décroissance du militantisme de Y. Arthus-Bertrand en faveur
de l’écologie. En effet, les auteurs anonymes de cet article précisent que « lui [Y. ArthusBertrand] et ses amis s’apprêtent à vider la décroissance du sens que nous lui donnons dans
ces colonnes ».
On retrouve ici un exemple de l’impossible fixation des idées politiques, qui varient selon les
interprétations de chacun. Il est cependant intéressant de constater qu’un journal tel que La
Décroissance mette en doute l’attachement de Y. Arthus-Bertrand à cette doctrine politique,
en se basant directement sur son film. A partir de Home, les journalistes de ce mensuel
écologiste critiquent le sens donné par le photographe à ce terme. Selon la rédaction du
journal, Y. Arthus-Bertrand ne va pas assez loin dans l’application de la décroissance, et ne
conçoit d’y recourir que dans les limites qui permettent de conserver le système actuel. Il
s’agirait de concilier la croissance et la préservation des ressources de la planète, ce qui ne
correspond pas au système radical défendu par les tenants de la décroissance, sur lequel il
conviendra de revenir ultérieurement.
On s’aperçoit donc qu’une partie de la critique dénigre Home sur le plan politique, en se
concentrant sur certains points précis, comme les alternatives au système actuel qui
permettraient une meilleure prise en compte de l’environnement.
Un autre thème politique est particulièrement au centre de la critique, celui de l’industrie
nucléaire. Plusieurs journalistes rappellent dans leur critique que Y. Arthus-Bertrand soutient
le recours à l’énergie nucléaire, et estiment que le réalisateur a volontairement omis d’évoquer
le sujet dans son film, afin de ne pas susciter l’opposition des écologistes. Mais le débat sur le
nucléaire n’en est pas moins relancé par certaines publications, notamment par La
Décroissance, qui rappelle le désaccord profond entre le réseau « Sortir du nucléaire » et Y.
Arthus-Bertrand.
Au bout du compte, Home réactive selon la rédaction de La Décroissance une opposition de
longue date entre écologie de marché et écologie démocrate, Y. Arthus-Bertrand étant un
représentant de la première tendance. Celle-ci se caractérise par une remise en cause moins
nette du système actuel. Les écologistes de marché sont prêts à mettre de côté leur conscience
au bénéfice de l’écologie, quitte même à renier certaines valeurs fondamentales comme la
démocratie, si des alliances temporaires permettent de servir la cause environnementale. Le
66
soutien du nucléaire ou le détournement du mot « décroissance » – qui ne sont pas
directement affichés, mais qui s’opèrent de façon insidieuse à travers des films comme Home
– sont caractéristiques de l’écologie de marché, au sens que lui donne la Décroissance. Pour
ce journal, les multiples concessions faites par Y. Arthus-Bertrand, du soutien financier de
plusieurs entreprises multinationales à l’instrumentalisation de l’écologie à des fins
marchandes, remettent en question la notion même de démocratie. Celle-ci doit pourtant rester
au centre de l’écologie, sous peine de retomber dans les travers d’un système libéral sans
règles et sans valeurs, cause première de l’impasse environnementale dans laquelle nous nous
trouvons.
Bilan de la deuxième partie
Nous aurions pu nous attendre à ce que la critique de Home ne bascule pas sur le plan
politique, étant donné l’ambition du film – inciter tout un chacun à agir pour la préservation
de l’environnement – et l’urgence de la situation actuelle, qui ne laisse guère de temps à la
cacophonie idéologique. Au final, il en a été différemment : la critique du film, outre ses
aspects artistiques et éthiques plus habituels, prend finalement un reflet politique, qui place le
fond du problème – à savoir les mesures politiques à adopter pour inverser la situation
actuelle – au centre du débat.
Après avoir découpé artificiellement la critique en trois parties, qui nous ont amené au fil de
la démonstration à citer tous les articles de la revue de presse, nous allons désormais revenir,
pour conclure cette partie consacrée à la critique de Home, sur l’organisation de l’espace de la
critique et sur le positionnement des journaux par rapport au film de Y. Arthus-Bertrand. En
clair, nous allons nous intéresser non pas au contenu de la revue de presse, mais à la tournure
générale qu’a pris la critique de Home, afin de faire ressortir les caractéristiques de cette
critique et les particularités qui la distinguent éventuellement de celle d’un film moins
médiatisé. Pour ce faire, il a été nécessaire de reprendre toutes les critiques de la revue de
presse, et de les situer sur un continuum qui va d’une critique positive à une critique
négative :
67
Schéma 1 :
ESPACE DE LA CRITIQUE
POUR
•
•
•
•
CONTRE
•
•
•
•
La Tribune
Le Nouvel observateur
Le Monde
L’Express
•
•
Les Inrockuptibles
Charlie Hebdo
La Décroissance
Positif
Libération
La Croix
Ce schéma nous permet de constater à première vue que les critiques positives et négatives de
Home s’équilibrent, deux journaux publiant quant à eux des critiques mitigées, d’où leur
positionnement au milieu de l’axe. Après une observation un peu plus fine, on remarque en
outre que les critiques positives émanent toutes de publications généralistes, à fréquences
hebdomadaire ou quotidienne.
Ces journaux qui soutiennent Home étant davantage lus que les autres, on peut en conclure
que les critiques positives du documentaire ont occupé l’espace médiatique de manière plus
marquante. Ces critiques positives s’expliquent-elles par le ton relativement consensuel du
film et l’absence de discours politique de la part de Y. Arthus-Bertrand ? Comme le souligne
A. Mariette, « pour l’ensemble de la critique, le rejet du militantisme politique (nettement
distingué de « l’engagement »), c'est-à-dire l’absence de « discours » ou de « manichéisme »,
apparaît comme une condition sine qua non de la consécration ».
Ceci expliquerait également le fait que les publications culturelles spécialisées se situent
toutes dans la partie droite du continuum, réservée aux critiques négatives. Ces publications
étant au contraire naturellement plus engagées, la neutralité du film de Y. Arthus-Bertrand a
pu susciter l’indifférence, voire le rejet de leur rédaction. Dans l’ensemble, les journalistes de
revues culturelles spécialisées ont par ailleurs produit des critiques plus longues et plus
analytiques que leurs confrères travaillant pour des publications généralistes.
68
On peut donc en conclure que les critiques qui ont commenté Home dans le détail, en
privilégiant une analyse rigoureuse du contenu, ont très souvent émis un avis négatif sur le
film. Qu’on ne s’y trompe pas : si les articles des Inrockuptibles et de Positif ont été
régulièrement cités, ce n’est pas dans le but de mettre en avant une critique négative de Home,
dans un manque flagrant d’objectivité, mais bien pour faire ressortir les réflexions les plus
poussées et les mieux construites sur le documentaire. Les critiques des journaux généralistes
ne manquent pas d’éléments pertinents, mais la plupart des journalistes s’intéressent à des
questions périphériques, sans lien avec le sens du film, à l’image de C. Pons du Point qui
consacre plus de la moitié de sa critique à décrire la stratégie de distribution du film.
Cette distance vis-à-vis du film pourrait expliquer le fait que ces critiques soient en majorité
positives, la « qualité » cinématographique de Home n’étant pas en jeu. Serait-ce à dire, pour
reprendre une hypothèse de A. Mariette, que l’actualité politique n’est pas un sujet
cinématographique, dans la mesure où la plupart des journalistes de publications généralistes
évacuent de leur critique la référence au politique ? Dans son analyse de la réception de
Ressources humaines de Laurent Cantet, A. Mariette mentionne le regret exprimé par le
réalisateur que son film ait trop souvent été considéré par la critique uniquement comme un
film « informatif », sans engagement politique.
Le documentaire de Y. Arthus-Bertrand a peut-être été apprécié par la presse pour les mêmes
raisons. Comme nous l’avons souligné plus haut, le réalisateur n’entend pas fournir de
solutions aux problèmes environnementaux, ni prendre partie pour un courant écologiste en
particulier : il livre un film aux allures de constat, qui reste avant tout descriptif.
Quoi qu’il en soit, nous avons pu voir que si Home n’est pas à proprement parler un
documentaire politique, la politique s’est de fait immiscée dans la réception du film par la
critique. Les idées écologistes de Y. Arthus-Bertrand, que certains ont cru voir en filigrane
derrière les images aériennes a priori contemplatives, ont été plutôt mal perçues par la presse
culturelle (souvent de gauche), et par les écologistes, représentés dans la revue de presse par
le journal La Décroissance. Ces publications ont critiqué le discours de Y. Arthus-Bertrand au
nom d’une autre conception de l’écologie, ce qui va nous permettre, pour conclure ce travail,
de nous intéresser aux différentes positions sur l’échiquier politique écologiste.
69
III/ Panorama de l’écologie politique au 21ème siècle
Dans son essai Politiques de la nature13, le sociologue des sciences Bruno Latour tente de
redéfinir de façon schématique l’organisation vers laquelle doit tendre l’écologie politique, et
les objectifs qu’elle doit atteindre. Dans sa démarche, l’auteur contourne la fracture
traditionnelle qui existe, depuis l’image du mythe de la caverne contenue dans La République
de Platon, entre la science et le politique. La science étant chargée d’étudier la nature, et la
politique visant à organiser de son côté la vie sociale, il en résulte une opposition marquée
entre nature et culture, qui demeure constante dans l’histoire de l’humanité. Dans cette
relation d’opposition, la science a tout de même l’avantage : d’après le mythe de Platon, la
science détient les clefs du fonctionnement du monde et a le pouvoir de s’introduire
occasionnellement dans la sphère sociale, pour la faire bénéficier de ses connaissances et
l’ordonner selon des règles supérieures.
Selon B. Latour, l’écologie politique, depuis son ascension dans la seconde moitié du XXème
siècle, reproduit cette relation déséquilibrée entre nature et culture. L’objectif des
mouvements écologistes est de donner plus de place à la nature dans la définition des
politiques qui régissent la société, ce qui contribue à conserver le très ancien dualisme entre
nature et culture, animé par une relation de pouvoir qui joue en faveur de la science et de la
nature. Ce point de la critique de B. Latour à l’encontre des différentes formes d’écologie
politique est exprimé très clairement dans le chapitre trois du livre consacré à une nouvelle
séparation des pouvoirs :
« les chapitres précédents nous ont permis de réaliser à quel point les philosophies officielles de l’écologie
politique péchaient dans leur définition des procédures. De l’ancienne Constitution, elles avaient repris le défaut
principal en exigeant, pour mettre fin à la diversité des passions politiques, de définir d’emblée le monde qui
nous était commun sous les auspices d’une nature connue par des savants dont cette Naturpolitik maintenait le
travail invisible. La plus grande partie de l’écologie politique, du moins dans ses théories, ne cherche à changer
ni de philosophie politique ni d’épistémologie, mais plutôt à offrir à la nature dans la gestion des affaires
humaines un pouvoir que les plus arrogants de ses anciens zélateurs n’auraient jamais osé lui donner ».
13
LATOUR (Bruno), Politique de la nature, comment faire entrer les sciences en démocratie, Saint-ArmandMontrond, La Découverte, 2004
70
Pour corriger cette tendance persistante à séparer science et politique, nature et culture, B.
Latour met au point un nouveau système de fonctionnement de la société, qui abolit les
cloisonnements et les antagonismes traditionnels. Ce système prend le nom de « Collectif »,
ce qui démontre la volonté unificatrice de l’auteur. Pour résumer de façon simplifiée le
modèle de B. Latour, on peut indiquer que le Collectif est constitué d’humains et de nonhumains (B. Latour prône le rapprochement des sujets et des objets, que l’on oppose pourtant
de façon automatique), qui forment ensemble des « Propositions ». B. Latour imagine ensuite
un mode de régulation du Collectif basé sur un système démocratique à deux chambres (basse
et haute), qui permet de filtrer l’entrée de nouvelles Propositions (en tant qu’associations
d’humains et de non-humains), et de les intégrer dans le collectif déjà existant.
Au bout du compte, ce modèle qui efface de nombreuses oppositions profondément ancrées
permettrait aux « Propositions » de mener plus efficacement leur destinée, en prenant en
compte la nature et la politique sur un plan d’égalité.
Dans la réalité politique d’aujourd’hui, cette vision novatrice est, comme le souligne l’auteur
lui-même ci-dessus, très rarement prise en compte. Les différents courants écologistes se
défont difficilement des références au système actuel, dans lequel ils tentent d’introduire la
cause écologique, sans bien souvent remettre en cause l’ensemble d’un modèle absurde
devenu routinier. Nous allons désormais nous intéresser à ces principaux courants qui ont
structuré et structurent aujourd’hui l’écologie politique, en essayant de faire ressortir à la fois
leurs caractéristiques propres et les points qui les rassemblent.
A/ Les partisans du développement durable
Le premier concept qui fait résolument entrer la protection de l’environnement dans les
préoccupations politiques au 20ème siècle est celui de développement durable. Le terme
apparaît au début des années 1980, mais son emploi est réellement popularisé par le rapport
Brundtland en 1987, commandé par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Le
développement durable est ensuite sur le devant de la scène jusqu’au début des années 2000,
plus précisément du sommet international de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 à la conférence
de Johannesburg sur l’environnement en 2002.
71
L’idéologie véhiculée par le concept de développement durable correspond à une remise en
cause du système économique capitaliste, dont l’essor ininterrompu depuis le 19ème siècle est
entaché par des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et des problèmes
environnementaux notoires. Il s’agit de ne plus fonder la définition du développement
uniquement sur une augmentation de la richesse matérielle, obtenue par la croissance
économique, mais d’élargir cette définition à de nouvelles variables, qui prennent davantage
en compte l’épanouissement de l’Homme et son niveau de vie. On souligne également par
l’adjectif « durable » la nécessaire continuité dans le développement, qui doit pouvoir
améliorer les conditions de vie actuelles, mais aussi profiter aux générations futures, sans
mettre en péril l’avenir.
La notion de développement durable se fonde donc sur des principes sains et nobles, qu’il
paraîtrait insensé de remettre en question. Sylvie Brunel, déjà présentée dans ce travail et
invitée, en tant que spécialiste de la question, du débat qui a suivi la projection de Home sur
France 2, souligne ainsi dans un ouvrage de synthèse, sobrement intitulé Le développement
durable, la pertinence de ce concept14. Elle indique que le développement durable « en théorie
[…] permet d’évaluer les risques, d’informer les opinions publiques, de guider l’action
politique, l’ambition normative d’instaurer un état universel de bien-être en humanisant et en
écologisant l’économie ».
Pour S. Brunel, le développement durable est une émanation positive de la mondialisation et
porte sur cette dernière un regard critique, en associant à l’économie les notions d’équité et
d’environnement, et en permettant l’entrée sur la scène internationale de nouveaux acteurs de
la société civile (Organisations Non Gouvernementales (ONG), associations…), davantage
préoccupés par l’écologie.
Comme S. Brunel, Stéphane Bonnevault, qui a pourtant un avis plus critique sur le
développement durable dans son livre Développement insoutenable15, admet le sens premier
et inaltéré du développement durable, qu’il qualifie de « phénomène de combinaison
d’énergie, d’informations et d’imagination découlant des décisions conscientes de populations
socialement organisées concernant les moyens de la vie, de la production et des techniques
nécessaires pour vivre, se réaliser et s’intégrer en harmonie dans son milieu naturel ».
14
BRUNEL (Sylvie), Le développement durable, Paris, PUF, collection Que sais-je ?, 2004
BONNEVAULT (Stéphane), Développement insoutenable, pour une conscience écologique et sociale, DijonQuetigny, Ed. du Croquant, collection turbulences, 2003
15
72
Cependant, l’ambigüité du développement durable se mesure dans l’écart qui existe entre ces
définitions idéalistes, et la réalité appliquée du concept. Le développement durable est un
terme vague, dont il est possible d’avoir des conceptions différentes. De fait, le concept a été
très souvent décliné pour être ajusté à des intérêts complètement opposés. Il a notamment
servi à masquer les activités polluantes de certains acteurs, qui en brandissant la cause du
développement durable se donnent une nouvelle légitimité pour continuer dans la même voie.
Comme le déplore S. Brunel, le développement durable est devenu en général « un fourre-tout
conceptuel, qui se donne pour objectif de réunir trois domaines souvent inconciliables en
pratique : l’économie, le social, l’environnement ».
B/ Les objecteurs de croissance
Face à ce concept malmené et vidé la plupart du temps de sa substance, des voix se sont
élevées, qui ne tentent plus de concilier le système actuel avec les exigences écologiques,
mais s’attaquent directement à la notion même de développement.
Il s’agit notamment des partisans de la décroissance, qui préfèrent à cette expression
consacrée celle d’ « objecteurs de croissance », plus en phase avec leur opinion. L’option de
la décroissance a gagné en pertinence notamment grâce au déclin du développement durable,
dont les multiples interprétations discordantes en ont peu à peu altéré le sens et la cohérence.
Selon Serge Latouche, l’un des théoriciens les plus reconnus de la décroissance, le fait
d’adjoindre au terme « développement » une multitude d’adjectifs sans cesse nouveaux
(« durable », mais aussi « humain, participatif, local… ») prouve l’absence de résultats du
développement durable, que l’on essaye de masquer par des pirouettes linguistiques. S.
Latouche, dont les propos sont rapportés dans l’essai de Stéphane Lavignotte, La décroissance
est-elle souhaitable ?16, fustige donc une « tentative d’euphémisation par adjectif », qui
masque l’incompatibilité entre les objectifs du développement et la préservation des
ressources naturelles. Comme leur nom l’indique, les militants de la décroissance souhaitent
abandonner la recherche du développement fondé sur une croissance toujours plus importante,
que cette croissance s’obtienne par les méthodes capitalistes actuelles ou par des moyens plus
écologiques.
16
LAVIGNOTTE (Stéphane), La décroissance est-elle souhaitable ?, Lonrai, Textuel, 2009
73
Les objecteurs de croissance justifient cette conception de l’écologie en s’appuyant
notamment sur les travaux de l’économiste américain d’origine roumaine Nicholas
Georgescu-Roegen, qui a défendu en premier l’idée de décroissance. Dans sa seconde loi de
thermodynamique, l’économiste met en avant le phénomène d’entropie : la quantité d’énergie
disponible sur Terre diminue sans cesse du fait de l’activité des hommes, qui exploitent et
épuisent les ressources énergétiques (pétrole, gaz…). Or l’énergie utilisée ne pourra plus
l’être de nouveau, car d’après la première loi de thermodynamique, l’Homme ne peut que
capter et relâcher les énergies, sans parvenir à en créer. A terme, nous nous dirigeons donc
vers une saturation des ressources énergétiques de la planète, à moins d’utiliser en priorité des
énergies dont l’entropie est plus basse, et qui s’épuisent donc moins rapidement.
Les tenants de la décroissance concluent à partir de ce raisonnement qu’il est impossible de
poursuivre une logique d’augmentation de la production, pour stimuler en chaîne la
croissance et le développement, même en adoptant des moyens de production plus
écologiques. Le nœud du problème se situe précisément dans l’objectif d’une croissance de la
production qui, quelle que soit la forme qu’elle prenne, ne sera pas compatible avec le rythme
d’épuisement des ressources de la planète. S. Latouche exprime cette idée de façon imagée en
soulignant que l’expression « développement durable » est un oxymore : le développement,
fondé même partiellement sur une augmentation de la production et de la croissance, pour
satisfaire les besoins des populations, ne peut fondamentalement pas être durable. S.
Lavignotte commente cette sortie de S. Latouche, en concluant que « le développement
durable serait de la sorte un moyen de changer les mots pour ne rien changer aux pratiques ».
Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les objecteurs de croissance accusent les
défenseurs du développement durable de maintenir le système libéral actuel du « toujours
plus », sans parvenir à y injecter les éléments de durabilité qui permettraient de l’infléchir
dans le sens d’un fonctionnement plus écologique. Ils illustrent fréquemment la distance qui
les sépare de la voie du développement durable à l’aide de la métaphore du gâteau. Alors que
les partisans du développement durable demeurent dans une logique d’augmentation de la
taille du gâteau, pour ensuite mieux le partager, les militants de la décroissance plaident pour
un changement de la recette du gâteau, qui ne viserait pas à en augmenter la taille mais à en
améliorer les aspects qualitatifs. Vincent Cheynet, rédacteur en chef du journal La
Décroissance, a recours à cette image dans un article d’un ouvrage collectif ayant pour titre
évocateur Non au capitalisme vert : « il ne s’agit pas seulement de s’atteler à un meilleur
74
partage du gâteau, mais aussi à un changement radical de sa recette, pour la rendre meilleure
et plus légère »17.
Cependant, il convient de préciser que la volonté de réduire la croissance, qui va à l’encontre
des autres schémas économiques actuels, reste une idée avant tout provocatrice et à visée
médiatique, que les objecteurs de croissance nuancent dans leur discours. Il ne s’agit pas en
effet de proposer une baisse systématique et inconsidérée de la croissance économique. Celleci pourrait être remise en question dans certains domaines incompatibles avec la préservation
des ressources naturelles, tout en étant maintenue pour d’autres activités, à finalités locale ou
sociale notamment, que les partisans de la décroissance souhaitent développer. Au final, la
« décroissance » renvoie davantage à une philosophie de vie qu’à un programme strictement
économique. L’objectif est surtout de changer la conception humaine du monde fondée sur la
consommation frénétique et l’image toute-puissante de la richesse matérielle accumulée, sans
miser systématiquement pour cela sur une baisse de la croissance. La décroissance se mue en
une recherche de l’ « a-croissance », afin de faire évoluer les comportements et les mentalités,
pour imposer un nouvel ordre des priorités où le respect de l’environnement tiendrait une
place privilégiée. S. Lavignotte résume cet état d’esprit dans son essai consacrée à la
décroissance : « plus qu’une baisse de la consommation, cela nécessite une sortie de la
logique de la consommation – liée à une réduction des inégalités sociales – et donc une
décolonisation de l’imaginaire de l’économie et du développement, ainsi que l’abandon du
mythe de l’illimité ».
C/ Les « développementalistes »
Politiquement parlant, les militants de la décroissance se démarquent donc d’une part des
défenseurs du développement durable, et d’autre part des écologistes situés comme eux sur la
gauche de l’échiquier politique, qui rejettent le développement durable tout en persistant à
croire que le développement est un objectif louable en soi, si l’on en change les déterminants.
Cette position, qualifiée par S. Latouche de « virus développementaliste », est revendiquée
occasionnellement par les partis politiques anticapitalistes (le Nouveau Parti Anticapitaliste
(NPA) et le Parti de gauche), et surtout par l’Association pour la Taxation des Transactions
17
CHEYNET (Vincent), « La décroissance contre le capitalisme vert », in Non au capitalisme vert, Saint-Just-laPendue, Parangon/Vs, 2009, p. 106-112
75
financières et pour l’Action Citoyenne (ATTAC). Les écologistes développementalistes
émettent de leur côté une critique nette de la décroissance, qu’ils considèrent comme une
proposition extrême et inadaptée aux problèmes écologiques qui nous préoccupent. Il est
nécessaire selon eux de préserver un niveau de développement significatif, pour favoriser la
construction d’infrastructures plus environnementales, ou encore mettre en place des
politiques sociales destinées à réduire les inégalités propres à la société actuelle. Le chemin de
la décroissance ne permettrait pas aux plus pauvres de profiter d’une éventuelle hausse du
niveau de vie, faute de moyens pour la faire partager.
Les défenseurs du développement justifient leur critique de la décroissance par la perspective
d’un autre développement possible. Ils maintiennent l’objectif du développement, en
changeant les moyens d’y parvenir et en imaginant d’autres issues pour les fruits de la
croissance. C’est notamment la position des économistes Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent,
qui dans leur essai commun intitulé La nouvelle écologie politique, déclarent « qu’il est
possible de poursuivre sur le chemin du développement humain sans sacrifier les écosystèmes
terrestres mais à condition d’élever notre niveau d’exigence démocratique »18. Les auteurs
tentent d’ouvrir une troisième voie entre les tenants de la décroissance, et ceux qui entendent
concilier écologie et loi du marché. Cette troisième voie se fonde notamment sur une plus
grande attention accordée au fonctionnement du système démocratique, et sur la résolution
des inégalités sociales, qui empêchent tout développement réel et efficace. Les deux
économistes donnent une idée très claire de leur positionnement théorique par rapport aux
autres opinions écologistes :
« cet essai est une tentative de triangulation intellectuelle, qui se donne pour ambition d’imaginer une nouvelle
voie entre les écueils symétriques dans lesquels tend à s’enfermer le paysage idéologique sur la question
écologique : d’un côté, certains « progressistes » semblent toujours plus sensibles aux sirènes de la décroissance
et du renoncement au progrès ; de l’autre certains « conservateurs » succombent trop facilement à l’idée que la
conjugaison du marché et de l’innovation technique suffirait à réduire toutes les difficultés. Les premiers
résument le problème écologique au problème économique. Les seconds le réduisent au problème technologique.
Ces deux attitudes ont l’égal avantage de se prêter aux antagonismes les plus simples et les plus immédiatement
lisibles ».
18
FITOUSSI (Jean-Paul), LAURENT (Eloi), La nouvelle écologie politique, Paris, Le Seuil, 2008
76
Toutefois, les oppositions entre les trois pôles de cette « triangulation intellectuelle »
(écologistes de marché, objecteurs de croissance et développementalistes) ne sont pas
irrémédiables. Philippe Corcuff, sociologue militant du NPA souligne ainsi, dans sa
participation au recueil Non au capitalisme vert19, le rapprochement possible entre les partis
anticapitalistes plutôt développementalistes et les partisans plus extrêmes de la décroissance.
Selon l’auteur, le système capitaliste en est venu à exploiter non seulement le travailleur, mais
aussi les ressources naturelles, jusqu’à l’épuisement. La lutte des classes populaires contre les
détenteurs du capital, qui empêchent l’avènement d’un autre système que le système libéral,
comporte donc une dimension de plus en plus écologique, qui s’ajoute à la dimension sociale
traditionnelle. Il s’agit d’intégrer dans la défense des intérêts des travailleurs la préservation
des ressources naturelles indispensables au travail et qui sont mises à mal par le système
capitaliste actuel. Philippe Corcuff souligne en conclusion que « s’ouvre ainsi la possibilité de
nouvelles convergences entre l’écologie politique radicale, dont des secteurs de la
décroissance, et un nouvel « écosocialisme », très présent au sein du NPA ».
Au-delà des oppositions théoriques et techniques entre les différentes approches de l’écologie
politique, il subsiste donc des points de ralliement, parfois même intangibles. En faisant
abstraction des moyens à employer, tous les militants de l’écologie sont plus ou moins
d’accord pour repenser avant tout le système actuel. Ils préconisent d’abandonner le modèle
de la consommation au bénéfice de comportements plus responsables, qui placent les
préoccupations environnementales au centre des débats. Croire qu’il est possible de vivre
mieux en modifiant l’organisation existante est un point commun aux écologistes, parmi
lesquels les partisans de la décroissance, extrêmes dans leur discours mais qui dans les faits ne
prônent la décroissance que pour mettre en place d’autres modes de développement. Les
objecteurs de croissance s’éloignent ainsi dans la pratique de la régression sociale dont ils
sont bien souvent accusés.
S. Brunel termine son ouvrage consacré au développement durable par une phrase qui révèle
les similitudes de fond entre les différents courants écologistes, et sur laquelle tous pourraient
tomber d’accord : « réinventer la frugalité, faire le choix de la sobriété afin que ceux qui ont
19
CORCUFF (Philippe), « Anticapitalisme et antiproductivisme à l’aube du 21ème siècle, autour des analyses
d’Hervé Kempf », in Non au capitalisme vert, Saint-Just-la-Pendue, Parangon/Vs, 2009, p.99-105
77
tout puissent partager avec ceux qui n’ont rien ne constituent-ils pas le meilleur choix de
développement durable ? »
Bilan et mise en relation avec Home
Il est aisé de retrouver ces différentes visions de l’écologie politique dans les critiques de
Home, que nous avons étudiées précédemment. Le film a en quelque sorte exacerbé les
différences d’opinions sur le sujet. Sans prendre en considération ici les critiques liées à la
personnalité contestée de Y. Arthus-Bertrand, on peut dire que les critiques du film à finalité
politique ont été à elles seules nombreuses.
Sur le constat, tous les journalistes de la revue de presse étudiée ont en général été d’accord
pour souligner la rigueur du film de Y. Arthus-Bertrand, qui résume efficacement l’origine et
la nature des problèmes environnementaux actuels. Cette unanimité se fissure lorsqu’il s’agit
de commenter non plus le corps du film, mais sa finalité et les opinions émises. Certains
journalistes ou écologistes plutôt modérés se satisfont de la forme esthétique du film et de sa
capacité à éveiller le public sur un sujet aussi important. D’autres s’insurgent en revanche
contre l’absence de message à la fin du documentaire, et s’étonnent de la non remise en cause
du système libéral actuel, qui a causé les dérèglements montrés à l’écran.
Cette opinion est partagée au sein des groupes écologistes plus ultra, représentés entre autres
par les journalistes de La Décroissance. Ces derniers se montrent parfois très virulents envers
Y. Arthus-Bertrand, accusé de ne proposer aucune solution face à un constat dressé de
manière complaisante. Les objecteurs de croissance et autres écologistes intransigeants ont
également été choqués par la déclaration de François-Henri Pinault, producteur du film, qui
préconise de ne pas consommer moins, mais de consommer différemment. Cette opinion a
déclenché des réactions très vives chez la plupart des écologistes, attachés à une révision de
notre système économique et à la destruction du mythe de la consommation.
Malgré la vigueur des échanges politiques entre les grandes tendances écologistes,
cristallisées par le film, Home aura rencontré un succès public presque sans failles. Appuyé
par de nombreuses multinationales et servi par une stratégie de communication massive, le
film a logiquement trouvé le chemin des spectateurs, en misant sur l’inquiétude générale et
l’intérêt pour un problème d’actualité.
78
Cependant, le succès de Home est loin de refléter la tendance actuelle du cinéma
documentaire en général (documentaires écologiques compris), que nous observions dans la
première partie. L’intérêt des médias pour le cinéma documentaire ne révèle pas les grandes
difficultés que continuent de rencontrer la majorité des réalisateurs dans leur travail quotidien.
Cet état de fait a été de nouveau confirmé lors de la dernière édition du festival de cinéma
Résistances20 en Ariège (festival majoritairement mais pas exclusivement documentaire), à
laquelle nous avons assisté en temps que stagiaire.
De nombreux réalisateurs de documentaires présents au festival pour présenter leurs films ont
fait part de leur inquiétude concernant l’exercice de leur métier. Il est intéressant de citer
notamment le témoignage de Emmanuel Laborie, réalisateur depuis une dizaine d’années, qui
a confirmé lors d’une interview le point de vue de Boris Claret rapporté dans la première
partie, à savoir que la réalisation de documentaires devient de plus en plus périlleuse, en
grande partie du fait de la diminution des créneaux de diffusion à la télévision.
Home fait donc partie de ces quelques films privilégiés qui, grâce à des circonstances de
production exceptionnelles, parviennent à tracer leur chemin fructueusement au cinéma, tout
en ayant tendance par ailleurs à fausser la perception que chacun peut avoir de la situation
actuelle du cinéma documentaire.
20
Festival de cinéma qui se déroule à Foix au mois de juillet. Le festival a la particularité de présenter au public
des films « engagés », qui s’articulent autour de quatre grands thèmes.
79
Conclusion
Pour conclure, il convient de revenir sur les caractéristiques de la réception de Home par la
critique de presse. Le film a été l’objet d’un débat médiatique intense, qui a de nouveau placé
le cinéma documentaire environnemental sur le devant de la scène. Nous avons examiné les
différents registres de la critique, qui s’est exercée sur le plan artistique, en débordant
naturellement sur des considérations éthiques et des jugements politiques, liés à la
personnalité de Y. Arthus-Bertrand et à son parcours en tant que réalisateur. Le débat
politique est précisément né de l’absence de prise de parti et de préconisations dans le film du
photographe. En réaction, les partisans des différents courants de l’écologie politique, que
nous avons passés en revue à la fin de ce travail, se sont exprimés de façon souvent
passionnée.
Au final, la réception de Home est révélatrice d’une forme de critique qui crée un phénomène
médiatique autour des documentaires environnementaux, depuis le début des années 2000. Le
succès de films comme Home permet de conclure à la progression de l’écologie dans
l’opinion. Certains films servent ce développement de l’écologie, d’autres entraînent des
jugements plus critiques. Dans le cas de Home, nous avons vu que le film a été en général
plutôt bien reçu (par la presse et surtout par le public), et a participé à la prise de conscience
sur l’état actuel de la planète. Toutefois, nous avons également pu constater que la plupart des
critiques n’abordait pas de front le contenu du film, et se contentait de commenter
l’événement, ou de décrire le personnage de Y. Arthus-Bertrand. En revanche, les critiques
politiques s’intéressaient davantage à la vision écologique proposée dans le film.
Malgré ces critiques partagées au sujet de Home, le film reste un événement médiatique
important, qui a une nouvelle fois redoré l’image du documentaire environnemental, et de
l’écologie en général. Toutefois, nous avons tâché de montrer que le succès au cinéma de
quelques documentaires, depuis Le Cauchemar de Darwin en 2005, devait être distingué des
conditions réelles de réalisation du cinéma documentaire en général. A partir des témoignages
de quelques intervenants professionnels et de plusieurs articles, il est rapidement apparu que
le travail de documentariste n’est pas facilité, en dépit de l’accent mis sur ce type de cinéma
dans les médias. Au contraire, le retrait des télévisions et les difficultés de production
compliquent la situation de la plupart des réalisateurs. Ce constat reste la découverte la plus
80
importante de ce travail. Home est certes révélateur du phénomène médiatique autour du
cinéma documentaire, mais pas du parcours de la majorité des films documentaires produits.
Ce qui incite une nouvelle fois à décrypter l’emballement médiatique, pour se rapprocher de
la réalité d’un cinéma documentaire dont l’image ne doit pas être idéalisée.
81
ANNEXES
Revue de presse de Home (p.83)
Autres articles cités (p.84)
Entretien avec Boris Claret (p.91)
Entretien avec François Caron (p.118)
Entretien avec Paul Chiesa (p.141)
82
REVUE DE PRESSE
83
AUTRES ARTICLES
84
L'heure du tri sélectif
LES DOCUMENTAIRES ECOLO
Laurence Gramard pour Evene.fr - Novembre 2009
'Le Syndrome du Titanic', 'Home', 'Nous resterons sur terre', 'Nos enfants nous accuseront'…
Difficile d'ignorer l'offensive écologiste qui sévit sur grand écran ces dernières années.
Véritable déferlante cinématographique, les "docus écolo" pullulent et rivalisent d'arguments.
Effet de serre ou effet de mode ? La 10e édition du Mois du film documentaire et le Festival
du film d'environnement offrent l'occasion d'opérer un grand tri sélectif.
