Du mythe glorieux à la légende noire.

Transcription

Du mythe glorieux à la légende noire.
Tony Gheeraert
LA ROME
TRAGIQUE
Du mythe glorieux à la légende noire.
Corneille (Horace, Cinna)
Racine (Britannicus, Bérénice)
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Illustration de couverture : frontispice du Théâtre complet de Racine, édition
de 1697. Légende : « Phobos kaï éléos », c’est-à-dire : « Terreur et pitié ».
On conçoit aisément que les poètes tragiques du Grand Siècle
aient été fascinés par Rome, dont lřHistoire regorge de crimes
effroyables et de passions inhumaines : les rêves de gloire dřHorace,
héros dénaturé conduit à sacrifier sa sœur ; la volonté de puissance de
Néron, qui bascule dans le mal et se change en un monstre obscur ;
mais aussi les amours douloureuses de Titus et Bérénice, condamnées
par les lois dřun Empire où subsistent encore les fantômes de lřancienne
République. Ce sont des destins tour à tour pathétiques et terrifiants
qui sřentrecroisent dans ces trois épisodes de la geste romaine où la
quête ambitieuse du pouvoir, les mirages héroïques et la violence
forcenée des désirs brouillent les frontières entre le Bien et le Mal et
donnent lieu à des tragédies ambiguës et inquiétantes, dont la beauté
sombre rayonne sur le fond grandiose de cette Ville prodigieuse hantée
par la démesure.
Ŕ Éditions conseillées
Pierre Corneille, Horace, éd. J.-P. Chauveau, « Folio théâtre ».
Pierre Conreille, Cinna, éd. Georges Forestier, « Folio classique ».
Jean Racine, Britannicus, éd. G. Forestier, « Folio classique ».
Jean Racine, Bérénice, éd. Marc Escola, collection « GF ».
Ŕ Lectures complémentaires vivement conseillées
Pierre Corneille, Le Cid et Polyeucte.
Jean Racine, Phèdre.
Aucun sujet d’examen ne portera spécifiquement sur ces pièces, mais je serai
amené à y faire référence dans mon cours, étant donné leur importance dans les
carrières respectives de Corneille et Racine.
Ŕ Autres lectures possibles
Sophocle, Œdipe Roi, Antigone.
William Shakespeare, Hamlet.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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Avertissement
I.
BIBLIOGRAPHIE & AVERTISSEMENT
LIMINAIRE
a) Bibliographie sommaire
Les ouvrages conseillés ci-dessous sont de deux types : ceux
marqués dřun « M » sont des manuels faciles à utiliser et plutôt bien
faits, mais qui ne contiennent pas dřanalyses approfondies des auteurs
et des œuvres ; ceux marqués dřun « T » sont des thèses ou, à tout le
moins, des ouvrages ambitieux, souvent plus épais.
Pour obtenir le module que vous préparez cette année, la lecture
des ouvrages marqués dřun « T » est facultative ; en revanche, il serait
souhaitable que, pour chacune des sections ci-dessous, vous ayez
feuilleté et fiché au moins un ouvrage marqué d’un « M ». Jřajoute que
la plupart de ces ouvrages se trouvent à la Bibliothèque du
Département, à côté du secrétariat, et où vous êtes les bienvenus (les
emprunts à domicile sont possibles).
Généralités sur le théâtre
- Marie-Claude Hubert, Le Théâtre, Armand Colin, collection Cursus.
(M)
- Catherine Naugrette, L’Esthétique théâtrale, Fac-Nathan. (M)
Sur la tragédie et le théâtre classique
- Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola,
GF. (Lecture complémentaire à mon sens indispensable dans le cadre de ce
module)
- Christian Biet, La Tragédie, Armand Colin, Cursus, 1997. (M)
- Alain Couprie, Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1998. (M)
- Jacques Truchet, La Tragédie classique en France, Paris, Presses
universitaires de France, coll. « Sup », 1975. (M)
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Pour être un peu plus ancien que les précédents, cet ouvrage n’est pas forcément
moins bon.
- Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1996.
(T)
- Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, PUF, 2003. (T)
Sur la morale héroïque et sa contestation au XVIIe siècle
- Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Gallimard, « Folio », 1948. Cet
ouvrage, un grand classique de la critique dix-septiémiste, est indispensable dans
le cadre d’un module comme celui que je vous propose.
Sur Horace et Cinna
- Isabelle Lejault, Horace. Pierre Corneille, Bertrand-Lacoste, 2004. (M)
- Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, PUF, « Que saisje ? », 1984. (M)
- Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard,
1963. (T)
- Marie-Odile Sweetser, La Dramaturgie de Corneille, Paris/Genève, Droz,
1977. (T)
- Louis Herland, Horace ou la naissance de l’homme, Toulouse, SLC, 1986.
(T)
- Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, PUF,
« Écrivains », 1986. (T)
- Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes,
Droz, 1990. (T)
Littératures classiques, numéro spécial Cinna, Rodogune, Nicomède, 32,
janvier 1998.
Sur Racine, Britannicus et Bérénice
- André Blanc, Racine, Fayard. (T)
- Jacques Morel, Racine en toutes lettres, Bordas, 1992. (M)
- Roland Barthes, Sur Racine, Le Seuil, « Points », 1963. (M)
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Avertissement
- Christian Biet, Racine, Hachette Supérieur, 1996. (M)
- Jean Rohou, L’Évolution du tragique racinien, SEDES. (T)
- Pierre Ronzeaud (éd.), Racine/Britannicus, Klincksieck, Parcours
critique, 1995. (M/T)
- René Pommier, Études sur Britannicus, SEDES, 1995. (M)
- Suzanne Guellouz (éd), Racine et Rome. Britannicus, Bérénice, Mithridate,
Orléans, Paradigme, 1995. (M/T)
- « Les Tragédies romaines de Racine », Littératures classiques, 26, janvier
1996. (M/T)
N’oubliez pas aussi de bien lire les préfaces et le paratexte accompagnant les
éditions des œuvres au programme.
b) Méthodes de travail
Tout dřabord, jřinsiste avant tout sur l’indispensable lecture et
relecture des œuvres… Lřimportant nřest pas de dévorer toute la
bibliographie critique, encore moins dřapprendre le cours par cœur Ŕ
rien ne mřagace plus que de voir des étudiants réciter mon cours.
Lřimportant, cřest la fréquentation assidue des œuvres au programme
et la réflexion personnelle sur ces œuvres ; cette méditation peut se faire
au moyen de cours, livres, articles, etc., mais la lecture de ces matériaux
« secondaires » ne se substituera jamais à une étude de première main
des œuvres au programme.
Il est donc impératif que vous lisiez, relisiez, et relisiez encore
Horace, Cinna, Britannicus et Bérénice, et toutes les tragédies classiques
que vous pourrez (en particulier Le Cid et Phèdre) un crayon à la main.
Faites des résumés de lřaction, constituez-vous des fiches sur les
personnages, et apprenez par cœur quelques passages-clefs. Le cours
nřest quřun moyen pour entrer dans lřœuvre, il nřest pas la fin.
c) Lřexamen
Pour cette U.E., lřexamen comportera deux épreuves, un écrit
(qui compte pour 70% de la note) et un oral (30%). Ces deux épreuves
se dérouleront au cours de la session de mai-juin.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Pour lřécrit, vous choisirez entre deux sujets de dissertation, au
choix. Ces compositions françaises pourront porter soit sur une seule
des œuvres au programme, ou sur plusieurs, ou sur la tragédie classique
dřune façon générale.
Pour lřoral vous aurez à procéder en 15mn à lřexplication dřun
court passage tiré des trois textes au programme ; votre commentaire
sera suivi dřune courte reprise.
d) Entraînements
Les entraînements sont facultatifs, au sens où ils nřinterviennent
pas dans le décompte de la note finale que vous obtiendrez pour ce
module. Toutefois, je ne saurais assez vous encourager à me rendre au
moins une copie, ou deux, voire les trois.
Pour vous entraîner, je vous propose :
1) Un commentaire composé :
Vous ferez le commentaire composé des vers 431-482 dřHorace de
Corneille (acte II, scène 3).
2) Une « leçon » (cřest-à-dire, grosso modo, ce quřon appelle au lycée un
« exposé ») :
Les femmes et lřamour dans Horace de Corneille.
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Avertissement
3) Une dissertation :
Dans son ouvrage intitulé La Tragédie (Paris, Armand Colin,
« Cursus », 1997, p. 82), Christian Biet écrit :
« Le théâtre écrit, programme le désordre et tâche de résoudre, in
extremis, le désordre du monde par le retour difficile et parfois
impossible à la norme. Mais entre-temps, il y a eu une remise en cause
des notions majeures sur lesquelles repose la société. »
Vous commenterez ce propos en vous appuyant sur les trois tragédies au
programme.
e) Remarques diverses
Précisez bien toujours vos coordonnées complètes en tête de
chaque courrier que vous me ferez parvenir, pour que je puisse vous
répondre directement, sans passer par le service de télé-enseignement :
nous gagnerons du temps. Nřoubliez pas non plus la plate-forme
Internet : vous pouvez me laisser des messages, ainsi que des copies à
corriger, à mon adresse universitaire ([email protected]).
Dernière chose : si vous avez lřoccasion dřassister à lřun de mes
cours à Mont-Saint-Aignan, vous y serez bien sûr les bienvenus. Même
si vous nřavez pas la possibilité de vous déplacer, vous pouvez
néanmoins me contacter à nřimporte quel moment de lřannée.
Éventuellement, et en cas de besoin, je pourrai vous fixer un rendezvous (de visu ou par téléphone).
Je vous souhaite un bon voyage dans le monde sombre et
fascinant de la tragédie classique…
Bon courage !
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
II.
INTRODUCTION GÉNÉRALE : LA PAROLE
ET LE FANTÔME
« Toutefois, si votre âme était assez hardie,
Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
Et tous ses accidents devant vous exprimés
Par des spectres pareils à des corps animés :
Il ne leur manquera ni geste ni parole. »
Pierre Corneille, L’Illusion comique.
A. LE THÉÂTRE, ART LITTÉRAIRE OU ART DU
SPECTACLE ?
Il nřest pas inutile, au seuil de ce cours et avant dřaborder les
problèmes spécifiques à nos trois œuvres au programme, de rappeler
quelques généralités sur le théâtre. Aucun sujet de devoir spécifique ne
pourra porter sur ce chapitre, qui n’est là que pour vous aider à réagir
devant un texte de théâtre, et à en réviser les principales notions.
1. LES DÉFAILLANCES DU TEXTE
a) Le théâtre, genre littéraire ?
Le théâtre nřest pas exactement un genre littéraire : le théâtre, en
effet, est avant tout spectacle, et, même lorsquřon lřétudie, comme ce
sera le cas ici, comme un texte, cette dimension spectaculaire ne saurait
jamais être oubliée. La grande différence entre un texte théâtral et un
texte romanesque ou poétique, et cřest ce qui en fait la plus grande
difficulté dřapproche, est quřil ne se suffit pas à lui-même. Le sens de
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
lřœuvre ne dépend quřen partie des mots inscrits sur le papier, dont le
statut sřapparente à celui du livret dřopéra ou de la partition de
musique. Car un ouvrage de théâtre est, sauf exception, destiné à être
représenté sur scène, et à devenir ainsi ce quřon appelle aujourdřhui un
« spectacle vivant ». Le texte écrit doit vivre, et pour cela, prendre souffle
dans la voix des acteurs, se chargeant ainsi des intonations de la parole
vive ; il doit aussi sřincarner dans le corps des comédiens, leurs
déplacements, leurs mimiques et leurs jeux de scènes ; il doit enfin
sřintégrer dans un dispositif complexe qui comprend le décor,
lřéclairage, les costumes et le maquillage, éventuellement aussi la
musique ou même les vidéos accompagnant cette représentation.
Lřemblème du théâtre est dřailleurs non un texte, mais un objet : ce
masque porté jadis en Grèce par les acteurs, qui figeait les traits
individuels en un hiératisme étrange et fascinant, interdisant toute
expressivité. Contrairement au roman ou à la poésie, le sens dřune
pièce de théâtre procède, pour reprendre la formule de Roland Barthes,
dřune « épaisseur de signes » qui ne sont pas tous verbaux, mais aussi
visuels et auditifs, et qui sont susceptibles de varier dřune
représentation à lřautre.
Quřest-ce que le théâtre ? Une espèce de machine cybernétique. Au
repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès quřon la
découvre, elle se met à envoyer à votre nouvelle adresse un certain
nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, quřils sont
simultanés et cependant de rythme différent ; en tel point du
spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations
(venues du décor, du costume, de lřéclairage, de la place des acteurs,
de leurs gestes, de leurs mimiques, de leur parole), mais certaines de
ces informations tiennent (cřest le cas du décor), pendant que
dřautres tournent (la parole, les gestes) ; on a donc affaire à une
véritable polyphonie informationnelle, et cřest cela, la théâtralité :
une épaisseur de signes (Essais critiques, Seuil/Points essais, 1964).
Voir, ou même lire une pièce de théâtre est donc une entreprise
difficile : elle consiste dans le déchiffrement de ces strates de signes
simultanés et dřordres différents, et qui peuvent être contradictoires :
Jean-Claude Durand par exemple, dans le Dom Juan de Vitez, lance des
injures à Elmire tout en lui caressant la jambe ; la multiplicités des
niveaux de signes peut permettre de dire la complexité des désirs et les
clivages internes aux personnages.
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Théâtre et théâtralité
Cřest en raison de cette complexité dřun sens toujours mobile que
les grands metteurs en scène ne cessent de vouloir faire jouer les chefsdřœuvre du passé : chaque représentation nouvelle explore les sens
possibles de la pièce, insiste sur tel ou tel aspect de lřœuvre, et, en
faisant ainsi miroiter les significations, donne à voir et à entendre des
interprétations toujours inattendues. Quřil insiste sur lřimportance du
spectaculaire en multipliant les effets spéciaux, ou quřil fasse preuve
dřéconomie afin dřattirer lřattention sur la parole, les mots sont
toujours portés par une voix et inscrits dans un décor.
Aussi, expliquer un texte de théâtre dans une classe, cřest travailler
sur un membre mutilé. Malgré tout, il est possible de « lire le théâtre »,
pour reprendre le titre dřun ouvrage toujours capital, bien quřun peu
daté, de Anne Ubersfeld1. Certaines pièces sřy prêtent plus que
dřautres, selon quřelles sont plus ou moins littéraires (Phèdre est aussi un
poème), ou plus ou moins conçues pour être lues « dans un fauteuil »,
comme cřest le cas pour une partie du corpus romantique. Dans tous
les cas, même lorsque la lecture est détachée de toute représentation
réelle, il faut malgré tout faire appel à une forme particulière
dřimagination pour visualiser ces mots et les animer dans lřesprit : lire
une pièce de théâtre, cřest voir et entendre (le mot théâtron, est dřailleurs
forgé sur la racine du mot « voir », théômaï). Cřest cette spécificité du
texte théâtral quřon appelle théâtralité.
b) Les deux composantes du texte de théâtre :
dialogue et didascalies
Cette particularité apparaît dřemblée aux yeux de qui ouvre le
texte dřune pièce de théâtre, qui se divise en deux grands ensembles :
les paroles prononcées, et les didascalies.
Le premier groupe se subdivise lui aussi en plusieurs catégories, les
dialogues, les monologues, et les apartés.
Il convient ici de rappeler le sens de quelques termes
techniques quřil est essentiel dřutiliser à bon escient :
- La réplique : on appelle réplique chaque élément (du dialogue)
dit par un acteur.
1
1978 ; Belin Sup, 1996.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
- La tirade : une tirade est une longue réplique. Il ne faut pas
confondre tirade et monologue ;
- Un monologue est une scène où un personnage se retrouve seul
sur le plateau et pense tout haut ; lorsquřun monologue est
composé de strophes en vers lyriques, on appelle ces strophes
des stances.
- La stichomythie : dialogue où les interlocuteurs se répondent
vers pour vers.
- Un aparté désigne les paroles que lřacteur dit à part soi, et que
le spectateur seul est censé entendre.
Normalement, un texte théâtral est écrit tout en dialogues : les adresses
au spectateur sont exceptionnelles et sont plus ou moins bien acceptées
selon les époques. En général, la brièveté ou la longueur des répliques
détermine respectivement la vivacité de lřaction ou, au contraire, son
ralentissement, en permettant, par exemple, lřapprofondissement de
lřétude des caractères, ou le récit détaillé dřun événement situé hors
scène.
Le texte qui nřest pas destiné à être dit par des acteurs constitue
les didascalies. On réduit souvent les didascalies aux indications
scéniques, mais elles comprennent en fait :
- Le découpage de la pièce en actes et en scènes ;
- La liste des personnages, en tête de la pièce, et quřon appelle
« Dramatis personae ».
- Le nom des personnages présents sur scène ; les entrées et
sorties de scènes (exit) ;
- Le nom du personnage qui prend la parole ;
- Les indications de lieux ;
- Les remarques concernant le décor, les objets, les vêtements,
éventuellement lřéclairage ;
- Les précisions sur les positions, les gestes, les intonations des
acteurs, les jeux de scène, les apartés…
Les didascalies, quřon appelle aussi « indications de régie », ne
sont aperçues quřà la lecture. Elles sont destinées dřabord au comédien
et au metteur en scène, mais concernent aussi le spectateur dans son
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Théâtre et théâtralité
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fauteuil Ŕ ou dans sa salle de classe. Elles ont pris une place de plus en
plus importante au fur et à mesure de lřévolution du théâtre.
Les pièces antiques ne prennent pas même le soin dřindiquer à
quel personnage attribuer telle ou telle réplique ; il appartient alors aux
éditeurs critiques modernes dřétablir les rôles de chaque interlocuteur
et, éventuellement, dřajouter les remarques indispensables de mise en
scène, telles que le texte paraît lřexiger. Une telle entreprise,
indispensable pour lřintelligibilité de la pièce, est délicate et toujours
sujette à caution.
Si les pièces classiques françaises (XVIIe siècle) comportent ces
précisions sommaires, elles ne proposent guère dřindications de mise en
scène, à quelques exceptions près. Lorsque des didascalies sont
présentes, elles nřen sont que dřautant plus importantes et méritent
toute lřattention du lecteur. Ainsi, par exemple, ce jeu de scène à la
scène 6 de lřacte III dřAndromaque :
PYRRHUS.
Allons aux Grecs livrer le fils dřHector.
ANDROMAQUE, se jetant aux pieds de Pyrrhus
Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.
Vos serments mřont tantôt juré tant dřamitié !
Dieux ! Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?
Sans espoir de pardon mřavez-vous condamnée ?
Andromaque, princesse troyenne, est captive de Pyrrhus qui
lřaime. Il lui propose un chantage odieux : il livrera son fils aux Grecs si
elle refuse de lřépouser. Acculée à lřinévitable décision, après avoir
longtemps tergiversé, elle se résout ici, en « se jetant aux pieds de
Pyrrhus », de supplier celui quřelle hait férocement, espérant par là
sauver son fils. Ce nřest pas un hasard si la didascalie est située
précisément au point de basculement de toute lřintrigue, au cœur
même du drame.
Plus tard, Diderot, qui donne aux scènes de ses drames la forme
de tableaux, est soucieux de marquer les attitudes de ses personnages, et
de brosser les éléments du décor bourgeois dans lequel se déroule
lřaction de ses drames. Voici les indications qui ouvrent Le Père de
famille :
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
La scène est à Paris, dans la maison du père de famille.
Le théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapisseries,
glaces, tableaux, pendule, etc. Cř est celle du père de famille.
La nuit est fort avancée. Il est entre cinq et six heures du matin. […]
(Sur le devant de la salle, on voit le père de famille qui se promène à
pas lents. Il a la tête baissée, les bras croisés, et lřair tout à fait pensif.
Un peu sur le fond, vers la cheminée qui est à lřun des côtés de la
salle, le commandeur et sa nièce font une partie de trictrac.
Derrière le commandeur, un peu plus près du feu, Germeuil est assis
négligemment dans un fauteuil, un livre à la main. Il en interrompt
de temps en temps la lecture, pour regarder tendrement Cécile, dans
les moments où elle est occupée de son jeu, et où il ne peut en être
aperçu.
Le commandeur se doute de ce qui se passe derrière lui. Ce soupçon
le tient dans une inquiétude quřon remarque à ses mouvements.)
Ces longues indications possèdent une dimension picturale évidente :
un peintre en tirerait aisément une toile montrant lřintérieur dřune
confortable demeure du Siècle des Lumières, dans lequel évoluent des
figures aux gestes bien caractérisés.
Lřusage des didascalies se développe encore davantage à lřépoque
romantique, vers les années 1830. Victor Hugo, soucieux de couleur
locale et de pittoresque, donne ainsi des indications très nettes sur les
costumes, les décors et les accessoires. Voici les consignes données par
le dramaturge en tête de Ruy Blas :
Le salon de Danaé dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement
magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. À
gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des
deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans
quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison vitrée à
châssis dorés sřouvrant par une large porte également vitrée sur une
longue galerie. Cette galerie, qui traverse tout le théâtre, est masquée
par dřimmenses rideaux qui tombent du haut en bas de la cloison
vitrée. Une table, un fauteuil, et ce quřil faut pour écrire.
Don Salluste entre par la petite porte de gauche, suivi de Ruy
Blas et de Gudiel, qui porte une cassette et divers paquets quřon
dirait disposés pour un voyage. Don Salluste est vêtu de velours noir,
costume de cour du temps de Charles II. La toison dřor au cou. Pardessus lřhabillement noir, un riche manteau de velours vert clair,
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Théâtre et théâtralité
brodé dřor et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau
à plumes blanches. Gudiel est en noir, épée au côté. Ruy Blas est en
livrée. Haut-de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge
et or. Tête nue. Sans épée.
Les didascalies débouchent ici sur une véritable reconstitution
historique. Par surcroît, le metteur en scène scrupuleux se verrait
dřailleurs contraint dřeffectuer de solides recherches sřil voulait recréer
les vêtements portés par les Espagnols du XVIe siècle, ou pour trouver à
quoi correspond le goût « demi-flamand » de cette époque. Hugo
compte aussi sur les costumes et les accessoires pour opposer la
condition sociale des deux protagonistes : la noblesse de don Salluste,
dont la vieille aristocratie est désignée par le port de lřépée « à large
coquille », et la roture de Ruy Blas désarmé.
Au XXe siècle, en particulier dans le Nouveau Théâtre des années
50, les didascalies deviennent pléthoriques au point de supplanter les
dialogues. Dans les Paravents, Jean Genet y insère des remarques qui
tiennent bien davantage de la critique littéraire que des indications
scéniques : il y commente les sentiments des personnages ou la
composition de sa pièce. Cette hypertrophie peut finir par étouffer
lřéchange des répliques : Beckett composa deux pièces, Acte sans paroles I
et Acte sans paroles II, formées chacune dřune seule longue didascalie. Le
jeu de lřacteur silencieux sřy réduit à un simple mime.
Ces indications de régie, même dans le cadre dřune explication
de texte universitaire, donc hors de tout contexte visant à la
représentation, doivent faire lřobjet de commentaires au même titre que
les dialogues :
- Sont-elles nombreuses/peu nombreuses ?
- Tendent-elles au réalisme, à la couleur locale ? ou sont-elles conçues
pour renforcer la dimension conventionnelle du théâtre ?
- Sont-elles contraignantes ? faciles à respecter ?
- Quelle type de mise en scène proposent-elles/imposent-elles ?
2. LE
GENRE
COMME ACTION
« DRAMATIQUE »,
OU LA PAROLE
En grec ancien, le mot « drama », forgé sur le verbe « dran »
(agir), veut dire « action ». Cette étymologie nous rappelle quřune pièce
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
de théâtre est, dřabord et avant tout, centrée sur une intrigue, et plus
particulièrement sur un conflit. Une pièce est un affrontement de
désirs contradictoires. Chaque personnage de théâtre, sřil est bien
conçu, est mû par une idée fixe : Antigone désire enterrer son frère,
Pyrrhus épouser Andromaque, Macbeth devenir roi dřÉcosse,
Harpagon sauver sa fortune. Cette obsession se heurte à des désirs
opposés ; c’est de l’affrontement qui résulte du choc de ces désirs
opposés que naît la pièce de théâtre. La lutte peut prendre toutes les
formes : combat, guerres ou duels (les plateaux élisabéthain et
romantique ne reculent pas devant les scènes dřaction), mais, le plus
souvent, elle est dřabord verbale. La parole, au théâtre, possède un
statut particulier, différent de la parole romanesque : les personnages
ne parlent pas pour exprimer leur subjectivité, révéler leur identité ou
dévoiler les nuances de leur caractère, ils parlent pour agir.
La parole théâtrale ne vaut que dans la mesure où elle influe sur la
direction de lřintrigue. Ainsi, dans Bajazet de Racine, la sultane Roxane
découvre que le prince Bajazet, quřelle aime, lřa trahie pour une autre
Atalide. Furieuse, elle décide de mettre à mort sa malheureuse rivale et
exige que Bajazet assiste à ce supplice et lřépouse. Bajazet ignore que,
derrière la scène, attendent des assassins prêts à égorger le premier qui
sortira. Toute la suite de lřaction est suspendue aux propos quřil va
tenir devant la Sultane bafouée : sřil accepte sa proposition, ou sřil
parvient à flatter Roxane et à la faire fléchir, il est sauvé ; sřil refuse ou
sřil outrage encore davantage la princesse, il est mort : la fin de la pièce
dépend de ses propos.
ROXANE
[…] Ma rivale est ici : suis-moi sans différer ;
Dans les mains des muets viens la voir expirer,
Et libre dřun amour à ta gloire funeste,
Viens mřengager ta foi: le temps fera le reste.
Ta grâce est à ce prix, si tu veux lřobtenir.
BAJAZET
Je ne lřaccepterais que pour vous en punir,
Que pour faire éclater aux yeux de tout lřempire
Lřhorreur et le mépris que cette offre mřinspire.
Mais à quelle fureur me laissant emporter,
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
De mes emportements elle nřest point complice,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Théâtre et théâtralité
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Ni de mon amour même et de mon injustice.
Loin de me retenir par des conseils jaloux,
Elle me conjurait de me donner à vous.
En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
Poursuivez, sřil le faut, un courroux légitime ;
Aux ordres dřAmurat2 hâtez-vous dřobéir ;
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
Amurat avec moi ne lřa point condamnée :
Épargnez une vie assez infortunée.
Ajoutez cette grâce à tant dřautres bontés,
Madame ; et si jamais je vous fus cher...
ROXANE
Sortez.
On voit ici que Bajazet sřy prend mal : en demandant la grâce pour
Atalide, il montre à quel point il y est attaché et excite encore davantage
la colère de Roxane, qui le condamne à mort par le fatidique « sortez ».
Lřimportance cardinale de lřaction au théâtre explique lřévolution
du terme dramatique dans le langage courant : étymologiquement, il
signifie dřabord « qui concerne le théâtre », mais en vient ensuite à
vouloir dire « ce qui comporte un grave danger ». En effet, le premier
intérêt d’une pièce réside dans les revirements de situation qui
modifient le cours de l’action dans un sens inattendu, maintenant
ainsi lřattention et lřintérêt du public qui sřinquiète pour le sort des
personnages. On appelle « péripétie » ou « coups de théâtre » de tels
rebondissements imprévus, et « suspens » (Corneille disait : « agréable
suspension ») lřattente angoissée quřils provoquent chez le spectateur 3.
Cette tension dramatique est inséparable de la notion de « théâtralité ».
2
3
Amurat est le mari de Roxane, absent au moment où se déroule la pièce.
Évitez le mot anglais « suspense », qui n’apporte pas grand-chose de plus que les
termes français correspondant…
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
18
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Lorsquřon explique une scène ou un extrait de pièce de théâtre
qui nřest pas un monologue, il faut toujours se demander :
1) Quel est le désir du personnage ou, le cas échéant, les désirs
conflictuels des personnages en présence ?
2) Quelle intention préside à la prise de parole ? Que veut
obtenir/que veulent obtenir les protagonistes ?
3) Lorsque débutait la scène :
- où en était la situation dramatique ?
- quelles étaient les relations entre les personnages ?
- quels étaient les événements attendus, dans quel sens allait
lřintrigue ?
4) Lorsque se termine la scène :
- où en est la situation dramatique ?
- quelles sont les relations entre les personnages ?
- quels sont les événements attendus, où va lřintrigue ?
5) En quoi cet échange verbal peut-il accélérer ou, au contraire
rendre impossible la réalisation du désir du protagoniste ?
La « problématique » et au moins lřun des grands axes de
lřexplication sont presque toujours fournis par des réponses
correctes apportées à ces questions.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
B. LE THÉÂTRE CLASSIQUE,
OU L’ESTHÉTIQUE DU VRAISEMBLABLE
Nous allons maintenant aborder la période qui a constitué l’âge
d’or du théâtre en France et dans toute l’Europe : le XVIIe siècle.
Cette époque a vu triompher dans notre pays Racine, Molière et
Corneille, mais aussi, en Angleterre, Shakespeare et Calderon en
Espagne. En France, lřengouement du public pour le théâtre sřest
accompagné dřun vaste effort de réflexion critique : dramaturges et
théoriciens réfléchirent aussi bien aux problèmes techniques posés par
leur art quřà ses enjeux philosophiques. Les Romantiques, au XIX e
siècle, ont cherché à imposer une fausse conception du théâtre
classique, sclérosé, engoncé dans un corps de règles inextricables qui
laissait les dramaturges pieds et poings liés, étranglés dans le corset des
préceptes. Rien de plus faux que cette image : le XVIIe siècle fut un
temps de grande créativité, d’élaboration poétique hardie, de
polémiques vives et fécondes, mais aussi d’expérimentations scéniques
variées auxquelles participait un public fervent issu de toutes les
couches sociales, et véritablement passionné par le théâtre. Il faudra
attendre le milieu du XXe siècle pour retrouver de semblables audaces.
1. LA DIGNITÉ DU THÉÂTRE
Le théâtre classique, on ne le sait que trop, est celui des règles, et
nous allons bien sûr évoquer ici ces préceptes qui font la spécificité de
la scène française au Grand Siècle. Mais avant de passer en revue les
notions dřunités, de vraisemblance ou de bienséance, nous allons nous
arrêter un instant et nous interroger sur la raison dřêtre de ces règles
qui ont, depuis Hugo, mauvaise presse : les Romantiques ont cru que
Corneille Racine étouffaient sous un carcan de règlements et
dřimpératifs imposés de lřextérieur par des théoriciens (ceux quřon
appelle les « doctes ») dont lřesprit étroit, mesquin et jaloux ne visait
quřà étouffer le génie de nos dramaturges classiques. Si les « doctes »
nřavaient pas coupé les ailes à Corneille en multipliant les contraintes
absurdes, explique Victor Hugo dans la préface de Cromwell (1827), la
France aurait eu son Shakespeare.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
20
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Une telle vision est un contresens, et lřon ne peut rien
comprendre au théâtre du XVIIe siècle si lřon ne considère les règles
que comme un ensemble dřobligations stériles auxquelles les
dramaturges se soumettaient malgré eux faute de pouvoir les
contourner. Pour comprendre la raison qui a poussé les théoriciens et
les dramaturges à codifier le théâtre, il faut considérer quelle est la
situation de cet art au seuil du XVIIe siècle. Aujourdřhui, se rendre au
théâtre est un acte hautement culturel, tout particulièrement pour le
répertoire classique : les représentations de Molière et de Corneille à la
Comédie-Française nřattirent le plus souvent (et on peut le regretter)
quřune élite intellectuelle. Il nřen allait pas de même au Grand Siècle,
où le théâtre était le lieu dřun vaste brassage social : de lřaristocrate au
coupe-bourse, du bourgeois au soldat, cřest toute la population qui se
rendait au spectacle non pour goûter une fine délectation cérébrale,
mais pour en retirer des émotions fortes : on riait, on pleurait, on
sřéchauffait si bien que les autorités ecclésiastiques sřinquiétaient de
cette passion qui touchait toutes les couches de la société.
En 1600, malgré les productions humanistes du siècle précédent,
le théâtre nřétait guère en faveur : on nřy voyait que spectacles
indécents, divertissements vulgaires et pantalonnades ineptes. Le métier
de comédien était si infamant et si abject que les acteurs, considérés
comme de simples saltimbanques, étaient excommuniés et, après leur
mort, interdits de sépulture en terre chrétienne. Quant à leurs
partenaires féminines, qui se donnaient en spectacle en public, elles
étaient considérées à peu près comme des prostituées. Le moins quřon
puisse dire est que le théâtre ne relevait pas du champ de la littérature,
et quřon était loin dřimaginer que des pièces puissent jamais être
étudiées à lřUniversité !
Aussi, dans les années 1620-1630, tout l’effort des dramaturges
et des « doctes » va constituer en un travail de réhabilitation du
théâtre, art quřils aiment, quřils pratiquent et dont ils entendent assurer
la promotion. Pour cela, théoriciens et praticiens vont se tourner vers
les époques où ces spectacles nřétaient pas objet de mépris, mais
respectés et placés au cœur de la vie de la cité, pour tâcher dřimiter cette
réussite : dans la Grèce ancienne (Ve-IVe siècle) et, dans une moindre
mesure, dans la Rome antique, ont été jouées des tragédies et des
comédies qui ont suscité lřadmiration. Or, ces chefs-dřœuvre ont fait
lřobjet dřune analyse précise et détaillée dans un maître ouvrage presque
contemporain de lřépoque de leur production : la Poétique d’Aristote,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Le système classique
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composée au IVe siècle avant J.-C. Cřest donc dans cet ouvrage, ainsi
que dans l’Art poétique du latin Horace (Ier siècle), quřils vont espérer
trouver les clefs de la réussite, et les moyens qui leur permettront de
rendre au théâtre sa dignité dřart majeur. Dans cette entreprise, ils vont
bénéficier de lřappui du pouvoir : le cardinal de Richelieu, Premier
ministre de Louis XIII, et lui-même auteur de théâtre à ses heures de
loisir, souhaitera rendre son lustre à ces spectacles dans un but dřabord
politique : il veut faire de la France une terre de haute culture capable
de rayonner sur lřEurope. Malgré la vivacité des polémiques, dont la
plus célèbre fut la querelle du Cid (1637) qui opposa Corneille à
lřAcadémie française naissante (en particulier Chapelain et Scudéry),
cřest bien du travail conjoint des doctes et des dramaturges (ce sont
souvent les mêmes !) que sera élaboré peu à peu le système dramatique
classique. On peut retenir les noms de :
- Jean Chapelain (1595-1674), poète et théoricien, auteur de la
Lettre sur les vingt-quatre heures (1630).
- Georges de Scudéry (1601-1667), dramaturge (La Mort de
Didon, 1636) et théoricien, il participa à la Querelle du Cid.
- Lřabbé Hédelin dřAubignac (1604-1676), auteur dřune
imposante Pratique du théâtre (1657), monument de technique
et de théorie de théâtrale.
- Pierre Corneille (1606-1684) : le cas de Corneille montre bien
que lřon peut être à la fois un « docte » et un homme de théâtre
puisque, outre la trentaine de pièces quřil a composées, il a
aussi écrit des préfaces, des Examens des pièces écrites avant
1660, et surtout Trois Discours sur le poème dramatique (1660),
précieuses mises au point théoriques sur la dramaturgie
classique. Nous en reparlerons dans le deuxième envoi du
présent cours.
- Nicolas Boileau (1636-1711), dont lřArt poétique (1674) offre
une synthèse a posteriori du classicisme : lřédifice doctrinal
classique est pleinement achevé lorsque le poète la résume dans
le troisième chant de son célèbre ouvrage.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
2. LE SYSTÈME DRAMATIQUE CLASSIQUE : LE PLAISIR
ET LES RÈGLES
Les « règles » tirées de différentes interprétations quřon a pu faire
de la Poétique dřAristote, concernent au premier chef la tragédie, genre
noble (« le plus digne », selon Corneille), mais Molière, soucieux de
donner du prestige à ses comédies, tâchera parfois également de
respecter dans ses pièces le corps de préceptes échafaudé par les
spécialistes (ce fut le cas, par exemple, pour Tartuffe).
a) La leçon dřHorace : plaire et instruire
Que le théâtre dût plaire, cela ne faisait de doute pour personne à
cette époque dřenthousiasme pour les arts du spectacle. Mais pour faire
honneur à son art et tenter de le rendre respectable, il ne suffit pas de
plaire, il faut aussi faire œuvre utile en proposant, à travers ses pièces,
une réflexion de type morale ou politique, ou encore , une méditation
sur lřhomme et son destin. Les doctes se plaisent à citer Horace :
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci
Il remportera tous les suffrages, celui qui saura mêler l’utile à
l’agréable (Horace, Art poétique)
« Plaire et instruire » devient, à lřâge classique, le leitmotiv des traités et
des préfaces. Presque tous estiment que pour parvenir à ce résultat, il
convient de respecter un ensemble de règles quřon peut dégager dřune
lecture attentive dřAristote et dřHorace.
b) La vraisemblance, pierre de touche de lřédifice
La dramaturgie classique est une esthétique de la vraisemblance,
quřon peut définir comme la conformité des actions représentées aux
exigences de la raison, destinée à permettre la pleine et entière
participation du spectateur aux actions représentées. Cřest la Poétique
dřAristote qui explique que le dramaturge n’a pas pour mission de
montrer des événements qui se sont effectivement déroulés, mais bien
plutôt qui pourraient se passer : « Il est évident que lřœuvre du poète
nřest pas de dire ce qui est arrivé, mais ce qui aurait pu arriver, ce qui
était possible selon la nécessité ou la vraisemblance ». Les théoriciens du
Grand Siècle vont emboîter le pas au Stagirite : « La vraisemblance est
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Le système classique
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lřobjet immuable de la poésie », estime Chapelain (1623). DřAubignac
défendra la même opinion dans sa Pratique du théâtre :
Il nřy a [...] que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder,
soutenir et terminer un poème dramatique : ce nřest pas que les
choses véritables et possibles soient bannies du théâtre, mais elles nřy
sont reçues quřautant quřelles ont de la vraisemblance.
