Mémoire Vincent Gohier
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Mémoire Vincent Gohier
IEP de Toulouse Master 2 « Sociologie politique des représentations et expertise culturelle Année 2009/2010 Mémoire de recherche Le cinéma documentaire environnemental et la réception de Home par la critique de presse Présenté par M. Vincent GOHIER Directeur du mémoire M. Philippe MARY 1 2 AVERTISSEMENT L’Université de Toulouse 1 n’entend donner aucune appprobation, ni improbation dans les mémoires ou doctorats. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. 3 REMERCIEMENTS - Je remercie M. Philippe MARY, pour son encadrement et ses conseils théoriques. - Merci à tous les professionnels du cinéma interrogés, pour leur disponibilité : Boris Claret, François Caron, Paul Chiesa, Mais aussi toutes les personnes rencontrées lors du FID Marseille ou du Festival du film d’environnement de Paris. - Enfin, je remercie ma famille et « mon héros » pour leur aide et leur soutien constants. 4 SOMMAIRE Introduction……………………………………………………………….. p.1 I/ Etats des lieux du cinéma documentaire……………………………….. p.10 A/ Le contexte médiatique général………………………………………………. p.10 B/ Le cas du documentaire environnemental…………………………………….. p.16 C/ De la vision médiatique à la réalité documentaire……………………………. p.27 Bilan première partie……………………………………………………………………p.35 II/ Le phénomène « Home »……………………………………………… p.37 A/ La production…………………………………………………………………. p.37 B/ La réception…………………………………………………………………… p.40 Bilan deuxième partie………………………………………………………………….. p.67 III/ Panorama de l’écologie politique au 20ème siècle…………………….. p.70 A/ Les partisans du développement durable……………………………………... p.71 B/ Les objecteurs de croissance………………………………………………….. p.73 C/ Les « développementalistes »………………………………………………… p.75 Bilan et mise en relation avec Home…………………………………………………... p.78 Conclusion…………………………………………………………………p.80 Annexes…………………………………………………………………… p.82 Bibliographie……………………………………………………………… p.158 Table des matières………………………………………………………… p.160 5 Introduction Le documentaire est depuis quelques années sur le devant de la scène médiatique. Quelques films importants ont beaucoup fait parler d’eux, et ce succès a rejailli sur le genre documentaire en général. On parle d’un nouveau dynamisme, comme si le documentaire avait subi au cours du temps un lent déclin, pour finalement vivre aujourd’hui une sorte de retour en grâce. Ce postulat, qui peut paraître asséné d’emblée, s’appuie sur de nombreux articles lus dans la presse, qui présentent le cinéma documentaire contemporain sur un ton très optimiste. On pourrait citer par exemple l’éditorial du Monde signé par Jacques Mandelbaum1, paru dans un numéro datant de 2009, dans lequel le critique de cinéma note que « la programmation en salles de documentaires liés à des questions d’actualité sociale ou politique n’est pas nouvelle. Mais le phénomène s’amplifie depuis quelques années ». On pourrait immédiatement rétorquer que le documentaire en tant que « genre » n’existe pas, et partant que le point de vue des médias sur le cinéma documentaire ne renvoie à rien de défini, rien de matériellement vérifiable. A propos de la frontière tracée entre fiction et documentaire, Guy Gauthier précise dans son ouvrage Le documentaire, un autre cinéma2, qu’ « une telle opposition n’a de sens que classificatoire », et rapporte les propos de Jean-Luc Godard à ce sujet : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin ». On pourrait également mettre en avant les travaux de sociologues qui étudient les mécanismes de l’ « emballement médiatique » et soulignent la propension des médias à transfigurer la réalité, et parfois à en donner une image trompeuse. Patrick Champagne indique que « la logique du travail journalistique – en accord avec les représentations et attentes ordinaires du grand public – conduit ainsi à privilégier spontanément tout ce qui paraît exceptionnel et hors du commun […] »3. 1 MANDELBAUM (Jacques), « Cinéma, la nouvelle vague du documentaire », Le Monde, ? GAUTHIER (Guy), Le documentaire un autre cinéma, Saint-Just-la-Pendue, Armand Colin, 2000 3 CHAMPAGNE (Patrick), La construction médiatique des malaises sociaux, Actes de la recherche en Sciences Sociales, numéro 1, volume 90, 1991 2 1 Néanmoins, tout en ayant conscience des limites de la vision médiatique du documentaire, il est tentant de suivre la rumeur, de l’accepter et de mettre à l’épreuve ce prétendu succès actuel du documentaire. Que se cache-t-il derrière la popularité affichée du cinéma documentaire ? Les conditions concrètes de réalisation et de diffusion des documentaires sont-elles en accord avec le constat médiatique ? Le présent travail est parti de cette idée initiale : confronter l’idéal médiatique à la réalité du cinéma documentaire, et ainsi décrypter l’emballement médiatique qui s’empare de ce genre cinématographique. Mais le sujet, pertinent par son actualité, demandait encore à être affiné. Au sein du genre documentaire, un style de films paraissait particulièrement dynamique : les documentaires qui abordent les thèmes de l’écologie et de la préservation de l’environnement. Depuis quelques années, les films dénonçant les dérèglements climatiques envahissent les écrans. Certains films comme Le cauchemar de Darwin ou Une vérité qui dérange ont fait couler beaucoup d’encre et stimulé les débats. Il paraissait donc intéressant de recentrer le sujet sur les documentaires plus particulièrement portés sur l’écologie. On évitait ainsi d’effectuer une approche trop généraliste du traitement médiatique du documentaire. Cette perspective d’étude présentait en outre l’avantage de mêler un sujet cinématographique, suscitant un vif intérêt personnel, et des questions plus politiques, l’écologie se traduisant aujourd’hui de manière de plus en plus rigoureuse en théories politiques diverses et variées. Le thème du cinéma documentaire environnemental paraissait donc assez riche pour qu’on s’y intéresse. Cependant, l’objectif d’étudier l’approche par les médias non plus du cinéma documentaire en général, mais des documentaires environnementaux en particulier, s’est vite révélé de nouveau trop ambitieux, ou trop vague. Quelle est la cible de ce traitement médiatique laudatif (qui reste par ailleurs à démontrer) : les documentaires portant sur des thèmes écologiques, ou plutôt le thème de l’écologie en général ? L’écologie n’est-elle pas un sujet porteur à elle seule, mis « à la mode » par les crises environnementales de plus en plus régulières, et suscitant l’intérêt et l’inquiétude de la population ? En supposant même que le cinéma documentaire à tendance « écolo » montre aujourd’hui un réel dynamisme, peut-on faire l’amalgame entre tous les films entrant dans cette catégorie, et les considérer du même point de vue ? 2 Comme me l’ont suggéré plusieurs réalisateurs de documentaires que j’ai rencontrés au cours de mes recherches, l’écologie semble être un thème instrumentalisé dans de nombreux domaines et qui dépasse par conséquent le simple cadre du cinéma documentaire. Ce dernier n’est pas le seul à être le vecteur d’une actuelle prise de conscience écologiste. Or, étudier l’impact de l’écologie aujourd’hui de façon générale, et non plus seulement à travers le documentaire, était d’évidence un sujet sans bornes. Il semblait plus intéressant de se concentrer sur un seul film, qui cristalliserait l’ensemble des problématiques du cinéma documentaire environnemental contemporain. Une étude monographique présentait en outre l’avantage d’éviter les sujets trop généraux du type : « popularité de l’écologie » ou « succès du cinéma documentaire ». On revenait en quelque sorte à l’idée initiale d’une interrogation sur la prétendue vitalité des documentaires environnementaux, mais illustrée par un film emblématique de ce cinéma qui semble aujourd’hui « marcher ». Parmi les différents films sortis depuis quelques années et abordant de près ou de loin l’écologie, un film paraissait particulièrement révélateur des questions soulevées par ce type de documentaires : Home, de Yann Arthus-Bertrand. Home est sorti le 5 juin 2009, à l’occasion de la journée mondiale de l’environnement. Le film a fait l’objet d’un plan de distribution spécial et inaccoutumé, sur lequel nous reviendrons plus longuement par la suite. L’aspect intéressant de ce documentaire reste la polémique qui a suivi sa diffusion, au cours de laquelle se sont affrontées de nombreux points de vue. Cette polémique ne s’est pas arrêtée au domaine du cinéma et a débordé sur d’autres questions, notamment politiques. Le film a déchaîné les passions et remué la critique plus qu’aucun autre documentaire environnemental auparavant. L’emballement médiatique crée par la polémique autour du film constitue donc un objet d’étude particulièrement intéressant, dans la mesure où il permet de faire le point sur la réception d’un genre cinématographique d’actualité, le documentaire environnemental. Home offre un exemple typique de la réception par la presse de ces documentaires à gros budget. Le but de ce travail est donc de réaliser une étude monographique de Home, centrée sur la réception du film par les médias, afin d’illustrer et de questionner l’accueil souvent très positif réservé à ce genre de films écologiquement engagés. Cette étude sera menée sur le modèle d’autres travaux monographiques produits par des sociologues de la culture, notamment du 3 cinéma. Ainsi, il conviendra de s’appuyer sur un article de la sociologue Audrey Mariette4, consacré à la réception du premier film de Laurent Cantet intitulé « Ressources humaines ». Dans cet article, A. Mariette examine les mécanismes de construction de la célébrité par la critique, et se penche sur les différences qui apparaissent dans le traitement journalistique entre le premier film de L. Cantet et la sortie de Ressources humaines. L’étude du processus de réalisation d’un film, de sa production à sa réception, soulève de nombreuses problématiques. Notre premier souci sera de reconstituer, à partir de l’emballement médiatique qui a suivi la sortie du film, l’espace de la critique de Home. Il s’agira de révéler les différents aspects de la critique du film, en examinant les arguments avancés. Une critique de film peut être rédigée différemment, en fonction de la sensibilité du journaliste ou des questions que le film soulève. En ce qui concerne Home, on pourra constater que la critique a parfois cédé la place au charivari, et nécessite d’être déconstruite et analysée. Une étude consacrée spécifiquement au film Home permettra également de revenir sur la question de la popularité actuelle du cinéma documentaire environnemental. Le décryptage de la réception d’un film comme Home est l’occasion d’effectuer une étude comparative avec le reste de la production, comprenant des documentaires réalisés avec des fonds beaucoup moins importants. Ces nombreux documentaires, tournés par des réalisateurs locaux le plus souvent indépendants, contribuent à faire parler d’un dynamisme du cinéma documentaire environnemental. Home est-il révélateur des conditions de production, de réalisation et de distribution des documentaires environnementaux ? Le film a été reçu plutôt négativement par les professionnels du documentaire, ce qui pourrait témoigner de l’existence d’un autre cinéma documentaire, peut-être moins commercial et moins abordé par les médias. En dehors de ces pistes de travail liées au cinéma, l’étude de la réception de Home amènera également la réflexion sur un plan plus politique. Le film, à travers les critiques qu’il a inspirées, permet d’avoir une vision assez nette des différents courants existant au sein de l’ensemble formé par l’écologie politique. A l’heure où l’écologie se constitue en force politique alternative, de nombreux auteurs se penchent sur l’avenir de cette formation et sur 4 MARIETTE (Audrey), « La réception par la critique d’un premier long métrage : la consécration unanime de Ressources humaines ? » in MAUGER (Gérard), dir., L’Accès à la vie d’artiste, sélection et consécration artistiques, Clamecy, Ed. du croquant, 2006, p. 113-147 4 les différentes thèses qui entrent parfois en conflit. Nous reviendrons sur certains de ces travaux, qui nous permettrons d’explorer l’espace politique délimité par les critiques de Home. Ces perspectives de travail s’appuieront sur des sources diverses et variées. En ce qui concerne la réception de Home, nous nous consacrerons uniquement à la réception par la critique, en raison d’un manque de temps qui n’a pas permis d’envisager une étude de la réception du film par le public. La réception par la critique est quant à elle nettement orientée vers la presse, dans la mesure où les archives, près d’un an après la sortie du film, étaient plus faciles à retrouver sous forme d’articles. La revue de presse du film est issue de la Cinémathèque française de Paris, où il a également été possible de consulter d’autres ouvrages généraux sur le cinéma documentaire. La cinémathèque constitue ses propres revues de presse, ce qui a facilité la recherche d’articles sur le film. La base de données internationale sur le cinéma (IMDB, International Movie Database on Internet) s’est également révélée utile pour compléter la revue de presse de la cinémathèque, notamment par des articles issus de revues spécialisées. Le corpus d’articles a encore été augmenté par des recherches complémentaires tout au long de l’étude, à la médiathèque José Cabanis ou encore à la Bibliothèque du Périgord de Toulouse. Les différents articles du corpus proviennent à la fois de la presse nationale généraliste et de la presse spécialisée, dans le but de mettre en parallèle les deux types d’approches. En effet, il peut être intéressant de noter les éventuelles différences dans la façon d’analyser le film, en fonction de la provenance des articles. Le recueil des articles s’est également étendu à la presse spécialisée écologiste, qui pouvait encore apporter un regard différent sur le film. La ligne éditoriale ou la spécialité de chaque revue ou journal oriente nécessairement la critique et la façon d’aborder le film, ce qui peut se révéler intéressant dans une démarche comparative. Les articles s’accompagnent également d’ouvrages de référence sur le cinéma documentaire, ou encore sur l’écologie politique, qui ont permis d’élargir le propos. Le présent travail repose donc en grande partie sur des analyses de contenu de ces différentes sources. Le film Home et le débat télévisé qui a suivi la diffusion ont eux-mêmes été visionnés, afin d’en ressortir les points intéressants et de pouvoir mieux comprendre toutes les prises de position suscitées par le film. Trois entretiens avec des réalisateurs ou des producteurs de documentaires indépendants ont également été réalisés au début de l’étude, à un moment ou les pistes de travail demandaient à 5 être affinées. Le premier s’est tenu en mars 2009 en compagnie de Boris Claret, réalisateur toulousain de documentaires portant le plus souvent sur l’écologie. Le deuxième entretien a été réalisé avec François Caron, jeune réalisateur de deux documentaires politiques sur le Mexique, rencontré lors du Festival International du Documentaire (FID) de Marseille, en juillet 2009. Enfin, le dernier entretien a permis de recueillir le point de vue du producteur toulousain Paul Chiesa. Nous reviendrons un peu plus longuement sur l’activité de chacune de ces personnes, au moment de nous intéresser au contenu des entretiens. Ces entretiens ont notamment permis de mesurer l’imprécision des premiers axes de recherches et de mieux cibler le thème de travail. Ils n’ont pas véritablement servi pour l’analyse, même si certaines idées seront exploitables au cours de ce travail. Les conversations retranscrites seront utiles au moment de replacer Home dans le contexte plus large du cinéma documentaire environnemental, car mes interlocuteurs se sont souvent appuyés sur leurs expériences professionnelles personnelles pour commenter la situation actuelle du cinéma documentaire. Leurs remarques, faites à partir d’anecdotes vécues, sont pertinentes dans la perspective d’une confrontation de la vision médiatique du cinéma documentaire et de la réalité pratique de ce type de cinéma. Dans une démarche qui relève davantage de la participation observante, je me suis également rendu à deux festivals de documentaires : le FID Marseille déjà cité, et le festival international du film d’environnement (FIFE), qui a lieu à Paris au mois de novembre, au cinéma La Pagode. Le fait d’assister à ces événements m’a permis tout d’abord de visionner des films documentaires environnementaux, afin de les mettre éventuellement en parallèle par la suite avec Home. Bien que le FID Marseille soit consacré au cinéma documentaire en général, les deux festivals ont également été l’occasion de rencontrer des professionnels du cinéma (réalisateurs, producteurs, techniciens, distributeurs…), pour recueillir leurs impressions sur le film de Yann Arthus-Bertrand et l’événement crée autour de sa sortie. Lorsque mes interlocuteurs connaissaient peu le cinéma documentaire écologique, la conversation pouvait toujours dévier sur le cinéma documentaire en général, afin d’entendre les témoignages de personnes du milieu qui offraient une alternative au discours médiatique. Des notes ont été prises à l’issue des deux festivals, qui sont le fruit de plusieurs conversations informelles. Ces données serviront, tout comme les entretiens, à revenir sur le contexte actuel du cinéma documentaire environnemental. Elles viendront également compléter les prises de position sur le film Home, lorsqu’il sera nécessaire de revenir sur les réactions multiples que le film a générées. 6 Après ce rapide exposé des méthodes de recherche privilégiées et des matériaux exploités, il convient de souligner les difficultés rencontrées au cours de ce travail et les limites de l’étude. La délimitation du sujet est le premier point qui a posé problème. Trop de temps a été consacré à une étude trop vague de la réception médiatique du cinéma documentaire en général. Cette hésitation lors de la définition des pistes de recherche a réduit le temps disponible pour l’étude réelle de la réception critique de Home. Ce projet est pourtant resté pertinent, tant le projet de Yann Arthus-Bertrand a nourri de réactions diverses, dans des registres très différents. Toutefois, étudier la réception de Home comportait aussi des inconvénients, liés justement à l’ampleur du phénomène médiatique autour du film. Cette étude pouvait donc difficilement être exhaustive, car cela aurait demandé de travailler simultanément sur plusieurs aspects de la réception. De fait, le présent travail s’appuie uniquement sur la réception par la critique, dans la mesure où une étude de la réception par le public aurait demandé la mise en place d’un protocole supplémentaire de recherche trop important, à base de questionnaires, compliqué à mettre en place. La réception critique est quant à elle uniquement basée sur les articles parus dans la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Le présent travail ne recouvre donc pas tous les aspects de la réception du film, sur tout type de support, ce qui constitue une limite. Cela étant, la presse écrite reste une solide source d’informations, grâce notamment aux articles analytiques parus dans les revues spécialisées. L’exhaustivité aurait également nécessité une étude comparative entre plusieurs films représentatifs de ce « nouveau » cinéma documentaire environnemental, ce qui a été momentanément envisagé. Deux films fondateurs de ce type de cinéma, comme Le cauchemar de Darwin de Hubert Sauper ou Une vérité qui dérange de David Guggenheim et Al Gore, complétés par Home, auraient formé un triptyque intéressant à étudier. Ces trois films présentent à peu près les mêmes caractéristiques : un discours retentissant qui alerte l’opinion publique et une couverture médiatique importante, servie dans le cas de Une vérité qui dérange et de Home par la célébrité personnelle du réalisateur. Cependant, un tel projet de travail demandait un temps de recherche plus important. Le perspective de devoir travailler sur des films sortis il y a quelques années posait également un problème en termes de recherche d’archives et de données sur ces films, toujours plus difficile à réaliser à posteriori, le phénomène de l’emballement médiatique se caractérisant justement par sa fugacité. 7 L’idée de travailler conjointement sur ces trois films a donc finalement été abandonnée, pour pouvoir se concentrer de manière plus approfondie sur le seul film de Y. Arthus-Bertrand. Ces limites, qui ont à voir avec l’exhaustivité et la durée de la recherche, ont influencé les objectifs de ce travail, que nous allons définir plus précisément, pour clore cette introduction. Il s’agit d’une étude monographique portant sur la réception d’un seul film, et qui diffère d’un travail de recherche habituel. Le mécanisme de l’enquête scientifique – postulat, recherche de données, analyse et résultats – ne s’applique pas de manière automatique dans le cadre de ce travail. En effet, l’objet d’étude est préexistant et a déjà fait l’objet de nombreux commentaires, plus ou moins valides d’un point de vue scientifique. Le but n’est donc pas de faire la lumière sur une vérité ignorée, mais de réaliser un bilan des réactions suscitées par un événement, en l’occurrence la sortie du film Home. A partir de ce panorama de la réception du film, il convient de mettre en relation des éléments pris parfois séparément, de rassembler les réflexions portant entre autres sur la politique, l’art ou le personnage de Yann ArthusBertrand, pour décrire et analyser la façon dont les documentaires environnementaux sont abordés par les médias. Il ne s’agit pas d’amalgamer toutes les réflexions, mais au contraire de distinguer ce que la spirale médiatique nous pousse parfois à confondre. Quels sont les différents champs de la réception ? Pourquoi les documentaires comme Home ou d’autres sont-ils autant médiatisés ? Cet intérêt médiatique vaut-il pour l’ensemble des documentaires environnementaux ? Pour résumer ces questions, on pourrait dire que la problématique essentielle consiste à se demander en quoi Home est-il emblématique de la réception critique du cinéma documentaire contemporain. Nous allons tenter d’apporter des réponses à cette question, en effectuant dans une première partie une sorte d’état des lieux du cinéma documentaire des années 2000, afin d’interroger le prétendu succès du genre, décrit dans les médias. Nous nous focaliserons peu à peu sur les documentaires environnementaux, ce qui nous rapprochera du thème de Home et permettra d’avoir une vision d’actualité de ce type de cinéma, à la veille de la sortie du film de Y. Arthus-Bertrand. Après avoir défini le contexte, nous nous intéresserons plus particulièrement dans une deuxième partie au documentaire Home. Il s’agira d’étudier les différents modes de réception de ce film par la critique de presse, pour donner un exemple du traitement médiatique décrit dans la première partie. 8 La réception du film sera donc analysée à la lumière des réflexions faites sur le genre documentaire en général, ce qui permettra de ne pas perdre de vue le contexte de la sortie du film. Dans une dernière partie plus courte qui inclinera vers la conclusion, il sera nécessaire de faire un bilan des différents courants qui composent aujourd’hui l’écologie politique, en se basant sur les opinions politiques très variées qui se sont exprimées à l’occasion de la sortie de Home. Le film sera en quelque sorte un prisme, qui réfléchira les différentes positions sur l’échiquier politique écologiste. Cet épilogue sera l’occasion de conclure, en tâchant de répondre à la problématique principale résumée ci-dessus. Nous reviendrons sur la réception de Home et situerons le film par rapport au phénomène médiatique décrit dans la première partie, mais aussi par rapport à la situation réelle du cinéma documentaire. 9 I/ Etat des lieux du cinéma documentaire A/ Le contexte médiatique général Le succès public de Home et l’emballement médiatique autour du film peuvent s’expliquer par la conjoncture positive du cinéma documentaire. On peut même parler d’une période bénéfique pour le cinéma en général. Le cinéma attire un public de plus en plus nombreux, ce qui incite les journalistes et les chercheurs à s’interroger sur les causes de cette popularité. Dans un article de Télérama paru en 2009, le critique Aurélien Ferenczi tente ainsi d’expliquer « pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté »5. Le journaliste fait d’abord le constat du dynamisme qui anime aujourd’hui le septième art. D’un point de vue purement économique, la fréquentation des salles, évaluée par le nombre d’entrées réalisées, est en hausse. Mais le mouvement ne s’arrête pas là : les festivals dédiés au cinéma sont également de plus en plus fréquentés. Sur ce point, il faut cependant préciser que le succès n’est pas entièrement dû au cinéma : le phénomène « festival » est aujourd’hui particulièrement en vogue et suscite un vif intérêt de la part du public, comme en témoigne le nombre croissant de festivals organisés sur les thèmes les plus variés. Cette remarque étant faite, il est certain que les festivals de cinéma, comme la plupart des autres festivals, font l’expérience d’une popularité en hausse. J’ai pu le constater personnellement lors de mes déplacements au FID Marseille et au FIFE, à Paris. Après avoir discuté avec le personnel organisateur de ces deux festivals, on m’a à chaque fois confirmé que la fréquentation était en hausse depuis quelques années. Toutes les projections auxquelles j’ai assistées attiraient en effet un public nombreux. Une fois le décor planté, A. Ferenczi tente d’expliquer la popularité actuelle du cinéma, avec l’aide du sociologue Gilles Lipovetski, auteur de plusieurs ouvrages d’analyse dans ce domaine. L’argument de la crise est tout d’abord évoqué. Malgré une conjoncture économique difficile et une réduction du pouvoir d’achat, les Français vont paradoxalement davantage au cinéma, pour se divertir et mettre de côté momentanément leurs soucis matériels. 5 FERENCZI (Aurélien), « Pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté », Télérama, n°3079 10 1/ Un nouveau rapport à l’image Cependant, l’analyse va plus loin. G. Lipovetski souligne l’évolution du public, qui pourrait expliquer l’engouement actuel pour le cinéma. Selon le sociologue, le spectateur a changé et a une consommation « plus festive, plus choisie, plus indépendante et plus juvénile » des films. Il a une approche analytique et sophistiquée des films, qui se fonde sur un rapport plus personnel et plus actif à l’image. Aujourd’hui, G. Lipotevski rappelle que tout le monde est à la fois producteur et consommateur d’image, ce qui rend le rapport à l’image (y compris à travers le cinéma) plus coutumier. L’auteur désigne ce phénomène d’intensification du rapport à l’image et de la fréquentation des salles de cinéma par le terme « cinémania ». Il développe cette théorie, en indiquant que le cinéma impose aujourd’hui de plus en plus son format et son mode de réalisation à d’autres domaines comme la publicité et les reportages sportifs. Il est ironique de remarquer que le juriste des médias et de la communication Serge Regourd formule la même remarque, mais dans le sens inverse, à propos de l’influence du format de la publicité sur la construction des reportages et autres émissions télévisées. Les influences entre les différents produits obtenus à partir d’images animées sont donc multiples et variées. On peut penser, à la lumière de l’article de Télérama, que l’individu est aujourd’hui mieux préparé à toute forme de diffusion d’images, et est en particulier plus réceptif à l’art cinématographique. Cette théorie ne conduit pas pour autant A. Ferenczi à remettre en cause la relation implicite entre fréquentation des salles de cinéma et recherche du divertissement. La sortie au cinéma apparaît également comme un plaisir et un événement convivial, au-delà des analyses rigoureuses sur les intentions et les comportements inconscients des spectateurs. 2/ Le succès du documentaire De ce point de vue, il pourrait sembler étrange que l’intérêt pour le cinéma s’étende au cinéma documentaire, qui ne bénéficie traditionnellement pas de la même aura. Le documentaire véhicule l’image d’un genre cinématographique rébarbatif et moins accessible que la fiction. Les prénotions en font également un exercice de style réaliste, perçu comme peu divertissant. Pourtant, le succès du cinéma analysé par A. Ferenczi ne s’arrête pas à la fiction mais s’étend également au documentaire. Le journaliste y fait brièvement référence en soulignant « l’incroyable succès des documentaires ». Comme je l’ai indiqué plus haut, les festivals de 11 cinéma documentaire auxquels j’ai assisté faisaient état d’une fréquentation excellente. Cette bonne réception des films documentaires rencontre beaucoup plus d’écho dans les médias que les autres genres cinématographiques. Il s’agit en effet d’une dynamique plus soudaine et inattendue, qui contraste avec le regard porté sur les documentaires il y a quelques années. De ce fait, les bons chiffres réalisés dans les salles par les fictions font l’objet de moins de commentaires, car le fait paraît plus anodin. A l’inverse, même lorsque ces chiffres baissent, on ne s’inquiète pas outre mesure du sort du cinéma de fiction : la fréquentation des salles peut accuser un ralentissement momentané, mais l’ « industrie » du cinéma ne promet pas d’entrer prochainement en crise. Il en va différemment du documentaire. Le regain d’intérêt pour ce genre de films surprend et suscite de nombreuses interventions. Il est traité comme un phénomène à part dans la dynamique globalement positive du secteur du cinéma. Nous avons retrouvé ce genre de constat sur la production de documentaires dans plusieurs journaux ou revues. Régulièrement, des articles reviennent sur la prétendue vitalité du documentaire, que l’auteur tente d’analyser. En effet, quel élément permet de faire remonter le « renouveau » du cinéma documentaire à « quelques années » – le plus souvent au début des années 2000 ? Comment expliquer à la fois la production dynamique et la bonne réception par le public ? Ce jugement qui tend à se généraliser et qui fait du documentaire un style florissant résiste-t-il à l’épreuve de la réalité ? Nous allons à notre tour tenter de répondre à ces questions, en recentrant notre attention au fur et à mesure de l’analyse sur les documentaires environnementaux, véritable sujet de ce travail. C’est à partir des documentaires abordant spécifiquement l’écologie que nous allons finalement interroger l’état actuel du cinéma documentaire, afin de rendre compte d’une réalité plus nuancée que celle que les médias dépeignent. Nous nous appuieront pour cela sur les trois entretiens réalisés avec des réalisateurs ou producteurs indépendants. Ce bref tableau du cinéma documentaire, et plus particulièrement des documentaires environnementaux, nous permettra de définir le contexte dans lequel a eu lieu la sortie de Home de Yann Arthus-Bertrand. Il est important de ne pas ignorer ce contexte, pour mieux comprendre par la suite l’origine des débats et des réactions autour du film. 12 3/ Les causes du succès A propos du cinéma documentaire, le délégué général du FID Marseille, Jean-Pierre Rehm, déclare avoir « constaté depuis maintenant quelques années un intérêt renouvelé pour le documentaire »6. On en revient à cette assertion, selon laquelle le documentaire se porterait mieux qu’il ya quelques années. Un souci de réalisme de la part du public J-P. Rehm se base sur le nombre d’entrées enregistrées tous les ans, en constante augmentation. Quelles sont les raisons de ce succès ? Pour J-P. Rehm, le goût du public pour les films documentaires peut s’expliquer notamment par l’incapacité des fictions à retranscrire certaines réalités, qui portent pourtant à réflexion et sur lesquelles les spectateurs souhaitent être informés. Sur certains sujets, le public serait donc à la recherche d’une approche réaliste et rigoureuse, à l’opposée de la distance affichée dans certaines fictions, qui conduit à éluder les questions fondamentales. Le directeur du festival résume son discours en indiquant que « certaines fictions ne correspondent plus à la réalité. Il y a un réel déficit de compréhension et le public s’en rend bien compte ». Ce point de vue rejoint celui du réalisateur François Caron, avec lequel je me suis entretenu pendant le FID Marseille, sur des questions d’ordre général renvoyant au cinéma documentaire. Ce dernier m’a fait part de sa conviction selon laquelle l’individu lambda ne se rend pas nécessairement au cinéma pour n’y voir que des personnages héroïques et stéréotypés, éloignés de son quotidien. Au contraire, il peut apprécier de retrouver au cinéma une similitude entre la vie des personnes portées à l’écran et ses propres habitudes. Cette familiarité avec les personnages lui permet de demeurer captivé par l’histoire du film, dans lequel il retrouve un peu de soi-même et puise des éléments de comparaison. Le documentaire sert particulièrement bien selon F. Caron cette attirance pour le réalisme et la vraisemblance, en montrant à l’écran des individus le plus souvent ordinaires, confrontés à des situations ou des enjeux dont chacun peut un jour faire l’expérience. 6 GALLO (Jean-Frédéric), « Répondre à un besoin d’information », Tribune du Sud, 19 juin 2009 13 « ben, c'est-à-dire que je pense que les spectateurs ils ont pris goût aussi à une espèce de…ce qu’on appelle le cinéma du réel. En fait ils se sentent plus, ils se reconnaissent plus dans l’image en voyant des gens un peu comme eux quoi, qui sont pas des acteurs, qui sont des vrais gens; et ça c’est vrai, ça a commencé il y a une quinzaine d’années, les gens ils se reconnaissent, ils aiment ça. » Cet extrait de l’entretien illustre l’importance pour F. Caron d’une approche réaliste et honnête de la part du réalisateur de documentaires. Le réalisateur Boris Claret, rencontré à Toulouse, tenait sensiblement le même discours sur ce point. Les films de B. Claret sont produits par La Trame, une société de production et d’éducation à l’image indépendante basée à Toulouse. La Trame et d’autres sociétés de production alternatives sont réunies au sein du collectif Les films de la Castagne. Selon B. Claret, le cinéma de fiction, et notamment les productions hollywoodiennes, ont produit une « fantasmagorie du réel », qui déconnecte complètement le spectateur de l’expérience concrète du monde. « Je crois que Hollywood a, notamment Hollywood, quand on regarde la palette des possibles du cinéma formellement, […] la palette des possibles et ce qui nous reste aujourd’hui, ça allait de la comédie musicale au conte je veux dire, aux essais formels, on était déjà dans le cinéma expérimental, et aujourd’hui il reste en gros une espèce de forme qui se prétend à un hyperréalisme, qui en plus depuis qu’elle accède par les effets numériques au « tout est possible », moi je trouve c’est hallucinant, on regarde quelques films à catastrophes ou à gros effets spéciaux, maintenant c’est open, voilà. Tout ce que tu peux imaginer, on peut lui donner une image de réalité, mais qui est une image de surréalité, c’est pas une image de réalité, parce que la réalité elle est jamais dans les couleurs du cinéma » Autrement dit, B. Claret va plus loin que F. Caron, en affirmant que le besoin de réalisme dont parle ce dernier est produit par certaines fictions (il est inutile de tomber dans le manichéisme réducteur qui oppose strictement cinéma hollywoodien et cinéma d’auteur), qui provoquent chez le spectateur une perte de repères. Cette suspension de la fiction dans un espace recrée et totalement irréel génère en réaction un besoin, parfois même inconscient, de se détourner de ce cinéma, au bénéfice des films documentaires. Ceux-ci paraissent en effet plus réalistes, au bon sens du terme, c'est-à-dire moins détachés des préoccupations du spectateur. « y’a peut-être une prise de conscience quand même que cette image fabriquée, cette image du cinéma fabriqué, les gens commencent à percevoir qu’il y a besoin d’une espèce de contre point de vue, pas faire une image contre 14 l’autre, mais d’enrichir les points de vue, et que effectivement, de voir le documentaire réapparaître au cinéma, ou être, je parle pas du courage ou de la volonté des diffuseurs de l’enlever de la télé, mais je parle du point de vue des spectateurs, le désir d’aller visiter la réalité avec un autre regard, qui est celui que se pose le documentaire, tout simplement parce que ça propose déjà un autre regard » Le documentaire apparaît donc parfois comme une alternative à la fiction, qui permet au public de s’informer en prenant du recul, et de bénéficier sur certains sujets d’un autre regard. Cependant, d’autres raisons peuvent être invoquées pour expliquer le retour sur le devant de la scène (s’il s’agit bien d’un retour) du documentaire. Le besoin de réalisme n’est sans doute pas le seul facteur explicatif. On pourrait en effet rétorquer que le cinéma, comme nous l’avons déjà souligné, est le plus souvent considéré comme une source de divertissement, un moment de détente. Quid dans ce cas de la recherche du réalisme de la part du public ? Les spectateurs n’aiment-ils pas plutôt aborder les sujets sérieux sous une forme ludique, comme le font de plus en plus de fictions (ou docu-fictions) « engagés » et basés sur des faits réels ? Un déficit d’informations de la part des médias dominants De fait, d’autres avis viennent compléter l’analyse du phénomène et compléter ce premier point de vue. Certains mettent ainsi en avant la déficience des médias pour expliquer, par une relation de cause à effet, le succès du documentaire. Les sources d’informations habituelles ne délivrent plus les clefs de compréhension du monde actuel, et se bornent à de simples constatations sur les différents sujets qui composent l’actualité. Outre le manque de profondeur du propos, le problème vient aussi justement de cette composition de l’actualité, de ce que certains théoriciens de la communication nomment l’ « agenda médiatique ». Les médias mettent sur le devant de la scène certains sujets et en occultent d’autres : le récepteur peut donc avoir l’impression d’être mal informé, voire d’être tenu à l’écart de certaines questions qui éveillent pourtant son intérêt. Ce point de vue est notamment partagé par Jacques Mandelbaum, qui déclare dans l’éditorial déjà cité « qu’il y a un vrai engouement des gens pour des approches qui ne viennent pas des médias traditionnels ». Paul Chiesa, producteur indépendant rencontré dans les locaux des Films de la Castagne à Toulouse, prolonge cet avis et pointe du doigt le déficit d’information de certains médias pourtant très suivis par la population en général : 15 « oui oui, je pense que y’a un intérêt du public, c’est une conscience qu’il peut y avoir aussi, c’est que l’information médiatique, la télé et tout ça ne renseignent pas, ne documentent pas et n’informent pas. Et que on a de moins en moins accès à la réalité des choses et que y’a peut-être une conscience heu…ou une inconscience, enfin une vague intuition du public que c’est au travers du regard d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des réalités qu’on peut comprendre des choses…C'est-à-dire, c’est pas forcément l’écologie, ça peut être l’économie aussi… » Face à cette carence des médias traditionnels, le documentaire peut, selon Paul Chiesa, se muer en alternative et combler le besoin d’information du public sur certains sujets : « je pense que s’il y a rejet, c’est plus un rejet de l’information classique… V : oui, comme on disait tout à l’heure… P.C. : oui, moi je pense c’est vraiment ça…C'est-à-dire un documentaire…je pense que le « Cauchemar de Darwin » ça informe beaucoup plus sur la situation en Afrique que heu…que un an de journaux télévisés…au moins les gens comprennent là… » Le documentaire peut jouer ce rôle de complément d’information dans le domaine de l’écologie, dans la mesure où les causes, les enjeux et l’ampleur des crises environnementales sont parfois mal décrits, voire dissimulés au grand public. Ceci nous amène à nous pencher plus particulièrement sur les documentaires environnementaux : nous tâcherons d’interroger la popularité de ce type de films et d’en explorer les fondements. B/ Le cas du documentaire environnemental Les arguments que nous avons rapportés jusqu’à présent concernaient le cinéma documentaire en général. Cependant, le postulat d’un succès actuel de ce genre cinématographique vaut particulièrement pour les documentaires environnementaux. Au cœur de la mouvance documentariste, les films abordant l’écologie, ou le thème de la nature en général, affichent une popularité très représentative. Nous allons désormais nous appuyer sur ce type de films pour évoquer d’autres raisons du succès documentaire. Les idées avancées sont de nouveau issues de la presse ou des entretiens réalisés. En effet, c’est en commentant le succès de certains films environnementaux que les personnes interrogées en sont venues à proposer des réponses à la question que nous posons dans ce travail, sur l’origine de l’intérêt du public pour le documentaire. Par ailleurs, c’est en focalisant la réflexion sur les documentaires environnementaux, en tant que vitrine révélatrice 16 de la situation du documentaire en général, que nous pourrons en venir à la sortie de Home et à l’accueil réservé au film. Au regard du nombre de documentaires sortis ces dernières années sur le thème environnemental, on peut penser que ce type de cinéma, qui vise à alerter l’opinion sur les atteintes à la nature, a le vent en poupe. Un article intéressant intitulé a été publié à ce sujet sur le site « evene.fr » par la journaliste et critique de cinéma Laurence Gramard7. Cette dernière admet qu’il est « difficile d’ignorer l’offensive écologiste qui sévit sur grand écran ces dernières années ». Elle indique que « les docus écolos pullulent » et qualifie le phénomène de « véritable déferlante cinématographique ». Cet article illustre le traitement médiatique actuel des documentaires, et en particulier celui des documentaires environnementaux. Sous la plume des journalistes, le documentaire apparaît comme un cinéma qui entre dans une nouvelle ère, le virage temporel étant souvent marqué par le début des années 2000. L. Gramard s’inscrit tout à fait dans cette vision des choses, en affirmant que « c’est incontestablement avec l’arrivée du 21ème siècle que le septième art adopte sa « vert attitude ». 1/ L’environnement : un thème d’actualité Elle tente par la suite de justifier cette idée commune selon laquelle les documentaires environnementaux se multiplient depuis quelques années. Pour la journaliste, le phénomène s’explique par l’émergence dans l’espace publique de la crise environnementale, qui a forcé les experts et l’opinion publique à s’y intéresser et à proposer des solutions. Les problèmes environnementaux se sont en effet immiscés dans le débat public et ont provoqué une importante prise de conscience. Le cinéma documentaire stimule cet intérêt pour le sort de la planète et incite, de manière plus ou moins pédagogique, à dévier de la trajectoire actuelle et à modifier nos comportements dans le sens d’un respect plus grand de l’environnement. La première raison à la profusion des documentaires environnementaux se trouve donc dans les priorités de l’agenda médiatique, pour reprendre la terminologie des sociologues de la communication. L’environnement est aujourd’hui au cœur des préoccupations, et le cinéma tente par ses propres moyens de sensibiliser l’opinion et d’agir pour la préservation de notre 7 GRAMARD (Laurence), « L’heure du tri sélectif, les documentaires écolos », Evene.fr, novembre 2009 17 cadre de vie. Comme le précise L. Gramard, l’urgence de la situation a stimulé la production cinématographique : « Avec le nouveau siècle et ses dérives climatiques, les producteurs se sont ravisés. Prise de conscience générale oblige. En moins de cinq ans, les docus écolos ont proliféré sur les écrans, laissant presque croire à la naissance d’un genre à part entière ». L’auteur ajoute que cet engagement à travers le documentaire écologique est souvent incarné par une personnalité célèbre et appréciée, qui fait bénéficier le film de son aura et de sa popularité. Il en va ainsi par exemple du film de Davis Guggenheim et de l’ex-candidat à l’élection présidentielle américaine Al Gore, Une vérité qui dérange, qui a exposé en 2006 les dangers liés au changement climatique. Cette stratégie de popularité révèle l’importance accordée à ces films et la priorité qu’ils représentent pour les responsables les plus importants, même si la profondeur de leur engagement est parfois contestée, nous y reviendrons à propos de Home. 2/ Sorties en salles et effet d’entraînement Cette remarque étant faite, L. Gramard en vient à la deuxième raison qui peut expliquer la production croissante de documentaires environnementaux. Il existe selon elle un effet d’entraînement né de la sortie de « films chocs au succès public inattendu », comme Le cauchemar de Darwin de Hubert Sauper, We feed the world de Erwin Wagenhofer ou précisément Une vérité qui dérange, déjà cité. Ces films ont rencontré un très bon accueil public et critique, doublé en ce qui concerne Le cauchemar de Darwin d’une polémique relayée par les médias. A partir de ces premiers « blockbusters écolos », pour reprendre le terme de L. Gramard, d’autres producteurs ou réalisateurs se sont vus encouragés à poursuivre dans cette voie. Cette idée d’un effet d’entraînement est également reprise par le critique J. Mandelbaum, qui évoque le rôle qu’ont pu jouer certains films pionniers dans la profusion de documentaires écologiques ou socio-politiques des années 2000 : « il n’est pas improbable qu’une telle profusion s’explique par l’effet d’entraînement dû au succès innattendu qu’ont connu en salles, en 2004, « Farenheit 9/11 », de l’Américain Michael Moore, puis en 2005, « Le cauchemar de Darwin », de l’Autrichien Hubert Sauper ». 18 Notons au passage que la rhétorique journalistique en ce qui concerne le cinéma documentaire est volontiers répétitive : L. Gramard et J. Mandelbaum usent parfois du même vocabulaire, faisant référence par exemple au « succès [public] inattendu » des films cités. Les mêmes raisons sont donc à peu près invoquées pour expliquer le même phénomène, par des personnes pourtant différentes. Nous avons mené nos propres recherches pour tenter de répertorier tous les documentaires écologiques sortis durant cette période. L’intérêt est également de vérifier l’affirmation, qui pourrait paraître péremptoire, selon laquelle ce type de documentaire s’est développé au début du 21ème siècle. Cette affirmation s’est cependant révélée juste, et confirme le sentiment général : si les documentaires écologistes étaient quasiment inexistant parmi une production globalement réduite avant et au début des années 2000, depuis 2005 et la sortie du Cauchemar de Darwin, le phénomène s’est indiscutablement amplifié. A partir du catalogue annuel des films, disponible à la cinémathèque française à Paris, il a été possible d’établir une liste des documentaires environnementaux produits depuis quelques années, que nous avons reproduite sous la forme du tableau ci-dessous : Tableau 1 : Les principaux documentaires environnementaux des années 2000 Titre du film Année Le cauchemar de Darwin 2005 We feed the world 2005 Pays France, Autriche, Belgique Autriche Une vérité qui dérange 2006 Etats-Unis Un jour sur Terre 2007 Paysages manufacturés Notre pain quotidien 2007 2007 Royaume-Uni, Allemagne Canada Autriche La 11ème heure 2007 Etats-Unis Nos enfants nous accuseront 2008 Un monde sans eau 2008 Food, Inc. 2008 France Autriche, Luxembourg Etats-Unis Biutiful cauntri 2008 Italie La fièvre de l’or Home 2008 2009 France France Réalisateur Hubert Sauper Erwin Wagenhofer David Guggenheim & Al Gore Alastair Fothergill & Mark Linfield Jennifer Baichwal Nikolaus Geyrhalter Nadia Conners & Leila Conners Petersen Jean-Paul Jaud Udo Maurer Robert Kenner Esmeralda Calabria, Andrea d’Ambrosio & Peppe Ruggero Olivier Weber Yann Arthus-Bertrand 19 Nicolas Hulot & JeanAlbert Lièvre Franny Armstrong Matthieu Levain& Olivier Porte Le syndrome du Titanic 2009 France L’âge de la stupidité 2009 Royaume-Uni Herbe 2009 France Plastic planet 2010 Autriche, Allemagne Werner Boote Solutions locales pour désordre global 2010 France Coline Serreau Nous resterons sur Terre 2010 France Pierre Barougier & Olivier Bourgeois Ce tableau expose côte à côte des « blockbusters écolos » et des films plus indépendants, qui ne s’adressent pas au même public et ne reçoivent pas les mêmes critiques. Nous reviendrons sur cette opposition entre documentaires dits « commerciaux » et documentaires indépendants, qui a été l’un des axes de la polémique autour de la sortie de Home. Quoi qu’il en soit et au-delà des différences entre les films, le tableau ci-dessus ne se veut pas exhaustif. Il regroupe toutefois les films qui ont fait parler d’eux et qui étaient répertoriés dans le catalogue annuel des films, suite à leur sortie en salles. En effet, élaborer une liste de tous les documentaires traitant de près ou de loin le thème environnemental aurait été impossible. Certains films sont produits de manière très indépendante, par des réalisateurs connus localement, et passent totalement inaperçus de la critique à l’échelle nationale. En nous appuyant sur les entretiens réalisés avec des réalisateurs ou producteurs peu connus, notamment à Toulouse, nous reviendrons sur cette production de documentaires alternative et dynamique, qui s’effectue en parallèle aux réseaux de distribution habituels. 