Depuis leur rencontre en 1922 grâce à
'Nanouk l'Esquimau' - le documentaire
pionnier de Robert Flaherty - cinéma et
environnement demeurent intimement liés. Si
l'attrait progressif pour le genre documentaire
joue un rôle majeur dans l'essor du film écolo,
c'est incontestablement avec l'arrivée du XXIe
siècle que le 7e art adopte sa "vert attitude".
Réchauffement climatique, développement durable, accords de Kyoto, Grenelle de
l'environnement, empreinte et pacte écologiques… Au-delà d'une terminologie spécifique, les
années 2000 voient fleurir les sonnettes d'alarmes environnementales par centaines. Un besoin
d'agir urgemment, relayé et encouragé par un cinéma documentaire tour à tour militant,
persuasif, contemplatif, menaçant, démonstratif, analytique et pourquoi pas artistique. Retour
sur un terrain filmique fertile qui mérite un débroussaillage massif.
Les blockbusters écolo ou la pédagogie grand
public
S'il y a quarante ans la vague flower power
franchissait le débat public, prônant entre autres un
retour à la nature, la percée écologiste dans le cinéma
du réel est restée minime. Avec le nouveau siècle et
ses dérives climatiques, les producteurs se sont
ravisés. Prise de conscience générale oblige. En moins
de cinq ans, les docus écolo ont proliféré sur les
écrans, laissant presque croire à la naissance d'un
genre à part entière. Lancé par deux films chocs au
succès public inattendu, 'Le Cauchemar de Darwin' et 'We Feed the World', le mouvement a
pris de l'ampleur avec 'Une vérité qui dérange' (1), alerte verte propagée dans le monde entier
par l'ex-futur président des Etats-Unis Al Gore, aujourd'hui prix Nobel de la paix. Film fort au
message clair, 'Une vérité qui dérange' s'attaque à des problématiques globales à travers des
images catastrophe et des interventions scientifiques vulgarisées. Félicité pour avoir su
diffuser "une meilleure compréhension du changement climatique causé par l'homme, et [...]
85
jeter les bases des mesures nécessaires pour contrecarrer un tel changement" (2), le
documentaire-phare a ouvert la voie aux blockbusters écolo.
Gilles Boulenger, directeur de la société de distribution
Zootrope Films ('We Feed the World', 'La Fièvre de l'or', 'Nous
resterons sur terre') préfère parler "d'accidents de calendrier",
de coïncidences dues au processus de production
cinématographique, plutôt que de nouvelle "tendance filmique
sur laquelle on surfe". S'il est vrai que les sorties en salle
dépendent de facteurs souvent aléatoires, le boum documentaire
des années 2000 reste néanmoins indéniable. La "convergence
autour du sujet environnemental a fait que les cinéastes s'y sont
intéressés", ajoute Gilles Boulenger. Encouragés par la
popularité du brûlot d'Al Gore, producteurs et réalisateurs se
sont relayés au chevet de la planète avec l'idée de mobiliser un
maximum d'individus. Faire du documentaire populaire en
quelque sorte. Séduire et sensibiliser. Pour cela, rien de tel que
d'y associer un visage familier : glamour (Leonardo DiCaprio et sa '11e Heure' ou Anggun,
voix ambrée d''Un jour sur terre'), humaniste et sympathique (Nicolas Hulot et 'Le Syndrome
du Titanic'), omniprésent (Yann Arthus-Bertrand et 'Home'), politique (Mikhaïl Gorbatchev et
'Nous resterons sur terre') ou même inquiétant (Pete Postlethwaite et 'L'Age de la stupidité').
Au choix. Si les ambassadeurs médiatiques se chargent d'attirer l'auditoire dans les salles
obscures ou sur les plateformes de VOD (3), les réalisations s'assurent de faire passer le
message. Mise en scène spectaculaire, images ultra-esthétisantes, séquences catastrophe et
intonation dramatique, l'émotion est davantage sollicitée que la raison. Les valeurs sûres plus
que l'innovation. Produits par des mastodontes économiques et/ou retransmis gracieusement
jusque dans les écoles, les parcs, les prisons et sur tous les écrans du monde, le blockbuster
vert use et abuse de ses pouvoirs pour arriver à ses nobles fins. Au risque parfois de paraître
plus propagandiste que militant et d'entonner un discours souvent rebattu.
Une écologie de proximité
Armés de leur caméra mais pourvus de moyens plus
modestes, militants de la première heure et cinéastes
indépendants partent eux aussi à la conquête d'une
mobilisation collective avec une démarche tout autre,
où l'action prend le pas sur l'esthétique
cinématographique. Là où les blockbusters jouent la
carte de l'émotion et de l'universalité, les
documentaires indépendants occupent le terrain du
concret en faisant appel à une réalité quotidienne. Davantage dans une logique de témoignage,
des longs métrages tels que 'Nos enfants nous accuseront' choisissent la sensibilisation de
"proximité" en implantant par exemple leur caméra dans les cantines scolaires. Parce qu'ils se
focalisent sur un exemple tangible de la dérive environnementale et font écho à des situations
familières, 'La Fièvre de l'or', 'Un monde sans eau', 'Paysages manufacturés', 'Herbe' ou encore
'Biutiful Cauntri' pour ne citer que ceux-là, se rendent tout aussi capables de susciter débats et
réflexions à une échelle différente. Lire la suite de L'heure du tri sélectif »
86
Evidemment, choisir de passer près d'une heure et demie au
cinéma en compagnie des paysans bretons de 'Herbe',
défenseurs d'une agriculture durable, ou rester chez soi et
plonger à son insu dans l'altitude grandiloquente de 'Home'
depuis son écran de télévision ou d'ordinateur (4), ne relève pas
de la même démarche. Entre néophytes, connaisseurs, et
spectateurs foncièrement militants, les différents publics
n'appellent pas les mêmes films. "Le public souhaite voir des
sujets qui le préoccupe", souligne Gilles Boulenger. D'ailleurs
les documentaires ultra-engagés ne sont pas exempts
d'imperfections et de carences, comme en témoignent parfois
une facture maladroite ou monotone et une radicalité proche du
manichéisme. Ainsi 'Biutiful Cauntri' se fonde-t-il davantage
sur des images chocs que sur un réel argumentaire. Néanmoins,
forts de leur présence dans diverses manifestations cinématographiques ou écologiques, les
documentaires indépendants semblent avoir inspiré "leur démarche du concret" aux films
d'ampleur internationale. Ainsi, l'avant-première de 'Nous resterons sur terre' s'est
"accompagnée d'une collecte de téléphones portables" (5), rappelle Gilles Boulenger. Une
façon de coupler militantisme et événementiel ?
L'alternative 'We Feed the World'
Pour Gilles Boulenger, peu importe son style, un
documentaire écologiste "doit être avant tout un point
de démarrage pour un débat, une mobilisation […]
Que ce soit par le biais du témoignage ou de la
transmission d'une émotion à travers une
problématique de cinéma, l'objectif premier est
d'avertir les gens pour qu'ils puissent réagir." Dans la
filmographie écologiste mondiale, plusieurs cinéastes
ont su s'emparer du potentiel à la fois filmique et
journalistique du documentaire pour en faire un objet
tant informatif que poignant. 'We Feed the World - le marché de la faim', réalisé par
l'Autrichien Erwin Wagenhofer et sorti en France en 2005, s'impose comme l'un des exemples
les plus probants. Road-movie investigatif mondial centré sur les dérives de l'industrie
agroalimentaire, le film repose sur une mise en scène sobre mais puissante, où intervenants
scientifiques, politiques et économiques côtoient images éloquentes et informations
soigneusement glanées. Ainsi le discours devenu culte du PDG de Nestlé (6) lui a-t-il valu le
statut de référence dans le domaine. Succès inattendu en salle avec 180.000 entrées en France
et une diffusion dans le monde entier, 'We Feed the World' démontre non seulement que le
documentaire environnemental peut être un objet de cinéma pur, au sens où il peut se
prévaloir d'une esthétique novatrice et exigeante, mais surtout qu'il a la capacité de rassembler
un public nombreux autour de thématiques peu médiatisées. Sans oublier que dans sa version
DVD, 'We Feed the World' s'accompagne de bonus "pratiques" à l'usage du spectateur. Une
initiative qui réaffirme son désir d'éducation à l'écologie et le place parmi les documentaires
verts les plus aboutis.
87
Loin d'être l'exception qui confirme la règle, 'We Feed the
World' semble appartenir à une communauté de documentaires
"hybrides" où l'écologie s'apprécie au travers d'une enquêtedémonstration captivante. Pionnier en la matière, 'L'Ile aux
fleurs', le court métrage du réalisateur brésilien Jorge Furtado
sorti en 1989, illustre bien l'idée d'une mise en scène ludique
couplée à la gravité saisissante de son sujet, la sousalimentation paradoxale qu'entraîne l'économie de marché au
Brésil. Couronné d'un Ours d'argent à la Berlinale de 1990, le
film est devenu un incontournable du genre. D'autres,
appartenant au cru contemporain peuvent se vanter d'avoir fait
parler d'eux dans la sphère cinématographique. Ainsi faut-il
citer le plus polémique d'entre tous, le fameux 'Cauchemar de
Darwin' (2004) d'Hubert Sauper. Un film dépourvu de
commentaires mais dont la seule (dé)monstration filmée suggère un trafic humain,
économique et politique d'ampleur mondiale. A la suite d'Erwin Wagenhofer et d'Hubert
Sauper, un troisième documentariste autrichien mérite d'être évoqué. En 2005, pour 'Notre
pain quotidien', Nikolaus Geyrhalter introduit sa caméra dans les coulisses de
l'agroalimentaire européen. L'occasion d'écoeurer le spectateur à travers une esthétique
paradoxalement épurée et foncièrement cinématographique. (7)
Alors que "les films à problématiques globales semblent avoir fait le tour du sujet", comme le
perçoit Gilles Boulenger, de nouveaux docus écolo s'apprêtent à fleurir sur les écrans. Ainsi,
'Solution locale pour désordre global' de Coline Serreau (sortie prévue en février 2010) vient
certainement boucler la boucle des documentaires privilégiant une vision d'ensemble du
problème. Le projet écologiste du cinéma semble loin de s'épuiser pour autant. L'arrivée
prochaine de 'Plastic Planet' de Werner Boote, documentaire centré sur les risques du
plastique pour l'homme et la nature, indique que l'engagement général des cinéastes est réel et
s'inscrit dans un élan durable.
(1)
Oscar
du
Meilleur
film
documentaire
en
2007.
(2) Citation du jury lors de la remise du prix Nobel à Al Gore.
(3) 'La 11e Heure', film produit par Leonardo DiCaprio était initialement prévu pour une
diffusion en salle mais son exploitation en VOD (vidéo à la demande), jugée plus "en
adéquation avec les aspirations écologiques du film" a finalement été privilégiée par la
Warner.
(4) 'Home' a réuni 8 millions de téléspectateurs en France le 5 juin 2009.
(5) Pour tout téléphone portable usagé déposé, un arbre sera planté", était le slogan de
l'opération lancée à l'avant-première du film 'Nous resterons sur terre'.
(6) Lors de l'interview, Peter Brabeck, PDG de Nestlé, affirme qu'"il faut que l'eau soit
considérée comme une denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu'elle ait une valeur, un
coût." Son discours constitue le point d'orgue du film d'Erwin Wagenhofer.
(7) Le documentariste fait notamment référence au film 'La Mort aux trousses', d'Alfred
Hitchcock lors d'une scène où un avion s'abat sur un champ pour déverser des pesticides.
88
Le Monde
Cinéma : la nouvelle vague du documentaire
La programmation en salles de documentaires liés à des questions d’actualité sociale
ou politique n’est pas nouvelle. Mais le phénomène s’amplifie depuis quelques années. La
sortie, mercredi 22 avril, des 16 de Basse-Pointe, de Camille Mauduech, qui exhume, à
quelques semaines des émeutes survenues en Guadeloupe, une affaire criminelle et politique
qui s’est déroulée en Martinique dans les années 1950, en est un bon exemple. Elle fait suite,
depuis le début de l’année, à la sortie de nombreux autres titres.
Sans être exhaustif, on peut citer : le 4 février, Un aller simple pour Mahoré, d’Agnès
Fouilleux, retour sur la situation catastrophique de Mayotte, à quelques semaines du
référendum sur la départementalisation de l’île ; le 11 février, Gerboise bleue, de Djamel
Ouahab, évoque les essais nucléaires français en Algérie dans les années 1960, sortie ayant
lieu deux mois avant la présentation, en France, d’un tardif projet de loi d’indemnisation des
victimes. Le 15 avril, trois titres se sont disputé en même temps l’attention, tous trois sur des
sujets brûlants : Let’s make money, d’Erwin Wagenhofer, aborde les pratiques indélicates des
banques ; Témoin indésirable, de Juan José Lozano, traite de la violence et de la censure
politique en Colombie ; Katanga business, de Thierry Michel, porte sur la privatisation des
ressources en minerais du Congo au profit de quelques grands groupes étrangers.
Il n’est pas improbable qu’une telle profusion s’explique par l’effet d’entraînement dû
au succès inattendu qu’ont connu en salles, en 2004, Fahrenheit 9/11, de l’Américain Michael
Moore (plus de 2 millions d’entrées), puis, en 2005, Le cauchemar de Darwin, de l’Autrichien
Hubert Sauper (plus de 450 000 entrées). Ce mouvement ne procède pas pour autant de
l’opportunisme. Il engage le plus souvent des producteurs et des distributeurs indépendants
qui ont foi en leur travail, et dont l’envergure professionnelle peut varier du tout au tout.
Quoi de commun, par exemple, entre Agnès Fouilleux, qui sort en vidéo Un aller
simple pour Mahoré dans une salle parisienne en s’improvisant elle-même distributrice et
sans avoir bénéficié du moindre financement, et la société de distribution Ad Vitam, qui
promeut Let’s make money sur 47 copies et vise les 100 000 entrées, après le succès rencontré
par le même réalisateur, en 2007, avec We feed the world (120 000 entrées) ?
Pas grand-chose a priori, si ce n’est, chacun à son niveau, l’engagement et le plaisir de
défendre une conception citoyenne du cinéma. Pour Arthur Hallereau, responsable de la
promotion chez Ad Vitam, « ce sont des films qui nécessitent un véritable engagement.
L’accompagnement est bien supérieur à la fiction, avec l’organisation de débats et la
sollicitation d’associations, et il se travaille toujours sur la longueur. Grâce à la passion des
exploitants, ils peuvent tourner en province et réserver au bout du compte, après une sortie
très discrète, de très bonnes surprises ».
Agnès Fouilleux en sait quelque chose, dont le film continue de voyager dans toute la
France après deux mois d’exploitation : « Les salles sont pleines à chaque fois, et les débats
très intenses. Je crois qu’il y a un vrai engouement des gens pour des approches qui ne
viennent pas des médias traditionnels et aussi pour la possibilité d’avoir une discussion avec
le réalisateur. »
On touche sans doute là à quelque chose d’essentiel, que confirme Jérémy Bois,
programmateur chez Cinéma Public Films, qui distribue Les 16 de Basse-Pointe sur dix
copies : « La rencontre entre le public et les intervenants constitue l’essentiel de ce genre de
sortie. Ce n’est pas un plateau sauvage, les gens ont envie de venir, la sincérité est toujours à
89
100%. C’est une bouffée d’air vitale dans le paysage d’aujourd’hui, et je pense que c’est ce
type d’action qui peut sauver l’avenir du cinéma. »
S’il admet par ailleurs que le film serait sans doute sorti sur moitié moins de copies
sans les événements survenus récemment en Guadeloupe, il récuse en revanche toute arrièrepensée : le film a été réalisé et même pris en distribution avant ces événements. C’est au
demeurant le cas de tous ceux qu’on a énumérés.
L’actualité ne commande donc pas le film ni sa sortie, mais elle peut au contraire le
rejoindre et éventuellement l’aider. Ce fut le cas de Gerboise bleue, auquel le débat sur
l’indemnisation des victimes des essais nucléaires et la forte implication des associations
conféra un plus grand retentissement. Pour Stanislas Baudry, l’attaché de presse du film,
« cela nous a valu un sujet dans le 20 heures de TF1, et un autre sur Canal+, ce qui n’est pas
si courant, pour ne pas dire inespéré ». Sorti sur cinq copies voici deux mois, le film, qui
continue à être exploité, a réuni pour l’heure 5 000 spectateurs.
Un dernier élément peut enfin expliquer la recrudescence de ce genre de films dans les
salles obscures. C’est tout simplement que la télévision n’en veut plus. Pour Serge Lalou,
producteur de Katanga Business, sorti sur dix copies, le verdict est sans appel : « Ces sorties
sont justifiées par la possibilité d’un écho plus grand, d’un travail politique plus approfondi,
par la demande des réalisateurs, et aussi, malheureusement, par la désaffection des chaînes
pour ce type de films. »
Jacques Mandelbaum
Service culture
90
ENTRETIEN
AVEC
BORIS CLARET
17/03/2009
91
PRESENTATION DE L’ENTRETIEN AVEC BORIS CLARET
L’intention à travers ce mémoire est de questionner le dynamisme apparent du cinéma
documentaire contemporain, symbolisé par la réussite médiatique de plusieurs films tels que
le Cauchemar de Darwin, ou plus récemment Home.
Ce premier entretien était l’occasion de vérifier la pertinence de cette problématique, en
recueillant l’avis sur cette question d’un réalisateur de documentaires écologiques toulousain.
Boris Claret est en effet impliqué dans le cinéma documentaire depuis sa jeunesse et traite en
particulier les thèmes écologiques, en accord avec ses convictions personnelles.
A partir de la problématique et des hypothèses de départ, il était donc intéressant de découvrir
l’expérience d’un réalisateur local, impliqué dans le cinéma documentaire écologique depuis
de nombreuses années. Ses commentaires ont permis de mettre à l’épreuve ces hypothèses de
départ et de préciser les différentes pistes de recherche. L’aspect le plus intéressant de cet
entretien a été la confrontation entre les impressions d’un réalisateur sur le plan local et la
popularité internationale presque écrasante de quelques « grands » documentaires.
Boris Claret n’a pas été un interlocuteur facile à canaliser. J’ai souvent été obligé d’aiguiller
ses remarques pour revenir au sujet de la question posée. Toute la difficulté résidait donc dans
la nécessité d’orienter les réponses de Boris Claret, tout en le laissant également poursuivre le
fil de ses idées, pour ne pas paraître trop directif. Il contredisait d’ailleurs souvent mes
interventions, comme si elles ne correspondaient pas à ce qu’il voulait exprimer, mais ses
réactions parfois négatives ont tout de même contribué à la richesse de l’entretien, en
relativisant certaines de mes idées de départ.
L’entretien s’est toutefois déroulé de manière informelle et dans une atmosphère détendue et
cordiale.
Les réponses de Boris Claret ont vérifié certaines de mes hypothèses et en ont invalidé ou
relativisé d’autres. Comme il s’agissait du premier entretien et que mes idées sur le sujet
n’étaient pas encore nettement définies, beaucoup de points (peut-être trop) ont été abordés,
ce qui nuit peut-être à la cohérence de l’ensemble. Les remarques de Boris Claret peuvent
paraître assez générales et superficielles, mais cette première rencontre a eu pour mérite de
délimiter les différentes pistes de recherche afin de savoir lesquelles approfondir.
De manière générale, le bilan de cet entretien est plutôt positif, dans la mesure ou il a
confirmé la pertinence et l’actualité du sujet.
92
RETRANSCRIPTION DE L’ENTRETIEN
B.C. : en revanche il serait plus pertinent de se poser la question de pourquoi on a voulu faire
polémique sur ce film là…
Vincent : hum…
B.C. : ça c’est beaucoup plus intéressant… (se relance), et c’est pas par hasard, je crois que
ce film là comme plein d’autres mettait le pied dans le plat d’un système totalement…enfin,
dont on connaît les rouages et les conséquences et on trouvera toujours dans tous les cas un
défenseur de l’amiante qui va dénoncer heu…jusqu’au dernier ressort, et même quand c’est
complètement obsolète l’innocuité et heu etc… (d’un air entendu). Et je crois que ce film
émoustillait aussi la participation des institutions européennes dans ce circuit et là…
Vincent : institutions internationales aussi…
B.C. : internationales, mais notamment l’Europe, et là je crois que c’était, là il avait poussé le
bouchon un peu loin heu aux yeux de beaucoup, et…
Vincent : ceci dit c’est assez frappant dans le film au moment où ils sont en conférence, ils
parlent de l’aspect sanitaire tout ça des installations de séchage et qu’ensuite on voit les
conditions réelles avec les vers dans la boue et tout ça…c’est bien fait, y’a rien à dire…
B.C. : ouais ouais ouais…
Vincent : bon après ça c’est le montage et son pouvoir mais…
B.C. : ben c’est pas bien fait, c’est le boulot du documentaire de mettre à côté des réalités qui
révèlent des contrastes heu, bon…alors certes, ok, y’avait l’hypothèse des zincs, la seule
polémique possible c’est les zincs est-ce qu’il prennent ou pas à l’aller des armes heu, je veux
dire (soupir), bon, c’est pas le cœur de la question et c’est une non question aussi, on sait très
bien que y’a des armes qui circulent, qu’elles arrivent et que, à la limite en terme de bilan
écologique carbone, à les trimballer, autant qu’elles soient dans un avion qui serve à l’aller et
au retour ! (rire) moi je suis cynique mais bon! (rire)
Vincent : c’est sûr…
Un temps
« JE N’AI FAIT QUE CREUSER UN SILLON QUI M’INTERESSAIT »
« JE SUIS TOUT SIMPLEMENT UN ECOLO CONVAINCU DEPUIS TOUJOURS »
Vincent: Ok donc, juste pour commencer, si vous pouviez me raconter un petit peu votre
parcours jusqu’à aujourd’hui, comment vous en êtes arrivé à faire du documentaire, vos
différents emplois, projets…
B.C. : Ouf !
Vincent : (rire) formation et tout ça…
B.C. : heuuufff, formation, moi j’ai un parcours un peu atypique, enfin aujourd’hui, à
l’époque peut-être moins, enfin, j’ai 48 ans et je suis toulousain, donc heu…j’ai fait mes
premiers films très tôt, au collège, entre 12 et 13 ans j’ai déjà commencé à faire des films heu,
de la fiction avec des copains dans le cadre des…en détournant les 1% puis les 10%
qu’étaient des espèces d’espaces expérimentaux de création de l’époque, et donc on avait
tourné deux films…heu comme j’ai pas fait le choix d’aller à Paris, FEMIS et autres, enfin à
l’époque c’était Vaugirard, Lumière et autres, bon ben à Toulouse y’avait absolument rien,
donc j’ai eu la chance de fréquenter à l’époque les tout premiers ateliers ou lieux où se faisait
de la vidéo heu…ici…donc heu bon aux alentours de 20 ans, j’avais déjà assez de bouteille
pour bosser à Paris pendant un an ou deux comme pigiste dans des boîtes de prod, et ensuite
93
j’ai été directeur de la CUMAF21 de Haute Garonne, c’était un centre de ressources
audiovisuelles, pendant 6 ans. CUMAF 31 donc, parce que y’en avait plusieurs, c’était un
centre de langue, institutionnel du ministère de la culture, de 1984 à 1990, voilà, après ça s’est
arrêté…là j’ai fait un film assez important pour moi, c’est « Eux », un film sur l’exclusion et
les SDF de 52mn heu qui a…qui a été à la fois un film important et en même temps
douloureux, important parce que le thème, à l’époque personne ne souhaitait trop traiter ces
films là, que j’ai travaillé…heu c’était fin 95 / tournant 96, et le film a commencé à vivre en
1999, donc c’était un gros gros investissement, heu avec une prod qui s’effritait peu à peu, qui
fait que j’ai 95% des droits de la production parce que à la fin plus personne était là et moi j’ai
continué et le film a fini quand même par être diffusé sur Planète (France, Allemagne et
Pologne), puis Utopia l’a vu sur Planète par hasard, il se sont aperçus qu’on était voisins (rire)
et donc il a tourné dans Utopia, ce qui pour un 52 vidéo à l’époque était un peu rare…heu,
comme perspective… Et entre temps, après la CUMAF, j’ai pendant trois ans été rédacteur
pour la revue Les réalités de l’écologie, qui était en même temps que Silence, c’était une des
toutes premières revues écolo de France, mensuelle, nationale, enfin belle revue quoi, et par
accident parce que j’ai fait ma propre maison, y’a plus de 25 ans, on m’a demandé de faire un
papier, un dossier sur cette expérience, et le dossier a eu un gros écho dans le lectorat de la
revue, donc on m’a demandé après d’en faire un peu plus et à la fin on m’a dit « tu sais la
rubrique énergie/habitat, faudrait quelqu’un » enfin bon, donc comme j’étais un petit peu…en
même temps en flou dans l’audiovisuel et que c’est des thèmes qui, si j’ai fait ma maison,
m’intéressaient ! (rire) Heu, je m’y suis mis comme ça, sans échéance ni trop de…enfin
comme ça quoi, et ça été une expérience très intéressante de, bon, d’un côté de passage à
l’écrit hein, c’est un autre boulot, avec un cadre hyper privilégié heu, c’est en gros quatre à
huit par mois en couleur, un dossier, en y mettant trois mois pour chaque dossier en rotation :
un mois de recherche d’archives et de docs, un mois d’écriture, un mois de maquette, et
heu…je veux dire, c’était un boulot royal quoi hein…heu faire un dossier par mois, pour un
journaliste, en gros un travail de vulgarisation techno-scientifique, autour de l’écologie
positive avec énergie/habitat, c'est-à-dire mon job, c’était pas de dénoncer le nucléaire, c’était
déjà…donc ça j’ai fait ça de quand à quand…aux alentours de 1992-93-94, quelque chose
comme ça, donc j’ai du faire plus de trente dossiers…heu de vulgarisation, ce qui m’a permis
à la fois du coup d’être…et comme ça marchait très fort en terme de heu… c’était apprécié
comme rubrique, j’avais une entrée sur de l’information à l’époque assez importante, donc je
n’ai fait que creuser un sillon qui m’intéressait de toute façon hein…qui m’a permis d’être
vraiment assez au fait de et à la pointe à l’époque de tout ce qui s’est fait, de toutes les
perspectives qu’il y avait, aussi bien en architecture qu’en énergie, que tous les périphériques,
les épurations les problèmes d’eau enfin bon…etc etc…
Donc, c’est après que j’ai fait « Eux » je suis revenu à mes premières amours qui sont
l’audiovisuel, la revue à la fin, à l’époque c’était peut-être un petit peu anticipé de tenir des
revues de cette qualité, de ce coût, en plus franchement ça a été un peu mal géré, mais bon
c’est autre chose (rire), heu donc voilà la revue a cessé d’exister donc je suis revenu au
cinéma et heu ben voilà là j’ai continué…
Vincent : et qu’est-ce que c’est votre relation avec la Trame en fait ?
B.C. : ah oui oui, ben simplement en fait La Trame est une association ancienne à Toulouse
qui est centrée autour de l’éducation à l’image dans tous les sens du terme…
Vincent : oui, ça j’ai pu voir sur le site…
B.C. : voilà, mais qui peut produire occasionnellement des choses qui ont un caractère ou très
social, ou disons à financement institutionnel, par exemple, le film que j’ai fait, « Bon appétit
monsieur soleil », sur la puissance solaire au Burkina-Faso, est une coproduction La
21
Coopérative d’utilisation de matériaux audiovisuels
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Trame/La Pili Films, la Pili Films qui est devenue par association avec Anthéa production et
Regards les films de la Castagne, une espèce de fusion de trois structures de production qui
avaient des partenariats de longue date, mais c’est dans ce type de projet, faire un film sur
l’Afrique en langue locale en DVD, autour de la puissance solaire, de la déforestation, c’est
improduisible en télé, donc c’est plutôt du ressort d’une association de produire ce type de
boulot, donc elle ne s’interdit pas [La Trame] de la production, quand c’est dans son espace
quoi…voilà.
Vincent : d’accord.
B.C. : et heu, mais en même temps j’étais déjà en lien avec La Pili Films, puisque pour la
distribution de « Eux », étant un individu et étant propriétaire de mon film vu que toute la
prod avait disparu, heu j’ai confié à La Pili Films, c’est comme ça qu’on est rentré en relation,
parce que déjà je trouvais que globalement les personnes et disons la ligne éditoriale de la
structure me correspondait, je leur ai confié le fait de pouvoir gérer la distribution de « Eux »,
par un échange contractuel, ils se retrouvent producteurs a posteriori, distributeur du film, et
depuis on a pas cessé, donc ça fait dix ans qu’on travaille ensemble, alors comme La Trame et
la Castagne ont beaucoup de membres communs, et en plus sont dans les mêmes lieux, ça fait
qu’en gros on a…c’est un outil hein, un outil de travail, que beaucoup des réalisateurs avec
qui on travaille ou des intervenants ont ce désir aussi de transmission, et en même temps faut
pas le cacher, on a aussi, c’est des métiers difficiles, et heu avoir une part de l’activité autour
d’ateliers etc, plus ou moins importante, selon la charge de notre boulot ou de ce qu’on veut
investir, c’est important aussi, donc on a un outil double, un outil associatif pour ce qui est des
ateliers et de la production à caractère institutionnel ou associatif ou autour de questions de
développement et autres, ET des structures de production qui, elles, sont plus classiques avec
des producteurs, des conseils d’administration, mais dans lesquels y’a quand même une
communauté de vue on va dire…
Vincent : hum…donc du coup, si je comprends bien, vous avez toujours été un peu orienté
vers l’écologie, que ce soit sur les dossiers écrits que vous avez écrits ou les films…
B.C. : oui parce que moi je suis tout simplement un écolo convaincu de toujours, pas encarté
mais convaincu, un écolo comme on le perçoit, dans mon vécu, dans ce qui m’intéresse, dans
la perception que j’ai depuis 30 ans que le monde est sur la tête et que heu, les réponses
idéologiques posées historiquement heu qu’elles soient…enfin, omettaient cet espace
d’interrogations de façon, enfin pour moi, tellement insensée, que je ne pouvais que militer à
ma façon, entre guillemets, dans ce qui pouvait faire avancer le schmilblick, dans la prise en
compte de ces données…et voir qu’aujourd’hui, certainement parce qu’on approche de la
catastrophe annoncée, ça…je dirais pas que ça me fait plaisir, j’aurais préféré me tromper
hein, mais de fait ça ne fait que confirmer le fait que ce qui n’était peut-être qu’une intuition
et qui aujourd’hui se confirme, enfin, une intuition, dans le sens noble du terme, c'est-à-dire la
capacité de compiler une masse de données et que de toute évidence René Dumont dans les
années 1960 il avait déjà tout dit quoi…et que on avait pas envie d’entendre, c’est tout bon,
voilà quoi… écologie a toujours été un débat mais popularité actuelle du fait de urgence.
Vincent : pourtant on est averti régulièrement hein, tous les grands rapports dont on parle…
B.C. : oui le GIEC évidemment, mais faut savoir le GIEC existe depuis très longtemps hein, il
a changé de nom etc, il est devenu…bon le problème c’est le compromis…
Vincent : nan mais même le rapport Stern c’est ça ? Tout ça c’est des cris d’alarme quoi…
B.C. : ben je suis plus inquiet actuellement des rapports du GIEC et en même temps de
comment il faut les lire, des clefs qu’on a…Quand on connaît la procédure d’élaboration du
rapport et que tous les filtres politiques, parce que bon y’a d’abord un pré-rapport scientifique
confidentiel, qui passe dans le filtre du politique, et que tout le filtre politique se déclare
clairement minorant hein…
Vincent : oui, c’est clair.
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B.C. : donc à la fin on a le rapport officiel, qui est le rapport scientifique filtré, et qui est le
plus petit dénominateur commun, et en plus on est arrivé à une espèce de règle statistique, y’a
un rapport tous les deux ans et systématiquement les mesures confirmées deux ans plus tard
montrent que le rapport précédent était toujours le plus optimiste possible, et que la fourchette
pessimiste du rapport était toujours optimiste par rapport au rapport suivant, heu, et que rien
n’a changé, encore aujourd’hui, le dernier rapport qui est tombé heu, les mesures sur la glace
par exemple, on va pas dire qu’ils se sont trompés, mais le politique a filtré le rapport pour
retenir le message le moins alarmiste possible, et la mesure d’après montre que même la
mesure réelle elle, puisque c’est toujours le principe de faire un constat des lieux et de
projeter, de faire une projection sur l’avenir à moyen et court termes, la projection sur l’avenir
est toujours optimiste, et systématiquement depuis heu 8 rapports je crois, enfin huit ans, ça
fait 4 rapports quoi, voilà, ça veut dire qu’on peut réellement être confronté à de gros
problèmes…Mais en même temps, ce qui est intéressant là-dedans, c’est que du coup ce qui
m’intéresse c’est pas tellement le problème, il est d’une évidence… que l’échéance soit à 10,
20, 30 ou 50 ans, c’est pas un souci, le problème pour moi il est évident, donc son échéance
nous donne juste le temps de bouger heu…je crois que c’est déjà un peu tard, mais ce qui
m’intéresse plus c’est le développement de la dynamique des alternatives, et de voir que
évidemment ça commence à frémir un petit peu, heu…
(BC m’indique que la table vibre, ce qui pourrait gêner l’enregistrement et la conversation
est interrompue pendant quelques secondes)
…donc moi c’est ça qui m’intéresse, de voir que ça commence à bouger, que des choses que
j’avais envie de montrer ou de défendre y’a 4-5 ans pis c’était totalement irrecevable, on
commence à émoustiller juste les oreilles des… (rires, ne finit pas sa phrase) Ecologie
commence à faire bouger les gens
Vincent : hum hum (rires)
« SI Y’A PAS UNE TELE, […] Y’A RIEN QUOI… »
B.C. : Là où c’est intéressant c’est que les producteurs télé, là je parle pas de nos producteurs,
qui quelque part eux sont vraiment des dignes représentants du consensus mou hein, rares
sont ceux qui ont le courage d’aller un petit peu en amont, plus les problèmes spécifiques à
être une petite structure de production en région, qui nous rajoute encore un frein qui lui n’a
pas changé, heu fait que c’est intéressant de voir comment réagissent les responsables
d’antennes etc…bon voilà, on sent que ça avance, mais très très lentement…
Vincent : et justement, est-ce que vous pourriez me parler un peu des conditions de
réalisation de documentaires sur Toulouse, ou en général, comment vous voyez un peu le
processus de réalisation, quelles sont les caractéristiques éventuellement par rapport aux
fictions… (temps d’hésitation de la part de Boris Claret, je poursuis donc ma question) :
quelles sont vos difficultés éventuellement ?...