Boileau résumera cet impératif en quelques mots : « jamais au
spectateur nřoffrez rien dřincroyable ». Autrement dit, le dramaturge
doit exclure de ses pièces tous les faits improbables ou extravagants,
quand bien même ils auraient un fondement réel : on peut mourir en
recevant une tuile sur la tête au sortir de chez soi, mais il serait piètre
homme de théâtre, celui qui userait dřun pareil subterfuge pour se
débarrasser dřun personnage encombrant, car une telle fin nřest pas
vraisemblable.
Ce nřest pas en vertu dřune fidélité aveugle à Aristote que les
auteurs adoptent ce précepte, mais parce que la vraisemblance leur
paraît indispensable au succès de lřillusion : le spectateur nřéprouvera
du plaisir que sřil peut faire semblant de croire à la réalité de ce quřil
voit représenter. Comme lřexpliquait Chapelain dès 1623 : « Où la
créance [=croyance] manque, lřattention ou lřaffection manque aussi ;
mais où lřaffection nřest point, il ne peut y avoir dřémotion [...] [Au
théâtre] on ne cache la personne du poète que pour mieux surprendre
lřimagination du spectateur et pour le mieux conduire sans obstacle à la
créance que lřon veut quřil prenne en ce qui lui est représenté [...]. » Le
dramaturge doit donc tout faire pour favoriser cette « suspension de la
crédulité », dont nous avons parlé plus haut, et dont dépend la réussite
de sa pièce : si le public ne parvient pas à « croire » à lřintrigue et aux
personnages quřil voit sur la scène, la pièce tombe ; or tout événement
excentrique anéantirait la crédibilité de lřœuvre. Une fois posés de tels
principes, on comprend aisément la chute de lřAttila de Corneille : à la
fin de cette tragédie, le tyran Attila meurt subitement dřun saignement
de nez alors quřil sřapprêtait à déjouer le complot de ses ennemis ! Si les
historiens attestent de la vérité de cet épisode, la mort du protagoniste
au moment le plus pathétique est apparue comme un artifice fort
commode pour dénouer la pièce, mais totalement invraisemblable et
incroyable. Il nřest donc pas surprenant que la pièce ait été un échec.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
c) Le secret de la concentration : les unités
Cřest la vraisemblance, clef de voûte de tout lřédifice, qui explique
les autres règles du système, en particulier celle des trois unités, ainsi
définie au chant III de lřArt poétique de Boileau :
Quřen un lieu quřen un jour un seul fait accompli
Tienne jusquřà la fin le théâtre rempli.
La principale des unités est l’unité d’action, la dernière a être ici
énumérée par le satiriste : tout le problème consiste à mettre en ordre,
de manière intellectuellement satisfaisante, un matériau brut pris dans
lřhistoire ou la mythologie. Jean de la Taille écrivait dès 1572 dans De
l’art de la tragédie:
cřest le principal point dřune tragédie de la savoir bien disposer [...] ;
quřelle soit bien entrelacée, mêlée, reprise, et surtout à la fin
rapportée à quelques résolution et but de ce quřon avait entrepris dřy
traiter.
Tout lřart de lřauteur va consister en la réduction d’une histoire
complexe pour la ramener à une trame unique. Toute digression doit
être soigneusement évitée, de façon à ce que lřaction converge
nécessairement et logiquement vers le dénouement.
La seconde unité, celle de temps, trouve sa source dans la
Poétique : la tragédie, explique Aristote, « sřefforce de sřenfermer, autant
que possible, dans le temps d’une seule révolution du soleil ou de ne
le dépasser que de peu. » Cette règle nřa rien dřarbitraire : elle tend, là
encore, à faciliter lřindispensable suspension de lřincrédulité : si la
durée de lřaction sřétend sur plusieurs jours ou plusieurs années, le
spectateur ne pourra pas « croire » que les deux ou trois heures de la
représentation puissent correspondre à un intervalle de temps aussi
démesuré. Cřest donc, ici encore, la vraisemblance qui explique ce
précepte, ainsi que le note Racine dans la préface de Bérénice (1670) :
il nřy a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie, et quelle
vraisemblance y a-t-il quřil arrive en un jour une multitude de choses
qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines?
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Le système classique
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Si la durée de lřintrigue ne dépasse pas vingt-quatre heures, le spectateur
ne sera pas choqué par ce léger étirement du temps de lřaction, bien
que Corneille plaide pour une coïncidence parfaite des deux
temporalités :
Le poème dramatique est une imitation, ou pour mieux dire un
portrait des actions des hommes. Et il est hors de doute que les
portraits sont dřautant plus excellents quřils ressemblent mieux à
lřoriginal. La représentation dure deux heures, et ressemblerait
parfaitement [à lřoriginal] si lřaction quřelle représente nřen
demandait pas davantage. Aussi ne nous arrêtons point ni aux
douze, ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons lřaction du poème
dans la moindre durée quřil nous sera possible, afin que sa
représentation ressemble mieux et soit plus parfaite.
Pour parvenir à cette concentration, l’idéal classique consiste à saisir
l’action le plus près possible de la fin, comme lřindique dřAubignac :
Le plus bel artifice est dřouvrir le théâtre le plus près possible de la
catastrophe, afin dřemployer moins de temps au négoce de la scène
et dřavoir plus de liberté dřétendre les passions et les autres discours
qui peuvent plaire.
Souvent, Racine « ouvre le théâtre » (cřest-à-dire fait débuter lřaction)
lorsque les conflits entre les personnages sont déjà mûrs et près à
exploser : quelques heures suffiront alors à lřéclatement et à la
résolution dřune crise qui couvait, dans Bérénice par exemple, depuis
plusieurs années.
La troisième unité, celle de lieu, nřest pas mentionnée par
Aristote, mais son but est le même : favoriser la croyance du public, qui
ne pourra pas sřimaginer facilement que la même scène quřil a sous les
yeux représentera, pendant les deux heures du spectacle, un grand
nombre dřendroits différents. La solution adoptée par les classiques sera
celle du « palais à volonté », que Corneille définit ainsi dans le Troisième
discours :
[…] une salle sur laquelle ouvrent divers appartements, à qui
jřattribuerais deux privilèges: lřun, que chacun de ceux qui y
parleraient fût présumé y parler avec le même secret que sřil était
dans sa chambre; lřautre, quřau lieu que dans lřordre commun il est
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
quelquefois de la bienséance que ceux qui occupent le théâtre aillent
trouver ceux qui sont dans leur cabinet pour parler à eux, ceux-ci
puissent les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette
bienséance, afin de conserver lřunité de lieu et la liaison des scènes.
Lřunité de lieu a aussi pour effet de resserrer lřaction et ainsi d’accroître
la tension d’une intrigue qui se déroule dans un huis-clos étouffant.
Roland Barthes explique ainsi que le personnage tragique ne peut
sřéloigner de la scène sans mourir, comme on lřa vu dans lřextrait de
Bajazet cité plus haut.
Les trois unités, loin de constituer une contrainte
pesante, sont le moyen de parvenir à créer une
remarquable puissance dramatique : lřattention
du spectateur se concentre sur une action dense
et haletante, rapide, dans un espace fermé de
tous côtés et cerné par la mort. Ces règles
concourent à lřefficacité et à lřintensité des pièces,
et, par là, au plaisir du public.
À ces trois unités, on peut encore en ajouter une quatrième :
l’unité de ton. Le classicisme refuse le mélange des genres, et interdit
de mêler, dans une même pièce tonalité tragique et tonalité comique.
Un même poète peut écrire des tragédies et des comédies (Racine a
ainsi écrit la comédie des Plaideurs), mais il ne peut en aucun cas mêler
ces deux registres dans le même ouvrage. Cette règle, propre à la scène
française, était inconnue dans le théâtre anglais élisabéthain :
Shakespeare insère volontiers des scènes bouffonnes au sein de
tragédies sanglantes, comme par exemple la scène des fossoyeurs dans
Hamlet. Nous verrons que la règle de lřunité de ton, comme celles de
lieu et dřespace, seront remises en cause par les Romantiques. Le
théâtre régulier classique français rejette donc la tragi-comédie, genre
mixte à lřaction tendue comme dans une tragédie, et à la fin heureuse
comme dans les comédies (la première version du Cid était une tragicomédie).
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Le système classique
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d) Les bienséances, ou les limites de la visibilité
Le théâtre est, par essence et en tant que spectacle, le lieu du
visible ; or, il peut paraître paradoxal que la dramaturgie classique soit
bâtie sur une proscription de la représentation. Ces interdictions
procèdent dřusages quřon appelle les « bienséances », selon lesquelles
une œuvre se doit de respecter le goût du public. Au nom des
bienséances, les auteurs refusent de laisser couler le sang sur la scène
(« dřensanglanter le théâtre », comme on disait alors) ou de représenter
des meurtres et des batailles. Corneille explique ainsi pourquoi son
Œdipe (1659), contrairement au héros de la tragédie de Sophocle, ne se
crève pas les yeux en public :
Cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce
malheureux prince se crève les yeux, et le spectacle de ces mêmes
yeux crevés qui occupe tout le Ve acte chez ces incomparables
originaux, ferait soulever la délicatesse de nos dames, qui composent
la plus belle partie de notre auditoire, et dont le dégoût attire
aisément la censure de ceux qui les accompagnent.
Cřest donc la délicatesse des femmes, arbitre du bon goût, qui explique
les modifications que Corneille a fait subir à la pièce du poète grec.
Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la raison de ces
interdits, qui ne sont pas commandés dřabord par des considérations
dřordre moral, mais résultent avant tout de lřesthétique : elles découlent
en fait du principe de vraisemblance, comme lřexplique Horace dans
lřArt poétique : « Que Médée nřégorge pas ses enfants en public, que
lřabominable Atrée ne fasse pas cuire devant tous des chairs
humaines », écrit-il, non pour ne pas blesser les convenances, mais
parce que « tout ce que vous me montrerez de la sorte ne mřinspire
quřincrédulité et révolte ». En effet, si le sang ne doit pas couler sur
scène, cřest non seulement pour éviter de heurter la délicatesse, mais
aussi parce que le public, à voir couler trop de peinture rouge sur
scène, ne pourra plus suspendre son incrédulité ; loin de concourir au
réalisme, de tels excès grand-guignolesques risqueraient de miner
lřillusion et, par conséquent, le plaisir du spectateur. La meilleure
preuve de cette primauté de la vraisemblance sur la morale dans la
question des bienséances réside dans la possibilité, admise par tous,
quřun personnage vienne mourir sur scène : Phèdre meurt aux yeux des
spectateurs sans que Racine enfreigne les bienséances, puisquřelle
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
succombe empoisonnée et que, par conséquent, le théâtre nřest pas
« ensanglanté », comme on disait à lřépoque.
Si le sang et le carnage ne peuvent être montrés sur scène, ils font
par ailleurs lřobjet de minutieux récits : la diégèsis se substitue
efficacement à la mimèsis lorsquřil sřagit, par exemple de raconter, dans
Phèdre la mort dřHippolyte déchiqueté par ses chevaux après avoir fait
périr un monstre marin : une telle scène serait irreprésentable sur un
théâtre, sauf à recourir à de ridicules accessoires de théâtre dont le
public se moquerait. En revanche, mis dans la bouche de Théramène,
le récit des derniers instants dřHippolyte devient une pièce de poésie de
premier ordre, dont le public se délectait, et où se concentre une
violence échappant à toute possibilité de représentation :
Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
Sřélève à gros bouillons une montagne humide;
Lřonde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots dřécume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes;
Tout son corps est couvert dřécailles jaunissantes
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux;
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage;
La terre sřen émeut, lřair en est infecté;
Le flot qui lřapporta recule épouvanté.
e) Le plaisir sans les règles ?
Aucun dramaturge classique nřaurait songé à contester lřensemble
de ces « règles » que tous jugeaient nécessaires. Mais ils ont toujours
insisté pour que lřon subordonnât les préceptes au double objectif que,
en suivant Horace, se proposait le théâtre du grand siècle : lřinstruction
et, surtout, le plaisir (utile dulci). Racine, pourtant patient lecteur
dřAristote quřil commenta avec soin, estime que les règles ne sont
quřun moyen de construire des pièces qui plaisent au spectateur : « La
principale règle est de plaire et toucher », déclare-t-il dans la préface
de Bérénice. Molière, de même, dans la Critique de l’école des femmes
(1663), sans contester la pertinence des règles, considère quřon nřa pas
besoin de méditer longuement dans les traités pour les découvrir : le
bon sens suffit.
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Le système classique
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Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez
les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous
ouïr parler, que ces règles de lřart soient les plus grands mystères du
monde, et cependant ce ne sont que quelques observations aisées
que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que lřon prend
à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces
observations les fait aisément tous les jours, sans le secours dřHorace
et dřAristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les
règles nřest pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son
but nřa pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public sřabuse
sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir
quřil y prend ? (scène 6)
Pour Molière, la réussite dřune pièce est la meilleure preuve que toutes
les règles ont dû être respectées, puisque elles ne sont faites que pour y
parvenir.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
3. STRUCTURE D’UNE PIÈCE CLASSIQUE
Les classiques nřont pas seulement trouvé ou adapté, en se
fondant sur Aristote, un corps de contraintes visant à permettre et
renforcer la vraisemblance de la pièce, ils y ont également appris à
structurer leurs œuvres de façon à construire une intrigue claire et
efficace.
a) Les trois moments clefs
Aristote exigeait que la représentation de lřaction fût menée à son
terme, et quřelle eût une « juste grandeur » et quřelle comporta un
début, un milieu et une fin. Aussi peut-on distinguer trois moments
dans une pièce classique, lřexposition, le nœud et le dénouement,
chaque élément de lřintrigue convergeant vers cette conclusion.
(1) L’exposition
Lřexposition (ou « protase ») occupe le premier acte de la pièce.
Elle doit posséder trois qualités :
- elle doit être courte, et ne pas dépasser quelques scènes ;
- elle doit être complète, cřest-à-dire quřil doit fournir tous les
éléments dont le spectateur a besoin pour comprendre
lřhistoire ; présenter au troisième ou au quatrième acte un
nouveau personnage est impossible :
Le premier acte doit contenir toutes les semences de tout ce qui doit
arriver, tant pour lřaction principale que pour les épisodes, en sorte
quřil nřentre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu
par ce premier. (Corneille, Premier discours, 1660)
- elle doit être « intéressante », cřest-à-dire quřil ne faut pas
ennuyer le spectateur ;
- elle doit être vraisemblable : le dramaturge ne peut pas faire
intervenir un personnage « prologue » qui sřadresse directement
au public pour présenter la situation, lřartifice est trop grossier
et détruirait lřillusion. Lřauteur va plutôt, par exemple, faire
dialoguer un personnage principal nouvellement arrivé avec un
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Le système classique
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confident qui lui raconte ce qui sřest passé en son absence :
cřest le procédé choisi par Racine dans Andromaque. Dans
Bajazet, au contraire, cřest le protagoniste qui informe son ami
revenu de voyage de la situation au sérail.
(2) Le nœud
Le nœud (ou « épitase ») consiste dans la mise en place des conflits
qui opposent les protagonistes. Ces antagonismes supposent des
obstacles qui doivent sřimbriquer de façon nécessaire. Dans Phèdre, par
exemple, le nœud est constitué par quatre éléments principaux :
-
la déclaration dřamour dřHippolyte à Aricie ;
la déclaration dřamour de Phèdre à Hippolyte ;
le retour de Thésée ;
la dénonciation dřHippolyte par Œnone ;
Le retour de Thésée constitue ce quřAristote appelle une péripétie,
cřest-à-dire, au sens strict, un événement extérieur inattendu qui crée
un effet de surprise et bouleverse les héros, modifiant leur situation et
les amenant à prendre des décisions. Les actions qui ne nécessitent pas
de péripéties sont dites simples, et complexes dans le cas contraire ;
dřune façon générale, Corneille préférait les actions complexes, plus
difficiles à dénouer, et qui lui permettaient de faire montre de sa
virtuosité dramaturgique, alors que Racine penchait pour les actions
simples, comme lřest Bérénice.
Corneille a excellé dans les nœuds construits sous forme de
dilemme, dans lesquels les personnages sont contraints de choisir entre
les deux termes dřune alternative indécidable : Rodrigue, dans le Cid,
doit-il être fidèle à Chimène et renoncer à son honneur, ou doit-il
venger son père et manquer à son amour ? Sabine doit-elle se montrer
loyale envers Albe ou envers Rome ?
Le point culminant du « nœud », moment où sřexacerbent des
passions que le nœud a menées à leur paroxysme, sřappelle la crise et se
situe en général au IVe acte. Dans la Phèdre de Racine, la « crise » se
noue lorsque lřhéroïne apprend quřHippolyte aime Aricie : elle connaît
alors les affres de la jalousie et sombre dans le désespoir. Dans Horace,
cřest le meurtre de Camille qui constitue la crise. À ce stade, la situation
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
est arrivée à un point de tension telle quřelle ne peut se compliquer
encore et doit trouver une résolution appelée « dénouement ».
(3) Le dénouement
Le dénouement, ou « catastrophe », doit être « satisfaisant » :
- il doit intervenir au dernier acte, faute de quoi les dernières
scènes ne seraient quřun inutile remplissage ;
- il doit nous renseigner sur le sort de tous les personnages :
La tragédie étant lřimitation dřune action complète où plusieurs
personnages concourent, cette action nřest point finie quřon ne
sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnages. (Racine,
préface de Britannicus).
- il doit résulter de l’action même et non dřune intervention
divine qui paraîtrait artificielle et incroyable, et par là ruinerait
la vraisemblance. « Quřun dieu nřintervienne pas, Ne intervenit
deus », exige Horace. Cřest pour satisfaire à cette règle que
Racine, dans Iphigénie, a préféré modifier la fin quřil avait
trouvée chez Euripide, qui dénouait sa pièce en faisant
descendre Diane des combles du théâtre :
Quelle apparence de dénouer une tragédie par le secours dřune
déesse et dřune machine et par une métamorphose, qui pouvait bien
trouver quelque créance du temps dřEuripide, mais qui serait trop
absurde et incroyable parmi nous? (préface dřIphigénie).
Racine a préféré faire périr Ériphile, double dřIphigénie (« cette
autre Iphigénie ») quřil a introduite dans lřhistoire, car « ainsi,
le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce ».
Aristote préfère les dénouements qui comportent une péripétie et
une
reconnaissance,
autrement
dit
révélation
dřune
identité (anagnorisis) : Œdipe, par exemple, à la fin de lřŒdipe-roi de
Sophocle, se reconnaît pour être le fils de Laïos et de Jocaste, héritier
légitime de Thèbes et non, comme il le croyait, fils du roi et de la reine
de Corinthe. Les classiques français nřabuseront pas de tels
dénouements, jugés trop romanesques.
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Le système classique
33
b) La division en actes et en scènes
Un acte, au XVIIe siècle, se définit comme l’intervalle de temps
au cours duquel la scène est occupée par au moins un acteur. La
structure habituelle dřune pièce classique (tragédie ou grande comédie
de Molière) comporte cinq actes. Ce chiffre a été fixé par Horace : « une
longueur de cinq actes, ni plus ni moins, cřest la mesure dřune pièce qui
veut être réclamée et remise sur le théâtre ». La division en actes est
aussi imposée par une raison technique : la nécessité de moucher les
chandelles, opération qui ne peut se faire que pendant lřentracte. Mais
cette séparation sřexplique aussi pour des causes dramatiques : les actes
permettent de ménager le suspense, créant ainsi « une attente de
quelque chose qui doive se faire dans celui qui suit » (Corneille, Premier
Discours).
Cřest le XVIIe siècle, en revanche, qui inventa la règle du
découpage et de la liaison des scènes, ignorée du théâtre antique et
renaissant : un changement de scène intervient à chaque fois quřun
acteur pénètre ou quitte le plateau, mais sans que celui-ci reste jamais
vide (un acteur au moins est toujours visible au cours dřun acte). Cette
contrainte est féconde, puisquřelle force le dramaturge à conférer à son
intrigue une continuité sans faille. Mais il lui faut trouver des solutions
permettant dřorchestrer les entrées et les sorties de ces personnages.
Corneille, dans lřexamen de La Suivante, définit trois types de liaison de
scène :
- Liaison de vue : « je tiens que cřen est une suffisante quand
lřacteur qui entre sur le théâtre voit celui qui en sort, ou que
celui en sort voit celui qui rentre, soit quřil le cherche, soit quřil
le fuie, soit quřil le voie simplement sans avoir intérêt à le
chercher ni le fuir. »
- Liaison de présence : « Jřavoue que cette liaison [de vue] est
beaucoup plus imparfaite que celle de présence et de discours,
qui se fait lorsquřun acteur ne sort point du théâtre sans y
laisser un autre à qui il ait parlé. »
- Liaison de bruit : « elle ne me semble pas supportable, sřil nřy a
de très justes et très importantes occasions qui obligent un
acteur à sortir du théâtre quand il en entend. Car dřy venir
simplement par curiosité, pour savoir ce que veut dire ce bruit,
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
cřest une si faible liaison que je ne conseillerai jamais personne
de sřen servir ».
4. LES CONDITIONS
XVIIE SIÈCLE
DE LA REPRÉSENTATION AU
Au XVIIe siècle, les représentations théâtrales se déroulent dans
deux espaces bien distincts : la Cour et la Ville. Une pièce qui a
triomphé devant le roi pourra être reprise à la Ville, comme ce fût le cas
pour la Psychè de Molière.
a) Le spectacle de cour
Les rois, dont la cour est itinérante jusquřà lřinstallation de Louis
XIV à Versailles, se font donner des divertissements sur des scènes
improvisées : au Louvre, la Grande Salle sert à toutes sortes de
festivités, tandis que Versailles ne comportera un petit théâtre (en bois
doré, rococo, splendide) que sous Louis XVI. Mais cřest en plein air
quřont lieu les représentations les plus fastueuses, comme ce fut le cas
pour lřIphigénie de Racine, en 1674. Ces mises en scène pouvaient
bénéficier dřune machinerie considérable susceptible de créer toute
sorte « dřeffets spéciaux. »
b) Les troupes théâtrales à Paris
Au XVIe siècle, les troupes sont itinérantes ; elles donnent des
farces sur des tréteaux de foire. En 1548, après lřinterdiction du
répertoire médiéval, les Confrères de la Passion conservent le monopole
des représentations ; en 1599, ils cèdent le privilège et leur salle, l’Hôtel
de Bourgogne, à la troupe du poète Hardy, qui sřy fixe en 1628 sous le
nom de « Troupe royale. » Au cours du siècle, Floridor, Montfleury et la
Champmeslé, qui incarnera la première Phèdre, monteront sur les
planches de ce théâtre prestigieux. Dès 1600, une troupe rivale de celle
de Hardy, dirigée par Mondory, sřinstalle au jeu de Paume du Marais.
Les décors évoluent au cours de la période. On trouve dřabord le
décor simultané : trois toiles peintes représentent en même temps trois
endroits différents, de sorte que le spectateur connaît le lieu de lřaction
en fonction de la place de lřacteur sur la scène. Mais bientôt, les
dramaturges optent pour le décor unique du « palais à volonté »
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Le système classique
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représentant une pièce dans laquelle sont susceptibles de passer tous les
personnages. La pauvreté relative des décors ne doit pas faire conclure à
une économie de la représentation : les acteurs se dédommagent grâce
aux costumes, d’une pompe majestueuse. DřAubignac, lorsquřil
mentionne les raisons pour lesquelles les premiers rôles doivent rester
sur le théâtre, nřomet pas de mentionner le luxe des costumes :
Les principaux personnages doivent paraître le plus souvent, et
demeurer le plus longtemps quřil est possible sur le théâtre, parce
que ce sont toujours les meilleurs acteurs, parce quřils sont toujours
les mieux vêtus, et partant les plus agréables au peuple, [enfin !]
parce quřils ont les plus belles choses à dire. (Pratique du théâtre, IV,
ch. 1)
Des inventaires nous apprennent par exemple que lřacteur Floridor
acheta pour 20 000 livres la garde-robe de Bellerose.
5. L’ILLUSION
COMIQUE : APOLOGIE
THÉÂTRE ENFIN DEVENU RESPECTABLE
POUR
UN
Le théâtre, peu à peu, grâce à lřengouement du public, à la vaste
élaboration théorique dont il fait lřobjet, et aussi grâce au soutien de
Richelieu et du pouvoir royal, acquiert au cours du siècle ses lettres de
noblesse. Dès 1635, Corneille, dans l’Illusion comique, peut mettre
en scène une apologie de cet art devenu honorable. Dans cette pièce,
un père de famille, Pridamant, va trouver dans sa grotte un mage,
Alcandre, pour tâcher dřobtenir des nouvelles de son fils disparu,
Clindor. Usant de ses pouvoirs, le sorcier lui montre alors son fils vivre
diverses aventures avant de périr. Pridamant sřémeut, mais découvre
que Clindor est en fait devenu acteur et nřest mort que sur scène.
Rassuré sur son sort, il ne sřen lamente pas moins de voir sa
descendance réduite à pratiquer un métier que, campé sur ses préjugés,
il estime méprisable et déshonorant. Mais Alcandre le tranquillise : le
théâtre nřest plus aujourdřhui ce quřil était hier ; il est maintenant
auréolé de prestige, cřest le divertissement des rois et… il constitue un
rapide moyen de sřenrichir !
ALCANDRE
Cessez de vous en plaindre. À présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun lřidolâtre,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourdřhui lřamour de tous les bons esprits,
Lřentretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs dřun spectacle si beau
De quoi se délasser dřun si pesant fardeau.
Même notre grand roi, ce foudre de la guerre,
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Prêter lřœil et lřoreille au Théâtre-François :
Cřest là que le Parnasse étale ses merveilles ;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux quřApollon voit dřun meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
Dřailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un métier si doux
Plus dřaccommodement quřil nřeût trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Le système classique
37
Cette dignité du théâtre revendiquée ici par Corneille en 1635 est
acquise dans les années 1660, malgré le déclassement social que
subissent encore les acteurs. Rien ne serait plus faux que dřimaginer
Molière en artiste maudit ou en rebelle marginalisé, comme tenterait de
lřimposer une certaine image romantique du dramaturge (quřon
retrouverait dans le Molière dřAriane Mnouchkine) : Louis XIV luimême accepta de devenir le parrain de lřun de ses enfants (1664), et il
mourut extrêmement riche. À cette date, la promotion de lřart
dramatique est chose faite, et permet par exemple à Racine, pauvre
orphelin élevé par charité à Port-Royal, dřaccomplir une brillante
carrière à la cour.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
C. TRAGIQUE ET TRAGÉDIE
La tragédie occupe une place particulière parmi les genres
littéraires : tout se passe comme si toutes les époques nřétaient pas
propres à susciter des chefs-dřœuvre tragiques, au contraire de la
comédie qui a donné à toutes les périodes des ouvrages majeurs.
Inventée à Athènes au VIe siècle avant Jésus-Christ, cřest au siècle
suivant quřémergent les trois grands poètes tragiques grecs (Eschyle,
Sophocle et Euripide), mais le genre périclite très vite, bien que lřon
continue dřécrire des tragédies jusquřà la fin de lřAntiquité. Oubliée au
moyen âge, la tragédie renaît à la Renaissance, lorsque les humanistes
ressuscitent les formes de la littérature antique. Elle connaîtra un
second âge dřor dans lřEurope de la fin du XVIe siècle et du XVIIe
siècle, dřabord dans lřAngleterre dřÉlisabeth Ire, qui verra le triomphe
de Shakespeare, puis en France, avec par exemple Corneille et Racine,
puis de nouveau le genre décline : si Voltaire écrit encore de
nombreuses tragédies, le ressort semble cassé, et la tragédie finit par être
abandonnée à lřépoque romantique, vers 1830. Au début du XXe siècle,
plusieurs dramaturges ont tenté de faire revivre le genre en empruntant
leurs sujets aux grandes tragédies antiques, mais ni Cocteau, ni
Giraudoux, ni Anouilh ne sont vraiment parvenus à retrouver le secret
du grand tragique qui marqua le Siècle de Périclès et celui de Louis
XIV.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
1. LE VE
SIÈCLE ATHÉNIEN, PREMIER ÂGE D’OR
TRAGIQUE
Cřest à Athènes, aux VIe-Ve siècles avant Jésus-Christ, que fut
inventée la tragédie (mot qui, pense-t-on, signifie en grec chant du bouc) ;
elle dérive de rites religieux en l’honneur de Dionysos, dieu de
lřivresse, mais plus généralement maître de ce qui, en lřhomme,
échappe au contrôle de la raison.
Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui exposera dans
La Naissance de la tragédie (1872) sa théorie sur lřorigine de ce
genre, accorde une importance capitale à la dimension
dionysiaque de la tragédie, toujours du côté de l’instinct et de
l’irrationnel.
La tragédie est née du dithyrambe, danse endiablée en lřhonneur
de Dionysos et accompagnée de chant et exécuté par un chœur
nombreux. Au milieu du VIe siècle, Thespis, personnage plus ou moins
légendaire, décide dřajouter à ce chœur un acteur chargé
dřaccompagner le chant en lui adjoignant un prologue et un récit : la
tragédie est née. Plus tard, deux puis trois acteurs interviendront
ensemble sur scène. En 534, Pisistrate, qui gouverne alors Athènes,
invente le concours tragique : au moment des dionysies (fêtes en
lřhonneur de Dionysos), trois auteurs sont chargés de présenter chacun
une trilogie de trois tragédies (plus un drame satirique), tandis quřun
jury composé de citoyens décerne le prix au meilleur auteur. En Grèce
ancienne, ce nřest que dans ce cadre officiel et festif quřétaient données
les tragédies, spectacle « de masse » où se pressait toute la population
dřune cité. Elles étaient jouées dans de grands théâtres de plein air à
lřacoustique parfaite, susceptibles dřaccueillir un public nombreux, par
exemple à Épidaure. Cřest au Ve siècle que le genre connaît son âge
dřor ; il a été illustré en particulier par Eschyle (525-456), Sophocle
(497-405) et Euripide (484-406), les seuls auteurs de la période dont
nous avons conservé une petite partie des pièces. Celles-ci obéissent
toutes à la même structure :
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Tragique et tragédie
41
- Elles débutent par un prologue parlé ;
- Le chœur de citoyens entre ensuite, en chantant (parodos) ;
- Viennent ensuite les épisodes séparés par des chants sur place
(stasima), et qui correspondent à peu près aux « actes » des
pièces modernes ;
- À la fin de la pièce, le chœur sort, également en chantant
(exodos).
2. UN THÉÂTRE SACRÉ
La tragédie antique, représentée dans le cadre de fêtes religieuses,
conservera toujours une dimension sacrée. Elle met en scène des dieux,
qui peuvent intervenir sous forme de personnages (on voit ainsi
Aphrodite et Artémis au début et à la fin de lřHippolyte dřEuripide), et
de leurs relations avec les hommes. Eschyle et Sophocle représentent
souvent des héros orgueilleux que des dieux justiciers vont écraser pour
les punir : Œdipe, qui se moque des divinités et ne se fie quřà sa raison
et à son intelligence, sera broyé par des dieux machiavéliques qui ont
machiné sa perte depuis sa naissance.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Œdipe-Roi, de Sophocle (vers 432 av. J.-C.)
Lřhistoire dřŒdipe avant la pièce
Œdipe pense être fils du roi et de la reine de Corinthe. Il entend
parler dřun oracle qui lui prédit quřil tuera son père et épousera sa
mère. Pour tenter dřéchapper à ce destin, il quitte la ville et court
les chemins en cherchant aventures. Un jour, il croise un homme
qui lui barre la route et le tue. Puis il arrive en vue de Thèbes (une
ville de Grèce à ne pas confondre avec la cité égyptienne), quřil
débarrasse dřun monstre, le Sphinx, qui posait des énigmes aux
passants et dévorait ceux qui ne savaient pas répondre. En
récompense, il devient roi de Thèbes et épouse la veuve du roi
précédent, Jocaste.
Résumé de la tragédie
Lorsque débute la pièce de Sophocle, Thèbes est ravagée par la
peste. Pour y mettre un terme, les oracles persuadent Œdipe de
châtier lřassassin de son prédécesseur, Laïos, mari de Jocaste.
Œdipe, sûr de son intelligence et de ses compétences de détective,
mène lřenquête pour découvrir le meurtrier. Mais ses
investigations le conduiront à des révélations terribles autant
quřinattendues : il sřapercevra quřil nřest pas lřhéritier du trône de
Corinthe, mais quřil est lui-même le fils de Laïos, cet inconnu
quřil a un jour mis à mort à un carrefour, et que par conséquent il
a épousé sa mère. Il se rend compte avec horreur quřen cherchant
à fuir son destin, il sřy est en fait précipité. Jocaste se suicide,
Œdipe se crève les yeux et quitte la ville.
Si Sophocle, qui était pieux, nous montre des hommes arrogants
châtiés pour leur démesure, Euripide, esprit fort influencé par la
philosophie de son époque, choisit pour protagonistes les victimes de
divinités redoutables, sadiques et gratuitement cruelles, acharnées à la
perte de ceux quřelles veulent détruire. Ainsi, dans Hippolyte, la déesse
de lřamour Aphrodite, méprisée par lřinnocent Hippolyte qui nřhonore
que la déesse de la chasse Artémis, décide de se venger en allumant une
passion dévastatrice dans le cœur de sa belle-mère, Phèdre. Cette
passion conduira les deux personnages à la mort, et Thésée, père
dřHippolyte et mari de Phèdre, au désespoir. Chez Euripide, « le
désordre est grand chez les dieux comme chez les hommes » (Iphigénie en
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Tragique et tragédie
43
Tauride), et les divinités sont « inconstantes […] sautent dřun sentiment
à lřautre, haïssent sans mesure et aiment à lřaventure » (Les Troyennes).
Lřidée que des dieux cruels gouvernent le monde et mènent les
hommes à leur perte en se jouant de leurs infortunes débouchera sur la
notion, aujourdřhui contestée mais néanmoins opératoire, de Fatalité
ou de Destin, conçus comme une force surnaturelle qui préside aux
événements et les orchestre pour parvenir au mal. La Fatalité est, pour
parler comme le philosophe contemporain Clément Rosset, une
« logique du pire ». Les hommes sont victimes de cette force
surnaturelle qui les dépasse, contre laquelle ils se débattent mais à
laquelle ils ne peuvent échapper.
La cruauté des dieux débouche sur la notion d’ironie tragique.
Lřironie est, dřune façon générale, une manière de se moquer en disant
le contraire de ce que lřon veut faire entendre. Dans la tragédie, elle est
liée à la cruauté des dieux qui se moquent des hommes en leur laissant
croire quřils sont maîtres de leur destinée pour mieux les détruire (cřest
pourquoi on parle aussi dř« ironie du sort », sort étant ici synonyme de
« destin »). Lřironie tragique repose sur un décalage qui peut être de
deux ordres :
- On parle d’ironie de situation lorsque le décalage oppose
lřintention du personnage et la réalité de ses actes : il croit agir
librement, et ignore que chaque pas quřil fait le mène à sa
perte. Lřironie intervient ici au niveau de lřaction.
Exemple : Œdipe se sauve de Corinthe pour échapper à lřoracle
funeste, et cřest précisément cette fuite qui va le conduire à
accomplir, malgré lui, la prédiction des dieux. De même, dans
le troisième « épisode », un messager de Corinthe entre en
scène pour annoncer la mort de Polybe, roi de Corinthe, et
espère consoler Œdipe en lui disant quřil nřétait pas réellement
son fils : « Polybe ne třétait rien par le sang. [...] Il třavait reçu,
sache-le, de mes mains ». Loin dřapaiser le roi de Thèbes par ses
paroles, le messager porteur de bonnes nouvelles ne fait
quřaccroître le trouble dřŒdipe. Lřironie découle du décalage
entre lřeffet recherché et celui obtenu.