3/ Parenthèse : de l’environnement dans le cinéma de fiction Au-delà des documentaires présentés dans le tableau, il est également intéressant de faire remarquer que le thème de l’écologie, ou dans un langage moins politique celui de la préservation de l’environnement, ne reste pas confiné dans la sphère du cinéma documentaire. De plus en plus de fictions fondent leur scénario sur ce type de sujets, comme si l’intérêt pour ces questions pouvait prendre des formes variées, et gagner l’ensemble du septième art. Les films de fiction peuvent difficilement aborder les problèmes environnementaux de manière aussi scientifique et rigoureuse que les documentaires, avec preuves et démonstrations à l’appui. Ils peuvent cependant, par leur médiatisation et leur distribution plus efficace, avoir 20 un impact important sur la prise de conscience généralisée face à ces problèmes. Même si l’écologie n’est pas en permanence au centre du film, et que les principes qui font le succès des fictions –aventure, héroïsation, divertissement – reprennent souvent le dessus, le thème environnemental constitue la trame du film, avec au final un message souvent optimiste. Il s’est avéré nécessaire de répertorier les fictions qui entrent dans cette catégorie, afin d’illustrer le propos. Il n’était pas question de faire une liste exhaustive, mais de citer quelques exemples qui permettent de commenter le phénomène d’ « écologisation » d’une partie du cinéma de fiction. Les films particulièrement révélateurs que nous avons finalement retenus sont classés dans le tableau ci-dessous : Tableau 2 : exemples de fictions qui traitent de la crise environnementale Film Le jour d’après La guerre des mondes Les fils de l’homme Je suis une légende Le jour où la Terre s’arrêtera Wall-E La route 2012 Avatar Année 2004 2005 2006 2007 2008 2008 2009 2009 2009 Pays Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Etats-Unis Réalisateur Roland Emmerich Steven Spielberg Alfonso Cuaron Francis Lawrence Scott Derrickson Andrew Stanton John Hillcoat Roland Emmerich James Cameron On peut d’emblée remarquer que les quelques films que nous avons mis en avant sont sans exception des productions américaines. Ce sont également des films très récents. A l’instar du cinéma documentaire, il semblerait donc que l’apparition des débats environnementaux dans les fictions soit un phénomène relativement nouveau, qui remonte encore une fois au début des années 2000. Mais avant de chercher les causes de ce mimétisme, il est intéressant de s’attarder un moment sur la façon dont les thèmes environnementaux sont mis en scène dans le cinéma de fiction. En effet, ce qui frappe le plus dans la sélection ci-dessus, lorsque l’on prend le temps d’observer les résumés des films, est le ton très catastrophiste sur lequel sont traités les problèmes environnementaux. Le sujet est souvent abordé sous un angle apocalyptique, qui donne une consonance grandiloquente au scénario. Celui-ci insiste en général sur la faute des hommes, en pointant du doigt leur responsabilité dans l’état actuel de la planète. L’incitation au changement se fait par le biais de la menace ou de la crainte : en réponse au désordre crée par les hommes et à leur insouciance, la nature prépare sa vengeance et fait retomber sur 21 l’humanité un châtiment terrible et difficile à prévoir. Des similitudes se retrouvent même jusque dans le graphisme de certaines affiches, comme le révèle ci-dessous le rapprochement des affiches du Jour d’après et de 2012 : On retrouve en effet dans les affiches de ces deux films, réalisés par Roland Emmerich, la référence à l’eau qui engloutit l’espace vital humain, symbolisé par un paysage urbain ou par un décor naturel de montagne. Ces affiches suggèrent le mode punitif sur lequel sont traités les films. Les références quasi-religieuses qui accompagnent le thème de la fin du monde sont révélatrices de l’imagerie et de la culture américaines. Ainsi l’expliquait en tout cas le réalisateur F. Caron lors de notre entretien au FID Marseille. Ce dernier en est venu à évoquer le développement du thème environnemental dans un nombre croissant de fictions, très souvent produites par le système hollywoodien. Pour lui, le recours à une vision chaotique du rapport de l’homme à la nature s’explique par le caractère fortement religieux de la culture américaine, qui incite à considérer la crise environnementale comme un phénomène toutpuissant et inéluctable. « le cinéma hollywoodien pour moi, quand il traite de l’écologie, il est énormément anxiogène […] c’est des films qui sont vraiment dans une, enfin…oui dans l’anxiété la plus crue, on va vers l’apocalypse, on va vers le chaos…Les Etats-Unis de toute façon c’est une culture protestante, anglo-saxonne, et elle est liée à cette histoire tu sais de…d’apocalypse. » 22 Au-delà de l’approche apocalyptique des sujets environnementaux, F. Caron note également une fascination mêlée de peur à l’égard de la nature, ce qui explique selon lui que l’environnement lui-même devienne dans les films le point d’orgue dramatique, la source de la catastrophe. L’homme n’a pas su s’accommoder de la nature, qui se retourne contre lui et devient un élément hostile : « Ils ont peur de la forêt… […] Ils ont peur de tout ! Tout ce qui est naturel…Pourquoi la destruction du monde autochtone américain aux Etats-Unis ? Pourquoi une telle rage, une telle énergie pour détruire les originels ? Parce qu’ils sont liés à la nature. » Cependant, tous les professionnels du cinéma rencontrés à l’occasion de ce travail n’avaient pas la même vision du cinéma américain environnemental. B. Claret souligne l’aspect intéressant de certaines fictions pour l’analyse des problèmes environnementaux actuels. Ces films sont révélateurs de la façon dont le cinéma hollywoodien considère la cause environnementale. Certains réalisateurs, tout en ne délaissant pas l’approche apocalyptique déjà décrite, s’appuient sur la métaphore manichéenne homme / nature, pour proposer un second degré d’analyse et un discours relativement critique, dissimulé sous les apparences d’une superproduction. B. Claret revient en particulier sur le film du réalisateur américain Steven Spielberg La guerre des mondes, qui relate l’invasion de la Terre par des créatures extra-terrestres et la fuite d’un père de famille et de ses enfants dans un monde chaotique, détruit par les envahisseurs. Dans ce film au scénario a priori banal et convenu, S. Spielberg pointe selon B. Claret les erreurs des hommes et invite à faire marche arrière, en soumettant une vision d’horreur particulièrement oppressante. Comme l’indique B. Claret, ce discours engagé et pessimiste est plutôt inhabituel dans l’œuvre populaire et unanimement reconnue de S. Spielberg : « c’est l’effondrement de l’illusion, Spielberg est vraiment le représentant du bon gars, qui a un humanisme certain, je veux dire dans tout ce qu’il a produit hein, et qui est porteur du rêve américain quelque part…et dans « La guerre des mondes », c’est clair, je sais pas s’il a pris le World Trade Center sur la tête ou quelque chose comme ça, mais y’a quelque chose qui s’est brisé dans son rêve… » A ce stade, et pour mieux aborder l’analyse de La guerre des mondes par le réalisateur toulousain, il est nécessaire de préciser sa vision de l’écologie et des solutions qui sont à notre disposition pour faire face au changement climatique. Une première solution « technologique » repose sur la croyance absolue dans le progrès technique, qui permettrait de 23 surmonter les problèmes qu’il a lui-même engendrés. C’est la solution la plus souvent invoquée pour justifier l’immobilisme face au changement climatique. A l’opposée de cette solution, une autre issue dite « radicale » réside dans la remise en cause fondamentale de notre système économique, et sa réorientation vers des principes qui ne dégradent pas l’état de la planète. En orchestrant dans son film la destruction du monde par des machines extra-terrestres, S. Spielberg s’attaque selon B. Claret à la solution technologique, qui voudrait que les machines soient toujours l’instrument de notre progrès et de notre survie. Ces machines sont en effet dissimulées au centre de la Terre depuis des millénaires : par ce détail, S. Spielberg place symboliquement l’origine du problème environnemental dans la civilisation humaine, et non dans des mondes inconnus et étrangers. Enfin, B. Claret termine son analyse en précisant que le salut des hommes repose dans le film sur un virus terrestre bénin, mais contre lequel les extra-terrestres ne sont pas immunisés, et qui finit par les terrasser. Cette fin heureuse fait dire à B. Claret que « c’est notre planète qui nous sauve », et que les solutions, dans le cas des problèmes environnementaux, se trouvent bien entre les mains des hommes. Dans La guerre des mondes, l’invasion extra-terrestre n’est qu’une métaphore pour traiter le thème de la « Catastrophe » environnementale. Le point de vue de B. Claret sur la pertinence du regard porté par certains réalisateurs américains sur l’environnement n’est pas isolé. Lors de mon entretien avec P. Chiesa, producteur de films documentaires à La Castagne, ce dernier s’est également arrêté sur La guerre des mondes de S. Spielberg, dont il a souligné l’intérêt dans une optique d’information du public sur l’impact négatif de l’homme sur la nature. Il a également cité le film Le jour d’après de Roland Emmerich, dont il salue le réalisme de certaines scènes. De manière générale, P. Chiesa ne se montre pas férocement critique du cinéma hollywoodien environnemental, qui aborde de façon plutôt habile un thème important : « alors moi je suis très étonné, notamment dans le cinéma américain, le nombre de films sur ce thème-là, et traités de façon pas con, je veux dire, mais même avec des scènes qui font écho à des situations d’actualité, par exemple aux Etats-Unis, je prends deux films par exemple, je m’en souviens plus, le film où y’a une nouvelle glaciation… « Le jour d’après », je sais pas si vous l’avez vu celui-là… ? […] et aussi le film de Spielberg là…[…] « La guerre des mondes » 24 Cette parenthèse consacrée au traitement, dans certaines fictions américaines, du thème environnemental qui nous intéresse, nous a permis de définir un peu plus précisément le ton sur lequel s’effectue l’adaptation cinématographique d’un sujet d’actualité. 4/ Instrumentalisation de l’écologie ou réel intérêt ? Cependant, au-delà de la forme que prend cette adaptation, il convient de s’interroger avant tout sur les raisons du surgissement effréné, à la fois dans les films documentaires et dans les fictions, de ce thème environnemental. Comment peut-on expliquer l’intérêt montré, y compris par un cinéma résolument commercial, pour ce thème ? Certains n’hésitent pas longtemps avant de répondre à cette question et dénoncent d’emblée l’instrumentalisation de l’écologie, notamment par le cinéma, qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions. Nous n’aurions pas affaire à une prétendue percée du cinéma documentaire, mais à un succès en général de l’écologie, qui suscite l’intérêt du public et dont le traitement peut être décliné sous plusieurs formes. Le cinéma n’est pas le seul champ qui bénéficie de la mise en avant de la question environnementale. Le fait que des fictions en provenance d’Hollywood y soient consacrées, comme nous venons de le faire remarquer, ne fait que démontrer l’exploitation du « filon vert ». F. Caron fait partie de ces détracteurs d’une mode « écolo », à ses yeux purement intéressée : « c’est vendeur… […] c’est du business… Moi je le vois que comme ça, c’est du business… V : donc pour toi ce serait un créneau à exploiter en ce moment ? F.C. : Mais bien sûr, bien sûr… […] ça devient une espèce de label, qui permet de, parce que les gens sont inquiets de cette histoire-là, avec raison… […] bah pas fou hein, j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un mouvement, surtout si c’est planétaire, parce que l’industrie hollywoodienne elle, elle vise la planète…tout le temps, donc heu…, si t’as une peur mondiale, universelle, eux ils foncent dedans, ils savent très bien que ça va marcher… » L’apparition d’une conscience écologique, notamment dans le cinéma de fiction, serait donc une stratégie opportuniste de la part des producteurs, consistant à exploiter un sujet porteur. Les films qui s’inspirent du thème environnemental sont en effet intéressants en termes de recettes. La popularité des films environnementaux serait un phénomène dénué de sens, motivé par des intérêts économiques ou marketing, et non par la volonté d’encourager la réflexion. 25 Tout le monde n’est pourtant pas aussi catégorique. Il est nécessaire de relativiser l’aspect intéressé de la mode « écologiste » et de lui reconnaître parfois un certain fondement. Ainsi l‘exprime notamment P. Chiesa, qui pense que la dynamique actuelle autour de la production de films environnementaux n’est pas vide de sens, et résulte d’une réelle préoccupation du public pour ces questions : « Je pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui savent que ça marche au niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de marque… V : et voilà, c’est ça que je veux dire…parce que est-ce qu’on tombe après dans l’instrumentalisation de thèmes qui marchent ou est-ce que y’a réellement un intérêt du public ? P.C. : je pense les deux, je pense les deux…je pense que le mec qui a mis son fric dans « Home », il pense que pour ses trucs de luxe c’est une bonne image de marque, parce que y’a cette demande du public de financer « Home »… » La demande du public étant réelle et soutenue, les projets qui y répondent le font parfois de manière rigoureuse et fondée. Tous les films produits ne profitent pas de la situation, certains proposent une réflexion approfondie qui vise à influencer les spectateurs dans leurs comportements, ou tout du moins à les informer des problèmes actuels. La relation peut même être inversée : on peut penser que ce sont bien au contraire les sorties précoces de certains films environnementaux qui ont aiguisé l’intérêt du public en la matière, et ont crée un besoin de connaissances et d’informations. J. Mandelbaum fait partie de ceux qui nient l’existence d’un quelconque phénomène commercial autour de la production répétée de films abordant les problèmes climatiques. Le journaliste déclare par exemple dans l’éditorial du Monde déjà cité que « ce mouvement ne procède pas pour autant de l’opportunisme. Il engage le plus souvent des producteurs et des distributeurs indépendants qui ont foi en leur travail, et dont l’envergure professionnelle peut varier du tout au tout ». De la même façon, L. Gramard cite dans son article les propos de Gilles Boulenger, directeur de la société de distribution Zootrope films (distributeur entre autres de Nous resterons sur Terre, We feed the world ou Plastic planet). Ce dernier « préfère parler « d’accidents de calendrier », de coïncidences dues au processus de production cinématographique, plutôt que de nouvelle « tendance filmique sur laquelle on surfe ». 26 Les opinions sont donc partagées, entre détracteurs d’un mouvement « écolo » intéressé et défenseurs d’un cinéma utile, justifié par une réelle demande. Il semble difficile de généraliser sur ce point et d’abonder totalement dans le sens de l’un ou de l’autre camp. Tous les films abordant le thème environnemental ne suivent pas le même parcours : on ne peut pas comparer par exemple la production d’un documentaire dit « commercial », spectaculaire et à gros budget, avec le travail prolongé et fouillé d’un réalisateur qui passe plusieurs années à construire son film. Au-delà de l’opposition entre les opinions, tous s’accordent au final pour constater une production de films environnementaux effrénée et en plein essor, ce qui vaut notamment pour le documentaire. C’est cette croyance dans la forte productivité du cinéma documentaire environnemental que nous allons désormais interroger, après l’avoir longuement exposée. Nous avons cité de nombreux points de vue éclairant la situation actuelle du documentaire en général, puis des documentaires écologiques en particulier. Cette concentration sur un type précis de documentaires nous a conduits à faire un petit aparté sur l’immixtion de plus en plus fréquente des thèmes environnementaux dans les fictions. Nous avons enfin tenté de conclure sur cette impression d’une bonne santé du documentaire environnemental, en proposant des explications à ce succès. Celles-ci pouvaient aller d’une théorie de l’opportunisme à l’existence d’un intérêt manifeste. C/ De la vision médiatique à la réalité documentaire Il nous semble que l’affirmation d’une telle popularité, assénée régulièrement par toutes sortes de médias sans jamais être véritablement justifiée, mérite d’être observée de plus près et confrontée à la réalité du secteur documentaire. Nous allons pour cela nous appuyer sur les commentaires des trois professionnels interrogés (Boris Claret, Paul Chiesa et François Caron), qui représentent une autre facette du documentaire, moins médiatisée mais tout aussi réelle. Ces trois interlocuteurs ont un champ d’action local et montrent un engagement (écologique ou autre) sincère, dont ils ne se sont pas départis au cours de leur carrière. Leur regard expérimenté et participatif sur le genre documentaire, en marge de la médiatisation de certains films, peut permettre de découvrir certaines vérités que le discours médiatique actuel déforme, voire occulte. Il est toujours 27 intéressant dans ce genre d’analyse de consulter les acteurs du milieu, qui par expérience ciblent la réflexion sur certains points que l’on avait omis de considérer, ou inversent complètement la perception que l’on avait de certains sujets. 1/ Une plus grande facilité technique… Ainsi, sur la prétendue hausse de la production de films documentaires, les avis des trois intervenants se complètent et aboutissent à une conclusion ambivalente. D’un côté, F. Caron admet par exemple qu’il est plus facile aujourd’hui de réaliser des films documentaires, matériellement parlant. Le cinéma documentaire comporte en effet de nombreuses contraintes spécifiques, liées aux conditions de tournage et aux impératifs que se fixe le réalisateur. Il s’agit en effet pour ce dernier de réaliser un travail minutieux d’enquête ou simplement d’observation, qui nécessite un temps d’approche important. B. Claret souligne ainsi l’analogie entre le travail du documentariste et la méthode du chercheur scientifique : « pour moi, le documentariste est aussi un chercheur, au sens scientifique du terme, et que quand moi je fais un film heu…sur la question des SDF, je suis aussi dans une interrogation personnelle comme un chercheur, et je veux chercher, je pose une question et j’attends des réponses, qui sont pas forcément complètes, entières, qui ne font que reposer de nouvelles questions, et que quelque part, y’a les chercheurs qui restent dans leur labo, et qui traitent des données collectées par d’autres, mais y’a aussi un type d’investigation qui implique d’être sur le terrain » En outre, les personnes filmées sont très rarement des acteurs, et doivent donc s’accoutumer à la présence des caméras qui s’immiscent dans leur univers. Le réalisateur consacre énormément de temps à l’observation participante et ne sort sa caméra que graduellement. Dans les premiers temps, le réalisateur peut même se trouver dans l’impossibilité d’utiliser sa caméra, en particulier s’il s’intéresse à une communauté sensible au rapport à l’image et à l’utilisation qui en est faite. Il doit alors se borner tout d’abord à un travail de repérage, comme le confirme B. Claret : « moi j’ai mis six mois à sortir la caméra, pendant six mois j’ai fait que prendre mon vélo, tourner en ville avec un carnet et prendre des notes, et voilà c’est tout, entrer en relation… » Les premières prises ne serviront pas forcément pour le projet final, mais permettent aux individus observés de s’habituer à une présence extérieure, pour finalement demeurer naturels 28 devant les caméras. Par ailleurs, les prises ne sont pas préparées et répétées comme dans le cinéma de fiction, ce qui ne met pas à l’abri de certains imprévus pendant le tournage (pluie, bruit indésirable) qui obligent à abandonner certains rushes. Le tournage d’un documentaire s’effectue le plus souvent en décor naturel, ce qui impose de disposer d’un matériel résistant, facilement maniable et transportable. Pour toutes ces raisons, le tournage d’un documentaire est souvent très long et nécessite beaucoup de matériel (notamment de pellicule), ce qui peut revenir très cher. F. Caron note donc que les progrès technologiques réalisés dans le domaine du matériel cinématographique, avec l’apparition du numérique, permettent à davantage de réalisateurs de se lancer dans des projets, car le budget nécessaire pour réaliser un film est beaucoup moins élevé qu’auparavant : « Heu…mais pour revenir à ta question, si aujourd’hui heu…matériellement, concrètement je pense qu’il est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui avec la vidéo qu’hier avec le film, pour des raisons simples, économiques, pour tout, par exemple heu…pour faire un film en 35, en 16 ou en super 16, un documentaire, tu vas réfléchir à deux fois avant de mettre ta caméra en marche, parce que la péloche coûte très cher. Moi pour le film que t’as vu je suis revenu avec 60 heures de rushs. C’est ça la très grande différence, c’est que la vidéo, le numérique te permet une plus grande liberté de tournage, dans le sens où tu peux en fait tenter beaucoup plus de choses. » Par le passé, le matériel encombrant et très coûteux s’adaptait difficilement aux conditions de tournage propres aux documentaires. Avec les caméras vidéo numériques, les réalisateurs peuvent désormais sortir facilement sur le terrain, et se servir de leur matériel quand ils le souhaitent. Le numérique supprime entre autres le problème de l’approvisionnement très coûteux en pellicule. Aujourd’hui, il est possible de tourner sans économie, puis de supprimer par la suite les prises indésirables. La réduction du budget nécessaire pour réaliser un film, grâce aux innovations technologiques, a automatiquement entraîné l’accès d’un plus grand nombre de personnes à la réalisation. P. Chiesa résume particulièrement bien cette relation de cause à effet : « Etant donné que les outils de fabrication, ça a énormément chuté, je veux dire les caméras et tout ça, pour faire un documentaire techniquement de qualité je veux dire avant fallait toute une ligne de matériel qui aurait coûté 150 000€, maintenant pour 3-4 000€ heu, on a techniquement les outils pour faire un bon documentaire, je parle techniquement hein… » 29 Cependant, cet aspect technique ne peut expliquer à lui seul la prétendue résurgence du cinéma documentaire. Il s’agit d’une donnée matérielle qui n’est certes pas négligeable, mais qui reste un élément conjoncturel, lié à l’arrivée du numérique. Cette avancée technologique est bénéfique pour tous les réalisateurs, y compris de fictions. 2/ …mais des difficultés de production et de diffusion Dans le cas du documentaire qui nous occupe, la dynamique positive dépend plus de la volonté de certains acteurs et des objectifs qu’ils se fixent à un moment donné. Il faut en premier lieu que les réalisateurs s’intéressent au thème environnemental, mais cette intention n’est pas suffisante : les producteurs doivent également décider d’y apporter leur contribution financière. La popularité subite d’un certain type de films résulte généralement de logiques d’intérêt à court termes, mêlées à des préoccupations réelles qui donnent la première impulsion. Selon P. Chiesa, c’est précisément l’intérêt des maisons de production qui fait aujourd’hui défaut. La préoccupation du public se manifeste tous les jours, la volonté des réalisateurs de mettre sur le devant de la scène les problèmes environnementaux est également très forte, mais l’argent nécessaire à la production des films ne suit pas toujours le mouvement collectif. Le producteur toulousain inverse même les données du problème et remet en question l’emballement médiatique à la base de ce travail, qui voudrait que le documentaire soit aujourd’hui dans une phase très positive de son évolution. Selon lui, le cinéma documentaire se porte très bien en France depuis le milieu des années 1980, en raison de l’apparition du numérique déjà mentionnée, mais aussi de l’octroi de nouveaux financements dédiés à l’audiovisuel par le Conseil National de la Cinématographie (CNC). Il ne nie pas cependant que cette dynamique positive se soit accentuée au début des années 2000, avec l’impact important sur le public de quelques films déjà cités, et l’effet d’entraînement qui en a résulté. Mais ces coups d’éclat momentanés sur lesquels se focalise toute l’attention des médias présentent l’inconvénient d’occulter la réalité de la situation pour la majorité des autres films. Il ne faut pas généraliser sur l’état du cinéma documentaire à partir de ces films-vitrines, dans la mesure où le nombre global de documentaires produits est aujourd’hui en baisse : 30 « Y’a de moins en moins de documentaires produits, enfin moi je suis persuadé que depuis 2000-2001, il faudrait regarder, voir les derniers chiffres 2007-08, je pense que la production de documentaires en France a dû baisser de 30 à 40%... » L’immense majorité des réalisateurs de documentaires rencontre en effet d’indéniables problèmes de production, sur lesquels nous reviendrons. En conséquence, nombreux sont les réalisateurs qui n’ont pas d’autres choix que de s’autoproduire. Le critère financier constitue donc un obstacle à la réalisation et conduit de nombreux cinéastes à abandonner leurs projets, faute de moyens pour les mener à bien. P. Chiesa s’appuie sur son expérience des rencontres du cinéma documentaire de Lussas en 2009, où la plupart des films étaient autoproduits. La renommée de l’événement interdit de penser que ce recours à l’autoproduction s’explique par le manque de talent des réalisateurs et le rejet des producteurs. La présence de nombreuses autoproductions ne peut alors s’expliquer que par un phénomène qui se généralise et qui concerne l’ensemble des réalisateurs : « Là maintenant les ¾ c’est des films qui sont autoproduits, c’est-à-dire que le réalisateur a fait son film sans quasiment aucun financement…et ça c’est très significatif, d’ailleurs si y’a eu cette sélection, c’est qu’ils sont vraiment des films de qualité, et que ces films de qualité ne trouvent plus d’accueil. » D’où viennent ces problèmes de production ? Si le genre documentaire se porte si bien, comment expliquer que la plupart des réalisateurs éprouvent des difficultés à terminer leurs films ? P. Chiesa nous a permis de mettre l’accent sur les problèmes liés au financement des documentaires, B. Claret tente quant à lui d’expliquer la situation. Selon le réalisateur toulousain, le recours croissant à l’autoproduction n’est pas un choix, mais s’explique par le désengagement des chaînes de télévision. B. Claret fait le même constat que P. Chiesa, à savoir que « y’a de moins en moins de cases sur les chaînes de télévision, […] donc de moins en moins de documentaires sur les chaînes de télévision ». Les chaînes de télévisions consacrent de moins en moins leurs créneaux à la diffusion de films documentaires. Cette tendance pourrait échapper à l’observateur qui ne considérerait que le succès de certains documentaires lors de leur sortie en salle. La baisse des cases documentaires dans les programmes télévisuels ne serait pas en soi un problème fondamental, si la production de films documentaires ne dépendait pas en grande 31 partie de la participation des chaînes de télévision. Il se trouve en effet qu’un réalisateur qui n’obtient pas de débouchés à la télévision éprouve de grandes difficultés par la suite à obtenir des subventions et à produire son film. B. Claret souligne cette particularité du système français de la production de films : « La construction de l’audiovisuel français fait que si on a pas de télé, on a pas de prod, puisque en gros à part être dans l’underground, ce que j’ai déjà fait, tenter une production, qui devient une autoproduction sans une télé, si y’a pas une télé, y’a pas CNC, y’a pas de subventions, y’a rien quoi, donc le mécanisme place la télé, donc le diffuseur, comme un élément clef, une condition quasi sine qua non et en amont, donc là évidemment quand on est sur des sujets un petit peu en pointe ou pas tout à fait consensuels encore, et qu’en plus on est en région, c’est très difficile de convaincre une télé de la pertinence de son projet » Dans cet extrait de notre entretien, B. Claret évoque une autre caractéristique de notre structure de production audiovisuelle, qui génère de nouvelles difficultés pour les réalisateurs indépendants, en plus de ceux liés à la suprématie de la télévision. Il s’agit de la concentration des sociétés de production. En effet, comme de nombreuses autres activités, la production audiovisuelle est fortement centralisée à Paris. Les réalisateurs locaux qui ne bénéficient pas encore d’une célébrité à l’échelle nationale ont donc de grandes difficultés à susciter l’intérêt des maisons de production parisiennes : « Pour nous la difficulté elle est d’abord en amont, c’est la première, c’est que, je sais plus quelles sont les statistiques mais pendant longtemps on disait que 95% de la production était faite à Paris, donc il reste 5% pour le reste du territoire, donc voilà, déjà c’est la première des réalités. Ensuite y’a 4 boîtes à Paris qui se prennent la moitié du marché, donc voilà, si on a décidé de rester ici, c’est très difficile, bon déjà ça pose la base… » Ces deux éléments additionnés (réduction des cases documentaires à la télévision et concentration de la production à Paris) peuvent expliquer dans une certaine mesure les problèmes rencontrés par les réalisateurs pour financer leur travail. Il devient très difficile de percer au niveau national par l’intermédiaire des télévisions, ce qui favorise l’émergence, surtout en province, de réalisateurs locaux, qui autoproduisent leurs documentaires et les diffusent de façon restreinte. Ces réalisateurs indépendants, souvent passionnés et ne visant pas une plus grande reconnaissance, se situent dans un rapport très proche avec leur public et réalisent leurs films en marge du système de production habituel. Pourtant, leurs films, à l’image de ceux de B. Claret ou de F. Caron, n’abordent pas que des problématiques locales et paraîtraient aux yeux du public tout aussi pertinents que d’autres films à gros budget, s’ils 32 avaient l’opportunité d’être diffusés par le biais des réseaux d’envergure nationale (programmation à la télévision ou distribution dans les salles de cinéma). 3/ La sélection des projets Cependant, à supposer même que l’accès aux chaînes de télévision ou aux sociétés de production basées à Paris soit plus aisé, il demeure d’autres obstacles auxquels certains réalisateurs sont confrontés. Le thème du film est notamment un des critères sur lesquels se basent les producteurs avant d’octroyer leur soutien financier. Un discours trop engagé, où qui ne fait pas partie des sujets populaires du moment, peut provoquer le désintérêt des producteurs. F. Caron en a par exemple fait l’expérience avec son deuxième film Mexique Sud, terre révolutionnaire, qu’il présentait pourtant au FID Marseille mais qui n’abordait pas un sujet assez consensuel aux yeux de beaucoup de producteurs. Ce film traite en effet de l’actualité de l’idéologie zapatiste au Mexique et de la vision qu’ont les Mexicains de la figure de Zapata et de son héritage. Le film n’est pas politiquement incorrect dans son traitement ou dans sa forme, mais le propos suffit à rebuter certains esprits, ce qui fait dire à F. Caron que les réalisateurs n’ont aujourd’hui pas une totale liberté dans le choix de leurs thèmes de films et dans la façon de les aborder : « Je pense que plus tu veux traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le moindre détail de ton sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile…plus tu fait de la soupe, plus tu fais de la merde, du prémâché, […] plus c’est facile à produire. » La production d’un film devient donc en quelque sorte un instrument de chantage pour obliger les réalisateurs à se conformer aux discours populaires du moment, en évitant les allusions directes à des sujets moins consensuels. En ce qui concerne F. Caron, il parviendra finalement à produire son film, mais en partie grâce à l’organisation de l’année du Mexique en France en 2011, qui remet au goût du jour tout travail sur ce pays, même politisé. 4/ Vision médiatique et réalité documentaire : les raisons du décalage Il est donc légitime de faire remarquer, au vu du discours des trois professionnels du cinéma interrogés, que la vision médiatique d’un cinéma documentaire en pleine expansion se heurte 33 à une réalité plus nuancée. Les réalisateurs semblent en majorité rencontrer de grandes difficultés à produire leurs films et à les diffuser, via notamment les chaînes de télévisions. Les débouchés à la télévision se font de plus en plus rares, alors qu’ils conditionnent en partie le financement des films et le succès de leur distribution. Face à ce tableau en demi-teinte, on peut logiquement se demander pourquoi la plupart des médias soutiennent aujourd’hui l’idée d’un cinéma documentaire bien portant et populaire. Comment se fait-il que les difficultés dont nous parlent F. Caron, P. Chiesa ou B. Claret soient le plus souvent ignorées ou inconnues du grand public ? P. Chiesa esquisse une réponse à ces questions, en soulignant que les succès de quelques documentaires au cinéma ont tendance à occulter les difficultés de production de l’immense majorité des autres documentaires. Or, ce sont sur ces quelques météores du cinéma documentaire que se basent les médias et les critiques pour mettre en avant plus que de coutume ce genre cinématographique, et insister sur sa réussite actuelle. En effet, seule une poignée de films sont régulièrement évoqués pour soutenir la théorie d’un succès global du documentaire (Le cauchemar de Darwin, Une vérité qui dérange, les films de Michael Moore…), comme si ces films étaient représentatifs de l’ensemble de la production de documentaires. Ces réussites commerciales en salles et l’augmentation des sorties de documentaires au cinéma ne sont pas contestables, comme le précise P. Chiesa : « ça s’est un peu déporté sur d’autres moyens de diffusion, je veux dire heu, comme c’était un peu bouché sur les télévisions, ça s’est déporté sur les sorties en salle et le cinéma, et c’est vrai qu’on assiste là depuis une quinzaine d’années à de plus en plus de documentaires en salle. » Il ne faut toutefois pas oublier de rappeler que la présence accrue des documentaires au cinéma vient précisément de ce que ce type de films trouve de moins en moins de débouchés à la télévision, comme nous avons pu le voir. La popularité et la médiatisation du cinéma ont tendance à laisser dans l’ombre le reste des documentaires réalisés dans des conditions beaucoup moins idéales, et contribuent à donner une fausse image de la production de documentaires dans son ensemble. En effet, le parcours brillant de certains documentaires au cinéma ne suffit pas à faire oublier la précarité du reste du secteur, dans la mesure où ces succès minoritaires ne compensent pas le nombre important de documentaires qui ne sont pas achevés ou diffusés : 34 « Je veux dire, y’a eu un certain nombre de succès, mais après faut pas non plus se tromper heu…je veux dire, si y’a eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas compensé par les documentaires qui sortent en salle, parce que quand je dis peut-être 30% de documentaires en moins coproduits par les chaînes de télévision, c’est des centaines de documentaires en moins. » B. Claret confirme cette idée, en indiquant que la télévision reste le débouché majeur pour les films documentaires, et que l’impact sur l’audimat d’une diffusion sur le petit écran ne peut pas être comparé avec le nombre d’entrées, même excellent, réalisé par un film en salles. Le succès escompté n’est donc pas proportionnel à la taille de l’écran… « TF1 peut en une soirée faire ce que fera dans toute sa carrière un film qui marche bien en France, puisqu’à part quelques météores récents qui parlent en quelques dizaines de millions, un film qui fait 1 million d’entrées c’est excellent…TF1 fait tous les soirs des millions, donc quand on parle d’engouement, alors certes un public qui fait la démarche d’aller voir est certainement un public qui nous dit autre chose, qui nous révèle autre chose de l’état de conscience de la société, qu’un public qui zappe devant sa télé, c’est évident, de là à en tirer des pronostics… » Bilan de la première partie Cette première partie a donc permis de déconstruire l’image positive d’un cinéma documentaire dynamique, image régulièrement délivrée par les médias. Nous avons étudié cette image afin d’en rendre tous les détails et les subtilités, en resserrant de plus en plus l’observation sur les documentaires environnementaux. Il était ensuite nécessaire de proposer des explications à cette frénésie médiatique autour du cinéma documentaire, ce que nous avons tentés de faire en nous basant sur le discours de trois intervenants issus du monde du documentaire. Les remarques unanimement critiques de ces trois professionnels nous ont conduit pour finir à remettre en question l’approche médiatique relativement unilatérale du documentaire, en mettant en exergue les difficultés rencontrées au quotidien par la plupart des artistes et techniciens du documentaire. Qu’on ne s’y trompe pas : le cinéma documentaire bénéficie bien aujourd’hui d’un certain retour en grâce, que le simple discours des médias suffit automatiquement à créer, par un effet performatif. Parler d’un phénomène contribue à le placer au centre de l’attention et à s’y intéresser, ce qui va dans le sens de la rumeur et la renforce. Il est par là-même difficile de distinguer la cause et la conséquence, et de déterminer le sens de la relation : le dynamisme du 35 documentaire pousse-t-il les médias à le relayer, ou est-ce plutôt le coup de projecteur des médias sur le documentaire qui stimule l’intérêt du public et des réalisateurs pour ce genre cinématographique ? Au-delà de la médiatisation incontestable du documentaire, qui constitue déjà en elle-même un succès, il nous a semblé intéressant de rétablir en contrepoint certaines réalités, qui désacralisent le discours sur ce type de films et révèlent des difficultés réelles. Ceci dans le but de faire un bilan exhaustif et le plus objectif possible sur la situation actuelle du cinéma documentaire, avant de nous pencher sur le spécimen Home, particulièrement représentatif des mécanismes décrits. Cette situation actuelle, qui fait pourtant dire à B. Claret, non sans une pointe d’amertume, que « notre réalité à nous, réalisateurs-producteurs, elle est vraiment pas facile quoi…et plus difficile qu’il y a quelque temps, c’est sûr quoi… » 36 II/ Le phénomène « Home » A/ La production 1/ Profil de Yann Arthus-Bertrand Avant d’étudier plus en détails la réception de Home, il est nécessaire de revenir sur le parcours de Y. Arthus-Bertrand, afin de replacer dans son contexte le projet Home. Celui-ci résulte en effet d’une orientation de la carrière de Y. Arthus-Bertrand vers la photographie aérienne et la protection de l’environnement. En dressant le portrait du personnage, nous serons également à même de mieux comprendre certaines critiques qui se sont élevées au moment de la sortie de Home et qui ne visent pas directement le film, mais davantage la personnalité de son réalisateur et les contradictions de sa carrière. Les notes qui suivent sont issues de plusieurs sites internet officiels consacrés au photographe et à son œuvre, aucune biographie issue d’un réel travail de recherche ne lui ayant encore été consacrée. Avant de devenir le photographe célèbre qu’il est aujourd’hui, Y. Arthus-Bertrand a fait des débuts peu remarqués dans le cinéma. Il a été assistant à la réalisation sur quelques films et s’est vu confier ponctuellement des rôles d’acteur. Après cette carrière fugace dans le cinéma, Y. Arthus-Bertrand s’est retiré dans le Sud de la France, avant de partir pour le Kenya avec sa femme à la fin des années 1970, à l’âge de trente ans. L’objectif de son voyage était d’étudier le comportement des lions dans une réserve naturelle du Kenya. Ce séjour en Afrique mérite d’être mentionné, dans la mesure où il a révélé chez Y. Arthus-Bertrand le goût pour la photographie. De retour en France en 1981, Y. Arthus-Bertrand a exercé le métier de photo reporter pendant une dizaine d’années. Il suivait en particulier les événements sportifs et a couvert le rallye Paris Dakar pendant les années 1980. Y. Arthus-Bertrand était également l’auteur du livre d’or annuel du tournoi de tennis de Roland Garros. En 1991 s’amorce son orientation vers la photographie aérienne, activité pour laquelle il est aujourd’hui connu du grand public. Y. Arthus-Bertrand crée en effet cette année-là l’agence de photographie Altitude, qui lui permet d’exercer son travail de photographe à partir du ciel. En 1995 naît le projet « la Terre vue du ciel », qui consiste en une série de photographies aériennes de la planète, accompagnées de légendes et de commentaires scientifiques. Le livre 37 qui résume ce travail paraît en 1999 et remporte d’emblée un énorme succès. Après plusieurs rééditions, le livre a aujourd’hui été vendu à 3,5 millions d’exemplaires. Le projet « la Terre vue du ciel » inaugure également une nouvelle formule d’exposition dans la ville de Paris. Les musées de la capitale ayant refusé de présenter les photos de Y. ArthusBertrand, ce dernier expose finalement gratuitement sur les grilles du jardin du Luxembourg, l’événement étant financé par la ville de Paris. Le modèle est une réussite et s’exporte ensuite dans plusieurs grandes ville du monde, avec comme principe récurrent la gratuité pour le spectateur. Ce fonctionnement est proche de celui qui a été décidé pour la sortie de Home et sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Y. Arthus-Bertrand a incontestablement acquis l’habitude de bouleverser les mécanismes de diffusion habituels pour la présentation de ses œuvres, ce qui n’est pas toujours bien considéré. Y. Arthus-Bertrand décline ensuite le projet de « la Terre vue du ciel » et exploite la technique de la photographie aérienne dans le cadre de plusieurs nouveaux projets, marqués à chaque fois par la sortie d’un livre événement : 365 jours pour la Terre, la Terre racontée aux enfants, l'avenir de la Terre raconté aux enfants, la France vue du ciel, l'Algérie vue du ciel… Les expositions du photographe s’accompagnent également de la mise en vente de nombreux produits dérivés, qui selon certains donnent au travail de Y. Arthus-Bertrand l’allure d’une entreprise très lucrative. En 2005, Y. Arthus-Bertrand crée l’association Good planet, dont l’objectif est d’informer sur l’écologie et d’agir pour la préservation de l’environnement. L’association regroupe entre trente et cinquante personnes et est devenue depuis peu une fondation pour faciliter la pratique du mécénat. Deux projets ont vu le jour depuis la création de Good planet. Le premier est la nouvelle exposition « Six milliards d’autres » organisée en 2009 à Paris, qui consistait à donner la parole à des personnes originaires de plusieurs pays du monde, invitées à décrire leur mode de vie quotidien. L’objectif de cette exposition était d’approfondir le travail photographique réalisé notamment sur « la Terre vue du ciel », en faisant découvrir au public l’existence des personnes qui vivent dans les endroits survolés pour les projets photographiques précédents. Le second et dernier projet en date est bien entendu le film Home, dont les bénéfices tirés de la vente du livre du film sont reversés en intégralité à la fondation Good planet. Home étant au centre de ce travail, il convient de s’attarder un peu plus longuement sur la genèse du film, avant d’en venir au véritable objectif que constitue l’étude de sa réception. 38 2/ Genèse du film et production L’idée de rendre compte de l’état de la planète depuis le ciel, qui s’est ensuite concrétisée à travers le projet Home, est venue à Yann Arthus-Bertrand en 2006. L’originalité ne résidait pas tant dans l’idée elle-même que dans sa réalisation. Le photographe souhaitait en effet que la diffusion de son film soit gratuite pour le spectateur, afin de toucher le plus de personnes possible et de sensibiliser un large public à la problématique du changement climatique. Ce schéma de distribution inhabituel nécessitait l’adhésion d’un producteur prêt à se lancer dans un projet dont l’issue était incertaine. Le photographe a tout d’abord fait appel à la société de production indépendante Elzévir Films, en la personne de Denis Carot. Ce dernier partageait les idées de Y. Arthus-Bertrand sur l’urgence des problèmes environnementaux et a endossé le rôle de directeur de production. Cependant, Elzévir n’était pas une société d’envergure assez importante pour prendre en charge à elle-seule la production d’un projet aussi ambitieux. La gratuité pré-requise par Y. Arthus-Bertrand imposait de faire appel à une société de distribution importante, qui serait en mesure de couvrir les frais du film pour que la diffusion soit gratuite, et qui disposerait dans le même temps d’un réseau de distribution à l’échelle internationale. Y. Arthus-Bertrand a sollicité de nombreux distributeurs qui ont décliné son offre, ne jugeant pas envisageable de supporter les coûts résultant de la gratuité de l’œuvre. C’est finalement le producteur français Luc Besson, directeur de la société de distribution Europa corp., qui a accepté d’assumer la distribution du film. Europa Corp. ne disposant cependant pas du budget nécessaire pour assurer à la fois la production du film et sa distribution, il était nécessaire de trouver d’autres fonds de production pour compenser l’offre gratuite du film. L’entregent de Y. Arthus-Bertrand a alors été utile pour convaincre les mécènes potentiels de financer le film. Le photographe a notamment fait appel à François-Henri Pinault, président héritier du groupe Pinault Printemps Redoute (PPR), qui a accepté de soutenir financièrement le film. Le groupe PPR a fourni au total 10 millions d’euros, ce qui a permis de mettre en place le mécanisme de la gratuité de diffusion, sur lequel nous reviendrons plus en détails, au moment de reconstituer l’historique de la sortie du film et de l’emballement médiatique qu’il a suscité. PPR a également facilité la promotion du film, en mettant à contribution les 39 entreprises du groupe, qui ont obtenu des publicités gratuites pour le film à la radio ou dans les journaux, mais également sur les bus, dans les rues et les gares, le tout pour une valeur de totale de 1,5 million d’euros. Le groupe France télévision a complété le budget de production en mettant à disposition un million d’euros. Enfin, la fondation du Qatar, propriétaire de la chaîne de télévision Al Jazeera junior, a également fait un don de un million d’euros, ce qui porte le budget de Home à un total de 12 millions d’euros. Une fois la production du film assurée, le tournage a pu être lancé. L’équipe a parcouru 54 pays pendant 21 mois, dont 217 jours consacrés au tournage. 488 heures de rushes ont été ramenées après montage à un film de 90mn dans sa version télévisée, 120mn pour la version cinéma. B/ La réception L’objectif dans cette partie est de revenir sur la réception par la critique du film Home. Beaucoup d’avis ont été émis sur le film et renvoient à différents types de critiques. Il est donc important de faire le point sur les arguments avancés pour critiquer le film, en faisant la part des choses entre ce qui relève notamment de la critique cinématographique, et les autres aspects de la critique. Une étude approfondie de la réception de ce film permettra également d’évaluer la façon dont les journalistes abordent de manière générale les films écologiques, qui se succèdent sur les écrans à une fréquence régulière depuis quelques années. Home est emblématique de ce type de cinéma, et porte parfois jusqu’à la caricature les caractéristiques des documentaires environnementaux. La réaction de la critique en est exacerbée et les positions des journalistes n’en sont que plus aisées à définir. On peut considérer à cet égard que Home a cristallisé les prises de position sur les documentaires environnementaux. Au-delà du film lui-même, le caractère très politique de la critique de Home nous permettra de rendre compte de l’état actuel de l’écologie politique. En se positionnant par rapport au film, les journalistes font régulièrement référence aux prises de position sur l’écologie, ce qui donne du même coup une idée des débats dans ce domaine. Avant d’en venir à ces développements relatifs au film et à sa réception, il est nécessaire de reconstituer brièvement la chronologie de l’événement qu’a constitué sa sortie. Outre les 40 critiques officielles sur lesquelles nous nous baserons plus tard pour l’étude de la réception, le documentaire a également entraîné la parution dans les divers quotidiens nationaux de nombreux articles, qui reviennent de façon plutôt empathique sur l’événement. Le dispositif inhabituel mis au point pour la sortie du film a fait parler de lui par son originalité et sa nouveauté. La polémique en lien avec les élections européennes, qui a enflé très vite après la présentation du documentaire, a achevé de créer un certain emballement médiatique autour de l’événement, nourri par les déclarations en chaîne sur le film. Il est donc utile de s’appesantir sur le dispositif de sortie du film et l’événement médiatique qui en a résulté. En outre, une bonne connaissance de l’événement permettra par la suite de mieux comprendre les fondements de la critique du film. 1/ Chronologie de l’emballement médiatique La date de sortie de Home n’est pas anodine : le 5 juin 2009 correspondait en effet à la journée mondiale de l’environnement. Cette programmation masque de toute évidence la volonté de marquer cette journée spéciale, et de contribuer grâce au film à sensibiliser le public au changement climatique et à toutes ses conséquences sociales, politiques et économiques. Les 4 et 5 juin 2009, les articles des journaux nationaux consacrés à Home s’attachent quasiexclusivement à décrire le dispositif mis en place pour la « commercialisation » du film. Comme nous l’avons indiqué, ce dispositif était inédit et a donc constitué à lui seul un micro événement. Home a bouleversé le schéma habituel de la distribution sur plusieurs points : - la sortie du film était internationale. Contrairement aux autres films qui ne sortent pas à la même période en fonction du pays, Home a pu être visionné le même jour dans presque 130 pays du monde et sur environ 80 chaînes de télévision. Des grands écrans ont notamment été installés dans plusieurs grandes villes du monde (Paris, New-York, Londres, Moscou), pour des projections en plein air, ouvertes à tous. Le film a été traduit dans une vingtaine de langues pour permettre cette diffusion à l’échelle internationale. - Le film de Y. Arthus-Bertrand est sorti simultanément sur différents supports, malgré les contraintes juridiques qui imposent de ne pas présenter un film en même temps à la télévision, 41 au cinéma et sur DVD. Pour parer à cette interdiction, le film est sorti dans une version un peu plus longue au cinéma. - Enfin, l’accès au film s’est caractérisé par sa gratuité presque totale. La gratuité était un élément requis d’avance par Y. Arthus-Bertrand, ce qui explique la part importante du mécénat dans le financement du projet, pour compenser les faibles recettes lors de la diffusion. En plus du passage à la télévision, Home est sorti gratuitement en France sur les écrans de cinéma, pour la soirée du vendredi 5 juin. Le film était également disponible en accès libre sur le site internet de partage de vidéos Youtube. Enfin le DVD a été mis en vente en France au prix très accessible de 4,99 euros. Ces conditions réunies ont contribué d’emblée à faire de Home un film incontournable qui s’est imposé massivement au public, à la façon d’une grosse production au mécanisme de distribution particulièrement bien rodé. D’après une brève du Monde datant du 9 juin 2009, le film a rassemblé au final 8 millions de téléspectateurs lors de sa diffusion en début de soirée sur France 2. Trois millions de personnes ont continué à regarder le débat organisé après la diffusion, sur lequel nous reviendrons au moment de commenter la réception du film. Du point de vue des ventes de DVD, la FNAC a déclaré avoir écoulé 80% de son stock en deux jours. Quant à la diffusion sur internet, la version française du film a été visionnée le vendredi 5 juin par 1,35 million de personnes. La distribution de Home s’est donc soldée par des chiffres impressionnants, quel que soit le moyen de diffusion. Ces bons résultats ne sont pas pour rien dans la polémique qui a suivi de près la sortie du film. Deux jours après l’événement se déroulait en effet le deuxième tour en France des élections européennes. Outre le remarquable taux d’abstention (59%), le scrutin du 7 juin a été marqué par la percée significative de l’alliance « Europe écologie » formée pour l’occasion et emmenée par Daniel Cohn-Bendit, José Bové, Eva Joly et Cécile Duflot. Europe écologie obtient un score de 16,28%, se positionnant ainsi juste derrière le Parti Socialiste (PS) qui a totalisé quant à lui 16,48% des suffrages. Assez inattendue pour être remarquée, la progression du mouvement écologiste devient le fait marquant de ces élections, reléguant presque au second plan la large victoire de l’Union pour un Mouvement Démocrate (UMP), de droite. 42 Après l’annonce des résultats, les commentaires sur l’évolution de l’échiquier politique français et la popularité du mouvement écologiste ne se font pas attendre. On essaye d’expliquer la « surprenante » progression des idées écologistes par des faits concrets. La forte audience lors de la diffusion de Home à la télévision deux jours auparavant apparaît alors pour certains comme un facteur déterminant dans le succès de Europe écologie. Le rapprochement des deux faits est tentant et vite établi. Dès le soir du 7 juin, peu après l’annonce du résultat des élections européennes, certains dirigeants politiques affirment voir une corrélation entre la diffusion de Home et la tournure des élections. Le leader du mouvement d’extrême-droite Front National (FN), Jean-Marie le Pen, dénonce immédiatement le « caractère scandaleux » d’un documentaire « fait pour soutenir la candidature de M. Bové et de M. Cohn-Bendit ». J-M. Le Pen qualifie par ailleurs Home de « film climatiste »8, expression porteuse d’une connotation très négative. De la même façon, François Bayrou, président du mouvement démocrate (Modem) centriste et Corinne Lepage, alors membre de ce mouvement, insistent sur le rôle important de Home dans la progression du rassemblement écologiste. Il n’est pas étonnant que les personnalités politiques citées soient les premières à souligner l’impact de Home sur les élections. Leurs formations politiques respectives ont pâti du succès d’Europe écologie. Les bons résultats des uns entraînent le recul des autres, et les « perdants » des élections tentent de justifier leur déclin. J-M. Le Pen et F. Bayrou ne se contentent cependant pas d’incriminer Home et soupçonnent même que le film ait été programmé intentionnellement pour faire basculer les élections. Cette insinuation vise directement le réalisateur de Home, la chaîne France 2 et le parti au pouvoir, à savoir l’UMP. Dans les journaux, ces attaques du film de Y. Arthus-Bertrand sont reprises dès le 8 juin et continuent d’alimenter les colonnes dans les jours qui suivent. L’idée d’une instrumentalisation du documentaire pour influencer le cours des élections fait son chemin, et est tour à tour soutenue et combattue. Face à la rumeur qui grandit et au ressentiment de certains partis politiques, Y. Arthus-Bertrand réagit et tente de mettre fin à la polémique. Sur la défensive, le photographe précise que la date de sortie du film avait été fixée deux ans auparavant, à un moment où il était impossible d’anticiper le déroulement des élections européennes. Selon Y. Arthus-Bertrand, la proximité des deux événements est donc une 8 DE BOISHUE (Pierre) « Polémique autour de la diffusion du film « Home », Le Figaro, 8 juin 2009 43 simple coïncidence. Il considère cependant que cette coïncidence est heureuse et ne cache pas sa satisfaction que son film ait mobilisé les électeurs. Pour lui, la polémique qui entoure la sortie de Home est le signe que son film a eu l’effet escompté sur le public. Ces propos de Y. Arthus-Bertrand sont notamment repris dans un article du Figaro datant du 12 juin. Par la suite, ces explications, confirmées officiellement par France 2 et diffusées dans les autres grands quotidiens nationaux, achèvent de désamorcer la polémique. Le 16 juin, le président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer invite les députés, les sénateurs ainsi que les ambassadeurs en France des pays de l’Union européenne (UE) et du G20 à une projection de Home à l’Hôtel de Lassay à Paris, ce qui contribue de nouveau à faire de Home un événement politique et symbolique, repris par le gouvernement, alors en pleine promotion du Grenelle de l’environnement. D’une certaine manière, nous verrons que cette récupération politique dessert le film dans plusieurs critiques officielles, qui soulignent l’opportunisme du projet et la condescendance du discours. Au final, on peut constater que l’emballement médiatique autour de la sortie de Home est fulgurant mais relativement condensé. Le film est décrié très tôt pour les raisons politiques que nous avons exposées, ce qui incite ensuite chacun à donner son avis et à faire de Home le point d’ancrage de toutes les critiques, positives ou négatives, sur l’écologie en général. La critique du film revêt donc de nombreux aspects qui dépassent le seul cadre artistique, et qu’il est désormais nécessaire de clarifier. 