B.C. : bon ça, ça serait presque plus intéressant d’en discuter avec Paul par exemple, qui est
producteur hein…
Vincent : oui ?
B.C. : pour nous la difficulté elle est d’abord en amont, c’est la première, c’est que, je sais
plus quelles sont les statistiques mais pendant longtemps on disait que 95% de la production
était faite à Paris, donc il reste 5% pour le reste du territoire, donc voilà, déjà c’est la première
des réalités. Ensuite y’a 4 boîtes à Paris qui se prennent la moitié du marché, donc voilà, si on
a décidé de rester ici, c’est très difficile, bon déjà ça pose la base…Ensuite la construction de
l’audiovisuel français fait que si on a pas de télé, on a pas de prod, puisque en gros à part être
dans l’underground, ce que j’ai déjà fait, tenter une production, qui devient une
autoproduction sans une télé, si y’a pas une télé, y’a pas CNC, y’a pas de subventions, y’a
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rien quoi, donc le mécanisme place la télé, donc le diffuseur, comme un élément clef, une
condition quasi sine qua non et en amont, donc là évidemment quand on est sur des sujets un
petit peu en pointe ou pas tout à fait consensuels encore, et qu’en plus on est en région, c’est
très difficile de convaincre une télé de la pertinence de son projet, difficultés du
documentaires donc voilà, une fois qu’on a la télé, on a le CNC et, en cascade on a
voilà…bon, globalement le doc c’est quand même une économie disons rarement luxueuse
hein, donc voilà, quand on tient réellement à faire les films, ça peut arriver, par exemple le
dernier qu’on a fait avec Delphine…(demande confirmation à Isabelle, qui est restée dans la
pièce pendant toute la durée de l’entretien)
« ON EST SUR UNE ECONOMIE DU DVD »
C’est celui-là, « Une maison en paille »…quand y’a…ça fait déjà deux ans, quand y’a 2 ans je
pense que y’a quelque chose à faire là-dessus, indirectement, enfin moi là-dessus si vous
voulez je préparais un magazine régulier sur l’environnement, et heu…la stratégie était de, on
imaginait quelque chose style un hebdo, et à l’intérieur je pensais que une rubrique de heu
« suivi de chantier », c’était quelque chose d’intéressant, qui pouvait ponctuer toutes les
semaines. Simplement un suivi de chantier c’est un à deux ans de travail, et entre le repérage
et le moment où une émission peut se lancer…donc avec l’accord de la prod, j’ai anticipé un
début de tournage sur une opportunité de maison qui me semblait intéressante dans le coin, et
heu…six mois après, il était clair que les chaînes il y a deux ans, leur parler d’un magazine
régulier sur l’environnement, en plus un standard, je crois qu’on était entre 26 et 52mn, c’était
même pas la peine, j’veux dire, c’était totalement irréaliste. Et on l’a défendu, moi je me
retrouvais donc avec déjà plus de 6 mois de tournage, et qui confirmaient la qualité des
interlocuteurs, des gens et du projet, donc j’ai juste demandé à la prod l’autorisation de
continuer en solo, juste en utilisant occasionnellement les outils de production, et quand au
bout d’un an vraiment la matière heu…enfin c’était clair que y’avait quelque chose à faire
avec ça heu…j’ai demandé moi là je commençais aussi à fatiguer, Isabelle a dit ok banco sur
le même principe, c'est-à-dire on y va, de monter hein, parce que c’est quand même un gros
travail de montage
Vincent : oui, je suis en train de lire un bouquin de Guy Gautier, « Le documentaire un autre
cinéma », c’est intéressant, je sais pas ce que vous en pensez, moi qui connaissais bon heu…
de façon plutôt moyenne le cinéma documentaire, oui du coup j’apprend pas mal de chose,
c’est intéressant justement sur les contraintes du travail documentaire et tout ça, par rapport
aux fictions, le temps, la quantité de rushs…
B.C. : ça, la quantité de rushs c’est très variable hein, en plus c’est pas un indice de qualité…
Vincent : ah non, non !
B.C. : mais c’est vrai que y’a des films sur lesquels j’ai 70 heures de rushes…
Vincent : mais là vous disiez par exemple avoir bossé deux ans, c’est énorme quoi…
B.C. : ah bé là en l’occurrence c’était une question toute simple, des gens qui fabriquent une
maison, en semi auto-construction, même avec des artisans qui les aident, de toute façon une
maison ça prend entre un an ou deux ans, je veux dire, on le sait ! Plus derrière…alors ce
qu’on a fait, c’est que comme une maison c’est lent, on a commencé à attaquer le montage
alors qu’on avait pas fini le tournage, c'est-à-dire on monte un ours, au fur et à mesure on
construit le propos, et l’intérêt c’est que c’était un film tout à la fois technique et un film en
même temps qui est le compte rendu d’une aventure humaine et d’une prise de conscience.
Donc c’était tout aussi intéressant de voir le cheminement des propriétaires et de l’ensemble
de l’équipe, heu…qui se construisait lui-même pendant la construction de la maison. C’est un
double discours qui se mêle etc…et notre perspective économique c’était de se dire « bon, ok,
les télé c’est pas la peine, on est open donc en durée, donc on va faire un bon boulot, et par
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une espèce de boulimie, on finit par faire 3h et demi de dvd avec un 82mn, y’avait encore un
peu de place, Isabelle avait réalisé il y a…pfou, plus de 10 ans un beau film avec un autre
réalisateur sur la chaux, qui nous semblait avoir tout à fait sa place et être lui-même en
souffrance, parce que ça fait partie de ces films qui sont faits 10 à 20 ans trop tôt, et donc qui
durait 30mn, donc on l’a rajouté, plus des bonus, plus 140 pages de fiches techniques sur la
maison et évidemment ce qui change, ça c’est très important, ce qui change entre l’époque où
moi je fais ma maison et aujourd’hui, c’est les réseaux : moi quand j’ai fait ma maison y’a 2025 ans, on est seul, je veux dire…on est seul avec des techniques heu…chacun réinvente des
prototypes, y’a pas les outils techniques comme internet déjà, y’ pas l’ambiance des réseaux
quoi, c’est important, là maintenant y’a des réseaux, et les réseaux ont besoin de ce type
d’outils, parce que y’a un réel désir de la part de chacun de partager ses savoirs pour pas
réinventer le fil à couper le beurre chaque année, donc les réseaux ont joué le jeu de nous dire
ok, on va vous pré-acheter des DVD, on leur a montré quelques maquettes, ils nous ont dit
vraiment ça nous intéresse, ça nous permettait nous du coup de l’éditer, et donc on est sur une
économie du DVD, c'est-à-dire que si on arrive à tous les vendre (on en a fait 3000), on a
payé notre boulot, si on les vend pas on est dedans…heu c’est la règle quoi hein ! Mais en
même temps sur ce type de projet, c’est la seule économie possible aujourd’hui, et c’est bien
que y’en ait une, c’est le DVD, et…
DE LA RECEPTION : « LES DECIDEURS SONT EN RETARD SUR L’OPINION
PUBLIQUE »
« LE FREIN MAJEUR IL EST INSTITUTIONNEL »
Vincent : et heu…
B.C. : ouais ?
Vincent : et heu la réception ?
B.C. : ah très très bien,
Vincent (en le coupant) : nan heu pas forcément que pour celui-ci, mais sur Toulouse en
général, comment ça se passe un peu les rapports avec le public tout ça… ?
B.C. : alors, ça dépend, sur ce type de projet, où on offre réellement un outil, et c’était
l’objectif, évidemment on s’adresse à une niche, et là je suis pas dans le marketing, je suis
dans la réalité, y’a une dynamique de gens qui veulent construire autrement, penser
autrement, ils ont envie de réfléchir, et ça les intéresse d’avoir un retour d’expérience
qualitatif et un peu costaud quoi hein, un témoignage, des expériences c’est toujours bien et
l’audiovisuel, surtout quand y’a aussi des fiches techniques, c'est-à-dire qu’on se limite pas
qu’à un outil et que l’intérêt du DVD c’est qu’il peut tout mêler, bon là on leur file une
somme, on sait que ça va marcher, y’a pas de soucis…On était heureux de confirmer que
notre intuition, sans étude de marché onéreuse (rire) fonctionne, heu, moi je suis convaincu
que le public a bien plus de…est en avance, on peut le prendre comme ça, où penser plutôt
que les décideurs sont en retard sur l’opinion publique, qu’elle soit une opinion publique
moyenne ou disons motivée, plus conscientisée etc, je crois que le frein majeur il est
institutionnel, avec bien évidemment leurs représentants dans les médias quoi…
Vincent : et celui-ci vous avez vendu les DVD, il a été projeté aussi ou pas ?
B.C. : Ah ouf, il a déjà fait plusieurs festivals, on le défend à droite à gauche, heu oui bon, on
sait que c’est 2-3 ans pour vendre la somme des DVD, ça a démarré très fort, on en vendu
plus de 1000 en quelques mois, bon heu, c’est très bien heu, je veux dire on est entre
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guillemets dans nos objectifs, c’est quand même un pari sur trois ans, économiquement c’est
pas la peine de faire ce genre de boulot…
Vincent : et les cinémas de Toulouse, il diffusent aussi ou pas ?
B.C. : alors celui-là est-ce qu’il a été diffusé à Utopia…(cherche) il a été diffusé une fois mais
en off, c'est-à-dire un lundi, je sais plus…nan pas Utopia, pas encore…
Isabelle (elle intervient) : salle du Sénéchal…
B.C. : on l’a diffusé salle du Sénéchal, on a fait un Sénéchal plein mais bon, c’était une
espèce d’avant-première tardive, mais heu le weekend passé on était dans un petit village, il a
été diffusé au festival de l’habitat écologique à Paris deux fois, enfin pas au festival, au salon
de la maison écologique à Paris, au festival « Résistances » il a fait l’avant-première, non je
veux dire c’est aussi un cinéma qui peut se regarder, et tous les gens qui l’ont vu, euh, pour
peu qu’ils soient intéressés malgré ces 82mn, ça intéresse les gens, évidemment quoi…
DEUX PERSPECTIVES DE L’ECOLOGIE POLITIQUE AUJOURD’HUI :
« LA MYSTIQUE DE LA SOLUTION TECHNOLOGIQUE » OU « LA REMISE EN
QUESTION PLUS RADICALE DU SYSTEME »
Vincent : hum…heu…pour revenir un peu plus généralement sur le cinéma documentaire
écologique, qu’est-ce que vous pensez exactement de la situation actuelle de ce genre de
documentaires, parce que bon quand même, moi je trouve qu’il y a un vrai dynamisme, même
quand on voit de plus en plus le recours au documentaire dans des fictions aussi, je sais pas si
ça vous paraît pertinent ça mais moi je remarque de plus en plus de passages d’archives,
comment dire, une volonté d’être réaliste de plus en plus dans des fictions aussi, comment estce que vous expliquez un peu le dynamisme de ce genre documentaire, avec le Cauchemar, Al
Gore, We feed the world, tout ces films…
B.C. : (un temps) : ben je crois qu’on est dans un rapport de forces, et aussi un lien à la
production heu…je crois que y’a…des forces en présence, entre des gens qui ont une réelle
conviction, fondée de longue date ou pas, enfin, qu’il est temps de dire certaines choses, et
que tous les outils sont intéressants et que notamment le réel nous en dit beaucoup, alors
pourquoi pas utiliser le documentaire, heu en même temps on commence à sentir un effet
d’opportunité, ou tout simplement une demande, quand une grande chaîne tout d’un coup veut
se faire une soirée écolo, et qu’elle a ses habitudes de production, elle va voir la même boîte,
elle va voir « réservoir prod », et antenne 2 nous fait une soirée avec Delarue, super niveau,
y’a rien à dire, où on voit tous les sujets, c’est du Capa, bientôt je suis sur il vont nous sortir,
puisqu’ils font des sociétés par filières, ils vont nous faire un Capa écolo, un Capa
environnement, puisqu’ils ont fait Capa drama, capa ceci…donc en même temps là, je trouve
que c’est aussi révélateur de deux perspectives : aujourd’hui l’attention sur les questions
environnementales, elle offre deux débouchés : y’a le débouché, enfin la mystique de la
solution technologique, avec enfouissement et récupération des gaz à effet de serre etc etc,
c'est-à-dire ne changeons rien, la révolution technologique va nous sauver, et c’est les mêmes
qui polluent qui sont détenteurs de solutions, en plus détenteurs dans tous les sens du termes,
on est entre leurs mains, ils nous ont pourris l’air et ils vont nous le remettre clean, on aura
payé à l’aller et au retour, et en plus ils sont dans l’illusion complète et ils développent, sans
parler des projets de miroirs dans l’espace pour faire barrière au soleil pour éviter le
réchauffement climatique, enfin, et tout ça financé par la NASA etc, enfin le délire, mais eux
sont présents partout, au sens que eux c’est l’ahque mal lue, à mon sens mal lue, etc, et
ensuite y’a évidemment des gens qui sont porteurs d’une radicalité, enfin d’une remise en
question plus radicale du système, et donc des solutions qui en découlent, des modes de vie,
fabrication de production qui en découlent, et évidemment ce conflit est pas près de
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s’éteindre, et donc le cinéma et le documentaire développent à tour de rôle sur les deux
terrains, je veux dire des images, des scénarios, des films qui rendent compte de cette réalité
ou de la tension entre les deux, généralement de façon plus manichéenne de l’un ou de
l’autre…et ce qui est sûr, c’est que quand même les détenteurs des moyens de production, y
compris du cinéma, notamment américain, sont plutôt du côté de ceux qui nous offrent une
solution technologique, puisque c’est les mêmes qui de tout temps ont pu payer le cinéma et
continuent de le payer quoi, donc voilà…
IL [SPIELBERG] REMET EN QUESTION […] CET ASPECT TECHNOLOGIQUE
ET AUTORITAIRE
Vincent : ouais, et l’impact du public donc sur les documentaires écologiques ou des films
même genre heu…bon c’est pas vraiment écologique mais y’a eu des thèmes assez réalistes
abordés, « Lord of war » ou récemment « Johnny mad dog »…
B.C. : ça j’ai pas vu le dernier…
Vincent : moi non plus je l’ai pas vu mais…
B.C. : (en même temps) j’ai beaucoup aimé par exemple « Les fils de l’Homme »…
Vincent : oui, voilà, exactement, « Les fils de l’Homme », donc quel est l’impact un peu du
cinéma sur ce thème et quel peut être son rôle ?
B.C. : ben, moi je suis pas sociologue donc je peux pas dire quel est l’impact mais mon
sentiment c’est que…
Vincent : ou en tout cas quel peut être le rôle…
B.C. : moi je trouve très intéressant par exemple la posture de notre boy-scout international
qui est heu…Spielberg, enfin le dernier qui a fait carton là, « La guerre des mondes »…
Vincent : ah oui, avec Tom Cruise, j’ai pas vu…
B.C. : c’est l’effondrement de l’illusion, Spielberg est vraiment le représentant du bon gars,
qui a un humanisme certain, je veux dire dans tout ce qu’il a produit hein, et qui est porteur du
rêve américain quelque part…et dans « La guerre des mondes », c’est clair, je sais pas s’il a
pris le World Trade Center sur la tête ou quelque chose comme ça, mais y’a quelque chose
qui s’est brisé dans son rêve…
Vincent : et même récemment y’a eu un film avec Keanu Reeves qu’est sorti tout récemment
qui part de la même situation je crois, le monde s’est éteint je crois et Keanu Reeves doit
sauver le monde, bon ça part sur une base écologique mais y’a toujours un peu d’américain
dedans…
B.C. : mais « La guerre des mondes » c’est plus terrifiant parce qu’on est vraiment…il tourne
en ridicule la posture des hommes, y’a une scène terrifiante dans une cave où deux futurs
survivants en viennent à s’entretuer pour une histoire heu…et sous le regard technologique de
machines qui certes sont censées venir de l’espace, mais en réalité, vu qu’elles sortent du sol
et qu’elles sont là depuis longtemps, je les vois plus comme étant notre côté obscur dans les
métaphores qu’il peut nous offrir, mais qui sont absolument technologiques, c'est-à-dire que
tout à coup il remet en question à mes yeux cet aspect technologique et autoritaire, c'est-à-dire
c’est des machines qui surveillent, qui regardent et qui finissent par attraper des hommes, les
vider de leur sang pour arroser la Terre de leur sang…on voit la Terre comme dans notre
Marseillaise hein, « qu’un sang impur abreuve nos sillons », là c’est un sang, on arrose la terre
du sang des hommes pour faire pousser ce qui leur sera nécessaire à vivre à ces bestioles,
c’est terrifiant je veux dire ! Et là les hommes sont complètement ridicules, les forces armées
sont vraiment heu…bon, et la sortie, c’est que c’est un virus qui est dans notre espace à nous,
qui est donc un virus qu’on aime pas d’habitude, qui nous sauve parce que évidemment il sont
incompatibles en termes de complexité du biotope hein, ils sont incompatibles avec notre
planète, c’est notre planète qui nous sauve…
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Vincent : comme la grippe avec les Indiens d’Amérique…
B.C. : ouais, mais c’est notre planète qui nous sauve, c'est-à-dire, la nature nous sauve
d’eux…en tout cas les hommes là-dedans n’y sont pour rien, ils sont à la fois responsables,
victimes, et ils se font sauver par accident, donc la nature a plein de mansuétude à notre égard
quoi heu, c’est fini le rêve de l’homme dominant dans son espace qui gère, qui…fini,
complet, je trouve c’est très révélateur, en même temps que dans « Les fils de l’homme », la
question sur la fin de la procréation…
Vincent : c’est tout à fait réaliste ça…
B.C. : alors quand on regarde, ils font l’impasse complète, et c’est très bien, on arrive à l’état
de fait, il n’y a plus de procréation, mais si on regarde les études médicales actuellement, à la
vitesse à laquelle on dégringole…
Vincent : je crois qu’on a perdu déjà heu…(en cherchant)
B.C. : 50% de fertilité en 20 ans.
Vincent : oui, c’est ça ! C’est flippant quand même…
B.C. : ah oui oui complet, complet ! (rire jaune) Et le nombre de gens qui doivent passer par
de la procréation assistée, d’une façon ou d’une autre, à travers du déclenchement, du ceci, du
cela…bon, et les questions que ça pose, c'est-à-dire on peut arriver à… (abandonne sa
phrase) Moi je trouve très inquiétant, vraiment, d’imaginer que le corps médical, sur la
procréation vraiment, comme sur le cancer concentre ses efforts (et là on est dans la solution
technologique, toujours pareil) sur « ah, on est confronté à un problème de procréation, donc
on va vous inventer mille machines ou mille protocoles pour fabriquer des hommes dans des
éprouvettes », au lieu de s’interroger sur qu’est-ce qui se passe, pourquoi les cancers
explosent, pourquoi les gens ont des problèmes pour avoir des gamins…alors certes ils font
ces études, mais marginalement, l’effort est concentré sur trouver des réponses a posteriori à
des problèmes qu’on a nous-mêmes crées, au lieu d’essayer de trouver les causes, les
identifier et chercher à avancer là-dessus, ça veut dire que bientôt c’est un pouvoir
technologique qui peut disposer de la capacité de perpétuer l’espèce, c’est quand même
délirant ! On peut très bien nous dire, à partir du moment où on a même plus cet espace
d’autonomie là parce que on peut plus physiologiquement, heu…si on continue comme ça,
y’a donc des gens qui auront les clefs économiques, soit de pouvoir, soit de…en tout cas qui
auront des clefs, parce que si on est plus autonomes, au sens strict, pour se reproduire, avec
tout simplement deux personnes qui s’aiment et qui essayent de se donner un avenir dans les
générations, bah si y doivent demander un tiers des moyens ou technologiques ou financiers
pour, et ben ils sont à sa merci, là je crois que quand même on…ça devient grave quoi…Alors
on nous pose des questions d’éthique et tout, mais c’est pas ces questions-là qui sont
soulevées, on va nous parler de curés, de choses et d’autres, mais c’est pas des questions
fondamentales, de l’autonomie, si y’a un espace de l’autonomie, c’est bien celui-là ! Heu…
DE LA SITUATION ACTUELLE DU CINEMA DOCUMENTAIRE :
« A PART QUELQUES METEORES RECENTS QUI PARLENT EN QUELQUES
DIZAINES DE MILLIONS, UN FILM QUI FAIT UN MILLION D’ENTREES, C’EST
EXCELLENT »
Vincent : et pourquoi le documentaire se prête bien à cette prise de conscience, et pourquoi
y’a un espèce d’engouement en ce moment du public pour ça ?
B.C. : « engouement » je sais pas…Moi je dirais pas engouement, parce que peut-être que y’a
un regard plus qualitatif, mais quand on voit les cases documentaires en télé, elles
disparaissent…
Vincent : ouais non, je pensais pas vraiment à la télé, plus au cinéma…quand même y’a un
certain public qui se crée, genre Utopia, tout ça…
101
B.C. : d’accord, ok, et ben je crois…
Vincent : je veux dire, c’est déjà une avancée par rapport à avant quoi…
B.C. : alors, attention… (en réfléchissant) moi j’ai un film qui passe à Utopia, je suis tout
content de regarder les chiffres, « ah tiens ce soir y’a eu 80 personnes, ah, grande soirée on a
fait 150 personnes… ». Le même film il passe une fois sur Planète, câble et satellite, il a fait
400 000 entrées, enfin spectateurs, en tout cas l’audimat dit que…bon heu, mais même si je
rajoute un coefficient de 10, 400 000 ça fait 4000 ! En une diffusion. Pourtant, je suis sévère,
10 comme coefficient, alors que à Toulouse, dans tous les réseaux Utopia, dans les meilleurs
des cas les entrées en salle on les connaît…suffit de regarder les entrées en salle…TF1 peut
en une soirée faire ce que fera dans toute sa carrière un film qui marche bien en France,
puisqu’à part quelques météores récents qui parlent en quelques dizaines de millions, un film
qui fait 1 million d’entrées c’est excellent…TF1 fait tous les soirs des millions, donc quand
on parle d’engouement, alors certes un public qui fait la démarche d’aller voir est
certainement un public qui nous dit autre chose, qui nous révèle autre chose de l’état de
conscience de la société, qu’un public qui zappe devant sa télé, c’est évident, de là à en tirer
des pronostics…moi je crois qu’il est évident qu’il y a une prise de conscience, ça on
l’aperçoit au quotidien, qu’elle est très diffuse, multi facettes, qu’il y’a rien de cohérent làdedans, ce qui est à la fois la force et la faiblesse de la prise de conscience. Sa force, c’est que
c’est quelque chose de profond, y’a tout d’un coup une remise en cause profonde du système,
et en même temps se dire « ah oui c’est vrai, on vit dans un univers heu, y’a pas que nous »,
voilà (rire) donnée de fond, chacun l’aborde par son petit bout, mais cette prise de conscience,
si elle ne peut pas encore se fédérer, se cristalliser, bon y’a des points de cristallisation, mais
ils sont multiples et variés, ça fait que aux yeux du politique elle peut être considérée comme
non existante, mais en même temps ça lui donne une grande force, c'est-à-dire elle est
tellement « polyfacetique » que elle ne peut pas être arrêtée…
Vincent : ouais ça c’est la question des mouvements sociaux, comment ils se forment et tout
ça…
B.C. : mais là je crois qu’on est à quelque chose de planétaire, et qu’on ressent…alors le
documentaire là-dedans est l’un des vecteurs de cette prise de conscience, mais en même
temps force est de constater que les chaînes, qui sont le média dominant en ce qui concerne
l’audiovisuel, repoussent de plus en plus tard ou éliminent carrément les cases documentaires,
ce qui fait que notre réalité à nous, réalisateurs-producteurs, elle est vraiment pas facile
quoi…et plus difficile qu’il y a quelque temps, c’est sûr quoi…
Vincent : ah oui ?
B.C. : ah oui oui, ben France 3, avec la dernière réforme sur la publicité, ça a été…parce que
bon, même si on sait pas ce que ça va donner à 2-3 ans ce genre de démarche, il est clair que
la réalité des boîtes de production aujourd’hui, y’a une tension économique de moyen terme,
et quand le service public dit pendant 6 mois « on arrête tout, on sait pas où va, on observe »,
le « on arrête tout » ça se traduit pour nos producteurs par des projets en suspens, des projets
annulés, repoussés, ensuite quand on dit aux mêmes chaînes, et nous en région, un de nos
interlocuteurs privilégié, c’est quand même France 3 Sud, dit ben on enlève un quart d’heure
par ci, un quart d’heure par là d’espace de diffusion, bon voilà, la réalité devient…ça serre les
boulons… Quand la TLT22 se casse la gueule, ou prend mal, ce qui est le cas, et qui est aussi
encore un espace, c’est toujours la même question, on en revient à ce qu’on disait au début, le
diffuseur est une condition sine qua non, les productions, pour nos producteurs, un projet qui
ne trouve pas…
Vincent : oui, d’accord…
22
Toulouse télévision
102
B.C. : bé, d’où notre désir à nous, c’était l’intérêt de « La maison en paille », c’était essayer
aussi de préfigurer un autre espace de diffusion possible, un autre espace d’autonomie
possible, bon voilà, et c’est le pari qu’on leur a proposé à la structure de production, parce
qu’ils nous ont accompagnés, ils gèrent quand même la sortie de « Une maison en paille »,
c’est de dire « voilà, ça va rien vous coûter parce qu’on a trouvé les partenariats qui
permettent de pas avoir à sortir un cash que vous avez pas, et nous on prend sur nous le
risque, c'est-à-dire de repousser des rentrées lointaines, ou de ne pas les faire, mais on a envie
d’essayer de voir si on peut être autonomes…Là on parle en milliers, au mieux, au cinéma, en
salle etc, on va parler en dizaines de milliers, et en télé on parlera en millions bon… ce qui est
sûr c’est que ça, y’a pas mal de gens qui l’ont acheté, qui le passent à leur famille qui…
Vincent : ça (le film), c’est la Castagne aussi ?
B.C. : oui oui bien sûr oui…
DU RAPPORT A LA REALITE :
« SE DIRE PORTEUR D’UNE VERITE C’EST TOTALITAIRE […]
LA MEILLEURE FAÇON D’ETRE ENTRE GUILLEMETS « OBJECTIF », C’EST
D’AFFIRMER UNE SUBJECTIVITE »
Vincent : d’accord…euh ouais, dernière grande question que je voudrais aborder, c’est le
rapport à la réalité, par rapport aussi au Cauchemar de Darwin, et toute la polémique qu’il y
eu dessus, vous, au début vous me disiez que forcément le réalisateur de toute façon a un parti
pris, de façon subjective, donc comment est-ce que vous voyez la retranscription de la réalité
à travers le documentaire ?
B.C. : (un temps, semble réfléchir…)
Vincent : vaste sujet…
B.C. : vaste sujet oui, mais déjà pour aller vite, rien n’est pour moi plus insupportable que
cette télé qui dit dire la vérité. Ce qui est vu à la télé dit vrai, donc des gens qui ont une
posture de porteurs de réalité, qui peuvent très bien en plus nous fabriquer un faux charnier de
Timisoara, pour plus tard s’en excuser discrètement et recommencer mille fois le même
enterrement d’Albert Londres…
Vincent : on pourrait en citer beaucoup des exemples comme ça…
B.C. : voilà, donc ce total manque d’humilité et cette perception totalitaire, parce que c’est
totalitaire, se dire porteur d’une vérité c’est totalitaire, bon pour moi, la meilleure façon d’être
entre guillemets objectif, c’est d’affirmer une subjectivité, c'est-à-dire je dis aux spectateurs
« voilà de quel point de vue je me place ». Du coup, que tu adhères ou pas à ce que je te dis,
tu sais d’où c’est regardé. Partant de là, tu peux même l’apprécier, même si tu es pas d’accord.
Tu as la liberté d’un point de vue subjectif, parce que tout point de vue est subjectif, même si
il peut prétendre à une objectivité qui n’est que celle d’un consensus, d’une culture à un temps
« t », à un moment donné, tout point de vue est subjectif, donc au lieu de prétendre à cette
pseudo objectivité qui n’est qu’un mensonge, à tous niveaux, philosophiquement,
historiquement, mais en même temps on peut pas prétendre à une subjectivité comme ça,
simplement je pense qu’en affirmant son point de vue…
Vincent : après est-ce que tout le monde est capable de faire la part des choses, c’est la
question…
B.C. : oui mais bon, je pense que y’a quelque chose dans la conscience qu’on a de l’outil dont
on dispose, est-ce qu’on manipule est-ce qu’on manipule pas, est-ce qu’on joue sur les
sentiments, moi une fois j’avais écrit une note à antenne 2 sur un de leur documentaire où je
me rappelle un des ces plans d’une usine en Roumanie, dans la même image, les premiers
plans du barbelé, dans le deuxième plan, tout au fond, l’usine noire fumante, et comme ça
suffisait pas un filtre rouge sur le ciel, et les violons (en appuyant sur le « et » pour marquer
103
la surenchère) dissonants par-dessus, là stop quoi ! Ils pourraient me dire, c’est du second
degré, je fais de la caricature, mais non, ils étaient très sérieux, soi disant l’usine est l’une des
plus polluantes du monde, parce qu’en plus il leur fallait un titre délirant, et je crois qu’en
plus passait dans un champ un gamin derrière le barbelé, manière de nous dire que en
plus…(ne finit pas) voilà, stop, stop!
Vincent : oui, le pathos…
B.C. : là je pense c’est plus que du pathos, là on est dans de la propagande, au sens de…y’a
pas besoin de faire ça, y’a pas besoin de tricher, parce que là en plus on est dans le bidonné,
évidemment on bidonne tous parce que, à partir du moment…moi je défends qu’une caméra
est participante, je défends qu’à partir du moment où je pose une caméra quelque part, ça va
modifier la réalité observé, ça va modifier les rapports, que les gens vont savoir que la caméra
est là, sauf à faire de la caméra surveillance, c’est pas mon genre, donc à partir du moment où
je pose une caméra quelque part, les gens savent qu’ils sont regardés, même si je passe un
mois, on va dire « oui, ils t’ont oublié », non non, personne a oublié qu’elle est là, on fait
avec, on en joue, et ce jeu est réciproque, du coup moi je préfère pleinement le jouer, je
choisis des espaces où y’a une dynamique qui m’intéresse et j’ai envie que la caméra participe
de cette dynamique. Si les gens sont plus beaux, plus porteurs de leur intention là-dedans, je
vois pas pourquoi je le ferais pas, quand un directeur de casting choisit un personnage qui lui
semble bien porter (ne finit pas sa phrase)…et que en plus il l’éclaire bien, il le maquille bien,
et qu’il lui fait refaire dix fois la prise, nous on n’a pas ça, ces loisirs-là en documentaire, mais
que les gens se sentent portés parce que y’a la présence de la caméra, dans quelque chose dans
lequel y’a une communauté d’intérêt entre lui et moi explicite – je ne mens pas aux gens, je
ne les mets pas dans des traquenards – ce en quoi le boulot de l’Américain là, très très à la
côte là…
Vincent : Al Gore ?