- On parle d’ironie verbale lorsque les propos du personnage
possèdent un contenu clair et un contenu ironique différent
quřil ne perçoit pas lui-même. Lřironie concerne ici les paroles.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Exemple : Œdipe se propose, au début de la pièce, de retrouver
lřassassin de Laïos : « Eh bien ! en reprenant lřaffaire à son
début, cette obscurité, je lřéclaircirai, moi ». Certes, il trouvera
la solution, mais elle sera autre de celle quřelle imaginait
puisque cřest lui-même qui se révélera être lřassassin. De même,
le spectateur entend les malédictions quřil adresse au meurtrier
de Laïos en un autre sens que celui quřil leur donne : « Je
souhaite au criminel […] de traîner misérablement en misérable
une vie malheureuse. » Ses souhaits seront exaucés bien
autrement quřil ne le croyait. Œdipe est pris au piège de mots
dont le sens lui échappe.
Le succès de lřironie tragique au théâtre repose sur le mécanisme
de la double énonciation : le personnage, aveuglé ou prisonnier dřune
vision limitée des choses, ne perçoit pas lřéquivocité de ses propos ou de
ces actes ; seul le spectateur, bénéficiant dřune position surplombante,
comprend la double entente et perçoit le décalage entre ce que le
personnage croit dire ou faire, et ce quřil dit ou fait réellement.
3. UN LIEU DE RÉFLEXION POLITIQUE
La tragédie naît et se développe dans un contexte très particulier,
l’invention de la démocratie. La naissance de ce régime ne sřest pas
faite sans heurt, et lřune des fonctions de ces pièces sera de représenter,
aux yeux de toute la cité réunie pour assister à ce spectacle, les enjeux et
les difficultés causés par la mise en place de cette organisation sociale et
politique toute neuve. Désormais, les Athéniens ne se contenteront
plus dřappliquer des codes religieux ancestraux issus de la volonté
divine, mais se donneront leurs propres lois, votées à la majorité des
citoyens. Un tel choix entraîne des conséquences à la fois exaltantes et
traumatisantes : dřun côté, les individus acquièrent une liberté
politique vertigineuse et prennent en mains leur destin, mais, dřautre
part, ils ne disposent plus de solutions toutes faites, de lois déjà prêtes,
et le risque est grand de se tromper ; en cas dřéchec, il ne sera plus
possible de sřabriter derrière un corps de préceptes religieux
préexistant : il leur faudra assumer eux-mêmes leurs fautes, leurs
erreurs, leurs faux-pas sans rejeter la culpabilité sur les dieux. En un
mot, les hommes deviennent responsables, et cřest cette responsabilité
si lourde à porter qui fait lřobjet de la tragédie. Elle représente ce poids
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Tragique et tragédie
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nouveau et ambivalent en mettant en scène le moment délicat du
passage entre lřordre ancien, celui où les dieux dictaient le droit, et le
nouveau, une démocratie sans repère pour se guider et où lřêtre
humain, livré à ses propres forces et surtout à sa propre faiblesse, doit se
déterminer sans avoir une idée claire du bien et du mal. Pour y
parvenir, la tragédie met sous les yeux des spectateurs les mythes
anciens, mais datant dřune époque encore toute proche où il nřétait de
justice que divine, et elle les invite à y méditer avec lřœil des citoyens
quřils sont devenus. Lřâge de la tragédie est le moment où lřon sřest
suffisamment dépris de lřhéritage religieux pour le mettre en scène, le
questionner : les Grecs interrogent leurs mythes au lieu de simplement
y souscrire. Lřexemple le plus représentatif de cette confrontation entre
deux logiques incompatibles, celle des hommes et celle des dieux, est
sans doute lřAntigone de Sophocle
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Antigone, de Sophocle (441 av. J.-C.)
Lřhistoire avant la pièce
Antigone est une fille dřŒdipe et Jocaste. Après le départ de son
père, ses deux frères, Étéocle et Polynice, ont rivalisé pour régner
sur Thèbes. Après avoir passé un accord qui donnait le trône à
Étéocle, Polynice a réuni une armée afin de marcher sur la cité.
Au cours de la bataille, les deux frères ennemis se sont entre-tués.
Créon, frère de Jocaste, prend alors les rênes du pouvoir et décide
dřaccorder des funérailles à Étéocle et de laisser le cadavre du
traître Polynice sans sépulture.
Le résumé de la pièce
La pièce de Sophocle (441 avant Jésus-Christ) commence
lorsquřAntigone décide de braver lřinterdiction de son oncle
Créon et dřensevelir le corps de son frère Polynice. Ce geste est
motivé par les croyances de lřhéroïne : en effet, la religion grecque
expliquait que lřâme dřun corps laissé sans sépulture ne pouvait
connaître le repos et était condamnée à errer sans pouvoir
franchir le fleuve Styx et ainsi gagner le royaume des morts.
Antigone, qui ne peut admettre que son frère subisse une aussi
cruelle condamnation, se rend une nuit auprès du corps de son
frère et verse sur lui, selon le rite, quelques poignées de terre.
Créon apprend dřun garde quřAntigone a recouvert de poussière
le corps de Polynice. On amène Antigone devant lui et il la
condamne à mort. Elle est enterrée vive dans le tombeau des
Labdacides. Plutôt que de mourir de faim, elle préfère se pendre.
LřAntigone de Sophocle met aux prises deux formes de légitimité :
- Antigone incarne lřancienne légalité : elle considère que les lois
divines ne doivent pas être transgressées et que chaque être
humain a droit à une sépulture ;
- Créon défend la nouvelle forme du droit : les hommes
peuvent décider, par exemple comme ici pour des raisons
politiques, de ce qui est bien et mal, sans se soucier des décrets
divins : seul lui importe de restaurer la paix civile dans une cité
meurtrie par les malheurs et la guerre.
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Tragique et tragédie
47
Entre eux, aucun compromis ne peut être trouvé, sans quřon
puisse dire lequel dřentre eux a raison ou tort. Ce débat entre la justice
des dieux et celle des hommes est représenté sur scène par le débat
entre le héros (issu de lřordre ancien) et le chœur, qui matérialise le
nouvel ordre politique.
Ces conflits de valeurs sont constitutifs de la tragédie ; celle-ci
peut se définir, dřaprès Jean-Pierre Vernant, comme lřaffrontement
entre deux systèmes judiciaires (en grec : dikê) : « Ce que montre la
tragédie, cřest une dikê en lutte contre une autre dikê », autrement dit,
dans le cas de la tragédie grecque, le passage dřune condition humaine
rurale, clanique, féodale, religieuse à une condition urbaine,
commerçante, étatique, démocratique, rationnelle, où les lois de la cité
remplacent des valeurs religieuses ancestrales. Le bien et le mal
deviennent relatifs : la grande piété dřAntigone devient haute trahison
dans un régime gouverné par la raison dřÉtat en train de se mettre en
place et que Platon explicite par la bouche de Socrate : « Il faut honorer
sa patrie plus quřune mère, quřun père » (Platon, Criton): la logique
familiale dřAntigone, fondée sur la « vendetta » à lřinfini, est contredite
par un autre système fondé sur la loi des hommes. Comme le souligne
Milan Kundera :
Après des expériences douloureuses, Créon a compris que les
passions personnelles quřon ne maîtrise pas sont un danger mortel
pour la cité ; avec cette conviction, il affronte Antigone, qui défend
contre lui les droits non moins légitimes de lřindividu. Elle meurt, et
lui, écrasé par sa culpabilité, désire « ne jamais plus revoir un
lendemain ». […] Deux antagonistes sřaffrontent, chacun
inséparablement lié à une vérité qui est partielle, relative, mais,
considérée en elle-même, entièrement justifiée. Chacun est prêt à
sacrifier sa vie pour elle, mais ne peut la faire triompher quřau prix
de la ruine totale de lřadversaire. Ainsi tous les deux sont à la fois
justes et coupables. (M. Kundera, Le théâtre de la mémoire, « Et si le
tragique nous avait abandonnés ? »).
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
La tragédie est donc une méditation sur lřhomme, ses croyances
et ses valeurs, sa responsabilité et sa liberté. Tout poème
tragique pose la question « qu’est-ce que l’homme ? » sans
jamais y donner de réponse. Est-il libre ou agi ? Est-il maître de
son destin ou manipulé par les dieux ? Innocent ou coupable ?
Lucide ou aveuglé ? Œdipe est bien le personnage tragique par
excellence, déchiffreur dřénigmes qui découvre quřil est à luimême sa propre énigme indéchiffrable.
Ces conflits de valeur ne sont pas propres à la tragédie grecque :
on les retrouvera lors du second âge dřor de la tragédie, dans lřEurope
des XVIe Ŕ XVIIe siècle, ou de tels conflits peuvent devenir internes
aux personnages et les déchirer entre deux fidélités opposées :
- ainsi, Hamlet, sommé par le fantôme de venger son père, est
ainsi écartelé entre deux légalités : obéissance aux préceptes
chrétiens, qui interdisent de tuer et font des fantômes des
suppôts du diable ; et soumission au code aristocratique de
lřhonneur, qui impose de tirer vengeance dřun affront subi.
- Rodrigue, de son côté, hésite entre le devoir de venger son père
et son amour pour Chimène, puisque lřoffenseur de sa famille
nřest autre que le père de sa bien-aimée ;
- de même, Phèdre est un personnage divisé, hantée par une soif
inextinguible de pureté et dřinnocence, et, même temps,
habitée par une passion incestueuse insurmontable : elle est un
« oxymore vivant ».
Nous verrons quřHorace est tout entier construit
autour de conflits de valeurs insolubles opposant
la famille et la patrie, cřest-à-dire lřancienne forme
de légalité, fondée sur le sang et la logique
vendettale et la nouvelle forme de légalité, fondée
sur le devoir dřÉtat, la dévotion à la politique et
lřesprit national.
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Tragique et tragédie
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On appelle dilemme l’alternative insoluble devant laquelle est placé le
héros tragique. Une tragédie peut dřailleurs mettre en scène à la fois
des conflits externes et internes, cřest même souvent le cas.
4. LE TEMPS
D’ARISTOTE
DE
LA
THÉORIE
:
LA
POÉTIQUE
Après lřâge des chefs-dřœuvre (Ve siècle), vient, au siècle suivant,
lřâge de la théorisation. Aristote (-384 -322) consacre, dans la Poétique,
dřimportants passages au genre tragique, pour essayer de comprendre le
fonctionnement de ces pièces et les raisons de leur succès. Ce texte
(comme, dřune certaine façon, lřArt poétique de Boileau) nřest pas un
texte programmatique ou prescriptif, mais, venant après coup rendre
compte de réussites passées, il est un ouvrage explicatif.
Au chapitre VI, Aristote donne de la tragédie la définition
suivante :
La tragédie est lřimitation (mimèsis) dřune action noble, menée
jusquřà son terme et dřune certaine étendue, dans un langage relevé
dřassaisonnements dřune espèce particulière selon les parties de
lřœuvre, imitation faite au moyen de personnages en action et non
au moyen du récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la
purgation (catharsis) de ce genre dřémotions.
De cette définition célèbre, on peut retenir les éléments suivants :
- que la tragédie est un genre théâtral, une mimèsis et non une
diégèsis
- son « action » est « noble » (ou, selon les traductions,
« grande »), cřest-à-dire que le sort des personnages entraîne de
lourdes conséquences sur le destin de tout un peuple ;
- elle a pour but de susciter deux passions chez le spectateur, la
pitié et la crainte ; pour y parvenir, ajoute plus loin Aristote,
elle représente souvent des « querelles dans les alliances », cřestà-dire des conflits surgis au sein des familles ou des
communautés dřindividus proches : la rivalité entre deux frères
ennemis, qui devraient être unis par les liens du sang et une
affection naturelle, paraîtra plus pitoyable et plus terrifiante
que la haine de deux étrangers. Cřest le cas, par exemple, de la
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
tragédie des Sept contre Thèbes dřEschyle, qui raconte la guerre
que se livrèrent les fils dřŒdipe, Étéocle et Polynice ;
- La dernière notion mise en avant par cette définition est
énigmatique et a fait couler beaucoup dřencre. Aristote suggère
que la tragédie, représentation dřhistoires terribles, faites de
violence et de meurtre, dřamour et de cruauté, provoque un
plaisir paradoxal et dont la fonction est thérapeutique : la
catharsis ou purgation des passions. Il est difficile de définir
cette notion. On considère généralement que la représentation
de passions désordonnées permet aux spectateurs, via
lřidentification aux personnages, dřapaiser leurs passions
excessives. La pitié éprouvée pour les malheureux protagonistes
en proie à la colère des dieux ou à leurs tourments et la terreur
ressentie devant les châtiments quřils subissent libèrent les
spectateurs de leurs propres pulsions violentes. Dřaprès ce
quřon peut déduire de cette définition, cřest la mimèsis qui
conduit directement à la catharsis, puisque la simple vision des
crimes et des horreurs joués sur scène serait capable de
« purger » ou laver les affects morbides du public. La catharsis a
constitué une aubaine pour la théorie classique avide de
justifier la moralité et l’utilité sociale du théâtre : lřanalyse
dřAristote montrait que le spectacle tragique était capable de
détourner le public de ses inclinations coupables.
 N.B. : On parle couramment de la fonction cathartique de la
tragédie ou même du théâtre en général.
Aristote explique en outre que « lřaction de la tragédie est
grande », cřest-à-dire quřelle ne prend pas pour objet des bagatelles, mais
des questions touchant la vie et la mort des individus ou la fortune
dřune cité. Elle illustre la chute d’un héros qui passe du bonheur au
malheur à la suite de quelque faute. Cette faute tragique nřest pas de
lřordre de la perversité, cřest plutôt une erreur de jugement commise
par un « homme qui, sans être éminemment vertueux et juste, tombe
dans le malheur non à raison de sa méchanceté et de sa perversité, mais
à la suite de quelque erreur », de sorte quřil « sera malheureux sans le
mériter » (Poétique 1453a). Œdipe, par exemple, est coupable dřavoir
tué son père et épousé sa mère, mais il nřavait pas voulu devenir
parricide et incestueux, il a seulement fait preuve de présomption et
dřorgueil en ignorant les avertissements divins. Ainsi, le héros tragique
est moralement ambigu ; il est, comme le déclare Racine à propos de
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Tragique et tragédie
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Phèdre, « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable », dans un
univers où les frontières entre le bien et le mal sont brouillées ; on ne
saurait, par exemple juger le comportement de Créon et dřAntigone,
qui tous deux ont partiellement raison et tort à la fois : il est sans doute
des principes avec lesquels on ne doit pas transiger (enterrer ses morts),
mais la paix dřune cité ne justifie-t-elle pas certains compromis, voire
certaines compromissions ? La tragédie met en scène des questions dont
elle ne donne pas les réponses. Cřest parce que le protagoniste est
ambigu quřil suscite crainte et pitié : sřil était méchant, nous nřaurions
pas de compassion pour lui, et sřil était parfaitement juste, ses
infortunes ne susciteraient pas la crainte, mais seulement lřindignation.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
On peut opposer la poétique de lřépopée de la
poétique tragique :
- dans l’épopée (lřIliade, la Chanson de Roland…
ou la première trilogie de la Guerre des Étoiles) le
bien et le mal son nettement différenciés et
facilement repérables ; les héros sont fortement
caractérisés, sûrs de la morale quřils défendent, et
pourvus de qualités clairement positives (ou
négatives).
- dans la tragédie, nous pouvons retrouver le
personnel de lřépopée, mais les héros tragiques
sont hésitants, ils ont perdu leurs assurances et
leurs certitudes, ils sont descendus de leur
piédestal ; leur identité héroïque est en péril.
Plus humains que les figures héroïques épiques, il
est plus facile de sřidentifier à ces personnages.
Aristote explique enfin que la tragédie doit sřachever sur une péripétie
et une scène de reconnaissance (cřest-à-dire de révélation dřune identité
cachée, ou dřune réalité jusque là dissimulée ou inconnue) : Œdipe, à la
fin dřŒdipe-Roi, est reconnu pour lřhéritier légitime de Thèbes,
reconnaissance tragique puisquřelle lui apprend, du même coup, quřil
est parricide et incestueux.
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Tragique et tragédie
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5. DE LA TRAGÉDIE AU TRAGIQUE
“Fair is foul and foul is fairŗ
« Le beau est laid, le laid est beau »
(Shakespeare, Macbeth)
Au tournant du XIXe siècle, le philosophe allemand Hegel a tenté
dřélucider le sens de la tragédie. Il a mis en lumière les déchirements
intérieurs du héros tragique que poursuivait une Fatalité divine
acharnée à sa perte : « Nous voyons les héros succomber victimes du
Destin », écrit-il dans son Esthétique. Il a médité en particulier sur
Antigone et montré que Créon et sa nièce détenaient chacun une vérité
partielle. À partir de ses analyses sřest développée la notion, contestée
de nos jours mais néanmoins opératoire, de vision tragique de
l’existence conçue comme une impasse désespérante. Cette vision
tragique renvoie à une perturbation (normalement temporaire), de
l’ordre du monde : à la suite dřun événement hors du commun (par
exemple un crime particulièrement grave), les principes qui ordonnent
la régularité de lřunivers sont renversés ; à lřharmonie politique, sociale
et cosmique se substitue un effrayant désordre, une anarchie invivable.
Le poète et critique anglais Sir Philip Sidney, dans sa Défense de la poésie
(1581), écrivait déjà que la tragédie « enseigne l’incertitude de notre
monde. »
La fin de la pièce correspond en principe à un retour, toujours
incertain et précaire, de lřordre un moment dérangé : la cause du mal
éliminée, chaque chose retrouve sa place, les rythmes et les lois qui
régissent le cours normal des choses sont rétablis, et les passions
sřapaisent.
- Ainsi, dans Hamlet, cřest lřassassinat du vieil Hamlet, père du
prince, qui provoque un bouleversement dans le pays : la
gravité du meurtre (le régicide, au XVIIe siècle, est considéré
comme le plus épouvantable des forfaits) a désorienté lřunivers
au point de rendre poreuse la frontière entre les vivants et les
morts : les âmes en peine viennent se mêler à lřexistence des
mortels. On connaît le mot du prince pour évoquer cette
sinistre confusion : « Il y a quelque chose de pourri au royaume
du Danemark ». Hamlet, bien conscient de ce dérèglement de
lřespace et du temps, sait quřil lui revient de restaurer lřordre
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
un moment perturbé, fût-ce au péril de sa vie : « Le temps est
hors de ses gonds. O sort maudit que ce soit moi qui aie à le
rétablir ! »
- Dans Andromaque de Racine, cřest le massacre inhumain
perpétré lors de la prise de Troie qui a déréglé le
fonctionnement du monde et rendu possible des régicides
gratuits comme celui de Pyrrhus à la fin de la pièce.
- Dans Horace, cřest le conflit, senti comme contre nature
parricide, entre Albe et Rome, qui va aboutir à la
métamorphose dřHorace en héros monstrueux.
- Dans la Phèdre du même, cřest lřamour monstrueux de lřhéroïne
éponyme qui constitue une perturbation de lřordre des choses,
ainsi que le perçoit Hippolyte.
Tout a changé de face
Depuis que sur ces bords les deux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaë [=Phèdre]
Seule la mort du monstre marin, dřHippolyte et de Phèdre, elle-même
monstrueuse, va rendre le calme et la paix à lřhéroïne.
Dans ce monde déboussolé et privé de repères, toutes les atrocités
et toutes les horreurs deviennent possibles, car on y viole jusqu’aux
tabous fondateurs de la vie sociale : la proscription du parricide ou
lřinterdit de lřinceste eux-mêmes sont bafoués dans ce contexte du
bouleversement tragique. En renonçant à ces règles de base qui
constituent le propre de lřhomme, le héros tragique, dénaturé et
inhumain à force de démesure, se retrouve plongé dans une bestialité
monstrueuse qui provoque le chaos :
- Médée, dans la pièce dřEuripide du même nom, met en scène
une sorcière qui, après avoir découpé son père en morceaux
pour séduire Jason, assassine ses enfants pour punir son mari
infidèle.
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Tragique et tragédie
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- Néron, dans Britannicus de Racine, est un « monstre naissant »
fratricide, dont on devine quřil sera bientôt matricide et
commettra encore bien des horreurs durant son règne.
- Phèdre, habitée à la fois dřun désir de pureté et dřune passion
contre nature pour son beau-fils, se voit elle-même comme un
monstre dont il faut purger la nature.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Synthèse : notions clefs de la tragédie
La tragédie d’après Aristote :
- est une imitation (mimèsis) ;
- suscite la terreur et la pitié ;
- représente des « querelles dans les alliances » ;
- exige le plus souvent dans son dénouement péripétie et reconnaissance ;
- se propose pour fin la purgation des passions du spectateur
(catharsis).
Le personnage tragique :
- est un personnage de haut rang ;
- a commis une « faute », au sens dřerreur de jugement (hamartia) ;
- passe du bonheur au malheur ;
- se rend coupable dřhybris (ou hubris, démesure), et sa présomption
attire sur lui la vengeance des dieux (Némésis) ;
- nřest « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable » ;
- est habité par une passion insurmontable, dont les conséquences
peuvent aller jusquřaux crises de démence (fureur, « folie furieuse »)
où, aveuglé par les dieux (atè), il commet lřirréparable ;
- est déchiré par un conflit de valeurs insoluble qui le mène dans des
situations sans issue et invivables ;
- est victime dřune malédiction et/ou est marqué par une lourde
hérédité (Oreste, Agamemnon, Néron, Phèdre…) ;
- est considéré comme un problème plus quřune essence ; il souffre
dřun déficit dřidentité.
Le tragique comme vision du monde :
- Les hommes sont poursuivis par un Destin pervers ; cette fatalité
peut être extérieure au héros (les dieux) ou intérieure (une passion)
ou tenir de ces deux origines, comme dans le cas de la Phèdre
racinienne.
- Le tragique pose la question de la responsabilité et de la liberté ;
- Le tragique suppose une perturbation dans lřordre du monde ;
- Les hommes tragiques sont des énigmes pour eux-mêmes ;
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- Le tragique, au contraire de lřépique qui distingue le camp des bons
de celui des méchants, nřest jamais manichéen : les frontières du vice
et de la vertu y sont brouillées jusquřau bout, de sorte quřune
tragédie tragique ne saurait se terminer ni bien, ni mal.
Pour terminer, deux remarques fondamentales :
1) Une tragédie ne se termine pas forcément un carnage et un
bain de sang, ainsi que lřexplique Racine dans la préface de Bérénice
(1670) :
Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans
une tragédie; il suffit que lřaction en soit grande, que les acteurs en
soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout sřy
ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la
tragédie.
La fin funeste nřest une condition ni suffisante ni nécessaire pour
définir le genre tragique : il existe des tragédies bien tragiques qui ne
finissent pas sur la mort des protagonistes, et il existe des pièces
meurtrières qui ne sont pas des tragédies (Hernani ou Ruy Blas).
2) Il existe des pièces qui portent le nom de tragédies et qui ne
sont pas tragiques, dans la mesure où elles ne véhiculent pas la
vision du monde sombre et pessimiste qui caractérise le
tragique au sens plein. Cřest le cas de presque toutes les
tragédies de Corneille, dont certaines se terminent par la
victoire du héros (Le Cid, Nicomède, et, peut-être Horace, nous
nous poserons la question en temps voulu).
Inversement, il existe des œuvres littéraires qui, sans relever du
genre théâtral, sont travaillées par une vision tragique de
lřexistence. La Princesse de Clèves, par exemple, met en scène une
héroïne soumise à une force irrésistible (sa passion) et
intérieurement déchirée entre son amour et son devoir : on
peut donc utiliser le terme tragique pour qualifier ce roman de
Mme de Lafayette, bien quřil ne sřagisse pas dřun ouvrage destiné
à être porté à la scène.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Dřune façon générale, il importe toujours de bien distinguer :
- le genre : épopée, tragédie, comédie… (voire, de façon un peu
abusive, roman, théâtre, poésie…)
- le registre (quřon appelle aussi parfois tonalité) : épique,
tragique, comique… romanesque, théâtral, poétique…)
Genre et registre peuvent se confondre, mais il serait
simplificateur de rabattre lřun sur lřautre : on trouve ainsi des
romans sans romanesque (lřÉducation sentimentale), ou animés
dřune vision épique (Germinal), et lřon utilisera, dans le
prochain envoi, le registre épique pour commenter les récits du
duel entre Horace et Curiace.
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III. « ROME, UNIQUE OBJET… »
PIERRE CORNEILLE. HORACE (1640)
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition originale d’Horace
(1641), gravé par Charles Le Brun.
Des trois principales fonctions que peut revêtir une image dans ses
rapports avec un texte (illustration, commentaire ou complément), c’est de la
troisième que relève ce frontispice dû à l’un des plus grands artistes du XVII e
siècle. Il donne en effet à voir ce que le texte ne montre pas : le combat des deux
frères, qui n’est connu du spectateur que par une série de récits aux actes III et
IV.
Le cœur de l’œuvre, le noyau invisible sur lequel elle se fonde et, en même
temps, sur l’exclusion duquel elle se construit, le point aveugle qui éclaire toute
la pièce mais ne peut jamais être soumis au regard du spectateur, est donc
littéralement donné à voir dans cette marge du texte que constitue le
frontispice : c’est dire l’importance de cette image, qui révèle brutalement la
violence physique en apparence proscrite de la scène, mais vers laquelle
tend tout le scénario tragique. Le Brun, qui savait qu’il gravait le frontispice
d’une tragédie, renforce la théâtralité de la scène, soulignée par le rideau de
théâtre qui encadre le combat, mais on retrouve aussi dans cette image plusieurs
des thèmes centraux de l’œuvre :
- le thème du fratricide, puisque Le Brun grave le moment le plus
dramatique de l’œuvre : l’instant de basculement de la pièce, lorsque
Horace qu’on croit en fuite se retourne et transperce le cœur de son
premier opposant, Curiace ;
- la « dialectique du héros » et du roi, sensible à travers la
disproportion de leur tailles respectives qui traduit la glorification du
héros au détriment du détenteur légitime du pouvoir, réduit au simple
rang de spectateur à l’arrière-plan ;
- la dissymétrie entre Albe et Rome, que, là encore, souligne des
différences de taille (le camp albain est, sur la gauche, réduit à presque
rien) ;
- la tension entre le genre tragique (désigné dans le cartouche) et le
registre épique, attesté aussi bien par le choix de représenter le duel
singulier que par la couronne de lauriers dans la partie supérieure de la
gravure ;
- l’importance de l’Histoire, comme le montre la citation latine tirée
de Tite-Live (I, 24), et qui rappelle que Corneille, au XVIIe siècle,
était considéré comme historien autant que comme poète et
dramaturge.
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A. « ALLER SI LOIN », « TOMBER DE SI HAUT » ? UN
DRAMATURGE DANS LE SIÈCLE
La Bruyère, dans ses Caractères, résume en quelques lignes la
carrière de Corneille :
Ses premières comédies [=pièces] sont sèches, languissantes, et ne
laissaient pas espérer quřil dût ensuite aller si loin ; comme ses
dernières font quřon sřétonne quřil ait pu tomber de si haut.
Le jugement, expéditif, repris par toute la tradition scolaire, ne rend pas
justice à Corneille, dont lřœuvre ne saurait se réduire à ses quatre pièces
les plus célèbres écrites entre 1636 et 1643 (Le Cid, Horace, Cinna et
Polyeucte) : cřest mésestimer les premières comédies aussi bien que les
dernières tragédies dřun auteur qui a toujours refusé de sřenfermer dans
une formule dramaturgique et a toujours cherché à renouveler son art,
quitte à égarer un public qui lui était tout acquis et quřil lui eût été
facile, en proposant ce que ses spectateurs souhaitaient voir, de
conserver.
1. LA GLOIRE ET LES HUÉES
La vie de Corneille traverse tout le XVIIe siècle, de sorte quřil fut
le contemporain des grands bouleversements qui ont marqué son
temps.
Il est né à Rouen le 6 juin 1606, dans une famille de magistrats. Il
fit ses études chez les jésuites, au collège de la ville, et se destina dřabord
à une carrière dřavocat, projet quřil abandonna très vite pour se
consacrer au théâtre. Mélite (1629), sa première création, fut confiée
aux acteurs qui fonderont plus tard le théâtre du Marais et rencontra à
Paris un succès suffisant pour décider son auteur à embrasser la carrière
dramatique, quřil ne quittera plus jusquřen 1674.
Lřœuvre de Corneille est extrêmement variée. En quarante-cinq
ans, il écrivit plus dřune trentaine de pièces (comédies, tragi-comédies,
tragédies, pièces à machine, comédies héroïques) et explora les
nombreuses ressources de lřart dramatique, à une période où le théâtre,
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
aussi bien que la France toute entière, connaissaient de profondes
mutations.
Ses premières pièces furent essentiellement des comédies ; il en
écrivit six entre 1629 et 1636 (La Veuve, 1632 ; La Galerie du palais,
1633 ; La Suivante, 1634 ; La Place royale, 1634 ; L’Illusion comique,
1636). Cřest à la même époque quřil donna la tragi-comédie Clitandre
(1631), ainsi que Médée (1635), sa première tragédie. Il revint plus tard
à la comédie, notamment avec Le Menteur (1643).
Le triomphe du Cid (1637) fit date dans la carrière de Corneille :
le succès public le consacrait avec éclat dans son métier de dramaturge,
et lui ouvrait les portes du temple de la gloire : « Tout Paris pour
Rodrigue a les yeux de Chimène », écrira plus tard Boileau pour
résumer lřengouement dont cette pièce a fait lřobjet.
Cette pièce inaugure la série des quatre grandes tragédies de la
période, consacrées ensuite par la tradition scolaire et universitaire :
Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642), où Corneille se
montra davantage soucieux du respect des règles du théâtre classique
que dans Le Cid, avec toutefois de notables exceptions, spécialement
dans Horace où il semble enfreindre la principale des unités, lřunité
dřaction. Durant ces années, il connut une carrière brillante, que vint
couronner son élection à lřAcadémie française en 1648. Adulé par le
public, reconnu par ses pairs, pensionné par le pouvoir, Corneille fut
également nommé procureur des États de Normandie. Il sřétait par
ailleurs marié en 1641 alors que son père avait été anobli par Anne
dřAutriche.
En revanche, les années 1650 furent assombries par la disgrâce
que lui valut Nicomède (1651). Si la pièce rencontra un succès
fracassant, elle apparut aussi comme un éloge à peine voilé du Grand
Condé, qui était à la tête de la Fronde ; ainsi, dès la fin des événements,
Corneille fut privé de sa charge et de sa pension. Lřéchec de Pertharite,
lřannée suivante, (1652) le détermina aussi à se retirer de la scène et à
faire retraite à Rouen où il vécut bourgeoisement et dévotement : il
sřéloigna de la création dramatique pour se consacrer à une traduction
en vers de lřImitation de Jésus-Christ (1656). Il ne revint au théâtre quřen
1659 avec Œdipe, à lřinstigation de Fouquet, surintendant des finances
et protecteur des gens de lettres. En 1660, il publia trois Discours sur le
poème dramatique, tandis que commençait la parution de son Œuvre en
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Pierre Corneille, Horace
recueils, chaque volume étant accompagné dřun « examen » des
différentes pièces.
Protégé par Fouquet, puis par Louis XIV, Corneille continua à se
consacrer au théâtre, mais Racine avait désormais les faveurs du public
tandis que ses propres pièces étaient reçues avec froideur, malgré le
soutien dřun important parti de « cornéliens ». En 1670, Corneille et
Racine se trouvèrent en rivalité directe lorsquřils donnèrent
simultanément des pièces sur le même sujet romain. Racine triompha
avec sa Bérénice, face au Tite et Bérénice de Corneille, qui ne rencontra
quřun succès mitigé. Dès lors, le temps de Corneille était terminé, et ses
deux dernières créations, Pulchérie (1672) et Suréna (1674), furent des
échecs qui le poussèrent à cesser son activité de dramaturge. Il mourut
à Paris le 1er octobre 1684, après avoir fait paraître une dernière
édition complète de son théâtre (1682).
Nos informations sur la personnalité de Corneille apparaissent en
définitive assez minces : on le disait maladroit en société, mauvais
courtisan, mais en revanche avide dřargent et de renommée ; il nřest
guère possible de mieux le connaître, faute de documents.
2. L’ŒUVRE DE CORNEILLE JUSQU’À HORACE
En 1630, la comédie était un genre mineur, délaissé aussi bien par
les auteurs que par les théoriciens du théâtre (en cela, ces derniers se
plaçaient dans la continuité dřAristote, qui, dans sa Poétique, ne parlait
pas de la comédie au sens moderne quřon lui donnait au XVIIe siècle).
a) Corneille auteur comique
Pierre Corneille, au début de sa carrière, sřillustra dans la
comédie. La comédie était alors non seulement un genre mineur (ce
quřelle restera), mais encore, elle était en proie à une crise grave :
réduite aux farces bouffonnes et grossières et aux pièces outrées de la
commedia dellřarte, elle suscitait le mépris des doctes, mais aussi
lřindifférence des dramaturges, à une date où la tragédie acquérait ses
lettres de noblesse. Corneille parvint à redorer le blason de la comédie
et renouvela le genre en profondeur. Avec lui, la comédie quitte les
tréteaux de foire pour devenir un genre mondain destiné aux «
honnêtes gens ». Corneille dépouille ses pièces des vulgarités de la
farce, et accorde une place prépondérante à la peinture des mœurs et à
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
lřamour. Ses comédies d’intrigue sont articulées autour dřaventures
amoureuses impliquant péripéties, obstacles et doutes. Corneille
nřhésite pas à confronter ses personnages à des situations romanesques
pénibles comme la prison, la trahison ou la rupture, qui révèlent leur
profondeur. Ses comédies ne sont donc pas comiques au sens où elles
chercheraient à faire rire : elles se rapprochent plutôt dřun romanesque
gai, dřun réalisme aimable, dans la mesure où elles peignent avec
vraisemblance la vie quotidienne bourgeoise. Cřest dřailleurs par ce trait
quřelles sřopposent à la tragédie, qui ne sřintéresse quřaux personnages
nobles de lřhistoire et du mythe. Par ailleurs, Corneille souhaite donner
dans son théâtre une impression de naturel, et les dialogues de ses
comédies se veulent une « imitation de la conversation des honnêtes
gens ».
b) Le Cid et sa « Querelle ».
Le Cid marque une date importante dans lřhistoire du théâtre au
XVII siècle : son auteur dut affronter ce quřon appelle « la querelle du
Cid », polémique qui naquit sans doute de conflits dřintérêts divers et
des jalousies aiguisées par le succès de la pièce, mais qui donna lieu à
un débat intéressant qui nous renseigne a posteriori sur la formation de
lřesthétique classique. En effet, ses ennemis reprochèrent à Corneille de
nřavoir pas respecté tout ce qui constitue lřidéal classique au théâtre,
notamment les règles de la vraisemblance et de la bienséance, celle qui
préconise la séparation distincte des tons et des genres, et celle des trois
unités qui se mettait alors en place.
Le Cid est une tragi-comédie, genre qui nřest pas exactement un
mélange de tragédie et de comédie, mais qui se définit plutôt comme
une tragédie au dénouement heureux, fondée sur des principes
romanesques. Aussi sřattendait-on à ce quřelle suive les trois règles
dřunité (dřaction, de lieu et de temps). Or, lřintrigue est composée de
deux actions distinctes, quoique subordonnées lřune à lřautre, et se
déroule dans une multiplicité de lieux, ce qui troubla profondément les
défenseurs du théâtre classique et suscita la polémique, dont le ton fut
violent : « Le sujet nřen vaut rien du tout » déclara ainsi Scudéry, un de
ces savants Académiciens quřon appelait les « doctes ». Le débat se
termina par l’arbitrage de l’Académie française, nouvellement créée, et
que Richelieu avait chargée de lřaffaire. Ce fut Jean Chapelain, poète et
e
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Pierre Corneille, Horace
théoricien, qui écrivit Les Sentiments de l’Académie sur Le Cid, où les
critiques sont compensées par quelques éloges.
c) Horace, dernier acte de la querelle du Cid
Trois ans après Le Cid et la querelle qui sřensuivit, Corneille
revient au théâtre avec la volonté de sřimposer dans le plus haut genre
et de convaincre les doctes sur le terrain des unités. Il délaisse la
mythologie quřil avait cultivée dans Médée, sa première tragédie, et
inaugure avec la seconde une longue série de tragédies historiques et
politiques. Sřappuyant notamment sur Tite-Live, il se tourne vers les
origines de Rome pour dire la naissance de lřÉtat. Horace, « tragédie en
cinq actes et en vers », comme disent les dictionnaires, fut créée au
théâtre du Marais en mai 1640, et publiée lřannée suivante chez le
libraire Courbé, précédée dřune dédicace à Richelieu. Vingt ans plus
tard, à lřoccasion dřune réédition de son théâtre, Corneille va
accompagner son texte dřun « Examen » reproduit dans toutes les
bonnes éditions (p. 35-41 du volume « Folio théâtre » au programme).