2/ Présentation de la revue de presse A partir de la revue de presse de Home obtenue à la cinémathèque française, il va s’agir de reconstituer l’ « espace de la critique » du film, c'est-à-dire d’établir une sorte de cartographie de la rhétorique journalistique, pour rester dans la métaphore géographique. Nous avons déjà fait remarquer plus haut que ce documentaire a été l’objet d’une forte médiatisation, qui a mis l’accent sur différents aspects du film. Celui-ci s’est retrouvé placé au centre de nombreux débats. La critique, loin de rester dans son cadre habituel, a empiété sur d’autres domaines, en relayant notamment la polémique politique autour de l’impact de Home sur la tournure des élections européennes. Les journalistes ont eu recours à différents arguments pour évaluer le film, car celui-ci, en étant mêlé à des questions d’actualité relevant 44 de l’économie, de la politique (et plus particulièrement de l’écologie politique), dépassait le simple statut de film. Pour établir ce panorama de la réception de Home par la critique, nous allons nous baser sur les critiques officielles de plusieurs publications aux fréquences de parution différentes (mensuelle, hebdomadaire ou quotidienne) et plus ou moins spécialisées dans le cinéma. S’est rajouté à ce corpus un article extrait du journal La Décroissance. Il nous a semblé intéressant en effet de ne pas borner la réflexion aux publications généralistes ou spécialisées dans le cinéma, mais de prendre également en considération l’approche des journaux écologistes, qui ont nécessairement un regard particulier et légitime sur Home, étant donné le thème du film. La revue de presse sur laquelle nous nous sommes basés regroupe finalement les articles suivants : Tableau 3 : Corpus d’articles Publication Nom du critique ou du journaliste Titre de la critique ou de l’article Mensuels spécialisés Positif Juillet / Août 2009 Franck Kausch Home La Décroissance Juillet / Août 2009 La rédaction Traîner YAB devant un tribunal écologique international Hebdomadaires culturels Les inrockuptibles 02/06/2009 Les inrockuptibles 06/10/2009 Vincent Ostria Serge Kaganski Home de Yann ArthusBertrand Films écolos, vive le tri sélectif ! Hebdomadaires généralistes Le point 05/06/2009 Charlie hebdo 10/06/2009 Le nouvel observateur 18/06/2009 L’express 28/05/2009 Libération 05/06/2009 La croix 05/06/2009 Charlotte Pons Stéphane Bou Sortie de « Home » sur tous les écrans de la planète « Home » : la niaiserie vue du ciel Jean-Philippe Guérand Home Christophe Carrière et Vincent Olivier Quotidiens généralistes Home : la Terre vue de partout Christophe Alix Dominique Lang, Laurent Larcher et Marie Verdier Tant qu’il y aura des « Home » Home, un rendez-vous très médiatique avec la planète 45 Le monde 06/06/2009 Jean-Luc Douin « Home », le documentaire de Yann Arthus-Bertrand : voyage militant dans les vestiges d’un éden à sauver Quotidiens spécialisés La tribune 05/06/2009 Jean-Christophe Chanut Un film chic et choc Il est possible dès à présent de tirer les premiers enseignements de cette revue de presse, à partir des articles qui la composent. Si l’on considère les journaux du tableau ci-dessus, on s’aperçoit rapidement que peu de revues spécialisées dans le cinéma ont consacré une critique au film de Y. Arthus-Bertrand. Seul le journaliste Franck Kausch de Positif s’est livré à l’exercice, et la critique du mensuel de cinéma est laconique et très négative. La remarque peut être étendue aux publications spécialisées dans la culture en général. On dénombre encore une fois très peu de critiques, qui sont de surcroît assez virulentes envers le film. La majorité des critiques de Home émanent donc de publications généralistes, qu’elles soient quotidiennes ou hebdomadaires. Que révèle cette répartition de la critique entre les différents types de journaux, du point de vue de la réception du film ? Le fait que les publications spécialisées se détournent de Home semble indiquer que le film ne présente pas un grand intérêt du point de vue cinématographique. En effet, ces publications sont en général des référence en termes de critique de cinéma et définissent les critères, reconnus par les professionnels ou les passionnés de cinéma, qui font d’une œuvre un bon ou un mauvais film, avec tout ce que ces termes peuvent pourtant avoir de relatif. Il ne faut cependant pas généraliser le propos et en conclure que l’accueil de Home par la critique a été dans l’ensemble négatif. Comme nous le verrons plus loin, d’autres publications ont encensé le film, et la délimitation entre les « pour » et les « contre » est le principe fondamental de toute critique. Cela dit, le faible nombre de critiques (qui plus est négatives) dans les revues spécialisées est un indicateur important du point de vue cinématographique. Comme l’indique Audrey Mariette dans l’article déjà cité et sur lequel nous allons revenir plus longuement, une critique longue et détaillée « présuppose une défense du film ». L’inverse est donc également vrai : dans le cas de Home, la critique lapidaire de Positif et l’absence de critique de la part des autres revues spécialisées montre que le film n’a pas vraiment été apprécié par la presse de cinéma. 46 On peut en déduire provisoirement que Home n’est pas intéressant outre mesure du point de vue strictement cinématographique (d’où les critiques négatives), mais surtout que le film n’a parfois tout simplement pas été considéré comme une œuvre de cinéma (d’où l’absence de critiques dans d’autres revues comme Studio, Première, les Cahiers du cinéma, Télérama…). Ce qui n’empêche pas d’apprécier le film, pour d’autres raisons qui débordent du cadre purement cinématographique. La remarque sur le faible nombre d’articles dans les revues spécialisées s’étend également aux revues spécialisées dans l’écologie. Malgré des recherches poussées, un seul article extrait du journal « La Décroissance » a été joint au corpus. Le film de Y. Arthus-Bertrand ne semble donc pas être considéré par les écologistes engagés comme un brûlot pour la défense de l’environnement, véhiculant un discours écologiste. Home est au contraire ignoré par la presse écologiste, ce qui pourrait signifier que les « vrais » écologistes, ou étiquetés comme tels, ne souhaitent pas se mêler au mouvement général qui fait de Home un porte étendard de la cause environnementale. Nous nous apercevrons, au moment d’aborder le versant politique de la critique du film, que la démarche de Y. Arthus-Bertrand agace la plupart des écologistes, qui non seulement n’accordent pas beaucoup d’intérêt au travail du photographe, mais l’épinglent même parfois au nom de leur propre vision de ce que doit être la défense de l’environnement. Après ces remarques générales, nous allons désormais nous intéresser au corpus d’articles présenté plus haut, afin de reconstituer la réception de Home par la critique. Nous allons pour cela nous inspirer du travail effectué par Audrey Mariette dans son article « la réception par la critique d’un premier long métrage : la consécration unanime de Ressources humaines ? ». Nous pouvons d’ores et déjà introduire l’article dans les grandes lignes ; nous continuerons ensuite d’y faire régulièrement référence au cours de l’étude. Dans cet article, A. Mariette effectue le même travail que celui que nous nous proposons de mener, à savoir une étude monographique de la réception d’un film précis. Il s’agit du film « Ressources humaines » de Laurent Cantet, premier long métrage du cinéaste français, sorti sur les écrans en 2000. L’objectif résumé par l’auteur est de « prendre la mesure du rôle joué par la réception dans l’existence sociale d’une œuvre », c'est-à-dire d’étudier « la construction sociale de la réputation d’un film et de son auteur ». Pour A. Mariette, la façon dont la critique reçoit un film conditionne en partie sa carrière et celle de son réalisateur, même si elle précise qu’à cet égard tous les journalistes n’ont pas le même pouvoir performatif. En effet, la 47 capacité d’un journaliste à construire la réputation – bonne ou mauvaise – d’un film varie selon sa propre célébrité et l’influence du journal pour lequel il écrit. Dans le cas de Home, il est certain que la façon dont les critiques ont commenté le film a contribué à lancer l’emballement médiatique autour de l’œuvre. Le fait que les journalistes incluent dans leurs critiques des éléments qui ne relevaient pas directement de la sphère du cinéma (comme les polémiques touchant les élections européennes ou le financement du film) a orienté par la suite le débat public dans un certain sens. Y. Arthus-Bertrand et son film ont été loués (ou conspués) pour des raisons qui n’auraient pas été les mêmes dans le cadre d’une réception « normale » du film par la critique. Dans son article, A. Mariette présente également les deux grands principes de consécration d’un film : le principe de hiérarchisation externe et le principe de hiérarchisation interne. Le premier renvoie à la réputation du film basée sur des critères matériels et commerciaux, étrangers au monde du cinéma en tant qu’art (nombres d’entrées réalisé, retentissement dans la presse). Le second correspond à la consécration de l’auteur et de son film par les pairs, c'est-à-dire par les acteurs du champ cinématographique. Un film peut donc être un échec du point de vue commercial, mais être bien accueilli par la communauté des professionnels du cinéma, ce qui lui confère une grande légitimité et un succès symbolique. Home n’a pas suscité de tels éloges de la part de personnalités du cinéma. Nous verrons au contraire que le film a été plutôt critiqué du point de vue cinématographique, tout en rencontrant en parallèle un important succès commercial. Comme nous l’avons souligné au moment de décrire les moyens de production du film et le dispositif imaginé pour sa sortie, Home a fait état de très bons chiffres, quel que soit le support de diffusion. Le film a atteint des records d’audience et peut donc être considéré comme un phénomène populaire. Ce succès commercial du film de Y. Arthus-Bertrand est dû en partie au passage du film à la télévision, où il a attiré le plus grand nombre de spectateurs. Comme l’indique A. Mariette, la critique n’a pas encore aboli la dichotomie entre téléfilms et films de cinéma. Ce classement binaire façonne de manière presque irréversible l’identité des films, et contribue à forger leur réputation. Dans cette opposition, le cinéma a tendance à l’emporter sur la télévision en termes de reconnaissance par la critique. A. Mariette a beau souligner que « la frontière entre productions télévisuelles et cinématographiques relève plus de l’ « étiquetage » que de différences objectives entre les produits », elle ajoute qu’un téléfilm est généralement moins 48 bien reçu par la critique qu’une œuvre de cinéma. La consécration par le cinéma est valorisée, alors que la diffusion sur une chaîne de télévision est plutôt considérée comme un indice de médiocrité. Ce raisonnement n’est bien entendu pas automatique : la réputation de la chaîne de télévision sur laquelle le film est programmé entre en ligne de compte. Dans le cas de Ressources humaines, la diffusion sur Arte est plutôt un gage de respectabilité. Lors de sa sortie au cinéma quelque temps plus tard, le film peut alors être considéré par la critique comme une œuvre de cinéma, et son passé télévisuel n’entrave pas réellement ce changement de statut. Home en revanche sort simultanément à la télévision et au cinéma, et ne se départ pas de l’étiquette « téléfilm », ce qui explique que le film soit difficilement considéré par les journalistes critiques comme une œuvre adaptée au cinéma, et pouvant être évaluée en tant que tel. Le fait que très peu de publications spécialisées dans le cinéma lui consacrent une critique en est une preuve. Pour conclure – temporairement – sur l’article de A. Mariette, il est nécessaire de revenir sur une recommandation que l’auteur évoque à la fin de sa recherche, mais qu’il nous semble utile de rappeler avant d’aborder la réception de Home. Il s’agit d’éviter les cloisonnements systématiques et inébranlables entre les différents types de presse, presse spécialisée et presse généraliste par exemple. En effet, ces catégories ne sont pas figées et ne renvoient pas à des styles de rédaction nécessairement différents. Si des oppositions peuvent être notées sur certains points – attachement au fond ou à la forme, soutien d’un cinéma engagé ou de la doctrine de l’art pour l’art –, certains journalistes peuvent brouiller les pistes et ébranler la dichotomie. La liberté de ton ne dépend pas que de la publication, mais aussi de la trajectoire propre à chaque journaliste et de sa réputation. Nous tâcherons donc du point de vue méthodologique de ne pas insister outre mesure sur les catégories de presse, au cours de l’analyse à venir de la réception de Home. 3/ L’espace de la critique En lisant les articles du corpus répertoriés plus haut, nous avons distingué trois registres de critiques de Home : la critique artistique, la critique éthique, et enfin la critique politique. Cette segmentation artificielle de la critique permet de donner une image plus claire et schématique de l’espace de la critique de Home. Elle renvoie d’une certaine façon au travail 49 effectué par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ouvrage commun intitulé De la justification, les économies de la grandeur9. Dans cet essai de socio-économie, les auteurs tentent de déchiffrer les mécanismes de la justification, qui déterminent la façon dont l’individu manifeste son désaccord, dans une situation donnée. Pour ce faire, ils dépassent l’opposition entre la théorie holiste de Emile Durkheim et celle des intérêts individuels, en répliquant qu’il est possible de puiser dans différents registres de justification liés à ces deux théories, en fonction du contexte dans lequel s’exprime la critique. L. Boltanski et L. Thévenot tentent par la suite de décrire ces registres de justification, qu’ils nomment « principes supérieurs communs ». Ils établissent plusieurs mondes (cités) idéal-typiques, dans lesquels les principes supérieurs qui fondent le désaccord et sa justification changent. A une échelle plus modeste, nous avons voulu employer la même méthode pour découper la critique de Home, en distinguant les différents fondements (ou principes communs) de cette critique. Celle-ci s’exprime donc dans trois principaux domaines, chaque domaine présentant des arguments critiques différents : - La critique artistique : elle renvoie à l’analyse cinématographique de Home, dont le premier statut est d’être une œuvre de cinéma, même si ce statut n’est pas unanimement reconnu. La fonction première d’une critique est d’évaluer un film du point de vue artistique, en prenant en compte différents éléments qui caractérisent le « produit » cinématographique : le scénario, la photographie, la musique, le commentaire… Dans le cas de Home, cet aspect artistique de la critique s’agrémente parfois de considérations éthiques et morales. - La critique éthique : la personnalité de Y. Arthus-Bertrand est fréquemment critiquée par les journalistes, notamment pour ses choix de production. Nous verrons que la participation de plusieurs entreprises multinationales au financement du projet heurte certaines consciences. Au-delà de Home, c’est le parcours de Y. Arthus-Bertrand en général qui est également pris en considération. Les journalistes relèvent les contradictions dans la carrière de Y. Arthus-Bertrand, et n’adhèrent pas toujours aux méthodes employées par le photographe pour atteindre les objectifs qu’il se fixe. Les idées politiques du photographe font partie des aspects de sa personnalité qui font l’objet de critiques. 9 BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Jean-Pierre), De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 50 - La critique politique : le message politique de Home est au centre de plusieurs critiques du corpus. A l’origine, Y. Arthus-Bertrand souhaitait réaliser un film manifeste, destiné à sensibiliser le public aux problèmes climatiques, et qui avait donc pour but de délivrer un message politique. Or le discours politique de Y. Arthus-Bertrand, comme tout discours engagé délivrant un parti pris, suscite l’adhésion ou le rejet, en fonction des sensibilités politiques de chacun. La réaction politique ne s’est toutefois pas limitée à l’avis des journalistes critiques : les conclusions du film ont relancé le débat sur l’écologie politique et les solutions à adopter face au changement climatique. Chaque courant écologiste a eu l’occasion de se prononcer sur les idées de Y. Arthus-Bertrand, à partir de ses propres principes. Nous tâcherons donc tout d’abord de rendre compte du débat politique déclenché par le film, avant d’établir pour conclure un panorama de l’écologie politique et des principaux courants qui la structurent. La critique artistique Home ayant été filmé intégralement à partir d’un hélicoptère, les images du film ressemblent fort aux photographies que Y. Arthus-Bertrand avait l’habitude de réaliser dans ses travaux précédents. A partir de ce style photographique particulier, les journalistes ont d’ailleurs défini la méthode « Y. Arthus-Bertrand », réduite à un art répétitif et facilement repérable. A. Mariette mentionne cette tendance journalistique à résumer un artiste par son style de travail, en notant que « les critiques s’efforcent d’identifier une « manière » qui serait propre à l’artiste ». En ce qui concerne Y. Arthus-Bertrand, l’altitude confère à ses prises de vue un caractère très esthétique, et la photographie de Home est un élément qui prend logiquement une place importante dans la critique. La remarque qui revient le plus souvent sous la plume des journalistes concerne la beauté des images. Dans Le Point, Charlotte Pons déclare par exemple que « le film frappe évidemment par son esthétisme […]. Magnifiées par l’œil du photographe, les images les plus chargées en menace sont souvent les plus belles. ». Christophe Alix relève quant à lui dans Libération « une succession d’images scotchantes, parfois si belles que l’on dirait des tableaux vivants ». Le critique du Monde Jean-Luc Douin estime enfin que « les images sont splendides », et que « le visuel reste enchanteur ». Nous pourrions ainsi multiplier les citations faisant état de l’esthétisme du film de Y. ArthusBertrand. 51 Toutefois, cette « beauté formelle des images », pour reprendre les propos de J-P. Guérand. dans le Nouvel Observateur, est à double tranchant lorsque vient le moment de critiquer le film. En effet, nous allons constater que la référence à la beauté de la photographie ne se fait pas toujours sur le même mode, en fonction du journal et du point de vue personnel du journaliste. Certains journalistes ne font que constater l’esthétisme de Home et fondent leur critique positive du film sur cet unique aspect, partant du principe que les belles images font les beaux films. On peut en effet penser que la photographie de Home a l’avantage d’inciter à regarder le film et à se plonger dans ses images. L’objectif du film étant d’attirer et de sensibiliser un maximum de personnes à la cause environnementale, l’enchantement par l’image peut être un moyen de séduire le spectateur. De fait, il est certain que la richesse visuelle des plans fait prendre conscience de ce que le système économique actuel est en train de détruire, et communique l’envie d’agir pour sauvegarder les paysages magnifiques qui défilent à l’écran. D’aucuns questionnent cependant ce recours à l’esthétisme et nuancent son impact positif. Ainsi, Jean-Christophe Chanut se demande dans La Tribune si « les images, si belles, ne risquent-elles pas d’occulter un peu le propos terrifiant ? ». En effet, on peut s’interroger sur l’impact que cette succession d’images magnifiques a sur le public. A force d’esthétiser chaque plan, ne magnifie-t-on pas l’ensemble des réalités montrées, les beaux paysages comme les zones dévastées par l’action de l’homme, qui devraient pourtant alerter le public et provoquer une prise de conscience ? Tel est sensiblement le discours de certains journalistes qui s’opposent aux critiques citées précédemment, et qui ne voient pas dans l’invariable beauté des images une note positive, qui faciliterait la sensibilisation du public. Au contraire, pour V. Ostria des Inrockuptibles, « Arthus-Bertrand est avant tout un photographe de posters, un réalisateur de fonds d’écran, qui en filmant du ciel compose de belles marqueteries bariolées. Vues de très haut, les choses n’ont plus aucun sens. Une catastrophique marée noire peut être aussi splendide qu’un champ de fleurs ». Son collègue des Inrockuptibles Serge Kaganski prolonge cette idée et généralise le propos, en incluant dans sa critique le dernier film de Nicolas Hulot, Le syndrome du Titanic, qui s’inscrit également dans la lignée des documentaires écologiques : « l’effet sans doute involontaire de leurs [Nicolas Hulot et Yann Arthus-Bertrand] esthétiques super ripolinées est de tout égaliser sous la beauté de leurs onctueux travellings aériens : depuis là-haut et à travers le filtre 52 technologique de caméras sophistiquées, tout est beau, l’opulence comme la misère, les paradis naturels comme les métropoles surpeuplées, les tours de verre et d’acier comme les bidonvilles d’ordures et de tôles ondulée, les régions sauvages comme les zones dévastées par le productivisme. […] Les deux films sont les avatars modernes d’un genre ancien, le diaporama touristique […] ». Comme l’indique tout à tour les deux journalistes, la recherche de l’esthétisme peut avoir l’effet inverse de celui escompté, et finalement fausser le propos. Stéphane Bou de Charlie Hebdo parvient d’ailleurs à la même conclusion et signale que si « tout est beau et impressionnant, […] on peut faire dire n’importe quoi aux images ». L’uniformité des images peut dissimuler le contenu du discours, et produire un film neutre ouvert à toutes les interprétations, même parfois contraires au message que souhaitait insuffler l’auteur. Ce débat constant au sein de la critique sur la place et le rôle des images fait écho à la pensée de Serge Daney, célèbre critique des Cahiers du cinéma. En tant que spécialiste du cinéma, ce dernier a élaboré une « théorie critique des images »10, qu’il est pertinent de présenter à ce stade des réflexions sur la photographie de Home. Pour S. Daney, un film n’est pas une simple suite d’images déconnectées les unes des autres. Il forme un ensemble qui reconstruit un nouvel espace temporel, dans lequel les images s’assemblent et se fondent, pour servir le récit. Un film qui ne vaudrait que pour ses images serait donc vidé de son sens. S. Daney établit d’ailleurs une distinction entre les images publicitaires ou de télévision, qu’il juge superficielles et sans relief, et les images d’un film de cinéma, qui doivent donner du sens et véhiculer des sentiments. Cette théorie sur le pouvoir et la portée des images rejoint et justifie en quelque sorte le point de vue de V. Ostria et de S. Kaganski des Inrockuptibles, qui reprochent à Home son aspect plastique, à la limite de l’image publicitaire qui ne vaut que pour elle-même. A la lumière des idées de S. Daney, Home pourrait apparaître comme une succession de belles images, différente d’un réel film de cinéma. Cet « effet diaporama », souligné par S. Kaganski, introduit également une certaine lenteur dans le déroulement du film, à laquelle font allusion plusieurs journalistes. Les prises de vue très sophistiquées à partir d’hélicoptère obligent à recourir fréquemment au ralenti. Les images défilent avec une grande continuité, sans changements de rythme qui permettraient d’emballer le récit. Les journalistes de La Croix soulignent dans un article collectif que le film « s’étire sur deux heures […] et des images lentes », expression qui n’est pas dépourvue d’une 10 DANEY (Serge), Le salaire du zappeur, Paris, Editions P.O.L., 1993 53 connotation légèrement péjorative. De la même façon, J–P. Guérand. du Nouvel Observateur estime que « les spectateurs […] risquent de trouver ces deux heures un peu longuettes ». Toutes ces critiques qui s’attachent à la forme du film, à travers sa photographie, ne remettent toutefois pas en cause l’aspect cinématographique de Home. Seul Franck Kausch de Positif franchit le pas et va plus loin dans la critique, en déniant au travail de Y. Arthus-Bertrand toute ressemblance avec un film de cinéma. Dès la première ligne, le journaliste résume son propos et assène un jugement sans équivoque : « rien de ce que montre ce film n’a de valeur cinématographique. Il fait défiler des images, séries de photos animées à la soufflante qualité plastique, illustrant un discours à l’imparable légitimité ». Le fait que cette présentation très négative de Home émane d’une revue comme Positif mérit d’être signalé. En effet, A. Mariette insiste dans son article consacré à Ressources humaines sur les positions critiques différentes des deux grandes revues de cinéma que sont Positif et les Cahiers du cinéma. Selon elle, la distinction entre les deux revues recoupe les oppositions entre le fond et la forme, ou la théorie de l’engagement et celle de l’art pour l’art. Positif est réputé pour son positionnement plutôt à gauche, et pour son analyse qui privilégie les arguments de fond. A l’inverse, les cahiers du cinéma sont censés proposer une approche plus neutre, qui se base davantage sur une critique de la forme, et non des intentions. Dans le cas de Home, le critique de Positif ne renonce pas à une critique de fond, mais commence par une remarque ayant trait à la photographie du film, c'est-à-dire à la forme. Serait-ce dans l’intention de montrer un rejet total du film, sur tous les plans considérés par la critique ? Toujours est-il que l’absence de critique dans les Cahiers du cinéma ou Télérama, et la brève critique de Positif, sont une manière de traiter négativement le film, comme si ce dernier ne pouvait pas être admis dans le cénacle des films de cinéma, et ne méritait donc pas une analyse plus poussée. Même parmi les autres journalistes qui ne nient pas à Home sa qualité de film, la beauté des images n’est pas toujours vue comme un élément positif. Elle peut présenter le danger de reléguer le propos au second plan, et confère au film une forte dimension mélodramatique, qui est régulièrement relevée dans les critiques. Dans la Tribune, J-C. Chanut évoque par exemple un réalisateur qui « joue davantage sur l’émotion ». En donnant à voir les ravages de sites naturels magnifiques, Home tend à émouvoir le spectateur et à jouer sur la corde sensible, pour provoquer le remord et l’apitoiement. 54 Cependant, A. Mariette souligne une fois de plus que cette référence au mélodrame à propos d’un film de cinéma n’est pas nécessairement négative. Elle indique par exemple que Laurent Cantet emploie lui-même le terme avec une connotation positive, et revendique le recours à des formules mélodramatiques. Les journalistes ont également relevé le caractère mélodramatique de son film, sans évacuer pour autant sa dimension fortement engagée. A. Mariette conclut ce passage en prolongeant l’opinion de Laurent Cantet, selon laquelle l’usage maîtrisé d’éléments mélodramatiques peut être un moyen de nuancer habilement un discours politique, qui pourrait sans cela paraître trop direct. Cette justification du recours au mélodrame dans un film politique pourrait s’appliquer à Home, dont le but initial est de faire chavirer l’opinion sur les questions écologiques qui posent aujourd’hui problème. La beauté des images et l’émotion qu’elles suscitent pourraitelle aider à prendre conscience de la crise environnementale que nous traversons ? L’argument est d’autant plus valable que la fibre mélodramatique n’est pas uniquement contenue dans les images. Le commentaire en voix off et la musique sont également des éléments qui jouent sur les émotions et confèrent au film une dimension sentimentale. Pour ce qui est du commentaire, C. Pons du Point se réfère au ton du film « dont le poids est encore renforcé par la dramaturgie, la bande son et une voix off aux accents didactiques ». Cette allusion à un ton professoral de la bande son revient fréquemment dans les critiques. Le texte qui commente les images est souvent qualifié de « pédagogique », ce qui est rattaché par les journalistes à la volonté de Y. Arthus-Bertrand de produire un film explicatif simple et direct, qui permette au public de prendre massivement conscience des problèmes écologiques. Pour certains, la bande son se résume à un texte accessible et bien construit qui souligne intelligemment les photographies aériennes. Pour d’autres, le texte pédagogique et facile d’accès vire au simplisme et présente l’inconvénient de survoler le débat et de ne fournir que des informations superficielles. Ainsi, pour le directeur de Greenpeace Pascal Husting, dont les propos sont rapportés dans Libération, « les commentaires et les aspects politiques et sociaux [du film] sont très faibles ». Le discours trop simple peut être considéré comme caricatural, digne d’une œuvre de propagande. C’est en tout cas l’avis de plusieurs critiques, qui voient dans Home un film de persuasion, qui manipule les faits et les données sur le changement climatique, sous couvert de présenter synthétiquement le sujet. Les journalistes qui signent la critique de La Croix qualifient par exemple le commentaire de Home de « prêchi-prêcha », et reviennent sur la dimension prosélytiste du film, qui constitue pour eux « un appel à la conversion des 55 spectateurs ». Cette expression renferme toute la connotation négative de la persuasion telle que l’auteur de Home la conçoit, c'est-à-dire basée sur des arguments simples, mais parfois détournés de leur sens initial. On peut également citer le discours encore plus direct de C. Alix dans Libération, qui parle quant à lui de « messages quasi subliminaux qui cherchent à s’incruster au plus profond de notre cerveau ». La bande originale de Home renforce encore pour certains la dramaturgie déjà contenue dans le texte et les images. Dans le meilleur des cas, la critique souligne une musique magnifique, dont les accents cosmopolites du type « musiques du monde » se marient de manière pertinente aux images des différents pays survolés. C. Alix de Libération illustre cette approche, en notant « une musique omniprésente, d’abord planante mais qui se fait plus vive et angoissante au fur et à mesure que « tout s’accélère ». Cependant, Jean-Luc Douin du Monde, en relevant une musique « un rien grandiloquente », pointe un aspect de la bande originale qui suscite de nombreuses critiques. Les journalistes évoquent pour la plupart une musique qui n’évite pas les clichés et qui, par son aspect planant et ses intonations psychédéliques, contribue à la surdose mélodramatique que nous exposions plus haut. Sur un ton très ironique, Iégor Gran de Libération explique dans un article du 4 juin 2009, qui ne figure pas dans la revue de presse, que « la transe est accentuée par la musique, onirique à souhait, toute en trémolos vocaux et arrangements planants »11. Que ce soit à travers les images ou le son, la dramaturgie est une caractéristique du film régulièrement commentée par les critiques, en bien ou en mal. Le recours aux émotions et la simplicité du film sont tour à tour loués et fustigés par les journalistes, qui peuvent y voir une technique efficace pour toucher le public, mais aussi une méthode de propagande. Le plus intéressant dans la critique artistique de Home est l’approche même du film par la critique. Habituellement, un film est d’emblée critiqué en tant que tel et la question ne se pose pas de savoir si ce film en est réellement un ou pas. Or, dans le cas de Home, la condition de « film » est déniée à l’œuvre de Y. Arthus-Bertrand, comme l’exprime F. Kausch dans sa critique parue dans Positif. Home, en vertu de sa construction très photographique, pourrait donc ne pas être considéré comme un film. Comment expliquer dans ce cas que le film soit autant évalué à partir de critères artistiques et esthétiques, comme nous avons pu le voir 11 GRAN (Iégor), « Home, ou l’opportunisme vu du ciel », Libération, 4 juin 2009 56 précédemment en décryptant la critique des images, de la bande son et de la musique ? La tendance des journalistes à fonder naturellement leurs critiques sur la photographie et le son pourrait reléguer F. Kausch de Positif dans une position minoritaire. Cette conclusion est tentante, mais pas satisfaisante. En effet, il est nécessaire de rappeler que le documentaire de Y. Arthus-Bertrand n’est bien souvent pas abordé sous un angle critique par les journalistes. Ces derniers s’intéressent avant tout au dispositif de sortie du film, et au phénomène médiatique qui l’accompagne. Cette approche de la critique est particulièrement valable pour la presse généraliste. Dans ces conditions, les éléments (artistiques ou autres) qui caractérisent habituellement la critique sont difficiles à repérer. Cet aspect de la critique, notamment dans la presse généraliste, pourrait aller dans le sens de l’opinion de F. Kausch. Le fait que le film soit majoritairement critiqué, non pas à partir de son contenu mais d’éléments périphériques, pourrait signifier que les journalistes ont peu de remarques à faire sur le film en tant qu’œuvre cinématographique, et se rabattent sur l’événement médiatique « extra-ordinaire ». Que cette inclinaison se fasse intentionnellement, ou par la force des choses (parce que Home ne peut effectivement pas être considéré comme un film de cinéma), est une autre question. Reste que le film est très peu abordé à partir des éléments traditionnels de la critique, ce qui renforce le point de vue développé dans Positif. Home ne serait pas unanimement perçu comme un film en tant que tel, ce qui pourrait expliquer les critiques majoritairement élogieuses de la presse généraliste. Le film suscite des réactions positives, car il n’est pas formellement critiqué, mais simplement commenté. A l’inverse, les publications spécialisées ont majoritairement tendance à s’intéresser au contenu du documentaire, et produisent presque systématiquement des critiques négatives. Celles-ci vont jusqu’à la déclaration de F. Kausch dans Positif, qui martèle que Home n’est tout simplement pas un film. Le traitement de Home par la critique captive donc par son originalité. La critique artistique a été l’occasion de souligner des approches pour le moins inhabituelles, que l’on retrouve dans les deux autres pans de la critique. 57 La critique éthique Comme nous l’avons déjà indiqué, Home est régulièrement commenté dans la presse pour son mode de production ou de distribution, ce qui tend à occulter la critique proprement cinéphile. Beaucoup de critiques s’attardent longuement sur les étapes de la production du film et sur l’organisation de sa sortie, qui a bouleversé le schéma de distribution habituel. Le plus souvent, ces remarques sont l’occasion de se féliciter que le film ait finalement pu être produit, et devienne un événement cinématographique atypique. C. Pons du Point estime ainsi que « la singularité du film réside avant tout dans son mode de diffusion massive qui en fait un événement cinématographique d’une ampleur sans précédent ». Cependant, ces spécificités qui font pour certains de Home un événement exceptionnel sont décodées par d’autres, qui y voient au contraire autant de raisons de dénoncer le film, depuis son mode de financement jusqu’à son exploitation. Le point vers lequel converge la plupart des critiques est en effet la production de Home. Comme l’indique S. Bou dans Charlie Hebdo, « les questions soulevées par Home portent moins sur les bonnes intentions écologiques du film que sur l’événement marketing et médiatique qu’il suscite ». En ligne de mire, l’engagement financier de François-Henri Pinault, et à travers son cartel celui de plusieurs grosses multinationales, qui interroge les critiques quant aux contradictions que peut susciter une telle alliance. S. Kaganski exprime cette interrogation dans un article analytique paru dans les Inrockuptibles : « la contradiction entre le dire et le faire de ces films [les documentaires écologiques] n’est jamais aussi flagrante que lorsqu’on examine leurs conditions de production. Chez Arthus-Bertrand, le générique est à lui seul un énorme lapsus : le titre Home est formé à partir du nome des sponsors du film, Gucci, Yves Saint-Laurent, Dior etc. Comme si notre « maison » n’était pas notre planète mais un environnement de multinationales et de publicité ». Pour S. Kaganski, la contribution très importante de PPR au financement d’un film écologique est une incohérence au vu des pratiques des firmes qui composent le groupe, très éloignées des préoccupations environnementales. L’opposition idéologique se double d’une contradiction éthique : est-ce judicieux de faire participer à la réalisation d’un documentaire écologique des entreprises qui détériorent le plus souvent l’environnement ? De la même façon, le patron de PPR est accusé de se livrer au « green washing », c'est-à-dire de compenser la pollution des usines de son groupe par le soutien d’un film engagé sur le plan 58 environnemental. V. Ostria des Inrockuptibles dénonce cette manipulation de la morale, par laquelle F-H. Pinault s’achète selon lui « une image environnementalement correcte ». Au-delà de la stratégie intéressée qui peut être attribuée à F-H. Pinault, c’est avant tout le réalisateur lui-même qui est visé. Sa personnalité pose en effet problème à de nombreux journalistes. Cette personnalité qui s’affirme dans les choix de production et de distribution du film ne laisse pas de provoquer des réactions enflammées. Certains voient dans le financement de PPR et le mode de distribution inédit du film une tentative louable de bouleverser l’ordre établi au nom d’une cause supérieure, qui vaut la peine de faire quelques concessions pour la défendre. Grâce à un budget élevé et à un bon suivi médiatique, le film permet de mettre en avant la question de l’écologie et de sensibiliser un public très élargi aux conséquences du changement climatique. Partant, on peut estimer que les sources de financement et la médiatisation importent peu, lorsque le thème évoqué est primordial. Cependant, de nombreux critiques ne se satisfont pas de ce raisonnement et jugent négativement l’attitude de Y. Arthus-Bertrand. L’un des reproches les plus fréquemment adressés concerne le choix même du documentaire pour aborder le thème de l’écologie. Le photographe est accusé de profiter de la dynamique actuelle de ce genre de films – même si nous avons pu voir dans notre première partie que cette dynamique n’était pas forcément évidente –, à des fins qui ne sont pas uniquement idéologiques. Le journal le plus vindicatif sur ce point est le mensuel écologiste La Décroissance, qui consacre un long article analytique au parcours et à la personnalité de Y. Arthus-Bertrand. La rédaction du journal qualifie Home de « supercherie écologiste » et souligne l’opportunisme et le manque de scrupules du réalisateur, dont l’absence de conscience et de morale est mise au service d’un engagement écologiste douteux et superficiel. Le photographe est accusé d’aborder l’écologie de façon matérialiste et intéressée, comme s’il s’agissait d’un objet d’affaire comme un autre : « YAB est […] un affairiste redoutable. […] Il aura été un expert dans l’art de récupérer l’écologie pour la transformer en opération commerciale et juteuse ». Dans un portrait croisé consacré à Nicolas Hulot et Y. Arthus-Bertrand, les journalistes Emmanuelle Anizon, Wéronika Zarachowicz et Juliette Bénabent de Télérama reprennent ces 59 caractéristiques de la personnalité du photographe, tout en les nuançant12. Ce double article est l’occasion de souligner les points communs entre les deux écologistes, mais aussi leurs différences de personnalités, qui se révèlent dans leur façon respective de défendre l’écologie. Le sens des affaires, l’opportunisme et la capacité à nouer rapidement des relations sont autant de traits de caractère que partagent les deux hommes. Juliette Bénabent estime ainsi que Y. Arthus-Bertrand « enquille les « coups » avec un sens inné du marketing ». Cependant, ces capacités ne s’expriment pas de la même manière chez les deux hommes. Dans le portrait intitulé Lobbyiste en chef, N. Hulot est présenté par Emmanuelle Anizon et Wéronika Zarachowicz comme un homme discret, « dont le lobbying politique est devenu un plein temps ». Moins connu sur la scène internationale que son homologue photographe, en raison de son rôle de lobbyiste plus effacé, il est cependant investi en politique et articule son discours écologiste autour de réelles propositions. Y. Arthus-Bertrand incarne en quelque sorte la personnalité inverse, comme le révèle le portrait qui lui est consacré, intitulé Tombé du ciel. « Extraverti, entrepreneur énergique, meneur de troupes », le réalisateur de Home fréquente des personnalités connues et son image est fortement médiatisée. En revanche, son analyse écologiste ne dépasse pas le stade du constat et ne prend pas la forme d’actions politiques qu’il pourrait, à l’image de N. Hulot, mettre concrètement en œuvre. Comme le résume clairement J. Bénabent, Y. Arthus-Bertrand « sait que son plus grand talent est de mêler comme personne engagement, business et divertissement ». Ces deux portraits parus dans Télérama s’interprètent donc de façon croisée. Ils permettent d’étudier la personnalité de Y. Arthus-Bertrand à la lumière de celle de N. Hulot, afin de saisir les caractéristiques personnelles du photographe qui ont été fortement critiquées dans la presse après la sortie de Home. Pour conclure sur cet aspect de la critique, il apparaît que Home n’est pas toujours évalué à l’aune de ses éventuelles qualités cinématographiques, mais aussi à partir de la personnalité et des principes de son auteur, ce qui détourne la critique sur le terrain éthique et moral. Cette facette de la critique n’est cependant pas omniprésente dans les journaux et se trouve surtout dans les revues spécialisées, qui consacrent des articles plus approfondis au film. En outre, 12 ANIZON (Emmanuelle), ZARACHOWICZ (Wéronika), BENABENT (Juliette) « Chacun dans sa planète », Télérama, n°3116, 3-9 octobre 2009 60 ces revues sont en général engagées plutôt à gauche, comme les Inrockuptibles, Charlie Hebdo ou Positif, ce qui est assez significatif quant au contenu de la critique éthique : celle-ci vise la culture « de droite » de Y. Arthus-Bertrand et son comportement « affairiste », qui ne correspond pas selon les écologistes de gauche (et la gauche en général) à la cause environnementale qu’il souhaite mettre en avant. Derrière la critique éthique se cachent donc des opinions réellement politiques, que nous allons désormais exposer. La critique politique En abordant le thème de l’écologie, Home devient automatiquement un film politique, quels que soient la volonté et le discours du réalisateur. L’écologie est en effet un sujet qui, par son actualité et les mesures qu’il convient de prendre, s’immisce dans la sphère politique sous la forme de différents courants. Il n’est donc pas surprenant que Home suscite des réactions politiques diverses et parfois antagonistes, puisque la conception du changement climatique et des solutions à y apporter est loin de faire consensus. Cependant, une particularité peut d’emblée être notée dans la façon dont s’effectue l’analyse politique de Home, et en général de tous les projets (films ou autres) qui supportent la cause écologiste et plaident pour une réaction rapide face aux dérèglements climatiques. La plupart du temps en effet, ces projets sont loués pour leur message et ne font pas nécessairement l’objet d’une critique plus approfondie, au nom de la mobilisation générale et nécessaire autour de la protection de l’environnement. A ce titre, le débat télévisé qui a suivi la projection de Home le 5 juin à la télévision est particulièrement révélateur. Parmi les invités présents figurent notamment Jean Jouzel, climatologue et vice du président du groupe scientifique du Groupe Intergouvernemental d’Etudes sur le Climat (GIEC), Sylvie Brunel, géographe et spécialiste du développement durable et Serge Orru, directeur général du World Wild Fund (WWF). Le ton de la discussion reste très consensuel : le but n’est pas d’organiser un débat contradictoire, mais de s’appuyer sur Home pour souligner l’urgence de la question environnementale, et proposer des pistes d’action. La seule critique négative du film, formulée par Sylvie Brunel, concerne le financement de Home et ne constitue donc pas un élément nouveau. La remarque n’est d’ailleurs pas relevée par les autres intervenants et passe relativement inaperçu dans le déroulement du débat. 61 Dans la presse, ce consensus vis-à-vis de Home est illustré par le critique du Monde Jean-Luc Douin, qui déclare que « Home est un film militant qu’il n’est pas décent de juger selon des critères artistiques ». De la même façon, J-P Guérand du Nouvel Observateur concède que « les grandes causes suscitent rarement les meilleurs films, mais Home brille par son ambition humaniste et universelle ». Il reconnaît par ailleurs que « les vertus pédagogiques de ce film destiné à éveiller les consciences sont tout à l’honneur de leur auteur ». On sent poindre derrière ces propos le même raisonnement : étant donné le sujet du film, il n’est pas pertinent de le critiquer à partir de critères cinématographiques. La « mission » du film le place audessus des commentaires formels. Se développe alors un phénomène de « chantage au sujet », que certains critiques dénoncent et auquel Home n’échappe pas. L’expression est empruntée à S. Kaganski des Inrockuptibles, qui s’intéresse à cette inclinaison des médias et du public en faveur des causes fondamentales auxquelles tout le monde est supposé se rallier. Comme le souligne le journaliste, « c’est l’éternel problème du chantage au sujet : un film deviendrait parole d’évangile dès lors qu’il prétend œuvrer pour le bien de l’humanité ». S. Kaganski s’oppose à une telle conception des choses et pose en retour une question qui divise les esprits : « la pertinence de leur matériau de départ [aux réalisateurs de documentaires tels Y. Arthus-Bertrand] met-elle pour autant leurs films à l’abri de toute discussion, de toute critique ? ». Selon le journaliste et critique des Inrockuptibles, le choix d’un sujet, pertinent ou non, et la façon de le traiter sont deux choses qui doivent demeurer distinctes. Un point de vue repris par son collègue des Inrockuptibles V. Ostria, qui rappelle que « comme il dispense un message de prise de conscience universelle, considéré inattaquable, incritiquable, le film n’a pas été montré à la presse in extenso ». Les journalistes des Inrockuptibles s’élèvent donc contre cette conception de la critique qui place certains films au-delà de tous reproches, du fait de leur message qui peut être considéré à un moment donné comme d’utilité publique. A bien y réfléchir, ce raisonnement peut en effet manquer de cohérence : en considérant le discours du film comme admis par tous, et en évitant par ailleurs toute référence à la forme, il reste peu d’espace pour une critique constructive. Le propre d’une critique libre et épanouie serait au contraire de pouvoir s’intéresser à tous les éléments d’un film que l’auteur de la critique juge dignes d’être commentés. 62 Une autre question à se poser au sujet de Home est précisément celle du message, que certains journalistes considèrent comme universel et incritiquable. La critique politique du film vise cependant les idées dissimulées derrière les images. Le discours de Y. Arthus-Bertrand et son message final suscitent de nombreuses réactions, qui renvoient à des conceptions différentes de l’écologie. Cependant, avant même de s’intéresser à la teneur du message, se pose pour les journalistes la question, simple et à la fois ouverte, de savoir si le film de Y. Arthus-Bertrand peut être considéré comme engagé. La plupart des critiques qui louent la forme artistique de Home, et voient dans le film de Y. Arthus-Bertrand une démarche utile pour la mobilisation écologiste, estiment par la même occasion qu’il s’agit d’une œuvre engagée. On peut se reporter de nouveau à l’article de J-L. Douin du Monde, qui refusait de critiquer Home sur la base de critères artistiques et privilégie donc le message du film, qu’il qualifie de « militant ». De la même façon, Charlotte Pons du Point évoque « le ton résolument militant » du film de Y. Arthus-Bertrand. Ces journalistes considèrent que le simple fait de s’atteler au problème de l’écologie et d’y consacrer un film relève d’une démarche engagée, au service de la sensibilisation du public. D’autres critiques s’élèvent contre cette conception de l’engagement et nient au contraire à Home tout impact politique. Cette position est celle de Positif, dont le critique F. Kausch use de termes symboliquement forts : il qualifie Home de « survol désengagé [qui] réduit la catastrophe planétaire à une rhétorique morale totalement dépolitisée ». A ce stade des considérations sur l’engagement de Home, il convient de souligner le caractère approximatif de ce terme, dont il existe de nombreuses conceptions différentes. Le champ de la presse illustre cette pluralité des conceptions de l’engagement, notamment politique : A. Mariette rappelle à propos de Ressources humaine que la conception de l’aspect politique d’un film varie en fonction de la ligne du journal et de la sensibilité politique du journaliste. Cette remarque explique l’avis particulièrement tranché de Positif à propos de Home : quand on connaît le positionnement plutôt à gauche de la revue, il n’est pas surprenant de voir l’un de ses critiques ne pas se reconnaître dans l’engagement du film de Y. Arthus-Bertrand, jusqu’à le remettre en question. La question de l’engagement du photographe paraît dans une certaine mesure vaine et dénuée d’intérêt, si le sens donné au mot varie selon l’opinion des critiques. Il est donc plus pertinent 63 d’abandonner la notion abstraite d’engagement, et d’étudier comment cette engagement s’exprime (ou pas) à travers les idées développées dans le film Le constat du changement climatique ne pouvant être raisonnablement remis en question, les journalistes concentrent avant tout leurs critiques politiques sur la conclusion du film et le message véhiculé. Sans rentrer dans le détail, certains journalistes regrettent l’absence de solutions proposées pour faire face à la crise environnementale décrite dans le film. Si le constat du film est juste et la situation actuelle bien résumée, ces journalistes déplorent le manque d’éléments nouveaux et de pistes d’action pour réagir aux problèmes présentés, comme a tenté de le faire Coline Serreau par exemple, dans son dernier film au titre évocateur, Solutions locales pour un désordre global. Dans son article comparatif publié dans les Inrockuptibles et consacré aux films de Y. Arthus-Bertrand et de Nicolas Hulot, S. Kaganski note que « ni Arthus-Bertrand ni Hulot ne proposent de solutions concrètes, ni n’expliquent comment mettre en musique la coordination politique de plus de deux cents pays et gouvernements, ou comment procéder rapidement quand les défis sont mondiaux alors que les leviers de décision politiques sont nationaux ». La question revient à se demander s’il suffit de se contenter de la démonstration filmique, ou s’il est nécessaire d’aller plus loin et de proposer des moyens d’action. Sans même parler de solutions, certains journalistes souhaiteraient que soient abordées dans le film les causes des problèmes environnementaux actuels. A leurs yeux, Home ne fait pas assez, voire pas du tout mention des choix et orientations qui ont conduit nos sociétés à dégrader l’environnement. Pris sous cet angle, sans s’intéresser aux racines des problèmes, le constat est certes simple à dresser et peu critiquable, mais manque singulièrement de profondeur. S. Kaganski illustre de nouveau cette position critique à l’encontre de Home, en soulignant que « le mot « libéralisme » n’y est jamais prononcé ». Même si on s’aperçoit que l’énonciation des causes du changement climatique revient à dévoiler des idées politiques (ici la dénonciation du système libéral capitaliste), le fait que Home n’aborde pas le sujet reste un problème pour certains journalistes. En effet, le fait de ne pas remonter à la source des dérèglements climatiques pose un autre problème souligné par la critique : celui d’évacuer volontairement les causes réelles de la situation actuelle, pour ne livrer qu’une analyse superficielle du problème. Selon certains critiques, Y. Arthus-Bertrand, en évitant les débats économiques et politiques, fait reposer la responsabilité des catastrophes 64 environnementales contemporaines sur les hommes en général, sans cibler sa critique et en faisant jouer les registres de la fatalité et de la culpabilité individuelle. C’est notamment ce que pointe F. Kausch de Positif, lorsqu’il déclare que « la question du profit, les mécanismes d’exploitation de la nature et des Hommes (qui sont souvent les mêmes) ne sont jamais évoqués. Ne reste que la culpabilisation, dont le registre plus sulpicien que panthéiste suggère que tout est affaire de volonté ». D’autres critiques soulignent également que les hommes sont très peu évoqués dans le documentaire de Y. Arthus-Bertrand, sauf pour être accablés, et que la parole ne leur est jamais donnée (du fait du tournage par prises de vue aériennes). Cette remarque est émise par les journalistes des Inrockuptibles V. Ostria et S. Kaganski, dont les articles respectifs figurent dans la revue de presse : alors que V. Ostria juge que « le grand absent de Home c’est l’homme, qu’Arthus Bertrand transforme en paramécie observée sous microscope », S. Kaganski note quant à lui que « les populations filmées […] n’ont jamais accès à la parole, réduites à l’état d’images sages, d’icônes utilitaires ». On retrouve ici la vision apocalyptique de l’écologie, que F. Caron rattachait dans la première partie au cinéma américain, plus particulièrement hollywoodien. La catastrophe environnementale est inévitable et survient comme un châtiment, résultat de l’inconscience humaine. D’après les critiques cités, Y. Arthus-Bertrand recourt à cette rhétorique de l’expiation pour contourner les vraies responsabilités, et ne pas remettre fondamentalement en question le système qui a causé la dégradation de l’environnement. Les critiques se fondent notamment sur la seule conclusion du film qui comporte une dimension politique, et qui invite le spectateur à « consommer autrement ». A travers cette maxime, Y. Arthus-Bertrand n’émet en effet aucune critique directe de l’aspect mercantile de notre société, pas plus qu’il ne propose de mesures pour la mettre en pratique. L’ambiguïté et le caractère approximatif du message final s’expliquent sans doute par l’importance des financements extérieurs dans le budget de Home. Cette particularité de la production de Home empêche son auteur d’adopter une posture trop radicale, qui entrerait en contradiction avec les intérêts de ses donateurs. Le seul écart idéologique de Y. Arthus-Bertrand est d’ailleurs intervenu avant la sortie de Home et n’apparaît pas tel quel dans le film, ce qui est de nouveau révélateur pour certains de la complaisance avec laquelle le photographe aborde l’écologie dans son documentaire. Selon des propos rapportés par le journal La Décroissance, Y. Arthus-Bertrand aurait déclaré dans Le Monde du 3 juin 2009 que « seule la décroissance sauvera la planète ». Cette prise de 65 position est beaucoup plus directe que les propos tenus par le photographe dans son film, et renvoie à une opinion politique clairement identifiable. Elle ne suffit pas cependant à convaincre la rédaction de La Décroissance du militantisme de Y. Arthus-Bertrand en faveur de l’écologie. En effet, les auteurs anonymes de cet article précisent que « lui [Y. ArthusBertrand] et ses amis s’apprêtent à vider la décroissance du sens que nous lui donnons dans ces colonnes ». On retrouve ici un exemple de l’impossible fixation des idées politiques, qui varient selon les interprétations de chacun. Il est cependant intéressant de constater qu’un journal tel que La Décroissance mette en doute l’attachement de Y. Arthus-Bertrand à cette doctrine politique, en se basant directement sur son film. A partir de Home, les journalistes de ce mensuel écologiste critiquent le sens donné par le photographe à ce terme. Selon la rédaction du journal, Y. Arthus-Bertrand ne va pas assez loin dans l’application de la décroissance, et ne conçoit d’y recourir que dans les limites qui permettent de conserver le système actuel. Il s’agirait de concilier la croissance et la préservation des ressources de la planète, ce qui ne correspond pas au système radical défendu par les tenants de la décroissance, sur lequel il conviendra de revenir ultérieurement. On s’aperçoit donc qu’une partie de la critique dénigre Home sur le plan politique, en se concentrant sur certains points précis, comme les alternatives au système actuel qui permettraient une meilleure prise en compte de l’environnement. Un autre thème politique est particulièrement au centre de la critique, celui de l’industrie nucléaire. Plusieurs journalistes rappellent dans leur critique que Y. Arthus-Bertrand soutient le recours à l’énergie nucléaire, et estiment que le réalisateur a volontairement omis d’évoquer le sujet dans son film, afin de ne pas susciter l’opposition des écologistes. Mais le débat sur le nucléaire n’en est pas moins relancé par certaines publications, notamment par La Décroissance, qui rappelle le désaccord profond entre le réseau « Sortir du nucléaire » et Y. Arthus-Bertrand. Au bout du compte, Home réactive selon la rédaction de La Décroissance une opposition de longue date entre écologie de marché et écologie démocrate, Y. Arthus-Bertrand étant un représentant de la première tendance. Celle-ci se caractérise par une remise en cause moins nette du système actuel. Les écologistes de marché sont prêts à mettre de côté leur conscience au bénéfice de l’écologie, quitte même à renier certaines valeurs fondamentales comme la démocratie, si des alliances temporaires permettent de servir la cause environnementale. Le 66 soutien du nucléaire ou le détournement du mot « décroissance » – qui ne sont pas directement affichés, mais qui s’opèrent de façon insidieuse à travers des films comme Home – sont caractéristiques de l’écologie de marché, au sens que lui donne la Décroissance. Pour ce journal, les multiples concessions faites par Y. Arthus-Bertrand, du soutien financier de plusieurs entreprises multinationales à l’instrumentalisation de l’écologie à des fins marchandes, remettent en question la notion même de démocratie. Celle-ci doit pourtant rester au centre de l’écologie, sous peine de retomber dans les travers d’un système libéral sans règles et sans valeurs, cause première de l’impasse environnementale dans laquelle nous nous trouvons. Bilan de la deuxième partie Nous aurions pu nous attendre à ce que la critique de Home ne bascule pas sur le plan politique, étant donné l’ambition du film – inciter tout un chacun à agir pour la préservation de l’environnement – et l’urgence de la situation actuelle, qui ne laisse guère de temps à la cacophonie idéologique. Au final, il en a été différemment : la critique du film, outre ses aspects artistiques et éthiques plus habituels, prend finalement un reflet politique, qui place le fond du problème – à savoir les mesures politiques à adopter pour inverser la situation actuelle – au centre du débat. Après avoir découpé artificiellement la critique en trois parties, qui nous ont amené au fil de la démonstration à citer tous les articles de la revue de presse, nous allons désormais revenir, pour conclure cette partie consacrée à la critique de Home, sur l’organisation de l’espace de la critique et sur le positionnement des journaux par rapport au film de Y. Arthus-Bertrand. En clair, nous allons nous intéresser non pas au contenu de la revue de presse, mais à la tournure générale qu’a pris la critique de Home, afin de faire ressortir les caractéristiques de cette critique et les particularités qui la distinguent éventuellement de celle d’un film moins médiatisé. Pour ce faire, il a été nécessaire de reprendre toutes les critiques de la revue de presse, et de les situer sur un continuum qui va d’une critique positive à une critique négative : 67 Schéma 1 : ESPACE DE LA CRITIQUE POUR • • • • CONTRE • • • • La Tribune Le Nouvel observateur Le Monde L’Express • • Les Inrockuptibles Charlie Hebdo La Décroissance Positif Libération La Croix Ce schéma nous permet de constater à première vue que les critiques positives et négatives de Home s’équilibrent, deux journaux publiant quant à eux des critiques mitigées, d’où leur positionnement au milieu de l’axe. Après une observation un peu plus fine, on remarque en outre que les critiques positives émanent toutes de publications généralistes, à fréquences hebdomadaire ou quotidienne. Ces journaux qui soutiennent Home étant davantage lus que les autres, on peut en conclure que les critiques positives du documentaire ont occupé l’espace médiatique de manière plus marquante. Ces critiques positives s’expliquent-elles par le ton relativement consensuel du film et l’absence de discours politique de la part de Y. Arthus-Bertrand ? Comme le souligne A. Mariette, « pour l’ensemble de la critique, le rejet du militantisme politique (nettement distingué de « l’engagement »), c'est-à-dire l’absence de « discours » ou de « manichéisme », apparaît comme une condition sine qua non de la consécration ». Ceci expliquerait également le fait que les publications culturelles spécialisées se situent toutes dans la partie droite du continuum, réservée aux critiques négatives. Ces publications étant au contraire naturellement plus engagées, la neutralité du film de Y. Arthus-Bertrand a pu susciter l’indifférence, voire le rejet de leur rédaction. Dans l’ensemble, les journalistes de revues culturelles spécialisées ont par ailleurs produit des critiques plus longues et plus analytiques que leurs confrères travaillant pour des publications généralistes. 