Isabelle, souffle : Moore
B.C. : Moore, voilà, moi c’est pas mon genre de mettre des gens dans des traquenards, même
quand je suis face à quelqu’un avec qui on n’est pas forcément d’accord, moi ce qui
m’intéresse c’est plutôt de chercher son humanité que de m’en faire une icône du méchant sur
laquelle il faut taper de façon simpliste, bon mais Moore s’adresse à un public américain, il
fait du cinéma pour les Américains, très bien…
Vincent : bon aussi sur les derniers il sait très bien qu’il a un autre public que les
Américains…
BC : oui, oui, bon disons, voilà, je pense qu’il a sa raison d’être…et très bien, moi c’est pas
ma tasse de thé, ce cinéma ne m’apporte rien…
Vincent (en même temps) : c’est pas votre déontologie…Vous défendez le fait d’exprimer
votre point de vue à travers le documentaire sans pour autant tromper les gens que vous
filmez…
B.C. : ben plus que ça, je pense que y’a un rapport fond/forme, moi je suis écolo, dans le sens
d’une écologie humaine, je suis un humaniste, si dans les formes que je mets en œuvres, les
relations que j’ai sur le plateau, avec mes opérateurs, les techniciens, avec les partenaires, les
acteurs entre guillemets, si je suis pas dans une écologie de la relation et dans une écologie
formelle, si j’essaye pas d’inventer une forme qui rende compte de ce désir de fond, d’après
moi je suis à côté de la plaque, je crois qu’on donne bien plus, on véhicule tout autant de
façon indicible, par ces petites choses qui font que à la fin du film le public vous dit « ah
c’était sympa, les gens ont été respectés, les relations humaines qui sont montrées sont riches,
intéressantes etc…» ça m’importe tout autant que ce que j’aurais dénoncé entre
guillemets…C’est là où je disais que y’avait cette espèce de double facette dans le cinéma,
y’a le cinéma de dénonciation, qui a sa raison d’être et qui est important parce que y’a des
gens qui veulent pas voir une réalité, et « Lord of war » ou « Le cauchemar de Darwin »…
104
Vincent : « The constant gardener »…
B.C. : (continue sur sa lancée) dans lequel…moi je trouve « Le cauchemar » plus subtil,
parce que dans « Lord of war », y’a vraiment que des enfoirés, à part les victimes qui se font
buter à tous les coins de rues, y’a que des enfoirés, alors que dans « Le cauchemar de
Darwin », où on est dans le documentaire, y’a des gens qui sont dans leurs contradictions…
Vincent : les pilotes…
B.C. : y compris les pilotes, les prostitués, les gamins etc… qui heu…on sent une grande
humanité dans le regard qui est porté sur eux. Comment définir, moi je sais pas, mais je
trouve qu’il y a une humanité que je partage avec le réalisateur…oui c’est ça, ce regard où on
recherche à valoriser l’humanité des gens plutôt que…ce qui veut pas dire masquer leurs
contradictions, les absoudre de toute heu…parce que par exemple sur la commission
européenne, là ils les alignent, parce que c’est plus des individus qu’il a en face, c’est une
institution, une institution qui se cache derrière des réunions dans des beaux locaux
climatisés…
« ON A UNE METAPHORE DU DOCUMENTAIRE : AU BOUT D’UN MOMENT,
EST-CE QUE JE DESCENDS DANS LA RUE, EST-CE QUE JE SORS DE LA
CLIMATISATION, EST-CE QUE JE VAIS ME METTRE LES PIEDS DANS LA
GADOUE DES POISSONS POURRIS, EST-CE QUE J’Y VAIS HEIN ? »
(réalise soudain quelque chose) ben là on a une métaphore du documentaire : au bout d’un
moment, est-ce que je descends dans la rue, est-ce que je sors de la climatisation, est-ce que je
vais me mettre les pieds dans la gadoue des poissons pourris, est-ce que j’y vais hein ? Quand
moi je fais « Eux » et que je passe 6 mois dans la rue à faire du repérage tous les jours, auprès
des gens qui vivent dans la rue, ben au bout d’un moment si j’ai envie de… je dois savoir de
quoi je parle, je dois poser une question et trouver des réponses, et en même temps je dois
rentrer dans un deal avec les gens avec qui je veux travailler heu, moi le deal c’est le temps
que j’ai offert aux gens dans la rue, et la première diffusion qui consiste à les inviter aux
d’abord pour faire une avant-première et quelque part leur demander un bon à tirer, et que les
gens, même si y’a une inquiétude qu’on peut toujours avoir, mais j’étais assez sûr de moi, et
quand les gens à la fin du film, cent et quelque gars de la rue vous disent, parce qu’on a
diffusé ça chez Myrys, et ils vous disent « ok c’est bon, tu peux y aller, ce que tu as montré ça
nous va », au sens de « tu ne nous as pas eu… », en plus ils avaient à l’époque une grande
grande défiance par rapport aux caméras, parce que le traitement audiovisuel fait par les
médias et notamment les news, les journalistes, c’était…moi j’ai mis six mois à sortir la
caméra, pendant six mois j’ai fait que prendre mon vélo, tourner en ville avec un carnet et
prendre des notes, et voilà c’est tout, entrer en relation…C’est clair que ce jour là, j’aurais été
irresponsable, j’aurais fait un boulot standard, je leur aurais dit pour me donner bonne
conscience « je le diffuse », ils me cassaient tout, ben c’est clair, et ils auraient très bien fait
de tout me casser…Mais bon là, ils sont venus me voir, ils m’ont dit merci quelque part, donc
je veux dire, le deal il est clean, je veux dire, moi j’ai offert, ils m’ont offert bon heu…quand
je travaillais en Afrique c’était la même chose, même si là-bas le deal il est encore plus
pervers, parce que comme je suis blanc, je devrais normalement arriver avec un portefeuille
plein, et arriver à offrir une autre économie de la relation en Afrique, c’est pas simple ! Mais
quand on y arrive partiellement, jamais tout est simple hein, on se dit bon on a aussi gagné là
dans cette cohérence, moi je souhaite aller vers une cohérence, donc, la cohérence elle est
aussi bien formelle que technique, que financière, que administrative et ça me dérange pas de
faire du cinéma pas cher, parce que quelque part il faut remettre aussi un peu de frugalité dans
l’économie du cinéma, notamment dans la télé, quand on voit les budgets, la façon dont on
dilapide les moyens et les énergies pour faire c’te télé, heu c’est comme rouler en 4X4 toute la
105
journée, la télé c’est ça, c’est rouler en 4X4 toute la journée, bon voila, relocaliser et être un
peu plus réaliste, et que quelque part prétendre qu’on compense son bilan carbone à la fin
dans le générique en disant qu’on a payé des fondations, ça me semble un petit peu
insuffisant…mais en même temps je suis pas…on peut en discuter, ça vaut la peine pour
certains, le boulot d’Al Gore, je pense que la portée du film d’Al Gore, je sais pas combien il
a coûté en bilan carbone, mais j’m’en fiche, le boulot d’Al Gore, à l’époque où il l’a fait, et ce
pourquoi il a servi, en se servant de qui il est etc, c’était assez marrant de voir comment il a
été vu à l’assemblée en France, les circonstances même de sa diffusion, je trouve que c’était
tellement révélateur de l’état de conscience des politiques, en train de se dire là-dessus « estce que je vais ou pas à la soirée Al Gore », je risque d’être qualifié d’écolo, voilà où il en sont
nos politiques, ça donne une idée d’où ils en étaient y’a deux ans quoi…nos politiques, la
question environnementale est-ce que c’est dans l’air du temps ou pas quoi, ils sont
totalement à côté de la plaque…
Vincent : à côté de la plaque oui, c’est ce que j’allais dire…
B.C. : (poursuit sur sa lancée)…incompétents et irresponsables…
Vincent : oui bon, moi de toute façon le terme de « réalité » je l’aime pas trop parce que
comme vous disiez tout à l’heure, à partir du moment où y’a une médiation par la caméra,
c’est forcément pas la réalité qui ressort quoi, donc je comprends plus votre point de vue…
B.C. : ben, si, c’est la réalité…
Isabelle : c’est une représentation de la réalité…
DU RAPPORT ENTRE FICTIONS ET FILMS DOCUMENTAIRES :
« LE CINEMA A TELLEMENT PRODUIT UNE FANTASMAGORIE DU REEL »
« LES GENS COMMENCENT A PERCEVOIR QU’IL Y A BESOIN D’UNE ESPECE
DE CONTRE POINT DE VUE »
B.C. : je crois que…et là c’est une autre discussion, je crois que Hollywood a, notamment
Hollywood, quand on regarde la palette des possibles du cinéma formellement, au début du
siècle…de l’autre hein ! (rire collectif) La palette des possibles et ce qui nous reste
aujourd’hui, ça allait de la comédie musicale au conte je veux dire, aux essais formels, on était
déjà dans le cinéma expérimental, et aujourd’hui il reste en gros une espèce de forme qui se
prétend à un hyperréalisme, qui en plus depuis qu’elle accède par les effets numériques au
« tout est possible », moi je trouve c’est hallucinant, on regarde quelques films à catastrophes
ou à gros effets spéciaux, maintenant c’est open, voilà. Tout ce que tu peux imaginer, on peut
lui donner une image de réalité, mais qui est une image de surréalité, c’est pas une image de
réalité, parce que la réalité elle est jamais dans les couleurs du cinéma, elle est jamais avec le
casting du cinéma, où les gars ils ont tous la mâchoire carrée, ils sont tous comme-ci tous
comme ça, les nanas n’en parlons pas, l’image de la femme véhiculée par le cinéma elle n’a
rien à voir avec la réalité, le cinéma qui met, qui emploie comme premier rôle des gens
normaux entre guillemets, c'est-à-dire des gens qui ne sont pas triés par le canon très
spécifique, très aigu, qui élimine à peu près 99,9% de la population, bon voilà, quelle réalité ?
Et pourtant, pour les gamins notamment, c’est ça la réalité, et du coup, quelque part comme
pour pas pouvoir être mis en perspective par d’autres formes, ce cinéma-là a éradiqué toutes
les autres formes. Pour avoir un point de vue unique, comme une pensée unique, et se dire la
réalité. Si y’avait une autre forme, par exemple la comédie musicale quelque part est une autre
forme, on a tout d’un coup un contrepoint, ah !, si y’a deux perspectives, peut-être y’en a
trois…Non, tandis que quand y’en a plus qu’une, bam bam, comme ça de temps en temps on
nous fait quelques exercices, on revisite des formes comme ça mais c’est tout à fait marginal,
cette heu…unicité du point de vue qui se prête à la réalité me paraît incroyable, et le
documentaire a toujours…
106
Vincent : justement, quel doit être le contrepoint du documentaire par rapport à ça ?
B.C. : DES documentaires, moi je crois que le documentaire, il a toujours existé pour de
multiples raisons, je crois de toute façon que les premiers films qui ont été faits étaient des
films documentaires, plus ou moins bidonnés, parce que la sortie des usines Lumière, c’est
bidonné, c’est le patron qui pose sa caméra et dit « tel jour on va faire la sortie, alors je
veux… », et il a même pas besoin de le dire, tout le personnel se met heu…
Vincent : sur son 31…
B.C. : pile poil, que Nanouk a été retourné, et que…mais en revanche je trouve qu’un des
premiers grands films du cinéma, qui interroge en plus la question de la caméra participante, à
fond, c’est Nanouk, soit involontairement bidonné, bidonné en plus c’est pas beau, c’est un
terme qui dénoncerait quelque chose, c’est heureusement sauvé par le fait que, quand on
connaît l’anecdote, il a fallu le retourner, et que donc quelqu’un qui a la mémoire orale, heu
qui a la mémoire des peuples premiers, qui dit mais attend ton film il a été déjà fait une fois, il
a brûlé, ben on va le refaire pareil, t’as pas besoin de refaire 100 heures de rushs, on va
tourner 1h05 pour 1h06 quoi, parce que j’ai tout dans la tête on va refaire, et je suis sûr que la
différence entre la copie devait être…c’était un peu mieux, parce que un peu plus joué etc,
mais c’est intéressant qu’une mémoire des peuples premiers, c'est-à-dire cette capacité de la
mémoire orale, de la mémoire de transmettre une histoire et d’en être porteur, cette
responsabilité de chacun d’être porteur d’une histoire et de devoir la transmettre hein, sans
médias, et ben le média s’est effacé, t’inquiètes pas on va le refaire…peut-être que pour le
réalisateur ou pour un de nos esthètes c’est une trahison, pour des gens de la mémoire orale,
c’est la banalité, comment une histoire a pu se véhiculer pendant 40 000 ans, si ce n’est par
des gens qui se la sont répétée, re…
Vincent : l’éternel hier…
B.C. : avec en même temps un souci d’une certaine, d’une grande rigueur, parce que pendant
40 000 ans, si on s’amuse tous à déformer, avec beaucoup de liberté, à la fin c’est n’importe
quoi,
Vincent : c’est le téléphone arabe ! (rire)
B.C. : oui, et là c’est pas du tout le téléphone arabe, évidemment y’a des variations d’un film,
et sur des durées aussi longues ça fait des grosses variations, mais y’avait un souci de…je
veux dire, on apprend le Coran à l’endroit et à l’envers et on le récite, c’est ça la tradition
orale heu…bon. Et je crois c’est intéressant que le premier cinéma documentaire ait par
accident été confronté à cette… à la fois à une caméra hyper participante, parce qu’à la fin
c’est l’acteur qui dit « non non non non, on le refait le film, tu me refilmes et j’ai le scénario
dans la tête », et qu’à la fois ce soit déjà donc un documentaire, et une fiction, je trouve
quelque part tout était dit là sur cette tension. Et la question de l’humanité aussi, Nanouk est
un film plein d’humanité, c’est clair que si y’avait pas eu entre le réalisateur et son acteur une
complicité dans « qu’est-ce qu’on veut dire ensemble », ce film il existe pas, il a pas sa tenue,
c’est pas un film qui dénonce, c’est un film qui heu…
Vincent : oui c’est participant…
B.C. : qui participe, voilà…oui je…donc la place du documentaire aujourd’hui heu…
Vincent : oui, y’a toujours un mix entre réalité et fiction de toute façon…
B.C. : alors, quand même…
Vincent : mais quand même, le documentaire s’est quand même séparé…
B.C. : y’a peut-être une prise de conscience quand même que cette image fabriquée, cette
image du cinéma fabriqué, les gens commencent à percevoir qu’il y a besoin d’une espèce de
contre point de vue, pas faire une image contre l’autre, mais d’enrichir les points de vue, et
que effectivement, de voir le documentaire réapparaître au cinéma, ou être, je parle pas du
courage ou de la volonté des diffuseurs de l’enlever de la télé, mais je parle du point de vue
des spectateurs, le désir d’aller visiter la réalité avec un autre regard, qui est celui que se pose
107
le documentaire, tout simplement parce que ça propose déjà un autre regard, heu…dont on a
pu commenter son objectivité ou sa subjectivité, ça c’est autre chose, mais en tous cas c’est un
autre regard, ben je crois que déjà ça c’est énorme, et je crois que quelque part, vouloir se
rapprocher du monde au sens écologique du terme, c’est aussi accepter de le regarder
autrement que par ses modèles, et que dans un monde technologique où la réalité, on veut
absolument permuter, remplacer la réalité par son icône, son modèle, avec cette volonté
scientiste d’expliquer le monde, par un manque total d’humilité hein, donc on nous sort, on va
bientôt nous faire croire que les modèles informatiques de la météorologie nationale, c’est la
météo, heureusement qu’ils se plantent de temps en temps…
Vincent : souvent…
B.C. :…pour nous montrer que c’est un peu plus compliqué…Alors c’est pareil, on a ça en
médecine, en économie, on a ça en tout, je veux dire, et que quelque part le documentaire se
rapproche d’une case du réel pour dire « top top attention, tout le monde fait pas 1,80m, tout
le monde est pas taillé comme un top model, toutes les lumières sont pas hollywoodiennes
avec tout filtré tout bien tout pro, le monde est plus compliqué bon, c’est aussi se rapprocher
un peu du biotope quoi…
Vincent : et dans ce cas-là, comment est-ce qu’on peut expliquer ce que je disais tout à
l’heure, cette recherche un peu du réalisme, même dans les fictions ? Parce que là par
exemple ce weekend j’ai vu « Harvey Milk », et y’a beaucoup d’images d’archives dedans…
Isabelle (intervient): y’a pas de différence entre le documentaire et la fiction…
Vincent : Oui ?
Isabelle : Moi j’aime bien la parole de Bucco23 qui dit, « moi je filme le réel avec les outils de
la fiction »…On pourrait dire filmer la fiction avec les outils du réel, y’a pas de frontière entre
les deux…là, on est dans un film hommage de toute façon, c’est historique…
Vincent : nan, je parlais de celui-ci mais…
B.C. : attention, y’a deux choses, dans ce que tu disais y’a deux choses, l’image d’archive,
qui est elle généralement un retour à l’histoire, qu’y faut poser en tant que tel, c'est-à-dire tout
d’un coup, une culture qui se retourne et qui se dit « d’où je viens, ça va me servir à savoir où
je vais », heu, ce retour à l’histoire, y’a des endroits très classiques pour le faire, mais y’a des
endroits qu’on a moins envie aussi d’aller visiter,
Vincent : Mais aussi par exemple « Johnny mad dog », le réalisateur qui prend des vrais
enfants soldats pour faire le film…
B.C. : heu…et ensuite, je crois que ensuite y’a le fait que le cinéma a tellement produit une
fantasmagorie du réel, qu’au bout d’un moment y’a des réalisateurs qui se disent « stop, on
arrête, on a posé des codes heu…on est arrivé à faire passer des trucs tellement délirants », je
sais pas moi heu…ces séries américaines où les satellites peuvent lire les plaques
d’immatriculation des voitures, heu, heu, quand on sait que 1) ils ont pas la définition
suffisante pour le faire, que 2) il faudrait au moins que la plaque d’immatriculation de la
voiture soit posée sur le toit, et en aucun cas sur le côté, parce que sur le côté, aucun satellite
au monde ne peut voir la plaque d’immatriculation, parce qu’il la regarde pas au bon endroit,
mais que c’est pas grave, je veux dire quelque part on distille à travers ça, et je crois que c’est,
on va me dire « oh oui mais tu pinailles, c’est juste pour faire, c’est invraisemblable, mais
c’est juste pour faire avancer l’histoire », nan nan, je crois pas, je crois que ça distille dans la
tête des gens une espèce de capacité de la technologie à nous surveiller, à nous sauver, à nous
soigner de façon totalement délirante, et qui est pas anodine, c’est du mot d’ordre, de la même
façon que c’est les mêmes qui nous polluent qui vont nous dépolluer, c’est les mêmes qui
nous emprisonnent qui vont nous libérer grâce à leur technologie de la communication, de la
surveillance, c’est pas parce qu’on va mettre 20 000 caméras dans Toulouse qu’on va être
23
Réalisateur de documentaires italien
108
dans la sécurité, et libres, heu, non, voilà, on se calme…et qu’en même temps ça masque des
usages beaucoup plus heu… ces caméras qui nous sauvent dans les séries américaines en
regardant les immatriculations des méchants depuis les satellites, cette imagerie-là masque
l’atteinte, quand je sors du métro et que je vois que j’ai été rien que dans une station filmé par
25-30 caméras, ça me pose un problème…
Vincent : moi aussi personnellement…
B.C. : voilà, ça me pose un problème heu…bon, donc y’a ça, et qu’en même temps par
exemple sur les enfants soldats, moi je serais confronté à cette question, très sérieusement
d’abord, faire jouer ça à des gamins qui ne l’ont pas vécu, là ça me poserait une question
éthique et morale, j’irai voir des psychologues et des toubibs, même si en Afrique les
questions se posent en d’autres termes, y’a un problème de responsabilité. Et à partir de là,
qu’est-ce que je vais leur faire jouer à ces gamins ? Est-ce qu’y’a un réalisateur occidental qui
peut être porteur de ce qu’ont vécu et de l’ambiance de ces camps ? Des camps
d’entraînement ou de combats où sont impliqués…parce que, quand Spielberg, encore lui,
nous fait « Il faut sauver le soldat Ryan », et que pour une des premières fois on se donne les
moyens d’immerger les gens dans un combat de débarquement là, où ça tire de tous les côtés,
qu’est-ce qu’il est allé faire ? Il est allé voir des pionniers, des gars qui se la sont fait pour de
vrai, il leur a dit « alors on oublie l’image, le cinéma de guerre et l’imagerie du cinéma de
guerre, comment ça se passait pour de vrai ? », hein, bon, plus sortir des images d’archives de
reporters de guerre et de voir que les balles elles ont pas le même bruit au cinéma que dans la
réalité, et tout d’un coup aux révélations tout le monde s’extasie sur le fait que « ah, waow, on
s’y croit »
Vincent : c’est réaliste…
B.C. : c’est réaliste, c’est pas réaliste, c’est une caméra totalement subjective, qui donne le
réalisme, c'est-à-dire c’est une caméra embarquée, c’est une caméra qui nous dit « je suis un
des acteurs, ou tous les acteurs à la fois, mais avec des points de vue d’hommes », c’est pas du
tout un point de vue d’état major ou un point de vue de metteur de scène, c’est un point de
vue de chacun des protagonistes, et des balles on se sent concerné disons, y’a des éclats
partout, l’image elle est crado, chose qu’on retrouve dans le combat des « Fils de l’homme »,
on en parlait tout à l’heure, et en plus il se la joue en plan séquence pendant 7mn là, où ça
tiraille de tous les côtés, les balles nous concernent (rires)
Vincent : il est super bien fait ce passage…
B.C. : ah oui, il est techniquement, c’est, bon…
Vincent : mais il a utilisé des techniques assez spéciales sur le film, il a fait des plans très
longs je crois…
B.C. : ah bah cette séquence là c’est un plan, c’est tourné d’un coup.
Vincent : voilà c’est ça, c’est comme celle de la voiture là, où il a installé une caméra qui
tourne à l’intérieur de la voiture…
B.C. : ah je me souviens plus…
Vincent : au moment où ils font le barrage, ils se font arrêter parce que des gens balancent
une voiture enflammée…
B.C. : ah oui oui oui…
Vincent : ben pareil, ce plan il l’a fait d’un coup, avec une caméra super innovante qui arrive
à filmer l’intérieur de la voiture en tournant, sans qu’on la voit, parce que forcément elle fait
un cercle complet donc normalement on devrait la voir…
B.C. : oui ben, Kubrick était le premier pour ses films à demander des outils qui lui
permettent de faire « Orange mécanique », on invente des micros caméras qui lui permettent
de faire du 70 mm porté, ou du 35…c’est du 70 sur « Orange mécanique » je crois, porté à la
main avec des bobines, de quoi faire trois secondes de…un regard, qu’il veut tenir à la main
heu…bon voilà…Quand un réalisateur a besoin d’un outil, parce qu’il a besoin de
109
l’ « invention », on va pas dire l’invention, mais disons la mise au point du steadycam par
Kubrick pour nous faire « Shining » je crois, c’est pertinent, je veux dire là y’a tout d’un coup
un rapport fond/forme, on a besoin d’un regard qui se ballade dans ces couloirs, descende des
escaliers et voilà, moi je trouve ça…c’est, il nous fait ça et en même temps il tourne en 4/3,
hein, exprès, parce qu’il veut nous parler de l’enfermement, des couloirs, et son producteur lui
dit « mais ça va pas 4/3 c’est pour la télé, nous c’est du cinéma qu’on fait », il lui dit « moi je
m’appelle Kubrick, ça sera du 4/3 ou rien », « bon d’accord, ok ça va »…mais en même
temps il se fait développer un outil qui coûte la peau des fesses, donc on pourrait le taxer d’un
gars qui délire parce qu’il se prend pour…, mais en même temps il tourne dans un format
absolument pas commercial, parce que y’a un rapport fond/forme encore, voilà quoi, c’est
pour ça par exemple que quand je parlais d’une économie des moyens tout à l’heure, en même
temps , je pense que quand on a quelque chose à dire, y’a une espèce de parité entre ce qu’on
a à dire, ce en quoi ça correspond…y’a un intérêt social à ce qu’on a à dire, si c’est pour
reproduire le énième film de baston, qui n’est qu’un clone des mille précédents, et qu’on va
voir casser pour la millième fois 40 bagnoles et la fois d’après…Taxi 1 on en casse trois, Taxi
2 dix, Taxi 4 cent, parce que souvent il faut plutôt être logarithmique pour que les faits le
fassent, sinon la lassitude fait que les courbes linéaires ne suffisent pas !
Vincent : c’est la surenchère…
B.C. : c’est la surenchère, et donc on en revient à la mathématique de notre système, c’est le
logarithme, heu…ce qui est intéressant, ce qui est en même temps le modèle de la
mathématique des sentiments, y compris du chaud du froid, de la douleur, du bruit, c’est des
logs hein, donc c’est des courbes non linéaires, pour faire 2 fois plus de bruit y faut 10 fois
plus de puissance etc…en terme de perception, on est dans un monde qui pour produire de
l’émotion doit consommer de plus en plus de façon délirante, eh faut arrêter, produire de
l’émotion, y’a d’autres façon de produire l’émotion que de casser des voitures…
Vincent : c’est sûr…Ok, ben je crois qu’on a à peu près fait le tour… de toute façon c’est une
large question…
Boris Claret m’invite à le recontacter au cours de mon travail et me donne quelques contacts.
Il m’invite ensuite à regarder un de ses derniers films qui passe le weekend suivant sur
France 3 Sud, ce qui l’amène à me décrire un peu plus ses rapports à la télé, entre autres
dernières remarques :
« M6 NOUS FAIT, EN PRIME TIME, 2H SUR L’ECO CONSTRUCTION, Y’A PAS
LONGTEMPS »
« EUX [LE SERVICE PUBLIC] NE LE FONT MEME PAS ! »
B.C. : 26mn, c’est intéressant, là de façon très concrète, moi j’ai fait un travail de proposition
à…notamment à France 3 depuis 3-4 ans, j’ai démarré par une série, nan un magazine
régulier, je suis là dans le flou, même pas de réponse (rire) heu… une proposition de série
documentaires 9X26, « heu oui c’est intéressant, c’est pas mûr on va voir heu…truc », la
producteur me dit « on en revient à de l’unitaire, parce que je leur propose un 52 sur la
question de l’éco construction, et ça finit en un 26, en contre-proposition qui dit ok mais en 26
et pour passage, qui suppose une totale réécriture de tout le projet ; ça m’a pas dérangé, moi
tout d’un coup on nous offre entre guillemets 26mn de télé avec des moyens de qualité etc, je
prends, je prends…alors bon peut-être que ça va être un peu touffu on va dire, mais
apparemment les gens apprécient donc heu…mais ce qui veut dire que voilà, l’année d’avant,
on me répondait « ah mais on fait déjà » et c’était les petites virgules de 2,30mn générique
compris sur l’éco construction, y’en a une dizaine qui avaient été tournées entre MidiPyrénées et Languedoc-Roussillon hein, des petites virgules comme ça là, voilà, c’est
110
intéressant de voir que leur implication y’a 2-3 ans, c’étaient des virgules, hein, bon là ok, ils
produisent un 26, heu…c’est déjà bien…heu, M6 nous fait, en prime time, 2h sur l’éco
construction, y’a pas longtemps, à la M6, évidemment, formellement à la M6, mais ce qui est
étonnant, c’est que le service public, notamment la 5ème, qu’on pourrait attendre avec ses
missions sur ces registres-là, elle continue, et là on en revient à la question du documentaire, à
nous acheter des discovery channel à la pelle, ces productions américaines totalement
bidonnées, notamment dans l’animalier, qui me mettent alors là, ça me met en colère, ça me
met en colère parce que justement quelque part y’a une dimension éthique dans le
documentaire, et que pour moi le bidonnage systématique heu…c’est insupportable…en gros,
j’ai vu un espèce de making of d’un vrai documentariste animalier, qui explique, ce gars qui
filme ces espèces de bestioles qui se mettent debout dans la pampa là-bas…
Vincent : les chiens de prairie ?
B.C. : Oui voilà
Isabelle : Les lémuriens non ?
B.C. : Non non
Vincent : Les mangoustes non ? Enfin un truc comme ça
B.C. : Ca ressemble à ça voilà, dans un endroit très plat comme ça et en même temps qui nous
fait un film sur comment il le fait. Bon, un an de boulot je veux dire tout seul paumé avec son
4 X 4 là-bas en train de faire un travail d’approche …
Vincent : Ouais
B.C. : …et tout d’un coup on comprend comment il obtient ses images et qui nous donne la
clef. Je trouve ça magnifique. Tout d’un coup enfin, là ce jour là, j’ai compris quelque chose.
C’est heu ben tout simplement : il se met à 300 mètres il filme, il fait tous ses plans
d’ensemble, il, il…une semaine hein… il s’approche de moitié et il y repasse une semaine. Il
s’approche de moitié et alors qu’est-ce qui se passe ? Au bout d’un moment, la maman dans
son terrier s’aperçoit que quand lui il est là, les autres prédateurs sont pas là.
Vincent : (Rires)
B.C. : Et là on est dans de l’écologie. Ca devient donc un allié objectif…
Vincent : Et oui !
B.C. : …Et au bout de trois mois, il est couché devant la porte du terrier, la maman sort du
terrier avec les petits, elle lui laisse et elle va faire ce qu’elle a à faire.
Vincent : Ah c’est fou !
B.C. : Voilà ! Il se l’est gagné, il se l’est gagné par le temps qu’il a offert à lui dire…et il ne
bidonne pas, dans la mesure où ensuite il va raconter une histoire. Mais en vrai éthologue, qui
l’a observé d’abord de loin donc il n’a pas voulu troubler la dynamique de qu’est-ce qu’il se
jouait, donc son histoire il l’a écrite au téléobjectif à 300 mètres…
Vincent: Ouais.
B.C. : … Et ensuite pour les besoins de l’audiovisuel, il a besoin du gros plan heu de la
maman qui sort du terrier, qui va utiliser…et évidemment quand il est devant le terrier et
qu’elle lui confie ses petits, c’est clair qu’il a modifié la réalité observée, (rire) la caméra est
totalement participante…il nous le masque pas parce que, sauf quand il nous fait un making
of et là il nous parle plus de qu’est-ce que c’est le cinéma documentaire animalier, et c’est ça
son sujet, mais quand il nous parle de ces bestioles, il a pas intérêt à nous dire, ça n’apporte
rien qu’il nous explique comment techniquement il a pu obtenir ces images, c’est pas
nécessaire, mais bon voilà, c’est quelqu’un qui s’est donné les moyens de sa compétence. Ce
gars il va voir une chaîne, bon, c’est une pointure internationale, il y arrive, il va voir une
chaîne et il lui dit « voilà j’ai un unitaire de 1h et quelque, que je peux vous décliner en 4550 », parce que généralement ils sont prêts à s’adapter hein, heu…voilà, je vous en livre un,
merci, et la 5 lui dit « nan mais attendez, moi j’ai deux cases documentaires par jour… ». 365
jours par an, on enlève les dimanches, donc il me faut 700 documentaires animaliers par
111
an…Heu, « dehors ! », ou « si, je vous le prends », mais pour faire une belle spéciale quoi,
alors qu’est-ce que je fais ? Je vais voir discovery channel, c’est une boîte qui a en mémoire
des millions de rushs, et y’a des scénaristes, qui n’ont rien à voir avec des éthologues ou des
écologistes, au sens de gens qui connaissent les animaux, qui écrivent des scénarios,
généralement anthropocentrés, avec nos valeurs à nous, la jalousie, le ceci, le cela entre les
singes et tout, voilà, ensuite on va dans la base de données, et là on bidonne, c’est-à-dire que
j’ai besoin d’un guépard de droite à gauche en été dans la savane, hop, ensuite j’ai besoin de
la gazelle, hop, et la magie du cinéma fait que on croit tous à la poursuite…Moi on m’y prend
pas, j’ai même pas besoin du ralenti par exemple pour voir que c’est bidonné, c'est-à-dire que
c’est même pas le même jour ni au même lieu, c’est juste un effet de montage…
Vincent : ça c’est la question du montage et de la manipulation…
B.C. : voilà, et à la fin ce gars, il leur manque 5 images, on leur fait un complément de
tournage, qui va à son tour alimenter la base de données, et on a la capacité de produire du
flux…mais le problème, alors sans parler de l’autre versant, c’est les pays de l’Est qui sont
spécialisés dans les loups, les ours et les trucs comme ça, où les animaux sont tournés en cage,
c’est tous des animaux en semi-liberté, nourris etc…où là vous vous dîtes « mais comment il
a fait pour avoir le loup qui passe à 2cm de la caméra avec son air méchant », il fait rrrrrrrr !!!
en passant, c’est bidonné complet, et qu’au générique, au lieu de marquer dresseur, on met
« consultant animaux sauvages », en gros il n’y a aucun, il n’a même pas le travail préalable
d’une réelle connaissance de ce dont on veut parler, mais à la limite, ça me dérangerait pas si
ça se prétendait pas du cinéma documentaire, qu’on diffuse à nos gamins pour nous parler de
« connaître la nature », parce que connaître la nature, c’est pas projeter nos valeurs, nos
scénarios d’humains sur la nature pour ensuite regarder comment on nous montre des belles
images et comment sont les animaux, et nous parler de relations sociales dans les animaux qui
sont notre projection à nous et qui ne prennent même pas le souci entre guillemets
scientifique, puisqu’on est dans un registre qui se veut de l’observation scientifique, de nous
parler du réel…donc tout d’un coup quand on se sert du documentaire pour valider une image
du réel, qui est un mensonge du réel, alors là, et qui en plus se met, au niveau commercial, à
la même aune que le vrai documentariste animalier, qui s’est cogné un an d’approche pour
arriver à observer ses animaux, et qu’on vend ça pour la même marchandise…et que le public
voit ça à côté, pareil, pour lui c’est la même chose : le truc 100% bidonné qui nous déforme la
réalité de la vie des bêtes, pour rester dans les grands classiques, heu, voilà, et c’est ça que
diffuse la 5…et donc là je dis sur l’écologie notamment, ils font par leur boulot, ils font pas
leur boulot parce que là politiquement, ceux qui ont pas compris qu’aujourd’hui on est
confronté à un vrai gros problème, que y’a une vraie…que c’est plus des blagues quoi, je
veux dire on…y’a une catastrophe annoncée, donc les gens qui, alors qu’ils ont la liberté de
ne pas avoir l’audimat, de ne pas avoir soi-disant des annonceurs qui les bloqueraient, et qui
ont des missions écrites (il martèle le mot) autour de ces valeurs là, qui ne les prennent pas
heu…pleinement en compte et qui se débrouillent pour zapper quelque part, pour ne pas
assumer leur responsabilité, moi je trouve ça vraiment déplorable quoi…et au final c’est M6
qui fait le boulot…alors on va pas reprocher à M6 de le faire à sa façon, eux à la limite ils
sont tout à fait légitimes pour le faire à leur façon, ce qui me gêne, c’est que le service public
lui ne le fasse pas à sa façon, c’est à dire dans ses missions…eux ne le font même pas !
J’exagère, on va toujours me trouver les 4 émissions qui heu…mais je veux dire ils devraient
être en pointe là-dessus, et ils sont totalement en retrait heu…mais l’air du temps va les
pousser, de toute façon, à partir du moment où ça devient un marché, et là on en revient à la
question technologique, des deux options dont on parlait tout à l’heure…et c’est là où ça
risque de devenir, très pervers, c’est-à-dire c’est là où ça commence à devenir un marché,
évidemment qu’est-ce qu’on va favoriser ? L’approche technologique hein, parce que, ce qui
me pose problème dans la maison de Yann Arthus Bertrand c’est que c’est Bouygues qui lui
112
fabrique sa baraque pas chère là, à 100 000€ hein, heu, bon, moi j’ai aucune confiance en
Bouygues, pour ce qui est de nous, je lui confierais pas mon avenir écologique à Bouygues
par exemple…
« Y’A DE L’ORDRE DU TRAVAIL D’INVESTIGATION DANS LE
DOCUMENTAIRE, Y’A DE L’ORDRE DU TRAVAIL DE LA RECHERCHE ET DE
L’IMMERSION »
« C’EST PLUS LA QUESTION DE L’INTENTION »
Vincent : bien sûr…et par rapport à ça là, au documentaire animalier, ça pose le problème du
montage, c’est quoi votre vision des limites du montage etc ? Jusqu’où on peut aller…
B.C. : pour moi c’est plus la question de l’intention, et là on est dans l’indicible, quelqu’un
qui…avec la base d’images de discovery channel, on doit pouvoir faire, si on a une intention
entre guillemets, bon là on est dans les valeurs, ça veut dire quoi « noble » hein, mais disons
éthique, moi aller piocher dans la base de discovery channel, parce que pourquoi me payer un
avion aller-retour en Afrique pour aller filmer le énième léopard qui court dans la savane, si je
l’ai ? Si mon objectif c’est ça, ça a rien à voir…ce qui m’intéresse quand même plus…non,
y’a quand même une nuance, pour moi, le documentariste est aussi un chercheur, au sens
scientifique du terme, et que quand moi je fais un film heu…sur la question des SDF, je suis
aussi dans une interrogation personnelle comme un chercheur, et je veux chercher, je pose une
question et j’attends des réponses, qui sont pas forcément complètes, entières, qui ne font que
reposer de nouvelles questions, et que quelque part, y’a les chercheurs qui restent dans leur
labo, et qui traitent des données collectées par d’autres, mais y’a aussi un type d’investigation
qui implique d’être sur le terrain, et l’écologie des bestioles dont on parlait tout à l’heure, les
espèces de mangoustes, heu si on va pas sur le terrain, c’est pas à travers les images faites par
d’autres qu’on va comprendre. Donc y’a une espèce de dialogue entre le cinéma, enfin l’outil
cinéma, qui d’abord doit savoir qu’il est participant, parce qu’au bout d’un moment, s’il n’a
pas conscience du fait qu’il transforme le réel et qu’il se veut être un outil d’investigation,
comme le physicien qui sait au bout d’un moment que le fait même d’observer une réaction
atomique la modifie, s’il a pas conscience qu’il modifie, heu, il est à côté de la plaque, il va
croire qu’il est là, comme s’il était pas là, sauf que, étant là, il modifie.