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Synopsis
La guerre qui oppose Albe et Rome va être
résolue par un combat entre les trois champions
que chaque cité désignera. LřAlbaine Sabine,
épouse dřHorace, et Camille, sœur dřHorace
promise à Curiace, frère de Sabine, disent leurs
craintes et leur douleur (Acte I). Le choix est fait :
Horace et ses frères affronteront Curiace et ses
frères. Camille pousse Curiace à se récuser,
Sabine veut mourir, le vieil Horace invite son fils
et Curiace à faire leur devoir (Acte II). Émues à
lřidée dřun tel combat, les deux armées veulent
quřon désigne dřautres combattants ; mais les
dieux, interrogés par un sacrifice, y paraissent
hostiles. Premières nouvelles du combat : les
deux frères dřHorace sont morts, lui-même a pris
la fuite, Rome est perdue. Le vieil Horace se
promet dřexécuter son fils infâme (Acte III). Mais
ce nřétait quřune ruse : Horace a tué un à un ses
trois adversaires. À son retour, Camille lui
reproche son attitude « barbare » et maudit
Rome ; Horace la tue (Acte IV). Le roi de Rome
juge Horace à la demande de Valère, un Romain
amoureux de Camille : il le dit « au-dessus des
lois » et abolit son crime ; Horace vivra pour
défendre Rome (Acte V).
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Pierre Corneille, Horace
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B. UNE TRAGÉDIE HISTORIQUE : LA NAISSANCE D’UNE
NATION
Le sujet de la première tragédie de Corneille, Médée, était inspiré
de la mythologie, donc dřune légende donnée comme fictive. Le Cid
était tiré dřune épopée espagnole qui racontait la geste dřun tueur de
maures. Cřest encore dans lřhistoire, mais cette fois-ci dans celle de
Rome que Corneille puise le sujet dřHorace. La Rome antique fournira
ensuite bien des sujets à Corneille : les grandes tragédies des années
1640-1643, Horace, Cinna et Polyeucte sřinspirent toutes les trois de
lřAntiquité latine, et chacune se situe à une période clef de lřhistoire
romaine : conquête de cités voisines, dans le cas dřHorace (VIIe siècle av.
J.-C.), passage de la République à lřEmpire dans celui de Cinna (Ier siècle
apr. J.-C.), passage du paganisme au christianisme pour Polyeucte (IIIe
siècle). Corneille trouve dans lřhistoire de Rome une galerie peu
commune soit de combattants virils et valeureux, soit de monstres
abominables, mais toujours de héros hors du commun lancés à la
conquête du monde, partis à la recherche de leur propre identité
héroïque, ou ardents à poursuivre la sainteté.
1. LE POÈME DES FONDATIONS DE ROME
Nous connaissons lřhistoire des premiers temps de Rome grâce à
Tite-Live, historien latin qui vécut à lřépoque dřAuguste (59 avant JésusChrist - 17 après Jésus-Christ) et composa cent quarante deux livres
dřune Histoire romaine depuis la fondation de Rome, ouvrage dont nous ne
possédons plus que des fragments.
Rome, à lřorigine, était un petit village fondé le 21 avril 753 avant
Jésus-Christ par Romulus, qui était le fils du dieu Mars et petit-fils par
sa mère du roi d’Albe Numitor. Sa cité dřorigine était prestigieuse : elle
avait été établie, quatre siècles auparavant, par Ascagne, fils du prince
troyen Énée réfugié en Italie après le sac de Troie. Le premier geste de
Romulus, en tant que fondateur de ville, fut de tracer, à lřaide dřune
charrue, le sillon qui devait délimiter les futures frontières de la cité.
Son frère jumeau, Rémus, jaloux dřavoir eu les présages contre lui et de
sřêtre vu écarté par Romulus de lřœuvre fondatrice, se moqua de son
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
frère en franchissant en armes, par provocation, la tranchée
fraîchement creusée. Romulus, fou de colère, mit aussitôt à mort son
frère. La naissance de Rome est donc marquée par un meurtre dont la
Ville éternelle portera en elle, pour toujours, la cicatrice de ce crime
impur, crime de sang qui est aussi agression contre les lois
fondamentales de la nature : le héros fondateur, instaurateur dřun
ordre, est en même temps coupable dřun désordre quasi métaphysique,
un fratricide. Lřhistoire romaine sřouvre ainsi simultanément sous le
signe de lřharmonie et de la civilisation (la fondation dřune ville) et sous
celui de la violence, du mal, du trouble et du chaos, du forfait
« énorme » et impardonnable. Quel sujet de choix pour un auteur
tragique ! Le thème du fratricide, du combat du même contre le même,
grèvera toute lřhistoire de Rome, hantée par le spectre des guerres « plus
que civiles », qui finiront par déchirer la République au premier siècle
avant notre ère.
Toujours est-il quřaprès son meurtre, Romulus devint le premier
roi de Rome, à la tête dřun peuple composé de brigands, dřesclaves en
fuite et de voleurs chassés des villes environnantes, en particulier
dřAlbe, la cité mère. Cette troupe dřaventuriers ne trouvant pas de
partis respectables pour en faire des épouses, Romulus et ses hommes
allèrent enlever les femmes dřun peuple voisin, les Sabines. À sa mort
lui succédèrent le sage et pieux Numa Pompilius, puis un roi de guerre,
Tullius Hostilius, le Tulle de notre pièce, qui régna de -672 à -640. Cřest
sous son règne, donc encore dans la période des premiers temps de
Rome que prend place la guerre contre Albe.
Rome, à cette, date, est loin dřêtre devenue la plus prodigieuse cité
de lřunivers. Elle nřest encore quřun petit village. Certes, elle peut
prétendre, comme Albe sa cité-mère, à lřaccomplissement des oracles
qui veulent que la ville dřÉnée restaure la gloire disparue de Troie, mais
en attendant, elle a fort à faire à tenter de sřimposer contre les villes et
villages des alentours. La conquête de cette région, le Latium, prendra
du temps, et encore bien plus celle de lřItalie et, enfin, de tout le
monde connu. Le destin de Rome, à l’époque où se déroule l’action
d’Horace, n’est encore qu’une promesse garantie par les oracles des
dieux.
Loin de prétendre à lřempire universel, Rome lutte pour sa
survie : les cités voisines cherchent à absorber et même à détruire cette
nouvelle ville, de façon à étouffer dans lřœuf ces ambitions si hautes.
Confrontée, à la fois délibérément et malgré elle, aux autres localités du
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Pierre Corneille, Horace
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Latium, Rome ne peut pas éviter l’affrontement avec la cité mère,
Albe. Lorsque le rideau sřouvre au début de la pièce, la guerre est déjà
déclenchée depuis assez longtemps. Les deux villes ne peuvent plus
désormais vivre en concurrence : lřune doit lřemporter, lřautre sřeffacer
pour jamais. Ce qui se joue dans cette guerre, et ce qui en fait lřune des
premières dates-clefs de lřhistoire de la ville, c’est la seconde naissance
de Rome. La première reposait sur un fratricide, celui de Rémus par
Romulus ; la seconde réitère le crime de sang au plan des cités (Rome
doit détruire Albe, sa mère et, comme le dit Sabine, « son origine ») et le
redouble au niveau des personnes (Horace tue Curiace, le parent par
alliance, puis sa sœur).
2. LA MANIPULATION DES SOURCES
Vous trouverez en Annexe le récit, dans une traduction dřépoque,
du combat des Horaces et des Curiaces. Vous verrez que Corneille suit
dřassez près Tite-Live, qui constitue sa source principale et pour ainsi
dire exclusive. Malgré tout, les nécessités de la construction dramatique
aussi bien que des intérêts de nature politique lřont conduit à apporter
quelques modifications à lřhistoire que la tradition lui a léguée.
- Corneille introduit, essentiellement pour des raisons
dřéquilibre et de symétrie, le personnage de Sabine, épouse
dřHorace et sœur de Curiace ;
- le meurtre de Camille a lieu sur la rue chez Tite-Live, à
lřintérieur de la maison des Horaces chez Corneille : lřunité de
lieu nřexplique pas seule cette modification ; plus profondément, Corneille déplace le crime du lieu public à l’espace
privé, aggravant ainsi le crime dřHorace, puisque les
imprécations de sa sœur, prononcées dans lřenceinte domestique, ne peuvent être tenues pour un crime dřÉtat, et, à ce
titre, ne seront pas jugées par Tulle : le procès de lřacte V se
concentrera sur le seul fratricide ;
- le fratricide dřHorace est jugé non par le peuple, mais par le
roi : cette transformation sřexplique par le contexte dans lequel
écrit Corneille, qui est celui de la monarchie absolue et de
droit divin (les rois sont « un rayon secret de leur divinité »,
dira Camille à lřacte III, scène 3) ; le dramaturge cherche ainsi à
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
glorifier la clémence du roi, quřil célébrera de nouveau lřannée
suivante dans Cinna ou la clémence d’Auguste.
3. LA GRANDEUR DE ROME
Lřaffection de Corneille pour Rome, qui y cherche souvent ses
thèmes dřinspiration, sřexplique aussi par une certaine conception, au
demeurant véhiculée déjà par Tite-Live, de la grandeur romaine. Le
peuple romain a laissé lřimage dřune nation animée par la vertu,
qualité composée d’un mélange de patriotisme, de bon sens, de
courage et d’esprit de sacrifice. Les Romains nřétaient pas des poètes et
des marins, comme les Grecs, ils étaient de rudes paysans et de vaillants
soldats, terre à terre, frustes, mais capables de tous les exploits sřil
sřagissait de sauver leur nation. Lřhistoire de Rome est pleine de ces
héros qui réalisent toutes les prouesses pour défendre leur cité :
- Lucrèce, qui se suicide après avoir été violée par un Étrusque et
donne ainsi le signal de la révolution et de lřexpulsion des rois
(-509) ;
- « Horatius Coclès qui, nřayant pu repousser lui seul les ennemis
qui le pressaient de toutes parts, fait couper le pont où il
combattait, et passe le Tibre à la nage sans abandonner ses
armes.
- Muscius Scaevola pénètre par ruse dans le camp du roi adverse
mais croyant le frapper, cřest un de ses courtisans quřil atteint.
On lřarrête ; il met sa main dans un brasier ardent, et
redoublant par un adroit mensonge la terreur quřil inspire : ŘTu
vois, dit-il au roi, à quel homme tu as échappé ; eh bien ! nous
sommes trois cents qui avons fait le même serment.ř Pendant
cette action, chose prodigieuse ! il était impassible, et le roi
tremblait comme si cřeût été sa main que dévorait la flamme. »
(Florus)
Horace, choisi par le dramaturge de préférence à tant dřautres, est
bien sûr à ajouter à la longue liste de personnages dřexception qui se
distinguent dans la grandiose fresque romaine. Corneille trouve ainsi
dans lřhistoire de Rome lřimage de la grandeur, de lřesprit de sacrifice,
de la vaillance, de héros hors du commun capables de tous les exploits.
Cřest cette « Rome de marbre » (C. Biet) qu’il met en scène dans une
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Pierre Corneille, Horace
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tragédie idéalisante. Dans la pièce, le vieil Horace incarne, plus que
tout autre, ce mythe du « vieux romain » si présent chez Tite-Live :
paterfamilias (père de famille) typique pourvu des prérogatives que lui
donnait la loi, il possède « les droits dřun père » romain sur la vie et la
mort de ses fils (v. 1032 et 1419) ; il apparaît également épris de gloire
et dřhonneur, patriote, évoquant « la patrie » (v. 963, 1027) et le « nom
romain » (v. 978), ferme, à la fois pieux et respectueux du devoir :
« faites votre devoir et laissez faire aux dieux » (v. 710). Il est également
aussi misogyne que lřétaient, à en croire les historiens anciens, les
vertueux habitants de la Rome antique : il reproche aux deux
combattants de « perdre leur temps avec des femmes » (v. 680), et réduit
ces dernières au silence (« Taisez-vous », v. 1071), au terme dřune courte
scène où il fut pourtant le plus bavard… Du côté des femmes, cřest Julie
qui, dans la mesure où elle ne connaît pas les déchirements de Sabine
et Camille, peut laisser sřexprimer la vertu farouche qui caractérise son
peuple, stigmatisant les « âmes communes » (v. 15) au profit des
« grands cœurs » (v. 17) que doit seule animer la « vertu » (v. 65) du
« sang romain » (v. 64).
4. UN SUJET VRAI ET EXTRAORDINAIRE
Ce qui plaît encore à Corneille, lorsquřil choisit ses sujets dans
lřhistoire romaine de préférence à la mythologie quřaffectionnera
Racine, cřest que ces histoires édifiantes sont en même temps des
histoires vraies. Contrairement aux dramaturges de son temps, qui
privilégiaient la fiction vraisemblable, il préfère la vérité surprenante,
dont lřépopée de Rome lui fournit maints exemples : il fait son miel des
faits exceptionnels et a priori peu croyables, mais dont lřauthenticité est
garantie par des témoignages dřhistoriens, ces événements qui
ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, sřils nřétaient
soutenus […] par lřautorité de lřhistoire qui persuade avec empire […]
Il nřest pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que
Clytemnestre assassine son mari, quřOreste poignarde sa mère ; mais
lřhistoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve
point dřincrédules. (Discours de l’utilité et des parties du poème
dramatique)
Ce nřest donc pas, on le voit, un souci de vérité historique au sens
moderne du mot qui guide Corneille vers des sujets tirés de lřHistoire,
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
mais le souci de rendre crédibles, aux yeux du public, des événements
qui sortent de l’ordinaire. Comme lřexplique Georges Forestier dans
son Essai de génétique théâtrale : « Le vrai ne sert que de garantie à des
sujets trop Ŗsinguliersŗ pour paraître vraisemblables ».
C. « PREMIÈRE TRAGÉDIE CLASSIQUE » OU PIÈCE
BAROQUE ?
Selon lřexpression de R.C. Knight, Horace serait la « première
tragédie classique ». Il est vrai que la pièce de Corneille obéit, bien
davantage que Le Cid, aux règles du théâtre classique quřelles se sont
peu à peu imposées dans les années 1630, mais on perçoit bien, dans
cette œuvre, le génie personnel dřun auteur qui sait imposer son propre
style et sa propre écriture dramaturgique.
1. L’EMPREINTE D’ARISTOTE
Il ne fait pas de doute que Corneille, comme tous les dramaturges
de son temps, a beaucoup médité la Poétique dřAristote, mais il se refuse
à suivre servilement ses préceptes et trace sa propre voie.
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Pierre Corneille, Horace
a) Lřeffort vers la régularité
Alors que Le Cid était farci dřévénements que Corneille avait les
plus grandes peines à resserrer dans un intervalle de vingt-quatre
heures, et quřil se permettait de recourir aux décors simultanés (voir le
premier envoi du cours), lřaction dřHorace prend place aisément et sans
invraisemblance dans un lieu unique (la maison des Horaces), bien
que Corneille, juge sévère de son ouvrage, estime que la présence des
seuls Horace et Curiace sur scène au début à lřacte II paraît quelque
peu « contrainte » :
Pour le lieu, bien que lřunité y soit exacte, elle nřest pas sans quelque
contrainte. Il est constant quřHorace et Curiace nřont point de
raison de se séparer du reste de la famille pour commencer le second
acte, et cřest une adresse de théâtre de nřen donner aucune, quand
on nřen peut donner de bonnes. (p. 38)
Pour ce qui concerne lřunité de temps, la tragédie se déroule au
cours d’une seule journée, dramatique, qui voit le triomphe de Rome
et la défaite de la cité-mère. Comme Racine le fera plus tard, Corneille
saisit l’action au moment où elle est proche de son terme : cřest non
pas toute la guerre, mais le dernier jour de la guerre quřil nous donne à
voir, alors que la tension a déjà atteint son point maximum et quřil est
nécessaire quřun dénouement, quelque catastrophique quřil soit, vienne
mettre un terme à la confrontation, sans quřil soit nécessaire de
bousculer la suite des événements : « Du côté du temps, lřaction nřest
point trop pressée, et nřa rien qui ne me semble vraisemblable », estime
Corneille dans son Examen. Dans la pièce même, il prend soin autant
quřil le peut de marquer le cours du drame par des indications de
temps précises : nous apprenons ainsi que lřissue de la bataille sera
connue « aujourdřhui » (v. 79), et que le champion albain sera nommé
« dans deux heures au plus » (v. 329). La durée de l’action tend ainsi à
coïncider avec celle de la représentation ou, comme diraient
aujourdřhui les informaticiens, la pièce se déroule « en temps réel ».
Cette condensation de l’intrigue confère une impression dřurgence et
dřimminence, et suggère un effet d’accélération : au v. 531, Horace ne
laisse seuls Curiace et Camille quř« un moment », le vieil Horace presse
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
ses enfants dřaller se battre (v. 680), les nouvelles se succèdent à lřacte
III, et Valère annonce comme imminente le retour dřHorace puis du
roi. Cette concentration est encore soutenue par le principe de liaison
des scènes, que Corneille sřattache ici à respecter davantage quřil ne
lřavait fait dans Le Cid.
Seule « l’unité d’action » paraît transgressée, puisque Horace,
après avoir échappé au premier danger, celui de mourir de la main de
Curiace, se trouve amené sans vraie raison à tuer sa sœur et menacé
dřêtre châtié pour ce parricide. Corneille nřignore pas cette difficulté, et
se garde de sřen défendre : la mort de Camille, explique-t-il dans son
Examen,
fait une action double, par le second péril où tombe Horace après
être sorti du premier. Lřunité de péril dřun héros dans la tragédie fait
lřunité dřaction ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce
nřest que la sortie même de ce péril lřengage si nécessairement dans
un autre, que la liaison et la continuité des deux nřen fasse quřune
action ; ce qui nřarrive point ici, où Horace revient triomphant, sans
aucun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle ; et lřaction
serait suffisamment terminée à sa victoire. Cette chute dřun péril en
lřautre, sans nécessité, fait ici un effet dřautant plus mauvais, que
dřun péril public, où il y va de tout lřÉtat, il tombe en un péril
particulier, où il nřy va que de sa vie, et pour dire encore plus, dřun
péril illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en un péril
infâme, dont il ne peut sortir sans tache. (p. 36-37)
Cřest la duplicité de péril que pointe ici le dramaturge : Horace, après
être revenu vainqueur, non seulement assassine sa sœur sans nécessité,
mais encore tombe dřun péril noble, encouru pour la grandeur de
lřÉtat, en un péril privé, sordide fratricide domestique sans noblesse.
Il serait aisé, pourtant, de justifier, comme lřécrit Doubrovsky,
« Corneille critique contre Corneille écrivain » : la guerre, le duel et le
meurtre de Camille ne sont que trois formes différentes prises par le
même crime fondamental qui hante toute la pièce et se répète, le
parricide.
b) La terreur et la pitié
Corneille conforme également sa pièce aux finalités que lui
assigne Aristote : une tragédie, et cřest là sa définition même, doit
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Pierre Corneille, Horace
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provoquer terreur et pitié. Quatre procédés dramaturgiques, inspirés
des réflexions du Stagirite dans sa Poétique, sont employés pour porter
ces émotions à leur point maximum :
1) Les spectateurs éprouvent dřabord, par procuration en quelque
sorte, ces sentiments que subissent les personnages eux-mêmes :
Camille, au sortir du songe cauchemardesque et prémonitoire qui lui fit
voir des fantômes, des cadavres et du sang, est rendue à son inquiétude
et « à sa terreur » (v. 218) ; poussée jusquřà ses ultimes extrémités, la
crainte se mue en « horreur » que suscitent la perspective dřune lutte
civile : les soldats éprouvent une « horreur pour la bataille » (v. 322)
tandis que Curiace « frémit dřhorreur » (v. 474) à la perspective de se
battre contre Horace. Le second sentiment que doit provoquer le
spectacle tragique, la pitié, est également présent dans le cœur même
des personnages : Curiace, apprenant quřil a été choisi pour combattre
son beau-frère, « a pitié de lui-même » (v. 475), et lřon compte huit
occurrences du mot dans la pièce.
2) Mais pour parvenir à susciter terreur et pitié chez celui quřil
appelle « lřAuditeur », le dramaturge ne compte pas seulement sur la
contagion passionnelle : il sřemploie aussi à construire une intrigue qui
permette de faire surgir ces deux sentiments. Il met ainsi en scène, selon
le précepte aristotélicien, des personnages qui passent du bonheur au
malheur :
 Camille, aveuglée par un oracle quřelle a mal compris et qui lui
promet que « ses vœux sont exaucés » (v. 196), se livre à une
joie qui serait sans mélange si elle nřétait assombrie par un
songe funeste. Malgré ce rêve, elle ne peut se résoudre à croire
que la catastrophe est imminente et lřacte I se termine dans
lřallégresse après que les deux armées ont décidé de cesser le
combat : « Ô dieux que ce discours rend mon âme contente ! »
(v. 328). Lorsque le rideau tombe, elle entrevoit la
réconciliation des deux villes, scellée par son mariage tout
proche (« demain ») avec un Curiace aussi amoureux dřelle
quřelle est éprise de lui (« Lřauteur de vos jours mřa promis à
demain / Le bonheur sans pareil de vous donner la main »,
v. 338-339), et qui lui assure que leur bonheur est « bien
affermi » (v. 257). Le cours de la tragédie va les précipiter des
plus hautes espérances à la crainte, au désespoir causé par la
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
perte dřun amant, enfin à la mort violente de Camille, le cœur
percé par son propre frère.
 Horace connaît un pareil changement de sa situation, mais en
décalage par rapport à sa sœur : ce nřest quřà lřacte IV quřil
triomphe, après sa victoire sur son beau-frère, et accède ainsi à
un « bonheur si rare » (v. 1152), avant de tomber aussitôt (et
cette rapidité ne fait quřaccroître le pathétique de son drame)
dans lřinfamie inexpiable dřun crime de sang (IV, 5).
3) Sřinterrogeant sur les différentes façons de provoquer « lřeffet
propre à la tragédie » (frayeur et pitié), Aristote médite sur la nature du
héros tragique, qui ne doit pas être un grand pervers (dont la ruine ne
causera guère de crainte ni de compassion), ni un juste de qui la chute
dans lřinfortune ne causera que répulsion. Le héros tragique est
caractérisé par sa médiocrité morale : sans être éminemment vertueux
ou juste, il passe du bonheur au malheur non à cause de sa perversité,
mais à la suite d’une erreur. Corneille, dans son Discours de la tragédie,
commente ainsi le chapitre XIII de la Poétique :
En premier lieu, [Aristote] ne veut point quřun homme fort
vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et soutient que cela
ne produit ni pitié, ni crainte, parce que cřest un événement tout à
fait injuste. […] à quoi jřajoute quřun tel succès excite plus
dřindignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié
pour celui qui souffre […].
Il ne veut pas non plus quřun méchant homme passe du
malheur à la félicité, parce que non seulement il ne peut naître dřun
tel succès aucune pitié, ni crainte, mais il ne peut pas même nous
toucher par ce sentiment naturel de joie dont nous remplit la
prospérité dřun premier acteur, à qui notre faveur sřattache. La chute
dřun méchant dans le malheur a de quoi nous plaire par lřaversion
que nous prenons pour lui ; mais comme ce nřest quřune juste
punition, elle ne nous fait point de pitié, et ne nous imprime aucune
crainte, dřautant que nous ne sommes pas si méchants que lui, pour
être capables de ses crimes, et en appréhender une aussi funeste
issue.
Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par
le choix dřun homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait
méchant, et qui, par une faute, ou faiblesse humaine, tombe dans
un malheur qu’il ne mérite pas.
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Pierre Corneille, Horace
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Cřest bien ce qui arrive ici à Horace, qui tombe dans le malheur
suite à une « faute ou faiblesse humaine », son emportement passionnel
contre sa sœur pouvant être aussi interprété non comme un vice, mais
au contraire comme un excès de vertu patriotique (cřest bien ainsi que
lřenvisage Tulle, qui stigmatise chez Horace son « trop dřamour pour la
cause publique », v. 1455). De même, les imprécations de Camille, fruit
de son dépit et de la perte douloureuse quřelle vient de subir, reçoivent
de la part de son frère un châtiment disproportionné à son crime, et
qu’elle ne méritait pas : le forfait dřHorace est aux yeux de Tulle un
« crime… inexcusable » (v. 1740).
4) Le nœud se met en place, conformément aux attentes des
doctes, dans lřacte II, où nous apprenons successivement que les trois
Horaces, puis les trois Curiaces, ont été désignés comme les champions
des deux cités rivales. Ce type de nœud, qui met en place un conflit
entre proches, correspond, selon Aristote et surtout Corneille, à la
dramaturgie de la « tragédie parfaite », en ce quřelle est la plus propre à
exciter la pitié des spectateurs :
Pour nous faciliter les moyens dřexciter cette pitié, qui fait de si
beaux effets sur nos théâtres, Aristote nous donne une lumière.
Toute action, dit-il, se passe, ou entre des amis, ou entre des
ennemis, ou entre des gens indifférents lřun pour lřautre. Quřun
ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne produit aucune
commisération, sinon en tant quřon sřémeut dřapprendre ou de voir
la mort dřun homme, quel quřil soit. Quřun indifférent tue un
indifférent, cela ne touche guère davantage, dřautant quřil nřexcite
aucun combat dans lřâme de celui qui fait lřaction ; mais quand les
choses arrivent entre des gens que la naissance ou l’affection
attache aux intérêts l’un de l’autre, comme alors qu’un mari tue
ou est prêt de tuer sa femme, une mère ses enfants, un frère sa
sœur ; c’est ce qui convient merveilleusement à la tragédie. La
raison en est claire. Les oppositions des sentiments de la nature aux
emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de
puissantes agitations, qui sont reçues de lřauditeur avec plaisir ; et il
se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé ou poursuivi
par une personne qui devrait sřintéresser à sa conservation, et qui
quelquefois ne poursuit sa perte quřavec déplaisir, ou du moins avec
répugnance. Horace et Curiace ne seraient point à plaindre, s’ils
n’étaient point amis et beaux-frères […]. Cřest donc un grand
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
avantage, pour exciter la commisération, que la proximité du sang et
les liaisons d’amour ou d’amitié entre le persécutant et le persécuté,
le poursuivant et le poursuivi. (Discours de la tragédie)
Corneille, comme il le reconnaît, développe un passage de la Poétique
où Aristote dit sensiblement la même chose :
Un ennemi qui tue son ennemi, ni par son action elle-même, ni à la
veille de la commettre, ne fait rien paraître qui excite la pitié, à part
lřeffet produit par lřacte en lui-même. Il en est ainsi de personnages
indifférents entre eux. Mais que les événements se passent entre
personnes amies ; que, par exemple, un frère donne ou soit sur le
point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa
mère, ou quřils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu’il
faut chercher. (Poétique, chap. XIV)
Corneille tire pleinement les conséquences de sa lecture attentive
dřAristote : si nous éprouvons plus de pitié devant une querelle
familiale que devant un conflit qui opposerait deux indifférents,
pourquoi ne pas multiplier les liens et les attachements entre les
différents protagonistes ? Dans Horace,
- le conflit nřoppose pas un frère contre un autre, mais trois
contre trois ;
- aux liens du sang sřajoutent ceux de lřamour, liens conjugaux,
ou presque conjugaux, qui unissent deux frères et deux sœurs,
et des liens dřamitié, jamais démentis, entre les beaux-frères
entrés en concurrence ;
- au combat fratricide de frères devenus ennemis succède la mise
à mort dřune sœur par son frère, second parricide plus atroce
que le premier.
Les personnages sont pris dans un véritable filet relationnel qui les
piège et dont ils ne peuvent sortir. Ils sont liés par des fidélités
multiples « dřamitié, dřamour et dřalliance » (v. 463) dont la force est
attestée par la récurrence les termes de « liens » (v. 497, 625, 733, 757,
911), de « chaînes » de lřamour (v. 927), de « nœuds » de lřaffection
(v. 447), ou encore par le champ lexical de lřattachement (« La loi du
devoir m’attache à tous les deux », v. 718), tous ces mots étant
indifféremment employés par tous ces personnages. Le vocabulaire
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Pierre Corneille, Horace
montre bien quřon assiste dans la pièce à un affolement des relations
affectives et familiales qui fonctionnent comme autant dřentraves
enchaînant les héros, les emprisonnant dans des fidélités diverses en
dřinextricables dilemmes : le sang et le cœur sřopposent et écartèlent les
personnages contraints de faire un choix entre ces différentes loyautés Ŕ
ou de nřen pas faire, ce qui est encore une façon de choisir (comme
Sabine, par exemple, v. 90).
Corneille ne se contente pas de représenter le
conflit de deux frères unis par des liens du sang,
mais que diviseraient soit la rivalité amoureuse,
soit lřambition ou la quête du pouvoir, comme
dans le précédent canonique des Sept contre
Thèbes dřEschyle, qui voit lřaffrontement
dřÉtéocle et Polynice, les fils dřŒdipe qui
aspiraient tous deux à sřemparer du trône de leur
père à Thèbes (le sujet sera traité par Racine dans
une de ses tragédies de jeunesse). Ici, dans Horace,
conformément aux principes dřune dramaturgie
qui recherche délibérément lřexceptionnel et
lřinsolite, Corneille ne représente pas le conflit,
au fond classique, de deux frères ennemis, mais,
par un tour de force magistral, le duel de deux
frères amis, et qui ne cessent pas de lřêtre même
au moment où ils sřentre-tuent.
2. UNE DRAMATURGIE « MODERNE »
Tout en respectant les préceptes dřAristote, Corneille cultive une
dramaturgie personnelle, fondée sur la surprise et lřadmiration, et
quřon peut à ce titre rattacher à l’esthétique baroque, courant
artistique et littéraire qui domine les productions écrites et plastiques
dans la première moitié du XVIIe siècle.
a) Le principe dřadmiration
Comme on lřa vu ci-dessus (p. 71), Corneille met en cause cette
vraisemblance dont la plupart de ses contemporains font la pierre de
touche du système classique : il faut sřélever « au-delà du
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
vraisemblable », écrit-il, toujours soupçonné dřêtre synonyme
dřennuyeux, pour atteindre lřexceptionnel qui seul peut émouvoir les
spectateurs. Cřest pourquoi le dramaturge préconise « les grands sujets
qui remuent fortement les passions, et en opposant lřimpétuosité aux
lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà
du vraisemblable » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique).
« Au delà du vraisemblable », tout en étant garanti par la caution de
lřHistoire, apparaît ainsi Horace, contraint de combattre un ennemi
quřil aime, capable de tous les sacrifices, enfin en mesure de sublimer
son amour et son amitié lorsquřil sřagit de défendre la nation en
danger, son patriotisme dût-il le conduire au meurtre de sa sœur.
Ce théâtre de l’inouï, du rare et de l’étonnant ne se contente pas
dřexciter terreur et pitié : les créations de Corneille sont aussi des
tragédies de l’exaltation et de l’admiration. Il définit ce principe dans
« LřExamen » de Nicomède (1662) :
La fermeté des grands cœurs, qui nřexcite que de lřadmiration dans
lřâme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion
que notre art commande de mendier pour leurs misères.
Nicomède, explique Corneille, nřinspire pas du tout terreur ni pitié,
mais suscite lřadmiration seule. Ce nřest pas le cas pour Horace, qui
provoque sur le spectateur ces trois émotions simultanément. Sans
ignorer ici la terreur et la pitié, Corneille ne nous invite pas pourtant à
compatir sur son héros éponyme, qui condamne même toute forme
dřapitoiement (v. 507-508). Plutôt que la pitié, Corneille sřemploie à
créer une sympathie admirative du public en faveur de son héros.
Lřadmiration est chez lui lřun des ressorts tragiques, et cřest une
particularité cornélienne quřon ne trouverait guère chez son rival
Racine, où les héros, même les plus positifs, ont toujours quelque chose
de mesquin qui empêche quřon les respecte et quřon soit jamais tenté
de les imiter.
Si Julie « admire » ainsi la vertu de Sabine, bien quřelle ne soit
quřapparente (v. 65), cřest Horace qui est dans la pièce lřobjet dřune
admiration censée entraîner par contagion lřenthousiasme du public :
Curiace dit quřil est ébloui par une vertu qui le dépasse (« souffrez que
je lřadmire », v. 506), les soldats « admirent la fureur dřun si grand zèle »
(v. 586), Julie célèbre la vaillance au combat du champion de Rome :
« il sřest fait admirer » (v. 1003). Cette admiration provoque sur ceux
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Pierre Corneille, Horace
qui regardent le héros un mélange de stupeur et d’émerveillement : le
peuple reste ainsi « stupide » (cřest-à-dire frappé de stupeur, v. 1711)
après lřexploit dřHorace, quřil définit lui-même comme une « merveille »
(v. 1567).
b) Lřesthétique de la surprise
La seconde originalité de la dramaturgie cornélienne réside dans
la conduite de l’action, chez lui chargée d’événements.
1) Lřhistoire, dřabord, fait la part belle aux péripéties ; les
retournements de situation sont si fréquents que Louis Herland, dans
son ouvrage intitulé Horace ou la naissance de l’homme (1952) parle pour
cette pièce de structure en « douche écossaise : tout semble perdu, tout
paraît sřarranger, tout semble de nouveau perdu, et ainsi de suite
jusquřà ce quřenfin lřirréparable soit arrivé » ; les personnages ne cessent
en effet de passer de lřespoir au désespoir, au sein dřune structure en
alternance :
- Acte I, sc. 3 : Curiace vient apporter la nouvelle de la « paix »,
les soldats sur le point dřen venir aux mains répugnant à une
lutte fratricide ;
- Acte II, scène 1 et 2 : le spectateur apprend coup sur coup que
les Horace, puis les Curiace devront sřentre-tuer ;
- Acte III, scène 2 : le combat est arrêté ;
- Acte III, scène 5 : le combat reprend ;
- Acte IV, scène 5 : Horace assassine sa sœur.
Horace est ainsi constitué dřun enchaînement de rebondissements qui
en font un « drame haletant » (Antoine Adam).
2) Ces coups de théâtre font reposer lřintérêt sur le suspense,
notion que Corneille connaissait bien et quřil appelait « agréable
suspension », et quřon pourrait définir comme une attente anxieuse de
la tournure que vont prendre les événements :
Il nřy doit avoir quřune action complète, qui laisse lřesprit de
lřauditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par
plusieurs autres imparfaites, qui lui servent dřacheminements, et
tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. Cřest ce quřil
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre lřaction continue.
Il nřest pas besoin quřon sache précisément tout ce que font les
acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même quřils
agissent lorsquřils ne paraissent point sur le théâtre ; mais il est
nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui
se doive faire dans celui qui le suit. (Discours des trois unités)
Cet arrêt momentané de lřaction, qui laisse le spectateur dans
lřincertitude et suscite la curiosité, on en trouve maint exemple dans la
tragédie :
- Dès la première scène, le spectateur sřinterroge sur la nature de
la relation entre Valère et Camille (v. 110-111) ;
- la fin de lřacte I, construite comme un dénouement heureux,
provoquera un violent effet de contraste lorsquřon apprendra
quřHorace, puis Curiace sont désignés comme champions de
leur ville ;
- la fin de lřacte II, où lřon ignore quelle sera lřissue du combat,
est aussi marquée par le suspens où nous laissent les menaces
de mort des deux femmes (« nous allons mourir », v. 694) ;
- le suspens est provoqué, à la scène 1 de lřacte III, par
l’indécision du personnage, incertitude mise en scène dans un
monologue construit sur un dilemme : quel parti Sabine va-telle prendre ?
- On peut encore parler de suspens à la fin de lřacte III, où
Horace est donné comme vaincu et lâche ;
- on trouve, de nouveau, un exemple de suspens à la fin de lřacte
IV, où le spectateur se demande si Sabine mettra fin à ses
jours ;
- tout lřacte V apparaît également suspendu au jugement du roi,
dřautant quřHorace, attaqué par Valère, semble refuser de se
défendre : quel sera son sort ?
3) La tragédie accorde également une place aux ingrédients
romanesques, comme les fausses nouvelles (celle de la fuite dřHorace,
III, 6) ou lřamour, qui fait déjà de Camille, disent parfois les critiques,
une héroïne « racinienne ».
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Pierre Corneille, Horace
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4) Corneille affectionne aussi les récits dramatiques (III, 2-7 ; IV,
1-2) eux-mêmes riches en rebondissements et en effets de surprise.