68 On peut donc en conclure que les critiques qui ont commenté Home dans le détail, en privilégiant une analyse rigoureuse du contenu, ont très souvent émis un avis négatif sur le film. Qu’on ne s’y trompe pas : si les articles des Inrockuptibles et de Positif ont été régulièrement cités, ce n’est pas dans le but de mettre en avant une critique négative de Home, dans un manque flagrant d’objectivité, mais bien pour faire ressortir les réflexions les plus poussées et les mieux construites sur le documentaire. Les critiques des journaux généralistes ne manquent pas d’éléments pertinents, mais la plupart des journalistes s’intéressent à des questions périphériques, sans lien avec le sens du film, à l’image de C. Pons du Point qui consacre plus de la moitié de sa critique à décrire la stratégie de distribution du film. Cette distance vis-à-vis du film pourrait expliquer le fait que ces critiques soient en majorité positives, la « qualité » cinématographique de Home n’étant pas en jeu. Serait-ce à dire, pour reprendre une hypothèse de A. Mariette, que l’actualité politique n’est pas un sujet cinématographique, dans la mesure où la plupart des journalistes de publications généralistes évacuent de leur critique la référence au politique ? Dans son analyse de la réception de Ressources humaines de Laurent Cantet, A. Mariette mentionne le regret exprimé par le réalisateur que son film ait trop souvent été considéré par la critique uniquement comme un film « informatif », sans engagement politique. Le documentaire de Y. Arthus-Bertrand a peut-être été apprécié par la presse pour les mêmes raisons. Comme nous l’avons souligné plus haut, le réalisateur n’entend pas fournir de solutions aux problèmes environnementaux, ni prendre partie pour un courant écologiste en particulier : il livre un film aux allures de constat, qui reste avant tout descriptif. Quoi qu’il en soit, nous avons pu voir que si Home n’est pas à proprement parler un documentaire politique, la politique s’est de fait immiscée dans la réception du film par la critique. Les idées écologistes de Y. Arthus-Bertrand, que certains ont cru voir en filigrane derrière les images aériennes a priori contemplatives, ont été plutôt mal perçues par la presse culturelle (souvent de gauche), et par les écologistes, représentés dans la revue de presse par le journal La Décroissance. Ces publications ont critiqué le discours de Y. Arthus-Bertrand au nom d’une autre conception de l’écologie, ce qui va nous permettre, pour conclure ce travail, de nous intéresser aux différentes positions sur l’échiquier politique écologiste. 69 III/ Panorama de l’écologie politique au 21ème siècle Dans son essai Politiques de la nature13, le sociologue des sciences Bruno Latour tente de redéfinir de façon schématique l’organisation vers laquelle doit tendre l’écologie politique, et les objectifs qu’elle doit atteindre. Dans sa démarche, l’auteur contourne la fracture traditionnelle qui existe, depuis l’image du mythe de la caverne contenue dans La République de Platon, entre la science et le politique. La science étant chargée d’étudier la nature, et la politique visant à organiser de son côté la vie sociale, il en résulte une opposition marquée entre nature et culture, qui demeure constante dans l’histoire de l’humanité. Dans cette relation d’opposition, la science a tout de même l’avantage : d’après le mythe de Platon, la science détient les clefs du fonctionnement du monde et a le pouvoir de s’introduire occasionnellement dans la sphère sociale, pour la faire bénéficier de ses connaissances et l’ordonner selon des règles supérieures. Selon B. Latour, l’écologie politique, depuis son ascension dans la seconde moitié du XXème siècle, reproduit cette relation déséquilibrée entre nature et culture. L’objectif des mouvements écologistes est de donner plus de place à la nature dans la définition des politiques qui régissent la société, ce qui contribue à conserver le très ancien dualisme entre nature et culture, animé par une relation de pouvoir qui joue en faveur de la science et de la nature. Ce point de la critique de B. Latour à l’encontre des différentes formes d’écologie politique est exprimé très clairement dans le chapitre trois du livre consacré à une nouvelle séparation des pouvoirs : « les chapitres précédents nous ont permis de réaliser à quel point les philosophies officielles de l’écologie politique péchaient dans leur définition des procédures. De l’ancienne Constitution, elles avaient repris le défaut principal en exigeant, pour mettre fin à la diversité des passions politiques, de définir d’emblée le monde qui nous était commun sous les auspices d’une nature connue par des savants dont cette Naturpolitik maintenait le travail invisible. La plus grande partie de l’écologie politique, du moins dans ses théories, ne cherche à changer ni de philosophie politique ni d’épistémologie, mais plutôt à offrir à la nature dans la gestion des affaires humaines un pouvoir que les plus arrogants de ses anciens zélateurs n’auraient jamais osé lui donner ». 13 LATOUR (Bruno), Politique de la nature, comment faire entrer les sciences en démocratie, Saint-ArmandMontrond, La Découverte, 2004 70 Pour corriger cette tendance persistante à séparer science et politique, nature et culture, B. Latour met au point un nouveau système de fonctionnement de la société, qui abolit les cloisonnements et les antagonismes traditionnels. Ce système prend le nom de « Collectif », ce qui démontre la volonté unificatrice de l’auteur. Pour résumer de façon simplifiée le modèle de B. Latour, on peut indiquer que le Collectif est constitué d’humains et de nonhumains (B. Latour prône le rapprochement des sujets et des objets, que l’on oppose pourtant de façon automatique), qui forment ensemble des « Propositions ». B. Latour imagine ensuite un mode de régulation du Collectif basé sur un système démocratique à deux chambres (basse et haute), qui permet de filtrer l’entrée de nouvelles Propositions (en tant qu’associations d’humains et de non-humains), et de les intégrer dans le collectif déjà existant. Au bout du compte, ce modèle qui efface de nombreuses oppositions profondément ancrées permettrait aux « Propositions » de mener plus efficacement leur destinée, en prenant en compte la nature et la politique sur un plan d’égalité. Dans la réalité politique d’aujourd’hui, cette vision novatrice est, comme le souligne l’auteur lui-même ci-dessus, très rarement prise en compte. Les différents courants écologistes se défont difficilement des références au système actuel, dans lequel ils tentent d’introduire la cause écologique, sans bien souvent remettre en cause l’ensemble d’un modèle absurde devenu routinier. Nous allons désormais nous intéresser à ces principaux courants qui ont structuré et structurent aujourd’hui l’écologie politique, en essayant de faire ressortir à la fois leurs caractéristiques propres et les points qui les rassemblent. A/ Les partisans du développement durable Le premier concept qui fait résolument entrer la protection de l’environnement dans les préoccupations politiques au 20ème siècle est celui de développement durable. Le terme apparaît au début des années 1980, mais son emploi est réellement popularisé par le rapport Brundtland en 1987, commandé par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Le développement durable est ensuite sur le devant de la scène jusqu’au début des années 2000, plus précisément du sommet international de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 à la conférence de Johannesburg sur l’environnement en 2002. 71 L’idéologie véhiculée par le concept de développement durable correspond à une remise en cause du système économique capitaliste, dont l’essor ininterrompu depuis le 19ème siècle est entaché par des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et des problèmes environnementaux notoires. Il s’agit de ne plus fonder la définition du développement uniquement sur une augmentation de la richesse matérielle, obtenue par la croissance économique, mais d’élargir cette définition à de nouvelles variables, qui prennent davantage en compte l’épanouissement de l’Homme et son niveau de vie. On souligne également par l’adjectif « durable » la nécessaire continuité dans le développement, qui doit pouvoir améliorer les conditions de vie actuelles, mais aussi profiter aux générations futures, sans mettre en péril l’avenir. La notion de développement durable se fonde donc sur des principes sains et nobles, qu’il paraîtrait insensé de remettre en question. Sylvie Brunel, déjà présentée dans ce travail et invitée, en tant que spécialiste de la question, du débat qui a suivi la projection de Home sur France 2, souligne ainsi dans un ouvrage de synthèse, sobrement intitulé Le développement durable, la pertinence de ce concept14. Elle indique que le développement durable « en théorie […] permet d’évaluer les risques, d’informer les opinions publiques, de guider l’action politique, l’ambition normative d’instaurer un état universel de bien-être en humanisant et en écologisant l’économie ». Pour S. Brunel, le développement durable est une émanation positive de la mondialisation et porte sur cette dernière un regard critique, en associant à l’économie les notions d’équité et d’environnement, et en permettant l’entrée sur la scène internationale de nouveaux acteurs de la société civile (Organisations Non Gouvernementales (ONG), associations…), davantage préoccupés par l’écologie. Comme S. Brunel, Stéphane Bonnevault, qui a pourtant un avis plus critique sur le développement durable dans son livre Développement insoutenable15, admet le sens premier et inaltéré du développement durable, qu’il qualifie de « phénomène de combinaison d’énergie, d’informations et d’imagination découlant des décisions conscientes de populations socialement organisées concernant les moyens de la vie, de la production et des techniques nécessaires pour vivre, se réaliser et s’intégrer en harmonie dans son milieu naturel ». 14 BRUNEL (Sylvie), Le développement durable, Paris, PUF, collection Que sais-je ?, 2004 BONNEVAULT (Stéphane), Développement insoutenable, pour une conscience écologique et sociale, DijonQuetigny, Ed. du Croquant, collection turbulences, 2003 15 72 Cependant, l’ambigüité du développement durable se mesure dans l’écart qui existe entre ces définitions idéalistes, et la réalité appliquée du concept. Le développement durable est un terme vague, dont il est possible d’avoir des conceptions différentes. De fait, le concept a été très souvent décliné pour être ajusté à des intérêts complètement opposés. Il a notamment servi à masquer les activités polluantes de certains acteurs, qui en brandissant la cause du développement durable se donnent une nouvelle légitimité pour continuer dans la même voie. Comme le déplore S. Brunel, le développement durable est devenu en général « un fourre-tout conceptuel, qui se donne pour objectif de réunir trois domaines souvent inconciliables en pratique : l’économie, le social, l’environnement ». B/ Les objecteurs de croissance Face à ce concept malmené et vidé la plupart du temps de sa substance, des voix se sont élevées, qui ne tentent plus de concilier le système actuel avec les exigences écologiques, mais s’attaquent directement à la notion même de développement. Il s’agit notamment des partisans de la décroissance, qui préfèrent à cette expression consacrée celle d’ « objecteurs de croissance », plus en phase avec leur opinion. L’option de la décroissance a gagné en pertinence notamment grâce au déclin du développement durable, dont les multiples interprétations discordantes en ont peu à peu altéré le sens et la cohérence. Selon Serge Latouche, l’un des théoriciens les plus reconnus de la décroissance, le fait d’adjoindre au terme « développement » une multitude d’adjectifs sans cesse nouveaux (« durable », mais aussi « humain, participatif, local… ») prouve l’absence de résultats du développement durable, que l’on essaye de masquer par des pirouettes linguistiques. S. Latouche, dont les propos sont rapportés dans l’essai de Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?16, fustige donc une « tentative d’euphémisation par adjectif », qui masque l’incompatibilité entre les objectifs du développement et la préservation des ressources naturelles. Comme leur nom l’indique, les militants de la décroissance souhaitent abandonner la recherche du développement fondé sur une croissance toujours plus importante, que cette croissance s’obtienne par les méthodes capitalistes actuelles ou par des moyens plus écologiques. 16 LAVIGNOTTE (Stéphane), La décroissance est-elle souhaitable ?, Lonrai, Textuel, 2009 73 Les objecteurs de croissance justifient cette conception de l’écologie en s’appuyant notamment sur les travaux de l’économiste américain d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen, qui a défendu en premier l’idée de décroissance. Dans sa seconde loi de thermodynamique, l’économiste met en avant le phénomène d’entropie : la quantité d’énergie disponible sur Terre diminue sans cesse du fait de l’activité des hommes, qui exploitent et épuisent les ressources énergétiques (pétrole, gaz…). Or l’énergie utilisée ne pourra plus l’être de nouveau, car d’après la première loi de thermodynamique, l’Homme ne peut que capter et relâcher les énergies, sans parvenir à en créer. A terme, nous nous dirigeons donc vers une saturation des ressources énergétiques de la planète, à moins d’utiliser en priorité des énergies dont l’entropie est plus basse, et qui s’épuisent donc moins rapidement. Les tenants de la décroissance concluent à partir de ce raisonnement qu’il est impossible de poursuivre une logique d’augmentation de la production, pour stimuler en chaîne la croissance et le développement, même en adoptant des moyens de production plus écologiques. Le nœud du problème se situe précisément dans l’objectif d’une croissance de la production qui, quelle que soit la forme qu’elle prenne, ne sera pas compatible avec le rythme d’épuisement des ressources de la planète. S. Latouche exprime cette idée de façon imagée en soulignant que l’expression « développement durable » est un oxymore : le développement, fondé même partiellement sur une augmentation de la production et de la croissance, pour satisfaire les besoins des populations, ne peut fondamentalement pas être durable. S. Lavignotte commente cette sortie de S. Latouche, en concluant que « le développement durable serait de la sorte un moyen de changer les mots pour ne rien changer aux pratiques ». Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les objecteurs de croissance accusent les défenseurs du développement durable de maintenir le système libéral actuel du « toujours plus », sans parvenir à y injecter les éléments de durabilité qui permettraient de l’infléchir dans le sens d’un fonctionnement plus écologique. Ils illustrent fréquemment la distance qui les sépare de la voie du développement durable à l’aide de la métaphore du gâteau. Alors que les partisans du développement durable demeurent dans une logique d’augmentation de la taille du gâteau, pour ensuite mieux le partager, les militants de la décroissance plaident pour un changement de la recette du gâteau, qui ne viserait pas à en augmenter la taille mais à en améliorer les aspects qualitatifs. Vincent Cheynet, rédacteur en chef du journal La Décroissance, a recours à cette image dans un article d’un ouvrage collectif ayant pour titre évocateur Non au capitalisme vert : « il ne s’agit pas seulement de s’atteler à un meilleur 74 partage du gâteau, mais aussi à un changement radical de sa recette, pour la rendre meilleure et plus légère »17. Cependant, il convient de préciser que la volonté de réduire la croissance, qui va à l’encontre des autres schémas économiques actuels, reste une idée avant tout provocatrice et à visée médiatique, que les objecteurs de croissance nuancent dans leur discours. Il ne s’agit pas en effet de proposer une baisse systématique et inconsidérée de la croissance économique. Celleci pourrait être remise en question dans certains domaines incompatibles avec la préservation des ressources naturelles, tout en étant maintenue pour d’autres activités, à finalités locale ou sociale notamment, que les partisans de la décroissance souhaitent développer. Au final, la « décroissance » renvoie davantage à une philosophie de vie qu’à un programme strictement économique. L’objectif est surtout de changer la conception humaine du monde fondée sur la consommation frénétique et l’image toute-puissante de la richesse matérielle accumulée, sans miser systématiquement pour cela sur une baisse de la croissance. La décroissance se mue en une recherche de l’ « a-croissance », afin de faire évoluer les comportements et les mentalités, pour imposer un nouvel ordre des priorités où le respect de l’environnement tiendrait une place privilégiée. S. Lavignotte résume cet état d’esprit dans son essai consacrée à la décroissance : « plus qu’une baisse de la consommation, cela nécessite une sortie de la logique de la consommation – liée à une réduction des inégalités sociales – et donc une décolonisation de l’imaginaire de l’économie et du développement, ainsi que l’abandon du mythe de l’illimité ». C/ Les « développementalistes » Politiquement parlant, les militants de la décroissance se démarquent donc d’une part des défenseurs du développement durable, et d’autre part des écologistes situés comme eux sur la gauche de l’échiquier politique, qui rejettent le développement durable tout en persistant à croire que le développement est un objectif louable en soi, si l’on en change les déterminants. Cette position, qualifiée par S. Latouche de « virus développementaliste », est revendiquée occasionnellement par les partis politiques anticapitalistes (le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et le Parti de gauche), et surtout par l’Association pour la Taxation des Transactions 17 CHEYNET (Vincent), « La décroissance contre le capitalisme vert », in Non au capitalisme vert, Saint-Just-laPendue, Parangon/Vs, 2009, p. 106-112 75 financières et pour l’Action Citoyenne (ATTAC). Les écologistes développementalistes émettent de leur côté une critique nette de la décroissance, qu’ils considèrent comme une proposition extrême et inadaptée aux problèmes écologiques qui nous préoccupent. Il est nécessaire selon eux de préserver un niveau de développement significatif, pour favoriser la construction d’infrastructures plus environnementales, ou encore mettre en place des politiques sociales destinées à réduire les inégalités propres à la société actuelle. Le chemin de la décroissance ne permettrait pas aux plus pauvres de profiter d’une éventuelle hausse du niveau de vie, faute de moyens pour la faire partager. Les défenseurs du développement justifient leur critique de la décroissance par la perspective d’un autre développement possible. Ils maintiennent l’objectif du développement, en changeant les moyens d’y parvenir et en imaginant d’autres issues pour les fruits de la croissance. C’est notamment la position des économistes Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent, qui dans leur essai commun intitulé La nouvelle écologie politique, déclarent « qu’il est possible de poursuivre sur le chemin du développement humain sans sacrifier les écosystèmes terrestres mais à condition d’élever notre niveau d’exigence démocratique »18. Les auteurs tentent d’ouvrir une troisième voie entre les tenants de la décroissance, et ceux qui entendent concilier écologie et loi du marché. Cette troisième voie se fonde notamment sur une plus grande attention accordée au fonctionnement du système démocratique, et sur la résolution des inégalités sociales, qui empêchent tout développement réel et efficace. Les deux économistes donnent une idée très claire de leur positionnement théorique par rapport aux autres opinions écologistes : « cet essai est une tentative de triangulation intellectuelle, qui se donne pour ambition d’imaginer une nouvelle voie entre les écueils symétriques dans lesquels tend à s’enfermer le paysage idéologique sur la question écologique : d’un côté, certains « progressistes » semblent toujours plus sensibles aux sirènes de la décroissance et du renoncement au progrès ; de l’autre certains « conservateurs » succombent trop facilement à l’idée que la conjugaison du marché et de l’innovation technique suffirait à réduire toutes les difficultés. Les premiers résument le problème écologique au problème économique. Les seconds le réduisent au problème technologique. Ces deux attitudes ont l’égal avantage de se prêter aux antagonismes les plus simples et les plus immédiatement lisibles ». 18 FITOUSSI (Jean-Paul), LAURENT (Eloi), La nouvelle écologie politique, Paris, Le Seuil, 2008 76 Toutefois, les oppositions entre les trois pôles de cette « triangulation intellectuelle » (écologistes de marché, objecteurs de croissance et développementalistes) ne sont pas irrémédiables. Philippe Corcuff, sociologue militant du NPA souligne ainsi, dans sa participation au recueil Non au capitalisme vert19, le rapprochement possible entre les partis anticapitalistes plutôt développementalistes et les partisans plus extrêmes de la décroissance. Selon l’auteur, le système capitaliste en est venu à exploiter non seulement le travailleur, mais aussi les ressources naturelles, jusqu’à l’épuisement. La lutte des classes populaires contre les détenteurs du capital, qui empêchent l’avènement d’un autre système que le système libéral, comporte donc une dimension de plus en plus écologique, qui s’ajoute à la dimension sociale traditionnelle. Il s’agit d’intégrer dans la défense des intérêts des travailleurs la préservation des ressources naturelles indispensables au travail et qui sont mises à mal par le système capitaliste actuel. Philippe Corcuff souligne en conclusion que « s’ouvre ainsi la possibilité de nouvelles convergences entre l’écologie politique radicale, dont des secteurs de la décroissance, et un nouvel « écosocialisme », très présent au sein du NPA ». Au-delà des oppositions théoriques et techniques entre les différentes approches de l’écologie politique, il subsiste donc des points de ralliement, parfois même intangibles. En faisant abstraction des moyens à employer, tous les militants de l’écologie sont plus ou moins d’accord pour repenser avant tout le système actuel. Ils préconisent d’abandonner le modèle de la consommation au bénéfice de comportements plus responsables, qui placent les préoccupations environnementales au centre des débats. Croire qu’il est possible de vivre mieux en modifiant l’organisation existante est un point commun aux écologistes, parmi lesquels les partisans de la décroissance, extrêmes dans leur discours mais qui dans les faits ne prônent la décroissance que pour mettre en place d’autres modes de développement. Les objecteurs de croissance s’éloignent ainsi dans la pratique de la régression sociale dont ils sont bien souvent accusés. S. Brunel termine son ouvrage consacré au développement durable par une phrase qui révèle les similitudes de fond entre les différents courants écologistes, et sur laquelle tous pourraient tomber d’accord : « réinventer la frugalité, faire le choix de la sobriété afin que ceux qui ont 19 CORCUFF (Philippe), « Anticapitalisme et antiproductivisme à l’aube du 21ème siècle, autour des analyses d’Hervé Kempf », in Non au capitalisme vert, Saint-Just-la-Pendue, Parangon/Vs, 2009, p.99-105 77 tout puissent partager avec ceux qui n’ont rien ne constituent-ils pas le meilleur choix de développement durable ? » Bilan et mise en relation avec Home Il est aisé de retrouver ces différentes visions de l’écologie politique dans les critiques de Home, que nous avons étudiées précédemment. Le film a en quelque sorte exacerbé les différences d’opinions sur le sujet. Sans prendre en considération ici les critiques liées à la personnalité contestée de Y. Arthus-Bertrand, on peut dire que les critiques du film à finalité politique ont été à elles seules nombreuses. Sur le constat, tous les journalistes de la revue de presse étudiée ont en général été d’accord pour souligner la rigueur du film de Y. Arthus-Bertrand, qui résume efficacement l’origine et la nature des problèmes environnementaux actuels. Cette unanimité se fissure lorsqu’il s’agit de commenter non plus le corps du film, mais sa finalité et les opinions émises. Certains journalistes ou écologistes plutôt modérés se satisfont de la forme esthétique du film et de sa capacité à éveiller le public sur un sujet aussi important. D’autres s’insurgent en revanche contre l’absence de message à la fin du documentaire, et s’étonnent de la non remise en cause du système libéral actuel, qui a causé les dérèglements montrés à l’écran. Cette opinion est partagée au sein des groupes écologistes plus ultra, représentés entre autres par les journalistes de La Décroissance. Ces derniers se montrent parfois très virulents envers Y. Arthus-Bertrand, accusé de ne proposer aucune solution face à un constat dressé de manière complaisante. Les objecteurs de croissance et autres écologistes intransigeants ont également été choqués par la déclaration de François-Henri Pinault, producteur du film, qui préconise de ne pas consommer moins, mais de consommer différemment. Cette opinion a déclenché des réactions très vives chez la plupart des écologistes, attachés à une révision de notre système économique et à la destruction du mythe de la consommation. Malgré la vigueur des échanges politiques entre les grandes tendances écologistes, cristallisées par le film, Home aura rencontré un succès public presque sans failles. Appuyé par de nombreuses multinationales et servi par une stratégie de communication massive, le film a logiquement trouvé le chemin des spectateurs, en misant sur l’inquiétude générale et l’intérêt pour un problème d’actualité. 78 Cependant, le succès de Home est loin de refléter la tendance actuelle du cinéma documentaire en général (documentaires écologiques compris), que nous observions dans la première partie. L’intérêt des médias pour le cinéma documentaire ne révèle pas les grandes difficultés que continuent de rencontrer la majorité des réalisateurs dans leur travail quotidien. Cet état de fait a été de nouveau confirmé lors de la dernière édition du festival de cinéma Résistances20 en Ariège (festival majoritairement mais pas exclusivement documentaire), à laquelle nous avons assisté en temps que stagiaire. De nombreux réalisateurs de documentaires présents au festival pour présenter leurs films ont fait part de leur inquiétude concernant l’exercice de leur métier. Il est intéressant de citer notamment le témoignage de Emmanuel Laborie, réalisateur depuis une dizaine d’années, qui a confirmé lors d’une interview le point de vue de Boris Claret rapporté dans la première partie, à savoir que la réalisation de documentaires devient de plus en plus périlleuse, en grande partie du fait de la diminution des créneaux de diffusion à la télévision. Home fait donc partie de ces quelques films privilégiés qui, grâce à des circonstances de production exceptionnelles, parviennent à tracer leur chemin fructueusement au cinéma, tout en ayant tendance par ailleurs à fausser la perception que chacun peut avoir de la situation actuelle du cinéma documentaire. 20 Festival de cinéma qui se déroule à Foix au mois de juillet. Le festival a la particularité de présenter au public des films « engagés », qui s’articulent autour de quatre grands thèmes. 79 Conclusion Pour conclure, il convient de revenir sur les caractéristiques de la réception de Home par la critique de presse. Le film a été l’objet d’un débat médiatique intense, qui a de nouveau placé le cinéma documentaire environnemental sur le devant de la scène. Nous avons examiné les différents registres de la critique, qui s’est exercée sur le plan artistique, en débordant naturellement sur des considérations éthiques et des jugements politiques, liés à la personnalité de Y. Arthus-Bertrand et à son parcours en tant que réalisateur. Le débat politique est précisément né de l’absence de prise de parti et de préconisations dans le film du photographe. En réaction, les partisans des différents courants de l’écologie politique, que nous avons passés en revue à la fin de ce travail, se sont exprimés de façon souvent passionnée. Au final, la réception de Home est révélatrice d’une forme de critique qui crée un phénomène médiatique autour des documentaires environnementaux, depuis le début des années 2000. Le succès de films comme Home permet de conclure à la progression de l’écologie dans l’opinion. Certains films servent ce développement de l’écologie, d’autres entraînent des jugements plus critiques. Dans le cas de Home, nous avons vu que le film a été en général plutôt bien reçu (par la presse et surtout par le public), et a participé à la prise de conscience sur l’état actuel de la planète. Toutefois, nous avons également pu constater que la plupart des critiques n’abordait pas de front le contenu du film, et se contentait de commenter l’événement, ou de décrire le personnage de Y. Arthus-Bertrand. En revanche, les critiques politiques s’intéressaient davantage à la vision écologique proposée dans le film. Malgré ces critiques partagées au sujet de Home, le film reste un événement médiatique important, qui a une nouvelle fois redoré l’image du documentaire environnemental, et de l’écologie en général. Toutefois, nous avons tâché de montrer que le succès au cinéma de quelques documentaires, depuis Le Cauchemar de Darwin en 2005, devait être distingué des conditions réelles de réalisation du cinéma documentaire en général. A partir des témoignages de quelques intervenants professionnels et de plusieurs articles, il est rapidement apparu que le travail de documentariste n’est pas facilité, en dépit de l’accent mis sur ce type de cinéma dans les médias. Au contraire, le retrait des télévisions et les difficultés de production compliquent la situation de la plupart des réalisateurs. Ce constat reste la découverte la plus 80 importante de ce travail. Home est certes révélateur du phénomène médiatique autour du cinéma documentaire, mais pas du parcours de la majorité des films documentaires produits. Ce qui incite une nouvelle fois à décrypter l’emballement médiatique, pour se rapprocher de la réalité d’un cinéma documentaire dont l’image ne doit pas être idéalisée. 81 ANNEXES Revue de presse de Home (p.83) Autres articles cités (p.84) Entretien avec Boris Claret (p.91) Entretien avec François Caron (p.118) Entretien avec Paul Chiesa (p.141) 82 REVUE DE PRESSE 83 AUTRES ARTICLES 84 L'heure du tri sélectif LES DOCUMENTAIRES ECOLO Laurence Gramard pour Evene.fr - Novembre 2009 'Le Syndrome du Titanic', 'Home', 'Nous resterons sur terre', 'Nos enfants nous accuseront'… Difficile d'ignorer l'offensive écologiste qui sévit sur grand écran ces dernières années. Véritable déferlante cinématographique, les "docus écolo" pullulent et rivalisent d'arguments. Effet de serre ou effet de mode ? La 10e édition du Mois du film documentaire et le Festival du film d'environnement offrent l'occasion d'opérer un grand tri sélectif. Depuis leur rencontre en 1922 grâce à 'Nanouk l'Esquimau' - le documentaire pionnier de Robert Flaherty - cinéma et environnement demeurent intimement liés. Si l'attrait progressif pour le genre documentaire joue un rôle majeur dans l'essor du film écolo, c'est incontestablement avec l'arrivée du XXIe siècle que le 7e art adopte sa "vert attitude". Réchauffement climatique, développement durable, accords de Kyoto, Grenelle de l'environnement, empreinte et pacte écologiques… Au-delà d'une terminologie spécifique, les années 2000 voient fleurir les sonnettes d'alarmes environnementales par centaines. Un besoin d'agir urgemment, relayé et encouragé par un cinéma documentaire tour à tour militant, persuasif, contemplatif, menaçant, démonstratif, analytique et pourquoi pas artistique. Retour sur un terrain filmique fertile qui mérite un débroussaillage massif. Les blockbusters écolo ou la pédagogie grand public S'il y a quarante ans la vague flower power franchissait le débat public, prônant entre autres un retour à la nature, la percée écologiste dans le cinéma du réel est restée minime. Avec le nouveau siècle et ses dérives climatiques, les producteurs se sont ravisés. Prise de conscience générale oblige. En moins de cinq ans, les docus écolo ont proliféré sur les écrans, laissant presque croire à la naissance d'un genre à part entière. Lancé par deux films chocs au succès public inattendu, 'Le Cauchemar de Darwin' et 'We Feed the World', le mouvement a pris de l'ampleur avec 'Une vérité qui dérange' (1), alerte verte propagée dans le monde entier par l'ex-futur président des Etats-Unis Al Gore, aujourd'hui prix Nobel de la paix. Film fort au message clair, 'Une vérité qui dérange' s'attaque à des problématiques globales à travers des images catastrophe et des interventions scientifiques vulgarisées. Félicité pour avoir su diffuser "une meilleure compréhension du changement climatique causé par l'homme, et [...] 85 jeter les bases des mesures nécessaires pour contrecarrer un tel changement" (2), le documentaire-phare a ouvert la voie aux blockbusters écolo. Gilles Boulenger, directeur de la société de distribution Zootrope Films ('We Feed the World', 'La Fièvre de l'or', 'Nous resterons sur terre') préfère parler "d'accidents de calendrier", de coïncidences dues au processus de production cinématographique, plutôt que de nouvelle "tendance filmique sur laquelle on surfe". S'il est vrai que les sorties en salle dépendent de facteurs souvent aléatoires, le boum documentaire des années 2000 reste néanmoins indéniable. La "convergence autour du sujet environnemental a fait que les cinéastes s'y sont intéressés", ajoute Gilles Boulenger. Encouragés par la popularité du brûlot d'Al Gore, producteurs et réalisateurs se sont relayés au chevet de la planète avec l'idée de mobiliser un maximum d'individus. Faire du documentaire populaire en quelque sorte. Séduire et sensibiliser. Pour cela, rien de tel que d'y associer un visage familier : glamour (Leonardo DiCaprio et sa '11e Heure' ou Anggun, voix ambrée d''Un jour sur terre'), humaniste et sympathique (Nicolas Hulot et 'Le Syndrome du Titanic'), omniprésent (Yann Arthus-Bertrand et 'Home'), politique (Mikhaïl Gorbatchev et 'Nous resterons sur terre') ou même inquiétant (Pete Postlethwaite et 'L'Age de la stupidité'). Au choix. Si les ambassadeurs médiatiques se chargent d'attirer l'auditoire dans les salles obscures ou sur les plateformes de VOD (3), les réalisations s'assurent de faire passer le message. Mise en scène spectaculaire, images ultra-esthétisantes, séquences catastrophe et intonation dramatique, l'émotion est davantage sollicitée que la raison. Les valeurs sûres plus que l'innovation. Produits par des mastodontes économiques et/ou retransmis gracieusement jusque dans les écoles, les parcs, les prisons et sur tous les écrans du monde, le blockbuster vert use et abuse de ses pouvoirs pour arriver à ses nobles fins. Au risque parfois de paraître plus propagandiste que militant et d'entonner un discours souvent rebattu. Une écologie de proximité Armés de leur caméra mais pourvus de moyens plus modestes, militants de la première heure et cinéastes indépendants partent eux aussi à la conquête d'une mobilisation collective avec une démarche tout autre, où l'action prend le pas sur l'esthétique cinématographique. Là où les blockbusters jouent la carte de l'émotion et de l'universalité, les documentaires indépendants occupent le terrain du concret en faisant appel à une réalité quotidienne. Davantage dans une logique de témoignage, des longs métrages tels que 'Nos enfants nous accuseront' choisissent la sensibilisation de "proximité" en implantant par exemple leur caméra dans les cantines scolaires. Parce qu'ils se focalisent sur un exemple tangible de la dérive environnementale et font écho à des situations familières, 'La Fièvre de l'or', 'Un monde sans eau', 'Paysages manufacturés', 'Herbe' ou encore 'Biutiful Cauntri' pour ne citer que ceux-là, se rendent tout aussi capables de susciter débats et réflexions à une échelle différente. Lire la suite de L'heure du tri sélectif » 86 Evidemment, choisir de passer près d'une heure et demie au cinéma en compagnie des paysans bretons de 'Herbe', défenseurs d'une agriculture durable, ou rester chez soi et plonger à son insu dans l'altitude grandiloquente de 'Home' depuis son écran de télévision ou d'ordinateur (4), ne relève pas de la même démarche. Entre néophytes, connaisseurs, et spectateurs foncièrement militants, les différents publics n'appellent pas les mêmes films. "Le public souhaite voir des sujets qui le préoccupe", souligne Gilles Boulenger. D'ailleurs les documentaires ultra-engagés ne sont pas exempts d'imperfections et de carences, comme en témoignent parfois une facture maladroite ou monotone et une radicalité proche du manichéisme. Ainsi 'Biutiful Cauntri' se fonde-t-il davantage sur des images chocs que sur un réel argumentaire. Néanmoins, forts de leur présence dans diverses manifestations cinématographiques ou écologiques, les documentaires indépendants semblent avoir inspiré "leur démarche du concret" aux films d'ampleur internationale. Ainsi, l'avant-première de 'Nous resterons sur terre' s'est "accompagnée d'une collecte de téléphones portables" (5), rappelle Gilles Boulenger. Une façon de coupler militantisme et événementiel ? L'alternative 'We Feed the World' Pour Gilles Boulenger, peu importe son style, un documentaire écologiste "doit être avant tout un point de démarrage pour un débat, une mobilisation […] Que ce soit par le biais du témoignage ou de la transmission d'une émotion à travers une problématique de cinéma, l'objectif premier est d'avertir les gens pour qu'ils puissent réagir." Dans la filmographie écologiste mondiale, plusieurs cinéastes ont su s'emparer du potentiel à la fois filmique et journalistique du documentaire pour en faire un objet tant informatif que poignant. 'We Feed the World - le marché de la faim', réalisé par l'Autrichien Erwin Wagenhofer et sorti en France en 2005, s'impose comme l'un des exemples les plus probants. Road-movie investigatif mondial centré sur les dérives de l'industrie agroalimentaire, le film repose sur une mise en scène sobre mais puissante, où intervenants scientifiques, politiques et économiques côtoient images éloquentes et informations soigneusement glanées. Ainsi le discours devenu culte du PDG de Nestlé (6) lui a-t-il valu le statut de référence dans le domaine. Succès inattendu en salle avec 180.000 entrées en France et une diffusion dans le monde entier, 'We Feed the World' démontre non seulement que le documentaire environnemental peut être un objet de cinéma pur, au sens où il peut se prévaloir d'une esthétique novatrice et exigeante, mais surtout qu'il a la capacité de rassembler un public nombreux autour de thématiques peu médiatisées. Sans oublier que dans sa version DVD, 'We Feed the World' s'accompagne de bonus "pratiques" à l'usage du spectateur. Une initiative qui réaffirme son désir d'éducation à l'écologie et le place parmi les documentaires verts les plus aboutis. 87 Loin d'être l'exception qui confirme la règle, 'We Feed the World' semble appartenir à une communauté de documentaires "hybrides" où l'écologie s'apprécie au travers d'une enquêtedémonstration captivante. Pionnier en la matière, 'L'Ile aux fleurs', le court métrage du réalisateur brésilien Jorge Furtado sorti en 1989, illustre bien l'idée d'une mise en scène ludique couplée à la gravité saisissante de son sujet, la sousalimentation paradoxale qu'entraîne l'économie de marché au Brésil. Couronné d'un Ours d'argent à la Berlinale de 1990, le film est devenu un incontournable du genre. D'autres, appartenant au cru contemporain peuvent se vanter d'avoir fait parler d'eux dans la sphère cinématographique. Ainsi faut-il citer le plus polémique d'entre tous, le fameux 'Cauchemar de Darwin' (2004) d'Hubert Sauper. Un film dépourvu de commentaires mais dont la seule (dé)monstration filmée suggère un trafic humain, économique et politique d'ampleur mondiale. A la suite d'Erwin Wagenhofer et d'Hubert Sauper, un troisième documentariste autrichien mérite d'être évoqué. En 2005, pour 'Notre pain quotidien', Nikolaus Geyrhalter introduit sa caméra dans les coulisses de l'agroalimentaire européen. L'occasion d'écoeurer le spectateur à travers une esthétique paradoxalement épurée et foncièrement cinématographique. (7) Alors que "les films à problématiques globales semblent avoir fait le tour du sujet", comme le perçoit Gilles Boulenger, de nouveaux docus écolo s'apprêtent à fleurir sur les écrans. Ainsi, 'Solution locale pour désordre global' de Coline Serreau (sortie prévue en février 2010) vient certainement boucler la boucle des documentaires privilégiant une vision d'ensemble du problème. Le projet écologiste du cinéma semble loin de s'épuiser pour autant. L'arrivée prochaine de 'Plastic Planet' de Werner Boote, documentaire centré sur les risques du plastique pour l'homme et la nature, indique que l'engagement général des cinéastes est réel et s'inscrit dans un élan durable. (1) Oscar du Meilleur film documentaire en 2007. (2) Citation du jury lors de la remise du prix Nobel à Al Gore. (3) 'La 11e Heure', film produit par Leonardo DiCaprio était initialement prévu pour une diffusion en salle mais son exploitation en VOD (vidéo à la demande), jugée plus "en adéquation avec les aspirations écologiques du film" a finalement été privilégiée par la Warner. (4) 'Home' a réuni 8 millions de téléspectateurs en France le 5 juin 2009. (5) Pour tout téléphone portable usagé déposé, un arbre sera planté", était le slogan de l'opération lancée à l'avant-première du film 'Nous resterons sur terre'. (6) Lors de l'interview, Peter Brabeck, PDG de Nestlé, affirme qu'"il faut que l'eau soit considérée comme une denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu'elle ait une valeur, un coût." Son discours constitue le point d'orgue du film d'Erwin Wagenhofer. (7) Le documentariste fait notamment référence au film 'La Mort aux trousses', d'Alfred Hitchcock lors d'une scène où un avion s'abat sur un champ pour déverser des pesticides. 88 Le Monde Cinéma : la nouvelle vague du documentaire La programmation en salles de documentaires liés à des questions d’actualité sociale ou politique n’est pas nouvelle. Mais le phénomène s’amplifie depuis quelques années. La sortie, mercredi 22 avril, des 16 de Basse-Pointe, de Camille Mauduech, qui exhume, à quelques semaines des émeutes survenues en Guadeloupe, une affaire criminelle et politique qui s’est déroulée en Martinique dans les années 1950, en est un bon exemple. Elle fait suite, depuis le début de l’année, à la sortie de nombreux autres titres. Sans être exhaustif, on peut citer : le 4 février, Un aller simple pour Mahoré, d’Agnès Fouilleux, retour sur la situation catastrophique de Mayotte, à quelques semaines du référendum sur la départementalisation de l’île ; le 11 février, Gerboise bleue, de Djamel Ouahab, évoque les essais nucléaires français en Algérie dans les années 1960, sortie ayant lieu deux mois avant la présentation, en France, d’un tardif projet de loi d’indemnisation des victimes. Le 15 avril, trois titres se sont disputé en même temps l’attention, tous trois sur des sujets brûlants : Let’s make money, d’Erwin Wagenhofer, aborde les pratiques indélicates des banques ; Témoin indésirable, de Juan José Lozano, traite de la violence et de la censure politique en Colombie ; Katanga business, de Thierry Michel, porte sur la privatisation des ressources en minerais du Congo au profit de quelques grands groupes étrangers. Il n’est pas improbable qu’une telle profusion s’explique par l’effet d’entraînement dû au succès inattendu qu’ont connu en salles, en 2004, Fahrenheit 9/11, de l’Américain Michael Moore (plus de 2 millions d’entrées), puis, en 2005, Le cauchemar de Darwin, de l’Autrichien Hubert Sauper (plus de 450 000 entrées). Ce mouvement ne procède pas pour autant de l’opportunisme. Il engage le plus souvent des producteurs et des distributeurs indépendants qui ont foi en leur travail, et dont l’envergure professionnelle peut varier du tout au tout. Quoi de commun, par exemple, entre Agnès Fouilleux, qui sort en vidéo Un aller simple pour Mahoré dans une salle parisienne en s’improvisant elle-même distributrice et sans avoir bénéficié du moindre financement, et la société de distribution Ad Vitam, qui promeut Let’s make money sur 47 copies et vise les 100 000 entrées, après le succès rencontré par le même réalisateur, en 2007, avec We feed the world (120 000 entrées) ? Pas grand-chose a priori, si ce n’est, chacun à son niveau, l’engagement et le plaisir de défendre une conception citoyenne du cinéma. Pour Arthur Hallereau, responsable de la promotion chez Ad Vitam, « ce sont des films qui nécessitent un véritable engagement. L’accompagnement est bien supérieur à la fiction, avec l’organisation de débats et la sollicitation d’associations, et il se travaille toujours sur la longueur. Grâce à la passion des exploitants, ils peuvent tourner en province et réserver au bout du compte, après une sortie très discrète, de très bonnes surprises ». Agnès Fouilleux en sait quelque chose, dont le film continue de voyager dans toute la France après deux mois d’exploitation : « Les salles sont pleines à chaque fois, et les débats très intenses. Je crois qu’il y a un vrai engouement des gens pour des approches qui ne viennent pas des médias traditionnels et aussi pour la possibilité d’avoir une discussion avec le réalisateur. » On touche sans doute là à quelque chose d’essentiel, que confirme Jérémy Bois, programmateur chez Cinéma Public Films, qui distribue Les 16 de Basse-Pointe sur dix copies : « La rencontre entre le public et les intervenants constitue l’essentiel de ce genre de sortie. Ce n’est pas un plateau sauvage, les gens ont envie de venir, la sincérité est toujours à 89 100%. C’est une bouffée d’air vitale dans le paysage d’aujourd’hui, et je pense que c’est ce type d’action qui peut sauver l’avenir du cinéma. » S’il admet par ailleurs que le film serait sans doute sorti sur moitié moins de copies sans les événements survenus récemment en Guadeloupe, il récuse en revanche toute arrièrepensée : le film a été réalisé et même pris en distribution avant ces événements. C’est au demeurant le cas de tous ceux qu’on a énumérés. L’actualité ne commande donc pas le film ni sa sortie, mais elle peut au contraire le rejoindre et éventuellement l’aider. Ce fut le cas de Gerboise bleue, auquel le débat sur l’indemnisation des victimes des essais nucléaires et la forte implication des associations conféra un plus grand retentissement. Pour Stanislas Baudry, l’attaché de presse du film, « cela nous a valu un sujet dans le 20 heures de TF1, et un autre sur Canal+, ce qui n’est pas si courant, pour ne pas dire inespéré ». Sorti sur cinq copies voici deux mois, le film, qui continue à être exploité, a réuni pour l’heure 5 000 spectateurs. Un dernier élément peut enfin expliquer la recrudescence de ce genre de films dans les salles obscures. C’est tout simplement que la télévision n’en veut plus. Pour Serge Lalou, producteur de Katanga Business, sorti sur dix copies, le verdict est sans appel : « Ces sorties sont justifiées par la possibilité d’un écho plus grand, d’un travail politique plus approfondi, par la demande des réalisateurs, et aussi, malheureusement, par la désaffection des chaînes pour ce type de films. » Jacques Mandelbaum Service culture 90 ENTRETIEN AVEC BORIS CLARET 17/03/2009 91 PRESENTATION DE L’ENTRETIEN AVEC BORIS CLARET L’intention à travers ce mémoire est de questionner le dynamisme apparent du cinéma documentaire contemporain, symbolisé par la réussite médiatique de plusieurs films tels que le Cauchemar de Darwin, ou plus récemment Home. Ce premier entretien était l’occasion de vérifier la pertinence de cette problématique, en recueillant l’avis sur cette question d’un réalisateur de documentaires écologiques toulousain. Boris Claret est en effet impliqué dans le cinéma documentaire depuis sa jeunesse et traite en particulier les thèmes écologiques, en accord avec ses convictions personnelles. A partir de la problématique et des hypothèses de départ, il était donc intéressant de découvrir l’expérience d’un réalisateur local, impliqué dans le cinéma documentaire écologique depuis de nombreuses années. Ses commentaires ont permis de mettre à l’épreuve ces hypothèses de départ et de préciser les différentes pistes de recherche. L’aspect le plus intéressant de cet entretien a été la confrontation entre les impressions d’un réalisateur sur le plan local et la popularité internationale presque écrasante de quelques « grands » documentaires. Boris Claret n’a pas été un interlocuteur facile à canaliser. J’ai souvent été obligé d’aiguiller ses remarques pour revenir au sujet de la question posée. Toute la difficulté résidait donc dans la nécessité d’orienter les réponses de Boris Claret, tout en le laissant également poursuivre le fil de ses idées, pour ne pas paraître trop directif. Il contredisait d’ailleurs souvent mes interventions, comme si elles ne correspondaient pas à ce qu’il voulait exprimer, mais ses réactions parfois négatives ont tout de même contribué à la richesse de l’entretien, en relativisant certaines de mes idées de départ. L’entretien s’est toutefois déroulé de manière informelle et dans une atmosphère détendue et cordiale. Les réponses de Boris Claret ont vérifié certaines de mes hypothèses et en ont invalidé ou relativisé d’autres. Comme il s’agissait du premier entretien et que mes idées sur le sujet n’étaient pas encore nettement définies, beaucoup de points (peut-être trop) ont été abordés, ce qui nuit peut-être à la cohérence de l’ensemble. Les remarques de Boris Claret peuvent paraître assez générales et superficielles, mais cette première rencontre a eu pour mérite de délimiter les différentes pistes de recherche afin de savoir lesquelles approfondir. De manière générale, le bilan de cet entretien est plutôt positif, dans la mesure ou il a confirmé la pertinence et l’actualité du sujet. 