Vincent : oui, c’est ce que je disais tout à l’heure avec les représentations…
B.C. : heu, je crois que bon, déjà d’avoir cette conscience, ça nous offre une perspective, mais
de toute façon, y’a de l’ordre du travail d’investigation dans le documentaire, y’a de l’ordre
du travail de la recherche et de l’immersion, autour de questions qui peuvent être intimes, ou
de questions qui traversent la société, et que ce travail suppose de s’y cogner hein, d’y aller,
bon…Les plus beaux documentaires sont généralement produits par des gens qui ont une
relation intime au sujet, alors toute la difficulté c’est d’avoir à la fois cette intimité, cette
implication, et la distance hein, ET la distance…
Vincent : oui parce que justement dans le livre que je suis en train de lire là, il donne un
exemple d’un film qui est monté de trois façons différentes pour servir trois idéologies
différentes.
B.C. : absolument.
Isabelle : Chris Marker…
Vincent : ça doit être ça oui…
Isabelle : oui, c’est remarquable…
Vincent : donc ça dépend comme vous dîtes de l’intention…
B.C. : ah ben oui, oui oui…
Vincent : parce qu’après, avec le montage, on peut faire ce qu’on veut à peu près…
113
B.C. : absolument ce qu’on veut, et alors…ça c’est des valeurs, qu’est-ce qui fait que le
spectateur perçoit de façon comme ça indicible une forme d’honnêteté dans l’intention…
Vincent : d’où vient parfois la suspicion du public, à l’encontre du documentaire…
B.C. : oui, mais ce qui est paradoxal, c’est que, il en a aucune à propos de la fiction hein,
heu…Isabelle explique souvent, est-ce que vous avez déjà vu un défilé militaire américain ?
Vincent : Moi ? non, non…
B.C. : ça n’existe pas. Les Etats-Unis ne font jamais de défilé militaire comme nous le 14
juillet, les Russes etc…ils en ont pas besoin, c’est Hollywood, Hollywood a toujours eu
comme co-producteur majoritaire l’armée américaine et la police…
Comment on peut imaginer tous ces films où on voit ces avions, des F-16, des porte-avions,
des bases militaires, des hummers, des tanks, des…tous ces soldats, ils sont tout simplement
prêtés, comme co-producteur patenté, d’ailleurs prêtés, ça veut dire que…
Isabelle : ils n’apparaissent jamais dans les génériques, c’est ça qui est génial, c’est le plus
gros producteur d’Hollywood l’armée américaine, mais elle apparaît jamais…
Vincent : ouais, c’est fou…
B.C. : même pas en remerciement ! Mais le fait que un Etat paye de la logistique… « Top
gun » (prend un exemple) combien ça coûte « Top gun » au contribuable américain? Je veux
dire, faire voler des F-16, mettre des caméras dedans, au prix de l’heure d’un avion de chasse,
se poser sur un porte-avions militaire, quand on a vu la qualité de ces tournages, les moyens
mis en œuvre, je veux dire , on a bloqué le fonctionnement d’un porte-avions stratégique, en
plus on prend le plus beau parce qu’il faut que ça le fasse quoi…hein (rires), on peut faire
pareil avec la navette quoi, on peut réserver Cap Canaveral pour un tournage, et c’est cadeau !
Ca veut dire que clairement, l’armée elle fait pas ça parce que…y’a une contrepartie : la
contrepartie, c’est le mot d’ordre véhiculé depuis le plan Marshall, c’est écrit dedans, « le
cinéma américain contribue de façon prioritaire… », et donc il est inscrit que vous devez vous
en faire tant par jour, c’est une prescription médicale là… (rires) On aurait pu se dire là il
s’agissait de reconstruire l’Europe, la bouffe, l’industrie lourde, ET le cinéma…qu’est-ce
qu’il vient faire là le cinéma, mais si, il est complètement à sa place…Heu, c’est écrit, je crois
qu’il faut pas être naïf…et ça, par contre, comme les satellites qui lisent les plaques
d’immatriculation, personne le remet en question ça…ça passe au quotidien, dans le flux
quoi…
(Boris Claret n’ayant plus rien à ajouter, je mets fin à l’entretien).
114
ANALYSE DE L’ENTRETIEN
Ce premier entretien avec Boris Claret m’a permis d’éclaircir certains points de mes
hypothèses de départ, de distinguer des choses que j’avais dans un premier temps abordées
globalement et d’attirer mon attention sur de nouvelles explications aux phénomènes que je
me propose d’étudier.
Le plus révélateur de ces recadrages aura été la relativisation partielle d’un prétendu
dynamisme actuel du cinéma documentaire, qui ne remet donc pas en cause l’objet de l’étude
mais impose de voir les choses sous un nouvel angle, en ne généralisant pas autant le propos.
En effet, Boris Claret a indiqué que la réalisation pratique de documentaires sur le terrain
mais aussi et surtout les étapes périphériques de la production et de la diffusion des films
faisaient face à toujours autant sinon plus de difficultés qu’avant. Il a dénoncé le pouvoir de
censure des chaînes de télévision qui ne consacrent pas beaucoup de créneaux de diffusion
aux films documentaires et sélectionnent donc très peu de films pour la constitution de leurs
programmes.
Boris Claret a cependant admis une certaine amélioration de la situation, ce qui montre que le
point de vue d’une seule et même personne sur ce point peut varier durant le même entretien,
d’où la nécessité de recueillir l’avis d’autres personnes sur un sujet qui semble difficile à
cerner. Le réalisateur toulousain s’est appuyé sur la diffusion récente sur France 3 Sud d’un
de ses propres films pour conclure à une présence plus importante des documentaires à la
télévision. De manière générale la part de documentaires diffusés tend à augmenter, même si
ce progrès apparent peut lui-même être relativisé. En effet, les films documentaires
sélectionnés sont en général politiquement corrects et n’abordent pas de sujets délicats. Une
large place est réservée aux documentaires animaliers du type « discovery channel », qui
représentent pour Boris Claret la réalisation industrielle et sur commande de films destinés
uniquement à satisfaire une demande et à remplir les créneaux documentaires. Il est donc
envisageable que le documentaire devienne un simple investissement opportuniste de la part
des programmateurs de télévision, un filon lucratif qu’il faut exploiter, au risque d’altérer la
portée significative et le succès de ces films. Face à ces documentaires plutôt fades et
consensuels, il est difficile pour les réalisateurs qui souhaitent traiter des thèmes plus
sensibles de trouver auprès des chaînes de télévision des aides à la production, d’où
l’importance selon Boris Claret (qui se range lui-même parmi ce type de réalisateurs) des
structures alternatives de production. Ce dernier insiste sur le caractère souvent
incontournable des moyens de production et de diffusion des télévisions, qui confèrent une
115
position hégémonique aux chaînes dans le processus de réalisation d’un film documentaire.
Le rôle des petites structures associatives de production peut donc être justement de
contrecarrer cette organisation dominante et de permettre à des projets plus alternatifs
d’aboutir.
Selon Boris Claret, un autre problème inhérent au fonctionnement même des chaînes de
télévision réside dans la défense par ces entreprises audiovisuelles à travers leur
programmation d’une solution technologique face à la crise écologique actuelle, au détriment
d’une remise en cause plus profonde du système. Boris Claret oppose dans l’entretien les
individus qui comptent sur le progrès technique pour nous tirer une nouvelle fois d’affaire et
résoudre les troubles écologiques que nous avons nous-mêmes provoqués, aux partisans d’une
refonte plus globale de l’économie qui permettrait de prévenir l’apparition de nouvelles crises
écologiques.
Les progrès dans la diffusion des documentaires écologiques à la télévision doivent donc être
nuancés au regard du contenu des films proposés. A ce stade de l’analyse, il semble qu’il
faille distinguer le travail approfondi et parfois dérangeant de réalisateurs locaux aux
productions commerciales proposées par les chaînes de télévision. Selon Boris Claret, une
autre distinction doit être faite entre ces films alternatifs à petits budgets et les grands
documentaires écologiques qui ont remporté un vif succès ces dernières années et qui ne sont
pas forcément représentatifs de la situation actuelle de ce type de cinéma. La plupart des
documentaires ne remportent pas ce succès et suivent un processus de réalisation parfois
laborieux. Cependant, la percée de ces quelques films révèle quand même selon Boris Claret
une prise de conscience récente mais croissante du public à propos des thématiques
écologiques. Le réalisateur explique cet accueil positif réservé au documentaire par la
déconnexion de la réalité opérée par le cinéma de fiction, qui favorise l’expression à l’aide du
documentaire d’un autre point de vue plus juste et authentique. Toutefois, la séparation des
rôles entre documentaires et fictions ne doit pas être trop tranchée. Durant l’entretien, Boris
Claret a fait référence à plusieurs fictions qui portent également un message écologique très
réaliste, comme si l’éveil à ces problématiques dépassait les frontières entre les genres
cinématographiques.
Cependant le ciné documentaire reste le plus adapté pour se faire l’écho de la réalité des
problèmes écologiques actuels. Par ailleurs, Les polémiques qui ont suivi la sortie du
Cauchemar de Darwin ou de Home sont une preuve de la portée que peuvent avoir ces films
auprès du public. Il sera donc intéressant à la suite de cet entretien avec Boris Claret
d’approfondir l’étude de ces polémiques, non pas pour leur intérêt propre mais pour découvrir
116
le rôle et l’impact de ces films qui sont à l’origine de telles polémiques. Il faudra pour cela
garder en mémoire les distinctions faites par Boris Claret entre d’une part les documentaires
diffusés à la télévision et les films plus modestes qui n’ont pas de tels débouchés, et d’autre
part entre ces mêmes documentaires alternatifs et les grands succès médiatiques qui ont
tendance à occulter le reste de la production.
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ENTRETIEN
AVEC
FRANÇOIS CARON
13/07/2009
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PRESENTATION DE L’ENTRETIEN AVEC FRANCOIS CARON
Il m’a paru intéressant de profiter des vacances d’été pour me rendre au Festival International
du Documentaire (FID) du 8 au 13 juillet à Marseille. Le FID est en effet un des rendez-vous
les plus importants pour les professionnels du documentaire en France et présentait cette
année … films répartis dans … catégories de compétition. Il était donc relativement
incontournable de faire l’expérience d’un tel événement, pour saisir l’atmosphère présente
autour du genre documentaire et côtoyer des professionnels, dans le but de réaliser des
entretiens ou au moins d’échanger des contacts.
A l’issue de la projection de son film « Mexique sud, Terre révolutionnaire », j’ai fait la
rencontre du réalisateur François Caron, qui m’a proposé un entretien dans la journée.
Cet entretien était l’occasion de tester de nouveau les problématiques soulevées par mon sujet
et de questionner les données recueillies lors de mon premier entretien avec Boris Claret à
Toulouse, en faisant réagir François Caron sur certaines des idées avancées par le réalisateur
toulousain.
Cette confrontation d’idées s’est révélée intéressante, dans la mesure où, nous le verrons dans
l’analyse de cet entretien, les deux réalisateurs n’ont pas le même parcours et ne réalisent pas
le même type de films. J’ai d’ailleurs dû m’en tenir avec François Caron à des questions
générales sur l’approche médiatique du documentaire et la réalité actuelle de ce genre
cinématographique, puisque ce dernier ne réalise pas de documentaires sur le thème
écologique et s’intéresse à des sujets plus directement politiques. Il n’était donc pas
envisageable d’aborder avec François Caron les thèmes plus spécifiquement écologiques que
j’avais débattus avec Boris Claret.
Cette différence de style a conduit François Caron à relativiser certaines affirmations de Boris
Claret, ce qui est intéressant dans l’optique d’un travail de recherche et d’une mise en
perspective critique des données.
Cependant, les deux réalisateurs ont montré une réflexion relativement similaire sur les
principaux thèmes abordés, c'est-à-dire le succès actuel du cinéma documentaire, les
difficultés des réalisateurs au quotidien (et le rôle important de la télévision dans la
production des films) et enfin l’instrumentalisation du thème écologique au cinéma,
documentaires et fictions confondus.
L’orientation de la discussion avec François Caron n’a pas été une tâche facile, car nous
avions certaines expériences (notamment nos voyages au Mexique), certaines idées et certains
119
goûts en commun, ce qui a contribué à instaurer une atmosphère d’entretien très amicale. La
conversation avait donc tendance à dévier sur nos goûts cinéphiles ou notre rapport au
Mexique et j’ai dû plusieurs fois revenir aux points que je souhaitais aborder.
120
ENTRETIEN AVEC FRANCOIS CARON
Vincent: oui, déjà pour commencer j’aurais bien aimé comme d’habitude voir un peu ton
parcours tout ça, ce que t’avais fait pour arriver au documentaire…
François Caron (FC): Ouais.
Vincent: et pourquoi les projets sur le Mexique et tout ça…
FC: d’accord.
Vincent: et puis après j’aurai d’autres questions en rapport plus avec le documentaire luimême, mais déjà pour commencer ça…
« moi j’ai pas fait d’école, j’ai pas fait la FEMIS […] moi mon parcours il est plus
autodidacte »
FC: alors moi mon parcours en fait il a été…l’université : archéologie, histoire de l’art,
renaissance italienne, art contemporain…jusqu’en licence…j’ai commencé une maîtrise que
j’ai arrêté et là j’ai commencé une maîtrise de cinéma.
Vincent : de ?
FC: cinéma. A Paris 1 Panthéon Sorbonne. Maîtrise de cinéma. Et puis après bah heu après
stage, stage en labo, stage à l’ancienne heu…comment on appelait ça…tu sais, l’ancienne
télévision française heu merde, c’était la SFP, ancienne SFP, formation en montage, en bande
montage 35, juste avant que ça s’arrête.
(Intervention de la serveuse)
FC: juste avant que le montage virtuel commence…
(Paiement des consommations)
Vincent: Oui?
FC: voilà donc période universitaire et…oui, au début l’archéologie en fait, à la fac de Dijon,
qu’est considérée comme la meilleure fac d’archéologie en France, archéologie grecque,
romaine et gallo-romaine, et puis en fait moi je voulais dès le départ faire du cinéma, des
films de fiction, au début je pensais pas vraiment au documentaire. Moi je viens d’une famille
d’ouvriers agricoles…
Vincent: justement c’est-ce que j’allais dire, est-ce que tes parents…Pas du tout en fait?
FC: Pas du tout, donc en fait comme je me sentais un peu heu…fragile au niveau des
connaissances, c’est souvent le cas des fils d’ouvriers heu, tu te sens un peu moins malin que
les autres, un peu moins cultivé que les autres…
Vincent: oui je comprends ça, moi c’est un peu pareil, moi c’est plus paysans mais c’est un
peu la même chose…
FC: ben en fait mes grands-parents étaient des paysans, du côté de ma mère c’était même des
métayers, les paysans sans terre tu sais?
Vincent: oui.
FC: et du côté de mon père heu c’était des heu artisans/paysans, mon grand-père paternel a
fini en fait tourneur sur bois et sculpteur sur bois…en fait le mot Caron vient de
« Charon »…tu sais ce que c’est les Charons au Moyen-âge, en fait c’était ceux qui
construisaient les charrettes.
Vincent: c’est bien, tu sais d’où vient ton nom au moins toi…
FC: Ouais…mais moi l’histoire, c’est mon plaisir, c’est mon passe-temps c’est tout…J’adore
ça.
Vincent: oui moi aussi j’aime beaucoup, ça me manque souvent d’ailleurs à l’IEP…
FC: c’est absolument pas, comment dire, un travail pour moi tu vois, c’est un plaisir littéral
quoi…
121
Vincent: moi pareil, d’ailleurs au Mexique j’avais vraiment des profs supers et aller en cours
d’histoire avec eux, c’était vraiment génial…ils avaient en plus des connaissances heu…des
personnalités très singulières, très attachantes.
FC: Y’a plein de profs d’histoire qui souvent sont géniaux…Heu et donc voilà oui, tout ça
pour te dire que j’ai fait des études assez longues parce que je pensais qu’un mec comme moi,
venant d’une famille comme ça, avait besoin de se former…de prendre des choses, de se
bourrer le crâne de choses. En même temps, heu je dois reconnaître que je regrette absolument
pas, parce que ma formation en archéologie, après en histoire de l’art, en peinture, en
musicologie et après en cinéma évidemment…
Vincent: ça a dû te donner une approche assez complète des choses non?
FC: ça me sert énormément, énormément maintenant…Et je vais te dire, je sais pas si tu as
fait attention mais le film que tu as vu ce matin, il est fait en 4/3 mais il est recadré.
Vincent: alors après moi techniquement en cinéma j’y connais rien…
FC: nan tout simple, t’as une bande noire en fait tout autour, parce que je voulais que ça
ressemble à une toile, à des tableaux. Les nombreux plans fixes en fait je voulais que ça
ressemble à des tableaux, ma volonté c’était de faire de la peinture en fait…C’est-à-dire des
plans fixes qui ressembleraient à des toiles…
Vincent: ça par contre on sent qu’il est assez travaillé le film esthétiquement.
FC: ouais?
Vincent: ouais ouais, on voit carrément un souci du détail dans les plans, les cadrages tout
ça…
FC: (en même temps) c’était ma première volonté…pour plusieurs raisons…
Vincent: plus que les documentaires d’habitude d’ailleurs, parfois c’est assez brut…
FC: moi je voulais un minimum de mouvements de caméra…
Vincent: c’était donc ton premier film, nan t’avais fait celui sur la Virgen de Guadalupe et
après t’as fait celui-là?
FC: c’est ça, en fait j’en ai fait un autre avant, mais en fait j’ai fait plein d’autres choses
avant, mais avec d’autres gens.
Vincent: d’accord…mais dans le documentaire aussi?
FC: en documentaire j’étais deuxième caméra sur des documentaires, sur des reportages, de
manière générale je fais des institutionnels avec mon matériel, avec le matériel qui m’a servi à
faire ce film, je fais des institutionnels pour les Echos…le grands patrons, les grands fumiers
de la finance et de l’industrie tu vois…à Paris et puis ben ça me permet de pouvoir bouffer un
peu tu vois, parce que ce film là en fait il a été fait complètement à l’arrache…
Vincent: justement, on en reparlera après…
FC: on en reparlera après?
Vincent: mais je voulais aborder ça un peu avant.
FC: donc voilà en fait ce qui s’est passé après l’université j’ai fait ces stages, stages en labo à
la SFP tout ça et puis je suis devenu assistant technique sur avid, assistant monteur, monteur,
mais jamais professionnel en monteur, j’veux dire j’ai monté des choses, mais pour des
réalisateurs de la FEMIS par exemple et après j’ai monté des reportages, des clips vidéos, des
concerts à l’Olympia et qui partaient généralement pour …je travaillais beaucoup à un
moment pendant trois ans pour la télévision ivoirienne, sans être jamais allé en Côte d’Ivoire
mais, c’était un Ivoirien qui vivait à Paris, on est devenu amis, on travaillait beaucoup
ensemble…
Vincent: c’est éclectique donc…
FC: très éclectique. Mais c’est ma volonté dès le départ…
Vincent: ouais pis quand t’as un peu touché à tout dans la formation t’as envie une fois que tu
t’y mets en pratique de toucher un peu à tout aussi, c’est logique. Moi c’est un peu pareil,
enfin c’est complètement différent l’IEP mais c’est très général aussi et c’est souvent mon
122
problème, je suis attiré par plein de trucs et je me dis à la sortie ça risque de bifurquer un peu,
je sais pas, tenter un truc par ci, tenter un truc par là…
FC: moi je pense qu’il faut essayer de se roder à tout, rencontrer plein de sortes de gens, je
pense que ça te blinde pour après…c’est mon idée, après chacun voit…
Vincent : ça se défend…
FC: moi j’ai pas fait d’école, j’ai pas fait la FEMIS, pourtant j’ai passé six mois à travailler
avec des étudiants de la FEMIS dans les salles de montage, mais je l’ai pas faite…et quelque
part…alors évidemment, si j’avais fait la FEMIS je dirais que c’est bien de l’avoir fait…mais
moi je regrette pas de pas l’avoir fait, parce que voilà moi mon parcours il est plus autodidacte
au niveau de la profession pure quoi, et j’en ai chié, je continue à en chier, mais je dirais tu
vois par exemple, pour aborder les gens pour les sujets, je trouve que t’es plus humble, tu sais
mieux la valeur du travail, rien n’a été facile et les gens en face en fait ils te reconnaissent…
Vincent: le travail normalement ça paie toujours…j’espère!
FC: ouais, ouais…oui le travail ça paie toujours…donc j’ai fait tout ça au niveau de la
caméra, mais en fait j’ai été assistant monteur pendant…je sais plus, six ans, dans une boîte
qu’est fermée maintenant, qu’était à Boulogne, qui s’appelait artistique image et… qui…où
y’avait du montage image, du montage son: avid, protools…mixage heu…dolby et bruitage et
enregistrement de musique, c’était un endroit génial parce que t’avais plein de sortes de gens
qui venaient, et dans cette boîte j’étais à la fois assistant technique et assistant monteur, ça a
été un calvaire, j’ai été très bien payé mais à quel prix quoi…
Vincent: oui, logique quoi…
FC: en fait très souvent je dormais sur place, je dormais là-bas…
Vincent: ah ouais carrément?
FC: ah ouais, c’était non stop, ça travaillait jour et nuit…t’avais des jeunes réalisateurs qui
venaient monter leurs films la nuit dans cette boîte. Et mon premier documentaire personnel,
pour moi, mon premier travail sur la Virgen de Guadalupe, je l’ai monté là-bas. Dès le départ
en fait quand je suis rentré dans cette boîte, le patron a regardé mon CV, m’a dit « est-ce que
tu te sens d’attaque? », je lui ai dit oui, la première question que je lui ai posé, c’est
« d’accord vous me prenez je sais que ça va être dur, je veux un salaire relativement
conséquent, intermittent aussi, après est-ce que vous acceptez que je travaille aussi mes
projets personnels sur les machines, dans la société? ». Le mec m’a dit « pas de problème »,
complètement open, « je suis même content que tu veuilles faire ça », heu…« c’est la preuve
que t’es engagé, que tu veux travailler là-dedans, c‘est très bien», donc heu…j’ai sur-exploité
(rire) le matériel qu’il y avait en place! J’ai même acheté mon matériel de tournage par cette
société…
Vincent: d’accord.
FC: …en troquant en fait mon salaire contre le matériel que j’achetais à mon nom, neuf et à
50 % du prix. Donc en fait, professionnellement j’ai plutôt commencé par le montage image,
le montage son j’ai jamais touché, et à partir du montage image, j’avais beaucoup de photos
aussi, j’ai commencé la photo vers 15-16 ans en argentique, avec mon laboratoire et je
développais mes photos. Je faisais que du noir et blanc. La photo c’est très important pour
moi, ça le reste toujours. Pour moi la base c’est la photo. En tout cas plus exactement dans la
ligne pour moi y’a la peinture, le cadre de la peinture, la photographie et le cinéma, pour moi
c’est une lignée. Evidemment, avec le cinéma t’as la musique, le son, le montage tout ça, mais
pour moi c’est une ligne, un cadre, c’est une fenêtre…et donc quoi te dire de plus…depuis
que je suis plus intermittent parce que, très difficile de passer d’assistant quelconque à la
réalisation, parce que t’as pas fait d’école, t’as pas de réseau, les gens que tu connais dans ce
milieu ils te connaissent tous comme un assistant, au mieux comme un monteur et…au
« moins mieux » comme un assistant monteur, donc heu…t’es tout de suite regardé, en fait
tout le monde t’attend au tournant…En plus t’es pas du sérail, t’as pas papa/maman qui
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travaillent dans le milieu, ni tonton ou tata, t’es un fils d’ouvrier, t’es déjà engagé
politiquement, t’ouvres un peu trop souvent ta gueule, donc tout le monde t’attend au tournant
et personne te fait de cadeaux quoi…ce qui fait que…très rapidement, on m’a plus appelé du
tout pour les boulots d’assistant monteur.
« Kurosawa pour moi, c’est le réalisateur qui déclenche tout quand je suis gamin »
Vincent: et le fait d’être au Mexique, ça t’as pas un peu éloigné de tout ça, c’était pas mieux
non?
FC: ça, c’est autre chose, le Mexique ça c’est…heu…y’a eu mon travail professionnel d’un
côté, mon expérience professionnelle, et le Mexique en fait c’est arrivé parce que moi
évidemment je voulais aller à Paris, parce que c’est la ville du cinéma, c’est la ville mondiale
du cinéma et ça le reste pour l’instant, je considère que c’est effectivement la ville où on
projette le plus de films au monde, différents, c’est la plus grande variété de projection de
films au monde, donc pour moi c’était, même si je suis picard et que j’aime pas trop les
parisiens, j’avais pas le choix, fallait vraiment aller à Paris. Les deux premières années, quand
je suis arrivé à Paris, j’étais étudiant à la fac, je bouffais à peu près entre deux et quatre films
par jour…j’allais à la cinémathèque, au forum des images aux Halles. Les deux premières
années, j’ai dû voir je sais pas…un bon millier de films quoi, tous les classiques: Bergman,
Tarkovski, Truffaut, Godard heu…mais surtout les Russes et les Japonais, Kurosawa là
c’est…pour moi Dersou Ouzala, quand j’ai fait ce film là, je pensais à Dersou Ouzala…
Vincent: Dodes Kaden…
FC: Dodes Kaden, ouais…Tout les Kurosawa, y’en a pas à jeter, je les ai pas tous vus, y’en a
encore que j’ai pas vus.
Vincent: moi non plus…
FC: mais je pense en avoir vu les ¾, et pour moi c’est la référence, Kurosawa, et Truffaut
hein…faut pas oublier Truffaut avec l’Enfant sauvage, l’Enfant sauvage pour moi est
vachement important. Mais Kurosawa pour moi, c’est le réalisateur qui déclenche tout quand
je suis gamin, un jour j’ai vu avec ma mère tout petit Les sept samouraïs, j’ai toujours pas
oublié Les sept samouraïs…
Vincent: j’ai toujours pas vu celui-là…J’ai vu Ran mais j’ai pas vu…
FC: Les sept samouraïs est vachement important, parce que c’est sept samouraïs qui vont
prendre…
Vincent: qui vont inspirer les Américains en plus.
FC: Ouais pour Les sept mercenaires, mais c’est la même histoire d’ailleurs, mais au niveau
de la réalisation ça n’a strictement rien à voir, mais Les sept samouraïs, ce qui est
véritablement touchant c’est que les samouraïs étaient des mercenaires en fait à la solde de
l’élite, des grands seigneurs de guerre, donc ils vendaient leurs services.
Vincent: les shoguns…
FC: les shoguns et donc là c’est un village de paysans qui se fait attaquer chaque année…
Vincent: et qui embauche des mercenaires…
FC:…voilà par des bandits et les bandits ruinent le village chaque année, volent les récoltes et
les paysans savent pas se battre donc ils viennent implorer comme ça…
Vincent: les samouraïs…
FC: un vieux samouraï, un très vieux samouraï et le très vieux samouraï est devenu un sage
en fait, un philosophe et il est touché par l’humilité du paysan et sa faiblesse, son
impossibilité à se défendre et il se laisse convaincre par le paysan. Ce qui est totalement
anachronique, ça n’a jamais existé, c’était dans l’idée de Kurosawa. Parce que Kurosawa en
fait a fait partie d’un mouvement d’extrême gauche, il était communiste révolutionnaire.
Vincent: ah ouais, je savais pas ça…
124
FC: avant d’être réalisateur, et il a été engagé en fait, il est rentré en clandestinité pendant
deux ans. Comme révolutionnaire communiste, il voulait déclencher, il faisait partie d’un
mouvement très minoritaire au Japon, il voulait déclencher la révolution prolétarienne
communiste au Japon et il est resté deux ans en clandestinité et il a failli mourir parce qu’il
était tellement clandestin que plus personne ne savait où il était, il était totalement planqué, et
il est tombé gravement malade et il s’est retrouvé tout seul, personne ne savait où il était, il
pouvait plus sortir, il avait plus de forces pour sortir et il a failli y rester, il a failli mourir…et
d’extrême justesse il a réussi à s’en sortir, il est sorti de la clandestinité, et il est devenu
cinéaste parce que son grand frère s’est suicidé. Et son grand frère était un pianiste du cinéma
muet japonais, et quand le cinéma est passé au sonore, toute la profession des pianistes du
muet a croulé, donc ce frère Kurosawa s’est retrouvé au chômage, il a pas pu s’adapter, il a
pas trouvé d’autre boulot…tellement fier, c’était une famille de samouraïs les Kurosawa, le
père était samouraï, le grand-père était samouraï, c’était une grande lignée de samouraïs et
l’honneur etc, le grand frère s’est suicidé et le petit frère en fait évidemment a été
complètement bouleversé par le suicide de son frère et a voulu rendre hommage à son frère,
en faisant du cinéma…
Vincent: c’est beau comme histoire, très japonais…
FC: c’est génial, moi je te conseille Comme une autobiographie, c’est le seul bouquin qu’a
écrit Akira Kurosawa, c’est aux éditions des cahiers du cinéma, c’est un petit bouquin comme
ça (me montre l’épaisseur d’un geste) et il raconte sa vie de l’enfance jusqu’au…si je me
souviens bien cinquième ou sixième long métrage…
(temps d’arrêt pendant lequel je note les références du livre)
FC : Un jour Kurosawa rencontre Renoir dans un festival. Il parle avec Renoir et Kurosawa
lui dit « écoutez, j’ai vu que vous écriviez votre autobiographie, je suis très embêté parce que
y’a plein de jeunes (ils étaient vieux tous les deux hein, c’était vraiment des papis tous les
deux) et heu…voilà je suis très embêté parce que y’ a plein d’étudiants, de jeunes qui me
demandent de raconter ma vie, de savoir comment ça a débuté, comment j’ai fait, comment
j’ai été formé etc…et heu…Kurosawa en fait, dans la tradition japonaise en tout cas à
l’époque, il était très malvenu de raconter sa vie, ça rentre pas dans les canons de
l’aristocratie japonaise et surtout samouraï de déballer sa vie privée etc…
Vincent: oui, je sais ça…
FC: assez mal vu, mais il a quand même demandé conseil à Renoir, et Renoir l’a convaincu
en fait, en fait lui avait pensé pendant longtemps la même chose, que il s’était mis à écrire
parce qu’il pensait effectivement que les jeunes avaient besoin de cette expérience, ils avaient
besoin que des vieux comme eux racontent leur expérience pour les aider, pour les soutenir,
pour heu…en quelque sorte les encourager et que justement ils ne se découragent pas. En
racontant que c’est évidemment extraordinairement dur de faire des films. Et donc Kurosawa
s’est laissé convaincre et a dit « ok d’accord je vais le faire », et il a écrit ce bouquin jusqu’au
moment où il interrompt le bouquin, tu le liras tu verras, il explique pourquoi il arrête
d’écrire, c’est absolument génial, c’est prodigieux.
Documentaire et fiction : « les frontières sont complètement poreuses »
Vincent: Alors, pour en revenir au documentaire, juste je te présente un peu mon sujet, au
départ en fait, je suis partie de l’idée des grands films du type Cauchemar de Darwin, Home
tout récemment, Home c’était très intéressant pour moi.
FC: que j’ai toujours pas vu…
Vincent: Moi non plus je l’ai pas vu mais la polémique en tout cas était intéressante, bref de
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tous ces films qui ont eu du succès et heu…en ce moment du coup c’est un peu la mode de
parler d’un engouement pour le cinéma documentaire, d’un rebond du cinéma documentaire,
tu vois?
FC: ouais.
Vincent: Bon je te dis ce qu’il en est, sans juger pour le moment, et je me suis dit que ça
serait intéressant de confronter ça à la réalité, de voir si on pouvait vraiment parler en ce
moment d’un tel succès du cinéma documentaire et heu…donc voilà je voulais un peu savoir
ce que t’en pensais d’abord généralement là-dessus heu…en confrontant un peu avec ton
expérience, voilà quoi.
FC: Heu franchement je sais pas si c’est si nouveau que ça.
Vincent: ben justement, c’est ça qui est à débattre.
FC: Moi, très sincèrement, quand les frères Lumière font leurs premiers films, les tous
premiers films de l’histoire du cinéma, c’est du documentaire.
Vincent: hum…
FC: Le tout tout tout premier film…
Vincent: la sortie d’usine…
FC: la sortie d’usine, tu sais que y’a trois versions différentes,
Vincent: ouais, j’ai lu le bouquin de Guy Gauthier…
FC: d’accord, donc tu sais que la toute première version elle est complètement improvisée,
les deux autres versions vont être mises en scène
Vincent: oui, oui…
FC: donc déjà les trois premiers films de l’histoire du cinéma, ils sont exactement cadrés de
la même manière, t’en as un qui est un documentaire et le suivant c’est une fiction.
Vincent: Nanouk qui a été refait c’est la même chose…
FC: Ouais, donc heu…documentaire moi je sais pas, c’est un vaste débat mais je crois que
c’est un peu un débat stérile.
Vincent: hum hum…
FC: c’est mon point de vue hein, mais y’a beaucoup de films, tu regardes les films de
Rossellini, toute la…on va dire la nouvelle vague italienne après la seconde Guerre Mondiale,
Rossellini, Riz amer c’est 80% documentaire…
Vincent: donc pour toi, non seulement le documentaire aurait toujours eu un peu du succès
mais en plus il aurait souvent été mixé avec la fiction en fait…
FC: pour moi oui, après ça dépend de qui on parle évidemment, si on commence à parler de
Griffiths ou de Eisenstein, là on n’est plus du tout dans le documentaire, c’est du studio, tout
est bien cadré, c’est super mis en scène.
Vincent: Même contemporainement, Winterbottom, des choses comme ça c’est du docufiction quoi…
FC: bah, regarde le…
Vincent: Watkins aussi…
FC: ah ouais, Peter Watkins c’est génial ouais, mais regarde même le Ken Loach…
Vincent: oui, c’est vrai…
FC: Ken Loach c’est énormément d’improvisation, regarde heu l’autre là, Shadows, Une
femme sous influence heu…Cassavetes
Vincent: ah oui? Ça non je connais pas…
FC: ah essaye de voir les films de Cassavetes, John Cassavetes ils sont sublimes, c’est un
réalisateur sublime, et je pèse mes mots et heu…essaye de regarder surtout Une femme sous
influence, dès le départ en fait ce qu’il fait John Cassevetes, il a un scénario…
Vincent : ça s’écrit comment Cassavetes?
FC: C-A-S-S-A-V-E-T-E-S, comme ça se prononce, un Américain d’origine grecque, qui a
développé son cinéma à Hollywood mais complètement en parallèle, son premier film est
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monté dans son garage, avec ses amis. Tous ses acteurs, Peter Falk était un acteur de John
Cassavetes, c’était un acteur également John Cassavetes, et la totalité des gens qui travaillent
sur ses films sont ses amis. Gena Rowland c’est sa femme. Et c’est vraiment un groupe, c’est
une tribu en fait. Et si tu regardes bien ses films, mais lui en a parlé plusieurs fois, dans même
des entretiens filmés des fois. Y’a un entretien filmé de John Cassavetes qui est génial,
cinéma de notre temps ou cinéastes de notre temps je sais plus, où il dit que voilà, il met les
acteurs et les actrices dans une situation, et il faut pas qu’ils la jouent mais qu’ils la vivent, et
très souvent en fait ça glisse soit vers une joie intense, un plaisir intense, beaucoup d’alcool,
soit des moments comme dans une femme sous influence, en fait c’est une femme qui tout
doucement a tendance à glisser vers la folie, et en fait, quand tu regardes le jeu de l’actrice, ça
peut pas être construit, ça peut pas être prémédité. Il les filme à chaud, il les pousse à bout, il
les pousse, il les pousse, il les pousse, il les pousse et il attend que ça déborde… et il filme.