5) Enfin, sa dramaturgie se caractérise par des effets de contraste
saisissants, comme celui qui voit le héros couvert de gloire devenir, sous
le coup dřune impulsion difficile à interpréter, le meurtrier
épouvantable et sanguinaire dřune femme désarmée, sa propre sœur. Il
« souille » et « ternit » sa gloire de la plus noire des « ignominies »
(v. 1583-1585).
Par ce goût des intrigues chargées, Corneille se
conforme au goût moderne : il donne à son
public de la surprise, des émotions fortes, du
spectaculaire,
en
suscitant
chez
lui
lřenthousiasme, lřadmiration et la curiosité, bien
plus sans doute que la terreur et la pitié hérités
dřAristote et des dramaturges antiques.
On verra quřon peut opposer, de ce point de
vue, lřart de Corneille à celui de Racine : ce
dernier privilégie, à la manière des tragiques
grecs, les intrigues dépouillées jusquřà, dans
Bérénice, « faire quelque chose de rien », lřaction,
très simple, nřétant ponctuée dřaucun coup de
théâtre.
3. LE
NŒUD : DU CONFLIT DE VALEURS À LA
MÉCANIQUE TRAGIQUE
Lřaction est vraiment lancée à lřacte II, lorsque les combattants
apprennent le choix de leurs dirigeants, et quřils perdent toute
échappatoire. Cřest alors que se nouent les conflits qui constituent le
cœur de toute tragédie. Ces affrontements se situent à plusieurs
niveaux, et sont très efficacement imbriqués les uns dans les autres de la
façon la plus inextricable : les liens du sang sřopposent aux devoirs
dřÉtat, lřamour est combattu par le patriotisme, lřaffection fraternelle
est confrontée à la gloire, la recherche du bonheur à la quête de
lřhonneur.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
« Un même jour voit lřunion des familles et la
désunion des rois, lřhymen et la guerre. Le
tragique naît de la confrontation de plusieurs
ordres dont la présence simultanée provoque la
crise », écrit Michel Prigent, Le Héros et l’État,
p. 92.
a) Le plan national : un conflit politique
La rivalité entre les cités est le point de départ de la pièce, qui
sřouvre sur un conflit public. Mais même avant que la rivalité civique
ne soit, à lřacte II, transposée au plan familial, la guerre entre Rome et
Albe apparaît déjà comme un combat fratricide ; pire : comme
lřaffrontement dřune fille (Rome) contre sa mère (Albe) :
Mais respecte une ville à qui tu dois Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine : arrête, et considère
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
Sa joie éclatera dans lřheur de ses enfants ;
Et se laissant ravir à lřamour maternelle,
Ses vœux seront pour toi, si tu nřes plus contre elle. (I, 1)
Comme le montre bien le vocabulaire employé par Sabine (sein,
mère, enfants, amour maternelle), la guerre donnée comme un conflit
entre États peut se résorber en une affaire de famille et même en un
crime de sang : la sphère publique et la sphère domestique, celle de la
famille, apparaissent ainsi dřemblée liées, la guerre patriotique dřAlbe et
de Rome pouvant se réduire en un conflit familial. Au fond, rien ne
divise Albe et Rome : « Nous ne sommes quřun sang, et quřun peuple
en deux villes » (v. 291), de sorte quřil y coïncidence du drame familial
et du drame politique. La parenté profonde entre les deux cités est
soulignée par bien des parallélismes structurels (Horace/Curiace,
Camille/Sabine, Julie/Flavian). Les Albains sont des Romains : la
guerre toute entière est donc contre nature et les morts quřelle
provoque sont « tant de parricides » (v. 319-320). Comme lřécrit Serge
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Pierre Corneille, Horace
Doubrovsky, « Le drame public se résout et se résorbe dans le drame
privé » (La Dialectique du héros, p. 151).
Dans la seconde partie de la pièce, après la victoire dřHorace,
lřenjeu politique aura disparu, seul subsistera la question du crime de
sang.
b) Le plan familial : les conflits entre personnages
Lřintrigue est organisée autour dřune série de confrontations qui
mettent aux prises, deux à deux, les personnages du quatuor principal
et font éclater divers aspects des conflits qui les opposent. Un moment
suffit pour que les quatre héros, que tout conspirait à unir, soient
amenés à se déchirer :
- Lřaffrontement entre Horace et Curiace (II, 3) voit lřopposition
entre le Romain, intransigeant, totalement dévoué à sa patrie,
et lřAlbain, courageux mais partagé ;
- Horace et Camille : leurs provocations mutuelles (IV, 6)
débouchera sur le meurtre ;
- Sabine et Camille : elles rivalisent pour savoir laquelle est la
plus infortunée de la fiancée amoureuse ou de lřépouse légitime
(III, 4).
La pièce est ainsi construite sur une série de
duels, véritables joutes verbales qui redoublent le
duel armé, et non représenté sur scène, qui met
aux prises Horace et Curiace.
c) Le plan personnel : les conflits internes
Sabine incarne le type même du personnages cornélien écartelé
entre des systèmes de valeurs chacun légitime mais incompatibles entre
eux. Plus que les autres personnages, elle souffre de lřimpossibilité de
concilier les devoirs envers la patrie et les devoirs envers la famille :
« Je ne suis pas pour Albe et ne suis plus pour Rome ». Contrairement à
Horace et Camille, elle se révélera incapable de choisir son camp et
restera divisée. Ce tragique conflit de valeurs trouvera en particulier à
sřexprimer à la scène 1 de lřacte III, où lřépouse dřHorace tentera en
vain de se déterminer à soutenir lřun ou lřautre parti :
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
La maison des vaincus touche seule mon âme :
En lřune je suis fille, en lřautre je suis femme,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens,
Quřon ne peut triompher que par la mort des miens. (III, 1)
Sabine est prise dans un dilemme que les psychologues appellent la
« double contrainte » (double bind), insoluble et inévitablement
traumatisant pour celui qui en est victime.
Lřautre Albain, Curiace, est également enfermé dans cette double
contrainte quřil nřarrive pas à dépasser : ses derniers mots « Quel adieu
vous dirai-je, et par quel compliment » (v. 705), sont encore ceux dřune
lamentation qui montre la faiblesse de son cœur.
Les trois plans, au fond, se rejoignent autour du
thème principal de la pièce, celui du parricide
généralisé, étendu aux dimensions de deux cités
apparentées, et dřun affrontement entre deux
beaux-frères. Cřest dans cette répétition du même
crime à plusieurs niveaux et à plusieurs reprises
au cours de la pièce que celle-ci trouve son unité.
Dřun drame à lřautre, de la guerre au duel et du
duel au meurtre, cřest lřaccentuation, inscrite
dans une progression implacable, du même
drame fondamental, qui se révèle peu à peu.
d) Un « carré magique » :
personnages dans Horace
le
système
des
Corneille explique pourquoi il a été amené à créer le personnage
de Sabine :
Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé, et trouve
sa vraisemblance aisée dans le rapport à lřhistoire, qui marque assez
dřamitié et dřégalité entre les deux familles pour avoir pu faire cette
double alliance. (Examen d’Horace)
Corneille transforme lřhistoire originale, où lřon ne savait rien de la vie
conjugale dřHorace, en véritable carré magique qui permet la
prolifération des liens familiaux et amicaux. Ce système des
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Pierre Corneille, Horace
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personnages organisé autour dřun quatuor principal tous unis les uns
avec les autres par des liens conjugaux ou fraternels permet une
structure très rigoureuse autorisant, bien mieux quřun simple triangle,
la mise en place dřeffets de miroir et de symétries, dřoppositions et de
correspondances.
- On peut ainsi opposer les deux Romains, Horace et Camille,
qui parviennent à surmonter les conflits et à prendre parti
(Horace pour Rome, Camille pour Albe), et les deux Albains,
Curiace et Sabine, qui jusquřau bout restent partagés entre
leurs fidélités contradictoires.
- Mais on peut également voir apparaître un couple de vaincus,
Camille et Curiace, qui éclatent tous deux en imprécations (II,
3 et IV, 6) contre leur sort, et un couple de vainqueurs
acceptant pleinement dřétouffer en eux la voix du sentiment et
de la nature, et accomplissant leur devoir : Horace accède
dřemblée à ce niveau supérieur dřhéroïsme, tandis que Sabine
nřaccepte son sort, et ne renonce à la tentation du suicide,
quřin extremis, à lřinstigation de Tulle : « Sabine […] suis ton
devoir » (v. 1646).
- On peut également opposer les femmes, dont lřoccupation est
lřamour et qui restent passives, enfermées dans le gynécée, et les
hommes, guerriers qui agissent à lřextérieur de la maison, dans
le domaine public.
La structure en miroir suggérée par le « carré magique » des personnages
est toutefois faussée par le déroulement de la pièce, qui relègue
rapidement dans lřombre la cité mère dřAlbe la Longue : après
lřévocation de sa ville par Sabine lors de la première scène, celle-ci sera
oubliée bien vite, et toute la pièce se déroule à Rome ; Albe est ainsi
déjà renvoyée dans les coulisses du théâtre et dans le passé ; le vieil
Horace est la seule figure paternelle, y compris pour Curiace auquel il
rappelle son devoir ; Rome a un roi, Albe nřa quřun « dictateur »
(v. 283). La prééminence romaine est déjà en puissance. Un héros en
permettra lřaccomplissement.4
4
On se gardera de confondre le carré magique d’Horace, où chaque personnage
entretient d’étroites relations avec les trois autres, et la chaîne amoureuse
racinienne mise au jour en particulier par Barthes dans Andromaque.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
D. LA FIGURE DU HÉROS :
« UNE VERTU FAROUCHE »
Dřaprès Serge Doubrovsky, les grandes pièces de Corneille écrites
au seuil des années 1640 sont celles de la « construction du héros », cet
être exceptionnel qui force lřadmiration par son aptitude à se couler
dans un idéal, ce personnage positif qui sřexcepte de la médiocrité
humaine et sert dřexemple dřabnégation et de courage. Pourtant,
lorsquřon lit Horace, le héros éponyme qui nous est offert comme
modèle ne laisse pas de paraître suspect, et son héroïsme, comme
Camille et Curiace le font remarquer, confine à la barbarie et
lřinhumanité. Horace est trop complexe pour se laisser réduire à une
figure idéalisée du patriote, et cřest, nous allons le voir, ce qui fait la
richesse tragique de ce Romain.
1. HÉROS SURHUMAIN…
Horace incarne toutes les qualités quřon prête au héros au temps
de Corneille ; certaines lui viennent de son identité romaine, mais
dřautres sont celles qui étaient jugées indispensables à lřaristocrate à
lřépoque même de Corneille.
a) « Lřesprit romain » (v. 1459)
Parfaite incarnation de la vertu romaine, Horace lřest dřabord par
son souci de toujours faire son devoir. Il lřest aussi par le culte de la
virilité (il évoque la « mâle assurance » quřil éprouve avant de se battre,
v. 379) qui le pousse à dénigrer non tant les femmes quřun certain
caractère féminin quřil débusque même chez Curiace ; il dénonce chez
lui une complaisance sur lui-même et un ton geignard quřil juge indigne
dřun homme :
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux ;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous. (v. 507-509)
Mais cřest le stoïcisme qui caractérise le mieux la « romanité »
dřHorace : la philosophie stoïcienne, née en Grèce, sřest épanouie dans
la Rome du premier siècle de notre ère. Ses représentants les plus
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Pierre Corneille, Horace
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éminents furent Sénèque, précepteur de Néron et auteur de Lettres
morales, et le poète Lucain qui composa La Pharsale, poème épique
racontant la guerre entre Pompée et César et qui met aussi en scène
Caton dřUtique campé en héros stoïcien. Cette pensée ressuscite avec
lřhumanisme renaissant et influence encore de façon marquante la
littérature de la première moitié du XVIIe siècle, et tout
particulièrement Corneille (on parle de « néo-stoïcisme » pour qualifier
ce renouveau). Il nřest donc pas surprenant que son Horace tienne du
sage stoïcien. Cette philosophie préconise de toujours respecter la
vertu, de vaincre ses passions et dřadhérer à l’ordre du monde en
toutes circonstances, sans jamais se rebeller contre le ciel et la nature,
même quand cet ordre conspire à le détruire. Cřest bien ce qui
distingue le « stoïcien » Horace de son alter ego Curiace. Alors que
lřAlbain incrimine le destin (v. 423-430), le Romain sřy soumet sans
sourciller : il reste, comme le Sage, parfaitement impassible et se
distingue par sa « constance » (v. 432, v. 517) à supporter lřadversité.
Face à lřunivers entier ligué pour sa perte, Horace oppose une
« fermeté » sans faille (v. 486). Curiace, sans se révolter devant la tâche,
se contente de se résigner à son sort dans une acceptation soumise :
« Encor quřà mon devoir je coure sans terreur / Mon cœur sřen
effarouche, et jřen frémis dřhorreur ». Horace reprochera à son alter ego
dřaller au combat à reculons et de « regarder en arrière » (v. 488) : loin
de sřincliner devant les impératifs qui sřimposent à lui, le Romain
acquiesce volontairement à lřordre des choses, sans « embrasser la vertu
par contrainte » (v. 507) ; il aime le destin qui lřaccable et sřy précipite
sans y être forcé :
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90
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Le sort qui de lřhonneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de lřordre commun il nous fait des fortunes. (v. 431-436)
cřest cet amour du destin (lřamor fati stoïcien), volontiers accueilli et
non passivement subi, qui rend Horace digne du Caton de Lucain.
Toujours maître de lui-même, de ses réactions (sřil tue Camille ce nřest
pas sous le coup de la colère, mais de la « raison », affirme-t-il), il
« nřadmet pas la faiblesse » (v. 486) et soumet ses émotions à une
volonté sans défaut : alors que le vieil Horace, pour défendre son fils
accusé par Valère, met le meurtre de Camille au compte dřun « premier
mouvement » (cřest-à-dire dřun emportement passionnel incontrôlable,
v. 1647), Horace assume pleinement la responsabilité de son geste et
nřéprouve ni regret ni remords pour un acte accompli en toute lucidité :
en vrai stoïcien, il ne sřest pas laissé guider par la violence de ses
passions, mais il a toujours su, ainsi quřil le conseillait à Curiace,
« étouffer ses sentiments » (v. 494). On peut attribuer enfin à son
stoïcisme son acceptation sereine de la mort, les philosophes du
Portique considérant que le suicide est, lorsque le temps est venu, la
meilleure voie pour quitter un monde dans lequel on nřa plus sa place :
« Il [Valère] demande ma mort, je la veux comme lui » (v. 1550).
b) Un aristocrate du temps de Louis XIII
Horace, héros tendu vers la gloire et lřhonneur, tout en élan vers
la grandeur, tout en énergie, incarne aussi lřhéroïsme tel que pouvaient
le rêver les grands aristocrates frondeurs de la première moitié du XVII e
siècle. Plus encore quřun représentant de la vertu antique, il est le
tenant dřune morale aristocratique issue du vieux code féodal du
moyen âge, et, à ce titre, il valorise l’ambition (les Horaces et les
Curiaces ont « lřâme ambitieuse », déclare Julie au v. 800) et la
vengeance : « Ma sœur voici le bras qui venge nos deux frères », lance
Horace à Camille à son retour du combat (v. 1251). Surtout, le héros
fait passer avant toute chose son « honneur » entendu comme le droit à
mériter sa propre estime et la considération des autres membres de sa
caste : « lřhonneur nous appelle », lance ainsi à Curiace le vertueux
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Pierre Corneille, Horace
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Romain (v. 532). Lřéthique défendue par Horace nřest pas celle de tout
un chacun, cřest celle de quelques âmes choisies, comme le suggère les
discours du roi :
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
Par des vœux impuissants sřacquittent vers leurs princes ;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par dřillustres effets assurer leurs États ;
Et lřart et le pouvoir dřaffermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes. (v. 1747-1752)
Le sens de lřhonneur est inséparable de lřidéal de « générosité »
qui renvoie à un comportement à la fois héroïque et désintéressé : le
chevalier « généreux », est celui, écrit Furetière, qui a « lřâme grande et
noble, et qui préfère lřhonneur à tout autre intérêt. » Le mot emporte
aussi des connotations de « bravoure, de vaillance, de magnanimité », et
sřoppose à toute forme de lâcheté. Cřest la qualité dřune âme fière et
bien née, portée aux actions nobles, à lřabnégation, au dévouement et à
lřoubli de ses intérêts. Horace parle ainsi de son « cœur généreux »
(v. 399). Descartes, dans son Traité des passions, associe à la générosité la
notion de volonté : il affirme, dans une perspective dřinspiration
stoïcienne, que le vrai généreux est celui qui prend les moyens dřagir
selon la vertu, quoi quřil lui en coûte :
Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait quřun homme sřestime
au plus haut point quřil se peut légitimement estimer, consiste
seulement partie en ce quřil connaît quřil nřy a rien qui
véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses
volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce quřil
en use bien ou mal, et partie en ce quřil sent en soi-même une ferme
et constante résolution dřen bien user, cřest-à-dire de ne manquer
jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses
quřil jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la
vertu. (Descartes, Traité des passions, 1649, III, CLIII)
On peut appliquer, avec prudence, cette définition cartésienne à la
générosité cornélienne. Mais la « générosité » consistant aussi dans la
capacité à pardonner et à faire preuve de clémence, comme le montrera
lřexemple de Cinna, on peut douter que le meurtre de Camille puisse
être mis au compte du caractère « généreux » dřHorace.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
La pratique des vertus chevaleresques, le sens de lřhonneur et la
générosité ont en vue la « gloire », terme quřil faut comprendre comme
la bonne image de soi-même quřon veut imposer dans lřesprit dřautrui.
Le mot, synonyme, au XVIIe siècle, de considération et dřestime, se
retrouve à maintes reprises dans la pièce : Horace parle ainsi de la
« gloire » dřêtre choisi par Rome entre tant de valeureux combattants
(v. 378), et de la « gloire » de mourir pour sa patrie (v. 400) ; il brandit
aussi aux yeux de Camille les épées des Curiaces comme autant de
« marques dřhonneur et témoins de [sa] gloire » (v. 1255). La notion de
« gloire » est ainsi proche de celle de la renommée : le héros glorieux se
soucie du jugement de ses pairs, mais aussi de celui de la postérité. Ce
qui lřattire dans le duel qui va lřopposer à son beau-frère, cřest que,
grâce à ce combat fratricide, il restera présent dans le souvenir des
générations futures :
Une telle vertu nřappartenait quřà nous ;
Lřéclat de son grand nom lui fait peu de jaloux,
Et peu dřhommes au cœur lřont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée. (v. 449-452)
Laisser dans lřHistoire une « illustre mémoire » (v. 1579), acquérir un
« grand nom » (v. 1569), tels sont les buts du comportement héroïque
dřHorace qui, après son combat, en face du roi, et malgré le meurtre de
Camille, fait encore valoir lřétendue de sa « renommée » qui, dřaprès
lui, « a passé lřordinaire » (v. 1571).
On peut ajouter que le héros cornélien est un magnanime,
comme le souligne le roi (v. 1759), et cet idéal de magnanimité
(grandeur dřâme) semble devoir être rattaché à lřéducation jésuite reçue
par Corneille, ainsi que lřa montré Marc Fumaroli : les jésuites
considéraient en effet quřil existait une magnanimité guerrière
compatible avec la Cité catholique.
Il convient de ne pas se méprendre sur les
acceptions des mots « générosité », « gloire » ou
encore « magnanimité » dans la bouche des
personnages de Corneille, où ils nřont pas le
même sens que dans le français courant
dřaujourdřhui.
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Pierre Corneille, Horace
c) Un personnage baroque
Jean Rousset, dans Circé et le paon. La littérature française de l’âge
baroque en France (1954), fait de l’ostentation, avec la métamorphose,
lřun des traits qui définissent le baroque littéraire. Lřostentation semble
ici être une conséquence de la gloire : le héros, à partir du moment où
il agit pour sřimposer aux yeux dřautrui, est condamné non seulement à
être vaillant et généreux, mais à paraître tel ; il reproche ainsi à
Curiace, qui prétend se trouver dans les mêmes dispositions que lui, de
ne pas le « paraître » (v. 484), de ne pas « faire vanité » de sa gloire. Cřest
que le héros ne doit pas seulement faire preuve de bravoure, il doit
aussi jouer son rôle de héros, se mettre en scène dans cette posture
héroïque où il veut se voir admirer. Cřest dire que lřostentation a partie
liée avec la théâtralité : Horace sřaffiche, donne en spectacle son
patriotisme, quitte à multiplier les bravades et même à risquer des
provocations gratuites dignes dřun fier-à-bras Ŕ ou de Matamore :
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres dřAlbe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourdřhui le sort de deux États ;
Vois ces marques dřhonneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à lřheur de ma victoire. (IV, 6)
Bien des indices grammaticaux attestent quřHorace, ici, se livre aux
regards et donne sa propre personne à contempler à Camille : les
déictiques (mots qui servent à montrer, à désigner) saturent la réplique
du Romain : « voici », « vois », « ces ». Le retour dřHorace est un défi qui
sřexplique par lřexigence absolue de reconnaissance, sans laquelle le
héros ne peut tout simplement pas exister. Lřapprobation et
lřadmiration de sa sœur sont, pour cet Horace tout juste « héroïsé », une
nécessité vitale.
Le même type de procédé est à lřœuvre au dernier acte,
lorsquřHorace attaqué par Valère est amené à se défendre devant Tulle :
Sire, cřest rarement quřil sřoffre une matière
À montrer dřun grand cœur la vertu toute entière.
Suivant lřoccasion elle agit plus ou moins,
Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.
Le peuple, qui voit tout seulement par lřécorce,
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Sřattache à son effet pour juger de sa force ;
Il veut que ses dehors gardent un même cours,
Quřayant fait un miracle, elle en fasse toujours :
Après une action pleine, haute, éclatante,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente […] (v. 1555-1564)
Les mots employés par le soldat, empruntés au champ lexical de la vue
(« montrer, paraît, yeux, témoins, vois, dehors ») montrent bien que
lřhéroïsme est construit comme un art de la mise en scène. Sans cesse
situé dans lřordre de la parade, il est aussi, comme lřa montré Jean
Starobinski dans L’Œil vivant, un héros éblouissant, dont « lřéclat »
« brille » et rayonne sur un monde qui emprunte de lui sa lumière.
d) La solitude solaire
Le sens de lřhonneur, les exploits insurpassables, lřesprit de
sacrifice conduisent le héros cornélien à un isolement supérieur. Pour
parvenir au faîte de la gloire, Horace doit sřemployer à détacher tous les
liens qui lřattachent aux autres personnages :
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu sřexposer seul aux coups,
Dřune simple vertu cřest lřeffet ordinaire :
Mille déjà lřont fait, mille pourraient le faire ;
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Quřon briguerait en foule une si belle mort ;
Mais vouloir au public immoler ce quřon aime,
Sřattacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère dřune femme et lřamant dřune sœur,
Et rompant tous ces nœuds, sřarmer pour la patrie
Contre un sang quřon voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu nřappartenait quřà nous. (v. 437-449)
Horace, typique en cela du héros cornélien, recherche délibérément la
singularité, lřexploit inouï qui nřaura point dřimitateurs et nřeut jamais
dřexemple ; il est un être unique, non pas confondu dans la
communauté des héros valeureux (« mille lřont déjà fait »), mais
retranché dans la solitude sidérale de celui qui ne touche plus terre.
Profitant du coup du sort, il sřen sert comme dřune occasion à monter
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Pierre Corneille, Horace
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plus haut dans la vertu (ici patriotique) quřon nřest jamais allé, afin
dřexplorer les territoires nouveaux dřune originalité insolite.
On comprend mieux ici pourquoi lřagression du proche par le
proche, ou, « la proximité du sang et les liaisons dřamour ou dřamitié
entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui
qui fait souffrir et celui qui souffre » sont nécessaires à la tragédie
parfaite : Horace ne tue pas Curiace bien qu’il l’aime (le conflit serait
simplement dramatique) mais parce qu’il l’aime (cřest alors un duel
vraiment tragique) et le juge digne de la mort quřil lui inflige.
« Lřoriginalité dřHorace, cřest dřavoir compris que la plus haute forme
de lřhéroïsme […] cřest le fratricide conscient », écrit Serge Doubrovsky
(La Dialectique du héros, p. 149).
Dans ce cheminement vers une gloire conçue comme
indépendance supérieure, les obstacles sont des occasions de
renoncement, de dépassement, qui vont permettre au héros de
découvrir sa véritable identité, son rôle, son statut, le sens de son
existence. L’itinéraire du héros est celui d’un passage, dřune
transformation d’un être premier, ordinaire, avec ses attachements, à
un être second, et lřexploit est le vecteur de cette métamorphose.
Starobinski, dans L’Œil vivant, évoque cette « abolition totale,
condamnation à mort » de lřêtre premier nécessaire à la naissance du
héros, et symbolisée ici par la rupture de tous les liens, de sang et
dřamitié, qui attachent Horace à Curiace : « Le seul être qui compte,
cřest lřêtre plus grand quřil nřest pas encore », écrit encore le critique.
Cet être qu’il faut sacrifier, c’est l’être naturel, fondé sur le sang et les
sentiments, au profit dřun être idéal qui est aussi un être artificiel :
lřaffectivité, lřancrage dans une origine sont vécus comme des liens, et
des liens forcément de dépendance, qui brident lřautonomie du héros
et doivent, à ce titre, être brisés. Lřhéroïsme implique lřisolement,
lř« oubli de la personnalité première » (ibid.), lřabolition dřune identité
qui serait fondée sur le sentiment.
Horace cultive cette autonomie du moi à lřégard de toute
contrainte extérieure : cřest par rapport à cette quête de la liberté et de
lřindépendance quřil faut interpréter le vers fameux, souvent mal
compris, lancé à Curiace : « Albe vous a nommé, je ne vous connais
plus » (v. 502). Par cette parole qui paraît cruelle, Horace ne « tranche »
pas seulement des « discours superflus », mais la trame de leur destinée
jusque-là commune.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Lřépreuve, à ce titre, est une occasion purificatrice, un révélateur
au sens photographique, un « test » de la grandeur dřâme, des capacités
de sacrifice, des choix à faire. Le reniement, la mise en accusation, la
souillure sont des formes de ce feu lustral qui en fait, in fine, le serviteur
dřexception, échappant à lřhumanité médiocre, au-dessus des lois,
nřayant de comptes à rendre quřau seul souverain, entre les mains
duquel il dépose son sort : « notre sang est son bien, il peut en
disposer », v. 1542.
La promotion de lřhéroïsme est un culte rendu à la puissance
conquérante du moi, dans lequel on peut lire un désir dřexpansion de
lřêtre, lřimpérialisme du sujet triomphant et brillant seul dřun éclat
solaire, irradiant autour de lui la lumière de sa grandeur. Ce moi, ce
n’est plus celui du sujet individuel, c’est celui qui impose un ordre au
monde et mérite à ce titre d’être respecté et admiré. Cřest pourquoi
Horace peut légitimement sřidentifier à Rome, lorsquřil voit que
Camille ne peut se hisser au niveau de sa grandeur héroïque : « Rome
nřen veut point voir après de tels exploits » (v. 1257) remplace la syntaxe
attendue qui mettrait le « je » dřHorace en position de sujet dans la
phrase. On peut parler ici dřautocréation du moi héroïque, qui se crée
lui-même comme héros national et prend à son compte les « intérêts de
Rome » (v. 1276).
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Pierre Corneille, Horace
2. … OU « BARBARE » INHUMAIN ?
Héros énigmatique, Horace nřa cessé de susciter depuis le XVIIe
siècle les jugements les plus contradictoires ; parfois admiré comme un
« maître véritable » (S. Doubrovsky) ou un patriote (L. Herland), il est
souvent blâmé pour lřhorreur quřil suscite : « ŖAlbe vous a nommés, je
ne vous connais plusŗ, Corneille. Voilà le caractère inhumain. Le
caractère humain est le contraire », écrivait déjà Pascal, tandis que
dřAubignac parlait de la « vertu féroce et barbare » du Romain et que,
plus tard, Lanson ne devait voir en lui quřune « brute féroce ». Cřest
que le héros cornélien est double et possède une face obscure quřon ne
saurait ignorer.
a) Lřhéroïsme noir
Son effort vers lřautonomie fait du héros un être dřexception : il
sort de lřhumanité moyenne. Mais ce détachement supérieur lui fait
aussi perdre de vue les cadres de la morale ordinaire : lřadmiration
suscitée par ce personnage rare peut susciter lřhorreur autant que
lřenchantement. Lřhéroïsme cornélien nřest pas immoral au sens où il
ferait délibérément le mal, il est amoral en ce que les critères qui
définissent le bien et le mal aux yeux de lřhumanité médiocre ne le
concernent plus, et quřil leur substitue son propre système de valeurs
tout personnel. En tuant Camille, Horace dérive ainsi vers une forme
sans doute criminelle dřhéroïsme, mais sans cesser dřêtre un héros. « Il y
a des héros en mal comme en bien », estime La Rochefoucauld
(Maximes, 185), et Horace, mû par les mêmes mobiles héroïques, passe
de la prouesse la plus haute à lřassassinat le plus lâche, mais continue de
se conformer à son identité héroïque.
Dans la suite de sa carrière, Corneille donnera à voir maints
exemples de cet héroïsme noir, de cette grandeur dans le crime qui
provoque sur le spectateur la même fascination que la plus prodigieuse
des vertus : la Cléopâtre de Rodogune ou lřAttila de la pièce du même
nom en fourniraient des exemples. Monstre abominable ou incarnation
des plus hautes qualités morales, ce qui caractérise le héros de Corneille
cřest quřil est hors norme, il sřexcepte de lřhumanité médiocre : le
meurtre de Camille est ainsi qualifié deux fois « dřénorme » (v. 1733 et
1740), sans doute au sens où il est très grave, mais le mot est aussi à
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
entendre en son sens étymologique de hors norme Ŕ lřassassinat de
Camille, au sens propre, dépasse les bornes, les limites habituelles des
actions humaines. Il est donc, à ce titre, pleinement héroïque et
pleinement tragique, lřexcès et la démesure (hybris) étant, on le sait, un
trait de lřauthentique tragique grec.
La gloire, chez Horace, dégénère en orgueil (« La gloire de ce choix
mřenfle dřun juste orgueil », v. 378), sentiment de fierté, de « sotte
gloire » et dřarrogance dont Furetière rappelle quřil est le premier des
sept péchés capitaux, et quřHorace revendique pourtant. « Héros de
lřinaltérable » (Jean Rousset), ses motivations sont ambiguës : le héros
défend-il la patrie, cřest-à-dire la collectivité, ou des valeurs
personnelles ? Incompris de sa sœur, de sa femme, du peuple qui
lřaccable à travers les accusations de Valère, seul son père le défend,
mais cřest pour sauver le bâton de vieillesse où il appuie ses vieux jours
(un père « épargne ses fils bien souvent pour soi-même / Sa vieillesse
sur eux aime à se soutenir »), et seul son roi le sauve, mais cřest sans
lřinnocenter et en continuant de le considérer comme coupable et
souillé (son crime est « inexcusable », v. 1740, il « outrage la nature et
blesse jusquřaux dieux », v. 1734). Tout au plus le monarque attend-il
dřun artifice des prêtres que le vaillant soutien de son pouvoir se refasse
une honnêteté de façade aux yeux de la foule. Le véritable moteur de
lřhéroïsme nřest pas, comme on le croirait, le souci de la collectivité et
la défense de la nation : Horace nřa en tête que son propre honneur,
ses buts sont viscéralement individuels. Loin dřêtre le porte-parole et le
champion de toute une cité, il nřest que le représentant de lui-même,
animé du seul souci de sa gloire. Comme Doubrovski lřécrit à propos
de Rodrigue, en des termes qui peuvent aisément sřappliquer à Horace :
« Le moi épique est en fait un nous déguisé. Le moi héroïque, au
contraire, même lorsquřil paraît engagé dans une action collective, ne
poursuit que des fins individuelles ».
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Pierre Corneille, Horace
b) Le monstre
Étranger aux schémas de la morale commune, Horace peut ainsi
apparaître comme un monstre aux yeux de personnages qui ne
peuvent ou ne veulent sřélever jusquřaux cimes de lřhéroïsme où il est
parvenu : Curiace et Camille lřaccusent dřune cruauté sans pitié,
avouant par là quřils ont compris quřHorace était désormais dřune autre
nature que la leur, mais quřils nřapprouvent pas son choix de faire
primer le souci patriotique au détriment de toute autre considération.
Curiace stigmatise ainsi lřidentité romaine, synonyme pour lui
d’inhumanité :
Je rends grâces aux dieux de nřêtre pas romain
Pour conserver encor quelque chose dřhumain. (v. 481-482).
Mais le terme qui revient le plus souvent dans la bouche des
personnages pour condamner la « vertu farouche » (Examen) du héros
éponyme est celui de « barbare », vocable paradoxal et insultant pour
Horace puisquřil désigne dřabord un étranger à Rome et que le
vainqueur des Curiaces prétend incarner les intérêts romains ; mais le
mot signifie aussi à lřépoque, dřaprès Furetière, « cruel, impitoyable, qui
nřécoute point la pitié, ni la raison ». « Barbare » est ainsi la première
insulte adressée à Horace par Curiace lorsquřil le voit se réjouir de leur
prochain combat : « Votre fermeté tient un peu du barbare » (v. 456) ;
pour Camille, la barbarie est une conséquence de la générosité de son
frère poussée jusquřà ses dernières extrémités : « Et si lřon nřest barbare,
on nřest point généreux » (v. 1238) ; cřest en lřapostrophant de
« barbare » quřelle sřadresse au meurtrier de son amant dans la scène
suivante (v. 1278) ; Valère enfin, dans son acte dřaccusation, reproche à
Horace dřêtre un « barbare vainqueur » (v. 1501).
De fait, à regarder les propos mêmes du principal protagoniste, il
a tôt fait dřapparaître comme un soudard fanatique animé dřune fureur
patriotique qui confine au plus étroit chauvinisme : « Mourir pour le
pays est un si digne sort, / Quřon briguerait en foule une si belle mort »
(v. 441-442). Le dépassement héroïque mène à la férocité, la constance
stoïcienne à la frénésie impitoyable ; lřhorreur de lřhumiliation conduit
au crime. Certes, Horace vient à bout de toute division intérieure, mais
pour y parvenir, il doit « étouffer » tout espèce de « sentiment », faire
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
périr en lui une part de son âme ; il fait certes taire en lui les faiblesses
et les appétits, les tentations dřune chair prompte à sřémouvoir et dřun
cœur rapide à sřépancher, mais par là, il fait mourir la voix du sang,
lřaffection, au profit de valeurs abstraites aveuglément servies :
lřhonneur, la patrie. Lřaffection doit non seulement être masquée, mais
proscrite, effacée, niée même. Le conflit nřest pas modulé sur le mode
du déchirement, mais de la rupture : lřidentité héroïque naît de la mise
à mort des relations amicales, fraternelles, conjugales.
On perçoit ici une évolution du héros du Cid à Horace : Rodrigue
était déchiré, vivait un tourment intérieur, tandis que le Romain
sřabandonne à son enthousiasme guerrier avec une joie farouche et une
approbation secrète :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que jřépousai la sœur, je combattrai le frère. (v. 499-500)
Contre qui que ce soit que mon pays mřemploie,
Jřaccepte aveuglément cette gloire avec joie. (v. 491-492)
Horace tue son beau-frère par devoir, certes, mais aussi avec une
« joie » et une « allégresse » suspectes dans lesquelles on peut lire
lřexpression dřun plaisir interdit, celui qui accompagne
lřaccomplissement dřune ancienne pulsion de mort jusque-là refoulée et
qui trouverait enfin à se libérer. La situation tragique révèle chez lui
d’inquiétantes dispositions qui vont apparaître en plein jour : une soif
de violence, une envie de meurtres et de crimes, quřil sřautorisera au
nom de la loi elle-même contre nature quřon lui impose. L’héroïsme est
donc une anti-nature : devenir héros implique nécessairement de faire
taire en soi la nature, « lřenracinement », comme dit Doubrovsky, et
débouche ainsi nécessairement sur des actes abominables, comme, par
excellence, le fratricide (contre Curiace), le matricide (contre Albe), et
de nouveau le fratricide (contre Camille). En reniant la nature, le héros
devient inévitablement criminel ; le soldat victorieux souille sa gloire
aussitôt acquise dřun geste non ambigu et impardonnable aux yeux de
la loi des hommes comme de celles de la nature et des dieux : le
meurtre, chez elle, dřune femme désarmée qui est du même sang que le
héros.
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Pierre Corneille, Horace
c) Un héros ambigu : la spirale héroïque
Quelle leçon Corneille nous invite-t-il à tirer de cette peinture
complexe et nuancée du héros ? Aucune, bien sûr : un dramaturge, et
spécialement un auteur tragique, nřont pas de messages à délivrer.