92 RETRANSCRIPTION DE L’ENTRETIEN B.C. : en revanche il serait plus pertinent de se poser la question de pourquoi on a voulu faire polémique sur ce film là… Vincent : hum… B.C. : ça c’est beaucoup plus intéressant… (se relance), et c’est pas par hasard, je crois que ce film là comme plein d’autres mettait le pied dans le plat d’un système totalement…enfin, dont on connaît les rouages et les conséquences et on trouvera toujours dans tous les cas un défenseur de l’amiante qui va dénoncer heu…jusqu’au dernier ressort, et même quand c’est complètement obsolète l’innocuité et heu etc… (d’un air entendu). Et je crois que ce film émoustillait aussi la participation des institutions européennes dans ce circuit et là… Vincent : institutions internationales aussi… B.C. : internationales, mais notamment l’Europe, et là je crois que c’était, là il avait poussé le bouchon un peu loin heu aux yeux de beaucoup, et… Vincent : ceci dit c’est assez frappant dans le film au moment où ils sont en conférence, ils parlent de l’aspect sanitaire tout ça des installations de séchage et qu’ensuite on voit les conditions réelles avec les vers dans la boue et tout ça…c’est bien fait, y’a rien à dire… B.C. : ouais ouais ouais… Vincent : bon après ça c’est le montage et son pouvoir mais… B.C. : ben c’est pas bien fait, c’est le boulot du documentaire de mettre à côté des réalités qui révèlent des contrastes heu, bon…alors certes, ok, y’avait l’hypothèse des zincs, la seule polémique possible c’est les zincs est-ce qu’il prennent ou pas à l’aller des armes heu, je veux dire (soupir), bon, c’est pas le cœur de la question et c’est une non question aussi, on sait très bien que y’a des armes qui circulent, qu’elles arrivent et que, à la limite en terme de bilan écologique carbone, à les trimballer, autant qu’elles soient dans un avion qui serve à l’aller et au retour ! (rire) moi je suis cynique mais bon! (rire) Vincent : c’est sûr… Un temps « JE N’AI FAIT QUE CREUSER UN SILLON QUI M’INTERESSAIT » « JE SUIS TOUT SIMPLEMENT UN ECOLO CONVAINCU DEPUIS TOUJOURS » Vincent: Ok donc, juste pour commencer, si vous pouviez me raconter un petit peu votre parcours jusqu’à aujourd’hui, comment vous en êtes arrivé à faire du documentaire, vos différents emplois, projets… B.C. : Ouf ! Vincent : (rire) formation et tout ça… B.C. : heuuufff, formation, moi j’ai un parcours un peu atypique, enfin aujourd’hui, à l’époque peut-être moins, enfin, j’ai 48 ans et je suis toulousain, donc heu…j’ai fait mes premiers films très tôt, au collège, entre 12 et 13 ans j’ai déjà commencé à faire des films heu, de la fiction avec des copains dans le cadre des…en détournant les 1% puis les 10% qu’étaient des espèces d’espaces expérimentaux de création de l’époque, et donc on avait tourné deux films…heu comme j’ai pas fait le choix d’aller à Paris, FEMIS et autres, enfin à l’époque c’était Vaugirard, Lumière et autres, bon ben à Toulouse y’avait absolument rien, donc j’ai eu la chance de fréquenter à l’époque les tout premiers ateliers ou lieux où se faisait de la vidéo heu…ici…donc heu bon aux alentours de 20 ans, j’avais déjà assez de bouteille pour bosser à Paris pendant un an ou deux comme pigiste dans des boîtes de prod, et ensuite 93 j’ai été directeur de la CUMAF21 de Haute Garonne, c’était un centre de ressources audiovisuelles, pendant 6 ans. CUMAF 31 donc, parce que y’en avait plusieurs, c’était un centre de langue, institutionnel du ministère de la culture, de 1984 à 1990, voilà, après ça s’est arrêté…là j’ai fait un film assez important pour moi, c’est « Eux », un film sur l’exclusion et les SDF de 52mn heu qui a…qui a été à la fois un film important et en même temps douloureux, important parce que le thème, à l’époque personne ne souhaitait trop traiter ces films là, que j’ai travaillé…heu c’était fin 95 / tournant 96, et le film a commencé à vivre en 1999, donc c’était un gros gros investissement, heu avec une prod qui s’effritait peu à peu, qui fait que j’ai 95% des droits de la production parce que à la fin plus personne était là et moi j’ai continué et le film a fini quand même par être diffusé sur Planète (France, Allemagne et Pologne), puis Utopia l’a vu sur Planète par hasard, il se sont aperçus qu’on était voisins (rire) et donc il a tourné dans Utopia, ce qui pour un 52 vidéo à l’époque était un peu rare…heu, comme perspective… Et entre temps, après la CUMAF, j’ai pendant trois ans été rédacteur pour la revue Les réalités de l’écologie, qui était en même temps que Silence, c’était une des toutes premières revues écolo de France, mensuelle, nationale, enfin belle revue quoi, et par accident parce que j’ai fait ma propre maison, y’a plus de 25 ans, on m’a demandé de faire un papier, un dossier sur cette expérience, et le dossier a eu un gros écho dans le lectorat de la revue, donc on m’a demandé après d’en faire un peu plus et à la fin on m’a dit « tu sais la rubrique énergie/habitat, faudrait quelqu’un » enfin bon, donc comme j’étais un petit peu…en même temps en flou dans l’audiovisuel et que c’est des thèmes qui, si j’ai fait ma maison, m’intéressaient ! (rire) Heu, je m’y suis mis comme ça, sans échéance ni trop de…enfin comme ça quoi, et ça été une expérience très intéressante de, bon, d’un côté de passage à l’écrit hein, c’est un autre boulot, avec un cadre hyper privilégié heu, c’est en gros quatre à huit par mois en couleur, un dossier, en y mettant trois mois pour chaque dossier en rotation : un mois de recherche d’archives et de docs, un mois d’écriture, un mois de maquette, et heu…je veux dire, c’était un boulot royal quoi hein…heu faire un dossier par mois, pour un journaliste, en gros un travail de vulgarisation techno-scientifique, autour de l’écologie positive avec énergie/habitat, c'est-à-dire mon job, c’était pas de dénoncer le nucléaire, c’était déjà…donc ça j’ai fait ça de quand à quand…aux alentours de 1992-93-94, quelque chose comme ça, donc j’ai du faire plus de trente dossiers…heu de vulgarisation, ce qui m’a permis à la fois du coup d’être…et comme ça marchait très fort en terme de heu… c’était apprécié comme rubrique, j’avais une entrée sur de l’information à l’époque assez importante, donc je n’ai fait que creuser un sillon qui m’intéressait de toute façon hein…qui m’a permis d’être vraiment assez au fait de et à la pointe à l’époque de tout ce qui s’est fait, de toutes les perspectives qu’il y avait, aussi bien en architecture qu’en énergie, que tous les périphériques, les épurations les problèmes d’eau enfin bon…etc etc… Donc, c’est après que j’ai fait « Eux » je suis revenu à mes premières amours qui sont l’audiovisuel, la revue à la fin, à l’époque c’était peut-être un petit peu anticipé de tenir des revues de cette qualité, de ce coût, en plus franchement ça a été un peu mal géré, mais bon c’est autre chose (rire), heu donc voilà la revue a cessé d’exister donc je suis revenu au cinéma et heu ben voilà là j’ai continué… Vincent : et qu’est-ce que c’est votre relation avec la Trame en fait ? B.C. : ah oui oui, ben simplement en fait La Trame est une association ancienne à Toulouse qui est centrée autour de l’éducation à l’image dans tous les sens du terme… Vincent : oui, ça j’ai pu voir sur le site… B.C. : voilà, mais qui peut produire occasionnellement des choses qui ont un caractère ou très social, ou disons à financement institutionnel, par exemple, le film que j’ai fait, « Bon appétit monsieur soleil », sur la puissance solaire au Burkina-Faso, est une coproduction La 21 Coopérative d’utilisation de matériaux audiovisuels 94 Trame/La Pili Films, la Pili Films qui est devenue par association avec Anthéa production et Regards les films de la Castagne, une espèce de fusion de trois structures de production qui avaient des partenariats de longue date, mais c’est dans ce type de projet, faire un film sur l’Afrique en langue locale en DVD, autour de la puissance solaire, de la déforestation, c’est improduisible en télé, donc c’est plutôt du ressort d’une association de produire ce type de boulot, donc elle ne s’interdit pas [La Trame] de la production, quand c’est dans son espace quoi…voilà. Vincent : d’accord. B.C. : et heu, mais en même temps j’étais déjà en lien avec La Pili Films, puisque pour la distribution de « Eux », étant un individu et étant propriétaire de mon film vu que toute la prod avait disparu, heu j’ai confié à La Pili Films, c’est comme ça qu’on est rentré en relation, parce que déjà je trouvais que globalement les personnes et disons la ligne éditoriale de la structure me correspondait, je leur ai confié le fait de pouvoir gérer la distribution de « Eux », par un échange contractuel, ils se retrouvent producteurs a posteriori, distributeur du film, et depuis on a pas cessé, donc ça fait dix ans qu’on travaille ensemble, alors comme La Trame et la Castagne ont beaucoup de membres communs, et en plus sont dans les mêmes lieux, ça fait qu’en gros on a…c’est un outil hein, un outil de travail, que beaucoup des réalisateurs avec qui on travaille ou des intervenants ont ce désir aussi de transmission, et en même temps faut pas le cacher, on a aussi, c’est des métiers difficiles, et heu avoir une part de l’activité autour d’ateliers etc, plus ou moins importante, selon la charge de notre boulot ou de ce qu’on veut investir, c’est important aussi, donc on a un outil double, un outil associatif pour ce qui est des ateliers et de la production à caractère institutionnel ou associatif ou autour de questions de développement et autres, ET des structures de production qui, elles, sont plus classiques avec des producteurs, des conseils d’administration, mais dans lesquels y’a quand même une communauté de vue on va dire… Vincent : hum…donc du coup, si je comprends bien, vous avez toujours été un peu orienté vers l’écologie, que ce soit sur les dossiers écrits que vous avez écrits ou les films… B.C. : oui parce que moi je suis tout simplement un écolo convaincu de toujours, pas encarté mais convaincu, un écolo comme on le perçoit, dans mon vécu, dans ce qui m’intéresse, dans la perception que j’ai depuis 30 ans que le monde est sur la tête et que heu, les réponses idéologiques posées historiquement heu qu’elles soient…enfin, omettaient cet espace d’interrogations de façon, enfin pour moi, tellement insensée, que je ne pouvais que militer à ma façon, entre guillemets, dans ce qui pouvait faire avancer le schmilblick, dans la prise en compte de ces données…et voir qu’aujourd’hui, certainement parce qu’on approche de la catastrophe annoncée, ça…je dirais pas que ça me fait plaisir, j’aurais préféré me tromper hein, mais de fait ça ne fait que confirmer le fait que ce qui n’était peut-être qu’une intuition et qui aujourd’hui se confirme, enfin, une intuition, dans le sens noble du terme, c'est-à-dire la capacité de compiler une masse de données et que de toute évidence René Dumont dans les années 1960 il avait déjà tout dit quoi…et que on avait pas envie d’entendre, c’est tout bon, voilà quoi… écologie a toujours été un débat mais popularité actuelle du fait de urgence. Vincent : pourtant on est averti régulièrement hein, tous les grands rapports dont on parle… B.C. : oui le GIEC évidemment, mais faut savoir le GIEC existe depuis très longtemps hein, il a changé de nom etc, il est devenu…bon le problème c’est le compromis… Vincent : nan mais même le rapport Stern c’est ça ? Tout ça c’est des cris d’alarme quoi… B.C. : ben je suis plus inquiet actuellement des rapports du GIEC et en même temps de comment il faut les lire, des clefs qu’on a…Quand on connaît la procédure d’élaboration du rapport et que tous les filtres politiques, parce que bon y’a d’abord un pré-rapport scientifique confidentiel, qui passe dans le filtre du politique, et que tout le filtre politique se déclare clairement minorant hein… Vincent : oui, c’est clair. 95 B.C. : donc à la fin on a le rapport officiel, qui est le rapport scientifique filtré, et qui est le plus petit dénominateur commun, et en plus on est arrivé à une espèce de règle statistique, y’a un rapport tous les deux ans et systématiquement les mesures confirmées deux ans plus tard montrent que le rapport précédent était toujours le plus optimiste possible, et que la fourchette pessimiste du rapport était toujours optimiste par rapport au rapport suivant, heu, et que rien n’a changé, encore aujourd’hui, le dernier rapport qui est tombé heu, les mesures sur la glace par exemple, on va pas dire qu’ils se sont trompés, mais le politique a filtré le rapport pour retenir le message le moins alarmiste possible, et la mesure d’après montre que même la mesure réelle elle, puisque c’est toujours le principe de faire un constat des lieux et de projeter, de faire une projection sur l’avenir à moyen et court termes, la projection sur l’avenir est toujours optimiste, et systématiquement depuis heu 8 rapports je crois, enfin huit ans, ça fait 4 rapports quoi, voilà, ça veut dire qu’on peut réellement être confronté à de gros problèmes…Mais en même temps, ce qui est intéressant là-dedans, c’est que du coup ce qui m’intéresse c’est pas tellement le problème, il est d’une évidence… que l’échéance soit à 10, 20, 30 ou 50 ans, c’est pas un souci, le problème pour moi il est évident, donc son échéance nous donne juste le temps de bouger heu…je crois que c’est déjà un peu tard, mais ce qui m’intéresse plus c’est le développement de la dynamique des alternatives, et de voir que évidemment ça commence à frémir un petit peu, heu… (BC m’indique que la table vibre, ce qui pourrait gêner l’enregistrement et la conversation est interrompue pendant quelques secondes) …donc moi c’est ça qui m’intéresse, de voir que ça commence à bouger, que des choses que j’avais envie de montrer ou de défendre y’a 4-5 ans pis c’était totalement irrecevable, on commence à émoustiller juste les oreilles des… (rires, ne finit pas sa phrase) Ecologie commence à faire bouger les gens Vincent : hum hum (rires) « SI Y’A PAS UNE TELE, […] Y’A RIEN QUOI… » B.C. : Là où c’est intéressant c’est que les producteurs télé, là je parle pas de nos producteurs, qui quelque part eux sont vraiment des dignes représentants du consensus mou hein, rares sont ceux qui ont le courage d’aller un petit peu en amont, plus les problèmes spécifiques à être une petite structure de production en région, qui nous rajoute encore un frein qui lui n’a pas changé, heu fait que c’est intéressant de voir comment réagissent les responsables d’antennes etc…bon voilà, on sent que ça avance, mais très très lentement… Vincent : et justement, est-ce que vous pourriez me parler un peu des conditions de réalisation de documentaires sur Toulouse, ou en général, comment vous voyez un peu le processus de réalisation, quelles sont les caractéristiques éventuellement par rapport aux fictions… (temps d’hésitation de la part de Boris Claret, je poursuis donc ma question) : quelles sont vos difficultés éventuellement ?... B.C. : bon ça, ça serait presque plus intéressant d’en discuter avec Paul par exemple, qui est producteur hein… Vincent : oui ? B.C. : pour nous la difficulté elle est d’abord en amont, c’est la première, c’est que, je sais plus quelles sont les statistiques mais pendant longtemps on disait que 95% de la production était faite à Paris, donc il reste 5% pour le reste du territoire, donc voilà, déjà c’est la première des réalités. Ensuite y’a 4 boîtes à Paris qui se prennent la moitié du marché, donc voilà, si on a décidé de rester ici, c’est très difficile, bon déjà ça pose la base…Ensuite la construction de l’audiovisuel français fait que si on a pas de télé, on a pas de prod, puisque en gros à part être dans l’underground, ce que j’ai déjà fait, tenter une production, qui devient une autoproduction sans une télé, si y’a pas une télé, y’a pas CNC, y’a pas de subventions, y’a 96 rien quoi, donc le mécanisme place la télé, donc le diffuseur, comme un élément clef, une condition quasi sine qua non et en amont, donc là évidemment quand on est sur des sujets un petit peu en pointe ou pas tout à fait consensuels encore, et qu’en plus on est en région, c’est très difficile de convaincre une télé de la pertinence de son projet, difficultés du documentaires donc voilà, une fois qu’on a la télé, on a le CNC et, en cascade on a voilà…bon, globalement le doc c’est quand même une économie disons rarement luxueuse hein, donc voilà, quand on tient réellement à faire les films, ça peut arriver, par exemple le dernier qu’on a fait avec Delphine…(demande confirmation à Isabelle, qui est restée dans la pièce pendant toute la durée de l’entretien) « ON EST SUR UNE ECONOMIE DU DVD » C’est celui-là, « Une maison en paille »…quand y’a…ça fait déjà deux ans, quand y’a 2 ans je pense que y’a quelque chose à faire là-dessus, indirectement, enfin moi là-dessus si vous voulez je préparais un magazine régulier sur l’environnement, et heu…la stratégie était de, on imaginait quelque chose style un hebdo, et à l’intérieur je pensais que une rubrique de heu « suivi de chantier », c’était quelque chose d’intéressant, qui pouvait ponctuer toutes les semaines. Simplement un suivi de chantier c’est un à deux ans de travail, et entre le repérage et le moment où une émission peut se lancer…donc avec l’accord de la prod, j’ai anticipé un début de tournage sur une opportunité de maison qui me semblait intéressante dans le coin, et heu…six mois après, il était clair que les chaînes il y a deux ans, leur parler d’un magazine régulier sur l’environnement, en plus un standard, je crois qu’on était entre 26 et 52mn, c’était même pas la peine, j’veux dire, c’était totalement irréaliste. Et on l’a défendu, moi je me retrouvais donc avec déjà plus de 6 mois de tournage, et qui confirmaient la qualité des interlocuteurs, des gens et du projet, donc j’ai juste demandé à la prod l’autorisation de continuer en solo, juste en utilisant occasionnellement les outils de production, et quand au bout d’un an vraiment la matière heu…enfin c’était clair que y’avait quelque chose à faire avec ça heu…j’ai demandé moi là je commençais aussi à fatiguer, Isabelle a dit ok banco sur le même principe, c'est-à-dire on y va, de monter hein, parce que c’est quand même un gros travail de montage Vincent : oui, je suis en train de lire un bouquin de Guy Gautier, « Le documentaire un autre cinéma », c’est intéressant, je sais pas ce que vous en pensez, moi qui connaissais bon heu… de façon plutôt moyenne le cinéma documentaire, oui du coup j’apprend pas mal de chose, c’est intéressant justement sur les contraintes du travail documentaire et tout ça, par rapport aux fictions, le temps, la quantité de rushs… B.C. : ça, la quantité de rushs c’est très variable hein, en plus c’est pas un indice de qualité… Vincent : ah non, non ! B.C. : mais c’est vrai que y’a des films sur lesquels j’ai 70 heures de rushes… Vincent : mais là vous disiez par exemple avoir bossé deux ans, c’est énorme quoi… B.C. : ah bé là en l’occurrence c’était une question toute simple, des gens qui fabriquent une maison, en semi auto-construction, même avec des artisans qui les aident, de toute façon une maison ça prend entre un an ou deux ans, je veux dire, on le sait ! Plus derrière…alors ce qu’on a fait, c’est que comme une maison c’est lent, on a commencé à attaquer le montage alors qu’on avait pas fini le tournage, c'est-à-dire on monte un ours, au fur et à mesure on construit le propos, et l’intérêt c’est que c’était un film tout à la fois technique et un film en même temps qui est le compte rendu d’une aventure humaine et d’une prise de conscience. Donc c’était tout aussi intéressant de voir le cheminement des propriétaires et de l’ensemble de l’équipe, heu…qui se construisait lui-même pendant la construction de la maison. C’est un double discours qui se mêle etc…et notre perspective économique c’était de se dire « bon, ok, les télé c’est pas la peine, on est open donc en durée, donc on va faire un bon boulot, et par 97 une espèce de boulimie, on finit par faire 3h et demi de dvd avec un 82mn, y’avait encore un peu de place, Isabelle avait réalisé il y a…pfou, plus de 10 ans un beau film avec un autre réalisateur sur la chaux, qui nous semblait avoir tout à fait sa place et être lui-même en souffrance, parce que ça fait partie de ces films qui sont faits 10 à 20 ans trop tôt, et donc qui durait 30mn, donc on l’a rajouté, plus des bonus, plus 140 pages de fiches techniques sur la maison et évidemment ce qui change, ça c’est très important, ce qui change entre l’époque où moi je fais ma maison et aujourd’hui, c’est les réseaux : moi quand j’ai fait ma maison y’a 2025 ans, on est seul, je veux dire…on est seul avec des techniques heu…chacun réinvente des prototypes, y’a pas les outils techniques comme internet déjà, y’ pas l’ambiance des réseaux quoi, c’est important, là maintenant y’a des réseaux, et les réseaux ont besoin de ce type d’outils, parce que y’a un réel désir de la part de chacun de partager ses savoirs pour pas réinventer le fil à couper le beurre chaque année, donc les réseaux ont joué le jeu de nous dire ok, on va vous pré-acheter des DVD, on leur a montré quelques maquettes, ils nous ont dit vraiment ça nous intéresse, ça nous permettait nous du coup de l’éditer, et donc on est sur une économie du DVD, c'est-à-dire que si on arrive à tous les vendre (on en a fait 3000), on a payé notre boulot, si on les vend pas on est dedans…heu c’est la règle quoi hein ! Mais en même temps sur ce type de projet, c’est la seule économie possible aujourd’hui, et c’est bien que y’en ait une, c’est le DVD, et… DE LA RECEPTION : « LES DECIDEURS SONT EN RETARD SUR L’OPINION PUBLIQUE » « LE FREIN MAJEUR IL EST INSTITUTIONNEL » Vincent : et heu… B.C. : ouais ? Vincent : et heu la réception ? B.C. : ah très très bien, Vincent (en le coupant) : nan heu pas forcément que pour celui-ci, mais sur Toulouse en général, comment ça se passe un peu les rapports avec le public tout ça… ? B.C. : alors, ça dépend, sur ce type de projet, où on offre réellement un outil, et c’était l’objectif, évidemment on s’adresse à une niche, et là je suis pas dans le marketing, je suis dans la réalité, y’a une dynamique de gens qui veulent construire autrement, penser autrement, ils ont envie de réfléchir, et ça les intéresse d’avoir un retour d’expérience qualitatif et un peu costaud quoi hein, un témoignage, des expériences c’est toujours bien et l’audiovisuel, surtout quand y’a aussi des fiches techniques, c'est-à-dire qu’on se limite pas qu’à un outil et que l’intérêt du DVD c’est qu’il peut tout mêler, bon là on leur file une somme, on sait que ça va marcher, y’a pas de soucis…On était heureux de confirmer que notre intuition, sans étude de marché onéreuse (rire) fonctionne, heu, moi je suis convaincu que le public a bien plus de…est en avance, on peut le prendre comme ça, où penser plutôt que les décideurs sont en retard sur l’opinion publique, qu’elle soit une opinion publique moyenne ou disons motivée, plus conscientisée etc, je crois que le frein majeur il est institutionnel, avec bien évidemment leurs représentants dans les médias quoi… Vincent : et celui-ci vous avez vendu les DVD, il a été projeté aussi ou pas ? B.C. : Ah ouf, il a déjà fait plusieurs festivals, on le défend à droite à gauche, heu oui bon, on sait que c’est 2-3 ans pour vendre la somme des DVD, ça a démarré très fort, on en vendu plus de 1000 en quelques mois, bon heu, c’est très bien heu, je veux dire on est entre 98 guillemets dans nos objectifs, c’est quand même un pari sur trois ans, économiquement c’est pas la peine de faire ce genre de boulot… Vincent : et les cinémas de Toulouse, il diffusent aussi ou pas ? B.C. : alors celui-là est-ce qu’il a été diffusé à Utopia…(cherche) il a été diffusé une fois mais en off, c'est-à-dire un lundi, je sais plus…nan pas Utopia, pas encore… Isabelle (elle intervient) : salle du Sénéchal… B.C. : on l’a diffusé salle du Sénéchal, on a fait un Sénéchal plein mais bon, c’était une espèce d’avant-première tardive, mais heu le weekend passé on était dans un petit village, il a été diffusé au festival de l’habitat écologique à Paris deux fois, enfin pas au festival, au salon de la maison écologique à Paris, au festival « Résistances » il a fait l’avant-première, non je veux dire c’est aussi un cinéma qui peut se regarder, et tous les gens qui l’ont vu, euh, pour peu qu’ils soient intéressés malgré ces 82mn, ça intéresse les gens, évidemment quoi… DEUX PERSPECTIVES DE L’ECOLOGIE POLITIQUE AUJOURD’HUI : « LA MYSTIQUE DE LA SOLUTION TECHNOLOGIQUE » OU « LA REMISE EN QUESTION PLUS RADICALE DU SYSTEME » Vincent : hum…heu…pour revenir un peu plus généralement sur le cinéma documentaire écologique, qu’est-ce que vous pensez exactement de la situation actuelle de ce genre de documentaires, parce que bon quand même, moi je trouve qu’il y a un vrai dynamisme, même quand on voit de plus en plus le recours au documentaire dans des fictions aussi, je sais pas si ça vous paraît pertinent ça mais moi je remarque de plus en plus de passages d’archives, comment dire, une volonté d’être réaliste de plus en plus dans des fictions aussi, comment estce que vous expliquez un peu le dynamisme de ce genre documentaire, avec le Cauchemar, Al Gore, We feed the world, tout ces films… B.C. : (un temps) : ben je crois qu’on est dans un rapport de forces, et aussi un lien à la production heu…je crois que y’a…des forces en présence, entre des gens qui ont une réelle conviction, fondée de longue date ou pas, enfin, qu’il est temps de dire certaines choses, et que tous les outils sont intéressants et que notamment le réel nous en dit beaucoup, alors pourquoi pas utiliser le documentaire, heu en même temps on commence à sentir un effet d’opportunité, ou tout simplement une demande, quand une grande chaîne tout d’un coup veut se faire une soirée écolo, et qu’elle a ses habitudes de production, elle va voir la même boîte, elle va voir « réservoir prod », et antenne 2 nous fait une soirée avec Delarue, super niveau, y’a rien à dire, où on voit tous les sujets, c’est du Capa, bientôt je suis sur il vont nous sortir, puisqu’ils font des sociétés par filières, ils vont nous faire un Capa écolo, un Capa environnement, puisqu’ils ont fait Capa drama, capa ceci…donc en même temps là, je trouve que c’est aussi révélateur de deux perspectives : aujourd’hui l’attention sur les questions environnementales, elle offre deux débouchés : y’a le débouché, enfin la mystique de la solution technologique, avec enfouissement et récupération des gaz à effet de serre etc etc, c'est-à-dire ne changeons rien, la révolution technologique va nous sauver, et c’est les mêmes qui polluent qui sont détenteurs de solutions, en plus détenteurs dans tous les sens du termes, on est entre leurs mains, ils nous ont pourris l’air et ils vont nous le remettre clean, on aura payé à l’aller et au retour, et en plus ils sont dans l’illusion complète et ils développent, sans parler des projets de miroirs dans l’espace pour faire barrière au soleil pour éviter le réchauffement climatique, enfin, et tout ça financé par la NASA etc, enfin le délire, mais eux sont présents partout, au sens que eux c’est l’ahque mal lue, à mon sens mal lue, etc, et ensuite y’a évidemment des gens qui sont porteurs d’une radicalité, enfin d’une remise en question plus radicale du système, et donc des solutions qui en découlent, des modes de vie, fabrication de production qui en découlent, et évidemment ce conflit est pas près de 99 s’éteindre, et donc le cinéma et le documentaire développent à tour de rôle sur les deux terrains, je veux dire des images, des scénarios, des films qui rendent compte de cette réalité ou de la tension entre les deux, généralement de façon plus manichéenne de l’un ou de l’autre…et ce qui est sûr, c’est que quand même les détenteurs des moyens de production, y compris du cinéma, notamment américain, sont plutôt du côté de ceux qui nous offrent une solution technologique, puisque c’est les mêmes qui de tout temps ont pu payer le cinéma et continuent de le payer quoi, donc voilà… IL [SPIELBERG] REMET EN QUESTION […] CET ASPECT TECHNOLOGIQUE ET AUTORITAIRE Vincent : ouais, et l’impact du public donc sur les documentaires écologiques ou des films même genre heu…bon c’est pas vraiment écologique mais y’a eu des thèmes assez réalistes abordés, « Lord of war » ou récemment « Johnny mad dog »… B.C. : ça j’ai pas vu le dernier… Vincent : moi non plus je l’ai pas vu mais… B.C. : (en même temps) j’ai beaucoup aimé par exemple « Les fils de l’Homme »… Vincent : oui, voilà, exactement, « Les fils de l’Homme », donc quel est l’impact un peu du cinéma sur ce thème et quel peut être son rôle ? B.C. : ben, moi je suis pas sociologue donc je peux pas dire quel est l’impact mais mon sentiment c’est que… Vincent : ou en tout cas quel peut être le rôle… B.C. : moi je trouve très intéressant par exemple la posture de notre boy-scout international qui est heu…Spielberg, enfin le dernier qui a fait carton là, « La guerre des mondes »… Vincent : ah oui, avec Tom Cruise, j’ai pas vu… B.C. : c’est l’effondrement de l’illusion, Spielberg est vraiment le représentant du bon gars, qui a un humanisme certain, je veux dire dans tout ce qu’il a produit hein, et qui est porteur du rêve américain quelque part…et dans « La guerre des mondes », c’est clair, je sais pas s’il a pris le World Trade Center sur la tête ou quelque chose comme ça, mais y’a quelque chose qui s’est brisé dans son rêve… Vincent : et même récemment y’a eu un film avec Keanu Reeves qu’est sorti tout récemment qui part de la même situation je crois, le monde s’est éteint je crois et Keanu Reeves doit sauver le monde, bon ça part sur une base écologique mais y’a toujours un peu d’américain dedans… B.C. : mais « La guerre des mondes » c’est plus terrifiant parce qu’on est vraiment…il tourne en ridicule la posture des hommes, y’a une scène terrifiante dans une cave où deux futurs survivants en viennent à s’entretuer pour une histoire heu…et sous le regard technologique de machines qui certes sont censées venir de l’espace, mais en réalité, vu qu’elles sortent du sol et qu’elles sont là depuis longtemps, je les vois plus comme étant notre côté obscur dans les métaphores qu’il peut nous offrir, mais qui sont absolument technologiques, c'est-à-dire que tout à coup il remet en question à mes yeux cet aspect technologique et autoritaire, c'est-à-dire c’est des machines qui surveillent, qui regardent et qui finissent par attraper des hommes, les vider de leur sang pour arroser la Terre de leur sang…on voit la Terre comme dans notre Marseillaise hein, « qu’un sang impur abreuve nos sillons », là c’est un sang, on arrose la terre du sang des hommes pour faire pousser ce qui leur sera nécessaire à vivre à ces bestioles, c’est terrifiant je veux dire ! Et là les hommes sont complètement ridicules, les forces armées sont vraiment heu…bon, et la sortie, c’est que c’est un virus qui est dans notre espace à nous, qui est donc un virus qu’on aime pas d’habitude, qui nous sauve parce que évidemment il sont incompatibles en termes de complexité du biotope hein, ils sont incompatibles avec notre planète, c’est notre planète qui nous sauve… 100 Vincent : comme la grippe avec les Indiens d’Amérique… B.C. : ouais, mais c’est notre planète qui nous sauve, c'est-à-dire, la nature nous sauve d’eux…en tout cas les hommes là-dedans n’y sont pour rien, ils sont à la fois responsables, victimes, et ils se font sauver par accident, donc la nature a plein de mansuétude à notre égard quoi heu, c’est fini le rêve de l’homme dominant dans son espace qui gère, qui…fini, complet, je trouve c’est très révélateur, en même temps que dans « Les fils de l’homme », la question sur la fin de la procréation… Vincent : c’est tout à fait réaliste ça… B.C. : alors quand on regarde, ils font l’impasse complète, et c’est très bien, on arrive à l’état de fait, il n’y a plus de procréation, mais si on regarde les études médicales actuellement, à la vitesse à laquelle on dégringole… Vincent : je crois qu’on a perdu déjà heu…(en cherchant) B.C. : 50% de fertilité en 20 ans. Vincent : oui, c’est ça ! C’est flippant quand même… B.C. : ah oui oui complet, complet ! (rire jaune) Et le nombre de gens qui doivent passer par de la procréation assistée, d’une façon ou d’une autre, à travers du déclenchement, du ceci, du cela…bon, et les questions que ça pose, c'est-à-dire on peut arriver à… (abandonne sa phrase) Moi je trouve très inquiétant, vraiment, d’imaginer que le corps médical, sur la procréation vraiment, comme sur le cancer concentre ses efforts (et là on est dans la solution technologique, toujours pareil) sur « ah, on est confronté à un problème de procréation, donc on va vous inventer mille machines ou mille protocoles pour fabriquer des hommes dans des éprouvettes », au lieu de s’interroger sur qu’est-ce qui se passe, pourquoi les cancers explosent, pourquoi les gens ont des problèmes pour avoir des gamins…alors certes ils font ces études, mais marginalement, l’effort est concentré sur trouver des réponses a posteriori à des problèmes qu’on a nous-mêmes crées, au lieu d’essayer de trouver les causes, les identifier et chercher à avancer là-dessus, ça veut dire que bientôt c’est un pouvoir technologique qui peut disposer de la capacité de perpétuer l’espèce, c’est quand même délirant ! On peut très bien nous dire, à partir du moment où on a même plus cet espace d’autonomie là parce que on peut plus physiologiquement, heu…si on continue comme ça, y’a donc des gens qui auront les clefs économiques, soit de pouvoir, soit de…en tout cas qui auront des clefs, parce que si on est plus autonomes, au sens strict, pour se reproduire, avec tout simplement deux personnes qui s’aiment et qui essayent de se donner un avenir dans les générations, bah si y doivent demander un tiers des moyens ou technologiques ou financiers pour, et ben ils sont à sa merci, là je crois que quand même on…ça devient grave quoi…Alors on nous pose des questions d’éthique et tout, mais c’est pas ces questions-là qui sont soulevées, on va nous parler de curés, de choses et d’autres, mais c’est pas des questions fondamentales, de l’autonomie, si y’a un espace de l’autonomie, c’est bien celui-là ! Heu… DE LA SITUATION ACTUELLE DU CINEMA DOCUMENTAIRE : « A PART QUELQUES METEORES RECENTS QUI PARLENT EN QUELQUES DIZAINES DE MILLIONS, UN FILM QUI FAIT UN MILLION D’ENTREES, C’EST EXCELLENT » Vincent : et pourquoi le documentaire se prête bien à cette prise de conscience, et pourquoi y’a un espèce d’engouement en ce moment du public pour ça ? B.C. : « engouement » je sais pas…Moi je dirais pas engouement, parce que peut-être que y’a un regard plus qualitatif, mais quand on voit les cases documentaires en télé, elles disparaissent… Vincent : ouais non, je pensais pas vraiment à la télé, plus au cinéma…quand même y’a un certain public qui se crée, genre Utopia, tout ça… 101 B.C. : d’accord, ok, et ben je crois… Vincent : je veux dire, c’est déjà une avancée par rapport à avant quoi… B.C. : alors, attention… (en réfléchissant) moi j’ai un film qui passe à Utopia, je suis tout content de regarder les chiffres, « ah tiens ce soir y’a eu 80 personnes, ah, grande soirée on a fait 150 personnes… ». Le même film il passe une fois sur Planète, câble et satellite, il a fait 400 000 entrées, enfin spectateurs, en tout cas l’audimat dit que…bon heu, mais même si je rajoute un coefficient de 10, 400 000 ça fait 4000 ! En une diffusion. Pourtant, je suis sévère, 10 comme coefficient, alors que à Toulouse, dans tous les réseaux Utopia, dans les meilleurs des cas les entrées en salle on les connaît…suffit de regarder les entrées en salle…TF1 peut en une soirée faire ce que fera dans toute sa carrière un film qui marche bien en France, puisqu’à part quelques météores récents qui parlent en quelques dizaines de millions, un film qui fait 1 million d’entrées c’est excellent…TF1 fait tous les soirs des millions, donc quand on parle d’engouement, alors certes un public qui fait la démarche d’aller voir est certainement un public qui nous dit autre chose, qui nous révèle autre chose de l’état de conscience de la société, qu’un public qui zappe devant sa télé, c’est évident, de là à en tirer des pronostics…moi je crois qu’il est évident qu’il y a une prise de conscience, ça on l’aperçoit au quotidien, qu’elle est très diffuse, multi facettes, qu’il y’a rien de cohérent làdedans, ce qui est à la fois la force et la faiblesse de la prise de conscience. Sa force, c’est que c’est quelque chose de profond, y’a tout d’un coup une remise en cause profonde du système, et en même temps se dire « ah oui c’est vrai, on vit dans un univers heu, y’a pas que nous », voilà (rire) donnée de fond, chacun l’aborde par son petit bout, mais cette prise de conscience, si elle ne peut pas encore se fédérer, se cristalliser, bon y’a des points de cristallisation, mais ils sont multiples et variés, ça fait que aux yeux du politique elle peut être considérée comme non existante, mais en même temps ça lui donne une grande force, c'est-à-dire elle est tellement « polyfacetique » que elle ne peut pas être arrêtée… Vincent : ouais ça c’est la question des mouvements sociaux, comment ils se forment et tout ça… B.C. : mais là je crois qu’on est à quelque chose de planétaire, et qu’on ressent…alors le documentaire là-dedans est l’un des vecteurs de cette prise de conscience, mais en même temps force est de constater que les chaînes, qui sont le média dominant en ce qui concerne l’audiovisuel, repoussent de plus en plus tard ou éliminent carrément les cases documentaires, ce qui fait que notre réalité à nous, réalisateurs-producteurs, elle est vraiment pas facile quoi…et plus difficile qu’il y a quelque temps, c’est sûr quoi… Vincent : ah oui ? B.C. : ah oui oui, ben France 3, avec la dernière réforme sur la publicité, ça a été…parce que bon, même si on sait pas ce que ça va donner à 2-3 ans ce genre de démarche, il est clair que la réalité des boîtes de production aujourd’hui, y’a une tension économique de moyen terme, et quand le service public dit pendant 6 mois « on arrête tout, on sait pas où va, on observe », le « on arrête tout » ça se traduit pour nos producteurs par des projets en suspens, des projets annulés, repoussés, ensuite quand on dit aux mêmes chaînes, et nous en région, un de nos interlocuteurs privilégié, c’est quand même France 3 Sud, dit ben on enlève un quart d’heure par ci, un quart d’heure par là d’espace de diffusion, bon voilà, la réalité devient…ça serre les boulons… Quand la TLT22 se casse la gueule, ou prend mal, ce qui est le cas, et qui est aussi encore un espace, c’est toujours la même question, on en revient à ce qu’on disait au début, le diffuseur est une condition sine qua non, les productions, pour nos producteurs, un projet qui ne trouve pas… Vincent : oui, d’accord… 22 Toulouse télévision 102 B.C. : bé, d’où notre désir à nous, c’était l’intérêt de « La maison en paille », c’était essayer aussi de préfigurer un autre espace de diffusion possible, un autre espace d’autonomie possible, bon voilà, et c’est le pari qu’on leur a proposé à la structure de production, parce qu’ils nous ont accompagnés, ils gèrent quand même la sortie de « Une maison en paille », c’est de dire « voilà, ça va rien vous coûter parce qu’on a trouvé les partenariats qui permettent de pas avoir à sortir un cash que vous avez pas, et nous on prend sur nous le risque, c'est-à-dire de repousser des rentrées lointaines, ou de ne pas les faire, mais on a envie d’essayer de voir si on peut être autonomes…Là on parle en milliers, au mieux, au cinéma, en salle etc, on va parler en dizaines de milliers, et en télé on parlera en millions bon… ce qui est sûr c’est que ça, y’a pas mal de gens qui l’ont acheté, qui le passent à leur famille qui… Vincent : ça (le film), c’est la Castagne aussi ? B.C. : oui oui bien sûr oui… DU RAPPORT A LA REALITE : « SE DIRE PORTEUR D’UNE VERITE C’EST TOTALITAIRE […] LA MEILLEURE FAÇON D’ETRE ENTRE GUILLEMETS « OBJECTIF », C’EST D’AFFIRMER UNE SUBJECTIVITE » Vincent : d’accord…euh ouais, dernière grande question que je voudrais aborder, c’est le rapport à la réalité, par rapport aussi au Cauchemar de Darwin, et toute la polémique qu’il y eu dessus, vous, au début vous me disiez que forcément le réalisateur de toute façon a un parti pris, de façon subjective, donc comment est-ce que vous voyez la retranscription de la réalité à travers le documentaire ? B.C. : (un temps, semble réfléchir…) Vincent : vaste sujet… B.C. : vaste sujet oui, mais déjà pour aller vite, rien n’est pour moi plus insupportable que cette télé qui dit dire la vérité. Ce qui est vu à la télé dit vrai, donc des gens qui ont une posture de porteurs de réalité, qui peuvent très bien en plus nous fabriquer un faux charnier de Timisoara, pour plus tard s’en excuser discrètement et recommencer mille fois le même enterrement d’Albert Londres… Vincent : on pourrait en citer beaucoup des exemples comme ça… B.C. : voilà, donc ce total manque d’humilité et cette perception totalitaire, parce que c’est totalitaire, se dire porteur d’une vérité c’est totalitaire, bon pour moi, la meilleure façon d’être entre guillemets objectif, c’est d’affirmer une subjectivité, c'est-à-dire je dis aux spectateurs « voilà de quel point de vue je me place ». Du coup, que tu adhères ou pas à ce que je te dis, tu sais d’où c’est regardé. Partant de là, tu peux même l’apprécier, même si tu es pas d’accord. Tu as la liberté d’un point de vue subjectif, parce que tout point de vue est subjectif, même si il peut prétendre à une objectivité qui n’est que celle d’un consensus, d’une culture à un temps « t », à un moment donné, tout point de vue est subjectif, donc au lieu de prétendre à cette pseudo objectivité qui n’est qu’un mensonge, à tous niveaux, philosophiquement, historiquement, mais en même temps on peut pas prétendre à une subjectivité comme ça, simplement je pense qu’en affirmant son point de vue… Vincent : après est-ce que tout le monde est capable de faire la part des choses, c’est la question… B.C. : oui mais bon, je pense que y’a quelque chose dans la conscience qu’on a de l’outil dont on dispose, est-ce qu’on manipule est-ce qu’on manipule pas, est-ce qu’on joue sur les sentiments, moi une fois j’avais écrit une note à antenne 2 sur un de leur documentaire où je me rappelle un des ces plans d’une usine en Roumanie, dans la même image, les premiers plans du barbelé, dans le deuxième plan, tout au fond, l’usine noire fumante, et comme ça suffisait pas un filtre rouge sur le ciel, et les violons (en appuyant sur le « et » pour marquer 103 la surenchère) dissonants par-dessus, là stop quoi ! Ils pourraient me dire, c’est du second degré, je fais de la caricature, mais non, ils étaient très sérieux, soi disant l’usine est l’une des plus polluantes du monde, parce qu’en plus il leur fallait un titre délirant, et je crois qu’en plus passait dans un champ un gamin derrière le barbelé, manière de nous dire que en plus…(ne finit pas) voilà, stop, stop! Vincent : oui, le pathos… B.C. : là je pense c’est plus que du pathos, là on est dans de la propagande, au sens de…y’a pas besoin de faire ça, y’a pas besoin de tricher, parce que là en plus on est dans le bidonné, évidemment on bidonne tous parce que, à partir du moment…moi je défends qu’une caméra est participante, je défends qu’à partir du moment où je pose une caméra quelque part, ça va modifier la réalité observé, ça va modifier les rapports, que les gens vont savoir que la caméra est là, sauf à faire de la caméra surveillance, c’est pas mon genre, donc à partir du moment où je pose une caméra quelque part, les gens savent qu’ils sont regardés, même si je passe un mois, on va dire « oui, ils t’ont oublié », non non, personne a oublié qu’elle est là, on fait avec, on en joue, et ce jeu est réciproque, du coup moi je préfère pleinement le jouer, je choisis des espaces où y’a une dynamique qui m’intéresse et j’ai envie que la caméra participe de cette dynamique. Si les gens sont plus beaux, plus porteurs de leur intention là-dedans, je vois pas pourquoi je le ferais pas, quand un directeur de casting choisit un personnage qui lui semble bien porter (ne finit pas sa phrase)…et que en plus il l’éclaire bien, il le maquille bien, et qu’il lui fait refaire dix fois la prise, nous on n’a pas ça, ces loisirs-là en documentaire, mais que les gens se sentent portés parce que y’a la présence de la caméra, dans quelque chose dans lequel y’a une communauté d’intérêt entre lui et moi explicite – je ne mens pas aux gens, je ne les mets pas dans des traquenards – ce en quoi le boulot de l’Américain là, très très à la côte là… Vincent : Al Gore ? Isabelle, souffle : Moore B.C. : Moore, voilà, moi c’est pas mon genre de mettre des gens dans des traquenards, même quand je suis face à quelqu’un avec qui on n’est pas forcément d’accord, moi ce qui m’intéresse c’est plutôt de chercher son humanité que de m’en faire une icône du méchant sur laquelle il faut taper de façon simpliste, bon mais Moore s’adresse à un public américain, il fait du cinéma pour les Américains, très bien… Vincent : bon aussi sur les derniers il sait très bien qu’il a un autre public que les Américains… BC : oui, oui, bon disons, voilà, je pense qu’il a sa raison d’être…et très bien, moi c’est pas ma tasse de thé, ce cinéma ne m’apporte rien… Vincent (en même temps) : c’est pas votre déontologie…Vous défendez le fait d’exprimer votre point de vue à travers le documentaire sans pour autant tromper les gens que vous filmez… B.C. : ben plus que ça, je pense que y’a un rapport fond/forme, moi je suis écolo, dans le sens d’une écologie humaine, je suis un humaniste, si dans les formes que je mets en œuvres, les relations que j’ai sur le plateau, avec mes opérateurs, les techniciens, avec les partenaires, les acteurs entre guillemets, si je suis pas dans une écologie de la relation et dans une écologie formelle, si j’essaye pas d’inventer une forme qui rende compte de ce désir de fond, d’après moi je suis à côté de la plaque, je crois qu’on donne bien plus, on véhicule tout autant de façon indicible, par ces petites choses qui font que à la fin du film le public vous dit « ah c’était sympa, les gens ont été respectés, les relations humaines qui sont montrées sont riches, intéressantes etc…» ça m’importe tout autant que ce que j’aurais dénoncé entre guillemets…C’est là où je disais que y’avait cette espèce de double facette dans le cinéma, y’a le cinéma de dénonciation, qui a sa raison d’être et qui est important parce que y’a des gens qui veulent pas voir une réalité, et « Lord of war » ou « Le cauchemar de Darwin »… 104 Vincent : « The constant gardener »… B.C. : (continue sur sa lancée) dans lequel…moi je trouve « Le cauchemar » plus subtil, parce que dans « Lord of war », y’a vraiment que des enfoirés, à part les victimes qui se font buter à tous les coins de rues, y’a que des enfoirés, alors que dans « Le cauchemar de Darwin », où on est dans le documentaire, y’a des gens qui sont dans leurs contradictions… Vincent : les pilotes… B.C. : y compris les pilotes, les prostitués, les gamins etc… qui heu…on sent une grande humanité dans le regard qui est porté sur eux. Comment définir, moi je sais pas, mais je trouve qu’il y a une humanité que je partage avec le réalisateur…oui c’est ça, ce regard où on recherche à valoriser l’humanité des gens plutôt que…ce qui veut pas dire masquer leurs contradictions, les absoudre de toute heu…parce que par exemple sur la commission européenne, là ils les alignent, parce que c’est plus des individus qu’il a en face, c’est une institution, une institution qui se cache derrière des réunions dans des beaux locaux climatisés… « ON A UNE METAPHORE DU DOCUMENTAIRE : AU BOUT D’UN MOMENT, EST-CE QUE JE DESCENDS DANS LA RUE, EST-CE QUE JE SORS DE LA CLIMATISATION, EST-CE QUE JE VAIS ME METTRE LES PIEDS DANS LA GADOUE DES POISSONS POURRIS, EST-CE QUE J’Y VAIS HEIN ? » (réalise soudain quelque chose) ben là on a une métaphore du documentaire : au bout d’un moment, est-ce que je descends dans la rue, est-ce que je sors de la climatisation, est-ce que je vais me mettre les pieds dans la gadoue des poissons pourris, est-ce que j’y vais hein ? Quand moi je fais « Eux » et que je passe 6 mois dans la rue à faire du repérage tous les jours, auprès des gens qui vivent dans la rue, ben au bout d’un moment si j’ai envie de… je dois savoir de quoi je parle, je dois poser une question et trouver des réponses, et en même temps je dois rentrer dans un deal avec les gens avec qui je veux travailler heu, moi le deal c’est le temps que j’ai offert aux gens dans la rue, et la première diffusion qui consiste à les inviter aux d’abord pour faire une avant-première et quelque part leur demander un bon à tirer, et que les gens, même si y’a une inquiétude qu’on peut toujours avoir, mais j’étais assez sûr de moi, et quand les gens à la fin du film, cent et quelque gars de la rue vous disent, parce qu’on a diffusé ça chez Myrys, et ils vous disent « ok c’est bon, tu peux y aller, ce que tu as montré ça nous va », au sens de « tu ne nous as pas eu… », en plus ils avaient à l’époque une grande grande défiance par rapport aux caméras, parce que le traitement audiovisuel fait par les médias et notamment les news, les journalistes, c’était…moi j’ai mis six mois à sortir la caméra, pendant six mois j’ai fait que prendre mon vélo, tourner en ville avec un carnet et prendre des notes, et voilà c’est tout, entrer en relation…C’est clair que ce jour là, j’aurais été irresponsable, j’aurais fait un boulot standard, je leur aurais dit pour me donner bonne conscience « je le diffuse », ils me cassaient tout, ben c’est clair, et ils auraient très bien fait de tout me casser…Mais bon là, ils sont venus me voir, ils m’ont dit merci quelque part, donc je veux dire, le deal il est clean, je veux dire, moi j’ai offert, ils m’ont offert bon heu…quand je travaillais en Afrique c’était la même chose, même si là-bas le deal il est encore plus pervers, parce que comme je suis blanc, je devrais normalement arriver avec un portefeuille plein, et arriver à offrir une autre économie de la relation en Afrique, c’est pas simple ! Mais quand on y arrive partiellement, jamais tout est simple hein, on se dit bon on a aussi gagné là dans cette cohérence, moi je souhaite aller vers une cohérence, donc, la cohérence elle est aussi bien formelle que technique, que financière, que administrative et ça me dérange pas de faire du cinéma pas cher, parce que quelque part il faut remettre aussi un peu de frugalité dans l’économie du cinéma, notamment dans la télé, quand on voit les budgets, la façon dont on dilapide les moyens et les énergies pour faire c’te télé, heu c’est comme rouler en 4X4 toute la 105 journée, la télé c’est ça, c’est rouler en 4X4 toute la journée, bon voila, relocaliser et être un peu plus réaliste, et que quelque part prétendre qu’on compense son bilan carbone à la fin dans le générique en disant qu’on a payé des fondations, ça me semble un petit peu insuffisant…mais en même temps je suis pas…on peut en discuter, ça vaut la peine pour certains, le boulot d’Al Gore, je pense que la portée du film d’Al Gore, je sais pas combien il a coûté en bilan carbone, mais j’m’en fiche, le boulot d’Al Gore, à l’époque où il l’a fait, et ce pourquoi il a servi, en se servant de qui il est etc, c’était assez marrant de voir comment il a été vu à l’assemblée en France, les circonstances même de sa diffusion, je trouve que c’était tellement révélateur de l’état de conscience des politiques, en train de se dire là-dessus « estce que je vais ou pas à la soirée Al Gore », je risque d’être qualifié d’écolo, voilà où il en sont nos politiques, ça donne une idée d’où ils en étaient y’a deux ans quoi…nos politiques, la question environnementale est-ce que c’est dans l’air du temps ou pas quoi, ils sont totalement à côté de la plaque… Vincent : à côté de la plaque oui, c’est ce que j’allais dire… B.C. : (poursuit sur sa lancée)…incompétents et irresponsables… Vincent : oui bon, moi de toute façon le terme de « réalité » je l’aime pas trop parce que comme vous disiez tout à l’heure, à partir du moment où y’a une médiation par la caméra, c’est forcément pas la réalité qui ressort quoi, donc je comprends plus votre point de vue… B.C. : ben, si, c’est la réalité… Isabelle : c’est une représentation de la réalité… DU RAPPORT ENTRE FICTIONS ET FILMS DOCUMENTAIRES : « LE CINEMA A TELLEMENT PRODUIT UNE FANTASMAGORIE DU REEL » « LES GENS COMMENCENT A PERCEVOIR QU’IL Y A BESOIN D’UNE ESPECE DE CONTRE POINT DE VUE » B.C. : je crois que…et là c’est une autre discussion, je crois que Hollywood a, notamment Hollywood, quand on regarde la palette des possibles du cinéma formellement, au début du siècle…de l’autre hein ! (rire collectif) La palette des possibles et ce qui nous reste