Donc en fait, en quelque sorte, ça a encore à voir avec le documentaire pour moi.
Vincent: de toutes façons c’est un courant qu’on retrouve souvent enfin j’ai lu pas mal de
trucs là-dessus, sur heu y’a pas de différences entre docu et fiction, y’a de la réalité partout. Je
sais plus qui c’est qui a dit là « filmer la réalité avec les outils de la fiction » ou l’inverse je
sais plus quoi « filmer la fiction avec les outils de la réalité », tout ça se confond.
FC: oui, bien sûr. Les frontières sont complètement poreuses.
Vincent: non mais c’est donc intéressant d’avoir ton point de vue parce que heu…justement
des fois on peut retourner le sujet comme ça.
FC: oui, y’a plein d’exemples. Après, ce qui est sûr c’est que un autre réalisateur que j’adore,
comme tout le monde, enfin je veux dire tout ceux qui veulent faire des films adorent
Hitchcock. Hitchcock par exemple n’a rien à voir avec le documentaire. Tout est mis en place
et c’est comme Fritz Lang. La caméra elle est là, tout est mesuré, tout est calculé, même à
l’écriture, story-boardé, la caméra elle est là, elle est pas un mètre à côté, elle est là! Tout le
cadre est pensé, toutes les lignes sont pensées, tous les jeux d’acteur sont hyper théoriques en
fait. Tout est répété tout est…donc heu c’est plus ou moins je dirais tu vois enfin…
Vincent: oui oui, ça dépend après des auteurs et de leurs façons de faire.
FC: voilà d’ailleurs même moi dans mon film des fois je me suis amusé, je sais pas, t’as dû le
remarquer puisque c’est ton sujet mais… y’a des fois en fait ça tourne vers la fiction mon
film, mais au montage.
Vincent: ouais parce qu’après avec le montage tu peux faire ce que tu veux…
FC: moi j’ai fictionné avec le montage, pas au moment du tournage. Au moment du tournage,
oui je choisi l’environnement, je choisi le cadre, le décor etc… l’ensoleillement heu…
Vincent: parce qu’au moment du tournage aussi le fait de détourner comme ça, c’est aussi
une question d’intégrité avec les gens avec qui tu tournes et de pas les tromper aussi.
FC: de pas les tromper.
Vincent: On peut faire au montage ça va, parce que ça peut donner un effet mais le faire au
tournage c’est autre chose parce que tu es face à des gens et tu peux pas forcément les
manipuler comme ça.
FC: ah non, non….
Vincent: y’en a qui le font d’ailleurs, genre Moore…
FC: ça dépend, c’est-à-dire que par exemple…
Vincent: après c’est une question de déontologie personnelle…
FC: … Lino, le fils de républicain espagnol, tu sais celui avec des lunettes là…
Vincent: ouais celui qui se dit venu de l’exil là…
FC: voilà c’est un enfant d’exilé, un enfant de républicains espagnols. Sa mère était
anarchiste.
Vincent: ouais à la FAI (rire)
FC: Lui par exemple c’est un citadin. Il est né à Mexico et il a un caractère totalement citadin,
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il est architecte…
Vincent: dessinateur…
FC: il est vraiment hyper citadin. Il a rien à voir avec le monde paysan lui. Lui c’est un
magoniste. C’est la théorie anarchiste, mais lui par exemple je l’ai mis dans un cadre naturel.
Je voulais, il était hors de question que je le filme en ville.
Vincent: d’accord ouais.
FC: donc heu, Lino Muños lui je l’ai tanné pour qu’il vienne dans l’état de Morelos, parce
que je voulais qu’il soit dans un environnement naturel. Donc tu vois, tu manipules autant que
tu peux. Après sur d’autres gens par exemple, l’autre paysan avec son chapeau…
Vincent: celui qui est en train d’arroser…
FC: voilà qui répand son insecticide là…
Vincent: ouais (rire)
FC: lui Domingo Patcheco lui par contre impossible de… c’est impensable…
Vincent: de l’amener en ville (rire)
FC: non mais tu vas pas voir un mec comme ça, un paysan en lui disant…enfin, tu connais le
monde paysan comme moi quoi, tu vas pas voir un paysan comme ça et lui dire « est-ce-que
vous pouvez venir à telle heure, à tel endroit dans le kiosque du village ou devant l’église? »
Il viendra pas. Jamais. Il te dira « si si bien sûr » mais il viendra jamais. Donc à quel moment
vous travaillez, à quelle heure, à quel endroit. Il te répond. « Est-ce que vous voulez, est-ce
que vous acceptez de répondre à quelques questions? » « Oui mais pas longtemps hein…Dix
minutes hein parce que j’ai autre chose à faire hein. J’ai du travail moi… »
Vincent: ouais, par contre ça après quand tu leur parles, généralement les dix minutes elle
sont vachement longues (rire). Ils te disent ça, mais en fait quand tu les lances après ils
peuvent te parler…
FC: si le sujet les intéresse.
Vincent: voilà, si tu les as touchés
FC: ouais, y’a manière et manière de les prendre aussi. Les paysans tu ne peux pas, et
d’ailleurs c’est très bien comme ça, tu ne peux pas les brusquer. Faut leur laisser le temps et tu
te soumets à leur temporalité, sinon tu n’as rien d’intéressant. Simplement.
Succès du documentaire : « pour moi ça tient au sujet »
« matériellement, concrètement, je pense qu’il est plus facile de faire du documentaire
aujourd’hui »
Vincent: Hum, alors par contre ce succès médiatique du documentaire aussi je me demandais,
je voulais savoir en tout cas si ça correspond dans la réalité du processus de réalisation tout ça
à plus de facilité, est-ce que d’après toi le fait qu’on en parle plus maintenant veut vraiment
dire qu’il y a plus de production et que c’est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui
qu’avant…Parce que toi par exemple j’ai l’impression que tu rencontres des difficultés, tu
disais ce matin la production tout ça, c’était pas évident, voilà, est-ce qu’en ce moment c’est
plus facile qu’avant et que c’est pour ça qu’on en parle ou pas ?
FC : Pour moi ça tient au sujet. Dans mon cas, dans le cas précis de ce film ça tient au sujet.
C’est que la majorité des producteurs, voire la quasi-totalité des producteurs, en France,
viennent de la haute bourgeoisie et les discours anarchistes pour eux sont intolérables…y’en a
qui me l’ont dit hein…j’ai rencontré une vingtaine de producteurs là en quatre ans, y’a
carrément des producteurs qui m’ont dit « ton film je le prends, je te paye tout, je te donne tes
heures » et tout ça, « mais tu m’enlèves tout les textes anarchistes ».
Vincent : c’est dingue quand même, parce que le zapatisme c’est autre chose, c’est pas
comme si c’était un pamphlet anarchiste, c’est quand même un mouvement reconnu
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maintenant, avec tout le bruit qu’il y a eu autour, c’est quand même un mouvement dont on
accepte de parler, c’est pas comme si on parlait de l’obscur brigand anarchiste de…
FC : oui (ne cesse d’acquiescer pendant ma remarque), oui, mais si tu veux, la base du
zapatisme historique c’est la volonté d’autonomie, d’autonomie des villages qu’on aurait
formés en communes, c’est une volonté d’autonomie. L’autonomie, c’est la base de
l’anarchie, les anarchistes ne parlent que de ça, que ce soit Proudhon, Kropotkine, tous, les
Russes, les Français, les Espagnols, la base de l’anarchisme c’est l’autonomie, et l’autonomie
sur plusieurs niveaux : c’est l’autonomie individuelle, intellectuelle, l’esprit critique et tout ça
doit naître de l’autonomie intellectuelle de l’individu, après l’autonomie économique,
posséder les moyens de production etc…c’est l’autonomie économique, et après l’autonomie
on va dire carrément au niveau général dans un pays : pas d’Etat central. Pas d’autorité et pas
d’Etat central. Donc le zapatisme intrinsèquement, dès l’origine en fait Zapata c’est un
anarchiste qui s’ignore.
Vincent : Hum.
FC : Parce que toutes les volontés, mais en fait ce qu’on appelle « le socialisme premier », tu
sais des fois le socialisme y’a des historiens ou des politologues un peu vulgaires, très
bourgeois, qui parlent du « socialisme primitif »…
Vincent : Oui.
FC :…tu sais, des villages, cette solidarité qu’il y a au sein des villages entre les villageois,
certains appellent ça le socialisme primitif, en fait ce socialisme primitif, il a beaucoup plus à
voir avec le monde libertaire qu’avec le monde communiste par exemple, ou avec la théorie
marxiste. Et d’ailleurs au Mexique le marxisme n’a quasiment jamais pris.
Heu…mais pour revenir à ta question, si aujourd’hui heu…matériellement, concrètement je
pense qu’il est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui avec la vidéo qu’hier avec le
film, pour des raisons simples, économiques, pour tout, par exemple heu…pour faire un film
en 35, en 16 ou en super 16, un documentaire, tu vas réfléchir à deux fois avant de mettre ta
caméra en marche, parce que la péloche coûte très cher. Moi pour le film que t’as vu je suis
revenu avec 60 heures de rushs. C’est ça la très grande différence, c’est que la vidéo, le
numérique te permet une plus grande liberté de tournage, dans le sens où tu peux en fait tenter
beaucoup plus de choses.
Vincent : hum, mais ça c’est vrai aussi pour la fiction…
FC : heu…oui. Mais ça dépend pour quoi, la fiction en quoi, en 35, en…
Vincent : je veux dire, c’est technique, c’est un argument qui touche aussi la fiction, c’est
plus facile aussi pour la fiction.
FC : depuis que le HD existe tu veux dire ?
Vincent : ouais.
FC : ah ben oui, oui. C’est sûr et certain. Moi j’ai travaillé en post production pendant
longtemps, j’ai vu le HD arriver, on passait de heu…je sais pas, je dis n’importe quoi, de 30
heures de rushs en 35, à 60 heures de rushs en HD.
Vincent : Mais ce que je veux dire c’est que, est-ce que le documentaire a réussi à gagner du
terrain aujourd’hui, sans parler techniquement et tout ça, parce que par exemple j’ai déjà parlé
avec un autre réalisateur qui me disait « oui mais heu pour moi on parle beaucoup des
documentaires mais pour nous localement à Toulouse, c’est toujours aussi difficile, les
télévisions c’est dur d’y passer et tout passe par la télé », tu vois par rapport à la fiction je
voulais dire, est-ce qu’il a gagné du terrain par rapport à la fiction, parce que le truc technique
que tu dis ça marche aussi pour la fiction, ça avantage les deux tu vois…
FC : c'est-à-dire que au cinéma c’est clair que le Cauchemar de Darwin, il serait jamais sorti
au cinéma 15 ou 20 ans avant. Ca c’est sûr. C'est-à-dire que oui, il y a 15/20 ans, tu n’avais
quasiment jamais de documentaires au cinéma, c’était très très rare, t’as le film de Cousteau tu
te rappelles il a fait la palme d’or…
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Vincent : Le monde du silence tout ça ?
FC : Oui, mais c’était exceptionnel, t’avais les frères de Rossif, mais heu, ça n’avait rien à
voir avec ce que c’est aujourd’hui…
Vincent : alors justement, comment tu peux expliquer ça maintenant ?
Réception du documentaire par le public : « les gens je pense se réfugient un peu dans le
documentaire pour retrouver les racines de chacun et…parce qu’en fait les gens ce
qu’ils aiment, c’est être différents les uns des autres »
FC : ben, c'est-à-dire que je pense que les spectateurs ils ont pris goût aussi à une espèce
de…ce qu’on appelle le cinéma du réel. En fait ils se sentent plus, ils se reconnaissent plus
dans l’image en voyant des gens un peu comme eux quoi, qui sont pas des acteurs, qui sont
des vrais gens; et ça c’est vrai, ça a commencé il y a une quinzaine d’années, les gens ils se
reconnaissent, ils aiment ça.
Vincent : une quinzaine d’années, par rapport à quoi tu dis ça ?
FC : Pour moi, c’est essentiellement technique, ça vient de l’arrivée de la vidéo et du
numérique.
Vincent : d’accord.
FC : ça vient de ça.
Vincent : ça a facilité le fait de montrer…
FC : ça a libéré…
Vincent : c’est vrai que le documentaire implique de filmer beaucoup plus que la
fiction…Donc ouais, c’est vrai que ça a pu faciliter les choses…
FC : ouais, ouais, voilà…ça a ouvert une porte, d’un seul coup on pouvait vraiment accéder
au réel et faire du cinéma du réel.
Vincent : ouais parce qu’avant t’en avais qui se plantaient des jours d’affilée en attendant que
le truc arrive…
FC : voilà oui…
Vincent : et heu…est-ce que pour toi ça peut s’expliquer aussi cette volonté de voir des gens
un peu comme nous finalement, de se rapprocher un peu du réel, d’avoir plus de réalisme, estce que ça peut s’expliquer par un rejet plus ou moins relatif de la fiction et de toute la
fantasmagorie qu’elle crée…
FC : non, je pense pas ça…Non moi je pense pas, les gens adorent qu’on leur raconte des
histoires, pour moi les hommes sont d’éternels grands enfants, ce qu’ils adorent c’est qu’on
leur raconte des histoires…et, moi personnellement dans ma famille qu’est pas du tout liée au
cinéma, pour tout te dire en fait, les gens vont quasiment pas faire de différence entre le
documentaire et la fiction. Et d’ailleurs si tu leur parles de ça, ils vont pas comprendre, parce
que pour eux une bonne histoire c’est une bonne histoire, un bon film c’est un bon film, si ils
ont été pris ils ont été pris. On leur a raconté une bonne histoire, ils sont contents, ça va leur
rester en mémoire, ils vont en parler après, que ce soit fiction ou documentaire, pour eux ça
n’aura aucune importance…donc je pense pas que les gens soient moins attirés aujourd’hui
par la fiction, je pense pas, je pense que c’est la fiction qui est en train de changer, c'est-à-dire
les modes de production de la fiction, et l’attitude des producteurs, face à la production de
fictions. C’est que, particulièrement en France, je trouve que le cinéma est vraiment en train
de perdre en qualité. Moi de mon côté…
Vincent : cinéma français tu veux dire ?
FC : cinéma français ouais…y’a des exceptions, mais je trouve que globalement, évidemment
par rapport à l’avant guerre, l’après guerre, évidemment les années 1960-70, la Nouvelle
Vague et tout ça, jusqu’à Blier heu…il reste des Tavernier, des Blier etc…
Vincent : Moi personnellement aujourd’hui j’aime beaucoup Audiard, Jacques Audiard…
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FC : Bien sûr. Ben c’est le meilleur je pense effectivement en ce moment, je pense c’est le
meilleur réalisateur français. C’est indéniable, indéniable. Mais d’ailleurs, il a du mal à
produire ses films hein…
Vincent : C’est fou, vu ce qu’il fait…
FC : c’est hallucinant, c’est dingue. Alors qu’il est reconnu partout…
Vincent : ah oui partout, et puis du point de vue critique aussi hein…
FC : Par contre les producteurs disent que c’est pas un cinéma suffisamment populaire, un
peu compliqué, difficile d’accès, et en fait c’est des conneries de producteurs.
Vincent : « De battre mon cœur c’est arrêté » il a quand même eu un grand succès, je veux
dire, je sais pas ce qu’il leur faut…
FC : Mais ils considèrent que c’est pas vraiment du cinéma populaire…
Vincent : oui, c’est plus cérébral, d’accord…
FC : (continue sur sa lancée) ce qui est complètement con heu…mais heu, est-ce que la
fiction tend à s’effacer au profit du documentaire, en tout cas au cinéma je pense pas un seul
instant.
Vincent : alors dans ce cas là, moi je suis plutôt d’accord avec toi là-dessus personnellement,
mais est-ce qu’on peut dire dans ce cas là que, je sais pas, ce rapprochement du public, du
documentaire et du public, est-que pour toi ça viendrait plutôt d’une prise de conscience des
gens, est-ce qu’ils se sentent concernés par des sujets plus réels et qu’il ont plus envie de
s’impliquer, je sais pas ?
FC : (Un temps)
Vincent : tu vois, là ça rejoint plus mon sujet, écologiquement, Home, le Cauchemar de
Darwin et tout ça, le fait que les gens s’impliquent dans le truc, qu’ils aient envie de voir des
films comme ça, qu’il y ait un mouvement qui se crée, est-ce que ça veut dire, est-ce que ça
révèle un intérêt plus grand ?
FC : mais de toute façon je pense que t’as raison, je pense que y’a un intérêt croissant
de…y’a cette mondialisation là, tu vois, cette espèce de globalisation comme ça, les gens ont
peur d’un nivellement général et d’une perte d’identité, et je pense que ça c’est valable
absolument partout, pas qu’en France….et je pense que le documentaire en fait est lié à ça,
c’est-à-dire que cette peur du global, et que tout le monde bouffe pareil, tout le monde bouffe
les mêmes merdes et heu…une espèce de fausse culture universelle qui serait basée sur le
monde anglo-saxon et la langue anglaise, sur le mode de vie anglo-saxon…
Vincent : plus généralement occidental…
FC : et généralement occidental ouais, je pense que ça fait très peur aux gens…Et le
documentaire qui arrive lui avec une conception beaucoup plus…
Vincent : concrète ?
FC : Concrète, mais limitée dans un espace et un temps précis, les gens je pense se réfugient
un peu dans le documentaire pour retrouver les racines de chacun et…parce qu’en fait les
gens ce qu’ils aiment, c’est être différents les uns des autres, ça veut pas dire être intolérant,
mais chacun a une identité propre, et de toute façon c’est le cas, historiquement,
géographiquement, climatiquement, on a des identités propres et…je pense que c’est une
espèce de réaction en fait…
Vincent :…et ce qui expliquerait aussi du coup heu…pas le rejet des fictions, mais par contre
la fiction a vraiment tendance à construire des stéréotypes justement, créer des identités, des
personnages tous pareils…
FC : ouais, complètement.
Vincent : 1m80, super beau, avec tel ou tel détail physique, c’est vrai par contre que le
documentaire comme tu dis nous donne l’image de gens qui ont leur personnalité et dans
lesquels on peut éventuellement se retrouver…
FC : ouais, et dans une culture particulière…très particulière…
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« Documentarisation » de la fiction : « j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien
elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un mouvement, […] tout le temps, donc heu…, si
t’as une peur mondiale, universelle, eux ils foncent dedans, ils savent très bien que ça va
marcher… »
Vincent : ouais, heu qu’est-ce que je voulais dire…oui, ce qui est marrant aussi, ce que j’ai
noté, c’est que par contre dans les fictions en ce moment, on a tendance à voir de plus en plus
de réalisme…
FC : de plus en plus tu penses ?
Vincent : bah, en tout cas en ce qui concerne l’écologie, c’est marrant de voir des films qui
traitent de plus en plus du sujet, genre les Fils de l’homme, Wall-E…
FC : Ah ouais, les Fils de l’homme, je voulais le voir…
Vincent : enfin, y’a plein de films, même sans parler de l’histoire, du scénario, qui peut être
totalement américanisé, comme le dernier avec Keanu Reeves, le jour où la Terre s’arrêtera
ou je sais pas quoi…
FC : Ouais.
Vincent : mais qui partent quand même sur des constats où la Terre s’est éteinte, où les
hommes ont tout détruit, tu vois, c’est marrant quand même…
FC : Ouais.
Vincent : C’est marrant de voir que la fiction commence aussi à s’intéresser au sujet
écologique quoi…
FC : parce que c’est vendeur…
Vincent : ah voilà, c’est ce que…
FC : c’est du business…Moi je le vois que comme ça, c’est du business…
Vincent : donc pour toi ce serait un créneau à exploiter en ce moment ?
FC : Mais bien sûr, bien sûr…Même Obama maintenant, le président des Etats-Unis, est en
train de parler de l’avenir de l’économie, de l’écologie, de toutes les filières de l’économie qui
vont avoir un futur dans l’écologie…C'est-à-dire que ça devient une espèce de label, qui
permet de, parce que les gens sont inquiets de cette histoire-là, avec raison, on est quand
même des grands mammifères, on est de grands singes, je veux dire si les climats changent
complètement, bah oui c’est l’instinct, c’est le cerveau reptilien qui rentre en jeu hein…c’est
que les gens pfuit pfuit, ils commencent à fouetter sévère…et donc heu, bah pas fou hein,
j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un
mouvement, surtout si c’est planétaire, parce que l’industrie hollywoodienne elle, elle vise la
planète…tout le temps, donc heu…, si t’as une peur mondiale, universelle, eux ils foncent
dedans, ils savent très bien que ça va marcher…
Vincent : ça c’est un danger l’exploitation du truc, à force ça peut mener au discrédit ou alors
à la lassitude…
FC : Ouais ! Une lassitude, et voire des fois les gens comprennent plus rien…et on injecte
aussi énormément de…le cinéma hollywoodien pour moi, quand il traite de l’écologie, il est
énormément anxiogène, tu sais tu as ce film, Le jour d’après, un truc comme ça, un film
hollywoodien absolument gigantesque, t’as une énorme vague qu’arrive à New York, tu vois
les plans…
Vincent : le titre me dit quelque chose mais…ah oui, c’est pas le dernier avec Will Smith là ?
Où il se retrouve tout seul ?
FC : nan, ça c’est encore un autre…mais y’en a plein de ce type là en fait maintenant,
Vincent : et oui, c’est ce que je me disais…
132
FC : et en fait c’est des films qui sont vraiment dans une, enfin…oui dans l’anxiété la plus
crue, on va vers l’apocalypse, on va vers le chaos…Les Etats-Unis de toute façon c’est une
culture protestante, anglo-saxonne, et elle est liée à cette histoire tu sais de…d’apocalypse.
J’étais en…au Nouvel An 2000, j’étais à New York avec ma femme mexicaine et heu…au
moment où ils ont bloqué Manhattan, Manhattan a été bloqué deux jours avant le Nouvel An,
tous les magasins étaient protégés, toutes les façades, avec des bois, des planches de bois, et
t’en avais même qui avaient installé…t’avais même des endroits, des bijouteries qui étaient
protégées par des sacs de sable ! Je trouvais des bouquins, des journaux gratuits dans les rues
de New York, où on te disait en gros caractères comme ça, « l’apocalypse arrive ».
(Interruption pour payer les consommations)
FC : et pour t’illustrer tu vois comment les Américains en fait sont étrangement…ouais, ils
ont une vision du monde apocalyptique. Je pense…
Vincent : Ouais, ils sont un peu paranos…
FC : Je pense que cette histoire de journaux est complètement paranoïaque…Ils ont peur de la
forêt…
Vincent : du roquefort ! (rire)
FC : Ils ont peur de tout ! Tout ce qui est naturel…Pourquoi la destruction du monde
autochtone américain aux Etats-Unis ? Pourquoi une telle rage, une telle énergie pour détruire
les originels ? Parce que ils sont liés à la nature. Les Anglo-saxons qui arrivent sur le
continent américain, ils sont pas du tout liés à la nature, et ils arrivent en plus dans une nature
qu’ils méconnaissent totalement…
Vincent : Ils sont liés en plus à la révolution industrielle à l’époque, c’est complètement
l’opposée…
FC : voilà, ouais, et moi je me souviens en cours à la fac y’avait, j’avais un excellent prof
de…uniquement sur le cinéma américain hollywoodien, et il avait fait pendant je sais
plus…un mois, il avait uniquement traité de la forêt, la représentation de la forêt dans le
cinéma hollywoodien, dans toute l’histoire du cinéma hollywoodien, et c’était
génial…l’appréhension, l’appréhension face à la nature… la peur de la nature, la peur du
bois…Qu’est-ce qui fait le plus flipper les Américains ? Le projet Blair Witch, pourquoi ?
Parce que c’est en pleine forêt, en pleine nuit…
La dénonciation, rôle du documentaire ? : « C’est chaque individu, chaque réalisateur
qui a sa morale, son éthique, sa conscience propre »
Vincent : c’est super intéressant ça…et heu…malgré ça, pour toi bon bah sur le thème de
l’écologie c’est vrai que c’est un peu bancal tout ça, ça devient un peu difficile de continuer
dans le truc sachant que ça va devenir un sujet super exploité et tout ça, mais est-ce que en
général le docu reste quand même un moyen de dénoncer des choses et d’alerter le public ?
FC : oui.
Vincent : Toi tu le prends comme ça ?
FC : Oui, je sais pas si tout le monde le fait…y’a des gens qui font du documentaire tu sais
qui vont aller au Mexique et qui vont se contenter de faire un film sur les Indiens qui dansent
avec des plumes dans le cul tu vois, enfin c’est vulgaire ce que je dis mais ça dépend, y’a des
gens qui veulent dénoncer…
Vincent : Ce que je veux dire c’est qu’est-ce que ça peut être le rôle du documentaire pour
toi, quel peut être le poids, l’impact, le rôle du documentaire…heu sur l’écologie c’est
clairement de sensibiliser la population, est-ce qu’on peut étendre aux autres objets, est-ce que
c’est ça le rôle du documentaire ou…
FC : je sais pas si c’est le rôle du documentaire…
Vincent : est-ce qu’on peut parler de rôle d’ailleurs…
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FC : voilà…tout simplement, je sais pas franchement si le documentaire a un rôle déterminé.
C’est chaque individu, chaque réalisateur qui a sa morale, son éthique, sa conscience propre et
qui va…Sauper va vouloir dénoncer quelque chose, une réalité qui existe depuis longtemps, la
vente d’armes européennes occidentales en Afrique heu…
Vincent : oui finalement il ne faut pas enfermer les genres dans une dénonciation de…dans la
fiction aussi, certains cherchent à dénoncer mais c’est pas le lot de tous…
FC : oui, non, tu peux pas…exactement, y’en a qui ont envie de dénoncer des choses et tu en
a d’autres qui ont absolument pas envie, d’ailleurs qui ont aucune conscience politique…
Vincent : j’ai vu un premier film, le premier film que j’ai vu ici dans…c’était jeudi, c’était
« A girl & a gun, film ist » là, de l’Autrichien là…Gustav Deutsch…
FC : je n’ai vu aucun film encore…
Vincent : c’était étanche, mais alors pas du tout politique…
FC : ah ouais ?
Vincent : un peu quand même, ça abordait le féminisme mais vraiment d’une manière
détournée et très opaque pour moi !
FC : Tout le monde n’a pas une conscience politique…
Vincent : non non, c’est pas un jugement que j’émets hein, justement j’essaye de…
FC : moi j’ai même rencontré des réalisateurs qui n’avaient rien à dire ! J’suis désolé, quand
je regarde Amélie Poulain… (un temps)
Vincent : ouais finalement c’est vrai que le message derrière est pas…Pourtant moi j’aime
beaucoup ce film mais…
FC : Il a strictement rien à dire désolé, après on peut admirer la technique, y’a plein d’idées
qui sont vachement belles, l’accumulation des choses…
Vincent : les détails…
FC :…(continue sur sa lancée) le collectionné, le détail tout ça, oui d’accord mais moi j’ai
beaucoup d’amis Mexicains qui adorent le cinéma français, qui vont voir…à Oaxaca
d’ailleurs, dans la ville de Oaxaca y’a quasiment chaque semaine, t’as des films français qui
sont projetés là-bas…et on va dire l’intelligentsia mexicaine est très friande du cinéma
français, et depuis quelques années tous mes amis au Mexique qui m’écrivent des mails sont
écœurés, quand Amélie Poulain est sorti, un de mes meilleurs amis qui est prof d’histoire à
l’université de Puebla, c’est un très grand spécialiste de l’histoire du 19ème siècle mexicain,
très très grand intellectuel heu…il est allé voir Amélie Poulain, il m’a écrit un mail en me
disant « mais qu’est-ce que c’est que cette merde, là je reconnais plus du tout la culture
française, je reconnais plus le cinéma français » et je comprends…
Vincent : quand j’y étais moi je voyais des affiches pour Ensemble c’est tout, Cœurs de
Resnais…
FC : ah ouais ?
Vincent : dans un cinéma d’art et d’essai…
FC : ah non ils adorent le cinéma français…mais ils adorent le cinéma français qui est
vraiment inscrit dans notre culture quoi, les purs et durs ouais, comme Resnais…
Impact des documentaires : « un film n’a jamais changé le monde »
Vincent : Hum…en tout cas c’est quand même…enfin, après ça c’est mon sujet mais pour
l’écologie, rien que pour l’écologie, rien que les polémiques qui ont éclaté sur le Cauchemar
de Darwin et là tout récemment sur Home, ça montre bien que quand même y’ a des trucs qui
sont dénoncés qui plaisent pas à tout le monde…
FC : c’est sûr…
Vincent : et que ça gêne, parce que t’as vu là tout de suite après le film, « ah oui, il a
influencé les élections européennes… »
134
FC : ouais, ouais ouais. Ce qui peut être vrai…
Vincent : mais bon, c’est ce qu’on disait, ça dépend des sujets et des documentaires…
FC : Après je sais plus quel réalisateur avait dit heu… « un film n’a jamais changé le
monde…aucun film n’a jamais changé le monde… ». Et ça c’est vrai. Après, y’a des films qui
influencent quand même…un exemple un peu con : mais toi aussi, enfin t’es pas vraiment du
Nord, mais t’es déjà un peu du Nord…
Vincent : pour ici j’suis du Nord ! (rires) largement assez !
FC : complètement ouais (rires), et mais, on pense ce qu’on veut, c’est comme Amélie
Poulain, on pense ce qu’on veut de Bienvenue chez les Ch’tis, mais ce film-là, c’est pas une
révolution, c’est pas un chef-d’œuvre, mais ce qui est sûr c’est qu’il a changé la vision des
gens du Nord, ça c’est sûr et certain. Et ça c’est fait.
Vincent : et même quand tu vois que le Cauchemar de Darwin fait baisser les ventes de la
perche du Nil…Les films peuvent avoir des conséquences même bon assez minimes comme
ça, mais c’est quand même des choses dans le comportement quotidien des gens tu vois…
FC : Disons qu’ils provoquent une prise de conscience sur tel ou tel sujet, mais après ils
changeront pas le monde…
Place de la télévision dans la diffusion des documentaires : « moi le film que t’as vu ce
matin, il a été proposé à Arte, Arte l’a refusé sans donner de raison […] plus tu veux
traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le moindre détail de ton
sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile… »
Vincent : Bon bah voilà c’était globalement ça que je voulais aborder…une dernière petite
chose, on en parlait tout à l’heure, est-ce que tu me confirmes alors, quand je te disais que
l’autre réalisateur que j’avais vu là, il me parlait de la télé, du fait que c’était assez
inaccessible pour lui, pour d’autres réalisateurs plus locaux de passer à la télé, que c’était
vraiment chaud d’obtenir des créneaux horaires, tu confirmes ?
FC : Complètement.
Vincent : et heu…est-ce que la télé est vraiment centrale pour devenir, enfin, pas pour
devenir célèbre, je veux pas dire ça, mais heu pour émerger plutôt ?
FC : Ecoute, moi le film que t’as vu ce matin, il a été proposé à Arte, Arte l’a refusé sans
donner de raison, moi ce que je remarque à la télé c’est que y’a une baisse graduelle de la
qualité des programmes, TF1 on en parle même pas. M6 non plus.
Vincent : en général tu parles ?
FC : Ouais, en général. France Télévisions, Arte, c’est pareil, c’est la chute. Quand on te dit
« non Monsieur, votre documentaire il va pas être sous-titré, il va être doublé », comment ça
doublé ? Moi dans mon film justement j’aborde la problématique des langues.
Vincent : ouais, c’est indoublable…
FC : je veux qu’on l’entende la langue nahuatl…sinon, ça n’a aucun sens.
Vincent : nan mais ça, va faire comprendre à des producteurs bouchés…
FC : donc si j’écoutais Arte, j’enlève les textes de Flores Magon, parce que ça dérange, ça
dérange les bourgeois, pis ça fait peur aux gens, donc faut l’enlever. Après, j’enlève toute la
thématique sur la langue nahuatl : Zapata, on s’en fout qu’il parle nahuatl ou pas, on s’en
branle. Les trois femmes, elles ont plus lieu d’être : qu’est-ce qui reste du film ?
Vincent : ouais…Mais ça malheureusement, c’est parce que toi et moi, moi à un moindre
degré parce que je suis pas resté aussi longtemps, mais j’aime quand même beaucoup ce pays,
d’ailleurs ton film m’a beaucoup beaucoup ému ce matin, j’avais même les larmes aux yeux
parfois parce que j’avais vraiment envie d’y retourner…
FC : c’est vrai ? Merci, ça me fait plaisir.
135
Vincent : j’avais envie d’y retourner…pis c’était pas forcément toi, ton film, mais aussi ce
que tu montrais…
FC : les gens, tout simplement, les gens…
Vincent : voilà, pis j’suis tellement attaché à ce pays maintenant, j’y suis allé deux fois mais
ils sont tellement entrés dans mon cœur je sais pas, je pouvais tout à fait comprendre ce que tu
avais vécu en le tournant, tout ces gens-là, je les comprenais tout de suite facilement tu vois ?
Bon je sais plus pourquoi je raconte ça mais…Si voilà, c’est difficile de faire comprendre ça à
un producteur qu’a jamais connu le Mexique…
FC : Oh et puis tu sais les producteurs, moi j’en ai vu des producteurs heu… « oui, M. Caron,
oui très bien donc j’ai lu votre dossier heu (en mimant)…oui ça a l’air très intéressant votre
film…bon il est déjà monté c’est ça ? C’est fini ? Ah bon ben on va le regarder en DVD… »
Très bien, on s’assoit, on s’installe, le producteur prend la télécommande, s’installe tu vois,
devant son superbe écran plasma qui coûte quasiment le prix d’une caméra, et
heu…commence à regarder le film et heu…son téléphone sonne, il répond, parle pendant
5mn, le film y continue à rouler…
Vincent : ah c’est fou…
FC : Il se lève, il va faire un tour, il vient se rasseoir, d’accord très bien…ça resonne, ah, il
reprend sont téléphone, il se lève, va répondre…ça a duré une demi-heure, une demi-heure ! Il
est reparti une troisième ou quatrième fois, j’ai dit stop, j’ai sorti le DVD je l’ai remis dans la
pochette, je suis allé le voir avec son téléphone, il a changé de main il m’a dit « merci au
revoir »…Nan c’est bon quoi, c’est bon, faut quand même pas se foutre de la gueule du
monde quoi…Moi après, ma sœur me l’a dit d’ailleurs ce matin, ma grande sœur était là, et
heu…elle me dit en plus on doit être très susceptible, comme toi quand on te parle de ton film,
ça doit être terrible en fait si on commence à te dire du mal ou si on émet un doute…
Vincent : hum…
FC : nan mais c’est vrai…c'est-à-dire quand t’as passé cinq ans sur un film, le tournage a duré
quatre mois, on a fait 8000 bornes…tu reviens avec 60 heures de rushs, tu commences le
montage tout de suite avec une boîte de prod, la boîte de prod elle te lâche en plein montage
au bout de trois mois, elle se met en faillite, on se retrouve trois réalisateurs à la rue…j’ai pas
envie de raconter, j’veux dire, ça c’est les coulisses…
Vincent : ça c’est que tu disais au début, au sujet du docu, est-ce que c’est pour ça que tu as
ces difficultés, où est-ce que tu penses qu’en général la prod c’est difficile ?