Comme nous lřavons vu dans le chapitre précédent, ils considèrent
lřhomme comme un problème, une énigme insoluble. Faut-il approuver
le comportement dřHorace ou sřen effrayer ? Certes, cřest parce quřil
réussit à faire taire toutes ses passions quřil peut revenir vainqueur :
sans scrupules, sans marquer dřhésitation, il devient une sorte de
machine à tuer quasi sûre de remporter la victoire : « Qui veut vaincre
ou mourir est vaincu rarement » (v. 385). Il devient invulnérable mais à
quel prix ! Inaccessible à la peur, il lřest aussi à la pitié et à lřhumanité.
Il n’est pourtant pas insensible : il ne cesse de répéter quřil ressent,
tout comme lřAlbain, lřinfortune qui lui échoit : « Notre malheur est
grand, il est au plus haut point » (v. 489). Ses émotions transparaissent
aussi, malgré lui, lorsquřil est en face de Sabine :
HORACE. Ô ma femme !
CURIACE. Ô ma sœur !
CAMILLE. Courage ! ils sřamollissent.
SABINE. Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros quřAlbe et Rome ont pris pour défenseurs ?
HORACE. Que třai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui třoblige à chercher une telle vengeance ?
Que třa fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ? (v. 662-670)
Horace se laisse une nouvelle fois attendrir par Sabine à la fin de lřacte
IV, au point quřil est contraint dřopter pour une fuite peu glorieuse :
Quelle injustice aux Dieux dřabandonner aux femmes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !
À quel point ma vertu devient-elle réduite !
Rien ne la saurait plus garantir que la fuite.
Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs. (v. 1391-1397)
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Sabine est la seule à pouvoir ébranler la force de caractère de son mari.
Ces confrontations sont capitales pour comprendre le personnage :
Horace nřest pas monolithique (comme le sera Nicomède), il reste
partagé, mais surmonte son dilemme. Cřest parce quřil est, comme les
autres personnages, divisé, quřil est tragique : sřil était une brute sans foi
ni loi et avait considéré comme facile de prendre les armes contre son
beau-frère, il nřattirerait ni pitié, ni terreur, ni admiration.
Il convient également de noter, au bénéfice dřHorace, que cřest lui
qui, avant le combat, donne les meilleurs conseils pour permettre à la
vie de reprendre ses droits par la suite : il propose à Curiace dřaller
ensemble au combat, de rester frères le plus longtemps possible et de
partager ainsi le même héroïsme ; il recommande à Camille de faire
bon accueil au vainqueur, dřépouser Curiace sřil est victorieux, et
dřoublier toute espèce de logique « vendettale » de la vengeance :
Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier dřun frère,
Mais en homme dřhonneur qui fait ce quřil doit faire,
Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous,
Par sa haute vertu, quřil est digne de vous.
Comme si je vivais, achevez lřhyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée,
Faites à ma victoire un pareil traitement :
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette faiblesse,
Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ;
Mais après le combat ne pensez plus au mort. (v. 517-530)
Loin de refuser tout lien avec les trois autres personnages, Horace ne
rompt les attaches du sang et du sentiment que pour tenter de les
entraîner sur les cimes de la gloire et pour les inviter à partager son
propre héroïsme : « si vous nřêtes Romain, soyez digne de lřêtre »
demande-t-il à Curiace (v. 483) ; « Armez-vous de constance, et montrezvous ma sœur » exige-t-il de Camille (v. 517) ; « Participe à ma gloire »,
enjoint-il à Sabine (v. 1357). Contrairement à Polyeucte, il ne
parviendra pas à attirer les trois protagonistes dans cette spirale
héroïque et cřest bien parce que Camille refusera de se plier à ces
consignes quřelle connaîtra une mort tragique à lřacte IV.
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Pierre Corneille, Horace
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3. CURIACE, ENTRE MESURE ET FAIBLESSE
Curiace, face à son adversaire, paraît scindé ; cřest le double et le
contrepoint du héros éponyme : double, bien sûr, confronté à des
exigences contradictoires exactement identiques à celles dřHorace,
double aussi parce quřil est comme lui patriote (« Avant que dřêtre à
vous, je suis à mon pays », déclare-t-il à Camille, v. 562), double enfin
par sa valeur, sa bravoure, son courage, jamais mis en cause :
Pour moi, je lřose dire, et vous lřavez pu voir,
Je nřai point consulté pour suivre mon devoir ;
Notre longue amitié, lřamour, ni lřalliance,
Nřont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet
Quřelle mřestime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome. (v. 461-467)
Mais ses ressemblances accusent surtout les contrastes : Curiace est le
contrepoint dřHorace ; il ne sera pas capable dřaller aussi loin dans
lřabnégation hautaine ; il incarne un héroïsme tempéré d’humanité
(« Jřai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme », v. 468), incertain,
et par là faible ; résigné, vaincu dřavance (« Je vous connais encor, et
cřest ce qui me tue », v. 503), il pressent sa perte. Il meurt de nřêtre pas
parvenu, ou de nřavoir pas voulu, se dépouiller de ses attaches
humaines, cřest-à-dire de ne pouvoir se hisser au niveau de grandeur
inhumaine qui est celui de son beau-frère :
Cette âpre vertu ne mřétait pas connue ;
Comme notre malheur elle est au plus haut point :
Souffrez que je lřadmire et ne lřimite point. (v. 503-506)
Comme le souligne Marc Escola dans le paratexte de lřédition « GF »,
bien des metteurs en scène et des critiques ont privilégié une
« interprétation albaine » de la pièce et mis en évidence les grandes
qualités de Curiace. Francisque Sarcey, en 1878, ne voit ainsi en
Horace quřun « soudard épais ». Cette lecture nřest pourtant pas
totalement satisfaisante, car Curiace n’est pas un héros aussi
entièrement « sympathique » quřil ne le semble au premier abord. De
la division (II, 1) au désespoir (III, 1), Curiace étale ses petitesses, sa
mesquinerie. Il sřabandonne aux imprécations vaines contre le Ciel :
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ;
Que les hommes, les Dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort !
Je mets à faire pis, en lřétat où nous sommes,
Le sort, et les démons, et les Dieux, et les hommes. (v. 423-430)
Il se laisse aller aux larmes, signes de lřimpuissance et symbole dřune
certaine faiblesse féminine chez lřAlbain : « Que les pleurs dřune
amante sont de puissants discours ! Que mon cœur sřattendrit »,
(v. 579-580). Aux explosions de douleur (v. 180), à lřexécration du Ciel
succèdent les insultes directes envers lřadversaire : il est le premier des
deux combattants à lancer des injures patriotiques et à créer ainsi un
fossé entre les deux hommes (« je rends grâces aux dieux de nřêtre pas
romain », v. 481), quand Horace, devant la nécessité de se battre,
cherchait à aspirer Curiace dans une spirale de la grandeur héroïque, à
lui faire partager sa gloire, incluant toujours Curiace dans ses appels au
dépassement : « une telle vertu nřappartenait quřà nous », déclare-t-il en
un vers où la première personne du pluriel ne saurait être indifférente
(v. 449). Curiace, lui, instaure la division entre les deux combattants et
ravale ainsi le duel au rang de combat ordinaire ; il est refermé sur luimême, il se complaît dans son malheur, se vante (461 sq.), « a pitié de
lui-même » (v. 475), « sřattendrit » sur son sort, en un mot vacille :
Nřattaquez plus ma gloire avec tant de douleurs,
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
Je sens quřelle chancelle, et défend mal la place :
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Faible dřavoir déjà combattu lřamitié,
Vaincrait-elle à la fois lřamour et la pitié ? (v. 581-586)
Curiace est sans doute humain, mais cette humanité quřil assume
se traduit par une impuissance à agir. S. Doubrovsky est ainsi fondé à
parler de la « disqualification de lřhumanité de Curiace dans la
perspective de la construction du modèle héroïque » (La Dialectique du
héros, p. 143). Faute de dominer son dilemme, il le vit douloureusement
(« je vous plains, je me plains », v. 542), et finit par mourir de ne pas
venir à bout de ses contradictions. Curiace en reste au stade du devoir :
il est vaincu avant même le combat parce quřil ne se vainc pas luimême, parce quřil ne se plie quřextérieurement à lřexigence que
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Pierre Corneille, Horace
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lřépreuve lui impose : « Je suis homme », déclare-t-il, et il entend le
demeurer Ŕ rien nřéclaire mieux que lui ce que la naissance de lřÉtat
exige, a contrario, de son fondateur. Double trop humain dřHorace, il est
lřantithèse de ce que ce dernier doit être. Il finit même par prendre
lřallure dřun antihéros, remettant en cause la morale aristocratique ellemême en renonçant à la « gloire » (« lřobscurité vaut mieux que tant de
renommée », v. 460) et réduisant le renom prestigieux du chevalier au
rang dřinutile et vaine « fumée » (v. 459). Lřattitude de Curiace est aux
antipodes de la générosité et fait fi de lřhonneur autant que de la
gloire :
On ne saurait donc opposer terme à terme le bon et le méchant,
le Barbare et lřhumain, encore moins le nazi et le résistant, comme le
proposait Brasillach, pour donner dřailleurs la préférence au
premier (Brasillach regardait Curiace comme « le soldat forcé des
régimes démocratiques » et parlait à propos dřHorace du « patriotisme
aveugle et nécessaire du jeune nazi »). En fait, mêlés, moralement
« médiocres », imparfaits, ni tout à fait innocents, ni tout à fait
coupables, les deux soldats se voient conférée par Corneille cette
ambiguïté morale réclamée par Aristote pour le héros tragique.
Lřhéroïsme cornélien revêt un aspect moral et
psychologique, qui reflète les sentiments
dřenthousiasme, dřorgueil, de bravoure, de
générosité, qui représentaient encore lřidéal
aristocratique de la noblesse au temps de Louis
XIII. Personnage dřexception, incarnation des
valeurs féodales, le héros cornélien tendait en
effet aux gentilshommes un miroir flatteur, mais
il devait progressivement apparaître démodé au
public de la seconde moitié du siècle, gagné par
les valeurs bourgeoises : ses ambitions étaient en
effet essentiellement dictées par le sentiment,
historiquement daté, de la gloire.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
E. « UNE TRAGÉDIE CARDINALISTE »
La tragédie selon Corneille, et cřest là un trait habituel dans sa
dramaturgie, possède des enjeux politiques. « Sa dignité demande
quelque grand intérêt d’État » et une « action illustre ». Dans les trois
pièces composées au début de la décennie 1640, la mise en scène du
héros sřinscrit certes dans un cadre historique bien déterminé, lřhistoire
romaine, mais celui-ci offre une perspective sur lřactualité du temps de
Corneille. Sous couvert de parler de Rome, lřauteur rouennais mène
dans sa pièce une réflexion sur la paix et la guerre, le bon et le mauvais
gouvernement, le juste et lřinjuste, enfin sur les rapports entre le roi et
son serviteur. Horace, tragédie dédiée au cardinal de Richelieu, véhicule
une pensée politique quřon a souvent rapprochée de celle du ministre
de Louis XIII, au point que Jacques Maurens a pu la qualifier de
« tragédie cardinaliste ».
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Pierre Corneille, Horace
1. ALBE ET ROME, OU ESPAGNE ET FRANCE ?
Horace se fait tout dřabord lřécho des problèmes idéologiques
posés par lřentrée de la France, à partir de 1635, dans la guerre de
Trente ans, vaste conflit à lřéchelle européenne dont les conséquences
furent si terribles quřon les compare parfois à celles de la première
guerre mondiale.
a) « Bons catholiques » contre « bons Français »
Ces hostilités, commencées en 1618 et qui ne sřachèveront quřen
1648 avec le traité de Westphalie, trouvent leur origine dans des
querelles internes à lřAllemagne, divisée entre des princes dont certains
étaient protestants, et un empereur ardent catholique, soutenu par le
roi dřEspagne auquel il était allié, tous deux appartenant à la puissante
famille des Habsbourg qui régnait aussi sur lřAutriche.
Deux types dřalliance se proposaient pour la France, soutenues
par deux partis qui sřopposaient : les « bons catholiques » voulaient faire
primer les intérêts religieux et, à ce titre, souhaitaient une ligue des pays
fidèles à Rome destinée à anéantir les réformés dřAllemagne ; estimant
que les commandements de la foi devaient conduire toujours les
pratiques des gouvernants, ils voulaient donc sřassocier avec lřEspagne
pour secourir lřempereur. Lřautre parti, celui des « bons Français »,
sřinquiétait surtout du risque dřhégémonie que la puissance des
Habsbourg faisait planer sur lřEurope : la France était menacée
dřencerclement par lřEspagne et ses alliés, dřautant plus inquiétants
quřils étaient impérialistes et pouvaient caresser encore, au détriment
de la France, lřidée de cet « empire universel » auquel avait rêvé en vain
Charles V.
Toutes ces raisons expliquent que Richelieu, bien que catholique
intransigeant et persécuteur dans le royaume de France de toutes les
dissidences religieuses, préféra joindre ses forces à celles des princes
rebelles protestants pour faire pièce au péril espagnol. Dans cette
décision, il nřétait guidé que par des préoccupations nationales,
reléguant les questions religieuses au second plan au profit de la raison
d’État, notion qui trouve son origine dans lřantiquité mais qui se
trouve réactivée dans le cadre de la montée de lřabsolutisme.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
b) De lřHistoire à la scène
Non que tous acceptent sans sourciller cette politique : cette
primauté totale accordée à lřÉtat est un phénomène nouveau dans
lřhistoire européenne à cette date, et beaucoup en France, dans les
années 1630, sřinquiètent dřune politique qui leur paraît
incompréhensible :
- Dřune part, comment expliquer que le ministre dřun roi très
chrétien, et cardinal de surcroît, néglige les intérêts de sa foi ?
Aux yeux dřune grande partie de lřopinion publique, les
catégories de « nation » ou de « patrie » nřavaient guère de poids
aux côtés des exigences religieuses et de la crainte que faisait
peser les menaces des hérétiques protestants partout en
Europe.
- Dřautre part, en dressant la France contre lřEspagne, la
politique de Richelieu provoque toute sorte de déchirements
familiaux, bien des familles aristocratiques françaises et
espagnoles étant liées par des unions matrimoniales ; comment
accepter que le pouvoir cautionne dřaussi douloureux conflits
de famille ?
Horace, sans être une tragédie de propagande ou une œuvre à
thèse, met en scène ces débats et ces questionnements qui sont ceux de
son temps : la pièce que Corneille nous donne à voir est une forme de
théâtre engagé : il pense à la France autant et plus quřà Rome.
Lřhistoire quřil nous raconte, pour fidèle quřelle soit à Tite-Live, au
moins dans ses grandes lignes, transpose une situation que les Français
connaissent bien. Le spectateur est invité à lire le nom de lřEspagne
sous celui « dřAlbe », et à retrouver la France derrière le masque
transparent de la ville de Rome. Certains vers sřappliquent beaucoup
mieux aux deux grandes nations européennes quřaux deux bourgades
italiennes, et plusieurs ne peuvent quřêtre rapportés quřà la France et
lřEspagne, faute de quoi ils nřapportent pas de sens satisfaisant :
Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées,
Dřun pas victorieux franchir les Pyrénées. (v. 47-48)
On doute que les villageois du Latium, même en envisageant lřavenir
glorieux de la cité de Romulus, puissent justement penser au
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Pierre Corneille, Horace
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franchissement de la frontière pyrénéenne. Dřautres passages
constituent une légitimation des entreprises belliqueuses du cardinalministre :
Je sais que ton État, encor dans sa naissance,
Ne saurait sans la guerre affirmer sa puissance, (v. 39-40)
déclare encore Sabine en sřadressant à la ville de Rome.
La situation des quatre personnages principaux constitue une
autre invitation à superposer lřantiquité et lřhistoire contemporaine,
puisquřelle reflète en effet très précisément celle des deux familles
royales dřEspagne et de France : Philippe IV et Louis XIII se trouvaient
doublement liés, pour être mariés chacun à la sœur de lřautre, le jeu des
mariages répondant ainsi très exactement aux relations qui régissent les
personnages de la tragédie. Sabine se retrouve confrontée aux mêmes
difficultés qu’Anne d’Autriche, infante dřEspagne épousée par le roi
de France, et à ce titre déchirée entre deux fidélités, celle du sang et
celle quřelle doit à sa nouvelle patrie. Anne, oublieuse de ses
prérogatives royales, entretenait ainsi avec son frère une
correspondance sur laquelle Richelieu parvint à mettre la main, de
sorte que le ministre put accuser sa souveraine, quřil détestait, de haute
trahison et dřintelligence avec lřennemi ; la malheureuse épouse de
Louis XIII fut contrainte de rédiger des aveux complets. Cřest bien par
rapport aux démêlés de la maison de France quřon peut interpréter les
injonctions données par Horace à Sabine : « sois plus femme que
sœur » (v. 1361). La reine, comme Sabine, comme toute Espagnole qui
aurait épousé un Français, doit faire abdiquer la voix du sang et laisser
parler, seule, celle du patriotisme et du devoir envers la nation qui lřa
accueillie.
Horace contribue ainsi, dans un sens que Richelieu, lřun des
premiers spectateurs, ne pouvait quřapprouver, à exalter ces valeurs
patriotiques encore suspectes à beaucoup de Français. La tragédie
représente les nouvelles exigences de lřÉtat moderne et absolu,
« totalitaire » (Prigent, Le Héros et l’État, p. 93), qui exige plus que le
devoir : le sacrifice de tout ce qui nřest pas son service exclusif.
« Curiace a fait tout ce quřil devait pour Albe mais la totalité du devoir
ne suffit plus désormais. LřÉtat demande plus que le devoir » (ibid.),
jusquřau renoncement à la voix du sang, qui constituait le principe de
lřaristocratie.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
2. DU CRIME D’ÉTAT À L’HÉROÏSME D’ÉTAT
Par ailleurs, cette pièce soulève le problème de la légitimité de la
raison d’État et de ses limites : le héros doit-il aller jusquřau meurtre de
sa sœur au nom de lřhonneur de la patrie ? Cette question était dřune
grande actualité dans une période où la France était si profondément
divisée. Avec Camille, ce sont les liens du sang quřil faut combattre.
Refusant le sacrifice que demande lřÉtat, atteignant lřhéroïsme dans
lřordre désormais révolu de lřamour, Camille se fait le héraut de ce
quřHorace doit dépasser. En maudissant Rome, elle commet le premier
crime d’État : Horace ne peut que la tuer, non pas sous lřemprise de la
colère, mais parce que la « patience à la raison fait place ». La raison
dřÉtat lřemporte aussi bien sur la famille que lřhumanité, en ces temps
où la France est en train de prendre en Europe la place dominante. La
vraie fidélité à la morale aristocratique, le vrai chemin de la gloire, c’est
la soumission à la raison d’État, qui prime sur la loyauté du sang et
lřintérêt familial.
Cette leçon nřallait pas sans paradoxe, à une époque où les
aristocrates, volontiers rebelles et frondeurs, étaient brimés par le
pouvoir royal et voyaient leur style de vie et leurs valeurs condamnés
par le développement de lřabsolutisme. La proscription du duel, destiné
à vider les querelles privées entre aristocrates, est le signe de ce déclin
de lřidéal nobiliaire : le duel, en effet, forme de combat chevaleresque
par excellence, est profondément lié à lřidéologie « héroïque » qui
culmine dans le premier XVIIe siècle : lřéthique féodale oblige en effet
le noble offensé à défendre son « honneur » pour maintenir sa position
dans sa caste, préserver sa dignité sociale et garder la reconnaissance de
ses pairs. Mais le duel est, à lřépoque de Corneille, en passe de devenir
hors-la-loi : le roi, dont le pouvoir se renforce, exige dřavoir seul la
mainmise sur la justice du pays et considère les nobles qui sřentre-tuent
comme des rebelles à lřordre quřil veut imposer. Un édit de Richelieu,
qui confirme de précédentes dispositions royales, condamne fermement
les duellistes. En privant les grands du royaume de la possibilité de se
faire justice eux-mêmes sans recourir aux tribunaux, le roi plonge dans
une crise profonde toute la classe aristocratique, au nom dřune raison
dřÉtat qui nřa en vue que lřintérêt supérieur du pays et qui prime sur les
intérêts particuliers des aristocrates. La noblesse, écartelée entre le code
de lřhonneur et la loi du roi, et brimée par un appareil dřÉtat qui tente
de la mettre au pas, est désormais confrontée à des dilemmes auxquels,
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Pierre Corneille, Horace
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dans Horace, le dramaturge rouennais propose une solution :
lřhéroïsme, la bravoure et la générosité, loin dřêtre des ferments de
discorde et des menaces pour le pouvoir du roi, ont tout à gagner à être
mis au service de lřabsolutisme qui sřimpose alors. Le héros ne peut
espérer accomplir sa destinée glorieuse en rivalisant avec le roi, mais au
contraire en se soumettant à lui. Une telle obéissance nřest en rien une
sujétion servile qui pourrait lui faire honte : bien au contraire, suggère
Corneille, l’idéal du généreux ne trouve son accomplissement et son
aboutissement que dans le service du monarque ; celui-ci en effet ne
souhaite pas réduire le héros à la stature dřun homme ordinaire, il veut
plutôt aviver toutes ses vertus morales et militaires, mais pour quřelles
soient mises au service dřun État conçu comme un garant de
lřhéroïsme, et non comme son fossoyeur. Cřest à cette conciliation que
Corneille rêve dans lřordre de sa fiction théâtrale, mais qui, dans
lřhistoire réelle, ne trouvera jamais à se réaliser : le déclenchement de la
Fronde, huit ans plus tard, montrera que les intérêts du roi et des
grands sont trop incompatibles pour quřune conciliation puisse jamais
être envisagée. Il faudra que lřun des deux camps succombe : ce sera
celui des grands féodaux, derniers témoins dřune vieille éthique
chevaleresque que leur défaite réduira à tout jamais au silence. Le
transfert au service du roi de cette « ardeur généreuse » et aristocratique
nřaura été quřun leurre.
3. LE HÉROS ET LE ROI
Chez Corneille, les rapports entre le souverain, détenteur du
pouvoir légitime, et du héros, le soldat capable par sa valeur de
conserver son trône au monarque, sont toujours complexes : le roi a
besoin du héros, mais, en même temps, il lui arrive, surtout dans les
dernières pièces, de le craindre en raison même des services quřil lui a
rendus. Dans Suréna, lřultime et somptueuse tragédie cornélienne
(1674), le roi des Parthes Orode se sent dřautant plus menacé par son
général vainqueur, Suréna, que ce dernier refuse toute récompense, y
compris la main de sa fille. Effrayé par la gloire de son serviteur,
envisageant quřun jour, grâce à la renommée quřil sřest acquise, il
pourrait aisément prendre sa place, et mécontent du sentiment de sa
propre indignité quřil éprouve devant le soldat qui lřa ramené dřexil, le
monarque décide de faire assassiner lâchement son plus brillant
général.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Plus de trente ans auparavant, à lřépoque dřHorace, Corneille était
plus optimiste sur les relations entre le roi et le héros. Tulle est un roi
maître de lui, lucide, qui rend sereinement la justice, et reconnaît
volontiers les services dřHorace. Contrairement aux Albains, gouvernés
par un dictateur aux tentations démocratiques et soumis à son peuple,
il prend seul des décisions en accord avec lřinspiration divine (v. 814818) ; son charisme sřimpose à tous, ennemis comme amis (« Il se tait et
ses mots, semblent être des charmes », v. 819). Loin de constituer une
menace pour lřépanouissement du héros, l’autorité de ce roi
respectable garantit les valeurs héroïques : « Vis pour servir lřÉtat »
(v. 1763).
La politique de Tulle nřest pourtant pas dépourvue dřune bonne
part de réalisme et de cynisme : sřil sauve Horace, cřest en dépit des
lois, pour sřassurer un trône dont le vainqueur dřAlbe est le plus solide
défenseur :
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable,
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourdřhui maître de deux États.
Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui jřobéirais où je donne la loi,
Et je serais sujet où je suis deux fois roi. (v. 1740-1746)
Tulle, dans toute sa dignité royale, est donc un roi qui fait fi de la
morale lorsquřil sřagit dřobtenir le pouvoir et de le conserver. En cela, il
est disciple de Machiavel, auteur florentin du Prince et partisan de la
raison dřÉtat.
« Vis pour servir lřÉtat, vis mais aime Valère », précise Tulle
(v. 1763) en un vers dont on aurait tort de négliger le second
hémistiche, car il signifie aussi que le héros se trouve résorbé dans
lřordre nouveau, condamné à redescendre de son piédestal héroïque et
à partager l’humanité médiocre de ses concitoyens. Horace redevient
un soldat comme un autre, à qui lřon impose la réconciliation avec
tous. Tulle abolit le crime pour, sans la nier, masquer lřorigine
monstrueuse de lřÉtat et en rendre les dieux seuls comptables ; il sera
« facile » en effet au vieil Horace dřeffacer la souillure de son fils :
Mais nous devons aux Dieux demain un sacrifice ;
Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,
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Pierre Corneille, Horace
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Si nos prêtres, avant que de sacrifier,
Ne trouvaient les moyens de le purifier :
Son père en prendra soin […]. (1771-1775)
Alors se trouve défini un nouveau rapport entre le roi et le héros, admis
sřil se met au service de lřÉtat : la pièce, dédiée à Richelieu, est sans
doute une prise de position en faveur de lřabsolutisme naissant, mais
lřéquilibre ainsi instauré pourrait bien porter en germe ce qui le
compromettra, et parce quřil suppose lřallégeance des plus hauts sujets,
et parce que lřÉtat, fondé sur la négation des valeurs proprement
humaines, dès lřabord associé au secret et à la raison dřÉtat, est, du
point de vue de lřhomme, un « monstre » toujours susceptible de
dévorer ses enfants.
Coupable, mais exempté de peine : tel est le sort dřHorace, au
terme dřune tragédie qui, après avoir brouillé les frontières du bien et
du mal, ne peut connaître quřun dénouement lui-même ambigu
moralement : peut-on parler de fin heureuse à propose dřune pièce au
cours de laquelle ont péri trois frères et une sœur innocents, tués de la
main dřun parricide coupable dřun crime dont chacun sřaccorde à
considérer lřénormité ? peut-on parler de fin malheureuse, puisque le
dénouement consacre le triomphe de lřordre, de la paix retrouvée, de
lřunion enfin possible des deux cités sœurs sur le point de partir à la
conquête du monde ? La pièce se solde-t-elle par un inutile gâchis, ou
met-elle en scène les sacrifices nécessaires à la gloire de Rome et, par
conséquence lointaine, du christianisme qui sřédifiera sur les ruines du
futur empire ? Le parricide de Camille est-il, comme celui de Romulus,
une tâche indélébile qui pèsera sur le destin de la Ville, une sorte de
malédiction attachée à Rome et qui scande chaque étape de son
histoire, ou nřest-il quřune péripétie indispensable, une ombre légère
portée sur une fresque épique et grandiose ? Bref, cette raison dřÉtat
promue par Richelieu est-elle la suprême injustice ou une nécessité
supérieure en vue dřétablir un ordre collectif ? On le voit, ce
dénouement en forme de réconciliation nřest pas un finale de comédie,
et on aurait tort de réduire Corneille au rang de servile flagorneur du
pouvoir en place Ŕ il convient, pour le moins, de nuancer cet
« optimisme moral » si souvent prêté au grand dramaturge. Au
spectateur de prononcer son propre jugement, ou plutôt de mesurer la
complexité dřun monde où les catégories de bien et de mal sont si
imbriquées quřelles en deviennent indiscernables.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
F. LA PLUME ET LE COTHURNE : LE STYLE D’HORACE
Corneille, dont on sřaccorde à reconnaître le génie dramaturgique
et lřhabileté à construire des intrigues surprenantes, est-il pour autant
moins grand poète que son jeune rival des années 1660-1670, Jean
Racine ? On ne trouvera guère, chez le dramaturge rouennais, de ces
« flûtes » enchanteresses qui séduisent par leur harmonie savante le
spectateur de Bérénice ou de Phèdre, mais cela ne signifie pas que
Corneille soit un moins grand écrivain. Usant dřune rhétorique adroite
qui confine au sublime, habile à juxtaposer des tonalités différentes en
vue de provoquer des effets de contraste, il arrive que son écriture
sřélève jusquřau lyrisme.
1. UNE ÉCRITURE RHÉTORIQUE
a) Lřart du théâtre comme art de persuader
La rhétorique peut se définir comme l’art de persuader ; cřest
lřensemble des techniques destinées, dans le cadre oratoire dřun
discours, à entraîner lřadhésion de lřinterlocuteur. La rhétorique
correspond en quelque sorte à ce quřon appellerait aujourdřhui « la
communication. » Lřéloquence occupait un rôle capital dans la
littérature du XVIIe siècle, comme lřa montré Marc Fumaroli dans son
grand ouvrage intitulé L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et res literaria de la
Renaissance au seuil de l’époque classique : au grand siècle, les écrivains,
formés à la rhétorique dès le temps lřécole, nourrissent naturellement
leurs œuvres des ressources dřun art qui les imprègne depuis lřenfance.
Corneille, éduqué dans les collèges jésuites, ne faisait pas exception à la
règle : il avait reçu une solide formation rhétorique qui lui permit
dřobtenir une charge dřavocat.
Dans le cas du théâtre, les techniques propres au discours
persuasif occupent une importance toute particulière, puisque les
personnages en conflit sont sans cesse occupés dřinfluencer leurs
interlocuteurs. Un héros de théâtre, on lřa vu dans la première partie de
ce cours, ne parle que pour agir ; il cherche à modifier la volonté de ses
partenaires-adversaires et dřinfluer par là sur le cours des événements.
Sa parole, à caractère essentiellement agonistique, débouche
naturellement sur le recours à des procédés dřordre rhétorique par
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Pierre Corneille, Horace
lesquels il espère conférer à ses propos la plus grande efficacité possible.
Cřest ainsi quřon peut expliquer lřabondance des plaidoyers,
réquisitoires, supplications et diverses harangues dans les tragédies du
grand siècle : ils ne servent pas dřornement mais ont une réelle
importance dramatique.
b) Les genres et les figures
Il existe, expliquaient les maîtres en rhétorique, trois genres dans
le discours, dont chacun est représenté dans la pièce : le délibératif,
dont lřobjet est de définir lřopportun et lřinopportun ; lřépidictique (ou
démonstratif), qui concerne lřéloge et le blâme ; et le judiciaire, qui a en
vue le vrai et le faux. Le dilemme de Sabine (III, 1), qui hésite entre le
parti albain et romain, peut ainsi être rattaché au genre délibératif :
« Mais las ! quel parti prendre en un sort si contraire » (v. 715), tandis
que lřépidictique domine le discours que le vieil Horace adresse à son
fils, quřil célèbre en même temps quřil loue le monarque :
Cřest aux rois, cřest aux grands, cřest aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
Cřest dřeux seuls quřon reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.
Vis toujours en Horace, et toujours auprès dřeux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux. (v. 717-722)
Mais ce cinquième acte voit surtout triompher lřéloquence judiciaire,
puisque la pièce se termine sur un procès : Valère tient le rôle de
lřaccusateur public, ou procureur, tandis que le vieil Horace, Horace et
Sabine, chacun à leur manière, assurent la défense de lřaccusé, et le roi
fait office de juge. Corneille, avec le recul des ans, jugera sévèrement,
sans doute trop sévèrement, un dénouement quřil estime excessivement
rhétorique :
Tout ce cinquième [acte] est encore une des causes du peu de
satisfaction que laisse cette tragédie : il est tout en plaidoyers, et ce
nřest pas là la place des harangues ni des longs discours ; ils peuvent
être supportés en un commencement de pièce, où lřaction nřest pas
encore échauffée ; mais le cinquième acte doit plus agir que
discourir. Lřattention de lřauditeur, déjà lassée, se rebute de ces
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
conclusions qui traînent et tirent la fin en longueur. (Examen
d’Horace)
Les nombreuses figures, souvent voyantes, semées partout dans le
texte de Corneille, peuvent aussi être rattachées à ce style à la fois
rhétorique et baroque. On trouve en effet dans Horace toute une
palette de ces fleurs oratoires considérées alors comme des ornements
indispensables au beau style, comme
- des antithèses :
Ce jour nous fut propice et funeste à la fois
Unissant nos maisons, il désunit nos rois. (173-174)
- des apostrophes doublées dřanaphores :
Rome, lřunique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras dřimmoler mon amant !
Rome qui třa vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce quřelle třhonore ! (v. )
- des chiasmes :
Vos deux frères et vous
Ŕ Qui ?
Ŕ Vous et vos deux frères (v. 411).
DřAlbe avec mon amour jřaccordais la querelle :
Je soupirais pour vous en combattant pour elle ;
Et sřil fallait encor que lřon en vînt aux coups,
Je combattrais pour elle en soupirant pour vous. (v. 267-270)
- des prétéritions :
Je ne vanterai point les exploits de mon bras ;
Votre Majesté, Sire, a vu mes trois combats :
Il est bien malaisé quřun pareil les seconde,
Quřune autre occasion à celle-ci réponde,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui nřaillent au-dessous. (v. )
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Pierre Corneille, Horace
- des parallélismes :
Prenons part en public aux victoires publiques,
Pleurons dans la maison les malheurs domestiques (v. 1371-1372)
- des hypotyposes :
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
Dřun frère si cruel rejaillir au visage. (v. 1515-1516)
- des oxymores :
Ces cruels généreux nřy peuvent consentir (v. 798)
c) Une réplique sublime
On parle, dès le XVIIe siècle, du « cruel et tendre » Racine, mais
du « grand Corneille » : le dramaturge rouennais est en effet le poète de
la grandeur, et, à ce titre, il est logique que son écriture fournisse les
plus beaux exemples de sublime quřait légué lřâge classique. Le sublime,
catégorie empruntée au Traité du sublime attribué à Longin (IIIe siècle),
nřest en rien un jugement de valeur : cřest une notion esthétique, voire
un procédé littéraire fondé sur le contraste saisissant entre la
simplicité d’une formulation dépouillée et la grandeur des pensées
exprimées, qui fascine ou force lřadmiration, ainsi que lřexplique
Georges Molinié dans son Dictionnaire de rhétorique :
Pas de subtilité de vocabulaire, pas de longue phrase, pas de
recherche apparente ; et pourtant, impression de grandeur cinglante,
dřétourdissante supériorité, due essentiellement à une expression à
la fois simple, condensée et implacablement élégante.
Or, cřest précisément une réplique du vieil Horace qui va être épinglée
par Boileau, lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, et lui servir
dřexemple type du sublime :
JULIE : Que vouliez-vous quřil fît contre trois ?
LE VIEIL HORACE :
Qu’il mourût. (v. 1020-1021)
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Boileau explique que la merveille de cette réplique brutale provient de
la synergie de deux éléments admirables en eux-mêmes : la « grandeur
héroïque » dřun stoïcisme poussé à lřextrême, et sa formulation
gnomique (« Voilà de fort petites paroles »). La convergence de ces
composantes crée « cet extraordinaire, et ce merveilleux qui frappe dans
le discours, qui fait quřun ouvrage enlève, ravit, transporte » évoquée
dans la préface de sa traduction du Traité du sublime. La formule du vieil
Horace, dense, dépouillée, éclatante, permet en trois mots dřentrevoir
la grandeur surhumaine, la force dřâme du vieil Horace et celle à
laquelle doit atteindre son fils : le sacrifice qui aurait satisfait au devoir,
à lřhonneur, et sauvé sa gloire et celle de sa patrie.
On peut également rattacher à cette recherche du sublime le
« style sentencieux » affectionné par Corneille, qui sème volontiers ces
pièces de maximes énonçant des vérités à caractère général, proche des
proverbes, écrites au présent gnomique et qui débutent parfois par ces
pronoms relatifs sans antécédents caractéristiques du style des adages.
On en trouverait maints exemples dans Horace : « Quand la perte est
vengée, on nřa plus rien perdu » (v. 1261), « Qui maudit son pays
renonce à sa famille » (v. 1328), etc.
2. LA PALETTE DES TONALITÉS
La richesse dřécriture dřHorace est liée aussi à la diversité des
registres auxquels recourt Corneille, et qui suscite une variété
contribuant à créer le pathétique quřil cherche à obtenir.