aujourd’hui, ça allait de la comédie musicale au conte je veux dire, aux essais formels, on était déjà dans le cinéma expérimental, et aujourd’hui il reste en gros une espèce de forme qui se prétend à un hyperréalisme, qui en plus depuis qu’elle accède par les effets numériques au « tout est possible », moi je trouve c’est hallucinant, on regarde quelques films à catastrophes ou à gros effets spéciaux, maintenant c’est open, voilà. Tout ce que tu peux imaginer, on peut lui donner une image de réalité, mais qui est une image de surréalité, c’est pas une image de réalité, parce que la réalité elle est jamais dans les couleurs du cinéma, elle est jamais avec le casting du cinéma, où les gars ils ont tous la mâchoire carrée, ils sont tous comme-ci tous comme ça, les nanas n’en parlons pas, l’image de la femme véhiculée par le cinéma elle n’a rien à voir avec la réalité, le cinéma qui met, qui emploie comme premier rôle des gens normaux entre guillemets, c'est-à-dire des gens qui ne sont pas triés par le canon très spécifique, très aigu, qui élimine à peu près 99,9% de la population, bon voilà, quelle réalité ? Et pourtant, pour les gamins notamment, c’est ça la réalité, et du coup, quelque part comme pour pas pouvoir être mis en perspective par d’autres formes, ce cinéma-là a éradiqué toutes les autres formes. Pour avoir un point de vue unique, comme une pensée unique, et se dire la réalité. Si y’avait une autre forme, par exemple la comédie musicale quelque part est une autre forme, on a tout d’un coup un contrepoint, ah !, si y’a deux perspectives, peut-être y’en a trois…Non, tandis que quand y’en a plus qu’une, bam bam, comme ça de temps en temps on nous fait quelques exercices, on revisite des formes comme ça mais c’est tout à fait marginal, cette heu…unicité du point de vue qui se prête à la réalité me paraît incroyable, et le documentaire a toujours… 106 Vincent : justement, quel doit être le contrepoint du documentaire par rapport à ça ? B.C. : DES documentaires, moi je crois que le documentaire, il a toujours existé pour de multiples raisons, je crois de toute façon que les premiers films qui ont été faits étaient des films documentaires, plus ou moins bidonnés, parce que la sortie des usines Lumière, c’est bidonné, c’est le patron qui pose sa caméra et dit « tel jour on va faire la sortie, alors je veux… », et il a même pas besoin de le dire, tout le personnel se met heu… Vincent : sur son 31… B.C. : pile poil, que Nanouk a été retourné, et que…mais en revanche je trouve qu’un des premiers grands films du cinéma, qui interroge en plus la question de la caméra participante, à fond, c’est Nanouk, soit involontairement bidonné, bidonné en plus c’est pas beau, c’est un terme qui dénoncerait quelque chose, c’est heureusement sauvé par le fait que, quand on connaît l’anecdote, il a fallu le retourner, et que donc quelqu’un qui a la mémoire orale, heu qui a la mémoire des peuples premiers, qui dit mais attend ton film il a été déjà fait une fois, il a brûlé, ben on va le refaire pareil, t’as pas besoin de refaire 100 heures de rushs, on va tourner 1h05 pour 1h06 quoi, parce que j’ai tout dans la tête on va refaire, et je suis sûr que la différence entre la copie devait être…c’était un peu mieux, parce que un peu plus joué etc, mais c’est intéressant qu’une mémoire des peuples premiers, c'est-à-dire cette capacité de la mémoire orale, de la mémoire de transmettre une histoire et d’en être porteur, cette responsabilité de chacun d’être porteur d’une histoire et de devoir la transmettre hein, sans médias, et ben le média s’est effacé, t’inquiètes pas on va le refaire…peut-être que pour le réalisateur ou pour un de nos esthètes c’est une trahison, pour des gens de la mémoire orale, c’est la banalité, comment une histoire a pu se véhiculer pendant 40 000 ans, si ce n’est par des gens qui se la sont répétée, re… Vincent : l’éternel hier… B.C. : avec en même temps un souci d’une certaine, d’une grande rigueur, parce que pendant 40 000 ans, si on s’amuse tous à déformer, avec beaucoup de liberté, à la fin c’est n’importe quoi, Vincent : c’est le téléphone arabe ! (rire) B.C. : oui, et là c’est pas du tout le téléphone arabe, évidemment y’a des variations d’un film, et sur des durées aussi longues ça fait des grosses variations, mais y’avait un souci de…je veux dire, on apprend le Coran à l’endroit et à l’envers et on le récite, c’est ça la tradition orale heu…bon. Et je crois c’est intéressant que le premier cinéma documentaire ait par accident été confronté à cette… à la fois à une caméra hyper participante, parce qu’à la fin c’est l’acteur qui dit « non non non non, on le refait le film, tu me refilmes et j’ai le scénario dans la tête », et qu’à la fois ce soit déjà donc un documentaire, et une fiction, je trouve quelque part tout était dit là sur cette tension. Et la question de l’humanité aussi, Nanouk est un film plein d’humanité, c’est clair que si y’avait pas eu entre le réalisateur et son acteur une complicité dans « qu’est-ce qu’on veut dire ensemble », ce film il existe pas, il a pas sa tenue, c’est pas un film qui dénonce, c’est un film qui heu… Vincent : oui c’est participant… B.C. : qui participe, voilà…oui je…donc la place du documentaire aujourd’hui heu… Vincent : oui, y’a toujours un mix entre réalité et fiction de toute façon… B.C. : alors, quand même… Vincent : mais quand même, le documentaire s’est quand même séparé… B.C. : y’a peut-être une prise de conscience quand même que cette image fabriquée, cette image du cinéma fabriqué, les gens commencent à percevoir qu’il y a besoin d’une espèce de contre point de vue, pas faire une image contre l’autre, mais d’enrichir les points de vue, et que effectivement, de voir le documentaire réapparaître au cinéma, ou être, je parle pas du courage ou de la volonté des diffuseurs de l’enlever de la télé, mais je parle du point de vue des spectateurs, le désir d’aller visiter la réalité avec un autre regard, qui est celui que se pose 107 le documentaire, tout simplement parce que ça propose déjà un autre regard, heu…dont on a pu commenter son objectivité ou sa subjectivité, ça c’est autre chose, mais en tous cas c’est un autre regard, ben je crois que déjà ça c’est énorme, et je crois que quelque part, vouloir se rapprocher du monde au sens écologique du terme, c’est aussi accepter de le regarder autrement que par ses modèles, et que dans un monde technologique où la réalité, on veut absolument permuter, remplacer la réalité par son icône, son modèle, avec cette volonté scientiste d’expliquer le monde, par un manque total d’humilité hein, donc on nous sort, on va bientôt nous faire croire que les modèles informatiques de la météorologie nationale, c’est la météo, heureusement qu’ils se plantent de temps en temps… Vincent : souvent… B.C. :…pour nous montrer que c’est un peu plus compliqué…Alors c’est pareil, on a ça en médecine, en économie, on a ça en tout, je veux dire, et que quelque part le documentaire se rapproche d’une case du réel pour dire « top top attention, tout le monde fait pas 1,80m, tout le monde est pas taillé comme un top model, toutes les lumières sont pas hollywoodiennes avec tout filtré tout bien tout pro, le monde est plus compliqué bon, c’est aussi se rapprocher un peu du biotope quoi… Vincent : et dans ce cas-là, comment est-ce qu’on peut expliquer ce que je disais tout à l’heure, cette recherche un peu du réalisme, même dans les fictions ? Parce que là par exemple ce weekend j’ai vu « Harvey Milk », et y’a beaucoup d’images d’archives dedans… Isabelle (intervient): y’a pas de différence entre le documentaire et la fiction… Vincent : Oui ? Isabelle : Moi j’aime bien la parole de Bucco23 qui dit, « moi je filme le réel avec les outils de la fiction »…On pourrait dire filmer la fiction avec les outils du réel, y’a pas de frontière entre les deux…là, on est dans un film hommage de toute façon, c’est historique… Vincent : nan, je parlais de celui-ci mais… B.C. : attention, y’a deux choses, dans ce que tu disais y’a deux choses, l’image d’archive, qui est elle généralement un retour à l’histoire, qu’y faut poser en tant que tel, c'est-à-dire tout d’un coup, une culture qui se retourne et qui se dit « d’où je viens, ça va me servir à savoir où je vais », heu, ce retour à l’histoire, y’a des endroits très classiques pour le faire, mais y’a des endroits qu’on a moins envie aussi d’aller visiter, Vincent : Mais aussi par exemple « Johnny mad dog », le réalisateur qui prend des vrais enfants soldats pour faire le film… B.C. : heu…et ensuite, je crois que ensuite y’a le fait que le cinéma a tellement produit une fantasmagorie du réel, qu’au bout d’un moment y’a des réalisateurs qui se disent « stop, on arrête, on a posé des codes heu…on est arrivé à faire passer des trucs tellement délirants », je sais pas moi heu…ces séries américaines où les satellites peuvent lire les plaques d’immatriculation des voitures, heu, heu, quand on sait que 1) ils ont pas la définition suffisante pour le faire, que 2) il faudrait au moins que la plaque d’immatriculation de la voiture soit posée sur le toit, et en aucun cas sur le côté, parce que sur le côté, aucun satellite au monde ne peut voir la plaque d’immatriculation, parce qu’il la regarde pas au bon endroit, mais que c’est pas grave, je veux dire quelque part on distille à travers ça, et je crois que c’est, on va me dire « oh oui mais tu pinailles, c’est juste pour faire, c’est invraisemblable, mais c’est juste pour faire avancer l’histoire », nan nan, je crois pas, je crois que ça distille dans la tête des gens une espèce de capacité de la technologie à nous surveiller, à nous sauver, à nous soigner de façon totalement délirante, et qui est pas anodine, c’est du mot d’ordre, de la même façon que c’est les mêmes qui nous polluent qui vont nous dépolluer, c’est les mêmes qui nous emprisonnent qui vont nous libérer grâce à leur technologie de la communication, de la surveillance, c’est pas parce qu’on va mettre 20 000 caméras dans Toulouse qu’on va être 23 Réalisateur de documentaires italien 108 dans la sécurité, et libres, heu, non, voilà, on se calme…et qu’en même temps ça masque des usages beaucoup plus heu… ces caméras qui nous sauvent dans les séries américaines en regardant les immatriculations des méchants depuis les satellites, cette imagerie-là masque l’atteinte, quand je sors du métro et que je vois que j’ai été rien que dans une station filmé par 25-30 caméras, ça me pose un problème… Vincent : moi aussi personnellement… B.C. : voilà, ça me pose un problème heu…bon, donc y’a ça, et qu’en même temps par exemple sur les enfants soldats, moi je serais confronté à cette question, très sérieusement d’abord, faire jouer ça à des gamins qui ne l’ont pas vécu, là ça me poserait une question éthique et morale, j’irai voir des psychologues et des toubibs, même si en Afrique les questions se posent en d’autres termes, y’a un problème de responsabilité. Et à partir de là, qu’est-ce que je vais leur faire jouer à ces gamins ? Est-ce qu’y’a un réalisateur occidental qui peut être porteur de ce qu’ont vécu et de l’ambiance de ces camps ? Des camps d’entraînement ou de combats où sont impliqués…parce que, quand Spielberg, encore lui, nous fait « Il faut sauver le soldat Ryan », et que pour une des premières fois on se donne les moyens d’immerger les gens dans un combat de débarquement là, où ça tire de tous les côtés, qu’est-ce qu’il est allé faire ? Il est allé voir des pionniers, des gars qui se la sont fait pour de vrai, il leur a dit « alors on oublie l’image, le cinéma de guerre et l’imagerie du cinéma de guerre, comment ça se passait pour de vrai ? », hein, bon, plus sortir des images d’archives de reporters de guerre et de voir que les balles elles ont pas le même bruit au cinéma que dans la réalité, et tout d’un coup aux révélations tout le monde s’extasie sur le fait que « ah, waow, on s’y croit » Vincent : c’est réaliste… B.C. : c’est réaliste, c’est pas réaliste, c’est une caméra totalement subjective, qui donne le réalisme, c'est-à-dire c’est une caméra embarquée, c’est une caméra qui nous dit « je suis un des acteurs, ou tous les acteurs à la fois, mais avec des points de vue d’hommes », c’est pas du tout un point de vue d’état major ou un point de vue de metteur de scène, c’est un point de vue de chacun des protagonistes, et des balles on se sent concerné disons, y’a des éclats partout, l’image elle est crado, chose qu’on retrouve dans le combat des « Fils de l’homme », on en parlait tout à l’heure, et en plus il se la joue en plan séquence pendant 7mn là, où ça tiraille de tous les côtés, les balles nous concernent (rires) Vincent : il est super bien fait ce passage… B.C. : ah oui, il est techniquement, c’est, bon… Vincent : mais il a utilisé des techniques assez spéciales sur le film, il a fait des plans très longs je crois… B.C. : ah bah cette séquence là c’est un plan, c’est tourné d’un coup. Vincent : voilà c’est ça, c’est comme celle de la voiture là, où il a installé une caméra qui tourne à l’intérieur de la voiture… B.C. : ah je me souviens plus… Vincent : au moment où ils font le barrage, ils se font arrêter parce que des gens balancent une voiture enflammée… B.C. : ah oui oui oui… Vincent : ben pareil, ce plan il l’a fait d’un coup, avec une caméra super innovante qui arrive à filmer l’intérieur de la voiture en tournant, sans qu’on la voit, parce que forcément elle fait un cercle complet donc normalement on devrait la voir… B.C. : oui ben, Kubrick était le premier pour ses films à demander des outils qui lui permettent de faire « Orange mécanique », on invente des micros caméras qui lui permettent de faire du 70 mm porté, ou du 35…c’est du 70 sur « Orange mécanique » je crois, porté à la main avec des bobines, de quoi faire trois secondes de…un regard, qu’il veut tenir à la main heu…bon voilà…Quand un réalisateur a besoin d’un outil, parce qu’il a besoin de 109 l’ « invention », on va pas dire l’invention, mais disons la mise au point du steadycam par Kubrick pour nous faire « Shining » je crois, c’est pertinent, je veux dire là y’a tout d’un coup un rapport fond/forme, on a besoin d’un regard qui se ballade dans ces couloirs, descende des escaliers et voilà, moi je trouve ça…c’est, il nous fait ça et en même temps il tourne en 4/3, hein, exprès, parce qu’il veut nous parler de l’enfermement, des couloirs, et son producteur lui dit « mais ça va pas 4/3 c’est pour la télé, nous c’est du cinéma qu’on fait », il lui dit « moi je m’appelle Kubrick, ça sera du 4/3 ou rien », « bon d’accord, ok ça va »…mais en même temps il se fait développer un outil qui coûte la peau des fesses, donc on pourrait le taxer d’un gars qui délire parce qu’il se prend pour…, mais en même temps il tourne dans un format absolument pas commercial, parce que y’a un rapport fond/forme encore, voilà quoi, c’est pour ça par exemple que quand je parlais d’une économie des moyens tout à l’heure, en même temps , je pense que quand on a quelque chose à dire, y’a une espèce de parité entre ce qu’on a à dire, ce en quoi ça correspond…y’a un intérêt social à ce qu’on a à dire, si c’est pour reproduire le énième film de baston, qui n’est qu’un clone des mille précédents, et qu’on va voir casser pour la millième fois 40 bagnoles et la fois d’après…Taxi 1 on en casse trois, Taxi 2 dix, Taxi 4 cent, parce que souvent il faut plutôt être logarithmique pour que les faits le fassent, sinon la lassitude fait que les courbes linéaires ne suffisent pas ! Vincent : c’est la surenchère… B.C. : c’est la surenchère, et donc on en revient à la mathématique de notre système, c’est le logarithme, heu…ce qui est intéressant, ce qui est en même temps le modèle de la mathématique des sentiments, y compris du chaud du froid, de la douleur, du bruit, c’est des logs hein, donc c’est des courbes non linéaires, pour faire 2 fois plus de bruit y faut 10 fois plus de puissance etc…en terme de perception, on est dans un monde qui pour produire de l’émotion doit consommer de plus en plus de façon délirante, eh faut arrêter, produire de l’émotion, y’a d’autres façon de produire l’émotion que de casser des voitures… Vincent : c’est sûr…Ok, ben je crois qu’on a à peu près fait le tour… de toute façon c’est une large question… Boris Claret m’invite à le recontacter au cours de mon travail et me donne quelques contacts. Il m’invite ensuite à regarder un de ses derniers films qui passe le weekend suivant sur France 3 Sud, ce qui l’amène à me décrire un peu plus ses rapports à la télé, entre autres dernières remarques : « M6 NOUS FAIT, EN PRIME TIME, 2H SUR L’ECO CONSTRUCTION, Y’A PAS LONGTEMPS » « EUX [LE SERVICE PUBLIC] NE LE FONT MEME PAS ! » B.C. : 26mn, c’est intéressant, là de façon très concrète, moi j’ai fait un travail de proposition à…notamment à France 3 depuis 3-4 ans, j’ai démarré par une série, nan un magazine régulier, je suis là dans le flou, même pas de réponse (rire) heu… une proposition de série documentaires 9X26, « heu oui c’est intéressant, c’est pas mûr on va voir heu…truc », la producteur me dit « on en revient à de l’unitaire, parce que je leur propose un 52 sur la question de l’éco construction, et ça finit en un 26, en contre-proposition qui dit ok mais en 26 et pour passage, qui suppose une totale réécriture de tout le projet ; ça m’a pas dérangé, moi tout d’un coup on nous offre entre guillemets 26mn de télé avec des moyens de qualité etc, je prends, je prends…alors bon peut-être que ça va être un peu touffu on va dire, mais apparemment les gens apprécient donc heu…mais ce qui veut dire que voilà, l’année d’avant, on me répondait « ah mais on fait déjà » et c’était les petites virgules de 2,30mn générique compris sur l’éco construction, y’en a une dizaine qui avaient été tournées entre MidiPyrénées et Languedoc-Roussillon hein, des petites virgules comme ça là, voilà, c’est 110 intéressant de voir que leur implication y’a 2-3 ans, c’étaient des virgules, hein, bon là ok, ils produisent un 26, heu…c’est déjà bien…heu, M6 nous fait, en prime time, 2h sur l’éco construction, y’a pas longtemps, à la M6, évidemment, formellement à la M6, mais ce qui est étonnant, c’est que le service public, notamment la 5ème, qu’on pourrait attendre avec ses missions sur ces registres-là, elle continue, et là on en revient à la question du documentaire, à nous acheter des discovery channel à la pelle, ces productions américaines totalement bidonnées, notamment dans l’animalier, qui me mettent alors là, ça me met en colère, ça me met en colère parce que justement quelque part y’a une dimension éthique dans le documentaire, et que pour moi le bidonnage systématique heu…c’est insupportable…en gros, j’ai vu un espèce de making of d’un vrai documentariste animalier, qui explique, ce gars qui filme ces espèces de bestioles qui se mettent debout dans la pampa là-bas… Vincent : les chiens de prairie ? B.C. : Oui voilà Isabelle : Les lémuriens non ? B.C. : Non non Vincent : Les mangoustes non ? Enfin un truc comme ça B.C. : Ca ressemble à ça voilà, dans un endroit très plat comme ça et en même temps qui nous fait un film sur comment il le fait. Bon, un an de boulot je veux dire tout seul paumé avec son 4 X 4 là-bas en train de faire un travail d’approche … Vincent : Ouais B.C. : …et tout d’un coup on comprend comment il obtient ses images et qui nous donne la clef. Je trouve ça magnifique. Tout d’un coup enfin, là ce jour là, j’ai compris quelque chose. C’est heu ben tout simplement : il se met à 300 mètres il filme, il fait tous ses plans d’ensemble, il, il…une semaine hein… il s’approche de moitié et il y repasse une semaine. Il s’approche de moitié et alors qu’est-ce qui se passe ? Au bout d’un moment, la maman dans son terrier s’aperçoit que quand lui il est là, les autres prédateurs sont pas là. Vincent : (Rires) B.C. : Et là on est dans de l’écologie. Ca devient donc un allié objectif… Vincent : Et oui ! B.C. : …Et au bout de trois mois, il est couché devant la porte du terrier, la maman sort du terrier avec les petits, elle lui laisse et elle va faire ce qu’elle a à faire. Vincent : Ah c’est fou ! B.C. : Voilà ! Il se l’est gagné, il se l’est gagné par le temps qu’il a offert à lui dire…et il ne bidonne pas, dans la mesure où ensuite il va raconter une histoire. Mais en vrai éthologue, qui l’a observé d’abord de loin donc il n’a pas voulu troubler la dynamique de qu’est-ce qu’il se jouait, donc son histoire il l’a écrite au téléobjectif à 300 mètres… Vincent: Ouais. B.C. : … Et ensuite pour les besoins de l’audiovisuel, il a besoin du gros plan heu de la maman qui sort du terrier, qui va utiliser…et évidemment quand il est devant le terrier et qu’elle lui confie ses petits, c’est clair qu’il a modifié la réalité observée, (rire) la caméra est totalement participante…il nous le masque pas parce que, sauf quand il nous fait un making of et là il nous parle plus de qu’est-ce que c’est le cinéma documentaire animalier, et c’est ça son sujet, mais quand il nous parle de ces bestioles, il a pas intérêt à nous dire, ça n’apporte rien qu’il nous explique comment techniquement il a pu obtenir ces images, c’est pas nécessaire, mais bon voilà, c’est quelqu’un qui s’est donné les moyens de sa compétence. Ce gars il va voir une chaîne, bon, c’est une pointure internationale, il y arrive, il va voir une chaîne et il lui dit « voilà j’ai un unitaire de 1h et quelque, que je peux vous décliner en 4550 », parce que généralement ils sont prêts à s’adapter hein, heu…voilà, je vous en livre un, merci, et la 5 lui dit « nan mais attendez, moi j’ai deux cases documentaires par jour… ». 365 jours par an, on enlève les dimanches, donc il me faut 700 documentaires animaliers par 111 an…Heu, « dehors ! », ou « si, je vous le prends », mais pour faire une belle spéciale quoi, alors qu’est-ce que je fais ? Je vais voir discovery channel, c’est une boîte qui a en mémoire des millions de rushs, et y’a des scénaristes, qui n’ont rien à voir avec des éthologues ou des écologistes, au sens de gens qui connaissent les animaux, qui écrivent des scénarios, généralement anthropocentrés, avec nos valeurs à nous, la jalousie, le ceci, le cela entre les singes et tout, voilà, ensuite on va dans la base de données, et là on bidonne, c’est-à-dire que j’ai besoin d’un guépard de droite à gauche en été dans la savane, hop, ensuite j’ai besoin de la gazelle, hop, et la magie du cinéma fait que on croit tous à la poursuite…Moi on m’y prend pas, j’ai même pas besoin du ralenti par exemple pour voir que c’est bidonné, c'est-à-dire que c’est même pas le même jour ni au même lieu, c’est juste un effet de montage… Vincent : ça c’est la question du montage et de la manipulation… B.C. : voilà, et à la fin ce gars, il leur manque 5 images, on leur fait un complément de tournage, qui va à son tour alimenter la base de données, et on a la capacité de produire du flux…mais le problème, alors sans parler de l’autre versant, c’est les pays de l’Est qui sont spécialisés dans les loups, les ours et les trucs comme ça, où les animaux sont tournés en cage, c’est tous des animaux en semi-liberté, nourris etc…où là vous vous dîtes « mais comment il a fait pour avoir le loup qui passe à 2cm de la caméra avec son air méchant », il fait rrrrrrrr !!! en passant, c’est bidonné complet, et qu’au générique, au lieu de marquer dresseur, on met « consultant animaux sauvages », en gros il n’y a aucun, il n’a même pas le travail préalable d’une réelle connaissance de ce dont on veut parler, mais à la limite, ça me dérangerait pas si ça se prétendait pas du cinéma documentaire, qu’on diffuse à nos gamins pour nous parler de « connaître la nature », parce que connaître la nature, c’est pas projeter nos valeurs, nos scénarios d’humains sur la nature pour ensuite regarder comment on nous montre des belles images et comment sont les animaux, et nous parler de relations sociales dans les animaux qui sont notre projection à nous et qui ne prennent même pas le souci entre guillemets scientifique, puisqu’on est dans un registre qui se veut de l’observation scientifique, de nous parler du réel…donc tout d’un coup quand on se sert du documentaire pour valider une image du réel, qui est un mensonge du réel, alors là, et qui en plus se met, au niveau commercial, à la même aune que le vrai documentariste animalier, qui s’est cogné un an d’approche pour arriver à observer ses animaux, et qu’on vend ça pour la même marchandise…et que le public voit ça à côté, pareil, pour lui c’est la même chose : le truc 100% bidonné qui nous déforme la réalité de la vie des bêtes, pour rester dans les grands classiques, heu, voilà, et c’est ça que diffuse la 5…et donc là je dis sur l’écologie notamment, ils font par leur boulot, ils font pas leur boulot parce que là politiquement, ceux qui ont pas compris qu’aujourd’hui on est confronté à un vrai gros problème, que y’a une vraie…que c’est plus des blagues quoi, je veux dire on…y’a une catastrophe annoncée, donc les gens qui, alors qu’ils ont la liberté de ne pas avoir l’audimat, de ne pas avoir soi-disant des annonceurs qui les bloqueraient, et qui ont des missions écrites (il martèle le mot) autour de ces valeurs là, qui ne les prennent pas heu…pleinement en compte et qui se débrouillent pour zapper quelque part, pour ne pas assumer leur responsabilité, moi je trouve ça vraiment déplorable quoi…et au final c’est M6 qui fait le boulot…alors on va pas reprocher à M6 de le faire à sa façon, eux à la limite ils sont tout à fait légitimes pour le faire à leur façon, ce qui me gêne, c’est que le service public lui ne le fasse pas à sa façon, c’est à dire dans ses missions…eux ne le font même pas ! J’exagère, on va toujours me trouver les 4 émissions qui heu…mais je veux dire ils devraient être en pointe là-dessus, et ils sont totalement en retrait heu…mais l’air du temps va les pousser, de toute façon, à partir du moment où ça devient un marché, et là on en revient à la question technologique, des deux options dont on parlait tout à l’heure…et c’est là où ça risque de devenir, très pervers, c’est-à-dire c’est là où ça commence à devenir un marché, évidemment qu’est-ce qu’on va favoriser ? L’approche technologique hein, parce que, ce qui me pose problème dans la maison de Yann Arthus Bertrand c’est que c’est Bouygues qui lui 112 fabrique sa baraque pas chère là, à 100 000€ hein, heu, bon, moi j’ai aucune confiance en Bouygues, pour ce qui est de nous, je lui confierais pas mon avenir écologique à Bouygues par exemple… « Y’A DE L’ORDRE DU TRAVAIL D’INVESTIGATION DANS LE DOCUMENTAIRE, Y’A DE L’ORDRE DU TRAVAIL DE LA RECHERCHE ET DE L’IMMERSION » « C’EST PLUS LA QUESTION DE L’INTENTION » Vincent : bien sûr…et par rapport à ça là, au documentaire animalier, ça pose le problème du montage, c’est quoi votre vision des limites du montage etc ? Jusqu’où on peut aller… B.C. : pour moi c’est plus la question de l’intention, et là on est dans l’indicible, quelqu’un qui…avec la base d’images de discovery channel, on doit pouvoir faire, si on a une intention entre guillemets, bon là on est dans les valeurs, ça veut dire quoi « noble » hein, mais disons éthique, moi aller piocher dans la base de discovery channel, parce que pourquoi me payer un avion aller-retour en Afrique pour aller filmer le énième léopard qui court dans la savane, si je l’ai ? Si mon objectif c’est ça, ça a rien à voir…ce qui m’intéresse quand même plus…non, y’a quand même une nuance, pour moi, le documentariste est aussi un chercheur, au sens scientifique du terme, et que quand moi je fais un film heu…sur la question des SDF, je suis aussi dans une interrogation personnelle comme un chercheur, et je veux chercher, je pose une question et j’attends des réponses, qui sont pas forcément complètes, entières, qui ne font que reposer de nouvelles questions, et que quelque part, y’a les chercheurs qui restent dans leur labo, et qui traitent des données collectées par d’autres, mais y’a aussi un type d’investigation qui implique d’être sur le terrain, et l’écologie des bestioles dont on parlait tout à l’heure, les espèces de mangoustes, heu si on va pas sur le terrain, c’est pas à travers les images faites par d’autres qu’on va comprendre. Donc y’a une espèce de dialogue entre le cinéma, enfin l’outil cinéma, qui d’abord doit savoir qu’il est participant, parce qu’au bout d’un moment, s’il n’a pas conscience du fait qu’il transforme le réel et qu’il se veut être un outil d’investigation, comme le physicien qui sait au bout d’un moment que le fait même d’observer une réaction atomique la modifie, s’il a pas conscience qu’il modifie, heu, il est à côté de la plaque, il va croire qu’il est là, comme s’il était pas là, sauf que, étant là, il modifie. Vincent : oui, c’est ce que je disais tout à l’heure avec les représentations… B.C. : heu, je crois que bon, déjà d’avoir cette conscience, ça nous offre une perspective, mais de toute façon, y’a de l’ordre du travail d’investigation dans le documentaire, y’a de l’ordre du travail de la recherche et de l’immersion, autour de questions qui peuvent être intimes, ou de questions qui traversent la société, et que ce travail suppose de s’y cogner hein, d’y aller, bon…Les plus beaux documentaires sont généralement produits par des gens qui ont une relation intime au sujet, alors toute la difficulté c’est d’avoir à la fois cette intimité, cette implication, et la distance hein, ET la distance… Vincent : oui parce que justement dans le livre que je suis en train de lire là, il donne un exemple d’un film qui est monté de trois façons différentes pour servir trois idéologies différentes. B.C. : absolument. Isabelle : Chris Marker… Vincent : ça doit être ça oui… Isabelle : oui, c’est remarquable… Vincent : donc ça dépend comme vous dîtes de l’intention… B.C. : ah ben oui, oui oui… Vincent : parce qu’après, avec le montage, on peut faire ce qu’on veut à peu près… 113 B.C. : absolument ce qu’on veut, et alors…ça c’est des valeurs, qu’est-ce qui fait que le spectateur perçoit de façon comme ça indicible une forme d’honnêteté dans l’intention… Vincent : d’où vient parfois la suspicion du public, à l’encontre du documentaire… B.C. : oui, mais ce qui est paradoxal, c’est que, il en a aucune à propos de la fiction hein, heu…Isabelle explique souvent, est-ce que vous avez déjà vu un défilé militaire américain ? Vincent : Moi ? non, non… B.C. : ça n’existe pas. Les Etats-Unis ne font jamais de défilé militaire comme nous le 14 juillet, les Russes etc…ils en ont pas besoin, c’est Hollywood, Hollywood a toujours eu comme co-producteur majoritaire l’armée américaine et la police… Comment on peut imaginer tous ces films où on voit ces avions, des F-16, des porte-avions, des bases militaires, des hummers, des tanks, des…tous ces soldats, ils sont tout simplement prêtés, comme co-producteur patenté, d’ailleurs prêtés, ça veut dire que… Isabelle : ils n’apparaissent jamais dans les génériques, c’est ça qui est génial, c’est le plus gros producteur d’Hollywood l’armée américaine, mais elle apparaît jamais… Vincent : ouais, c’est fou… B.C. : même pas en remerciement ! Mais le fait que un Etat paye de la logistique… « Top gun » (prend un exemple) combien ça coûte « Top gun » au contribuable américain? Je veux dire, faire voler des F-16, mettre des caméras dedans, au prix de l’heure d’un avion de chasse, se poser sur un porte-avions militaire, quand on a vu la qualité de ces tournages, les moyens mis en œuvre, je veux dire , on a bloqué le fonctionnement d’un porte-avions stratégique, en plus on prend le plus beau parce qu’il faut que ça le fasse quoi…hein (rires), on peut faire pareil avec la navette quoi, on peut réserver Cap Canaveral pour un tournage, et c’est cadeau ! Ca veut dire que clairement, l’armée elle fait pas ça parce que…y’a une contrepartie : la contrepartie, c’est le mot d’ordre véhiculé depuis le plan Marshall, c’est écrit dedans, « le cinéma américain contribue de façon prioritaire… », et donc il est inscrit que vous devez vous en faire tant par jour, c’est une prescription médicale là… (rires) On aurait pu se dire là il s’agissait de reconstruire l’Europe, la bouffe, l’industrie lourde, ET le cinéma…qu’est-ce qu’il vient faire là le cinéma, mais si, il est complètement à sa place…Heu, c’est écrit, je crois qu’il faut pas être naïf…et ça, par contre, comme les satellites qui lisent les plaques d’immatriculation, personne le remet en question ça…ça passe au quotidien, dans le flux quoi… (Boris Claret n’ayant plus rien à ajouter, je mets fin à l’entretien). 114 ANALYSE DE L’ENTRETIEN Ce premier entretien avec Boris Claret m’a permis d’éclaircir certains points de mes hypothèses de départ, de distinguer des choses que j’avais dans un premier temps abordées globalement et d’attirer mon attention sur de nouvelles explications aux phénomènes que je me propose d’étudier. Le plus révélateur de ces recadrages aura été la relativisation partielle d’un prétendu dynamisme actuel du cinéma documentaire, qui ne remet donc pas en cause l’objet de l’étude mais impose de voir les choses sous un nouvel angle, en ne généralisant pas autant le propos. En effet, Boris Claret a indiqué que la réalisation pratique de documentaires sur le terrain mais aussi et surtout les étapes périphériques de la production et de la diffusion des films faisaient face à toujours autant sinon plus de difficultés qu’avant. Il a dénoncé le pouvoir de censure des chaînes de télévision qui ne consacrent pas beaucoup de créneaux de diffusion aux films documentaires et sélectionnent donc très peu de films pour la constitution de leurs programmes. Boris Claret a cependant admis une certaine amélioration de la situation, ce qui montre que le point de vue d’une seule et même personne sur ce point peut varier durant le même entretien, d’où la nécessité de recueillir l’avis d’autres personnes sur un sujet qui semble difficile à cerner. Le réalisateur toulousain s’est appuyé sur la diffusion récente sur France 3 Sud d’un de ses propres films pour conclure à une présence plus importante des documentaires à la télévision. De manière générale la part de documentaires diffusés tend à augmenter, même si ce progrès apparent peut lui-même être relativisé. En effet, les films documentaires sélectionnés sont en général politiquement corrects et n’abordent pas de sujets délicats. Une large place est réservée aux documentaires animaliers du type « discovery channel », qui représentent pour Boris Claret la réalisation industrielle et sur commande de films destinés uniquement à satisfaire une demande et à remplir les créneaux documentaires. Il est donc envisageable que le documentaire devienne un simple investissement opportuniste de la part des programmateurs de télévision, un filon lucratif qu’il faut exploiter, au risque d’altérer la portée significative et le succès de ces films. Face à ces documentaires plutôt fades et consensuels, il est difficile pour les réalisateurs qui souhaitent traiter des thèmes plus sensibles de trouver auprès des chaînes de télévision des aides à la production, d’où l’importance selon Boris Claret (qui se range lui-même parmi ce type de réalisateurs) des structures alternatives de production. Ce dernier insiste sur le caractère souvent incontournable des moyens de production et de diffusion des télévisions, qui confèrent une 115 position hégémonique aux chaînes dans le processus de réalisation d’un film documentaire. Le rôle des petites structures associatives de production peut donc être justement de contrecarrer cette organisation dominante et de permettre à des projets plus alternatifs d’aboutir. Selon Boris Claret, un autre problème inhérent au fonctionnement même des chaînes de télévision réside dans la défense par ces entreprises audiovisuelles à travers leur programmation d’une solution technologique face à la crise écologique actuelle, au détriment d’une remise en cause plus profonde du système. Boris Claret oppose dans l’entretien les individus qui comptent sur le progrès technique pour nous tirer une nouvelle fois d’affaire et résoudre les troubles écologiques que nous avons nous-mêmes provoqués, aux partisans d’une refonte plus globale de l’économie qui permettrait de prévenir l’apparition de nouvelles crises écologiques. Les progrès dans la diffusion des documentaires écologiques à la télévision doivent donc être nuancés au regard du contenu des films proposés. A ce stade de l’analyse, il semble qu’il faille distinguer le travail approfondi et parfois dérangeant de réalisateurs locaux aux productions commerciales proposées par les chaînes de télévision. Selon Boris Claret, une autre distinction doit être faite entre ces films alternatifs à petits budgets et les grands documentaires écologiques qui ont remporté un vif succès ces dernières années et qui ne sont pas forcément représentatifs de la situation actuelle de ce type de cinéma. La plupart des documentaires ne remportent pas ce succès et suivent un processus de réalisation parfois laborieux. Cependant, la percée de ces quelques films révèle quand même selon Boris Claret une prise de conscience récente mais croissante du public à propos des thématiques écologiques. Le réalisateur explique cet accueil positif réservé au documentaire par la déconnexion de la réalité opérée par le cinéma de fiction, qui favorise l’expression à l’aide du documentaire d’un autre point de vue plus juste et authentique. Toutefois, la séparation des rôles entre documentaires et fictions ne doit pas être trop tranchée. Durant l’entretien, Boris Claret a fait référence à plusieurs fictions qui portent également un message écologique très réaliste, comme si l’éveil à ces problématiques dépassait les frontières entre les genres cinématographiques. Cependant le ciné documentaire reste le plus adapté pour se faire l’écho de la réalité des problèmes écologiques actuels. Par ailleurs, Les polémiques qui ont suivi la sortie du Cauchemar de Darwin ou de Home sont une preuve de la portée que peuvent avoir ces films auprès du public. Il sera donc intéressant à la suite de cet entretien avec Boris Claret d’approfondir l’étude de ces polémiques, non pas pour leur intérêt propre mais pour découvrir 116 le rôle et l’impact de ces films qui sont à l’origine de telles polémiques. Il faudra pour cela garder en mémoire les distinctions faites par Boris Claret entre d’une part les documentaires diffusés à la télévision et les films plus modestes qui n’ont pas de tels débouchés, et d’autre part entre ces mêmes documentaires alternatifs et les grands succès médiatiques qui ont tendance à occulter le reste de la production. 117 ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS CARON 13/07/2009 118 PRESENTATION DE L’ENTRETIEN AVEC FRANCOIS CARON Il m’a paru intéressant de profiter des vacances d’été pour me rendre au Festival International du Documentaire (FID) du 8 au 13 juillet à Marseille. Le FID est en effet un des rendez-vous les plus importants pour les professionnels du documentaire en France et présentait cette année … films répartis dans … catégories de compétition. Il était donc relativement incontournable de faire l’expérience d’un tel événement, pour saisir l’atmosphère présente autour du genre documentaire et côtoyer des professionnels, dans le but de réaliser des entretiens ou au moins d’échanger des contacts. A l’issue de la projection de son film « Mexique sud, Terre révolutionnaire », j’ai fait la rencontre du réalisateur François Caron, qui m’a proposé un entretien dans la journée. Cet entretien était l’occasion de tester de nouveau les problématiques soulevées par mon sujet et de questionner les données recueillies lors de mon premier entretien avec Boris Claret à Toulouse, en faisant réagir François Caron sur certaines des idées avancées par le réalisateur toulousain. Cette confrontation d’idées s’est révélée intéressante, dans la mesure où, nous le verrons dans l’analyse de cet entretien, les deux réalisateurs n’ont pas le même parcours et ne réalisent pas le même type de films. J’ai d’ailleurs dû m’en tenir avec François Caron à des questions générales sur l’approche médiatique du documentaire et la réalité actuelle de ce genre cinématographique, puisque ce dernier ne réalise pas de documentaires sur le thème écologique et s’intéresse à des sujets plus directement politiques. Il n’était donc pas envisageable d’aborder avec François Caron les thèmes plus spécifiquement écologiques que j’avais débattus avec Boris Claret. Cette différence de style a conduit François Caron à relativiser certaines affirmations de Boris Claret, ce qui est intéressant dans l’optique d’un travail de recherche et d’une mise en perspective critique des données. Cependant, les deux réalisateurs ont montré une réflexion relativement similaire sur les principaux thèmes abordés, c'est-à-dire le succès actuel du cinéma documentaire, les difficultés des réalisateurs au quotidien (et le rôle important de la télévision dans la production des films) et enfin l’instrumentalisation du thème écologique au cinéma, documentaires et fictions confondus. L’orientation de la discussion avec François Caron n’a pas été une tâche facile, car nous avions certaines expériences (notamment nos voyages au Mexique), certaines idées et certains 119 goûts en commun, ce qui a contribué à instaurer une atmosphère d’entretien très amicale. La conversation avait donc tendance à dévier sur nos goûts cinéphiles ou notre rapport au Mexique et j’ai dû plusieurs fois revenir aux points que je souhaitais aborder. 120 ENTRETIEN AVEC FRANCOIS CARON Vincent: oui, déjà pour commencer j’aurais bien aimé comme d’habitude voir un peu ton parcours tout ça, ce que t’avais fait pour arriver au documentaire… François Caron (FC): Ouais. Vincent: et pourquoi les projets sur le Mexique et tout ça… FC: d’accord. Vincent: et puis après j’aurai d’autres questions en rapport plus avec le documentaire luimême, mais déjà pour commencer ça… « moi j’ai pas fait d’école, j’ai pas fait la FEMIS […] moi mon parcours il est plus autodidacte » FC: alors moi mon parcours en fait il a été…l’université : archéologie, histoire de l’art, renaissance italienne, art contemporain…jusqu’en licence…j’ai commencé une maîtrise que j’ai arrêté et là j’ai commencé une maîtrise de cinéma. Vincent : de ? FC: cinéma. A Paris 1 Panthéon Sorbonne. Maîtrise de cinéma. Et puis après bah heu après stage, stage en labo, stage à l’ancienne heu…comment on appelait ça…tu sais, l’ancienne télévision française heu merde, c’était la SFP, ancienne SFP, formation en montage, en bande montage 35, juste avant que ça s’arrête. (Intervention de la serveuse) FC: juste avant que le montage virtuel commence… (Paiement des consommations) Vincent: Oui? FC: voilà donc période universitaire et…oui, au début l’archéologie en fait, à la fac de Dijon, qu’est considérée comme la meilleure fac d’archéologie en France, archéologie grecque, romaine et gallo-romaine, et puis en fait moi je voulais dès le départ faire du cinéma, des films de fiction, au début je pensais pas vraiment au documentaire. Moi je viens d’une famille d’ouvriers agricoles… Vincent: justement c’est-ce que j’allais dire, est-ce que tes parents…Pas du tout en fait? FC: Pas du tout, donc en fait comme je me sentais un peu heu…fragile au niveau des connaissances, c’est souvent le cas des fils d’ouvriers heu, tu te sens un peu moins malin que les autres, un peu moins cultivé que les autres… Vincent: oui je comprends ça, moi c’est un peu pareil, moi c’est plus paysans mais c’est un peu la même chose… FC: ben en fait mes grands-parents étaient des paysans, du côté de ma mère c’était même des métayers, les paysans sans terre tu sais? Vincent: oui. FC: et du côté de mon père heu c’était des heu artisans/paysans, mon grand-père paternel a fini en fait tourneur sur bois et sculpteur sur bois…en fait le mot Caron vient de « Charon »…tu sais ce que c’est les Charons au Moyen-âge, en fait c’était ceux qui construisaient les charrettes. Vincent: c’est bien, tu sais d’où vient ton nom au moins toi… FC: Ouais…mais moi l’histoire, c’est mon plaisir, c’est mon passe-temps c’est tout…J’adore ça. Vincent: oui moi aussi j’aime beaucoup, ça me manque souvent d’ailleurs à l’IEP… FC: c’est absolument pas, comment dire, un travail pour moi tu vois, c’est un plaisir littéral quoi… 121 Vincent: moi pareil, d’ailleurs au Mexique j’avais vraiment des profs supers et aller en cours d’histoire avec eux, c’était vraiment génial…ils avaient en plus des connaissances heu…des personnalités très singulières, très attachantes. FC: Y’a plein de profs d’histoire qui souvent sont géniaux…Heu et donc voilà oui, tout ça pour te dire que j’ai fait des études assez longues parce que je pensais qu’un mec comme moi, venant d’une famille comme ça, avait besoin de se former…de prendre des choses, de se bourrer le crâne de choses. En même temps, heu je dois reconnaître que je regrette absolument pas, parce que ma formation en archéologie, après en histoire de l’art, en peinture, en musicologie et après en cinéma évidemment… Vincent: ça a dû te donner une approche assez complète des choses non? FC: ça me sert énormément, énormément maintenant…Et je vais te dire, je sais pas si tu as fait attention mais le film que tu as vu ce matin, il est fait en 4/3 mais il est recadré. Vincent: alors après moi techniquement en cinéma j’y connais rien… FC: nan tout simple, t’as une bande noire en fait tout autour, parce que je voulais que ça ressemble à une toile, à des tableaux. Les nombreux plans fixes en fait je voulais que ça ressemble à des tableaux, ma volonté c’était de faire de la peinture en fait…C’est-à-dire des plans fixes qui ressembleraient à des toiles… Vincent: ça par contre on sent qu’il est assez travaillé le film esthétiquement. FC: ouais? Vincent: ouais ouais, on voit carrément un souci du détail dans les plans, les cadrages tout ça… FC: (en même temps) c’était ma première volonté…pour plusieurs raisons… Vincent: plus que les documentaires d’habitude d’ailleurs, parfois c’est assez brut… FC: moi je voulais un minimum de mouvements de caméra… Vincent: c’était donc ton premier film, nan t’avais fait celui sur la Virgen de Guadalupe et après t’as fait celui-là? FC: c’est ça, en fait j’en ai fait un autre avant, mais en fait j’ai fait plein d’autres choses avant, mais avec d’autres gens. Vincent: d’accord…mais dans le documentaire aussi? FC: en documentaire j’étais deuxième caméra sur des documentaires, sur des reportages, de manière générale je fais des institutionnels avec mon matériel, avec le matériel qui m’a servi à faire ce film, je fais des institutionnels pour les Echos…le grands patrons, les grands fumiers de la finance et de l’industrie tu vois…à Paris et puis ben ça me permet de pouvoir bouffer un peu tu vois, parce que ce film là en fait il a été fait complètement à l’arrache… Vincent: justement, on en reparlera après… FC: on en reparlera après? Vincent: mais je voulais aborder ça un peu avant. FC: donc voilà en fait ce qui s’est passé après l’université j’ai fait ces stages, stages en labo à la SFP tout ça et puis je suis devenu assistant technique sur avid, assistant monteur, monteur, mais jamais professionnel en monteur, j’veux dire j’ai monté des choses, mais pour des réalisateurs de la FEMIS par exemple et après j’ai monté des reportages, des clips vidéos, des concerts à l’Olympia et qui partaient généralement pour …je travaillais beaucoup à un moment pendant trois ans pour la télévision ivoirienne, sans être jamais allé en Côte d’Ivoire mais, c’était un Ivoirien qui vivait à Paris, on est devenu amis, on travaillait beaucoup ensemble… Vincent: c’est éclectique donc… FC: très éclectique. Mais c’est ma volonté dès le départ… Vincent: ouais pis quand t’as un peu touché à tout dans la formation t’as envie une fois que tu t’y mets en pratique de toucher un peu à tout aussi, c’est logique. Moi c’est un peu pareil, enfin c’est complètement différent l’IEP mais c’est très général aussi et c’est souvent mon 122 problème, je suis attiré par plein de trucs et je me dis à la sortie ça risque de bifurquer un peu, je sais pas, tenter un truc par ci, tenter un truc par là… FC: moi je pense qu’il faut essayer de se roder à tout, rencontrer plein de sortes de gens, je pense que ça te blinde pour après…c’est mon idée, après chacun voit… Vincent : ça se défend… FC: moi j’ai pas fait d’école, j’ai pas fait la FEMIS, pourtant j’ai passé six mois à travailler avec des étudiants de la FEMIS dans les salles de montage, mais je l’ai pas faite…et quelque part…alors évidemment, si j’avais fait la FEMIS je dirais que c’est bien de l’avoir fait…mais moi je regrette pas de pas l’avoir fait, parce que voilà moi mon parcours il est plus autodidacte au niveau de la profession pure quoi, et j’en ai chié, je continue à en chier, mais je dirais tu vois par exemple, pour aborder les gens pour les sujets, je trouve que t’es plus humble, tu sais mieux la valeur du travail, rien n’a été facile et les gens en face en fait ils te reconnaissent… Vincent: le travail normalement ça paie toujours…j’espère! FC: ouais, ouais…oui le travail ça paie toujours…donc j’ai fait tout ça au niveau de la caméra, mais en fait j’ai été assistant monteur pendant…je sais plus, six ans, dans une boîte qu’est fermée maintenant, qu’était à Boulogne, qui s’appelait artistique image et… qui…où y’avait du montage image, du montage son: avid, protools…mixage heu…dolby et bruitage et enregistrement de musique, c’était un endroit génial parce que t’avais plein de sortes de gens qui venaient, et dans cette boîte j’étais à la fois assistant technique et assistant monteur, ça a été un calvaire, j’ai été très bien payé mais à quel prix quoi… Vincent: oui, logique quoi… FC: en fait très souvent je dormais sur place, je dormais là-bas… Vincent: ah ouais carrément? FC: ah ouais, c’était non stop, ça travaillait jour et nuit…t’avais des jeunes réalisateurs qui venaient monter leurs films la nuit dans cette boîte. Et mon premier documentaire personnel, pour moi, mon premier travail sur la Virgen de Guadalupe, je l’ai monté là-bas. Dès le départ en fait quand je suis rentré dans cette boîte, le patron a regardé mon CV, m’a dit « est-ce que tu te sens d’attaque? », je lui ai dit oui, la première question que je lui ai posé, c’est « d’accord vous me prenez je sais que ça va être dur, je veux un salaire relativement conséquent, intermittent aussi, après est-ce que vous acceptez que je travaille aussi mes projets personnels sur les machines, dans la société? ». Le mec m’a dit « pas de problème », complètement open, « je suis même content que tu veuilles faire ça », heu…« c’est la preuve que t’es engagé, que tu veux travailler là-dedans, c‘est très bien», donc heu…j’ai sur-exploité (rire) le matériel qu’il y avait en place! J’ai même acheté mon matériel de tournage par cette société… Vincent: d’accord. FC: …en troquant en fait mon salaire contre le matériel que j’achetais à mon nom, neuf et à 50 % du prix. Donc en fait, professionnellement j’ai plutôt commencé par le montage image, le montage son j’ai jamais touché, et à partir du montage image, j’avais beaucoup de photos aussi, j’ai commencé la photo vers 15-16 ans en argentique, avec mon laboratoire et je développais mes photos. Je faisais que du noir et blanc. La photo c’est très important pour moi, ça le reste toujours. Pour moi la base c’est la photo. En tout cas plus exactement dans la ligne pour moi y’a la peinture, le cadre de la peinture, la photographie et le cinéma, pour moi c’est une lignée. Evidemment, avec le cinéma t’as la musique, le son, le montage tout ça, mais pour moi c’est une ligne, un cadre, c’est une fenêtre…et donc quoi te dire de plus…depuis que je suis plus intermittent parce que, très difficile de passer d’assistant quelconque à la réalisation, parce que t’as pas fait d’école, t’as pas de réseau, les gens que tu connais dans ce milieu ils te connaissent tous comme un assistant, au mieux comme un monteur et…au « moins mieux » comme un assistant monteur, donc heu…t’es tout de suite regardé, en fait tout le monde t’attend au tournant…En plus t’es pas du sérail, t’as pas papa/maman qui 123 travaillent dans le milieu, ni tonton ou tata, t’es un fils d’ouvrier, t’es déjà engagé politiquement, t’ouvres un peu trop souvent ta gueule, donc tout le monde t’attend au tournant et personne te fait de cadeaux quoi…ce qui fait que…très rapidement, on m’a plus appelé du tout pour les boulots d’assistant monteur. « Kurosawa pour moi, c’est le réalisateur qui déclenche tout quand je suis gamin » Vincent: et le fait d’être au Mexique, ça t’as pas un peu éloigné de tout ça, c’était pas mieux non? FC: ça, c’est autre chose, le Mexique ça c’est…heu…y’a eu mon travail professionnel d’un côté, mon expérience professionnelle, et le Mexique en fait c’est arrivé parce que moi évidemment je voulais aller à Paris, parce que c’est la ville du cinéma, c’est la ville mondiale du cinéma et ça le reste pour l’instant, je considère que c’est effectivement la ville où on projette le plus de films au monde, différents, c’est la plus grande variété de projection de films au monde, donc pour moi c’était, même si je suis picard et que j’aime pas trop les parisiens, j’avais pas le choix, fallait vraiment aller à Paris. Les deux premières années, quand je suis arrivé à Paris, j’étais étudiant à la fac, je bouffais à peu près entre deux et quatre films par jour…j’allais à la cinémathèque, au forum des images aux Halles. Les deux premières années, j’ai dû voir je sais pas…un bon millier de films quoi, tous les classiques: Bergman, Tarkovski, Truffaut, Godard heu…mais surtout les Russes et les Japonais, Kurosawa là c’est…pour moi Dersou Ouzala, quand j’ai fait ce film là, je pensais à Dersou Ouzala… Vincent: Dodes Kaden… FC: Dodes Kaden, ouais…Tout les Kurosawa, y’en a pas à jeter, je les ai pas tous vus, y’en a encore que j’ai pas vus. Vincent: moi non plus… FC: mais je pense en avoir vu les ¾, et pour moi c’est la référence, Kurosawa, et Truffaut hein…faut pas oublier Truffaut avec l’Enfant sauvage, l’Enfant sauvage pour moi est vachement important. Mais Kurosawa pour moi, c’est le réalisateur qui déclenche tout quand je suis gamin, un jour j’ai vu avec ma mère tout petit Les sept samouraïs, j’ai toujours pas oublié Les sept samouraïs… Vincent: j’ai toujours pas vu celui-là…J’ai vu Ran mais j’ai pas vu… FC: Les sept samouraïs est vachement important, parce que c’est sept samouraïs qui vont prendre… Vincent: qui vont inspirer les Américains en plus. FC: Ouais pour Les sept mercenaires, mais c’est la même histoire d’ailleurs, mais au niveau de la réalisation ça n’a strictement rien à voir, mais Les sept samouraïs, ce qui est véritablement touchant c’est que les samouraïs étaient des mercenaires en fait à la solde de l’élite, des grands seigneurs de