FC : je pense que plus tu veux traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le
moindre détail de ton sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile…plus tu
fait de la soupe, plus tu fais de la merde, du prémâché, voire du pré-chié, plus c’est facile à
produire.
Vincent : c’est exactement ce que me disait l’autre réalisateur que j’ai vu aussi, lui il faisait
plus du documentaire écologique donc on a plus vraiment parlé de ça, et un moment il me
parlait du documentaire animalier et il me disait « oui mais maintenant ce qu’ils montent c’est
des trucs à la « Discovery Channel » tu vois où ils ont un stock incroyable de rushs et ils
piquent, pis ils montent et ils refont des films à partir de ça…
FC : bien sûr…
Vincent : et c’est ce que les gens et…enfin, c’est pas forcément ce que les gens demandent
mais c’est en tout cas ce que les chaînes demandent et ce qu’elles projettent, et elles ont pas
envie de se faire chier à prendre des docus de gens qui sont allés sur le terrain à observer six
mois des suricates en attendant…
FC : mais oui, mais oui, mais oui…Moi je pense en fait la problématique elle est pas
seulement dans le cinéma, elle est dans tous les arts et tout le domaine culturel, c'est-à-dire
que on est rentré dans une époque qui est de plus en plus à niveler par le bas. C'est-à-dire que
136
pendant longtemps en France, la culture servait quand même à tirer les gens vers le haut, la
France s’est mis à soi-disant cette mondialisation de la culture, c'est-à-dire culture de merde…
Vincent : tout en essayant de conserver cette espèce d’ « exception culturelle »…
FC : ouais…en même temps faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut reconnaître que
y’a encore des producteurs, des boîtes de prod qui sont vraiment engagées.
Vincent : ah oui, moi je trouve ça bien…c’est juste que faut que ça signifie quelque chose
exception culturelle…Mais oui dans l’idée c’est vraiment bien, il faut préserver notre
patrimoine c’est clair…
FC : bien sûr ! Moi j’ai rencontré ben juste avant de venir au FID là, alors y’a un mec, un
monteur en fait qu’a vu ce film-là, « Terre révolutionnaire » et heu… deux heures après il
m’appelle, il me dit « tiens j’ai vraiment beaucoup aimé ton film » tout ça et heu…du coup
j’ai pensé, je connais un réalisateur-producteur-distributeur, un mec à peu près 60 ans, en fait
c’est le fondateur des films du Village, je sais pas si tu connais cette boîte de prod…C’est un
catalogue de 500-600 films documentaires, très engagés politiquement, et heu…C’est une
grande référence quoi…et il me dit « moi je travaille souvent avec lui, est-ce que ça te dirait
de le rencontrer, je pense qu’il apprécierait vraiment ton film et y’a peut-être moyen après
voilà qu’il t’achète ton film » c'est-à-dire en fait il te produit a posteriori quoi, et je lui dis
heu…deux conditions : le film est terminé, il l’accepte et il me paye convenablement ! (rire)
Le mec il me dit « non mais c’est un mec bien, c’est un mec réglo, je pense qu’il y aura pas de
problème »…et je vais le rencontrer, effectivement je rencontre un mec qu’a l’air plutôt bien
et lui est à 90% à signer, avant même d’avoir vu le film, parce que le monteur lui en a parlé. Il
est parti avec le DVD, et lui est parti en Côte d’Ivoire acheter des films là-bas, et moi je suis
parti à Marseille et on s’est dit voilà, on se revoit au retour quoi, au 14 juillet…Et il m’a dit
« au 14 juillet j’aurai vu ton film et on voit quoi »…dès le début, il me propose « version
anglaise t’es d’accord, sous-titres anglais ? » « ah ouais ouais bien sûr » heu… « version
portugaise pour le Brésil ? » « ah oui, bien sûr » heu… « voilà, moi je fais la distribution
cinéma télé DVD, je te prends tant pour ça, tant pour ça, tant pour ça ». Le mec il est carré tu
vois, d’entrée de jeu. Il me dit voilà de toute façon l’année prochaine c’est le centenaire de la
révolution mexicaine, le bicentenaire de l’indépendance mexicaine, 2011 c’est l’année du
Mexique en France, il me dit « de toute façon y’a un boulevard derrière, ton film il va
forcément être demandé. Qu’il soit bien qu’il soit pas bien, mais de toute façon c’est un
regard, c’est un regard particulier, de toute façon y’a des gens qui vont entrer en contact avec
toi, qui vont le vouloir ». Donc a priori le mec il est partant…heu pourquoi est-ce que je te
disais ça…Oui, parce que y’a des producteurs encore en France qui ont gardé un peu
d’honnêteté intellectuelle…et qui ne sont pas strictement strictement dans cette idée de faire
du chiffre…mais quand même, il te demande « faudra faire un 52mn… ». Je lui dis « nan
mais c’est bon je l’ai déjà le 52mn »… « Ah tu l’as déjà fait »… Je lui dis « bah, oui, j’suis
pas idiot, je connais très bien les formats et je travaillais aussi pour les télés ». Moi le 52mn je
l’ai fait y’a un an à peu près, en fait ce que j’ai fait moi, je voulais pas, mon film y dure 76mn,
point. Après faut se plier aussi aux exigences, c'est-à-dire que tu peux pas travailler tout seul
dans ton coin et faire des films…
Vincent : en restant borné sur tout ouais…malheureusement ouais…
FC : ben oui, donc faut faire des concessions aussi je veux dire, enfin ça fait partie du
métier…Donc heu…ben moi ce que j’ai fait, j’ai pris un autre monteur, avec lequel j’avais
jamais travaillé, je lui ai dit « tu vois le film il fait 76 mn » ? Ben tu m’en fais un 52…(rire) Et
en fait je m’en foutais complètement…
Vincent : parce que toi ça te touche pas, c’est pas ce que t’as fait…
FC : c’est plus mon film…Enfin si c’est mon film…
Vincent : oui, l’essence est encore là…
137
FC : mais on perd énormément de choses, comme en plus c’est un film beaucoup axé sur des
plans séquences tu sais, c’est des plans séquences qui disparaissent carrément...Moi il était
hors de question d’accélérer le film, je voulais qu’il reste, qu’il garde le même rythme…
Vincent : pis c’est ça quand tu recueilles le témoignage des autres, tu peux pas les forcer à
aller plus vite (rire)
FC : nan, moi je voulais pas…Des fois t’es obligé, t’as des gens qui font tellement de
digressions, t’es obligé de les couper…sinon tu comprends plus rien, le spectateur il est
complètement perdu quoi...Tu sais le bonhomme avec les cheveux blancs là ?
Vincent : celui qui te préviens au début pour savoir si tu fais pas des conneries pour gagner
de l’argent ?
FC : Ouais. « Ya está ? » (rires)
Si si si… « Bueno », alors mes enfants vous êtes venus ici pour nous voir, vous voulez avoir
ma parole, alors est-ce que vous venez pour nous aider ou pour faire du business ?
Vincent : (rire) ah il est énorme lui…
FC : alors lui, tu regardes les rushs en continue, il a parlé pendant…je sais pas, une heure et
demi, tu piges quedale à ce qu’il raconte… (rires). Bon il est vieux aussi, faut respecter les
vieux…j’suis d’accord…mais en plus y’a un truc chez les Mexicains du peuple, chez les
paysans mexicains, c’est qu’y digressent sans arrêt, ils arrêtent pas de digresser…c’est, en fait
tu poses une question, t’es sur un sujet et, surtout les Mexicains de l’ancienne génération, ils
vont te dire « si bueno » alors il va te donner un exemple, deux exemples, trois exemples, tu
comprends plus du tout où il veut t’amener, et puis au bout de 20 mn / une demi-heure, il
revient au sujet et…impossible, impossible à monter, tu peux pas quoi ces mecs-là…Je
pouvais pas le monter plus de…j’aurais aimé le mettre plus, parce qu’il avait un discours
vachement intéressant ce mec, c’était un ancien syndicaliste, c’est un indigéniste donc…
Vincent : ouais j’ai vu ça dans le générique…
FC : donc il a une culture paysanne, agrariste, indigéniste…
Vincent : après, ce qu’il raconte c’est énorme, sur Zapata, le mythe là j’avais jamais entendu
cette version ! (rire)
FC : Moi non plus (rire)
Vincent : en plus, quand tu penses après que le film est diffusé en France, ça fait rigoler
quoi…
FC : Ouais, mais en même temps c’était un jeu, comme je le disais tout à l’heure, je voulais
que ce soit un jeu de miroir aussi…
Vincent : va savoir d’ailleurs si il l’a pas fait exprès…Il savait que t’étais Français…
FC : Possible…
Vincent : et il a inventé ça sur le coup juste pour heu…C’est possible, ils sont tellement
malicieux parfois que…
FC : ouais, malicieux et malins…
Vincent : ah oui, ça va ensemble…
FC : pour faire passer leurs idées et leurs Dieux, parce que Zapata c’est devenu un Dieu…
138
ANALYSE DE L’ENTRETIEN
François Caron est issu d’une famille ouvrière modeste et a suivi un parcours plus autodidacte
que Boris Claret, favorisant l’apprentissage sur le tas plutôt qu’une formation institutionnelle.
Il se distingue également par son engagement politique marqué en faveur de l’extrême gauche
et son attachement aux idéaux anarchistes. Son deuxième film « Mexique sud, Terre
révolutionnaire » dépeint d’ailleurs l’influence du zapatisme aujourd’hui encore dans le sud
du Mexique, où la mémoire du chef révolutionnaire, dont les revendications ont fortement été
influencées par les théories anarchistes de Carlos Flores Magon, est encore très vive. Les
difficultés qu’il a rencontrées pour mener à bien la réalisation de ses films au discours engagé
et sans concessions expliquent sa lecture très politique des questions posées.
Il insiste par exemple sur les problèmes de production auxquels il a dû faire face et en conclut
que les sociétés de production et de distribution filtrent les projets retenus et ne permettent pas
aux auteurs d’aborder librement n’importe quel thème. François Caron rejoint sur ce point la
critique faite par Boris Claret à propos des chaînes de télévision, qui diffusent des films
consensuels et écartent les documentaires qui traitent de sujets plus polémiques. Face à une
telle situation, il est intéressant de se demander pourquoi certains films rencontrent les faveurs
des producteurs et des chaînes de télévision, quand d’autres ne parviennent pas à être diffusés.
Il semble que la réponse soit dans la logique de l’agenda médiatique, qui dicte les thèmes qui
« marchent », c'est-à-dire qui répondent à la demande du public à un moment donné. Dans ce
cas, on peut se demander si la crise écologique fait actuellement partie de ces thèmes
productifs, et si oui pourquoi.
Cette question du succès actuel des thématiques écologiques ne fait place selon François
Caron à aucun doute : selon le réalisateur, le propos fait vendre actuellement et est donc
exploité non seulement dans des documentaires, mais aussi dans des fictions, dont les
scénarios sont basés sur ces sujets porteurs. Cependant, en dépit de cette instrumentalisation
du thème de l’écologie, François Caron n’évacue pas l’intérêt réel du public pour ces
questions, qui peut être également à l’origine du succès des fictions ou documentaires
écologiques au cinéma. Il explique ce goût du public pour le réalisme documentaire non pas
(comme le suggérait Boris Claret) par un relatif rejet de la fiction et de sa fantasmagorie, mais
par une méfiance vis-à-vis de la mondialisation et de sa tendance à l’agglomération et à
l’uniformisation. François Caron prétend au contraire que les individus tiennent à leur identité
et ont un souci d’authenticité et de simplicité qu’ils peuvent satisfaire à travers le
documentaire.
139
Il sera donc nécessaire par la suite de tenter de faire la distinction dans mes recherches entre la
dimension commerciale du traitement de l’écologie au cinéma et les préoccupations réelles
des spectateurs. L’écologie au cinéma est-elle un sujet de mode ou le fruit des interrogations
des individus et de leur demande d’informations dans ce domaine ?
En ce qui concerne le succès lui-même des films documentaires aujourd’hui, ce qui constitue
la problématique centrale de mes recherches jusqu’à présent, François Caron n’est pas
convaincu par la version des faits que nous présentent les médias. Ce dernier retourne la
question et remet en cause la frontière même entre documentaires et fictions. Selon lui, les
premières fictions de l’histoire du cinéma comportaient des traits du documentaire et cette
présence du style documentaire au sein de la fiction a toujours été d’actualité. François Caron
ne pose donc pas le problème en termes de rupture, comme si le documentaire remportait
aujourd’hui un succès nouveau, mais plutôt en termes de continuité et de permanence,
l’interdépendance entre documentaire et fiction étant toujours nécessaire et inévitable. On en
revient donc à cette question qui consiste à savoir si l’objet du « succès » dont parlent les
médias est le documentaire lui-même, ou bien plutôt le thème global de l’écologie qui peut
être traité à la fois dans des fictions et dans des documentaires.
François Caron admet toutefois qu’il est plus facile techniquement aujourd’hui de réaliser des
documentaires. Il faudra donc se demander dans les prochains entretiens si les difficultés dont
se plaignent les réalisateurs rencontrés, face aux maisons de production ou aux chaînes de
télévision sont bel et bien réelles, ou si elles ne sont que l’effet d’une augmentation du
nombre de films réalisés et donc d’une sélection plus sévère des films qui sont diffusés. Il sera
nécessaire de lier cette interrogation à une étude statistique de l’évolution du nombre de
documentaires réalisés dans le temps et de la structure de financement de ces films, pour
distinguer la part des fonds investis par les producteurs (télévision comprise) des fonds
personnels des réalisateurs. Nous pourrons alors juger de l’évolution de l’engagement des
producteurs et des chaînes de télévision dans le processus de réalisation des films
documentaires.
140
ENTRETIEN
AVEC
PAUL CHIESA
17/09/2009
141
PRESENTATION DE L’ENTRETIEN avec PAUL CHIESA
Après avoir réalisé deux entretiens avec des réalisateurs, il m’a semblé intéressant de
rencontrer un producteur, pour mettre l’accent sur cette étape importante du processus de
réalisation et qui selon Boris Claret et François Caron est aujourd’hui difficile à surmonter. Je
me suis donc tourné vers Paul Chiesa, producteur aux Films de la Castagne à Toulouse et que
l’on m’avait conseillé de rencontrer lors d’une de mes visites aux locaux du collectif rue
Déodora. « Les films de la Castagne » est une structure toulousaine d’aide à la production et à
la réalisation de films indépendants, fictions ou documentaires, qui regroupe plusieurs
associations autrefois indépendantes. L’association programme également des événements
culturels liés au cinéma et est elle-même membre de l’association La Trame, pour laquelle
travaillait par exemple Boris Claret.
J’ai posé à Paul Chiesa le même type de question qu’à Boris Claret ou François Caron, afin de
faire ressortir les éventuelles différences de point de vue dans le discours du producteur. Le
but était une fois de plus de questionner la pertinence du sujet, que les deux premiers
entretiens ne m’avait pas vraiment permis d’affiner. Je me suis donc contenté de poser des
questions générales sur la situation actuelle du documentaire, en me servant de mes
discussions précédentes avec les deux réalisateurs. J’ai peu abordé le thème de l’écologie avec
Paul Chiesa, car en tant que producteur, celui-ci s’intéresse à des projets variés qui n’ont pas
systématiquement de rapport avec l’environnement. A l’issue de cet entretien, il devrait être
possible de dégager une problématique plus précise, afin de mieux cerner le sujet et
d’effectuer des entretiens ciblés et appropriés.
Comme nous le verrons dans l’analyse de l’entretien, Paul Chiesa est relativement parvenu
aux mêmes conclusions que les réalisateurs que j’avais déjà rencontrés, tout en ajoutant
quelques idées nouvelles. Il s’est montré concis et a parfois retourné mes questions pour faire
apparaître des éléments que je n’avais pas envisagés. Le bilan de l’entretien est donc positif
malgré sa courte durée : Paul Chiesa m’a ouvert de nouvelles perspectives de recherches,
notamment statistiques, qui devraient me permettre désormais d’avoir une approche moins
générale et de déterminer plus précisément l’objet de recherche.
142
ENTRETIEN avec PAUL CHIESA
« j’ai été producteur moi, parce que tout le monde voulait faire réalisateur, il fallait bien
que quelqu’un fasse la production »
Vincent : Donc avant de partir sur le sujet est-ce que vous pourriez brièvement heu…
Paul Chiesa (P.C.) : Donner mon parcours, je vois le premier mot…
Vincent : voilà, c’est ça, vos projets un peu, comment vous en êtes arrivés au
documentaire…vous êtes producteur donc, c’est ça ?
P.C. : Paul Chiesa, donc je produis des films documentaires, les films de la Castagne, alors
pourquoi…enfin rapidement le parcours, ça fait très longtemps que je m’intéresse au cinéma,
j’ai fait sur le tard une école de cinéma, l’ESAV…
Vincent : Ah, vous avez fait l’ESAV…
P.C. : au début des années 1990 oui…Donc en 95, notamment pour pouvoir bosser, on a
monté une structure de production qui s’appelle Lapili films, une coopérative, on était 7 ou 8
donc y’a une quinzaine d’années, on a produit des documentaires, on s’est regroupé y’a 4-5
ans avec deux autres structures pour faire un GU les films de la Castagne et on continue à
produire…et donc j’ai été producteur moi, parce que tout le monde voulait faire réalisateur, il
fallait bien que quelqu’un fasse la production, donc je m’y suis collé, voilà.
Vincent : d’accord…donc vous faîtes exclusivement de la production, ou vous avez réalisé
aussi ?
P.C. : j’ai réalisé mais je réalise plus, maintenant je fais plus que de la production.
Vincent : d’accord…oui parce que j’ai cru comprendre que les films de la Castagne en fait
y’avait plusieurs associations…
P.C. : y’a trois structures.
Vincent : voilà c’est ça, y’a Lapili… ?
P.C. : Lapili, Anthéa et Regards nomades.
Vincent : d’accord, ouais, donc vous vous travaillez avec Lapili ?
P.C. : Heu…oui, mais enfin après formellement, c’est les films de la Castagne, les trois
structures sont intégrées…Elles ont le même fonctionnement.
Vincent : Ok. Et quels ont été vos projets un peu, au cours de votre carrière ?
P.C. : Quels ont été ou quels sont ?
Vincent : oui, quels ont été et quels sont vos projets actuels…Vos avez produit des
documentaires plutôt sur quels sujets ?
P.C. : On n’a pas forcément de ligne éditoriale, en général ce sont des sujets qui nous
intéressent, donc ça peut être des documentaires heu…disons culturels, sociaux,
environnementaux…ça dépend.
Vincent : Hum…ok
P.C. :…plus la détermination c’est plus le sujet intéressant, une écriture intéressante…
Vincent : Ok. Et heu…
P.C. : parce que après c’est intéressant de définir ce qu’est le documentaire, parce que c’est
vrai que y’a souvent des confusions entre le genre documentaire et le reportage, c’est vrai que
y’a beaucoup de reportages actuellement à la télévision, bon ça on fait pas parce que c’est
plus un regard de journalistes, le documentaire c’est plus un regard de cinéaste sur un sujet et
le travail dans la longueur est différent quoi, parce que un reportage ça peut être fait très
rapidement sur une chaîne de télévision en une semaine, bon un documentaire c’est plusieurs
mois de boulot…
143
« Moi je trouve pas qu’on en parle spécialement plus maintenant… […] des
documentaires y’en a tout le temps eu »
Vincent : oui je pense qu’on en reparlera de la télévision, j’ai quelques questions là-dessus.
Heu…donc par rapport à ce que je vous disais de mon sujet globalement, qu’est-ce que vous
en pensez vous donc de ce traitement médiatique du documentaire en ce moment, par rapport
à votre expérience de producteur heu…
P.C : Le traitement médiatique, c'est-à-dire le fait qu’on parle beaucoup du
documentaire actuellement?
Vincent : ouais, et qu’on en parle plutôt positivement…
P.C. : Moi je trouve pas qu’on en parle spécialement plus maintenant…
Vincent : oui ?
P.C. : je pense que le documentaire, depuis mettons une vingtaine d’années, il est passé par
différentes périodes, je pense qu’il y a de toute façon en France une école du documentaire
qui est assez importante, enfin des documentaires y’en a tout le temps eu, des documentaristes
importants dans les années 1950-60 et tout ça, c’est comme le cinéma français aussi qui est
assez important, une des principales cultures cinématographiques dans le monde, je pense
que ça vient aussi des mécanismes d’aides, notamment depuis la création du CNC en 1947.
C’est intéressant aussi de revenir un peu sur les fondements un peu de heu…enfin de la
production en France, par exemple le CNC ça existe depuis 47, parce que à l’époque dans
l’après-guerre, les négociations pour le redéveloppement économique en Europe, y’a eu le
Plan Marshall, ça vous connaissez ?
Vincent : oui, oui.
P.C. : et dans le plan Marshall notamment, quelqu’un qui négociait pour le gouvernement
français le plan Marshall avec les Américains, notamment c’est Léon Blum, et un des deals du
plan Marshall c’est de filer le cinéma aux intérêts Américains, c'est-à-dire que y’avait plus
aucune protection, c’est ce qui s’est passé dans les autres pays européens, en Allemagne,
Grande-Bretagne, Italie, Espagne, y’a plus du tout eu de cinématographie nationale et c’est les
films américains qui ont été diffusés partout, et en France c’est vrai qu’il y a eu une
mobilisation relativement forte des professionnels du cinéma qui a abouti a la création du
CNC, c'est-à-dire à un mécanisme d’aide spécifique et à une heu…réglementation un peu
protectionniste, pour la production, pour la diffusion, parce que le CNC n’aide que des films
français, ou européens maintenant. Et à travers ces mécanismes-là, il aide énormément de
cinématographies étrangères, notamment à travers les co-productions, franco-iraniennes,
franco-russes heu…etc. C'est-à-dire que c’est un élément fondamental du développement du
cinéma, et ces mécanismes d’aides se sont ouverts au documentaire dans les années 1980 a
peu près, parce que avant c’était exclusivement cinéma, pellicules etc…alors c’est vrai que
y’avait un certain nombre de documentaires en pellicule, mais enfin je veux dire avec le
développement de la vidéo et surtout pour le documentaire essayer de tourner beaucoup plus,
et que le documentaire on y reviendra c’est quand même des programmes de télévision hein,
c’est pour atterrir sur des chaînes de télévision, et être diffusé dans ce cadre là, ça s’est ouvert
au documentaire, ce qui fait que pour le documentaire, y’a eu des financements relativement
balisés, c'est-à-dire avec un système relativement important, et c’est vrai que le
documentaire, mettons à partir de 85, s’est développé de façon très très forte heu…jusqu’au
début des années 2000, c'est-à-dire pendant une quinzaine d’années, alors après les chaînes de
144
télévisions s’y sont mises aussi, y’a de plus en plus de cases documentaires, beaucoup plus
aussi de productions, d’auteurs, réalisateurs etc, tout le truc s’est développé et depuis les
années 2000, depuis une dizaine d’années on assiste un peu à un retour…
« depuis 2000-2001 […] je pense que la production de documentaires en France a dû
baisser de 30 à 40%... »
Mais y’a de moins en moins de cases sur les chaînes de télévision, on y reviendra, mais c’est
plutôt des reportages, donc de moins en moins de documentaires sur les chaînes de télévision
donc de… (s’interrompt et repart sur une autre phrase) comme c’est obligatoire pour avoir
accès à ces mécanismes de financement d’avoir une coproduction avec une chaîne de
télévision, à 25% etc…bon, on va pas en venir au détail, mais ce qu’y fait que y’a de moins en
moins de documentaires produits, enfin moi je suis persuadé que depuis 2000-2001, il faudrait
regarder, voir les derniers chiffres 2007-08, je pense que la production de documentaires en
France a dû baisser de 30 à 40%...
Vincent : ah donc vous vous diriez même l’inverse, parce que par rapport à tous les articles
que j’ai pu lire, justement depuis les années 2000, y’a des grands films comme « le
Cauchemar de Darwin »…
P.C. : non mais je dis ça sur la masse…
Vincent : oui oui, bien sûr…
P.C. : sur la masse, ça a baissé de 30 à 40%, après y’a eu, ça s’est déporté…
Vincent : oui, vous comprenez ce que je veux dire, y’a eu une espèce d’emballement
médiatique…
P.C. : oui, je termine juste…
Vincent : oui.
« Si y’a eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas
compensé par les documentaires qui sortent en salle »
P.C. : ça s’est un peu déporté sur d’autres moyens de diffusion, je veux dire heu, comme
c’était un peu bouché sur les télévisions, ça s’est déporté sur les sorties en salle et le cinéma,
et c’est vrai qu’on assiste là depuis une quinzaine d’années à de plus en plus de documentaires
en salle, je sais pas, pour donner des chiffres, un des documentaire qui avait eu un succès
important en salle y’a une quinzaine d’années : « Mémoires d’immigrés » de Yamina
Benguigui, ça avait été un succès considérable en salle et ça avait dû faire 90 000 / 100 000
entrées, ce qui est rien actuellement, comment il s’appelle là heu…le film de Nicolas Philibert
sur une école dans le centre de la France, « Etre et avoir »…
Vincent : « Etre et avoir », oui c’est ça…
P.C. : « Etre et avoir » ça a dû faire un million et demi d’entrées…enfin je veux dire on voit
l’évolution, bon pour quelques films, la plupart font pas ça…mais je veux dire dans la foulée,
y’a de plus en plus de films qui sont sortis en salles, dans quelques salles, parce que Utopia
Toulouse, toutes les villes n’ont pas Utopia…
Vincent : oui, ça dépend aussi des cinémas…
P.C. : mais bon, y’en a de plus en plus quand même, et c’est vrai qu’actuellement, à Utopia
tous les mois doit y avoir une dizaine ou une douzaine de documentaires qui sont offerts au
public, alors après avec des succès comme le Cauchemar de Darwin etc…je veux dire, y’a eu
un certain nombre de succès, mais après faut pas non plus se tromper heu…je veux dire, si y’a
eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas compensé par les
documentaires qui sortent en salle, parce que quand je dis peut-être 30% de documentaires en
moins coproduits par les chaînes de télévision, c’est des centaines de documentaires en moins.
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Vincent : mmmm…
Crise du cinéma documentaire : « C’est très significatif, d’ailleurs si y’a eu cette
sélection, c’est qu’ils sont vraiment des films de qualité, et que ces films de qualité ne
trouvent plus d’accueil »
P.C. : au cinéma y’a une dizaine de documentaires seulement qui arrivent à sortir. Et par
exemple, la crise on arrive à la percevoir pendant les festivals, y’a un certain nombre de
festivals importants du documentaire en France, le FIPA heu…
Vincent : ben là je suis allé au FID à Marseille en juillet…
P.C. : oui, le festival de Marseille etc….et y’a Lusas, les Etats généraux du documentaire
Vincent : ça j’ai pas pu y aller parce que j’étais sur le festival d’Aurillac, donc c’était
incompatible !
P.C. : oui, c’est les mêmes dates…
Vincent : oui j’étais en stage à Aurillac cet été…
P.C. : mais par exemple à Lusas moi je pense c’est très significatif, y’a une sélection des
documentaires, c'est-à-dire ils reçoivent en gros…
Vincent : oui, au FID aussi ils font la distinction…
P.C. : Oui mais à Lusas elle est plus importante parce que c’est plus spécialisé sur le
documentaire le festival de Marseille…et comme au festival de Clermont-Ferrand on reçoit
toute la production de courts métrages en France, Lusas dans sa sélection reçoit à peu près
tout la production de documentaires, ou les meilleurs, y’a des gens qui sélectionnent et à
chaque fois ce sont des gens différents, tous les 2-3 ans ça change, donc ils proposent une
quinzaine de films qui sert un peu de vitrine, et ce qui est intéressant de voir c’est que autant y
y’a encore 3-4 ans la plupart des documentaires sélectionnés étaient produits normalement
avec les télévisions etc etc, là maintenant les ¾ c’est des films qui sont autoproduits, c’est-àdire que le réalisateur a fait son film sans quasiment aucun financement…et ça c’est très
significatif, d’ailleurs si y’a eu cette sélection, c’est qu’ils sont vraiment des films de qualité,
et que ces films de qualité ne trouvent plus d’accueil.
Vincent : donc vous, vous ne notez pas particulièrement de rupture dans l’évolution du
documentaire ? Ce que je vous disais, c’est pas vraiment pertinent ?
P.C. : ah moi je pense c’est l’inverse. Nan mais je pense pas que ce soit l’inverse, je veux dire
heu, je pense que y’a globalement peut-être autant de documentaires produits mais étant
donné que les outils de fabrication, ça a énormément chuté, je veux dire les caméras et tout ça,
pour faire un documentaire techniquement de qualité je veux dire avant fallait toute une ligne
de matériel qui aurait coûté 150 000€, maintenant pour 3-4 000€ heu, on a techniquement les
outils pour faire un bon documentaire, je parle techniquement hein…
Facilité technique fait pas tout
Vincent : voilà c’est ça, parce que on a l’impression parfois aujourd’hui que c’est plus facile
de faire du documentaire, mais alors ce que je voulais savoir aussi c’est quelles sont les
difficultés que vous rencontrez en tant que producteur ?
P.C. : ben je veux dire les outils c’est intéressant, mais c’est pas l’essentiel, l’essentiel c’est le
contenu et le contenu c’est du travail, c’est avoir du temps pour pouvoir travailler un sujet,
pouvoir repérer, pouvoir tourner, pouvoir monter du temps etc…et du temps c’est de l’argent
parce que je veux dire…que les gens qui fassent ça arrivent à travailler dans de bonnes
conditions, c'est-à-dire que les réalisateurs, les monteurs, les producteurs puissent être payés
correctement pour vivre de leur travail et…un film autoproduit si quelqu’un a besoin de
bosser, de gagner sa vie en faisant autre chose, je sais pas, des films débiles, uniquement pour
146
avoir son jardin secret et faire son documentaire, c’est évident qu’il aura pas la même qualité,
parce qu’il aura moins de temps à y consacrer…
Vincent : oui…j’ai rencontré d’ailleurs pas mal de réalisateurs qui rencontraient des
problèmes de production actuellement…
P.C. : oui, mais c’est, fondamentalement, y’a même de grands réalisateurs à Paris et tout ça…
Vincent : et comment ça se fait ça ? Est-ce qu’il y’en a plus qu’avant ou…Parce que moi je
me rends pas compte en plus vu mon âge…
P.C. : Ben y’en a peut-être plus qu’avant disons qu’ont des velléités de réaliser, mais les
sources de financement se sont taries largement.
« Sur les chaînes de télévision y’a de moins en moins de cases documentaires »
Vincent : et pourquoi ? Là c’est peut-être là justement qu’intervient le rôle de la télévision
justement…
P.C. : pourquoi ? Parce que j’en reviens à ce que je disais tout à l’heure, la confusion qui est
faite entre les définitions de ce qu’est un documentaire. Heu…Je sais pas, « Faîtes entrer
l’accusé », je sais plus sur quelle chaîne de télévision, c’est présenté comme un documentaire
mais non, c’est un magazine télé…alors y’a peut-être quelques petits sujets documentaires
mais non, c’est un présentateur, voilà, je veux dire…et que la plupart des écrans sur les
chaînes de télévision, c’est du reportage, c’est du journalisme…
Vincent : oui, j’ai rencontré Boris Claret aussi, qui est avec La Castagne aussi, et qui me
disais la même chose…
P.C. : donc c’est…moi je pense que c’est le…je veux dire y’a une pénétration du heu…oui du
journalisme de télévision dans ces zones qui étaient des zones, qui sont des zones où je veux
dire ce sont des artistes qui développent leur travail.
Vincent : donc au niveau des créneaux, ça se fait au détriment des documentaires, y’a moins
de distribution ?
P.C. : oui par exemple sur les chaînes de télévision y’a de moins en moins de cases
documentaires, je veux dire ça serait intéressant que fassiez une étude exhaustive de
l’évolution des télévisions en dix ans, ça s’est réduit de façon considérable…
Vincent : oui…y’a moyen de regarder ça ? Quelles statistiques il faudrait aller voir ?
P.C. : bah après vous pouvez aller sur le site du GIEC, sur le site du CNC, vous avez les
chiffres années par année etc, chaîne de télévision par chaîne de télévision et
compagnie…mais après faut rentrer un peu plus en profondeur, parce que je veux dire ce qui
est qualifié même par le CNC comme documentaire c’est souvent du reportage…ce qui est
intéressant c’est de voir le contenu des choses aussi….au niveau du traitement, au niveau
du…
« Le DVD, internet etc…je veux dire, y’a d’autres moyens de diffusion, mais que le
problème actuellement, c’est que ça permet pas aussi de financer les films »
Vincent : hummmm…Et donc au niveau de la production vous me disiez que y’a de plus en
plus d’autoproduction c’est ça ?
P.C. : ah oui, y’a de plus en plus d’autoproduction…
Vincent : d’accord, parce que alors ça marchait comment avant ?
P.C. : l’autoproduction ?
Vincent : non, y’a de plus en plus d’autoproduction, mais avant ça marchait comment, c’était
plus les télés qui finançaient ?
P.C. : oui, oui…je veux dire c’est ce décalage, cette baisse de 30 à 40% du volume
documentaire heu…qui n’est plus coproduit par les chaînes de télévision…donc après y’a des
147
sujets qui sont nécessaires donc les gens font leur film etc…ça vient aussi de ce qu’il y de
plus en plus aussi…je veux dire…mais les choses sont pas forcément globalement négatives,
ça se déporte, ça se cherche, c’est aussi internet je veux dire, maintenant y’a d’autres moyens
de diffusion : le DVD, internet etc…je veux dire, y’a d’autres moyens de diffusion, mais que
le problème actuellement, c’est que ça permet pas aussi de financer les films. C’est pas parce
que vous diffusez votre film par internet, y’aura peut-être plein de gens qui vont le regarder,
mais ça permet pas forcément de…
Vincent : Oui parce que « Home » par exemple, il l’a diffusé sur internet mais en même
temps il le vendait…
P.C. : Oui mais attends, ça été financé par le mec qui monté son musée à Venise là, comment
y s’appelle…
Vincent : Guggenheim ?