Lřexploit surhumain dřHorace appelle ainsi tout naturellement le
recours au registre épique, et particulièrement au sein des récits qui
occupent une grande part des actes III et IV. Plusieurs procédés tendent
ainsi à donner dřHorace lřimage dřun personnage plus grand que
nature, dévoué à son pays, et comme surgi dřune épopée. Horace, qui,
être singulier, agit et parle au nom de tout son pays, est métonymique
de son peuple (v. 1258, v. 1300), engagé dans une geste héroïque et
collective (« un fils qui nous conserve tous », v. 1090). Des figures
dřagrandissement et dřexagération servent aussi à donner au
protagoniste la grandeur un peu inquiétante du héros épique :
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ? (v. 1689-1690)
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Pierre Corneille, Horace
Le vieil Horace, à travers lřhyperbole, dit la démesure forcenée que le
champion a communiquée à toute sa cité, et dont le nom « demeurera
grand, illustre, fameux » (v. 1722), comme ceux de Roland ou dřAchille.
Mais Corneille, loin de se cantonner dans les hauteurs hiératiques
de lřépopée, sait aussi user des ressources du lyrisme et de sa poésie
tendre ou furieuse. Le vieil Horace se laisse ainsi porter à prononcer des
envolées enthousiastes en lřhonneur de son fils :
Ô mon fils ! ô ma joie ! ô lřhonneur de nos jours !
Ô dřun État penchant lřinespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne dřHorace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race ! (v. 1141-1144)
tandis que Curiace et Camille sřabandonnent aux violentes
imprécations. Des effets de rythmes expressifs, proches de la
stichomythie, servent aussi à susciter la compassion du public pour le
malheur des personnages :
Horace : Ô ma femme !
Curiace :
Ô ma sœur ! (v. 663)
de même que les moments élégiaques fournis par les duos dřamour, en
particulier entre Curiace et Camille.
Mais il est dans la pièce un personnage qui, nřayant pas de
fonction dramatique, est entièrement ordonné à des finalités poétiques
et lyriques, cřest celui de Sabine, comme lřexplique Corneille dans
lřExamen :
Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé […]. Elle
ne sert pas […] à lřaction […] et ne fait que se laisser toucher
diversement […] à la diversité des événements. […] Ayant une fois
posé Sabine pour femme dřHorace, il est nécessaire que tous les
incidents de ce poème lui donnent les sentiments quřelle en
témoigne avoir, par lřobligation quřelle a de prendre intérêt à ce qui
regarde son mari et ses frères.
Sabine, qui se livre à la déploration, aux larmes (le vieil Horace évoque
« les larmes de ses yeux, les soupirs de sa bouche », v. 1643), à des
tentations suicidaires (v. 654 ; II, 7 ; V, 3), ne pouvait que plaire aux
spectateurs du temps, avides de belles tirades émouvantes ;
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
mélancolique, incapable dřagir, tergiversant toujours (III, 1, 711, 740),
elle est trop aliénée et anti-héroïque pour faire progresser lřaction et ne
sert quřà « se laisser toucher diversement » et poétiquement par les
événements ; elle exerce ainsi, dřune certaine manière, la fonction du
chœur dans les tragédies, dont le rôle était de fournir le commentaire
dřun drame qui se déroulait en dépit de lui.
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Pierre Corneille, Horace
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G. TRAVAUX DIRIGÉS
1. EXPLICATION : ACTE II, SCÈNE 3, V. 431-482
Situation : le premier acte était lřacte dřexposition. Nous avons
découvert quelles étaient les relations politiques entre Albe et Rome, et
la nature des rapports entre les personnages, mais le conflit tragique
nřétait pas encore noué : la paix étant décidée, rien ne divisait vraiment
Horace, Curiace, Sabine et Camille. Le second acte correspond à la
mise en place du nœud, lorsquřHorace et Curiace découvrent quřils
sont les deux champions chargés de sřaffronter. Les amis deviennent
ennemis publics, et ennemis mortels. Mais leur dialogue de lřacte II, qui
suit la fâcheuse nouvelle, va aussi révéler le fossé qui sépare chacun de
ses personnages : ils vont se découvrir non seulement contraints de se
battre par des forces extérieures (la volonté de lřÉtat), mais
irréconciliables car porteurs de valeurs et de visions du monde
différentes. Cřest déjà un duel qui nous est donné ici à voir.
Problématique : Assistons-nous à la naissance dřun héros ou à
lřavènement dřun monstre ?
Une situation tragique
La situation des deux personnages est tragique à plusieurs égards :
elle suscite la terreur et la pitié (invoquée par Curiace) ; elle représente
des « querelles dans les alliances ». Aristote avait dit quřune tragédie
était dřautant plus pathétique quřelle opposait des êtres unis, par
exemple par les liens du sang, mais rivaux en amour ou en politique ;
ici, Corneille va plus loin quřEschyle en représentant non le conflit de
deux frères ennemis, mais celui qui met aux prises deux frères amis. On
peut encore ajouter que les héros tragique passe du bonheur au
malheur, et quřHorace se rend coupable dřhybris (ou hubris, démesure),
et sa présomption attire sur lui la vengeance des dieux (Némésis) : le
démesure héroïque dřHorace va déboucher sur un crime, le meurtre de
sa sœur pour punir le défaut de patriotisme.
Le héros tragique est habité par une passion insurmontable, dont
les conséquences peuvent aller jusquřaux crises de démence (fureur,
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
« folie furieuse ») où, aveuglé par les dieux (atè), il commet lřirréparable :
cette passion, bonne en tant que telle, mais qui dépasse ici toutes les
bornes, cřest celle du service de la patrie.
Habituellement, un personnage tragique est déchiré par un conflit
de valeurs insoluble qui le mène dans des situations sans issue et
invivables : ici, nul doute que Curiace est plus déchiré quřHorace, qui
apparaît monolithique. Il a fait son choix, définitif, irrévocable.
Les hommes sont poursuivis par un Destin pervers : cřest celui
auquel sřen prend Curiace au début de la scène.
Lřenjeu de la scène, enfin, est tragique dans la mesure où le débat
du Romain et de lřAlbain a pour toile de fond la dialectique de la
liberté et de lřaliénation, la force du destin qui domine nos vies, la
fatalité du sang et de lřhérédité, lřentremêlement inextricable du bien et
du mal et, surtout, la grande question tragique : quřest-ce que
lřhomme ? De ce point de vue, le tragique, au contraire de lřépique qui
distingue le camp des bons de celui des méchants, nřest jamais
manichéen : les frontières du vice et de la vertu y sont brouillées
jusquřau bout, de sorte quřune tragédie tragique ne saurait se terminer
ni bien, ni mal : cřest le point le plus important. Qui a raison ? qui a
tort ? Selon les mises en scène, on peut faire dřHorace un héros
magnanime ou un monstre barbare ; de même, on peut faire de
Curiace un geignard larmoyant ou lřincarnation de lřhumanisme.
Ces grande questions tragiques sont articulées dřune manière qui
est propre à Corneille, et qui lui permet de poser la question de la
morale héroïque.
La naissance dřun héros ?
On note tout dřabord la noblesse dřHorace, qui fait, pour le dire
familièrement, contre mauvaise fortune bon cœur. Animé par un élan
héroïque, il accepte de « trancher » tous les liens, dřamitié comme
familiaux.
À partir du moment où lřon il nřa pas le choix, ou la fuite nřest
pas permise, où Horace sait quřil doit se battre quoi quřil arrive, il
décide dřaccepter positivement son sort plutôt que de sřy résigner en
maudissant les dieux. Horace devient, au cours de cette scène, un
authentique héros, pour Corneille la forme supérieure de lřhumanité :
la bravoure, la vaillance, le sens de lřhonneur, toutes les qualités
héroïques et aristocratiques culminent ici à la faveur dřun sacrifice
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Pierre Corneille, Horace
123
auquel consent Horace. Adepte dřun stoïcisme sénéquien (très à la
mode dans le premier XVIIe siècle), il fait preuve de « constance », et se
précipite lucidement pour accomplir sa destinée : cřest lřamor fati, cřestà-dire lřacquiescement du philosophe à lřordre providentiel du monde,
quand bien même celui-ci exigerait sa perte.
Pour Horace, le malheur nřest pas lřadversité : il est la « mesure
des âmes peu communes », et le moteur du dépassement héroïque. Il
est lřoccasion de sřélever au-dessus de la médiocrité ordinaire des
hommes.
Horace est du côté de lřeffort, de lřascèse qui fait de lui non
seulement un vaillant combattant, héroïsme banal dont on trouve dans
lřhistoire bien des exemples (« simple vertu »), mais une sorte de superhéros, si jřose dire, de héros extraordinaire comme on nřen a jamais vu
et comme on nřen verra plus, et dont le souvenir rayonnera à jamais
dans la mémoire des hommes : le souci de la renommée, de la gloire,
sont les buts ultimes poursuivis par la morale héroïque, à toutes les
époques.
Le sens de lřhonneur, les exploits insurpassables, lřesprit de
sacrifice conduisent le héros cornélien à un isolement supérieur. Pour
parvenir au faîte de la gloire, Horace doit sřemployer à détacher tous les
liens qui lřattachent aux autres personnages, ainsi quřon lřa vu dans le
cours magistral auquel je vous renvoie ici.
Briser tous les liens (« liens dřamitié »), rompre les attachements,
les nœuds familiaux, pour sřélever dans la solitude solaire du
surhomme, au nom du service inconditionnel de la patrie, tel est lřidéal
que tend Horace à son beau-frère et aux spectateurs.
Mais Curiace ne pourra pas rejoindre Horace, il ne peut se hisser
à un tel niveau, car le dévouement dřHorace le conduit à des sommets
dřabnégation et de sacrifice trop élevés : Curiace, en face de lui, paraît
pusillanime, mesquin, inutilement révolté contre un destin inéluctable,
incapable de se hisser au niveau supérieur auquel parvient Horace. Il se
laisse dřemblée aller à une explosion de douleur et de colère ; il lance
un cri de révolte, sous forme dřun triple défi contre lřhostilité des dieux,
du destin, de lřunivers entier. Ces imprécations sont le signe dřun petit
esprit, inutilement rebelle, impuissant, capable seulement dřaccabler la
cruauté machiavélique de divinités malignes.
Curiace étale ses petitesses, sa mesquinerie. Il sřabandonne aux
imprécations vaines contre le Ciel ; il se laisse aller aux larmes, signes
de lřimpuissance et symbole dřune certaine faiblesse féminine chez
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
lřAlbain : « Que les pleurs dřune amante sont de puissants discours !
Que mon cœur sřattendrit », (v. 579-580). Aux explosions de douleur
(v. 180), à lřexécration du Ciel succèdent les insultes directes envers
lřadversaire : il est le premier des deux combattants à lancer des injures
patriotiques et à créer ainsi un fossé entre les deux hommes (« je rends
grâces aux dieux de nřêtre pas romain », v. 481), quand Horace, devant
la nécessité de se battre, cherchait à aspirer Curiace dans une spirale de
la grandeur héroïque, à lui faire partager sa gloire, incluant toujours
Curiace dans ses appels au dépassement : « une telle vertu nřappartenait
quřà nous », déclare-t-il en un vers où la première personne du pluriel ne
saurait être indifférente (v. 449). Curiace, lui, instaure la division entre
les deux combattants et ravale ainsi le duel au rang de combat
ordinaire ; il est refermé sur lui-même, il se complaît dans son malheur,
se vante (461 sq.), « a pitié de lui-même » (v. 475), « sřattendrit » sur son
sort, en un mot vacille.
Curiace est sans doute humain, mais cette humanité quřil assume
se traduit par une impuissance à agir, et là encore je ne peux que vous
renvoyer à ce que nous avons dit en cours magistral. Cette révolte du
personnage tragique, en proie au conflit insoluble de devoirs dont on
parlait tout à lřheure (le dilemme), sřexprime dans une plainte lyrique
amère où abondent les rythmes ternaires, les reprises de vers ou
dřexpression, à valeur incantatoire peut-être, mais aussi par des procédés
directement dramatiques : coupes nombreuses, distiques martelés.
Lřéruption de la sensibilité confine chez Curiace à lřexaltation
complaisante, à une espèce de « volupté tragique » (J-L Barrault).
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Pierre Corneille, Horace
125
… Ou lřavènement dřun monstre ?
Curiace, face à son adversaire, paraît scindé ; cřest le double et le
contrepoint du héros éponyme : double, bien sûr, confronté à des
exigences contradictoires exactement identiques à celles dřHorace,
double aussi parce quřil est comme lui patriote (« Avant que dřêtre à
vous, je suis à mon pays », déclare-t-il à Camille, v. 562), double enfin
par sa valeur, sa bravoure, son courage, jamais mis en cause. Mais ses
ressemblances accusent surtout les contrastes : Curiace est le
contrepoint dřHorace ; il ne sera pas capable dřaller aussi loin dans
lřabnégation hautaine ; il incarne un héroïsme tempéré dřhumanité.
Cette scène révèle à eux-mêmes ces beaux-frères quřon aurait cru si
interchangeables (comme le suggérait la terminaison même de leur
nom) : ils ne sont pas des doubles symétriques ; ils découvrent quřils ne
sont pas dřaccord sur les fondements mêmes de leur métier de soldat et
sur les grandes questions de lřexistence. En désaccord complet, fâchés,
ils ne se quittent pas seulement ennemis publics, mais ennemis privés ;
ils se sont insultés sans y être obligés, une haine intime les sépare
désormais. Lequel est coupable de cette dérive ? Curiace, incapable de
supporter avec courage lřhonneur qui lui est fait, et qui préfère
incriminer les dieux et son beau-frère, ou Horace, dont la vaillance
héroïque sřélève jusquřà la monstruosité ? Impossible de répondre, bien
sûr, mais le fait est là : la décision des deux rois a révélé des dispositions
hostiles et incompatibles chez les deux principaux protagonistes. Les
deux amis, à la faveur de leur nomination, découvrent quřils sont en
désaccord profond, et cřest parce que ces deux personnages ne
sřentendent plus que leur combat sera un vrai duel à mort entre deux
ennemis, et non un affrontement entre deux soldats.
Dřun point de vue dramaturgique : cette scène signe déjà lřarrêt de
mort de Curiace et préfigure la suite (« et cřest ce qui me tue »). Cette
scène est donc celle de la transformation de deux amis en deux
ennemis, avant même leur affrontement physique : cette inimitié vient
de leurs divergences sur la question de lřhonneur et de lřhéroïsme.
Ennemis publics, ils vont se découvrir ennemis privés : lřhonneur de
lřun suscite lřhorreur de lřautre, lřun se contente dřune vertu ordinaire,
lřautre lřexige extraordinaire. Ce sont bien deux adversaires qui,
quelques instants plus tard, vont tenter de sřentre-tuer.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
2.
EXPLICATION : ACTE IV, SCÈNE 6
Problématique : le second fratricide dřHorace est-il un acte
dřhéroïsme patriotique ou un crime monstrueux ?
Horace revient du combat, brandissant son épée victorieuse ; à
côté de lui on porte ses trophées sanglants, « les trois épées des
Curiaces ». Comment aborde-t-il sa sœur douloureuse ? Comme un
soudard brutal et provocateur, comme un fanatique fermé à toute
humanité, selon une certaine critique ?
Lřélan de la victoire est encore en lui et, loin de chercher à le
dissimuler, il lřexalte à force de déictiques et dřanaphores : « Voici le
bras… » (notez la théâtralité de cette entrée en scène). Ces procédés de
répétition symbolisent lřhéroïsme guerrier et la gloire romaine de celui
qui martèle ses paroles. Il exhorte sa sœur à se laisser entraîner par le
pathétique dřadmiration dans une spirale héroïque qui le hisserait à son
niveau de hauteur, dřesprit de sacrifice face à tout ce qui nřest pas
lřintérêt supérieur de lřÉtat. Il lřexhorte à ressentir comme lui un
légitime désir de vengeance (v. 1251) et lřamour de la patrie (sqq.).
Curiace mort doit être oublié, et le deuil doit céder la place au bonheur
et à la liesse dans lřhonneur préservé : sa victoire rejaillit sur toute sa
famille, tout son pays.
Sřagit-il dřinhumanité ? Force est de constater que le caractère
dřHorace ne se dément pas : les conseils quřil donne sont toujours les
mêmes que ceux quřil donnait naguère, avant son départ pour le
combat. (II, 4) : il lui rappelle une fois de plus la nécessité du choix
héroïque qui réprime la sensibilité, réduite en sensiblerie, au profit
dřun intérêt supérieur, et cřest bien dans le camp de lřhéroïsme quřil
sřefforce, en ce moment crucial, de lřentraîner avec lui. La phrase
remplit dřun seul mouvement les cinq vers dřexhortation.
Inhumanité et barbarie ? Impossible de connaître le fond du cœur
dřun personnage de théâtre, quřon ne considère que par ses paroles et
ses actes, et dont on nřaccède jamais au fond des pensées, au secret du
cœur. Que pense au fond Horace ? Impossible de le dire. Peut-être ces
fanfaronnades, loin dřêtre des provocations, ne sont-elles que le masque
dřune souffrance chez celui qui a tué un ami, aimé dřune sœur avec qui
maintenant il faut à tout prix éviter de sřabandonner aux larmes, ce qui
reviendrait à tomber du piédestal héroïque sur lequel il était parvenu à
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Pierre Corneille, Horace
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se hisser. Un vrai héros ne peut connaître une seconde de relâchement,
et déplorer la mort de Curiace, ce serait se relâcher, voire trahir.
Camille ne veut rien entendre : la mort de Curiace lřa tant
indignée, tant révoltée quřelle a choisi son camp Ŕ le camp adverse. Le
processus « dřalbanisation » de Camille, provoqué par son amour pour
Curiace est maintenant terminé : en préférant les valeurs amoureuses
aux valeurs héroïques, elle est devenue la dernière Albaine (IV, 5). Face
aux provocations dřHorace, elle répond par lřironie (reprise décalée du
verbe « devoir) et lřélégie (« mes pleurs »).
De nouveau (1258-1261), Horace oppose au cœur les valeurs
héroïques de la vengeance, quřil expose dans des tournures gnomiques
typiquement cornéliennes. Il feint de ne pas comprendre le tourment
de sa sœur : pour lui, le nom de Rome est rédempteur, il est capable de
racheter et dřexorciser la douleur.
1262 sqq. : Camille, de nouveau, choisit lřarme de lřironie : elle
affecte ne pas pleurer ses frères, puisque son frère le lui ordonne, pour
mieux déplorer la perte de celui dont le nom même ne devrait plus être
prononcé : Curiace, dont elle invoque lřombre proprement inoubliable
comme sřil était présent, se dresse entre son frère et elle. Camille parle à
son amant mort : elle est du côté des vaincus et des trépassés, et
sřapprête déjà à rejoindre celui quřelle aime. Peut-être, en ironisant avec
son frère, ne cherchait-elle rien dřautre que la mort quřil lui donne.
1268 : Horace alors se laisse aller à une colère, une « fureur » qui
est le propre du héros tragique. Cřest au cours de semblables moments
dřaveuglement quřHéraclès a tué ses enfants avant de revenir à la raison.
Mais ici, la colère dřHorace nřest pas un aveuglement passager :
dřune part, il ne se repentira jamais ; dřautre part, il prétend agir par
raison (1319).
Horace nřest donc pas un héros tragique comme les autres…
aveuglé par la folie, ou exalté par un héroïsme patriotique hors du
commun ? Corneille ne tranche pas.
Toujours est-il que sa sœur devient « indigne », son ardeur
« criminelle » : pour celui qui a rompu toutes ses attaches humaines, il
ne voit plus sa sœur dans Camille, il nřentend plus la voix de la nature
qui lui commande de lui garder son affection : il la considère comme la
dernière Albaine, et menace de la tuer. Mais cřest aussi quřil considère
son refus de lřéthique glorieuse au nom de lřamour comme menaçant
pour sa propre identité. Sans lien, sans attaches autres que patriotiques,
il veut sřenfermer dans son identité romaine, et ne considère plus son
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
beau-frère que comme un « ennemi public ». Il multiplie de nouvelles
exhortations à Camille : la gloire ne lui suffit pas, il lui faut, pour
exister en tant que héros, être considéré comme tel dans le regard
dřautrui.
v. 1268-1277 : Les impératifs, le rythme ascendant, les sonorités
dures trahissent la fureur grandissante et la tension croissante de cette
scène qui sřachemine par degrés vers lřirréparable.
v. 1278-1294 : Camille pousse plus loin encore lřironie et les
provocations. Plus Horace exige la reconnaissance de son héroïsme,
plus elle la lui refuse, déniant ainsi non seulement toute valeur au
sacrifice consenti par Horace, mais détruisant son identité héroïque.
Celle-ci en effet implique lřadmiration, et Camille lui dénie cette
admiration que, selon Horace, elle lui doit. Plus Horace tente de lui
imposer le culte des valeurs héroïques et de sa propre personne (« ma
gloire, mes trophées »), plus elle lui renvoie une autre image de luimême, totalement négative et inhumaine : celle dřun « Barbare, tigre
altéré de sang ». Cřest de ce refus de le reconnaître comme héros que
viendra la nécessité (aux yeux dřHorace) de sa mort ; en le présentant
comme insensible (lřest-il ou pas ? encore une fois, on ne peut pas le
savoir), elle prive son combat héroïque de tout ce qui en faisait la valeur
et la grandeur ; si son cœur est froid et sřil nřétait pas sincèrement
attaché à Curiace, il est donc un monstre : cřest ce paradoxe devant
lequel Camille place son frère.
Dans cet affrontement, le collectif « Rome » est vite oublié : ce
sont deux « moi » qui se heurtent (« mes » trophées, « ma flamme, ma
joie, mes douleurs ») : Camille revendique les droits de lřindividu face à
la mutilation du moi imposée par Horace.
Pour se venger, Camille nřa quřun moyen : dégrader lřêtre
héroïque de son frère, non seulement en refusant de lřadmirer, mais
aussi en le poussant à la faute ; en exaspérant sa haine, en blessant son
narcissisme patriotique, elle va le contraindre à commettre un crime
affreux qui le salira ; et cřest ainsi seulement quřelle pourra prendre sa
revanche sur lřassassin, auréolé de gloire, de son fiancé. En salissant sa
mémoire, en lui faisant perdre cette réputation à laquelle il tient tant et
quřil sřest si chèrement acquise.
Cřest le sens des fameuses imprécations (1301 sqq.) : elles ne
révèlent pas les dispositions du cœur de Camille, elles sont un artifice
rhétorique, un procédé utilisé pour agir sur Horace, pour aigrir son
amour-propre, pour le conduire à commettre lřirréparable. Le coup
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Pierre Corneille, Horace
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mortel quřil lui donne, elle lřa cherché, non par désir de mort, (ou non
dřabord par désir de mort), mais par esprit de vengeance. La dernière
Albaine se révèle en fait une Romaine dénaturée. Elle « chauffe au
rouge » (Doubrovski) Horace, pour le « pousser à quelque lâcheté »
(assassiner chez elle une sœur désarmée) et par là « souiller » son
honneur si difficilement sauvé (v. 1292-1293). Cf. le v. 1265, où elle
exprimait son désir de vengeance : elle sera lřinstrument de cette
vengeance.
Les blasphèmes, Camille le sait, seront irréparables : elle sřen
prend à la source même de lřhéroïsme de son frère.
Camille lance des imprécations : cřest-à-dire des paroles dotées
dřun pouvoir magique, capables dřappeler le malheur sur lřobjet visé, ici
Rome. Elle appelle sur la ville la guerre extérieure, la guerre intérieure,
et le courroux du ciel (notez la symétrie avec la prophétie grandiose de
Sabine à lřacte I, pleine dřespoir pour Rome). Les paroles de Camille, et
telle est la force de la parole tragique, se changeront en malédiction
prophétique : au fond, ce que nous donne à voir Camille dans cette
scène cřest la ruine de Rome tombant sous les coups des Barbares : tout
se passe comme si Camille sera exaucée et vengée, quelques onze cents
ans plus tard… Aux sources mêmes de sa gloire, à lřorigine de sa
grandeur (la victoire sur Albe étant donnée, depuis lřacte I scène 1,
comme la condition de la conquête du monde), la Chute de lřempire
romain est déjà en germe : les crimes exigées par son impérialisme
auront leur « châtiment », quand bien même il ne serait pas
« soudain » : la vengeance de Dieu est parfois lente et tardive, mais
toujours inexorable. Cřest pourquoi la vision qui nous est ici offerte,
soutenue par une rhétorique éclatante, possède une dimension
apocalyptique.
Ce qui frappe, dans ces imprécations, cřest finalement la
similitude du frère et de la sœur Ŕ frères ennemis dans la plus pure
logique aristotélicienne : Camille, comme Horace, est animée dřun
même mouvement impérieux du moi, du même désir effréné dřêtre
dieu. À la joie dřHorace courant au combat fratricide, répond
pleinement le « mourir de plaisir » dřune Camille invoquant une
destruction matricide. On ne saurait trop insister sur lřidentité
profonde du frère et de la sœur. lřun épris dřhéroïsme, lřautre dřamour,
tous deux dřun absolu qui les pousse à la même intransigeance, au
même paroxysme et à une semblable exaltation de leur identité, au
même désir de vengeance aussi.
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Fin de la scène : Camille obtient ce quřelle souhaite, dřêtre tuée
par son frère, à la fois pour mourir (la vie étant devenue pour elle
insupportable) et venger son frère; celui-ci sauve Rome une seconde fois
en châtiant un sacrilège au prix dřun oubli des lois du sang, mais à
travers une infamie, non un exploit honorable (Camille est du côté du
souvenir, Horace du nécessaire oubli, celui-ci étant lié au détachement).
Camille nřest pas une faible victime, immolée de façon imprévue
et scandaleuse par une brute sanguinaire. Camille nřa cessé tout au long
de la scène de manœuvrer pour que son frère en arrive là. Sa mort est
volontaire : ce nřest pas une défaite mais une victoire ; puisquřelle
consomme la déchéance du héros en lui ôtant son honneur et sa gloire,
Camille incarne lřeffort de la femme pour fonder un héroïsme féminin,
celui de la passion ou du cœur, et peut-être aussi de lřautonomie
absolue du Moi.
Le duel le plus dramatique, pathétique et tragique du théâtre
cornélien, la lutte à mort entre deux êtres, profondément liés, selon le
précepte aristotélicien, par le sang et le sentiment, incarnant deux
héroïsmes, deux philosophies antagonistes revendiquant chacune sa
légitimité.
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Pierre Corneille, Horace
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3. EXPLICATION : ACTE V, SCÈNE 2, V. 1535-1594
Le Ve acte est « tout en plaidoyers », reconnaît Corneille dans
lřExamen de 1660, pour y voir lřun des défauts de la pièce. La deuxième
scène de lřacte V est entièrement occupée par de longs discours. Celui
dřHorace, qui termine la scène, répond, en présence du roi juge, à celui
dřaccusation, prononcé par Valère, lequel réclame la peine de mort
pour le crime fratricide et sacrilège. « Voici donc Horace, resté seul,
meurtrier et meurtri, trahi par ses semblables, incompris de ses proches
Ŕ non seulement dřune épouse gémissante et médiocre, mais de son
père même » (S. Doubrovski).
Un héros stoïcien et fataliste ?
Une stichomythie provocatrice ouvre la réplique dřHorace : en
une belle symétrie frappante, il oppose au roi un refus de réponse
cinglant et inattendu. On attend un plaidoyer, et cřest dřemblée le refus
de se défendre (v. 1535), de sřexpliquer (v. 1536), une soumission
complète qui nous est donnée à lire.
Le dramaturge ménage ici un effet de surprise, conformément
aux principes de sa dramaturgie moderne et baroque. La première
interprétation quřon peut donner à ce refus inattendu de lřapologie,
cřest le caractère même du héros : incarnation de la virtus romaine, il
pratique une vertu austère et dřinspiration stoïcienne ; à ce titre, il
acquiesce à lřordre du monde au point dřaccepter le sort fatal qui lui est
promis : « amor fati », « sustine et abstine » sont les mots dřordre du héros
stoïcien, auxquels Horace se conforme ici : « je suis prêt dřobéir »
(v. 1545). Lřaspiration au suicide, forme de mort favorite des
philosophes stoïciens car elle leur permettait, le moment venu,
dřéchapper à la contrainte que le pouvoir voulait exercer sur eux (quřon
songe à Sénèque ou Caton dřUtique) relève aussi de la morale
stoïcienne.
Mais ce renoncement peut aussi sřexpliquer par une autre cause :
on peut voir dans cette scène, comme le font Doubrovski et Louis
Herland, lřexpérience de la solitude et de lřéchec éventuel de
lřhéroïsme. Horace découvre ici le drame de tout héros : lřimpossibilité,
après avoir réussi son acte dřhéroïque, de subsister longtemps dans ces
hauteurs inaccessibles (v. 1569-1572). Il comprend que pour survivre à
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
jamais dans la mémoire des hommes, pour sřimmortaliser dans cette
réputation, ce renom, cette renommée qui, comme on lřa vu, lui
tiennent tant à cœur, il nřest pour lui quřune solution : cřest la mort. La
mort fige dans son identité héroïque le vaillant qui aura une fois mérité
dřêtre admiré, et lui évite le risque de déchoir, de retomber dans la
médiocrité, soit parce que la déchéance est inévitable, soit parce que
lřoccasion qui a permis lřexploit extraordinaire ne se renouvellera pas,
et ne servira donc pas de point de départ à une nouvelle prouesse
(v. 1568). On ne peut durablement se maintenir au plus haut niveau
lorsquřon a rendu à lřÉtat un aussi signalé service que vient de le faire
Horace. Celui-ci comprend que, surtout dans la mesure où sa
renommée est entre les mains dřun peuple méprisable (v. 1559 sqq.), il
est à la merci dřun instant, dřune ignominie pouvant dřun moment à
lřautre ternir sa gloire (v. 1570).
Cřest ce souci dřêtre pétrifié au faîte de sa gloire qui pousse
Horace à demander au roi la mort que réclame Valère Ŕ à condition
que cette mort lui soit accordé pour éterniser sa renommée, non pour
noter sa vie dřinfamie : Horace découvre avec douleur que « la mort
seule aujourdřhui peut conserver [sa] gloire » et quřil est « bien malaisé »
dřassurer longtemps lřexpansion héroïque. La mort après lřexploit est la
meilleure fin, bien que paradoxale, que puisse faire le héros. Davantage
que la mort infâme à quoi lřexpose son fratricide, cřest le suicide que
demande Horace, forme de mort considérée comme noble dans la
Rome antique, car elle exigeait du courage et de lřesprit de sacrifice : le
suicide, mort glorieuse, permet seul dřéchapper au temps et à autrui, et
dřimmortaliser lřhéroïsme (v. 1585 et 1594).
« Ainsi, au sommet de sa carrière héroïque », écrit S. Doubrovski,
« le héros rencontre la solitude tragique absolue ; il envisage, bien avant
Suréna, la fragilité, lřéchec peut-être de lřhéroïsme, il entend, dans cette
aspiration à mourir, Řlřappel du néantř (Louis Herland) ». Défiant
jusquřau bout la médiocrité, quand bien même elle viendrait du roi qui
pourrait dřun signe de tête le détruire, Horace sřenferme dans le silence
tragique et nřouvrira plus la bouche jusquřà la fin de la pièce. Cřest au
roi seul, dont la grandeur dřâme répond ici à celle de son soldat, quřil
reviendra de rendre à Horace un sens à sa vie désenchantée, de le faire
sortir de sa nuit : « Vis, donc, Horace… »
Oui, mais à cette lecture qui privilégie le désir de mort revendiqué
par Horace dans cette scène, on peut opposer une objection majeure :
Horace est-il « sincère » ? Il est impossible de répondre à cette question,
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Pierre Corneille, Horace
133
car le but dřune pièce de théâtre nřest en rien, on lřa déjà vu, de nous
« révéler » le « caractère » du personnage. Du moins sřaperçoit-on quřon
peut lire ce texte non comme lřaveu dřun héros inquiet et solitaire, mais
comme la louvoyante stratégie dřun grand serviteur de lřÉtat contraint
de se défendre.
… Ou habile orateur ?
Lřabandon dřHorace à lřautorité du roi est-elle désintérêt sincère
de lřissue du procès et acceptation stoïcienne de la mort à venir, ou
cette posture nřest-elle après tout quřune stratégie de défense,
particulièrement intelligente et efficace dřailleurs, puisque le monarque
va finalement non pardonner à Horace, mais du moins le laisser vivre
pour assurer son pouvoir (v. 1659) ?
À quoi bon se défendre, lorsque la cause est aussi sûre ?
Lřaffrontement était dès lřorigine biaisé : on le savait déjà, le roi était
juge et partie ; loin dřêtre neutre, comme il convient à lřinstance
judiciaire, il avait déjà pardonné à son serviteur avant même lřouverture
du procès (v. 1455 - v. 1465) ; il avoue même nřécouter Valère quřà
regret, parce que son devoir lřy engage, mais on sent tout de suite quřil
ne prête lřoreille que pour la forme, son jugement est déjà
formé (v. 1479-1480). Aussi peut-on lire comme une antiphrase
purement rhétorique la question dřHorace aux vers 1539-1540 : Horace
sait, parce quřil vient de lřentendre, quřil nřest en rien condamnable aux
yeux de son roi, et quřil nřa donc rien à craindre. Sa fermeté peut lui
venir de son tempérament héroïque, mais aussi de cette certitude
intime, et fondée sur de bonnes raisons, quřil sera absous.
Dřailleurs, à bien y regarder, Horace ne feint la résignation que
pour donner plus de force à son plaidoyer ; les arguments quřil emploie
sont réversibles, et, présentés par lui comme justifiant sa mort, le roi
peut les entendre comme autant de raisons de lui conserver la vie :
- argument aristocratique : seul le peuple peut exiger une vertu
continue : Horace sait que, pour lui comme pour son prince, ce
jugement populaire ne possède pas de valeur ; un jugement
royal ne doit pas se soumettre à la volonté des vilains quřil
gouverne ;
- prétérition : Horace prétend laisser de côté son exploit (v. 1573),
mais use de son héroïsme et de sa valeur comme un bouclier ;
- antiphrase : v. 1589 : Horace sait que le roi sait quřil nřexiste pas
dans son royaume de soldat aussi vaillant que lui ;
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
- quasi menace : v. 1543-1544 : Horace suggère, par le verbe « sřen
prive » que le roi perdra beaucoup dans cette condamnation ;
- rappel des bienfaits : Horace rappelle à Tulle tout ce quřil lui doit
(v. 1592).
Horace est tellement sûr de lui quřil se permet dřironiser avec le
monarque et de le traiter avec quelque condescendance, en particulier
au début de sa réplique. Muré dans une intransigeance hautaine et
dédaigneuse à lřégard de tous, sans remords, enfermé dans sa « gloire »
égoïste et amère, Horace reste fidèle au personnage rigide qui, à lřacte
II, avait durement condamné Curiace.
Horace, certes, refuse de se défendre au sens strict du mot : il
nřoppose pas à Valère ni au roi un discours judiciaire dont le but serait de
montrer son innocence ou les circonstances atténuantes quřil pourrait
alléguer au cas où il plaiderait coupable ; sans regret, sans larmes, il ne
cherche pas à apitoyer le roi sur son sort, contrairement à ce que fera
son père dans la scène suivante. Il ne reste pas pour autant
« silencieux » : il parle, il parle beaucoup, et il parle comme un orateur :
avec le dessein de convaincre son interlocuteur. Il essaie bel et bien de
sauver sa tête. Son discours, quelque peu orthodoxe quřil soit, est bien
un plaidoyer.
Où réside alors le malentendu ? Cřest que sa défense nřest pas
celle dřun accusé ordinaire, mais dřun grand serviteur de lřÉtat. Cřest
quřau lieu du discours judiciaire quřon attendait et quřil refuse de
prononcer (et il nřy a pas à sřen étonner : un grand aristocrate ne
sřabaisse pas à chicaner comme un bourgeois, ce serait déchoir que de
songer seulement à se défendre), Horace se lance dans un très habile
discours délibératif ; lřobjet de ce type de harangue est lřopportun et
lřinopportun : or, sans parler de sa possible culpabilité, Horace déplace
le débat sur le terrain de lřintérêt bien compris du roi : « tu peux me
tuer, dit-il en substance à Tulle, tu en as le droit, mais si je meurs, tu
perds ton meilleur défenseur. Ton intérêt, ou plutôt celui de lřÉtat, est
de me garder en vie ». Sa tirade est aussi toute entière un manifeste
dřallégeance envers le roi (v. 1542 ; v. 1586-1587), comme pour garantir
à ce dernier quřil nřa rien à craindre de son serviteur, mais quřil a tout
intérêt au contraire à le garder en vie près de lui.
Dans cette réplique, Horace ne sřadresse pas au roi en tant que
juge, mais en tant quřhomme politique ; il ne lui parle pas comme
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Pierre Corneille, Horace
accusé dřun tribunal, mais comme conseiller du monarque. Cřest cette
perspective « utilitaire » qui va permettre à Horace de sřen sortir.
Tulle va très bien saisir ce discours. Il refusera de disculper Horace
(v. 1733-1734) : celui-ci est pleinement coupable, cřest un point acquis.