guerre, donc ils vendaient leurs services. Vincent: les shoguns… FC: les shoguns et donc là c’est un village de paysans qui se fait attaquer chaque année… Vincent: et qui embauche des mercenaires… FC:…voilà par des bandits et les bandits ruinent le village chaque année, volent les récoltes et les paysans savent pas se battre donc ils viennent implorer comme ça… Vincent: les samouraïs… FC: un vieux samouraï, un très vieux samouraï et le très vieux samouraï est devenu un sage en fait, un philosophe et il est touché par l’humilité du paysan et sa faiblesse, son impossibilité à se défendre et il se laisse convaincre par le paysan. Ce qui est totalement anachronique, ça n’a jamais existé, c’était dans l’idée de Kurosawa. Parce que Kurosawa en fait a fait partie d’un mouvement d’extrême gauche, il était communiste révolutionnaire. Vincent: ah ouais, je savais pas ça… 124 FC: avant d’être réalisateur, et il a été engagé en fait, il est rentré en clandestinité pendant deux ans. Comme révolutionnaire communiste, il voulait déclencher, il faisait partie d’un mouvement très minoritaire au Japon, il voulait déclencher la révolution prolétarienne communiste au Japon et il est resté deux ans en clandestinité et il a failli mourir parce qu’il était tellement clandestin que plus personne ne savait où il était, il était totalement planqué, et il est tombé gravement malade et il s’est retrouvé tout seul, personne ne savait où il était, il pouvait plus sortir, il avait plus de forces pour sortir et il a failli y rester, il a failli mourir…et d’extrême justesse il a réussi à s’en sortir, il est sorti de la clandestinité, et il est devenu cinéaste parce que son grand frère s’est suicidé. Et son grand frère était un pianiste du cinéma muet japonais, et quand le cinéma est passé au sonore, toute la profession des pianistes du muet a croulé, donc ce frère Kurosawa s’est retrouvé au chômage, il a pas pu s’adapter, il a pas trouvé d’autre boulot…tellement fier, c’était une famille de samouraïs les Kurosawa, le père était samouraï, le grand-père était samouraï, c’était une grande lignée de samouraïs et l’honneur etc, le grand frère s’est suicidé et le petit frère en fait évidemment a été complètement bouleversé par le suicide de son frère et a voulu rendre hommage à son frère, en faisant du cinéma… Vincent: c’est beau comme histoire, très japonais… FC: c’est génial, moi je te conseille Comme une autobiographie, c’est le seul bouquin qu’a écrit Akira Kurosawa, c’est aux éditions des cahiers du cinéma, c’est un petit bouquin comme ça (me montre l’épaisseur d’un geste) et il raconte sa vie de l’enfance jusqu’au…si je me souviens bien cinquième ou sixième long métrage… (temps d’arrêt pendant lequel je note les références du livre) FC : Un jour Kurosawa rencontre Renoir dans un festival. Il parle avec Renoir et Kurosawa lui dit « écoutez, j’ai vu que vous écriviez votre autobiographie, je suis très embêté parce que y’a plein de jeunes (ils étaient vieux tous les deux hein, c’était vraiment des papis tous les deux) et heu…voilà je suis très embêté parce que y’ a plein d’étudiants, de jeunes qui me demandent de raconter ma vie, de savoir comment ça a débuté, comment j’ai fait, comment j’ai été formé etc…et heu…Kurosawa en fait, dans la tradition japonaise en tout cas à l’époque, il était très malvenu de raconter sa vie, ça rentre pas dans les canons de l’aristocratie japonaise et surtout samouraï de déballer sa vie privée etc… Vincent: oui, je sais ça… FC: assez mal vu, mais il a quand même demandé conseil à Renoir, et Renoir l’a convaincu en fait, en fait lui avait pensé pendant longtemps la même chose, que il s’était mis à écrire parce qu’il pensait effectivement que les jeunes avaient besoin de cette expérience, ils avaient besoin que des vieux comme eux racontent leur expérience pour les aider, pour les soutenir, pour heu…en quelque sorte les encourager et que justement ils ne se découragent pas. En racontant que c’est évidemment extraordinairement dur de faire des films. Et donc Kurosawa s’est laissé convaincre et a dit « ok d’accord je vais le faire », et il a écrit ce bouquin jusqu’au moment où il interrompt le bouquin, tu le liras tu verras, il explique pourquoi il arrête d’écrire, c’est absolument génial, c’est prodigieux. Documentaire et fiction : « les frontières sont complètement poreuses » Vincent: Alors, pour en revenir au documentaire, juste je te présente un peu mon sujet, au départ en fait, je suis partie de l’idée des grands films du type Cauchemar de Darwin, Home tout récemment, Home c’était très intéressant pour moi. FC: que j’ai toujours pas vu… Vincent: Moi non plus je l’ai pas vu mais la polémique en tout cas était intéressante, bref de 125 tous ces films qui ont eu du succès et heu…en ce moment du coup c’est un peu la mode de parler d’un engouement pour le cinéma documentaire, d’un rebond du cinéma documentaire, tu vois? FC: ouais. Vincent: Bon je te dis ce qu’il en est, sans juger pour le moment, et je me suis dit que ça serait intéressant de confronter ça à la réalité, de voir si on pouvait vraiment parler en ce moment d’un tel succès du cinéma documentaire et heu…donc voilà je voulais un peu savoir ce que t’en pensais d’abord généralement là-dessus heu…en confrontant un peu avec ton expérience, voilà quoi. FC: Heu franchement je sais pas si c’est si nouveau que ça. Vincent: ben justement, c’est ça qui est à débattre. FC: Moi, très sincèrement, quand les frères Lumière font leurs premiers films, les tous premiers films de l’histoire du cinéma, c’est du documentaire. Vincent: hum… FC: Le tout tout tout premier film… Vincent: la sortie d’usine… FC: la sortie d’usine, tu sais que y’a trois versions différentes, Vincent: ouais, j’ai lu le bouquin de Guy Gauthier… FC: d’accord, donc tu sais que la toute première version elle est complètement improvisée, les deux autres versions vont être mises en scène Vincent: oui, oui… FC: donc déjà les trois premiers films de l’histoire du cinéma, ils sont exactement cadrés de la même manière, t’en as un qui est un documentaire et le suivant c’est une fiction. Vincent: Nanouk qui a été refait c’est la même chose… FC: Ouais, donc heu…documentaire moi je sais pas, c’est un vaste débat mais je crois que c’est un peu un débat stérile. Vincent: hum hum… FC: c’est mon point de vue hein, mais y’a beaucoup de films, tu regardes les films de Rossellini, toute la…on va dire la nouvelle vague italienne après la seconde Guerre Mondiale, Rossellini, Riz amer c’est 80% documentaire… Vincent: donc pour toi, non seulement le documentaire aurait toujours eu un peu du succès mais en plus il aurait souvent été mixé avec la fiction en fait… FC: pour moi oui, après ça dépend de qui on parle évidemment, si on commence à parler de Griffiths ou de Eisenstein, là on n’est plus du tout dans le documentaire, c’est du studio, tout est bien cadré, c’est super mis en scène. Vincent: Même contemporainement, Winterbottom, des choses comme ça c’est du docufiction quoi… FC: bah, regarde le… Vincent: Watkins aussi… FC: ah ouais, Peter Watkins c’est génial ouais, mais regarde même le Ken Loach… Vincent: oui, c’est vrai… FC: Ken Loach c’est énormément d’improvisation, regarde heu l’autre là, Shadows, Une femme sous influence heu…Cassavetes Vincent: ah oui? Ça non je connais pas… FC: ah essaye de voir les films de Cassavetes, John Cassavetes ils sont sublimes, c’est un réalisateur sublime, et je pèse mes mots et heu…essaye de regarder surtout Une femme sous influence, dès le départ en fait ce qu’il fait John Cassevetes, il a un scénario… Vincent : ça s’écrit comment Cassavetes? FC: C-A-S-S-A-V-E-T-E-S, comme ça se prononce, un Américain d’origine grecque, qui a développé son cinéma à Hollywood mais complètement en parallèle, son premier film est 126 monté dans son garage, avec ses amis. Tous ses acteurs, Peter Falk était un acteur de John Cassavetes, c’était un acteur également John Cassavetes, et la totalité des gens qui travaillent sur ses films sont ses amis. Gena Rowland c’est sa femme. Et c’est vraiment un groupe, c’est une tribu en fait. Et si tu regardes bien ses films, mais lui en a parlé plusieurs fois, dans même des entretiens filmés des fois. Y’a un entretien filmé de John Cassavetes qui est génial, cinéma de notre temps ou cinéastes de notre temps je sais plus, où il dit que voilà, il met les acteurs et les actrices dans une situation, et il faut pas qu’ils la jouent mais qu’ils la vivent, et très souvent en fait ça glisse soit vers une joie intense, un plaisir intense, beaucoup d’alcool, soit des moments comme dans une femme sous influence, en fait c’est une femme qui tout doucement a tendance à glisser vers la folie, et en fait, quand tu regardes le jeu de l’actrice, ça peut pas être construit, ça peut pas être prémédité. Il les filme à chaud, il les pousse à bout, il les pousse, il les pousse, il les pousse, il les pousse et il attend que ça déborde… et il filme. Donc en fait, en quelque sorte, ça a encore à voir avec le documentaire pour moi. Vincent: de toutes façons c’est un courant qu’on retrouve souvent enfin j’ai lu pas mal de trucs là-dessus, sur heu y’a pas de différences entre docu et fiction, y’a de la réalité partout. Je sais plus qui c’est qui a dit là « filmer la réalité avec les outils de la fiction » ou l’inverse je sais plus quoi « filmer la fiction avec les outils de la réalité », tout ça se confond. FC: oui, bien sûr. Les frontières sont complètement poreuses. Vincent: non mais c’est donc intéressant d’avoir ton point de vue parce que heu…justement des fois on peut retourner le sujet comme ça. FC: oui, y’a plein d’exemples. Après, ce qui est sûr c’est que un autre réalisateur que j’adore, comme tout le monde, enfin je veux dire tout ceux qui veulent faire des films adorent Hitchcock. Hitchcock par exemple n’a rien à voir avec le documentaire. Tout est mis en place et c’est comme Fritz Lang. La caméra elle est là, tout est mesuré, tout est calculé, même à l’écriture, story-boardé, la caméra elle est là, elle est pas un mètre à côté, elle est là! Tout le cadre est pensé, toutes les lignes sont pensées, tous les jeux d’acteur sont hyper théoriques en fait. Tout est répété tout est…donc heu c’est plus ou moins je dirais tu vois enfin… Vincent: oui oui, ça dépend après des auteurs et de leurs façons de faire. FC: voilà d’ailleurs même moi dans mon film des fois je me suis amusé, je sais pas, t’as dû le remarquer puisque c’est ton sujet mais… y’a des fois en fait ça tourne vers la fiction mon film, mais au montage. Vincent: ouais parce qu’après avec le montage tu peux faire ce que tu veux… FC: moi j’ai fictionné avec le montage, pas au moment du tournage. Au moment du tournage, oui je choisi l’environnement, je choisi le cadre, le décor etc… l’ensoleillement heu… Vincent: parce qu’au moment du tournage aussi le fait de détourner comme ça, c’est aussi une question d’intégrité avec les gens avec qui tu tournes et de pas les tromper aussi. FC: de pas les tromper. Vincent: On peut faire au montage ça va, parce que ça peut donner un effet mais le faire au tournage c’est autre chose parce que tu es face à des gens et tu peux pas forcément les manipuler comme ça. FC: ah non, non…. Vincent: y’en a qui le font d’ailleurs, genre Moore… FC: ça dépend, c’est-à-dire que par exemple… Vincent: après c’est une question de déontologie personnelle… FC: … Lino, le fils de républicain espagnol, tu sais celui avec des lunettes là… Vincent: ouais celui qui se dit venu de l’exil là… FC: voilà c’est un enfant d’exilé, un enfant de républicains espagnols. Sa mère était anarchiste. Vincent: ouais à la FAI (rire) FC: Lui par exemple c’est un citadin. Il est né à Mexico et il a un caractère totalement citadin, 127 il est architecte… Vincent: dessinateur… FC: il est vraiment hyper citadin. Il a rien à voir avec le monde paysan lui. Lui c’est un magoniste. C’est la théorie anarchiste, mais lui par exemple je l’ai mis dans un cadre naturel. Je voulais, il était hors de question que je le filme en ville. Vincent: d’accord ouais. FC: donc heu, Lino Muños lui je l’ai tanné pour qu’il vienne dans l’état de Morelos, parce que je voulais qu’il soit dans un environnement naturel. Donc tu vois, tu manipules autant que tu peux. Après sur d’autres gens par exemple, l’autre paysan avec son chapeau… Vincent: celui qui est en train d’arroser… FC: voilà qui répand son insecticide là… Vincent: ouais (rire) FC: lui Domingo Patcheco lui par contre impossible de… c’est impensable… Vincent: de l’amener en ville (rire) FC: non mais tu vas pas voir un mec comme ça, un paysan en lui disant…enfin, tu connais le monde paysan comme moi quoi, tu vas pas voir un paysan comme ça et lui dire « est-ce-que vous pouvez venir à telle heure, à tel endroit dans le kiosque du village ou devant l’église? » Il viendra pas. Jamais. Il te dira « si si bien sûr » mais il viendra jamais. Donc à quel moment vous travaillez, à quelle heure, à quel endroit. Il te répond. « Est-ce que vous voulez, est-ce que vous acceptez de répondre à quelques questions? » « Oui mais pas longtemps hein…Dix minutes hein parce que j’ai autre chose à faire hein. J’ai du travail moi… » Vincent: ouais, par contre ça après quand tu leur parles, généralement les dix minutes elle sont vachement longues (rire). Ils te disent ça, mais en fait quand tu les lances après ils peuvent te parler… FC: si le sujet les intéresse. Vincent: voilà, si tu les as touchés FC: ouais, y’a manière et manière de les prendre aussi. Les paysans tu ne peux pas, et d’ailleurs c’est très bien comme ça, tu ne peux pas les brusquer. Faut leur laisser le temps et tu te soumets à leur temporalité, sinon tu n’as rien d’intéressant. Simplement. Succès du documentaire : « pour moi ça tient au sujet » « matériellement, concrètement, je pense qu’il est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui » Vincent: Hum, alors par contre ce succès médiatique du documentaire aussi je me demandais, je voulais savoir en tout cas si ça correspond dans la réalité du processus de réalisation tout ça à plus de facilité, est-ce que d’après toi le fait qu’on en parle plus maintenant veut vraiment dire qu’il y a plus de production et que c’est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui qu’avant…Parce que toi par exemple j’ai l’impression que tu rencontres des difficultés, tu disais ce matin la production tout ça, c’était pas évident, voilà, est-ce qu’en ce moment c’est plus facile qu’avant et que c’est pour ça qu’on en parle ou pas ? FC : Pour moi ça tient au sujet. Dans mon cas, dans le cas précis de ce film ça tient au sujet. C’est que la majorité des producteurs, voire la quasi-totalité des producteurs, en France, viennent de la haute bourgeoisie et les discours anarchistes pour eux sont intolérables…y’en a qui me l’ont dit hein…j’ai rencontré une vingtaine de producteurs là en quatre ans, y’a carrément des producteurs qui m’ont dit « ton film je le prends, je te paye tout, je te donne tes heures » et tout ça, « mais tu m’enlèves tout les textes anarchistes ». Vincent : c’est dingue quand même, parce que le zapatisme c’est autre chose, c’est pas comme si c’était un pamphlet anarchiste, c’est quand même un mouvement reconnu 128 maintenant, avec tout le bruit qu’il y a eu autour, c’est quand même un mouvement dont on accepte de parler, c’est pas comme si on parlait de l’obscur brigand anarchiste de… FC : oui (ne cesse d’acquiescer pendant ma remarque), oui, mais si tu veux, la base du zapatisme historique c’est la volonté d’autonomie, d’autonomie des villages qu’on aurait formés en communes, c’est une volonté d’autonomie. L’autonomie, c’est la base de l’anarchie, les anarchistes ne parlent que de ça, que ce soit Proudhon, Kropotkine, tous, les Russes, les Français, les Espagnols, la base de l’anarchisme c’est l’autonomie, et l’autonomie sur plusieurs niveaux : c’est l’autonomie individuelle, intellectuelle, l’esprit critique et tout ça doit naître de l’autonomie intellectuelle de l’individu, après l’autonomie économique, posséder les moyens de production etc…c’est l’autonomie économique, et après l’autonomie on va dire carrément au niveau général dans un pays : pas d’Etat central. Pas d’autorité et pas d’Etat central. Donc le zapatisme intrinsèquement, dès l’origine en fait Zapata c’est un anarchiste qui s’ignore. Vincent : Hum. FC : Parce que toutes les volontés, mais en fait ce qu’on appelle « le socialisme premier », tu sais des fois le socialisme y’a des historiens ou des politologues un peu vulgaires, très bourgeois, qui parlent du « socialisme primitif »… Vincent : Oui. FC :…tu sais, des villages, cette solidarité qu’il y a au sein des villages entre les villageois, certains appellent ça le socialisme primitif, en fait ce socialisme primitif, il a beaucoup plus à voir avec le monde libertaire qu’avec le monde communiste par exemple, ou avec la théorie marxiste. Et d’ailleurs au Mexique le marxisme n’a quasiment jamais pris. Heu…mais pour revenir à ta question, si aujourd’hui heu…matériellement, concrètement je pense qu’il est plus facile de faire du documentaire aujourd’hui avec la vidéo qu’hier avec le film, pour des raisons simples, économiques, pour tout, par exemple heu…pour faire un film en 35, en 16 ou en super 16, un documentaire, tu vas réfléchir à deux fois avant de mettre ta caméra en marche, parce que la péloche coûte très cher. Moi pour le film que t’as vu je suis revenu avec 60 heures de rushs. C’est ça la très grande différence, c’est que la vidéo, le numérique te permet une plus grande liberté de tournage, dans le sens où tu peux en fait tenter beaucoup plus de choses. Vincent : hum, mais ça c’est vrai aussi pour la fiction… FC : heu…oui. Mais ça dépend pour quoi, la fiction en quoi, en 35, en… Vincent : je veux dire, c’est technique, c’est un argument qui touche aussi la fiction, c’est plus facile aussi pour la fiction. FC : depuis que le HD existe tu veux dire ? Vincent : ouais. FC : ah ben oui, oui. C’est sûr et certain. Moi j’ai travaillé en post production pendant longtemps, j’ai vu le HD arriver, on passait de heu…je sais pas, je dis n’importe quoi, de 30 heures de rushs en 35, à 60 heures de rushs en HD. Vincent : Mais ce que je veux dire c’est que, est-ce que le documentaire a réussi à gagner du terrain aujourd’hui, sans parler techniquement et tout ça, parce que par exemple j’ai déjà parlé avec un autre réalisateur qui me disait « oui mais heu pour moi on parle beaucoup des documentaires mais pour nous localement à Toulouse, c’est toujours aussi difficile, les télévisions c’est dur d’y passer et tout passe par la télé », tu vois par rapport à la fiction je voulais dire, est-ce qu’il a gagné du terrain par rapport à la fiction, parce que le truc technique que tu dis ça marche aussi pour la fiction, ça avantage les deux tu vois… FC : c'est-à-dire que au cinéma c’est clair que le Cauchemar de Darwin, il serait jamais sorti au cinéma 15 ou 20 ans avant. Ca c’est sûr. C'est-à-dire que oui, il y a 15/20 ans, tu n’avais quasiment jamais de documentaires au cinéma, c’était très très rare, t’as le film de Cousteau tu te rappelles il a fait la palme d’or… 129 Vincent : Le monde du silence tout ça ? FC : Oui, mais c’était exceptionnel, t’avais les frères de Rossif, mais heu, ça n’avait rien à voir avec ce que c’est aujourd’hui… Vincent : alors justement, comment tu peux expliquer ça maintenant ? Réception du documentaire par le public : « les gens je pense se réfugient un peu dans le documentaire pour retrouver les racines de chacun et…parce qu’en fait les gens ce qu’ils aiment, c’est être différents les uns des autres » FC : ben, c'est-à-dire que je pense que les spectateurs ils ont pris goût aussi à une espèce de…ce qu’on appelle le cinéma du réel. En fait ils se sentent plus, ils se reconnaissent plus dans l’image en voyant des gens un peu comme eux quoi, qui sont pas des acteurs, qui sont des vrais gens; et ça c’est vrai, ça a commencé il y a une quinzaine d’années, les gens ils se reconnaissent, ils aiment ça. Vincent : une quinzaine d’années, par rapport à quoi tu dis ça ? FC : Pour moi, c’est essentiellement technique, ça vient de l’arrivée de la vidéo et du numérique. Vincent : d’accord. FC : ça vient de ça. Vincent : ça a facilité le fait de montrer… FC : ça a libéré… Vincent : c’est vrai que le documentaire implique de filmer beaucoup plus que la fiction…Donc ouais, c’est vrai que ça a pu faciliter les choses… FC : ouais, ouais, voilà…ça a ouvert une porte, d’un seul coup on pouvait vraiment accéder au réel et faire du cinéma du réel. Vincent : ouais parce qu’avant t’en avais qui se plantaient des jours d’affilée en attendant que le truc arrive… FC : voilà oui… Vincent : et heu…est-ce que pour toi ça peut s’expliquer aussi cette volonté de voir des gens un peu comme nous finalement, de se rapprocher un peu du réel, d’avoir plus de réalisme, estce que ça peut s’expliquer par un rejet plus ou moins relatif de la fiction et de toute la fantasmagorie qu’elle crée… FC : non, je pense pas ça…Non moi je pense pas, les gens adorent qu’on leur raconte des histoires, pour moi les hommes sont d’éternels grands enfants, ce qu’ils adorent c’est qu’on leur raconte des histoires…et, moi personnellement dans ma famille qu’est pas du tout liée au cinéma, pour tout te dire en fait, les gens vont quasiment pas faire de différence entre le documentaire et la fiction. Et d’ailleurs si tu leur parles de ça, ils vont pas comprendre, parce que pour eux une bonne histoire c’est une bonne histoire, un bon film c’est un bon film, si ils ont été pris ils ont été pris. On leur a raconté une bonne histoire, ils sont contents, ça va leur rester en mémoire, ils vont en parler après, que ce soit fiction ou documentaire, pour eux ça n’aura aucune importance…donc je pense pas que les gens soient moins attirés aujourd’hui par la fiction, je pense pas, je pense que c’est la fiction qui est en train de changer, c'est-à-dire les modes de production de la fiction, et l’attitude des producteurs, face à la production de fictions. C’est que, particulièrement en France, je trouve que le cinéma est vraiment en train de perdre en qualité. Moi de mon côté… Vincent : cinéma français tu veux dire ? FC : cinéma français ouais…y’a des exceptions, mais je trouve que globalement, évidemment par rapport à l’avant guerre, l’après guerre, évidemment les années 1960-70, la Nouvelle Vague et tout ça, jusqu’à Blier heu…il reste des Tavernier, des Blier etc… Vincent : Moi personnellement aujourd’hui j’aime beaucoup Audiard, Jacques Audiard… 130 FC : Bien sûr. Ben c’est le meilleur je pense effectivement en ce moment, je pense c’est le meilleur réalisateur français. C’est indéniable, indéniable. Mais d’ailleurs, il a du mal à produire ses films hein… Vincent : C’est fou, vu ce qu’il fait… FC : c’est hallucinant, c’est dingue. Alors qu’il est reconnu partout… Vincent : ah oui partout, et puis du point de vue critique aussi hein… FC : Par contre les producteurs disent que c’est pas un cinéma suffisamment populaire, un peu compliqué, difficile d’accès, et en fait c’est des conneries de producteurs. Vincent : « De battre mon cœur c’est arrêté » il a quand même eu un grand succès, je veux dire, je sais pas ce qu’il leur faut… FC : Mais ils considèrent que c’est pas vraiment du cinéma populaire… Vincent : oui, c’est plus cérébral, d’accord… FC : (continue sur sa lancée) ce qui est complètement con heu…mais heu, est-ce que la fiction tend à s’effacer au profit du documentaire, en tout cas au cinéma je pense pas un seul instant. Vincent : alors dans ce cas là, moi je suis plutôt d’accord avec toi là-dessus personnellement, mais est-ce qu’on peut dire dans ce cas là que, je sais pas, ce rapprochement du public, du documentaire et du public, est-que pour toi ça viendrait plutôt d’une prise de conscience des gens, est-ce qu’ils se sentent concernés par des sujets plus réels et qu’il ont plus envie de s’impliquer, je sais pas ? FC : (Un temps) Vincent : tu vois, là ça rejoint plus mon sujet, écologiquement, Home, le Cauchemar de Darwin et tout ça, le fait que les gens s’impliquent dans le truc, qu’ils aient envie de voir des films comme ça, qu’il y ait un mouvement qui se crée, est-ce que ça veut dire, est-ce que ça révèle un intérêt plus grand ? FC : mais de toute façon je pense que t’as raison, je pense que y’a un intérêt croissant de…y’a cette mondialisation là, tu vois, cette espèce de globalisation comme ça, les gens ont peur d’un nivellement général et d’une perte d’identité, et je pense que ça c’est valable absolument partout, pas qu’en France….et je pense que le documentaire en fait est lié à ça, c’est-à-dire que cette peur du global, et que tout le monde bouffe pareil, tout le monde bouffe les mêmes merdes et heu…une espèce de fausse culture universelle qui serait basée sur le monde anglo-saxon et la langue anglaise, sur le mode de vie anglo-saxon… Vincent : plus généralement occidental… FC : et généralement occidental ouais, je pense que ça fait très peur aux gens…Et le documentaire qui arrive lui avec une conception beaucoup plus… Vincent : concrète ? FC : Concrète, mais limitée dans un espace et un temps précis, les gens je pense se réfugient un peu dans le documentaire pour retrouver les racines de chacun et…parce qu’en fait les gens ce qu’ils aiment, c’est être différents les uns des autres, ça veut pas dire être intolérant, mais chacun a une identité propre, et de toute façon c’est le cas, historiquement, géographiquement, climatiquement, on a des identités propres et…je pense que c’est une espèce de réaction en fait… Vincent :…et ce qui expliquerait aussi du coup heu…pas le rejet des fictions, mais par contre la fiction a vraiment tendance à construire des stéréotypes justement, créer des identités, des personnages tous pareils… FC : ouais, complètement. Vincent : 1m80, super beau, avec tel ou tel détail physique, c’est vrai par contre que le documentaire comme tu dis nous donne l’image de gens qui ont leur personnalité et dans lesquels on peut éventuellement se retrouver… FC : ouais, et dans une culture particulière…très particulière… 131 « Documentarisation » de la fiction : « j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un mouvement, […] tout le temps, donc heu…, si t’as une peur mondiale, universelle, eux ils foncent dedans, ils savent très bien que ça va marcher… » Vincent : ouais, heu qu’est-ce que je voulais dire…oui, ce qui est marrant aussi, ce que j’ai noté, c’est que par contre dans les fictions en ce moment, on a tendance à voir de plus en plus de réalisme… FC : de plus en plus tu penses ? Vincent : bah, en tout cas en ce qui concerne l’écologie, c’est marrant de voir des films qui traitent de plus en plus du sujet, genre les Fils de l’homme, Wall-E… FC : Ah ouais, les Fils de l’homme, je voulais le voir… Vincent : enfin, y’a plein de films, même sans parler de l’histoire, du scénario, qui peut être totalement américanisé, comme le dernier avec Keanu Reeves, le jour où la Terre s’arrêtera ou je sais pas quoi… FC : Ouais. Vincent : mais qui partent quand même sur des constats où la Terre s’est éteinte, où les hommes ont tout détruit, tu vois, c’est marrant quand même… FC : Ouais. Vincent : C’est marrant de voir que la fiction commence aussi à s’intéresser au sujet écologique quoi… FC : parce que c’est vendeur… Vincent : ah voilà, c’est ce que… FC : c’est du business…Moi je le vois que comme ça, c’est du business… Vincent : donc pour toi ce serait un créneau à exploiter en ce moment ? FC : Mais bien sûr, bien sûr…Même Obama maintenant, le président des Etats-Unis, est en train de parler de l’avenir de l’économie, de l’écologie, de toutes les filières de l’économie qui vont avoir un futur dans l’écologie…C'est-à-dire que ça devient une espèce de label, qui permet de, parce que les gens sont inquiets de cette histoire-là, avec raison, on est quand même des grands mammifères, on est de grands singes, je veux dire si les climats changent complètement, bah oui c’est l’instinct, c’est le cerveau reptilien qui rentre en jeu hein…c’est que les gens pfuit pfuit, ils commencent à fouetter sévère…et donc heu, bah pas fou hein, j’veux dire l’industrie du cinéma hollywoodien elle a toujours sauté, aussitôt que y’a un mouvement, surtout si c’est planétaire, parce que l’industrie hollywoodienne elle, elle vise la planète…tout le temps, donc heu…, si t’as une peur mondiale, universelle, eux ils foncent dedans, ils savent très bien que ça va marcher… Vincent : ça c’est un danger l’exploitation du truc, à force ça peut mener au discrédit ou alors à la lassitude… FC : Ouais ! Une lassitude, et voire des fois les gens comprennent plus rien…et on injecte aussi énormément de…le cinéma hollywoodien pour moi, quand il traite de l’écologie, il est énormément anxiogène, tu sais tu as ce film, Le jour d’après, un truc comme ça, un film hollywoodien absolument gigantesque, t’as une énorme vague qu’arrive à New York, tu vois les plans… Vincent : le titre me dit quelque chose mais…ah oui, c’est pas le dernier avec Will Smith là ? Où il se retrouve tout seul ? FC : nan, ça c’est encore un autre…mais y’en a plein de ce type là en fait maintenant, Vincent : et oui, c’est ce que je me disais… 132 FC : et en fait c’est des films qui sont vraiment dans une, enfin…oui dans l’anxiété la plus crue, on va vers l’apocalypse, on va vers le chaos…Les Etats-Unis de toute façon c’est une culture protestante, anglo-saxonne, et elle est liée à cette histoire tu sais de…d’apocalypse. J’étais en…au Nouvel An 2000, j’étais à New York avec ma femme mexicaine et heu…au moment où ils ont bloqué Manhattan, Manhattan a été bloqué deux jours avant le Nouvel An, tous les magasins étaient protégés, toutes les façades, avec des bois, des planches de bois, et t’en avais même qui avaient installé…t’avais même des endroits, des bijouteries qui étaient protégées par des sacs de sable ! Je trouvais des bouquins, des journaux gratuits dans les rues de New York, où on te disait en gros caractères comme ça, « l’apocalypse arrive ». (Interruption pour payer les consommations) FC : et pour t’illustrer tu vois comment les Américains en fait sont étrangement…ouais, ils ont une vision du monde apocalyptique. Je pense… Vincent : Ouais, ils sont un peu paranos… FC : Je pense que cette histoire de journaux est complètement paranoïaque…Ils ont peur de la forêt… Vincent : du roquefort ! (rire) FC : Ils ont peur de tout ! Tout ce qui est naturel…Pourquoi la destruction du monde autochtone américain aux Etats-Unis ? Pourquoi une telle rage, une telle énergie pour détruire les originels ? Parce que ils sont liés à la nature. Les Anglo-saxons qui arrivent sur le continent américain, ils sont pas du tout liés à la nature, et ils arrivent en plus dans une nature qu’ils méconnaissent totalement… Vincent : Ils sont liés en plus à la révolution industrielle à l’époque, c’est complètement l’opposée… FC : voilà, ouais, et moi je me souviens en cours à la fac y’avait, j’avais un excellent prof de…uniquement sur le cinéma américain hollywoodien, et il avait fait pendant je sais plus…un mois, il avait uniquement traité de la forêt, la représentation de la forêt dans le cinéma hollywoodien, dans toute l’histoire du cinéma hollywoodien, et c’était génial…l’appréhension, l’appréhension face à la nature… la peur de la nature, la peur du bois…Qu’est-ce qui fait le plus flipper les Américains ? Le projet Blair Witch, pourquoi ? Parce que c’est en pleine forêt, en pleine nuit… La dénonciation, rôle du documentaire ? : « C’est chaque individu, chaque réalisateur qui a sa morale, son éthique, sa conscience propre » Vincent : c’est super intéressant ça…et heu…malgré ça, pour toi bon bah sur le thème de l’écologie c’est vrai que c’est un peu bancal tout ça, ça devient un peu difficile de continuer dans le truc sachant que ça va devenir un sujet super exploité et tout ça, mais est-ce que en général le docu reste quand même un moyen de dénoncer des choses et d’alerter le public ? FC : oui. Vincent : Toi tu le prends comme ça ? FC : Oui, je sais pas si tout le monde le fait…y’a des gens qui font du documentaire tu sais qui vont aller au Mexique et qui vont se contenter de faire un film sur les Indiens qui dansent avec des plumes dans le cul tu vois, enfin c’est vulgaire ce que je dis mais ça dépend, y’a des gens qui veulent dénoncer… Vincent : Ce que je veux dire c’est qu’est-ce que ça peut être le rôle du documentaire pour toi, quel peut être le poids, l’impact, le rôle du documentaire…heu sur l’écologie c’est clairement de sensibiliser la population, est-ce qu’on peut étendre aux autres objets, est-ce que c’est ça le rôle du documentaire ou… FC : je sais pas si c’est le rôle du documentaire… Vincent : est-ce qu’on peut parler de rôle d’ailleurs… 133 FC : voilà…tout simplement, je sais pas franchement si le documentaire a un rôle déterminé. C’est chaque individu, chaque réalisateur qui a sa morale, son éthique, sa conscience propre et qui va…Sauper va vouloir dénoncer quelque chose, une réalité qui existe depuis longtemps, la vente d’armes européennes occidentales en Afrique heu… Vincent : oui finalement il ne faut pas enfermer les genres dans une dénonciation de…dans la fiction aussi, certains cherchent à dénoncer mais c’est pas le lot de tous… FC : oui, non, tu peux pas…exactement, y’en a qui ont envie de dénoncer des choses et tu en a d’autres qui ont absolument pas envie, d’ailleurs qui ont aucune conscience politique… Vincent : j’ai vu un premier film, le premier film que j’ai vu ici dans…c’était jeudi, c’était « A girl & a gun, film ist » là, de l’Autrichien là…Gustav Deutsch… FC : je n’ai vu aucun film encore… Vincent : c’était étanche, mais alors pas du tout politique… FC : ah ouais ? Vincent : un peu quand même, ça abordait le féminisme mais vraiment d’une manière détournée et très opaque pour moi ! FC : Tout le monde n’a pas une conscience politique… Vincent : non non, c’est pas un jugement que j’émets hein, justement j’essaye de… FC : moi j’ai même rencontré des réalisateurs qui n’avaient rien à dire ! J’suis désolé, quand je regarde Amélie Poulain… (un temps) Vincent : ouais finalement c’est vrai que le message derrière est pas…Pourtant moi j’aime beaucoup ce film mais… FC : Il a strictement rien à dire désolé, après on peut admirer la technique, y’a plein d’idées qui sont vachement belles, l’accumulation des choses… Vincent : les détails… FC :…(continue sur sa lancée) le collectionné, le détail tout ça, oui d’accord mais moi j’ai beaucoup d’amis Mexicains qui adorent le cinéma français, qui vont voir…à Oaxaca d’ailleurs, dans la ville de Oaxaca y’a quasiment chaque semaine, t’as des films français qui sont projetés là-bas…et on va dire l’intelligentsia mexicaine est très friande du cinéma français, et depuis quelques années tous mes amis au Mexique qui m’écrivent des mails sont écœurés, quand Amélie Poulain est sorti, un de mes meilleurs amis qui est prof d’histoire à l’université de Puebla, c’est un très grand spécialiste de l’histoire du 19ème siècle mexicain, très très grand intellectuel heu…il est allé voir Amélie Poulain, il m’a écrit un mail en me disant « mais qu’est-ce que c’est que cette merde, là je reconnais plus du tout la culture française, je reconnais plus le cinéma français » et je comprends… Vincent : quand j’y étais moi je voyais des affiches pour Ensemble c’est tout, Cœurs de Resnais… FC : ah ouais ? Vincent : dans un cinéma d’art et d’essai… FC : ah non ils adorent le cinéma français…mais ils adorent le cinéma français qui est vraiment inscrit dans notre culture quoi, les purs et durs ouais, comme Resnais… Impact des documentaires : « un film n’a jamais changé le monde » Vincent : Hum…en tout cas c’est quand même…enfin, après ça c’est mon sujet mais pour l’écologie, rien que pour l’écologie, rien que les polémiques qui ont éclaté sur le Cauchemar de Darwin et là tout récemment sur Home, ça montre bien que quand même y’ a des trucs qui sont dénoncés qui plaisent pas à tout le monde… FC : c’est sûr… Vincent : et que ça gêne, parce que t’as vu là tout de suite après le film, « ah oui, il a influencé les élections européennes… » 134 FC : ouais, ouais ouais. Ce qui peut être vrai… Vincent : mais bon, c’est ce qu’on disait, ça dépend des sujets et des documentaires… FC : Après je sais plus quel réalisateur avait dit heu… « un film n’a jamais changé le monde…aucun film n’a jamais changé le monde… ». Et ça c’est vrai. Après, y’a des films qui influencent quand même…un exemple un peu con : mais toi aussi, enfin t’es pas vraiment du Nord, mais t’es déjà un peu du Nord… Vincent : pour ici j’suis du Nord ! (rires) largement assez ! FC : complètement ouais (rires), et mais, on pense ce qu’on veut, c’est comme Amélie Poulain, on pense ce qu’on veut de Bienvenue chez les Ch’tis, mais ce film-là, c’est pas une révolution, c’est pas un chef-d’œuvre, mais ce qui est sûr c’est qu’il a changé la vision des gens du Nord, ça c’est sûr et certain. Et ça c’est fait. Vincent : et même quand tu vois que le Cauchemar de Darwin fait baisser les ventes de la perche du Nil…Les films peuvent avoir des conséquences même bon assez minimes comme ça, mais c’est quand même des choses dans le comportement quotidien des gens tu vois… FC : Disons qu’ils provoquent une prise de conscience sur tel ou tel sujet, mais après ils changeront pas le monde… Place de la télévision dans la diffusion des documentaires : « moi le film que t’as vu ce matin, il a été proposé à Arte, Arte l’a refusé sans donner de raison […] plus tu veux traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le moindre détail de ton sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile… » Vincent : Bon bah voilà c’était globalement ça que je voulais aborder…une dernière petite chose, on en parlait tout à l’heure, est-ce que tu me confirmes alors, quand je te disais que l’autre réalisateur que j’avais vu là, il me parlait de la télé, du fait que c’était assez inaccessible pour lui, pour d’autres réalisateurs plus locaux de passer à la télé, que c’était vraiment chaud d’obtenir des créneaux horaires, tu confirmes ? FC : Complètement. Vincent : et heu…est-ce que la télé est vraiment centrale pour devenir, enfin, pas pour devenir célèbre, je veux pas dire ça, mais heu pour émerger plutôt ? FC : Ecoute, moi le film que t’as vu ce matin, il a été proposé à Arte, Arte l’a refusé sans donner de raison, moi ce que je remarque à la télé c’est que y’a une baisse graduelle de la qualité des programmes, TF1 on en parle même pas. M6 non plus. Vincent : en général tu parles ? FC : Ouais, en général. France Télévisions, Arte, c’est pareil, c’est la chute. Quand on te dit « non Monsieur, votre documentaire il va pas être sous-titré, il va être doublé », comment ça doublé ? Moi dans mon film justement j’aborde la problématique des langues. Vincent : ouais, c’est indoublable… FC : je veux qu’on l’entende la langue nahuatl…sinon, ça n’a aucun sens. Vincent : nan mais ça, va faire comprendre à des producteurs bouchés… FC : donc si j’écoutais Arte, j’enlève les textes de Flores Magon, parce que ça dérange, ça dérange les bourgeois, pis ça fait peur aux gens, donc faut l’enlever. Après, j’enlève toute la thématique sur la langue nahuatl : Zapata, on s’en fout qu’il parle nahuatl ou pas, on s’en branle. Les trois femmes, elles ont plus lieu d’être : qu’est-ce qui reste du film ? Vincent : ouais…Mais ça malheureusement, c’est parce que toi et moi, moi à un moindre degré parce que je suis pas resté aussi longtemps, mais j’aime quand même beaucoup ce pays, d’ailleurs ton film m’a beaucoup beaucoup ému ce matin, j’avais même les larmes aux yeux parfois parce que j’avais vraiment envie d’y retourner… FC : c’est vrai ? Merci, ça me fait plaisir. 135 Vincent : j’avais envie d’y retourner…pis c’était pas forcément toi, ton film, mais aussi ce que tu montrais… FC : les gens, tout simplement, les gens… Vincent : voilà, pis j’suis tellement attaché à ce pays maintenant, j’y suis allé deux fois mais ils sont tellement entrés dans mon cœur je sais pas, je pouvais tout à fait comprendre ce que tu avais vécu en le tournant, tout ces gens-là, je les comprenais tout de suite facilement tu vois ? Bon je sais plus pourquoi je raconte ça mais…Si voilà, c’est difficile de faire comprendre ça à un producteur qu’a jamais connu le Mexique… FC : Oh et puis tu sais les producteurs, moi j’en ai vu des producteurs heu… « oui, M. Caron, oui très bien donc j’ai lu votre dossier heu (en mimant)…oui ça a l’air très intéressant votre film…bon il est déjà monté c’est ça ? C’est fini ? Ah bon ben on va le regarder en DVD… » Très bien, on s’assoit, on s’installe, le producteur prend la télécommande, s’installe tu vois, devant son superbe écran plasma qui coûte quasiment le prix d’une caméra, et heu…commence à regarder le film et heu…son téléphone sonne, il répond, parle pendant 5mn, le film y continue à rouler… Vincent : ah c’est fou… FC : Il se lève, il va faire un tour, il vient se rasseoir, d’accord très bien…ça resonne, ah, il reprend sont téléphone, il se lève, va répondre…ça a duré une demi-heure, une demi-heure ! Il est reparti une troisième ou quatrième fois, j’ai dit stop, j’ai sorti le DVD je l’ai remis dans la pochette, je suis allé le voir avec son téléphone, il a changé de main il m’a dit « merci au revoir »…Nan c’est bon quoi, c’est bon, faut quand même pas se foutre de la gueule du monde quoi…Moi après, ma sœur me l’a dit d’ailleurs ce matin, ma grande sœur était là, et heu…elle me dit en plus on doit être très susceptible, comme toi quand on te parle de ton film, ça doit être terrible en fait si on commence à te dire du mal ou si on émet un doute… Vincent : hum… FC : nan mais c’est vrai…c'est-à-dire quand t’as passé cinq ans sur un film, le tournage a duré quatre mois, on a fait 8000 bornes…tu reviens avec 60 heures de rushs, tu commences le montage tout de suite avec une boîte de prod, la boîte de prod elle te lâche en plein montage au bout de trois mois, elle se met en faillite, on se retrouve trois réalisateurs à la rue…j’ai pas envie de raconter, j’veux dire, ça c’est les coulisses… Vincent : ça c’est que tu disais au début, au sujet du docu, est-ce que c’est pour ça que tu as ces difficultés, où est-ce que tu penses qu’en général la prod c’est difficile ? FC : je pense que plus tu veux traiter un sujet en profondeur, sérieusement, en connaissant le moindre détail de ton sujet, plus tu veux faire un film sérieux et plus c’est difficile…plus tu fait de la soupe, plus tu fais de la merde, du prémâché, voire du pré-chié, plus c’est facile à produire. Vincent : c’est exactement ce que me disait l’autre réalisateur que j’ai vu aussi, lui il faisait plus du documentaire écologique donc on a plus vraiment parlé de ça, et un moment il me parlait du documentaire animalier et il me disait « oui mais maintenant ce qu’ils montent c’est des trucs à la « Discovery Channel » tu vois où ils ont un stock incroyable de rushs et ils piquent, pis ils montent et ils refont des films à partir de ça… FC : bien sûr… Vincent : et c’est ce que les gens et…enfin, c’est pas forcément ce que les gens demandent mais c’est en tout cas ce que les chaînes demandent et ce qu’elles projettent, et elles ont pas envie de se faire chier à prendre des docus de gens qui sont allés sur le terrain à observer six mois des suricates en attendant… FC : mais oui, mais oui, mais oui…Moi je pense en fait la problématique elle est pas seulement dans le cinéma, elle est dans tous les arts et tout le domaine culturel, c'est-à-dire que on est rentré dans une époque qui est de plus en plus à niveler par le bas. C'est-à-dire que 136 pendant longtemps en France, la culture servait quand même à tirer les gens vers le haut, la France s’est mis à soi-disant cette mondialisation de la culture, c'est-à-dire culture de merde… Vincent : tout en essayant de conserver cette espèce d’ « exception culturelle »… FC : ouais…en même temps faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut reconnaître que y’a encore des producteurs, des boîtes de prod qui sont vraiment engagées. Vincent : ah oui, moi je trouve ça bien…c’est juste que faut que ça signifie quelque chose exception culturelle…Mais oui dans l’idée c’est vraiment bien, il faut préserver notre patrimoine c’est clair… FC : bien sûr ! Moi j’ai rencontré ben juste avant de venir au FID là, alors y’a un mec, un monteur en fait qu’a vu ce film-là, « Terre révolutionnaire » et heu… deux heures après il m’appelle, il me dit « tiens j’ai vraiment beaucoup aimé ton film » tout ça et heu…du coup j’ai pensé, je connais un réalisateur-producteur-distributeur, un mec à peu près 60 ans, en fait c’est le fondateur des films du Village, je sais pas si tu connais cette boîte de prod…C’est un catalogue de 500-600 films documentaires, très engagés politiquement, et heu…C’est une grande référence quoi…et il me dit « moi je travaille souvent avec lui, est-ce que ça te dirait de le rencontrer, je pense qu’il apprécierait vraiment ton film et y’a peut-être moyen après voilà qu’il t’achète ton film » c'est-à-dire en fait il te produit a posteriori quoi, et je lui dis heu…deux conditions : le film est terminé, il l’accepte et il me paye convenablement ! (rire) Le mec il me dit « non mais c’est un mec bien, c’est un mec réglo, je pense qu’il y aura pas de problème »…et je vais le rencontrer, effectivement je rencontre un mec qu’a l’air plutôt bien et lui est à 90% à signer, avant même d’avoir vu le film, parce que le monteur lui en a parlé. Il est parti avec le DVD, et lui est parti en Côte d’Ivoire acheter des films là-bas, et moi je suis parti à Marseille et on s’est dit voilà, on se revoit au retour quoi, au 14 juillet…Et il m’a dit « au 14 juillet j’aurai vu ton film et on voit quoi »…dès le début, il me propose « version anglaise t’es d’accord, sous-titres anglais ? » « ah ouais ouais bien sûr » heu… « version portugaise pour le Brésil ? » « ah oui, bien sûr » heu… « voilà, moi je fais la distribution cinéma télé DVD, je te prends tant pour ça, tant pour ça, tant pour ça ». Le mec il est carré tu vois, d’entrée de jeu. Il me dit voilà de toute façon l’année prochaine c’est le centenaire de la révolution mexicaine, le bicentenaire de l’indépendance mexicaine, 2011 c’est l’année du Mexique en France, il me dit « de toute façon y’a un boulevard derrière, ton film il va forcément être demandé. Qu’il soit bien qu’il soit pas bien, mais de toute façon c’est un regard, c’est un regard particulier, de toute façon y’a des gens qui vont entrer en contact avec toi, qui vont le vouloir ». Donc a priori le mec il est partant…heu pourquoi est-ce que je te disais ça…Oui, parce que y’a des producteurs encore en France qui ont gardé un peu d’honnêteté intellectuelle…et qui ne sont pas strictement strictement dans cette idée de faire du chiffre…mais quand même, il te demande « faudra faire un 52mn… ». Je lui dis « nan mais c’est bon je l’ai déjà le 52mn »… « Ah tu l’as déjà fait »… Je lui dis « bah, oui, j’suis pas idiot, je connais très bien les formats et je travaillais aussi pour les télés ». Moi le 52mn je l’ai fait y’a un an à peu près, en fait ce que j’ai fait moi, je voulais pas, mon film y dure 76mn, point. Après faut se plier aussi aux exigences, c'est-à-dire que tu peux pas travailler tout seul dans ton coin et faire des films… Vincent : en restant borné sur tout ouais…malheureusement ouais… FC : ben oui, donc faut faire des concessions aussi je veux dire, enfin ça fait partie du métier…Donc heu…ben moi ce que j’ai fait, j’ai pris un autre monteur, avec lequel j’avais jamais travaillé, je lui ai dit « tu vois le film il fait 76 mn » ? Ben tu m’en fais un 52…(rire) Et en fait je m’en foutais complètement… Vincent : parce que toi ça te touche pas, c’est pas ce que t’as fait… FC : c’est plus mon film…Enfin si c’est mon film… Vincent : oui, l’essence est encore là… 137 FC : mais on perd énormément de choses, comme en plus c’est un film beaucoup axé sur des plans séquences tu sais, c’est des plans séquences qui disparaissent carrément...Moi il était hors de question d’accélérer le film, je voulais qu’il reste, qu’il garde le même rythme… Vincent : pis c’est ça quand tu recueilles le témoignage des autres, tu peux pas les forcer à aller plus vite (rire) FC : nan, moi je voulais pas…Des fois t’es obligé, t’as des gens qui font tellement de digressions, t’es obligé de les couper…sinon tu comprends plus rien, le spectateur il est complètement perdu quoi...Tu sais le bonhomme avec les cheveux blancs là ? Vincent : celui qui te préviens au début pour savoir si tu fais pas des conneries pour gagner de l’argent ? FC : Ouais. « Ya está ? » (rires) Si si si… « Bueno », alors mes enfants vous êtes venus ici pour nous voir, vous voulez avoir ma parole, alors est-ce que vous venez pour nous aider ou pour faire du business ? Vincent : (rire) ah il est énorme lui… FC : alors lui, tu regardes les rushs en continue, il a parlé pendant…je sais pas, une heure et demi, tu piges quedale à ce qu’il raconte… (rires). Bon il est vieux aussi, faut respecter les vieux…j’suis d’accord…mais en plus y’a un truc chez les Mexicains du peuple, chez les paysans mexicains, c’est qu’y digressent sans arrêt, ils arrêtent pas de digresser…c’est, en fait tu poses une question, t’es sur un sujet et, surtout les Mexicains de l’ancienne génération, ils vont te dire « si bueno » alors il va te donner un exemple, deux exemples, trois exemples, tu comprends plus du tout où il veut t’amener, et puis au bout de 20 mn / une demi-heure, il revient au sujet et…impossible, impossible à monter, tu peux pas quoi ces mecs-là…Je pouvais pas le monter plus de…j’aurais aimé le mettre plus, parce qu’il avait un discours vachement intéressant ce mec, c’était un ancien syndicaliste, c’est un indigéniste donc… Vincent : ouais j’ai vu ça dans le générique… FC : donc il a une culture paysanne, agrariste, indigéniste… Vincent : après, ce qu’il raconte c’est énorme, sur Zapata, le mythe là j’avais jamais entendu cette version ! (rire) FC : Moi non plus (rire) Vincent : en plus, quand tu penses après que le film est diffusé en France, ça fait rigoler quoi… FC : Ouais, mais en même temps c’était un jeu, comme je le disais tout à l’heure, je voulais que ce soit un jeu de miroir aussi… Vincent : va savoir d’ailleurs si il l’a pas fait exprès…Il savait que t’étais Français… FC : Possible… Vincent : et il a inventé ça sur le coup juste pour heu…C’est possible, ils sont tellement malicieux parfois que… FC : ouais, malicieux et malins… Vincent : ah oui, ça va ensemble… FC : pour faire passer leurs idées et leurs Dieux, parce que Zapata c’est devenu un Dieu… 138 ANALYSE DE L’ENTRETIEN François Caron est issu d’une famille ouvrière modeste et a suivi un parcours plus autodidacte que Boris Claret, favorisant l’apprentissage sur le tas plutôt qu’une formation institutionnelle. Il se distingue également par son engagement politique marqué en faveur de l’extrême gauche et son attachement aux idéaux anarchistes. Son deuxième film « Mexique sud, Terre révolutionnaire » dépeint d’ailleurs l’influence du zapatisme aujourd’hui encore dans le sud du Mexique, où la mémoire du chef révolutionnaire, dont les revendications ont fortement été influencées par les théories anarchistes de Carlos Flores Magon, est encore très vive. Les difficultés qu’il a rencontrées pour mener à bien la réalisation de ses films au discours engagé et sans concessions expliquent sa lecture très politique des questions posées. Il insiste par exemple sur les problèmes de production auxquels il a dû faire face et en conclut que les sociétés de production et de distribution filtrent les projets retenus et ne permettent pas aux auteurs d’aborder librement n’importe quel thème. François Caron rejoint sur ce point la critique faite par Boris Claret à propos des chaînes de télévision, qui diffusent des films consensuels et écartent les documentaires qui traitent de sujets plus polémiques. Face à une telle situation, il est intéressant de se demander pourquoi certains films rencontrent les faveurs des producteurs et des chaînes de télévision, quand d’autres ne parviennent pas à être diffusés. Il semble que la réponse soit dans la logique de l’agenda médiatique, qui dicte les thèmes qui « marchent », c'est-à-dire qui répondent à la demande du public à un moment donné. Dans ce cas, on peut se demander si la crise écologique fait actuellement partie de ces thèmes productifs, et si oui pourquoi. Cette question du succès actuel des thématiques écologiques ne fait place selon François Caron à aucun doute : selon le réalisateur, le propos fait vendre actuellement et est donc exploité non seulement dans des documentaires, mais aussi dans des fictions, dont les scénarios sont basés sur ces sujets porteurs. Cependant, en dépit de cette instrumentalisation du thème de l’écologie, François Caron n’évacue pas l’intérêt réel du public pour ces questions, qui peut être également à l’origine du succès des fictions ou documentaires écologiques au cinéma. Il explique ce goût du public pour le réalisme documentaire non pas (comme le suggérait Boris Claret) par un relatif rejet de la fiction et de sa fantasmagorie, mais par une méfiance vis-à-vis de la mondialisation et de sa tendance à l’agglomération et à l’uniformisation. François Caron prétend au contraire que les individus tiennent à leur identité et ont un souci d’authenticité et de simplicité qu’ils peuvent satisfaire à travers le documentaire. 139 Il sera donc nécessaire par la suite de tenter de faire la distinction dans mes recherches entre la dimension commerciale du traitement de l’écologie au cinéma et les préoccupations réelles des spectateurs. L’écologie au cinéma est-elle un sujet de mode ou le fruit des interrogations des individus et de leur demande d’informations dans ce domaine ? En ce qui concerne le succès lui-même des films documentaires aujourd’hui, ce qui constitue la problématique centrale de mes recherches jusqu’à présent, François Caron n’est pas convaincu par la version des faits que nous présentent les médias. Ce dernier retourne la question et remet en cause la frontière même entre documentaires et fictions. Selon lui, les premières fictions de l’histoire du cinéma comportaient des traits du documentaire et cette présence du style documentaire au sein de la fiction a toujours été d’actualité. François Caron ne pose donc pas le problème en termes de rupture, comme si le documentaire remportait aujourd’hui un succès nouveau, mais plutôt en termes de continuité et de permanence, l’interdépendance entre documentaire et fiction étant toujours nécessaire et inévitable. On en revient donc à cette question qui consiste à savoir si l’objet du « succès » dont parlent les médias est le documentaire lui-même, ou bien plutôt le thème global de l’écologie qui peut être traité à la fois dans des fictions et dans des documentaires. François Caron admet toutefois qu’il est plus facile techniquement aujourd’hui de réaliser des documentaires. Il faudra donc se demander dans les prochains entretiens si les difficultés dont se plaignent les réalisateurs rencontrés, face aux maisons de production ou aux chaînes de télévision sont bel et bien réelles, ou si elles ne sont que l’effet d’une augmentation du nombre de films réalisés et donc d’une sélection plus sévère des films qui sont diffusés. Il sera nécessaire de lier cette interrogation à une étude statistique de l’évolution du nombre de documentaires réalisés dans le temps et de la structure de financement de ces films, pour distinguer la part des fonds investis par les producteurs (télévision comprise) des fonds personnels des réalisateurs. Nous pourrons alors juger de l’évolution de l’engagement des producteurs et des chaînes de télévision dans le processus de réalisation des films documentaires. 