P.C. : non, l’autre, LVMH…oui mais enfin je veux dire heu…Yann Arthus Bertrand il est
multi milliardaire bon je veux dire c’est bon quoi…C’est plus des gens qui utilisent des
créneaux pour se faire des noms…
« Y’a peut-être […] une vague intuition du public que c’est au travers du regard
d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des réalités qu’on peut comprendre des
choses… »
Vincent : hum…Donc ok, on a parlé de la télévision, donc maintenant par rapport au public,
est-ce que vous pensez que la réception elle a changé aussi ? Que le fait qu’on parle peut-être
plus du documentaire aujourd’hui, même si y’a pas forcément un grand changement comme
on disait, est-ce que ça vient du fait que les gens s’y intéressent plus ?
P.C. : moi je pense oui oui…
Vincent : C’est plus populaire ?
P.C. : oui oui… (réfléchit) mais moi je pense oui, parce que y’a eu certainement heu…dans
cette période d’extension du documentaire, quand je disais c’était l’ouverture du financement
du CNC à l’audiovisuel autour de 85 / 87, mais ça a été après des chaînes comme Arte,
Planète…enfin je veux dire y’a eu pendant une dizaine-quinzaine d’années un certain nombre
de chaînes qui ont eu une ligne éditoriale de diffuser des bons documentaires, et je pense ça a
éduqué le public, je veux dire le public sait que y’a des bons documentaires qui sont visibles,
ça les a amenés à apprécier et à en rechercher…après ça a crée le public Utopia qui va voir les
documentaires en salle ou qui achète les DVD, ou qui en cherche sur internet, mais qui en
trouve plus sur la télé, ou plus beaucoup…
Vincent : ouais…mais est-ce que vous pensez que cette prise de conscience, enfin que ce
succès auprès du public vient de heu…d’une prise de conscience du public ? Par exemple
pour l’écologie, est-ce que vous pensez que les documentaires éveillent le public et lui
donnent envie d’avoir des réponses sur des sujets concrets comme ça ?
P.C. : non, moi je pense pas spécialement sur l’écologie que y’a un intérêt du public…
Vincent : non moi je vous dis ça parce que c’est mon sujet…
P.C. : oui oui, je pense que y’a un intérêt du public, c’est une conscience qu’il peut y avoir
aussi, c’est que l’information médiatique, la télé et tout ça ne renseignent pas, ne documentent
pas et n’informent pas. Et que on a de moins en moins accès à la réalité des choses et que y’a
peut-être une conscience heu…ou une inconscience, enfin une vague intuition du public que
c’est au travers du regard d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des réalités qu’on peut
comprendre des choses…C'est-à-dire, c’est pas forcément l’écologie, ça peut être l’économie
aussi…
Vincent : ah oui oui, ou la politique aussi…
148
P.C. : je veux dire, je pense que les journaux télévisés par exemple traitent l’actualité
mondiale, je pense que c’est pas pour ça que les gens vont être formés, cultivés sur
l’économie…et je pense que y’a des documentaires sur la crise économique etc qui permettent
certainement de beaucoup plus renseigner un public heu…et moi je pense que y’a
intuitivement cette conscience-là de la part du public, alors sur l’économie, la politique, et sur
l’écologie aussi…je pense que le…comment il s’appelle…le film sur Al Gore et compagnie…
Vincent : « Une vérité qui dérange ».
P.C. : oui, je pense que ça a joué…
« Je pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui
savent que ça marche au niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de
marque… »
Vincent : mais dans le même temps, le fait que ces grands films soient quand même assez
commerciaux pour des documentaires, est-ce qu’on va pas vers des documentaires qui se
rapprochent des fictions ?
P.C. : Comment ? (ne comprend visiblement pas ma question que je dois reformuler)
Vincent : est-ce que le fait que ces grands films qui éveillent le public, c’est quand même des
films qui sont assez commerciaux pour des documentaires, qui servent parfois des intérêts
d’entreprises comme on disait…
P.C. : oui d’accord mais je pense que ces films commerciaux existent, ils viennent pas de
rien, Al Gore et Arthus Bertrand, c’est quand même pas un artiste maudit qui fait son truc
dans sa cave, c’est des gens qui font des trucs avec des millions de dollars ou d’euros, mais je
pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui savent que
ça marche au niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de marque…
Vincent : et voilà, c’est ça que je veux dire…parce que est-ce qu’on tombe après dans
l’instrumentalisation de thèmes qui marchent ou est-ce que y’a réellement un intérêt du
public ?
P.C. : je pense les deux, je pense les deux…je pense que le mec qui a mis son fric dans
« Home », il pense que pour ses trucs de luxe c’est une bonne image de marque, parce que y’a
cette demande du public de financer « Home »…et parce que je pense qu’actuellement c’est
bien de heu…
Vincent : et oui, et en plus spécifiquement sur ce thème de l’écologie c’est vrai que c’est
particulièrement…
P.C. : et oui, mais après je pense que heu…je sais pas, je prends au hasard, on a parlé du
« Cauchemar de Darwin » qui a été contesté sur différents aspects etc, mais après, les mêmes
ne foutront pas d’argent sur le travail forcé des ouvriers birmans pour Total etc…ça je veux
dire c’est des films qui ont du mal à sortir…
« D’ici 5-10 ans ça se fera…C'est-à-dire qu’avec internet je pense que ça sera possible de
pré-financer les œuvres »
Mais après, c’est pour ça que je dis que y’a des choses négatives, mais globalement, y’a des
trucs intéressants à étudier…y’a des évolutions qui sont intéressantes…
Vincent : c’est bien ce que je pense…
P.C. : et notamment une des évolutions les plus intéressantes sur heu, le fait d’avoir accès à
une information, une réalité directe, pas du tout filtrée par la télévision, par les grands médias,
je pense que c’est aussi internet. Internet a développé cette conscience aussi chez les gens
149
qu’on peut avoir accès directement à l’information, je veux dire c’est…Par exemple la
boutade sur les Auvergnats d’Hortefeux, si y’avait pas eu internet, personne le saurait, même
si c’est pas internet qui a filmé, c’est des journalistes, une chaîne de télévision, ça a été publié
sur le site internet d’un grand quotidien français etc…mais si y’avait pas eu internet personne
l’aurait su ça…
Vincent : vous pensez que ça peut servir le documentaire ça ?
P.C. : ah je pense que oui. Mais le gros problème pour le documentaire, c’est que ça coûte de
l’argent et ce type de diffusion, comment ça peut pré-financer les films ? Mais après moi je
pense que y’aura un truc, ça marchera quoi…Je sais pas comment mais j’espère que d’ici 5-10
ans ça se fera…C'est-à-dire qu’avec internet je pense que ça sera possible de pré-financer les
œuvres, enfin comme sur certains sites d’informations actuellement, du style Béton,
Bakchich, Arrêt sur image etc, les gens s’abonnent pour avoir accès au site et ça marche plus
ou moins. Donc je suis persuadé qu’il y a des gens qui sont prêts à filer quelques euros pour
pouvoir voir un film, quitte à filer quelques euros avant la réalisation du film, pour que le film
existe…Mais ça demande quand même que des mécanismes soient crées quoi…
« C’est le même public, qui va voir la fiction et les documentaires à Utopia… »
Vincent : oui, oui…Et j’ai eu une idée intéressante une fois d’un réalisateur qui me disait que
le…l’intérêt dont on parlait des spectateurs pour le documentaires venait peut-être aussi en
même temps d’un rejet, enfin d’un détournement vis-à-vis de la fiction, et d’un besoin peutêtre de réalisme, de réponses plus concrètes aux problèmes qui se posent ? En opposition un
peu à la fantasmagorie créée par les fictions ?
P.C. : non moi je pense pas qu’il y ait d’opposition à faire entre fiction et documentaire, moi
je suis persuadé que…la preuve Utopia, bon y’a peu de cinémas quand même, c’est pour ça
qu’on peut parler d’Utopia qui diffuse de la fiction, mais je pense c’est le même public, qui va
voir la fiction et les documentaires à Utopia…Mais qui va voir une fiction de qualité bien sûr,
qui va pas aller voir « Bienvenue chez les Ch’tis » bon…De toute manière je pense pas qu’il
y’ait forcément de…moi je pense que s’il y a rejet, c’est plus un rejet de l’information
classique…
Vincent : oui, comme on disait tout à l’heure…
P.C. : oui, moi je pense c’est vraiment ça…C'est-à-dire un documentaire…je pense que le
« Cauchemar de Darwin » ça informe beaucoup plus sur la situation en Afrique que heu…que
un an de journaux télévisés…au moins les gens comprennent là…
« En France y’a très peu de télévisions…y’a pas de décentralisation…tout est centralisé
sur Paris »
Vincent : Oui…qu’est-ce que je voulais dire…oui, Utopia, ce succès auprès du public comme
on disait c’est peut-être aussi à relativiser quand on voit comment ça marche à Utopia, mais
dans d’autres grands cinés le documentaire, c’est pas encore très populaire
P.C. : nan mais le problème après, c’est que les autres grands cinés c’est Gaumont,
Megastore…je veux dire y’a concentration de la…comme y’a concentration de la production,
ici, enfin en France, vous avez…je sais pas 85% de la production qui sont centralisés sur
Paris. Et quand je disais tout à l’heure qu’on a obligatoirement pour financer des films,
documentaires en l’occurrence, on a besoin d’une coproduction d’une chaîne de télévision à
25%, je veux dire toutes les chaînes de télévision en France sont concentrées même pas sur
Paris, sur deux arrondissements de Paris, sur quelques kilomètres carrés…le sud du seizième,
le nord du quinzième, Boulogne…voilà…non seulement toutes les chaînes de télévision, mais
150
aussi tous les organismes de régulation de la profession : la SCAM , les radios…le CNC, vous
avez tout…et moi je pense c’est tout à fait symbolique : c’est l’ouest parisien, c’est pas l’est.
Les artistes sont à l’est…Je veux dire comme avant, les patrons sont à l’ouest, les ouvriers à
l’est…là vous avez…tout ce qui finance est à l’ouest et les artistes sont à l’est, Montreuil et
compagnie. Et je pense y’a ce type de concentration, de centralisation qu’on trouve dans tous
les domaines, dans les cinémas c’est pareil…Je veux dire, Utopia arrive à avoir une bonne
programmation parce qu’ils sont indépendants, parce qu’ils ont su garder un rapport de force
pour garder cette indépendance de distribution, de diffusion, je veux dire…mais après
Gaumont, UGC tout ça…
Vincent : après là-dedans, y’a peut-être le danger de tomber dans un public spécialisé qui
heu…et que ça reste un phénomène restreint finalement…
P.C. : oui…enfin, ça reste pas forcément isolé, par exemple sur Toulouse. En France non,
mais sur Toulouse, je pense qu’à Utopia, tout le monde y va, enfin je pense qu’ils font autant
d’entrées que Gaumont…après c’est pas forcément le même public…mais après ça c’est un
truc d’éducation à faire hein je veux dire…et c’est que sur le documentaire, sur la fiction
aussi, que les gens fassent l’effort pour pas aller voir le blockbuster dont tout le monde parle,
mais pour aller voir des films un peu différents quoi…
Vincent : hum. Et cette concentration des moyens à Paris, localement à Toulouse ça doit vous
créer des difficultés non ?
P.C. : ah complet. Y’a des gens…je le disais tout à l’heure, cette importance de la télévision
dans la production etc, heu…je vais citer un autre exemple, par exemple une ville comme
Saragosse, qui est la capitale de l’Aragon, pas très loin d’ici, je parle de l’Aragon parce que
c’est la région limitrophe du Midi-Pyrénées, Saragosse est plus petite que Toulouse, capitale
d’une région plus petite que le Midi-Pyrénées, mais à Saragosse, des gens qui travaillent dans
l’audiovisuel y’en plus qu’en PACA, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées et Aquitaine
réunis…
Vincent : eh oui, mais le système espagnol c’est différent, les provinces sont plus
indépendantes.
P.C. : c’est plus indépendant, par exemple à Saragosse y’a énormément de télévisions…en
France y’a très peu de télévisions…y’a pas de décentralisation…tout est centralisé sur Paris.
Alors, ça commence à s’amorcer, y’a de plus en plus de télévisions locales avec des
difficultés, qui se développent…les télévisions locales de service public par exemple,
notamment comme TNT-hifi etc, avec peu de moyens. Donc avec une qualité des
programmes qui est pas forcément à la hauteur, mais la France est le seul pays européen qui
est comme ça, je parle de l’Espagne mais y’a aussi l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie,
la Pologne enfin, tous les grands pays européens, y’a une décentralisation audiovisuelle, donc
y’a d’autres chaînes de télévision. Donc je sais pas, si on était dans la même situation qu’en
Espagne ici, enfin à Toulouse par exemple, ça serait cinquante fois plus développé le milieu
audiovisuel. Et donc la conséquence, la question que vous me posiez, la conséquence c’est de
grandes difficultés…parce ce que je veux dire automatiquement si on est producteur à
Toulouse c’est quelque part, c’est comme si on a pas de montre Rolex à 50 ans…
Vincent : (sourire amusé)
P.C. : eh oui, parce que les grands sont à Paris…
Vincent : Donc vous avez raté votre vie ? (rires)
P.C. : même si y’a beaucoup de sujets de production en région, y’en a…doit y’avoir 30% de
sociétés de production qui sont en région…mais qui produisent que 15%.
Vincent : et La Castagne, c’est Midi-Pyrénées ?
P.C. : Toulouse.
Vincent : Toulouse seulement ?
P.C. : Enfin, Midi-Pyrénées oui, et Ariège.
151
Vincent : d’accord, ok…donc vous produisez des projets de quelle taille ? Financièrement
c’est des films comment ?
P.C. : des budgets ?
Vincent : ouais, des budgets ?
P.C. : oh taille classique hein, un documentaire classiquement c’est entre 100-150 000 euros
de budget. Après quel que soit le sujet, c’est à peu près le même budget…
Vincent : et vous arrivez à trouver des créneaux télés ou pas ?
P.C. : avec difficulté, mais oui…Puisse qu’on existe…(rire ironique)
« Je pense que y’a de plus en plus un traitement documentaire dans la fiction, comme
y’a de plus en plus aussi de fiction dans le documentaire »
Vincent : Ok…sinon y’a un dernier truc que je voulais aborder et qui me semblait intéressant
aussi c’est le fait qu’il y ait de plus en plus d’éléments documentaires dans les fictions.
P.C. : (en se levant pour aller chercher le café) oui c’est intéressant ça…(en revenant, Paul
Chiesa m’indique un documentaire dans le programme télé qui va passer dans les prochains
jours)
Vincent : donc oui, ce sujet de…ça je crois que c’est avec Boris Claret que j’en avais plus
parlé, parce que comme j’avais parlé plus écologie avec lui forcément…heu…on avait parlé à
un moment des films du style « Les fils de l’homme » qui partent sur une base écologique en
fait, « la Terre va mal », « la Terre a été détruite et les hommes doivent reconstruire »,
souvent c’est des films d’anticipation…
P.C. : enfin y’a de plus en plus de films catastrophe…
Vincent : voilà, mais même pour le coup des blockbusters qui parlent de ces thèmes là,
qu’est-ce que vous en pensez ?
P.C. : Je sais pas, je pense que y’a de plus en plus un traitement documentaire dans la fiction,
comme y’a de plus en plus aussi de fiction dans le documentaire, ça je pense que c’est le
développement de ce genre là, de docu-fictions, parce que y’en a beaucoup, y’en a plein à la
télé…Les docu-fictions la plupart du temps c’est des fictions, enfin je veux dire…Y’a du
documentaire parce que y’a quelques interviews etc, mais…
Vincent : de toute façon comme on disait tout à l’heure c’est difficile de séparer, de faire des
cloisons entre les genres.
P.C. : oui, une séparation entre fiction et documentaire, moi je suis persuadé qu’on peut
trouver dans l’histoire du cinéma, de tout temps y’a eu ce type de traitement…
Vincent : oui, Ken Loach par exemple, ses débuts…
P.C. : oui nan, mais même avant, je pense que tout le temps y’en a eu plus ou moins…Je
pense qu’il y a toujours dans le documentaire la nécessité de fictionner quand c’est pas
possible de représenter autrement, et après dans la fiction d’avoir des parties avec un
traitement documentaire, pour donner une plus grande impression de réalité…
Le thème de l’écologie : « je pense que si ça marche bien, c’est que y’a un écho chez les
gens… »
Vincent : oui, pis en ce qui concerne l’écologie ça correspond peut-être aussi à ce qu’on
disait, du filon qui marche bien…
P.C. : du filon qui marche bien, et aussi d’une préoccupation des gens, y’a aussi une
préoccupation des gens, je pense que si ça marche bien, c’est que y’a un écho chez les gens…
Vincent : oui, une demande, enfin, une demande, un besoin…
P.C. : je pense que ça ça existe, c’est relativement fort…alors moi je suis très étonné,
notamment dans le cinéma américain, le nombre de films sur ce thème-là, et traités de façon
152
pas con, je veux dire, mais même avec des scènes qui font écho à des situations d’actualité,
par exemple aux Etats-Unis, je prends deux films par exemple, je m’en souviens plus, le film
où y’a une nouvelle glaciation… « Le jour d’après », je sais pas si vous l’avez vu celui-là… ?
Vincent : non je l’ai pas vu…mais je pensais aussi au film « Le jour où la Terre s’arrêtera »
avec Keanu Reeves…
P.C. : Oui, y’a celui-là aussi, mais je pense à des scènes, « Le jour d’après » et aussi le film
de Spielberg là…
Vincent : « La guerre des mondes » ?
P.C. : « La guerre des mondes » oui, je veux dire y’a deux scènes où ils traversent des rivières
qui sont très intéressantes…Mais dans « Le jour d’après » par exemple, quand ils traversent le
Rio Grande, enfin les Américains fuient les Etats-Unis et se réfugient au Mexique, mais les
Mexicains ferment la frontière, enfin c’est complètement l’inverse, c’est très intéressant,
vraiment très intéressant ça…et de plus en plus y’a ce type de traitement dans les
films…Alors dans « Le jour où la Terre s’arrêtera », c’est quoi l’histoire ?
Vincent : je l’ai même pas vu, j’ai lu le synopsis, mais c’est ça, là je crois qu’on est déjà
passé de l’autre côté, la Terre a disparu…
P.C. : ah non c’est ça, c’est un extraterrestre, un extraterrestre qui arrive en disant « vous êtes
complètement merdiques, vous détruisez la Terre »…
Vincent : ah mais c’est ça, c’est un peu simpliste mais…
P.C. : mais je pense depuis pas longtemps, depuis 4-5 ans, y’a cette conscience de plus en
plus partagée par les gens que on va dans le mur si on continue comme ça…Alors après…
« En période de crise économique le cinéma n’a jamais autant bien marché » « Les
festivals en France, je veux dire c’est un peu une exception française, y’a aucun pays où
y’en autant »
Vincent : mais au niveau du documentaire, même des événements comme le FID ils notent
un succès croissant de l’événement, une meilleure fréquentation, ça marche de mieux en
mieux…Donc c’est vraiment qu’apparemment les gens…
P.C. : après je pense que y’a tout le phénomène des festivals en France : y’a de plus en plus
de festivals, les festivals marchent de plus en plus…
Vincent : c’est vrai, y’a aussi ça…
P.C : je veux dire, cette année je vois au niveau des festivals de théâtre en France, partout ça a
augmenté, partout…et ça, c’est en période de crise, ça avait été constaté aux Etats-Unis dans
les années 1930, en période de crise économique le cinéma n’a jamais autant bien marché
etc…
Vincent : oui d’ailleurs y’avait un article là-dessus dans Télérama y’a deux semaines environ
sur « le cinéma n’a jamais aussi bien marché », quelque chose comme ça…Et justement ils
parlaient du documentaire aussi dans l’article…
P.C. : mais pas que le cinéma, le théâtre aussi…
Vincent : oui, ah bah oui, Aurillac par exemple cette année c’était une super édition…
P.C. : ah oui, y’avait du monde ?
Vincent : oui oui, en augmentation…bon la météo était aussi au rendez-vous, donc ça a aidé
mais…
P.C. : nan c’est bien Aurillac, enfin j’étais allé une fois, y’a longtemps…Mais c’est ça, les
festivals en France, je veux dire c’est un peu une exception française, y’a aucun pays où y’en
autant, y’en a partout des festivals, et partout y’a du monde…
Vincent : ouais pis y’a même des petits qui naissent localement et qui marchent…
P.C. : mais moi je trouve c’est bien…
153
Vincent : ah oui oui…En plus ça anime des coins qui parfois ont pas forcément d’autres
événements…
P.C. : c’est bien, et après des festivals de cinéma, de documentaires, courts-métrages etc c’est
intéressant parce que y’a plein de films qui tournent que dans les festivals, qui ont que les
festivals comme débouchés…
Vincent : pis c’est aussi un endroit justement pour avoir des rencontres avec des producteurs,
des choses comme ça. Cette année par exemple au FID, ils avaient crée un truc, le FIDlab,
pour que les pros se parlent entre eux…
P.C. : après des festivals professionnels y’en a pas beaucoup, mais les gens ne se déplacent
pas forcément sinon ça sollicite, je lisais y’a pas longtemps l’interview d’un cinéaste
palestinien, Elia Suleiman…
Vincent : qui vient de sortir « Le temps qu’il reste », c’est ça ?
P.C. : « Le temps qu’il reste », oui, qu’est très beau, et il disait, que sur son dernier film, je
sais plus comment il s’appelle, il l’a accompagné pendant un an et demi…
Vincent : c’est pas lui qui a fait « Intervention divine » aussi ?
P.C. : Oui voilà, pour « Intervention divine », il avait accompagné le film pendant un an et
demi, après il a arrêté parce que y’a tellement de festivals dans le monde qu’il ferait que
ça…Etre dans un avion où l’hôtesse te reconnaît, tu sais même pas où tu vas, je pense que
pour un cinéaste un peu connu, s’il veut accompagner son film, il ferait que ça…Il serait
invité partout dans le monde…
Vincent : Ok, bon bah pour le moment, vu que je suis pas très avancé c’était surtout ça que je
voulais voir avec vous…
P.C. : oui, moi je pense que ça serait important que vous définissiez un peu plus l’enjeu de la
maîtrise quoi…
Vincent : hum, hum, ouais…parce que là c’est vrai que y’a plusieurs trucs qui sont
intéressants…Après c’est vrai qu’avec mon prof on était parti sur « le Cauchemar de
Darwin », avec la polémique qu’il y avait eu dessus, pour déjà poser le sujet…et là en plus
avec « Home »…
P.C. : mais oui, mais en plus une polémique c’est intéressant, parce que moi je sais que je
connais des gens qui connaissent bien le réalisateur, je sais plus comment il s’appelle,
qu’aiment pas du tout le film parce que bon…mais après moi je trouve que la polémique est
intéressante, parce qu’un documentaire, on le disait tout à l’heure, c’est une fiction du réel,
c’est pas le réel brut qui est proposé, le réel brut est proposé au travers du regard d’un
cinéaste, et le regard donc automatiquement inclut une mise en scène…parce que je veux dire,
je vous films là je veux dire, je vous filme là, je films pas à côté, donc c’est moi qui impose le
cadre, donc y’a déjà une mise en scène…donc moi je pense que y’a polémique sur « le
Cauchemar de Darwin » parce que le film a eu du succès, mais je pense moi en dehors de ça,
personne n’a contesté quand même ce qu’il y a de factuel dans le film… A citer
Vincent : Hum. « Home » aussi c’est un peu pareil, sauf que là y’a aussi l’effet politique,
l’influence sur les élections…
P.C. : oui, bof, moi je pense, après coup…
Vincent : oui, c’est ce qui été utilisé pour critiquer le film…
(échange de mails et Paul Chiesa m’invite à le recontacter par la suite)
154
ANALYSE DE L’ENTRETIEN
Tout comme François Caron, Paul Chiesa commence d’abord par relativiser le succès actuel
du documentaire que les médias ont tendance à mettre en avant. Cette vision médiatique des
choses est selon lui sans fondement, car le documentaire a toujours réussi à perdurer en
France aux côtés de la fiction. Il prétend comme François Caron que les deux genres ont
toujours été interdépendants, la fiction intégrant parfois certaines caractéristiques du
documentaires lorsque cela se révélait nécessaire, et inversement. Au-delà de cette confusion
entre les genres, il fournit également un argument historique pour expliquer le développement
du documentaire dans la continuité. Il indique que les fonds d’aide au cinéma alloués par le
CNC depuis l’après guerre, qui sont la spécificité du système cinématographique français, se
sont élargis au documentaire dans les années 1980. Le genre se développe donc depuis cette
période et non simplement depuis les années 2000 et le succès de films importants comme
« Le cauchemar de Darwin » ou « Une vérité qui dérange », qui ont déclenché l’intérêt
médiatique pour les documentaires.
Paul Chiesa va même plus loin et renverse le sujet, en précisant que le nombre de cases
documentaires sur les chaînes de télévision est en forte baisse depuis quelques années, ce qui
conduirait à penser que les documentaristes rencontrent au contraire des problèmes importants
aujourd’hui. En effet, selon le producteur toulousain, les réalisateurs sont de plus en plus
obligés de recourir à l’autoproduction, dans la mesure ou les chaînes de télévision retirent leur
appui financier. Il s’ensuit une baisse globale du nombre de documentaires produits. Ces
chiffres seront bien entendu à vérifier et à approfondir, afin de confronter le traitement
médiatique du documentaire à la réalité statistique.
Paul Chiesa souligne que ces problèmes de productions dus au désengagement des chaînes de
télévision sont accentués par la structure de l’administration de l’audiovisuel en France, qui se
caractérise par une forte concentration des moyens de production à Paris. Non seulement les
chaînes de télévision sont peu nombreuses, mais elles sont en plus situées le plus souvent à
Paris, ce qui rend la situation des professionnels du cinéma en province encore plus délicate.
Paul Chiesa estime par ailleurs qu’une confusion est faite par le grand public entre d’une part
les reportages, qui sont de plus en plus nombreux à passer à la télévision, et d’autre part les
documentaires, qui sont moins un travail de journalistes qu’une production de cinéaste plus
approfondie et réalisée sur un temps plus long. Il critique donc une fois de plus (après Boris
155
Claret et François Caron) les chaînes de télévision, qu’il accuse de diffuser des films
consensuels, qui ne traitent pas suffisamment en profondeur les thèmes abordés.
En dépit de ce recul du documentaire à la télévision, certains films ont quand même du succès
selon Paul Chiesa lors de leur sortie en salle, à l’image des films précédemment cités (« Le
Cauchemar de Darwin » etc…). Mais ce phénomène de déportation du succès documentaire
de la télévision au cinéma ne compense pas selon le producteur le manque de soutien à la
production de la part des chaînes de télévision. En effet, peu de films remportent un tel succès
en comparaison à la production globale de documentaires. De plus, les films documentaires
ne sont pas distribués dans tous les cinémas, ce qui restreint souvent leur succès à des chaînes
de cinéma converties au genre documentaire et bénéficiant d’un public fidèle (du type
Utopia). Le succès médiatique du documentaire aujourd’hui ne doit donc pas conduire à
confondre les situations du documentaire à la télévision et au cinéma : si succès médiatique il
y a, il semble qu’il repose plutôt sur les sorties en salle.
Paul Chiesa explique en particulier le succès du thème de l’écologie par une
instrumentalisation de ce thème porteur par les sociétés de production et de distribution, dans
une optique économique. Cependant, il n’exclue pas non plus un intérêt certain du public,
sans lequel il ne serait pas profitable pour les producteurs de miser sur l’écologie. Quand
François Caron justifiait cette préoccupation écologique du public par un rejet de la
mondialisation et de ses dérives uniformisatrices, Paul Chiesa explique plutôt cet intérêt par
une volonté de contourner les sources officielles d’information qui se sont discréditées aux
yeux de la population.
Au-delà de cet aspect médiatique, Paul Chiesa admet cependant qu’il est aujourd’hui plus
facile de réaliser des documentaires d’un point de vue purement technique, car la
généralisation de la vidéo et de la haute définition font baisser les prix du matériel de
tournage. Mais si la réalisation de documentaires est désormais plus accessible, les débouchés
pour les films produits se réduisent en raison de la baisse des cases documentaires dans les
programmes télévisés. La production fournie de films a donc finalement un effet pervers si
l’on suit le raisonnement de Paul Chiesa, puisque la sélection des films par les chaînes de
télévision n’en est que plus sévère, et le succès lors de la sortie en salle moins probable (si le
film obtient une distribution dans les cinémas, ce qui n’est pas toujours le cas). En outre, Paul
Chiesa prévient également que la maîtrise technique aujourd’hui accessible à un plus grand
nombre de réalisateurs n’est pas un gage de qualité du contenu, comme le révèlent
malheureusement selon lui les films diffusés à la télévision, qui manquent de relief et de
profondeur.
156
Pour contourner les difficultés que rencontre selon lui le genre documentaire, Paul Chiesa
évoque dans l’entretien de nouveaux outils qui pourraient constituer des débouchés pour les
documentaires, même si leur fonctionnement doit encore être étudié. Il mentionne notamment
la diffusion sur internet et l’économie du DVD, en précisant que ces moyens de diffusion ne
permettent pas encore de financer les films.
En contradiction avec la situation particulière du documentaire, Paul Chiesa admet à la fin de
l’entretien que le cinéma aujourd’hui se porte bien, ce qui peut selon lui s’expliquer par un
effet secondaire et rétroactif de la crise. En période de crise, la population peut cherche à
puiser dans la culture le divertissement qui voile en partie les difficultés matérielles du
quotidien. Cette remarque est particulièrement valable en ce qui concerne les festivals,
notamment de cinéma, qui remportent en ce moment un franc succès.
Le « succès » dont parlent les médias à propos du documentaire est donc à déconstruire, dans
la mesure où plusieurs explications peuvent être données, qui ne sont pas systématiquement
valables. Selon Paul Chiesa, le documentaire en salle se porte bien, même si tous les films ne
deviennent pas de grands succès. A l’inverse, la situation des documentaires à la télévision est
plus préoccupante, même si des événements ponctuels comme les festivals peuvent donner
parfois l’impression d’un dynamisme du genre documentaire, relayé automatiquement par les
médias qui résument une réalité plus complexe. Enfin, la portée du thème de l’écologie auprès
du public ne doit pas être sous-estimée, même si certains réalisateurs et producteurs de films,
y compris de fictions, jouent de ce sujet d’actualité pour gonfler leurs recettes.
157
BIBLIOGRAPHIE
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grandeur, Paris, Gallimard, 1991
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AUTRES OUVRAGES CONSULTES
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Décroissance, n°61, juillet/août 2009
158
AUTRES ARTICLES
Journaux ou revues :
ANIZON (Emmanuelle), ZARACHOWICZ (Wéronika), BENABENT (Juliette) « Chacun
dans sa planète », Télérama, n°3116, 3-9 octobre 2009
FERENCZI (Aurélien), « Pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté », Télérama,
n°3079
GALLO (Jean-Frédéric), « Répondre à un besoin d’information », Tribune du Sud, 19 juin
2009
GRAMARD (Laurence), « L’heure du tri sélectif, les documentaires écolos », Evene.fr,
novembre 2009
MANDELBAUM (Jacques), « Cinéma, la nouvelle vague du documentaire », Le Monde, (?)
Essais ou revues scientifiques :
CHAMPAGNE (Patrick), La construction médiatique des malaises sociaux, Actes de la
recherche en Sciences Sociales, numéro 1, volume 90, 1991
CHEYNET (Vincent), « La décroissance contre le capitalisme vert », in Non au capitalisme
vert, Saint-Just-la-Pendue, Parangon/Vs, 2009, p. 106-112
CORCUFF (Philippe), « Anticapitalisme et antiproductivisme à l’aube du 21ème siècle, autour
des analyses d’Hervé Kempf », in Non au capitalisme vert, Saint-Just-la-Pendue,
Parangon/Vs, 2009, p.99-105
159
TABLE DES MATIERES
Introduction………………………………………………………………………………. p.1
I/ Etats des lieux du cinéma documentaire………………………………………………. p.10
A/ Le contexte médiatique général…………………………………………....…… p.10
1/ Un nouveau rapport à l’image…………………………………………….. p.11
2/ Le succès du documentaire………………………………………………... p.11
3/ Les raisons d’un succès…………………………………………………….p.13
Un souci de réalisme de la part du public……………………………………. p.13
Un déficit d’information de la part des médias dominants…………………... p.15
B/ Le cas du documentaire environnemental………………………………………. p.16
1/ L’environnement : un thème d’actualité…………………………………... p.17
2/ Sorties en salles et effet d’entraînement…………………………………... p.18
3/ Parenthèse : de l’environnement dans le cinéma de fiction……………….. p.20
4/ Instrumentalisation de l’écologie ou réel intérêt ?........................................ p.25
C/ De la vision médiatique à la réalité documentaire……………………………… p.27
1/ Une plus grande facilité technique… ……………………………………p.28
2/ …mais des difficultés de production et de diffusion……………………… p.30
3/ La sélection des projets……………………………………………………. p.33
4/ Vision médiatique et réalité documentaire : les raisons du décalage……... p.33
Bilan première partie………………………………………………………….p.35
II/ Le phénomène « Home »……………………………………………………………... p.37
A/ La production…………………………………………………………………… p.37
1/ Profil de Yann Arthus-Bertrand………………………………………. ….. p.37
2/ Genèse du film et production……………………………………………… p.39
B/ La réception……………………………………………………………………... p.40
1/ Chronologie de l’emballement médiatique………………………………... p.41
2/ Présentation de la revue de presse………………………………………… p.44
3/ L’espace de la critique…………………………………………………….. p.49
La critique artistique…………………………………………………………. p.51
La critique éthique…………………………………………………………….p.58
La critique politique………………………………………………………….. p.61
Bilan deuxième partie………………………………………………………... p.67
III/ Panorama de l’écologie politique au 20ème siècle…………………………………… p.70
A/ Les partisans du développement durable……………………………………….. p.71
B/ Les objecteurs de croissance……………………………………………………. p.73
C/ Les « développementalistes »…………………………………………………... p.75
Bilan et mise en relation avec Home………………………………………………. p.78
Conclusion……………………………………………………………………………….. p.80
160
Annexes………………………………………………………………………………….. p.82
Bibliographie…………………………………………………………………………….. p.158
Table des matières……………………………………………………………………….. p.160
161