140 ENTRETIEN AVEC PAUL CHIESA 17/09/2009 141 PRESENTATION DE L’ENTRETIEN avec PAUL CHIESA Après avoir réalisé deux entretiens avec des réalisateurs, il m’a semblé intéressant de rencontrer un producteur, pour mettre l’accent sur cette étape importante du processus de réalisation et qui selon Boris Claret et François Caron est aujourd’hui difficile à surmonter. Je me suis donc tourné vers Paul Chiesa, producteur aux Films de la Castagne à Toulouse et que l’on m’avait conseillé de rencontrer lors d’une de mes visites aux locaux du collectif rue Déodora. « Les films de la Castagne » est une structure toulousaine d’aide à la production et à la réalisation de films indépendants, fictions ou documentaires, qui regroupe plusieurs associations autrefois indépendantes. L’association programme également des événements culturels liés au cinéma et est elle-même membre de l’association La Trame, pour laquelle travaillait par exemple Boris Claret. J’ai posé à Paul Chiesa le même type de question qu’à Boris Claret ou François Caron, afin de faire ressortir les éventuelles différences de point de vue dans le discours du producteur. Le but était une fois de plus de questionner la pertinence du sujet, que les deux premiers entretiens ne m’avait pas vraiment permis d’affiner. Je me suis donc contenté de poser des questions générales sur la situation actuelle du documentaire, en me servant de mes discussions précédentes avec les deux réalisateurs. J’ai peu abordé le thème de l’écologie avec Paul Chiesa, car en tant que producteur, celui-ci s’intéresse à des projets variés qui n’ont pas systématiquement de rapport avec l’environnement. A l’issue de cet entretien, il devrait être possible de dégager une problématique plus précise, afin de mieux cerner le sujet et d’effectuer des entretiens ciblés et appropriés. Comme nous le verrons dans l’analyse de l’entretien, Paul Chiesa est relativement parvenu aux mêmes conclusions que les réalisateurs que j’avais déjà rencontrés, tout en ajoutant quelques idées nouvelles. Il s’est montré concis et a parfois retourné mes questions pour faire apparaître des éléments que je n’avais pas envisagés. Le bilan de l’entretien est donc positif malgré sa courte durée : Paul Chiesa m’a ouvert de nouvelles perspectives de recherches, notamment statistiques, qui devraient me permettre désormais d’avoir une approche moins générale et de déterminer plus précisément l’objet de recherche. 142 ENTRETIEN avec PAUL CHIESA « j’ai été producteur moi, parce que tout le monde voulait faire réalisateur, il fallait bien que quelqu’un fasse la production » Vincent : Donc avant de partir sur le sujet est-ce que vous pourriez brièvement heu… Paul Chiesa (P.C.) : Donner mon parcours, je vois le premier mot… Vincent : voilà, c’est ça, vos projets un peu, comment vous en êtes arrivés au documentaire…vous êtes producteur donc, c’est ça ? P.C. : Paul Chiesa, donc je produis des films documentaires, les films de la Castagne, alors pourquoi…enfin rapidement le parcours, ça fait très longtemps que je m’intéresse au cinéma, j’ai fait sur le tard une école de cinéma, l’ESAV… Vincent : Ah, vous avez fait l’ESAV… P.C. : au début des années 1990 oui…Donc en 95, notamment pour pouvoir bosser, on a monté une structure de production qui s’appelle Lapili films, une coopérative, on était 7 ou 8 donc y’a une quinzaine d’années, on a produit des documentaires, on s’est regroupé y’a 4-5 ans avec deux autres structures pour faire un GU les films de la Castagne et on continue à produire…et donc j’ai été producteur moi, parce que tout le monde voulait faire réalisateur, il fallait bien que quelqu’un fasse la production, donc je m’y suis collé, voilà. Vincent : d’accord…donc vous faîtes exclusivement de la production, ou vous avez réalisé aussi ? P.C. : j’ai réalisé mais je réalise plus, maintenant je fais plus que de la production. Vincent : d’accord…oui parce que j’ai cru comprendre que les films de la Castagne en fait y’avait plusieurs associations… P.C. : y’a trois structures. Vincent : voilà c’est ça, y’a Lapili… ? P.C. : Lapili, Anthéa et Regards nomades. Vincent : d’accord, ouais, donc vous vous travaillez avec Lapili ? P.C. : Heu…oui, mais enfin après formellement, c’est les films de la Castagne, les trois structures sont intégrées…Elles ont le même fonctionnement. Vincent : Ok. Et quels ont été vos projets un peu, au cours de votre carrière ? P.C. : Quels ont été ou quels sont ? Vincent : oui, quels ont été et quels sont vos projets actuels…Vos avez produit des documentaires plutôt sur quels sujets ? P.C. : On n’a pas forcément de ligne éditoriale, en général ce sont des sujets qui nous intéressent, donc ça peut être des documentaires heu…disons culturels, sociaux, environnementaux…ça dépend. Vincent : Hum…ok P.C. :…plus la détermination c’est plus le sujet intéressant, une écriture intéressante… Vincent : Ok. Et heu… P.C. : parce que après c’est intéressant de définir ce qu’est le documentaire, parce que c’est vrai que y’a souvent des confusions entre le genre documentaire et le reportage, c’est vrai que y’a beaucoup de reportages actuellement à la télévision, bon ça on fait pas parce que c’est plus un regard de journalistes, le documentaire c’est plus un regard de cinéaste sur un sujet et le travail dans la longueur est différent quoi, parce que un reportage ça peut être fait très rapidement sur une chaîne de télévision en une semaine, bon un documentaire c’est plusieurs mois de boulot… 143 « Moi je trouve pas qu’on en parle spécialement plus maintenant… […] des documentaires y’en a tout le temps eu » Vincent : oui je pense qu’on en reparlera de la télévision, j’ai quelques questions là-dessus. Heu…donc par rapport à ce que je vous disais de mon sujet globalement, qu’est-ce que vous en pensez vous donc de ce traitement médiatique du documentaire en ce moment, par rapport à votre expérience de producteur heu… P.C : Le traitement médiatique, c'est-à-dire le fait qu’on parle beaucoup du documentaire actuellement? Vincent : ouais, et qu’on en parle plutôt positivement… P.C. : Moi je trouve pas qu’on en parle spécialement plus maintenant… Vincent : oui ? P.C. : je pense que le documentaire, depuis mettons une vingtaine d’années, il est passé par différentes périodes, je pense qu’il y a de toute façon en France une école du documentaire qui est assez importante, enfin des documentaires y’en a tout le temps eu, des documentaristes importants dans les années 1950-60 et tout ça, c’est comme le cinéma français aussi qui est assez important, une des principales cultures cinématographiques dans le monde, je pense que ça vient aussi des mécanismes d’aides, notamment depuis la création du CNC en 1947. C’est intéressant aussi de revenir un peu sur les fondements un peu de heu…enfin de la production en France, par exemple le CNC ça existe depuis 47, parce que à l’époque dans l’après-guerre, les négociations pour le redéveloppement économique en Europe, y’a eu le Plan Marshall, ça vous connaissez ? Vincent : oui, oui. P.C. : et dans le plan Marshall notamment, quelqu’un qui négociait pour le gouvernement français le plan Marshall avec les Américains, notamment c’est Léon Blum, et un des deals du plan Marshall c’est de filer le cinéma aux intérêts Américains, c'est-à-dire que y’avait plus aucune protection, c’est ce qui s’est passé dans les autres pays européens, en Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Espagne, y’a plus du tout eu de cinématographie nationale et c’est les films américains qui ont été diffusés partout, et en France c’est vrai qu’il y a eu une mobilisation relativement forte des professionnels du cinéma qui a abouti a la création du CNC, c'est-à-dire à un mécanisme d’aide spécifique et à une heu…réglementation un peu protectionniste, pour la production, pour la diffusion, parce que le CNC n’aide que des films français, ou européens maintenant. Et à travers ces mécanismes-là, il aide énormément de cinématographies étrangères, notamment à travers les co-productions, franco-iraniennes, franco-russes heu…etc. C'est-à-dire que c’est un élément fondamental du développement du cinéma, et ces mécanismes d’aides se sont ouverts au documentaire dans les années 1980 a peu près, parce que avant c’était exclusivement cinéma, pellicules etc…alors c’est vrai que y’avait un certain nombre de documentaires en pellicule, mais enfin je veux dire avec le développement de la vidéo et surtout pour le documentaire essayer de tourner beaucoup plus, et que le documentaire on y reviendra c’est quand même des programmes de télévision hein, c’est pour atterrir sur des chaînes de télévision, et être diffusé dans ce cadre là, ça s’est ouvert au documentaire, ce qui fait que pour le documentaire, y’a eu des financements relativement balisés, c'est-à-dire avec un système relativement important, et c’est vrai que le documentaire, mettons à partir de 85, s’est développé de façon très très forte heu…jusqu’au début des années 2000, c'est-à-dire pendant une quinzaine d’années, alors après les chaînes de 144 télévisions s’y sont mises aussi, y’a de plus en plus de cases documentaires, beaucoup plus aussi de productions, d’auteurs, réalisateurs etc, tout le truc s’est développé et depuis les années 2000, depuis une dizaine d’années on assiste un peu à un retour… « depuis 2000-2001 […] je pense que la production de documentaires en France a dû baisser de 30 à 40%... » Mais y’a de moins en moins de cases sur les chaînes de télévision, on y reviendra, mais c’est plutôt des reportages, donc de moins en moins de documentaires sur les chaînes de télévision donc de… (s’interrompt et repart sur une autre phrase) comme c’est obligatoire pour avoir accès à ces mécanismes de financement d’avoir une coproduction avec une chaîne de télévision, à 25% etc…bon, on va pas en venir au détail, mais ce qu’y fait que y’a de moins en moins de documentaires produits, enfin moi je suis persuadé que depuis 2000-2001, il faudrait regarder, voir les derniers chiffres 2007-08, je pense que la production de documentaires en France a dû baisser de 30 à 40%... Vincent : ah donc vous vous diriez même l’inverse, parce que par rapport à tous les articles que j’ai pu lire, justement depuis les années 2000, y’a des grands films comme « le Cauchemar de Darwin »… P.C. : non mais je dis ça sur la masse… Vincent : oui oui, bien sûr… P.C. : sur la masse, ça a baissé de 30 à 40%, après y’a eu, ça s’est déporté… Vincent : oui, vous comprenez ce que je veux dire, y’a eu une espèce d’emballement médiatique… P.C. : oui, je termine juste… Vincent : oui. « Si y’a eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas compensé par les documentaires qui sortent en salle » P.C. : ça s’est un peu déporté sur d’autres moyens de diffusion, je veux dire heu, comme c’était un peu bouché sur les télévisions, ça s’est déporté sur les sorties en salle et le cinéma, et c’est vrai qu’on assiste là depuis une quinzaine d’années à de plus en plus de documentaires en salle, je sais pas, pour donner des chiffres, un des documentaire qui avait eu un succès important en salle y’a une quinzaine d’années : « Mémoires d’immigrés » de Yamina Benguigui, ça avait été un succès considérable en salle et ça avait dû faire 90 000 / 100 000 entrées, ce qui est rien actuellement, comment il s’appelle là heu…le film de Nicolas Philibert sur une école dans le centre de la France, « Etre et avoir »… Vincent : « Etre et avoir », oui c’est ça… P.C. : « Etre et avoir » ça a dû faire un million et demi d’entrées…enfin je veux dire on voit l’évolution, bon pour quelques films, la plupart font pas ça…mais je veux dire dans la foulée, y’a de plus en plus de films qui sont sortis en salles, dans quelques salles, parce que Utopia Toulouse, toutes les villes n’ont pas Utopia… Vincent : oui, ça dépend aussi des cinémas… P.C. : mais bon, y’en a de plus en plus quand même, et c’est vrai qu’actuellement, à Utopia tous les mois doit y avoir une dizaine ou une douzaine de documentaires qui sont offerts au public, alors après avec des succès comme le Cauchemar de Darwin etc…je veux dire, y’a eu un certain nombre de succès, mais après faut pas non plus se tromper heu…je veux dire, si y’a eu une chute énorme du documentaire sur les chaînes de télévision, c’est pas compensé par les documentaires qui sortent en salle, parce que quand je dis peut-être 30% de documentaires en moins coproduits par les chaînes de télévision, c’est des centaines de documentaires en moins. 145 Vincent : mmmm… Crise du cinéma documentaire : « C’est très significatif, d’ailleurs si y’a eu cette sélection, c’est qu’ils sont vraiment des films de qualité, et que ces films de qualité ne trouvent plus d’accueil » P.C. : au cinéma y’a une dizaine de documentaires seulement qui arrivent à sortir. Et par exemple, la crise on arrive à la percevoir pendant les festivals, y’a un certain nombre de festivals importants du documentaire en France, le FIPA heu… Vincent : ben là je suis allé au FID à Marseille en juillet… P.C. : oui, le festival de Marseille etc….et y’a Lusas, les Etats généraux du documentaire Vincent : ça j’ai pas pu y aller parce que j’étais sur le festival d’Aurillac, donc c’était incompatible ! P.C. : oui, c’est les mêmes dates… Vincent : oui j’étais en stage à Aurillac cet été… P.C. : mais par exemple à Lusas moi je pense c’est très significatif, y’a une sélection des documentaires, c'est-à-dire ils reçoivent en gros… Vincent : oui, au FID aussi ils font la distinction… P.C. : Oui mais à Lusas elle est plus importante parce que c’est plus spécialisé sur le documentaire le festival de Marseille…et comme au festival de Clermont-Ferrand on reçoit toute la production de courts métrages en France, Lusas dans sa sélection reçoit à peu près tout la production de documentaires, ou les meilleurs, y’a des gens qui sélectionnent et à chaque fois ce sont des gens différents, tous les 2-3 ans ça change, donc ils proposent une quinzaine de films qui sert un peu de vitrine, et ce qui est intéressant de voir c’est que autant y y’a encore 3-4 ans la plupart des documentaires sélectionnés étaient produits normalement avec les télévisions etc etc, là maintenant les ¾ c’est des films qui sont autoproduits, c’est-àdire que le réalisateur a fait son film sans quasiment aucun financement…et ça c’est très significatif, d’ailleurs si y’a eu cette sélection, c’est qu’ils sont vraiment des films de qualité, et que ces films de qualité ne trouvent plus d’accueil. Vincent : donc vous, vous ne notez pas particulièrement de rupture dans l’évolution du documentaire ? Ce que je vous disais, c’est pas vraiment pertinent ? P.C. : ah moi je pense c’est l’inverse. Nan mais je pense pas que ce soit l’inverse, je veux dire heu, je pense que y’a globalement peut-être autant de documentaires produits mais étant donné que les outils de fabrication, ça a énormément chuté, je veux dire les caméras et tout ça, pour faire un documentaire techniquement de qualité je veux dire avant fallait toute une ligne de matériel qui aurait coûté 150 000€, maintenant pour 3-4 000€ heu, on a techniquement les outils pour faire un bon documentaire, je parle techniquement hein… Facilité technique fait pas tout Vincent : voilà c’est ça, parce que on a l’impression parfois aujourd’hui que c’est plus facile de faire du documentaire, mais alors ce que je voulais savoir aussi c’est quelles sont les difficultés que vous rencontrez en tant que producteur ? P.C. : ben je veux dire les outils c’est intéressant, mais c’est pas l’essentiel, l’essentiel c’est le contenu et le contenu c’est du travail, c’est avoir du temps pour pouvoir travailler un sujet, pouvoir repérer, pouvoir tourner, pouvoir monter du temps etc…et du temps c’est de l’argent parce que je veux dire…que les gens qui fassent ça arrivent à travailler dans de bonnes conditions, c'est-à-dire que les réalisateurs, les monteurs, les producteurs puissent être payés correctement pour vivre de leur travail et…un film autoproduit si quelqu’un a besoin de bosser, de gagner sa vie en faisant autre chose, je sais pas, des films débiles, uniquement pour 146 avoir son jardin secret et faire son documentaire, c’est évident qu’il aura pas la même qualité, parce qu’il aura moins de temps à y consacrer… Vincent : oui…j’ai rencontré d’ailleurs pas mal de réalisateurs qui rencontraient des problèmes de production actuellement… P.C. : oui, mais c’est, fondamentalement, y’a même de grands réalisateurs à Paris et tout ça… Vincent : et comment ça se fait ça ? Est-ce qu’il y’en a plus qu’avant ou…Parce que moi je me rends pas compte en plus vu mon âge… P.C. : Ben y’en a peut-être plus qu’avant disons qu’ont des velléités de réaliser, mais les sources de financement se sont taries largement. « Sur les chaînes de télévision y’a de moins en moins de cases documentaires » Vincent : et pourquoi ? Là c’est peut-être là justement qu’intervient le rôle de la télévision justement… P.C. : pourquoi ? Parce que j’en reviens à ce que je disais tout à l’heure, la confusion qui est faite entre les définitions de ce qu’est un documentaire. Heu…Je sais pas, « Faîtes entrer l’accusé », je sais plus sur quelle chaîne de télévision, c’est présenté comme un documentaire mais non, c’est un magazine télé…alors y’a peut-être quelques petits sujets documentaires mais non, c’est un présentateur, voilà, je veux dire…et que la plupart des écrans sur les chaînes de télévision, c’est du reportage, c’est du journalisme… Vincent : oui, j’ai rencontré Boris Claret aussi, qui est avec La Castagne aussi, et qui me disais la même chose… P.C. : donc c’est…moi je pense que c’est le…je veux dire y’a une pénétration du heu…oui du journalisme de télévision dans ces zones qui étaient des zones, qui sont des zones où je veux dire ce sont des artistes qui développent leur travail. Vincent : donc au niveau des créneaux, ça se fait au détriment des documentaires, y’a moins de distribution ? P.C. : oui par exemple sur les chaînes de télévision y’a de moins en moins de cases documentaires, je veux dire ça serait intéressant que fassiez une étude exhaustive de l’évolution des télévisions en dix ans, ça s’est réduit de façon considérable… Vincent : oui…y’a moyen de regarder ça ? Quelles statistiques il faudrait aller voir ? P.C. : bah après vous pouvez aller sur le site du GIEC, sur le site du CNC, vous avez les chiffres années par année etc, chaîne de télévision par chaîne de télévision et compagnie…mais après faut rentrer un peu plus en profondeur, parce que je veux dire ce qui est qualifié même par le CNC comme documentaire c’est souvent du reportage…ce qui est intéressant c’est de voir le contenu des choses aussi….au niveau du traitement, au niveau du… « Le DVD, internet etc…je veux dire, y’a d’autres moyens de diffusion, mais que le problème actuellement, c’est que ça permet pas aussi de financer les films » Vincent : hummmm…Et donc au niveau de la production vous me disiez que y’a de plus en plus d’autoproduction c’est ça ? P.C. : ah oui, y’a de plus en plus d’autoproduction… Vincent : d’accord, parce que alors ça marchait comment avant ? P.C. : l’autoproduction ? Vincent : non, y’a de plus en plus d’autoproduction, mais avant ça marchait comment, c’était plus les télés qui finançaient ? P.C. : oui, oui…je veux dire c’est ce décalage, cette baisse de 30 à 40% du volume documentaire heu…qui n’est plus coproduit par les chaînes de télévision…donc après y’a des 147 sujets qui sont nécessaires donc les gens font leur film etc…ça vient aussi de ce qu’il y de plus en plus aussi…je veux dire…mais les choses sont pas forcément globalement négatives, ça se déporte, ça se cherche, c’est aussi internet je veux dire, maintenant y’a d’autres moyens de diffusion : le DVD, internet etc…je veux dire, y’a d’autres moyens de diffusion, mais que le problème actuellement, c’est que ça permet pas aussi de financer les films. C’est pas parce que vous diffusez votre film par internet, y’aura peut-être plein de gens qui vont le regarder, mais ça permet pas forcément de… Vincent : Oui parce que « Home » par exemple, il l’a diffusé sur internet mais en même temps il le vendait… P.C. : Oui mais attends, ça été financé par le mec qui monté son musée à Venise là, comment y s’appelle… Vincent : Guggenheim ? P.C. : non, l’autre, LVMH…oui mais enfin je veux dire heu…Yann Arthus Bertrand il est multi milliardaire bon je veux dire c’est bon quoi…C’est plus des gens qui utilisent des créneaux pour se faire des noms… « Y’a peut-être […] une vague intuition du public que c’est au travers du regard d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des réalités qu’on peut comprendre des choses… » Vincent : hum…Donc ok, on a parlé de la télévision, donc maintenant par rapport au public, est-ce que vous pensez que la réception elle a changé aussi ? Que le fait qu’on parle peut-être plus du documentaire aujourd’hui, même si y’a pas forcément un grand changement comme on disait, est-ce que ça vient du fait que les gens s’y intéressent plus ? P.C. : moi je pense oui oui… Vincent : C’est plus populaire ? P.C. : oui oui… (réfléchit) mais moi je pense oui, parce que y’a eu certainement heu…dans cette période d’extension du documentaire, quand je disais c’était l’ouverture du financement du CNC à l’audiovisuel autour de 85 / 87, mais ça a été après des chaînes comme Arte, Planète…enfin je veux dire y’a eu pendant une dizaine-quinzaine d’années un certain nombre de chaînes qui ont eu une ligne éditoriale de diffuser des bons documentaires, et je pense ça a éduqué le public, je veux dire le public sait que y’a des bons documentaires qui sont visibles, ça les a amenés à apprécier et à en rechercher…après ça a crée le public Utopia qui va voir les documentaires en salle ou qui achète les DVD, ou qui en cherche sur internet, mais qui en trouve plus sur la télé, ou plus beaucoup… Vincent : ouais…mais est-ce que vous pensez que cette prise de conscience, enfin que ce succès auprès du public vient de heu…d’une prise de conscience du public ? Par exemple pour l’écologie, est-ce que vous pensez que les documentaires éveillent le public et lui donnent envie d’avoir des réponses sur des sujets concrets comme ça ? P.C. : non, moi je pense pas spécialement sur l’écologie que y’a un intérêt du public… Vincent : non moi je vous dis ça parce que c’est mon sujet… P.C. : oui oui, je pense que y’a un intérêt du public, c’est une conscience qu’il peut y avoir aussi, c’est que l’information médiatique, la télé et tout ça ne renseignent pas, ne documentent pas et n’informent pas. Et que on a de moins en moins accès à la réalité des choses et que y’a peut-être une conscience heu…ou une inconscience, enfin une vague intuition du public que c’est au travers du regard d’artistes, d’auteurs, de réalisateurs sur des réalités qu’on peut comprendre des choses…C'est-à-dire, c’est pas forcément l’écologie, ça peut être l’économie aussi… Vincent : ah oui oui, ou la politique aussi… 148 P.C. : je veux dire, je pense que les journaux télévisés par exemple traitent l’actualité mondiale, je pense que c’est pas pour ça que les gens vont être formés, cultivés sur l’économie…et je pense que y’a des documentaires sur la crise économique etc qui permettent certainement de beaucoup plus renseigner un public heu…et moi je pense que y’a intuitivement cette conscience-là de la part du public, alors sur l’économie, la politique, et sur l’écologie aussi…je pense que le…comment il s’appelle…le film sur Al Gore et compagnie… Vincent : « Une vérité qui dérange ». P.C. : oui, je pense que ça a joué… « Je pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui savent que ça marche au niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de marque… » Vincent : mais dans le même temps, le fait que ces grands films soient quand même assez commerciaux pour des documentaires, est-ce qu’on va pas vers des documentaires qui se rapprochent des fictions ? P.C. : Comment ? (ne comprend visiblement pas ma question que je dois reformuler) Vincent : est-ce que le fait que ces grands films qui éveillent le public, c’est quand même des films qui sont assez commerciaux pour des documentaires, qui servent parfois des intérêts d’entreprises comme on disait… P.C. : oui d’accord mais je pense que ces films commerciaux existent, ils viennent pas de rien, Al Gore et Arthus Bertrand, c’est quand même pas un artiste maudit qui fait son truc dans sa cave, c’est des gens qui font des trucs avec des millions de dollars ou d’euros, mais je pense que si ça existe, c’est parce que y’a certaines personnes qui ont le nez et qui savent que ça marche au niveau du fric ou au niveau de la com, au niveau de l’image de marque… Vincent : et voilà, c’est ça que je veux dire…parce que est-ce qu’on tombe après dans l’instrumentalisation de thèmes qui marchent ou est-ce que y’a réellement un intérêt du public ? P.C. : je pense les deux, je pense les deux…je pense que le mec qui a mis son fric dans « Home », il pense que pour ses trucs de luxe c’est une bonne image de marque, parce que y’a cette demande du public de financer « Home »…et parce que je pense qu’actuellement c’est bien de heu… Vincent : et oui, et en plus spécifiquement sur ce thème de l’écologie c’est vrai que c’est particulièrement… P.C. : et oui, mais après je pense que heu…je sais pas, je prends au hasard, on a parlé du « Cauchemar de Darwin » qui a été contesté sur différents aspects etc, mais après, les mêmes ne foutront pas d’argent sur le travail forcé des ouvriers birmans pour Total etc…ça je veux dire c’est des films qui ont du mal à sortir… « D’ici 5-10 ans ça se fera…C'est-à-dire qu’avec internet je pense que ça sera possible de pré-financer les œuvres » Mais après, c’est pour ça que je dis que y’a des choses négatives, mais globalement, y’a des trucs intéressants à étudier…y’a des évolutions qui sont intéressantes… Vincent : c’est bien ce que je pense… P.C. : et notamment une des évolutions les plus intéressantes sur heu, le fait d’avoir accès à une information, une réalité directe, pas du tout filtrée par la télévision, par les grands médias, je pense que c’est aussi internet. Internet a développé cette conscience aussi chez les gens 149 qu’on peut avoir accès directement à l’information, je veux dire c’est…Par exemple la boutade sur les Auvergnats d’Hortefeux, si y’avait pas eu internet, personne le saurait, même si c’est pas internet qui a filmé, c’est des journalistes, une chaîne de télévision, ça a été publié sur le site internet d’un grand quotidien français etc…mais si y’avait pas eu internet personne l’aurait su ça… Vincent : vous pensez que ça peut servir le documentaire ça ? P.C. : ah je pense que oui. Mais le gros problème pour le documentaire, c’est que ça coûte de l’argent et ce type de diffusion, comment ça peut pré-financer les films ? Mais après moi je pense que y’aura un truc, ça marchera quoi…Je sais pas comment mais j’espère que d’ici 5-10 ans ça se fera…C'est-à-dire qu’avec internet je pense que ça sera possible de pré-financer les œuvres, enfin comme sur certains sites d’informations actuellement, du style Béton, Bakchich, Arrêt sur image etc, les gens s’abonnent pour avoir accès au site et ça marche plus ou moins. Donc je suis persuadé qu’il y a des gens qui sont prêts à filer quelques euros pour pouvoir voir un film, quitte à filer quelques euros avant la réalisation du film, pour que le film existe…Mais ça demande quand même que des mécanismes soient crées quoi… « C’est le même public, qui va voir la fiction et les documentaires à Utopia… » Vincent : oui, oui…Et j’ai eu une idée intéressante une fois d’un réalisateur qui me disait que le…l’intérêt dont on parlait des spectateurs pour le documentaires venait peut-être aussi en même temps d’un rejet, enfin d’un détournement vis-à-vis de la fiction, et d’un besoin peutêtre de réalisme, de réponses plus concrètes aux problèmes qui se posent ? En opposition un peu à la fantasmagorie créée par les fictions ? P.C. : non moi je pense pas qu’il y ait d’opposition à faire entre fiction et documentaire, moi je suis persuadé que…la preuve Utopia, bon y’a peu de cinémas quand même, c’est pour ça qu’on peut parler d’Utopia qui diffuse de la fiction, mais je pense c’est le même public, qui va voir la fiction et les documentaires à Utopia…Mais qui va voir une fiction de qualité bien sûr, qui va pas aller voir « Bienvenue chez les Ch’tis » bon…De toute manière je pense pas qu’il y’ait forcément de…moi je pense que s’il y a rejet, c’est plus un rejet de l’information classique… Vincent : oui, comme on disait tout à l’heure… P.C. : oui, moi je pense c’est vraiment ça…C'est-à-dire un documentaire…je pense que le « Cauchemar de Darwin » ça informe beaucoup plus sur la situation en Afrique que heu…que un an de journaux télévisés…au moins les gens comprennent là… « En France y’a très peu de télévisions…y’a pas de décentralisation…tout est centralisé sur Paris » Vincent : Oui…qu’est-ce que je voulais dire…oui, Utopia, ce succès auprès du public comme on disait c’est peut-être aussi à relativiser quand on voit comment ça marche à Utopia, mais dans d’autres grands cinés le documentaire, c’est pas encore très populaire P.C. : nan mais le problème après, c’est que les autres grands cinés c’est Gaumont, Megastore…je veux dire y’a concentration de la…comme y’a concentration de la production, ici, enfin en France, vous avez…je sais pas 85% de la production qui sont centralisés sur Paris. Et quand je disais tout à l’heure qu’on a obligatoirement pour financer des films, documentaires en l’occurrence, on a besoin d’une coproduction d’une chaîne de télévision à 25%, je veux dire toutes les chaînes de télévision en France sont concentrées même pas sur Paris, sur deux arrondissements de Paris, sur quelques kilomètres carrés…le sud du seizième, le nord du quinzième, Boulogne…voilà…non seulement toutes les chaînes de télévision, mais 150 aussi tous les organismes de régulation de la profession : la SCAM , les radios…le CNC, vous avez tout…et moi je pense c’est tout à fait symbolique : c’est l’ouest parisien, c’est pas l’est. Les artistes sont à l’est…Je veux dire comme avant, les patrons sont à l’ouest, les ouvriers à l’est…là vous avez…tout ce qui finance est à l’ouest et les artistes sont à l’est, Montreuil et compagnie. Et je pense y’a ce type de concentration, de centralisation qu’on trouve dans tous les domaines, dans les cinémas c’est pareil…Je veux dire, Utopia arrive à avoir une bonne programmation parce qu’ils sont indépendants, parce qu’ils ont su garder un rapport de force pour garder cette indépendance de distribution, de diffusion, je veux dire…mais après Gaumont, UGC tout ça… Vincent : après là-dedans, y’a peut-être le danger de tomber dans un public spécialisé qui heu…et que ça reste un phénomène restreint finalement… P.C. : oui…enfin, ça reste pas forcément isolé, par exemple sur Toulouse. En France non, mais sur Toulouse, je pense qu’à Utopia, tout le monde y va, enfin je pense qu’ils font autant d’entrées que Gaumont…après c’est pas forcément le même public…mais après ça c’est un truc d’éducation à faire hein je veux dire…et c’est que sur le documentaire, sur la fiction aussi, que les gens fassent l’effort pour pas aller voir le blockbuster dont tout le monde parle, mais pour aller voir des films un peu différents quoi… Vincent : hum. Et cette concentration des moyens à Paris, localement à Toulouse ça doit vous créer des difficultés non ? P.C. : ah complet. Y’a des gens…je le disais tout à l’heure, cette importance de la télévision dans la production etc, heu…je vais citer un autre exemple, par exemple une ville comme Saragosse, qui est la capitale de l’Aragon, pas très loin d’ici, je parle de l’Aragon parce que c’est la région limitrophe du Midi-Pyrénées, Saragosse est plus petite que Toulouse, capitale d’une région plus petite que le Midi-Pyrénées, mais à Saragosse, des gens qui travaillent dans l’audiovisuel y’en plus qu’en PACA, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées et Aquitaine réunis… Vincent : eh oui, mais le système espagnol c’est différent, les provinces sont plus indépendantes. P.C. : c’est plus indépendant, par exemple à Saragosse y’a énormément de télévisions…en France y’a très peu de télévisions…y’a pas de décentralisation…tout est centralisé sur Paris. Alors, ça commence à s’amorcer, y’a de plus en plus de télévisions locales avec des difficultés, qui se développent…les télévisions locales de service public par exemple, notamment comme TNT-hifi etc, avec peu de moyens. Donc avec une qualité des programmes qui est pas forcément à la hauteur, mais la France est le seul pays européen qui est comme ça, je parle de l’Espagne mais y’a aussi l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Pologne enfin, tous les grands pays européens, y’a une décentralisation audiovisuelle, donc y’a d’autres chaînes de télévision. Donc je sais pas, si on était dans la même situation qu’en Espagne ici, enfin à Toulouse par exemple, ça serait cinquante fois plus développé le milieu audiovisuel. Et donc la conséquence, la question que vous me posiez, la conséquence c’est de grandes difficultés…parce ce que je veux dire automatiquement si on est producteur à Toulouse c’est quelque part, c’est comme si on a pas de montre Rolex à 50 ans… Vincent : (sourire amusé) P.C. : eh oui, parce que les grands sont à Paris… Vincent : Donc vous avez raté votre vie ? (rires) P.C. : même si y’a beaucoup de sujets de production en région, y’en a…doit y’avoir 30% de sociétés de production qui sont en région…mais qui produisent que 15%. Vincent : et La Castagne, c’est Midi-Pyrénées ? P.C. : Toulouse. Vincent : Toulouse seulement ? P.C. : Enfin, Midi-Pyrénées oui, et Ariège. 151 Vincent : d’accord, ok…donc vous produisez des projets de quelle taille ? Financièrement c’est des films comment ? P.C. : des budgets ? Vincent : ouais, des budgets ? P.C. : oh taille classique hein, un documentaire classiquement c’est entre 100-150 000 euros de budget. Après quel que soit le sujet, c’est à peu près le même budget… Vincent : et vous arrivez à trouver des créneaux télés ou pas ? P.C. : avec difficulté, mais oui…Puisse qu’on existe…(rire ironique) « Je pense que y’a de plus en plus un traitement documentaire dans la fiction, comme y’a de plus en plus aussi de fiction dans le documentaire » Vincent : Ok…sinon y’a un dernier truc que je voulais aborder et qui me semblait intéressant aussi c’est le fait qu’il y ait de plus en plus d’éléments documentaires dans les fictions. P.C. : (en se levant pour aller chercher le café) oui c’est intéressant ça…(en revenant, Paul Chiesa m’indique un documentaire dans le programme télé qui va passer dans les prochains jours) Vincent : donc oui, ce sujet de…ça je crois que c’est avec Boris Claret que j’en avais plus parlé, parce que comme j’avais parlé plus écologie avec lui forcément…heu…on avait parlé à un moment des films du style « Les fils de l’homme » qui partent sur une base écologique en fait, « la Terre va mal », « la Terre a été détruite et les hommes doivent reconstruire », souvent c’est des films d’anticipation… P.C. : enfin y’a de plus en plus de films catastrophe… Vincent : voilà, mais même pour le coup des blockbusters qui parlent de ces thèmes là, qu’est-ce que vous en pensez ? P.C. : Je sais pas, je pense que y’a de plus en plus un traitement documentaire dans la fiction, comme y’a de plus en plus aussi de fiction dans le documentaire, ça je pense que c’est le développement de ce genre là, de docu-fictions, parce que y’en a beaucoup, y’en a plein à la télé…Les docu-fictions la plupart du temps c’est des fictions, enfin je veux dire…Y’a du documentaire parce que y’a quelques interviews etc, mais… Vincent : de toute façon comme on disait tout à l’heure c’est difficile de séparer, de faire des cloisons entre les genres. P.C. : oui, une séparation entre fiction et documentaire, moi je suis persuadé qu’on peut trouver dans l’histoire du cinéma, de tout temps y’a eu ce type de traitement… Vincent : oui, Ken Loach par exemple, ses débuts… P.C. : oui nan, mais même avant, je pense que tout le temps y’en a eu plus ou moins…Je pense qu’il y a toujours dans le documentaire la nécessité de fictionner quand c’est pas possible de représenter autrement, et après dans la fiction d’avoir des parties avec un traitement documentaire, pour donner une plus grande impression de réalité… Le thème de l’écologie : « je pense que si ça marche bien, c’est que y’a un écho chez les gens… » Vincent : oui, pis en ce qui concerne l’écologie ça correspond peut-être aussi à ce qu’on disait, du filon qui marche bien… P.C. : du filon qui marche bien, et aussi d’une préoccupation des gens, y’a aussi une préoccupation des gens, je pense que si ça marche bien, c’est que y’a un écho chez les gens… Vincent : oui, une demande, enfin, une demande, un besoin… P.C. : je pense que ça ça existe, c’est relativement fort…alors moi je suis très étonné, notamment dans le cinéma américain, le nombre de films sur ce thème-là, et traités de façon 152 pas con, je veux dire, mais même avec des scènes qui font écho à des situations d’actualité, par exemple aux Etats-Unis, je prends deux films par exemple, je m’en souviens plus, le film où y’a une nouvelle glaciation… « Le jour d’après », je sais pas si vous l’avez vu celui-là… ? Vincent : non je l’ai pas vu…mais je pensais aussi au film « Le jour où la Terre s’arrêtera » avec Keanu Reeves… P.C. : Oui, y’a celui-là aussi, mais je pense à des scènes, « Le jour d’après » et aussi le film de Spielberg là… Vincent : « La guerre des mondes » ? P.C. : « La guerre des mondes » oui, je veux dire y’a deux scènes où ils traversent des rivières qui sont très intéressantes…Mais dans « Le jour d’après » par exemple, quand ils traversent le Rio Grande, enfin les Américains fuient les Etats-Unis et se réfugient au Mexique, mais les Mexicains ferment la frontière, enfin c’est complètement l’inverse, c’est très intéressant, vraiment très intéressant ça…et de plus en plus y’a ce type de traitement dans les films…Alors dans « Le jour où la Terre s’arrêtera », c’est quoi l’histoire ? Vincent : je l’ai même pas vu, j’ai lu le synopsis, mais c’est ça, là je crois qu’on est déjà passé de l’autre côté, la Terre a disparu… P.C. : ah non c’est ça, c’est un extraterrestre, un extraterrestre qui arrive en disant « vous êtes complètement merdiques, vous détruisez la Terre »… Vincent : ah mais c’est ça, c’est un peu simpliste mais… P.C. : mais je pense depuis pas longtemps, depuis 4-5 ans, y’a cette conscience de plus en plus partagée par les gens que on va dans le mur si on continue comme ça…Alors après… « En période de crise économique le cinéma n’a jamais autant bien marché » « Les festivals en France, je veux dire c’est un peu une exception française, y’a aucun pays où y’en autant » Vincent : mais au niveau du documentaire, même des événements comme le FID ils notent un succès croissant de l’événement, une meilleure fréquentation, ça marche de mieux en mieux…Donc c’est vraiment qu’apparemment les gens… P.C. : après je pense que y’a tout le phénomène des festivals en France : y’a de plus en plus de festivals, les festivals marchent de plus en plus… Vincent : c’est vrai, y’a aussi ça… P.C : je veux dire, cette année je vois au niveau des festivals de théâtre en France, partout ça a augmenté, partout…et ça, c’est en période de crise, ça avait été constaté aux Etats-Unis dans les années 1930, en période de crise économique le cinéma n’a jamais autant bien marché etc… Vincent : oui d’ailleurs y’avait un article là-dessus dans Télérama y’a deux semaines environ sur « le cinéma n’a jamais aussi bien marché », quelque chose comme ça…Et justement ils parlaient du documentaire aussi dans l’article… P.C. : mais pas que le cinéma, le théâtre aussi… Vincent : oui, ah bah oui, Aurillac par exemple cette année c’était une super édition… P.C. : ah oui, y’avait du monde ? Vincent : oui oui, en augmentation…bon la météo était aussi au rendez-vous, donc ça a aidé mais… P.C. : nan c’est bien Aurillac, enfin j’étais allé une fois, y’a longtemps…Mais c’est ça, les festivals en France, je veux dire c’est un peu une exception française, y’a aucun pays où y’en autant, y’en a partout des festivals, et partout y’a du monde… Vincent : ouais pis y’a même des petits qui naissent localement et qui marchent… P.C. : mais moi je trouve c’est bien… 153 Vincent : ah oui oui…En plus ça anime des coins qui parfois ont pas forcément d’autres événements… P.C. : c’est bien, et après des festivals de cinéma, de documentaires, courts-métrages etc c’est intéressant parce que y’a plein de films qui tournent que dans les festivals, qui ont que les festivals comme débouchés… Vincent : pis c’est aussi un endroit justement pour avoir des rencontres avec des producteurs, des choses comme ça. Cette année par exemple au FID, ils avaient crée un truc, le FIDlab, pour que les pros se parlent entre eux… P.C. : après des festivals professionnels y’en a pas beaucoup, mais les gens ne se déplacent pas forcément sinon ça sollicite, je lisais y’a pas longtemps l’interview d’un cinéaste palestinien, Elia Suleiman… Vincent : qui vient de sortir « Le temps qu’il reste », c’est ça ? P.C. : « Le temps qu’il reste », oui, qu’est très beau, et il disait, que sur son dernier film, je sais plus comment il s’appelle, il l’a accompagné pendant un an et demi… Vincent : c’est pas lui qui a fait « Intervention divine » aussi ? P.C. : Oui voilà, pour « Intervention divine », il avait accompagné le film pendant un an et demi, après il a arrêté parce que y’a tellement de festivals dans le monde qu’il ferait que ça…Etre dans un avion où l’hôtesse te reconnaît, tu sais même pas où tu vas, je pense que pour un cinéaste un peu connu, s’il veut accompagner son film, il ferait que ça…Il serait invité partout dans le monde… Vincent : Ok, bon bah pour le moment, vu que je suis pas très avancé c’était surtout ça que je voulais voir avec vous… P.C. : oui, moi je pense que ça serait important que vous définissiez un peu plus l’enjeu de la maîtrise quoi… Vincent : hum, hum, ouais…parce que là c’est vrai que y’a plusieurs trucs qui sont intéressants…Après c’est vrai qu’avec mon prof on était parti sur « le Cauchemar de Darwin », avec la polémique qu’il y avait eu dessus, pour déjà poser le sujet…et là en plus avec « Home »… P.C. : mais oui, mais en plus une polémique c’est intéressant, parce que moi je sais que je connais des gens qui connaissent bien le réalisateur, je sais plus comment il s’appelle, qu’aiment pas du tout le film parce que bon…mais après moi je trouve que la polémique est intéressante, parce qu’un documentaire, on le disait tout à l’heure, c’est une fiction du réel, c’est pas le réel brut qui est proposé, le réel brut est proposé au travers du regard d’un cinéaste, et le regard donc automatiquement inclut une mise en scène…parce que je veux dire, je vous films là je veux dire, je vous filme là, je films pas à côté, donc c’est moi qui impose le cadre, donc y’a déjà une mise en scène…donc moi je pense que y’a polémique sur « le Cauchemar de Darwin » parce que le film a eu du succès, mais je pense moi en dehors de ça, personne n’a contesté quand même ce qu’il y a de factuel dans le film… A citer Vincent : Hum. « Home » aussi c’est un peu pareil, sauf que là y’a aussi l’effet politique, l’influence sur les élections… P.C. : oui, bof, moi je pense, après coup… Vincent : oui, c’est ce qui été utilisé pour critiquer le film… (échange de mails et Paul Chiesa m’invite à le recontacter par la suite) 154 ANALYSE DE L’ENTRETIEN Tout comme François Caron, Paul Chiesa commence d’abord par relativiser le succès actuel du documentaire que les médias ont tendance à mettre en avant. Cette vision médiatique des choses est selon lui sans fondement, car le documentaire a toujours réussi à perdurer en France aux côtés de la fiction. Il prétend comme François Caron que les deux genres ont toujours été interdépendants, la fiction intégrant parfois certaines caractéristiques du documentaires lorsque cela se révélait nécessaire, et inversement. Au-delà de cette confusion entre les genres, il fournit également un argument historique pour expliquer le développement du documentaire dans la continuité. Il indique que les fonds d’aide au cinéma alloués par le CNC depuis l’après guerre, qui sont la spécificité du système cinématographique français, se sont élargis au documentaire dans les années 1980. Le genre se développe donc depuis cette période et non simplement depuis les années 2000 et le succès de films importants comme « Le cauchemar de Darwin » ou « Une vérité qui dérange », qui ont déclenché l’intérêt médiatique pour les documentaires. Paul Chiesa va même plus loin et renverse le sujet, en précisant que le nombre de cases documentaires sur les chaînes de télévision est en forte baisse depuis quelques années, ce qui conduirait à penser que les documentaristes rencontrent au contraire des problèmes importants aujourd’hui. En effet, selon le producteur toulousain, les réalisateurs sont de plus en plus obligés de recourir à l’autoproduction, dans la mesure ou les chaînes de télévision retirent leur appui financier. Il s’ensuit une baisse globale du nombre de documentaires produits. Ces chiffres seront bien entendu à vérifier et à approfondir, afin de confronter le traitement médiatique du documentaire à la réalité statistique. Paul Chiesa souligne que ces problèmes de productions dus au désengagement des chaînes de télévision sont accentués par la structure de l’administration de l’audiovisuel en France, qui se caractérise par une forte concentration des moyens de production à Paris. Non seulement les chaînes de télévision sont peu nombreuses, mais elles sont en plus situées le plus souvent à Paris, ce qui rend la situation des professionnels du cinéma en province encore plus délicate. Paul Chiesa estime par ailleurs qu’une confusion est faite par le grand public entre d’une part les reportages, qui sont de plus en plus nombreux à passer à la télévision, et d’autre part les documentaires, qui sont moins un travail de journalistes qu’une production de cinéaste plus approfondie et réalisée sur un temps plus long. Il critique donc une fois de plus (après Boris 155 Claret et François Caron) les chaînes de télévision, qu’il accuse de diffuser des films consensuels, qui ne traitent pas suffisamment en profondeur les thèmes abordés. En dépit de ce recul du documentaire à la télévision, certains films ont quand même du succès selon Paul Chiesa lors de leur sortie en salle, à l’image des films précédemment cités (« Le Cauchemar de Darwin » etc…). Mais ce phénomène de déportation du succès documentaire de la télévision au cinéma ne compense pas selon le producteur le manque de soutien à la production de la part des chaînes de télévision. En effet, peu de films remportent un tel succès en comparaison à la production globale de documentaires. De plus, les films documentaires ne sont pas distribués dans tous les cinémas, ce qui restreint souvent leur succès à des chaînes de cinéma converties au genre documentaire et bénéficiant d’un public fidèle (du type Utopia). Le succès médiatique du documentaire aujourd’hui ne doit donc pas conduire à confondre les situations du documentaire à la télévision et au cinéma : si succès médiatique il y a, il semble qu’il repose plutôt sur les sorties en salle. Paul Chiesa explique en particulier le succès du thème de l’écologie par une instrumentalisation de ce thème porteur par les sociétés de production et de distribution, dans une optique économique. Cependant, il n’exclue pas non plus un intérêt certain du public, sans lequel il ne serait pas profitable pour les producteurs de miser sur l’écologie. Quand François Caron justifiait cette préoccupation écologique du public par un rejet de la mondialisation et de ses dérives uniformisatrices, Paul Chiesa explique plutôt cet intérêt par une volonté de contourner les sources officielles d’information qui se sont discréditées aux yeux de la population. Au-delà de cet aspect médiatique, Paul Chiesa admet cependant qu’il est aujourd’hui plus facile de réaliser des documentaires d’un point de vue purement technique, car la généralisation de la vidéo et de la haute définition font baisser les prix du matériel de tournage. Mais si la réalisation de documentaires est désormais plus accessible, les débouchés pour les films produits se réduisent en raison de la baisse des cases documentaires dans les programmes télévisés. La production fournie de films a donc finalement un effet pervers si l’on suit le raisonnement de Paul Chiesa, puisque la sélection des films par les chaînes de télévision n’en est que plus sévère, et le succès lors de la sortie en salle moins probable (si le film obtient une distribution dans les cinémas, ce qui n’est pas toujours le cas). En outre, Paul Chiesa prévient également que la maîtrise technique aujourd’hui accessible à un plus grand nombre de réalisateurs n’est pas un gage de qualité du contenu, comme le révèlent malheureusement selon lui les films diffusés à la télévision, qui manquent de relief et de profondeur. 156 Pour contourner les difficultés que rencontre selon lui le genre documentaire, Paul Chiesa évoque dans l’entretien de nouveaux outils qui pourraient constituer des débouchés pour les documentaires, même si leur fonctionnement doit encore être étudié. Il mentionne notamment la diffusion sur internet et l’économie du DVD, en précisant que ces moyens de diffusion ne permettent pas encore de financer les films. En contradiction avec la situation particulière du documentaire, Paul Chiesa admet à la fin de l’entretien que le cinéma aujourd’hui se porte bien, ce qui peut selon lui s’expliquer par un effet secondaire et rétroactif de la crise. En période de crise, la population peut cherche à puiser dans la culture le divertissement qui voile en partie les difficultés matérielles du quotidien. Cette remarque est particulièrement valable en ce qui concerne les festivals, notamment de cinéma, qui remportent en ce moment un franc succès. Le « succès » dont parlent les médias à propos du documentaire est donc à déconstruire, dans la mesure où plusieurs explications peuvent être données, qui ne sont pas systématiquement valables. Selon Paul Chiesa, le documentaire en salle se porte bien, même si tous les films ne deviennent pas de grands succès. A l’inverse, la situation des documentaires à la télévision est plus préoccupante, même si des événements ponctuels comme les festivals peuvent donner parfois l’impression d’un dynamisme du genre documentaire, relayé automatiquement par les médias qui résument une réalité plus complexe. Enfin, la portée du thème de l’écologie auprès du public ne doit pas être sous-estimée, même si certains réalisateurs et producteurs de films, y compris de fictions, jouent de ce sujet d’actualité pour gonfler leurs recettes. 157 BIBLIOGRAPHIE BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Jean-Pierre), De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 BONNEVAULT (Stéphane), Développement insoutenable, pour une conscience écologique et sociale, Dijon-Quetigny, Ed. du Croquant, collection turbulences, 2003 BRUNEL (Sylvie), Le développement durable, Paris, PUF, collection Que sais-je ?, 2004 DANEY (Serge), Le salaire du zappeur, Paris, Editions P.O.L., 1993 FITOUSSI (Jean-Paul), LAURENT (Eloi), La nouvelle écologie politique, Paris, Le Seuil, 2008 GAUTHIER (Guy), Le documentaire un autre cinéma, Saint-Just-la-Pendue, Armand Colin, 2000 LATOUR (Bruno), Politique de la nature, comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004 LAVIGNOTTE (Stéphane), La décroissance est-elle souhaitable ?, Lonrai, Textuel, 2009 MARIETTE (Audrey), « La réception par la critique d’un premier long métrage : la consécration unanime de Ressources humaines ? » in MAUGER (Gérard), dir., L’Accès à la vie d’artiste, sélection et consécration artistiques, Clamecy, Ed. du croquant, 2006, p. 113147 AUTRES OUVRAGES CONSULTES ALEXANDRE (Olivier), Utopia, à la recherche d’un cinéma alternatif , Paris, L’Harmattan 2008 ARTICLES REVUE DE PRESSE ALIX (Christophe) « Tant qu’il y aura des « Home », Libération, 5 juin 2009 BOU (Stéphane), « Home » : la niaiserie vue du ciel », Charlie Hebdo, 10 juin 2009 CARRIERE (Christophe), OLIVIER (Vincent), « Home : la Terre vue de partout », L’Express, 28 mai 2009 CHANUT (Jean-Christophe), « Un film chic et choc », La Tribune, 5 juin 2009 DOUIN (Jean-Luc), « Home », le documentaire de Yann Arthus-Bertrand : voyage militant dans les vestiges d’un éden à sauver », Le Monde, 6 juin 2009 GUERAND (Jean-Philippe), « Home », Le Nouvel Observateur, 18 juin 2009 KAGANSKI (Serge), « Films écolos, vive le tri sélectif ! », Les Inrockuptibles, 6 octobre 2009 KAUSCH (Franck), « Home », Positif, n°581-582, juillet/août 2009 LANG (Dominique), LARCHER (Laurent), VERDIER (Marie), « Home », un rendez-vous très médiatique avec la planète », La Croix, 5 juin 2009 OSTRIA (Vincent), « Home de Yann Arthus-Bertrand », Les Inrockuptibles, 2 juin 2009 PONS (Charlotte), « Sortie de « Home » sur tous les écrans de la planète », Le Point.fr, 7 mai 2009 LA REDACTION, « Traîner YAB devant un tribunal écologique international », La Décroissance, n°61, juillet/août 2009 158 AUTRES ARTICLES Journaux ou revues : ANIZON (Emmanuelle), ZARACHOWICZ (Wéronika), BENABENT (Juliette) « Chacun dans sa planète », Télérama, n°3116, 3-9 octobre 2009 FERENCZI (Aurélien), « Pourquoi le cinéma ne s’est jamais aussi bien porté », Télérama, n°3079 GALLO (Jean-Frédéric), « Répondre à un besoin d’information », Tribune du Sud, 19 juin 2009 GRAMARD (Laurence), « L’heure du tri sélectif, les documentaires écolos », Evene.fr, novembre 2009 MANDELBAUM (Jacques), « Cinéma, la nouvelle vague du documentaire », Le Monde, (?) 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