Mais il est utile à lřÉtat, bien plus que ses autres sujets (v. 1747 sqq.) :
cette utilité le met à lřabri des lois, à lřabri aussi des frontières qui
séparent le bien et le mal, et ne valent que pour les médiocres. Un vrai
héros Ŕ un vrai héros tragique Ŕ évolue dans un monde moral où bien
et mal, entendus au sens habituel quřon donne à ces termes, nřont pas
de sens. Aussi Horace, déclaré coupable, ne connaîtra-t-il pas dřautre
châtiment que de devoir faire la paix avec Valère (v. 1763). Ce nřest pas
la une légère peine : Tulle fait descendre Horace du piédestal solitaire
où il sřétait hissé, et lui impose de tisser de nouveaux liens avec
lřhumanité Ŕ des liens de citoyenneté vont se substituer aux liens du
sang et de lřamitié quřil a dénoués en allant se battre contre son beaufrère. Tulle refuse ce héros refermé sur lui-même : lřhéroïsme doit, pour
nřêtre pas un vain et dangereux narcissisme, sřouvrir à la collectivité. La
liberté quřavait conquise Horace à lřacte II se trouve désormais aliénée à
Rome et à lřensemble de ses concitoyens incarnés emblématiquement
dans Valère. Celui-ci, ami public et ennemi intime, est à ce stade le
symétrique inversé de Curiace : Horace a rompu avec celui-ci, il
découvre maintenant que cřest pour se trouver lié à celui-là. Le
libérateur de Rome est désormais lřesclave des Romains ; le serviteur
docile de la Raison dřÉtat découvre quřil doit servir les intérêts des
Romains, quelque médiocres quřils soient.
Rappel
Les trois types de discours dans la rhétorique classique (dřaprès G.
Molinié, Dictionnaire de rhétorique)
Type de discours
Délibératif
Judiciaire
But
Opportun/inopportun
Utile/nuisible
Morale, politique
Conseil/Dissuasion
Vrai/faux
Domaine
Nature
Tribunal
Plaidoyer/Réquisitoir
e
Epidictique
(démonstratif)
Bien/Mal
Apparat
Éloge/blâme
« Le genre délibératif est lřun des trois grands genres de
lřéloquence. Il est défini par une matière du discours : le caractère
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
opportun ou inopportun dřune décision à prendre, de la part de
particuliers ou de corps constitués, touchant aussi bien les positions
idéologiques, que la morale et ses enjeux les plus concrets dans lřaction.
Le genre délibératif envisage aussi ce quřon appellerait aujourdřhui les
conditions de faisabilité de lřéventuelle entreprise en y incluant la
considération des mœurs des personnes concernées. »
Le discours délibératif, quřon qualifie aussi de discours politique,
sřadresse à lřassemblée, au sénat. On y conseille ou déconseille sur
toutes les questions portant sur la vie de la cité ou de lřÉtat : la
diplomatie, lřéconomie, la budgétisation, la législation, etc. Ce type de
discours a donc pour finalité les décisions à prendre et on y discute de
leur côté utile ou nuisible. Il faut y utiliser une argumentation par
lřexemple.
Discours démonstratif
« Le genre démonstratif est lřun des trois grands genres de
lřéloquence. Il se définit par la matière du discours : le bien ou le mal.
Traditionnellement, le discours porte sur une personne : il devient
donc blâme ou éloge, par rapport à lřutilité et à lřhonnêteté, selon la
considération de ladite personne et de ce qui a trait à elle, même après
sa mort. Mais il nřy a pas de raison de limiter ce genre à un objet
personnel. Le fait est quřon loue des hommes (des dieux), parfois
même, peut-être par plaisanterie, des animaux, des institutions ou des
États, voire des objets inanimés. »
Ce genre de discours a pour dénomination grecque discours
épidictique. Lřauditoire est représenté par des spectateurs. Ce type de
discours regroupe tous les discours dřapparat, les panégyriques, les
oraisons funèbres, etc. On y blâme ou y loue un homme Ŕ ou une
catégorie dřhommes Ŕ en mettant en avant le côté noble ou vil de son
existence, de son action. Lřamplification est souvent employée dans ce
type de discours. Le discours démonstratif ne dicte pas un choix, mais
oriente les choix futurs. Enfin, il peut être employé à des fins
pédagogiques.
Discours judiciaire
« Le genre judiciaire est lřun des trois grands genres de
lřéloquence. Il se définit par la matière du discours : il sřagit toujours de
discuter sur le vrai ou le faux, contradictoirement. Le judiciaire
correspond donc à plusieurs états de la cause. »
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Pierre Corneille, Horace
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Dans ce genre de discours, lřauditoire est généralement un
tribunal. On vise ici à accuser (par un réquisitoire) ou à défendre (par
une plaidoirie). Le discours porte sur des faits qui se sont passés. il sřagit
de les établir, de les qualifier et de les juger. On fait donc appel aux
notions de justice et dřinjustice, et on utilise le raisonnement
syllogistique et lřenthymème. Lřorganisation du discours est soumise à
des lois : on sřadresse à un auditoire spécialisé.
4. EXPOSÉ : LES FEMMES DANS HORACE
CORNEILLE, HÉROÏNES ET AMOUREUSES
DE
Horace est-elle une pièce masculine ? Tragédie de lřÉtat, de
lřhéroïsme viril, de la vaillance et de lřesprit romain, on pourrait croire
que les femmes nřoccupent ici que la portion congrue. On sait
dřailleurs que Corneille nřestimait guère les tragédies qui mettent en
scène les thématiques féminines traditionnelles comme lřamour et la
galanterie : comme il lřécrivait dans le Discours de l’utilité et des parties du
poème dramatique (1660), « La dignité [de la tragédie] demande quelque
grand intérêt dřétat ou quelque passion plus noble et plus mâle que
lřamour, telles que sont lřambition ou la vengeance et veut donner à
craindre des malheurs plus grands que la perte dřune maîtresse. » Une
tragédie historique consacrée à la naissance du héros dřÉtat peut-elle
donc avoir quelque souci des femmes et de leurs préoccupations
habituelles, lřamour et la sphère domestique, la seule sur laquelle on
leur reconnaît quelques droits ?
En fait, la position de Corneille est plus complexe, comme on sřen
aperçoit dès quřon continue la lecture du Discours : « Il est à propos dřy
mêler lřamour, parce quřil a toujours beaucoup dřagrément et peut
servir de fondement à ces intérêts et à ces autres passions dont je parle
ŕ mais il faut quřil se contente du second rang dans le poème, et leur
laisse le premier. » On découvre en fait que, si elle nřest pas dřemblée
perceptible, lřimportance des femmes est capitale dans le dispositif
dramaturgique autant que pour le sens général du drame. Sans les
femmes, la tragédie dřHorace et de Curiace nřaurait même pu être
envisagée.
Cřest sur des apparitions féminines que sřouvre Horace. La
première scène, consacrée à lřexposition, nous présente de façon
conventionnelle un dialogue entre un personnage principal et sa
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
confidente, et met en place le premier nœud de la pièce, celui du
conflit fratricide ; la pièce débute ainsi comme un affrontement entre
femmes : Julie, la « pure » Romaine, et Sabine, femme entre deux
mondes, écartelée entre Albe et Rome, confrontent des points de vue
antagonistes.
Julie incarne du côté des femmes ce que le Vieil Horace incarne
du côté des hommes : la romanité à lřétat pur. Dans son âme ne
règnent que les rêves de gloire, de conquêtes, de « grandeur » (v. 17), et
bien sûr de « vertu » (v. 65). Parmi les personnages féminins, Julie est la
seule à nřêtre pas déchirée : il est aisé pour elle de prendre parti pour
son pays, sans arrière-pensée, et, insoucieuse de la « double culture » de
Sabine, elle lui reproche sans ménagement lřéquivocité de sa position
(v. 20 sqq.). Julie est une dure « Dame romaine », qui reproche à Sabine
dřêtre une « âme commune » ; lřopposition « âme commune » / « grand
cœur » doit dépasser les limites de la condition féminine et de la
faiblesse des femmes. Tout le premier acte est féminin au sens où il est
celui de lřamour, des rêves de bonheur à deux, de réconciliation, de
paix et dřapaisement : cřest celui des cris dřespoirs de Camille (v. 275,
v. 328). La politique ne tardera pas à briser ces aspirations.
Camille est lřhéroïne de la pièce, le rôle dans lequel les
tragédiennes rêvent de sřillustrer : Rachel, en 1850, interpréta ce
personnage avec un brio qui a marqué lřhistoire du rôle. Camille est
souvent donnée comme la figure de lřexaltation amoureuse contre le
patriotisme incarné par son frère ; elle est aussi donnée, à cause des
imprécations quřelle prononce à lřacte IV, comme traîtresse à sa patrie
quřelle maudit par amour et par désespoir.
La passion la conduit à renoncer au devoir de son rang : ainsi,
refusant les valeurs aristocratiques qui sont celles de sa caste, elle
continue dřaimer Curiace même quand elle le croit déserteur (v. 247).
Lřamour cède chez elle la place à la passion brute.
Camille croit-elle aux discours subversifs quřelle tient dans ces
vers ? Il est difficile de le dire. La question nřa même pas grand sens, en
fait : un personnage de théâtre nřexiste pas en dehors de ce quřil nous
montre de lui et de ce quřil dit, il nřa pas de réelle intériorité,
contrairement au personnage de roman. Ce qui est sûr, cřest que, pour
Curiace, elle est une figure de la tentation, figure diabolique : elle tente,
consciemment ou non, de faire basculer Curiace de son piédestal
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Pierre Corneille, Horace
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héroïque ; elle lui ment en lui faisant croire que « son nom ne peut plus
croître » (v. 549) : cřest faux bien sûr ; sřil fuit, sřil passe du côté de
Camille, il encourra aussitôt lřinfamie et le déshonneur. Il sera tenu par
tous, y compris par les Romains, pour un traître et un transfuge et
deviendra indigne dřépouser une Romaine, quoi quřil ait pu accomplir
de grand auparavant : lřhonneur est fragile et peut se perdre en un
instant. À ce stade, Camille est une menace pour le nom même de
Curiace. Elle est aussi la tentatrice pour Horace, lorsquřelle le provoque
jusquřà le pousser à la faute Ŕ assassiner sa sœur et risque de perdre sa
gloire. Avec son frère, plus impulsif que son fiancé, elle réussit, dût-elle
en mourir. Dans toute la pièce, elle est une menace portée contre
lřhéroïsme viril. Camille est profondément et essentiellement
subversive. En sřen prenant à Horace, alors quřelle est Romaine, elle
met en danger lřÉtat de lřintérieur Ŕ les Curiaces ne lřattaquaient que
du dehors. Sa mort toutefois ne sera pas inutile : son sacrifice était en
effet nécessaire, à en croire Prigent (p. 91), pour que naisse le héros
dřÉtat : « Le sacrifice de Camille était nécessaire à la naissance du héros
dřÉtat ».
En fait, si cette lecture qui fait de Camille un personnage mû par
sa seule passion ne peut être invalidée, il nřen reste pas moins que
Camille ressemble beaucoup à son frère : incapable de se partager, toute
à Curiace comme il est tout à Rome, cřest parce quřelle est aussi
intransigeante quřHorace quřelle finit par embrasser le point de vue
albain et par haïr la nouvelle icône du peuple romain qui la brave à ses
yeux. Contrairement à Chimène, elle est incapable de mettre sa gloire
dans lřaccomplissement dřun devoir social, elle est livrée totalement à sa
passion sans souci de son identité de Romaine. Le frère et la sœur,
divisés entre deux nations au début de la pièce, vont faire leur choix, se
découvrir au cours du drame : Horace deviendra seulement romain,
transformant en haine son affection pour les Curiaces ; Camille
prendra le parti adverse et renoncera à Rome, vouant sa famille et sa
cité à lřexécration. Entre ces frère et sœur ennemi, qui ne sont si
opposés que parce quřils sont si semblables, lřaffrontement est
inévitable, les provocations de part et dřautre immanquables, et la mort
de Camille aussi.
Comme Horace, elle est en quête de lřautonomie : « asservie » (IV,
1209), elle ne veut plus être dominée. Elle revendique un droit à la
tristesse, puis remet en cause la générosité ravalée en barbarie :
lřhéroïsme dénoncé comme une régression (« dégénérons ») vers les
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
formes les plus primaires de la nature masquées sous des allures
honorables : elle dénonce lřidée que « la brutalité » puisse faire « la
haute vertu ».
En tout cela, elle reste romaine : la femme dřune seule passion
(« mon unique bien ») est bien un double dřHorace, une « Horace
femme », comme dit S. Doubrovski : ses valeurs sont les mêmes que son
frère ; en elle domine le souci du devoir, de la constance, de gloire Ŕ
mais ces valeurs, parce quřelle est une femme, elle ne peut les vivre que
dans lřamour (v. 1241 sqq.) et cřest en cela quřelle se sépare dřHorace.
Il nřen va pas de même pour les Albains : Curiace, en revanche,
cherche, comme sa sœur Sabine, à maintenir un équilibre entre
lřhéroïsme et lřamour-passion. (v. 267-270). Entre le frère et la sœur
Albains, il convient toutefois de mettre quelque différence. Sabine est
davantage encore que Curiace, le personnage le plus déchiré de la
pièce : à aucun moment elle ne parviendra à prendre partie (alors que
son frère se résoudra au moins à aller se battre). Sabine est le
contrepoint de Camille : la seconde incarne un héroïsme de lřamour et
grandeur tragique à laquelle elle accède en devenant plus albaine que
les Albains ; la première représente lřéchec et lřimpossibilité de
lřhéroïsme dans une âme coupée en deux.
Mais lřopposition est plus profonde. La spécificité de Sabine, et sa
grande différence avec Camille, cřest quřelle reste attachée viscéralement
à la logique vendettale, familiale, archaïque, patriarcale. Elle est
lřAntigone dřHorace : elle ne peut pas même penser le conflit public et
reste prisonnière, dans ses conceptions, de la sphère privée (v. 752).
Tous les rapports humains se ramènent selon elle à la loi du sang, aux
affaires de famille. Pour elle, il nřy a pas le plan de la cité et celui du
lignage : il nřy a quřun seul conflit, comme elle le suggère dans sa
prosopopée de Rome (v. 33 sqq.) : « Albe est ton origine ».
Lorsquřelle tentera de séparer les deux ordres (v. 1367, 1371 sqq.),
cřest encore pour mieux maintenir la sphère domestique (v. 1367,
v. 1371 sqq.), sans se rendre compte que la mort de Camille nřest pas de
lřordre du domestique : cřest une conséquence de la guerre, qui ne peut
être résolue quřau niveau de lřÉtat, et de celui qui lřincarne : le roi.
Sabine nřest pas pour autant lâche et geignarde : elle est à moitié
romaine. Sa souffrance est assumée, positive ; aux v. 1 et 2 : Sabine
revendique une éthique féminine, où la faiblesse aurait ses droits et où
les pleurs seraient reconnus, à condition dřêtre contrôlés, contre la
morale masculine : faiblesse, ébranlement, désordre sont son partage.
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141
Pierre Corneille, Horace
Elle est du côté de la conciliation : elle va tenter, mais sans jamais
vraiment y réussir, dřassumer en même temps son statut de sœur et son
statut de femme, dřêtre la fille dřAlbe par le sang, et la fille de Rome par
adoption (comme lřexplique Prigent) : elle va tenter de briser la tragédie
familiale en ne choisissant pas (v. 749 sqq.). Son attitude est vouée à
lřéchec. Elle se met par avance du côté des perdants, avec lesquels elle
compatît (v. 753-754) ; personnage de la « mélancolie » (v. 134), il y a
quelque chose de romantique dans son obstination à se mettre, par
principe, du côté des vaincus (v. 90). Cřest parce quřelle est
mélancolique quřelle sera restera par la suite indécise, incapable de
prendre parti ; refusant tout héroïsme, toute gloire, elle ne veut en
partage que le ressentiment, et surtout les larmes.
Cřest encore cette stratégie de négation de la sphère publique qui
la conduit, à lřacte II, lorsquřelle demande à Curiace et Horace de la
tuer : elle souhaite ravaler leur conflit au plan de la vengeance privée ;
elle cherche à nier le plan public pour ravaler leur rivalité au seul plan
privé : celui de la vengeance, du sang qui appelle le sang, qui seule
pourrait à ses yeux faire de son frère et de son mari des « ennemis
légitimes » (v. 624). Mais ce combat nřest en rien de lřordre de la
vengeance, la tragédie dřHorace et de Curiace nřest pas une tragédie de
la revanche : ils sont liés par des intérêts privés, mais sur ce plan rien ne
les oppose, cřest au nom de la chose publique quřils doivent se battre.
Sabine fait erreur en tentant de dénaturer le conflit dřÉtat en affaire de
famille.
H. ANNEXES : TEXTES ET DOCUMENTS
1. LA
CARRIÈRE DE
CHRONOLOGIQUES
PIERRE CORNEILLE :
REPÈRES
6 juin 1606 : Naissance de Pierre Corneille à Rouen.
1615-1622 : Corneille fait ses études au collège des jésuites de Rouen,
où il sřinitie au théâtre.
1629 : Mélite, première œuvre dramatique de Corneille. Cřest une
« pièce comique ».
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Rome, du mythe glorieux à la légende noire
1634 : Médée, première tragédie. Comme toutes les pièces de Corneille
jusquřen 1647, elle est créée par la troupe de Mondory.
1635 : L’Illusion comique.
1637 : Au début de janvier, représentation du Cid, tragi-comédie. Le
triomphe tourne vite à la polémique quant aux conceptions
dramaturgiques de Corneille. La querelle du Cid ne sřapaisera quřaprès
1639.
1640 : Horace.
1641 : Corneille épouse Marie de Lampérière. Création de Cinna.
14 mai 1643 : Mort de Louis XIII.
1647 : Le 22 janvier, Corneille est élu à lřAcadémie française.
1648-1653 : Troubles de la Fronde.
1656 : Traduction de lřImitation de Jésus-Christ.
1660 : Publication dřune édition revue et corrigée de ses œuvres.
Chacun des trois volumes est précédé dřun Discours, en réponse aux
critiques de lřabbé dřAubignac dans sa Pratique du théâtre (1657).
1661-1715 : Règne de Louis XIV.
1667 : Racine connaît un grand succès avec Andromaque. Il sřen prendra
bientôt au théâtre de Corneille dans sa préface à Britannicus (1670).
1670 : Création à lřHôtel de Bourgogne de Bérénice de Racine et, au
Palais-Royal, de Tite et Bérénice de Corneille.
1674 : Tandis que lřIphigénie de Racine triomphe à la cour, Corneille
fait jouer à lřHôtel de Bourgogne sa dernière pièce, Suréna. La pièce est
bientôt retirée, au profit dřIphigénie. Corneille renonce définitivement
au théâtre.
1682 : Nouvelle édition des œuvres théâtrales, en quatre volumes.
1er octobre 1684 : Mort de Pierre Corneille à Paris.
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143
Pierre Corneille, Horace
2. LA
SOURCE PRINCIPALE
HISTOIRE ROMAINE
D’HORACE
: TITE-LIVE,
Je vous propose ici de découvrir l’histoire originale des Horaces et des
Curiaces dans deux traductions d’époque : le texte intégral, par Pierre du Ryer,
et le résumé par Nicolas Coëffeteau.
a) Les Horaces et les Curiaces. Traduction de
Pierre du Ryer, 1659.
[24] 1. Il y avait alors dans chaque armée trois frères jumeaux, et
tous égaux en âge et en force. Chacun sait que ce sont les Horaces et les
Curiaces. Et certes il y a peu dřhistoires anciennes qui soient plus
illustres et plus célèbres. Toutefois dans une chose si connue, on ne
peut dire assurément de quel peuple étaient les Horaces, et de quel les
Curiaces, tant les auteurs sont partagés sur ce sujet. Néanmoins la
plupart assurent que les Horaces étaient Romains, et pour moi, je nřai
pas beaucoup de peine à suivre cette opinion. 2. Les Rois proposèrent
donc à ces frères jumeaux de combattre pour la gloire de la patrie, parce
que lřEmpire devait demeurer du côté où sřattacherait la victoire. Ils ne
refusèrent pas cet honneur ; on convient du temps et du lieu, 3. mais
devant que de combattre, les Romains et les Albains tombèrent
dřaccord que le peuple dont les combattants seraient vainqueurs
commanderait paisiblement à lřautre.
Ces espèces de traités se font en diverses façons qui se rapportent
toutes à un. 4. Nous avons appris que celui-ci, qui est le plus ancien qui
soit venu jusquřà nous, fut fait en cette manière. Le Fécialien vint faire
à Tullus cette demande : « Voulez-vous, Sire, que je traite avec le père
Patrat du peuple dřAlbe ? » Quand il en eut donné la permission : « Je
vous demande, dit le Fécialien, les herbes sacrées. » A quoi le Roi
répondit : « Cueillez-en de pures. » 5. Alors le Fécialien en apporta du
haut dřune montagne, et puis il fit encore cette demande au Roi : « Ne
me faites-vous pas lřEntremetteur Royal du peuple Romain des
Quirites, ces vases et mes compagnons ? - Oui, répondit le Roi, pourvu
que ce soit sans fraude, et sans blesser mes intérêts et ceux du peuple
Romain des Quirites. » 6. Ce Fécialien était M. Valerius, qui fit Sp.
Fusius père Patrat en lui touchant la tête et les cheveux avec de la
Verveine. Au reste, on a de coutume de créer ce père Patrat pour faire
et pour prendre le serment, et enfin il arrête lřaccord avec plusieurs
paroles et quantité de cérémonies quřil nřest pas besoin de rapporter. 7.
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144
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
Ensuite, lorsquřon eut fait la lecture des conditions du traité : «
Écoutez, dit-il, ô Jupiter, écoutez, ô père Patrat du peuple dřAlbe,
écoutez vous-même, peuple dřAlbe. Les choses qui vous viennent dřêtre
lues, tant les premières que les dernières, vous ont été lues sans fraude,
et vous avez pu clairement les entendre. Le peuple Romain ne
contreviendra pas le premier à ces conditions. 8. Que sřil y contrevient
de mauvaise foi le premier par un consentement du public, ô Jupiter,
frappe-le en même temps comme je vais frapper ce Porc, et le frappe
avec dřautant plus de violence que tu es plus fort et plus puissant que
les hommes. » 9. Après ce discours, il frappa le porc avec un caillou, et
les Albains de leur côté prêtèrent aussi le serment par leur Dictateur et
par leurs Prêtres, ayant fait les cérémonies quřils ont accoutumé
dřobserver en pareille occasion.
[25] 1. Lřaccord ayant été fait, les trois jumeaux prirent leurs
armes, selon quřil avait été résolu. Chaque peuple exhorta les siens à
combattre généreusement, leur représentant que les Dieux du Pays, que
la Patrie, que leurs pères, que tous ceux qui étaient demeurés dans la
ville, que tous ceux qui étaient alors dans lřarmée nřespéraient quřen
leurs mains et en leurs armes. Et enfin ces jeunes hommes,
naturellement courageux et animés outre cela par la voix de leurs
partisans, sřavancèrent entre les deux armées 2. qui étaient chacune en
bataille devant leurs retranchements, moins en peine du péril présent
que du succès du combat ; car il sřagissait en cette occasion de lřEmpire
qui dépendait du courage dřun si petit nombre de combattants. Cřest
pourquoi chacun en suspens et en doute regardait avec effroi un
spectacle si peu agréable.
3. Aussitôt que le signal fut donné, ces jeunes hommes jumeaux,
qui portaient avec eux tout le courage et toute lřardeur de deux
puissantes armées, marchèrent tête baissée les uns contre les autres,
comme feraient deux bataillons. Ils ne considérèrent point leur propre
péril, et rien ne se présentait devant leurs yeux que lřEmpire ou la
servitude, que la fortune de leur patrie qui était alors entre leurs mains,
et qui devait être telle quřils la feraient. 4. Dès quřils commencèrent à
marcher et quřon eut vu la lueur de leurs épées, tous les Spectateurs de
ce combat furent saisis dřune horreur épouvantable ; et comme
lřespérance de la victoire ne penchait encore ni dřun côté ni de lřautre,
il nřy avait de part et dřautre que de la crainte et du silence. 5. Ensuite,
quand ils en furent venus aux mains, et que non seulement leur
démarche et le maniement de leurs armes, mais encore le sang et les
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Pierre Corneille, Horace
145
plaies eurent de toutes parts attirés les yeux, deux des Romains
tombèrent morts lřun sur lřautre, après avoir blessé les trois Albains. 6.
Lřarmée du peuple dřAlbe en jeta un grand cri de joie, et les légions
Romaines, désespérant de la victoire, demeurèrent épouvantées de la
fortune de celui quřenvironnaient les trois Curiaces. 7. Toutefois il
nřavait point été blessé, et sřil nřétait pas seul assez fort pour résister
contre trois, il était au moins en état de les combattre lřun après lřautre.
Aussi, pour les séparer les uns des autres, il commença à prendre la
fuite, sřimaginant quřils le suivraient lřun de plus loin, lřautre de plus
près, selon la force quřil leur resterait, et que leurs blessures le leur
permettraient. 8. Comme il fut un peu éloigné de la place où lřon avait
combattu, il tourne la tête en arrière, et voyant que ses ennemis ne le
suivaient que de loin, et les uns éloignés des autres, il retourne de
toutes ses forces contre celui qui le suivait de plus près ; 9. et malgré le
bruit de lřarmée du peuple dřAlbe qui criait aux Curiaces quřils
allassent secourir leur frère, Horace, vainqueur du premier, attaquait
déjà le second. Alors par un cri que poussent dřordinaire ceux qui
sortent inopinément du danger, les Romains encouragèrent leur
combattant qui se hâtait de son côté dřachever le combat et la victoire.
10. De sorte que devant que le troisième, qui nřétait pas fort éloigné,
pût être au secours de son frère, Horace avait déjà tué le deuxième des
Curiaces. 11. Ainsi la partie devint égale par le nombre, mais non pas
par lřespérance et par les forces. Car lřun courait au combat sans être
blessé, et même plus fort par les deux victoires quřil venait de
remporter, et lřautre, traînant à peine son corps déjà affaibli par sa
course et par ses plaies, et presque vaincu par la mort de ses frères quřil
avait vu mourir devant lui, venait comme une victime se présenter au
victorieux ; car cette dernière action ne fut pas proprement un combat.
12. Alors le Romain se glorifiant : « Jřen donnai deux, dit-il aux mânes
de mes frères, je donnerai le troisième à Rome afin que lřEmpire lui
demeure et quřelle soit maîtresse dřAlbe. » En même temps il passa son
épée au travers du corps du dernier des Curiaces, qui à peine pouvait
soutenir la sienne, et quand il lřeut renversé par terre, il le dépouilla de
ses armes.
13. Les Romains, satisfaits et glorieux, en reçurent Horace avec
dřautant plus dřallégresse que leurs affaires avaient paru plus
désespérées et plus proches de la dernière extrémité. Après cela, on
travailla de chaque côté à enterrer les morts, non pas néanmoins avec
un pareil sentiment de part et dřautre. Car les uns avaient augmenté
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite
146
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
leur Empire, les autres au contraire lřavaient perdu et étaient tombés
sous la domination dřautrui. 14. On voit leurs sépultures aux mêmes
lieux où chacun fut tué ; celle des deux Romains du côté dřAlbe en un
même endroit, et celle des trois Albains du côté de Rome, mais en des
lieux différents, selon que lřon avait combattu.
[26] 1. Avant que de partir de là, Métius, suivant le traité qui
avait été fait, demanda à Tullus ce quřil voulait lui commander, et
Tullus lui commanda de tenir la jeunesse en armes pour sřen servir
dans lřoccasion sřil avait guerre contre les Véiens, et ensuite les deux
armées se retirèrent.
2. Horace marchait le premier portant devant lui les dépouilles
de ces jumeaux. Cependant sa sœur qui était encore fille, et qui avait
été fiancée à lřun des Curiaces, vint au-devant de lui hors de la porte
Capène, et quand elle eut reconnu sur les épaules de son frère la cotte
dřarmes de son fiancé quřelle avait faite elle-même, elle sřarracha les
cheveux, appela le mort par son nom, et donna toutes les marques dřun
cœur véritablement affligé. 3. Horace se mit en colère des plaintes et
des lamentations que faisait sa sœur dans une si grande victoire et dans
une joie si publique, de sorte quřayant mis la main à lřépée, il en donna
au travers du corps de cette fille, en prononçant ces paroles : 4. « Va,
dit-il, va trouver ton fiancé avec cette amour impudente qui třa fait
mettre en oubli deux frères morts, un frère vivant, et la gloire de ta
patrie. Périsse de la même sorte quelque Romaine que ce soit qui
pleurera pour un ennemi. » 5. Cette action sembla inhumaine et cruelle
et aux Sénateurs, et au peuple ; mais le service quřil venait de rendre à
lřEmpire semblait en quelque sorte excuser ce crime. On ne laissa pas
néanmoins de le faire comparaître devant le Roi. Mais le Roi qui ne
voulait pas rendre en cette occasion un jugement si funeste et si
désagréable à la multitude, ni être enfin lřauteur du supplice qui le
devait suivre, ayant convoqué lřassemblée du peuple : « Je commets, ditil, deux hommes pour faire le procès à Horace, selon la Loi touchant le
crime de perduellion. 6. Cette Loi était redoutable et était conçue en
ces termes : « Que les Duumvirs jugent celui qui sera coupable du crime
de perduellion. Sřil en appelle, quřil soutienne son appel. Mais si le
jugement des Duumvirs est confirmé, que lřon couvre la tête du
criminel, quřil soit pendu et étranglé à un gibet, et quřil soit auparavant
fouetté, ou dans la ville, ou au-dehors. » 7. Les deux Duumvirs ayant été
créés suivant cette Loi condamnèrent Horace parce que, suivant cette
même Loi, ils ne croyaient pas avoir la puissance dřabsoudre même un
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Pierre Corneille, Horace
147
innocent. Alors lřun des deux prononça contre Horace en ces termes : «
Horace, dit-il, je te juge coupable du crime de perduellion. Va, Licteur,
et lui lie les mains. » 8. Déjà le Licteur approchait et préparait la corde,
lorsque par le conseil de Tullus, favorable interprète de la Loi, Horace
dit quřil en appelait. Ainsi lřappel en alla devant le peuple ; 9. et dans
une cause si extraordinaire, lřon fut touché principalement par Horace
le père qui criait à haute voix que sa fille était morte avec justice, et que
si la chose nřétait ainsi, il se servirait contre son fils de la puissance et de
lřautorité dřun père. Il pria ensuite le peuple quřon ne le privât pas du
reste de ses enfants, lui que lřon voyait naguère avec une famille si
florissante ; 10. et en même temps ce misérable vieillard, embrassant
son fils, montrait les dépouilles des Curiaces élevées au lieu quřon
appelle la pile dřHorace. « Quoi, Messieurs, disait-il, pourriez-vous bien
voir sous un gibet, parmi les gênes et les tortures, celui que vous venez
de voir dans lřhonneur, et comme marchant en triomphe après une
victoire quřil a gagnée, et dont vous recueillez tous les fruits ? Les
Albains mêmes auraient de le peine à souffrir un spectacle si
épouvantable et si honteux. 11. Va, Licteur, lie les mains qui viennent
dřacquérir au peuple Romain la domination et lřEmpire ; va couvrir la
tête du libérateur de cette ville ; attache son corps à un gibet ; frappe à
coups de fouet ce misérable, ou au-dedans de nos murailles, pourvu que
ce soit entre les armes et les dépouilles de nos ennemis, ou au-dehors de
nos murailles, pourvu que ce soit entre les sépultures des Curiaces. Car
enfin en quels lieux le pouvez-vous mener où nřéclate pas sa gloire, et
où les marques de sa vertu ne le garantissent pas de lřinfamie de ce
supplice ? » 12. Le peuple ne put voir sans pitié les larmes du père, ni le
courage du fils qui ne changea point de visage, en lřun ni en lřautre
danger, et le renvoya absous, plutôt par lřadmiration de sa vertu que par
la justice de sa cause. Toutefois afin quřun meurtre si manifeste fût
réparé en quelque sorte, on commanda au père de faire faire à son fils
cette réparation des deniers publics. 13. Et après quelques sacrifices
propitiatoires dont la charge fut depuis donnée à la famille des Horaces,
on mit en travers dans la rue une pièce de bois, et comme si cřeût été
sous un gibet, on fit passer Horace par-dessous, ayant la tête couverte.
Cela a été conservé jusquřà notre siècle, ayant toujours été refait aux
dépens du public, et sřappelle encore aujourdřhui la Perche de la sœur.
14. On fit la sépulture de la sœur dřHorace au même lieu où elle était
tombée morte.
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148
Rome, du mythe glorieux à la légende noire
b) Florus, Épitomé de l’Histoire romaine, Livre I.
Traduction de Nicolas Coëffeteau, 1621.
Chapitre III.
Numa Pompilius eut pour successeur Tullus Hostilius, à qui les
Romains donnèrent franchement leur Royaume pour honorer sa vertu.
Cřest lui qui le premier a fait fleurir la discipline militaire, et qui le
premier a enseigné lřart et la manière de combattre avec dextérité et
adresse. Ayant donc formé la Jeunesse à ces sortes dřexercices, il osa
bien déclarer la guerre au peuple dřAlbe qui avait longtemps tenu le
premier rang entre tous les peuples dřItalie, et qui dřailleurs traversait
alors le repos de son pays ; mais leurs forces se trouvant égales, il y avait
danger que finalement les rencontres continuelles ne ruinassent les
partis. Cřest pourquoi afin dřabréger la guerre, ils choisirent de chaque
côté trois frères jumeaux : les Romains, trois Horaces, et les Albains,
trois Curiaces, la valeur desquels ils prirent pour arbitre de la destinée
et du sort de lřun et de lřautre Peuple. Ce combat fut douteux ; mais le
spectacle en fut beau, et lřévénement admirable : car les trois frères
Albains étant blessés, et des trois Romains les deux ayant été tués, celui
qui restait des Horaces, joignant la ruse avec la valeur, pour distraire et
séparer ses ennemis, fait mine de sřenfuir. Comme ils le poursuivent de
tout leur pouvoir, à mesure quřils se présentent, il tourne visage, les
combat, et les défait lřun après lřautre. De cette sorte (chose rare !) la
valeur dřun seul homme acquit à toute la Nation une glorieuse victoire.
Mais il la souilla bientôt par un parricide. Retournant victorieux, il
aperçut sa sœur qui, le voyant chargé des dépouilles dřun des ennemis
auquel elle avait été promise en mariage, sřétait mise à pleurer
amèrement. De quoi se sentant offensé, et se figurant quřelle faisait
paraître ce témoignage dřamour hors de saison, il sřen vengea avec son
épée quřil passa au travers de la misérable fille. Les Lois voulaient que
cette cruauté fut châtiée ; mais la valeur sauva le parricide, et le crime
fut jugé de beaucoup moindre que la gloire de celui qui lřavait commis.
Au reste les Albains ne furent guère longtemps sans violer leur foi
: car étant obligés par le traité de secourir les Romains aux occasions
qui sřen présenteraient, ceux quřils envoyèrent à la guerre contre les
Fidénates pour les assister, lřheure du combat étant venue, allèrent se
mettre entre les deux armées, afin de voir à qui la Fortune se montrerait
favorable. Mais le Roi bien avisé, voyant que ses alliés se rangeaient du
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Pierre Corneille, Horace
149
côté des ennemis, au lieu de perdre courage, se servit de leur trahison
pour emporter la victoire, feignant que cřétait lui qui leur avait ainsi
commandé. Par ce moyen, il emplit les nôtres dřespérances, et jeta la
frayeur dans le cœur des ennemis. Ainsi la perfidie des traîtres demeura
sans succès. Ayant remporté la victoire, il fit prendre Métius Sufétius,
violateur du traité, et commanda quřon lřattachât entre deux chariots,
et le fit tirer par deux puissants chevaux qui le démembrèrent et le
mirent en pièces aux yeux de lřarmée. Après cela, il ruina la ville dřAlbe,
la traitant, non comme une mère, mais comme concurrente de Rome ;
toutefois, auparavant que de la désoler, il fit conduire tout son peuple,
et transporter toutes ses richesses dans Rome : sans doute afin quřil ne
semblât pas quřune ville qui avait une si étroite consanguinité avec les
Romains fût périe ; mais plutôt quřon crût quřelle sřétait réunie avec
Rome, pour ne faire plus à lřavenir quřun même corps avec elle.
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IV. UNE CONSPIRATION
AU TEMPS D’AUGUSTE.
LECTURE DE CINNA
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Jean Racine, B
Synopsis
Cinna
ou
la
Clémence
d’Auguste.
Tragédie en cinq actes et en vers de Pierre
Corneille (1606-1684), créée à Paris au théâtre
du Marais en août ou septembre 1642, et
publiée à Rouen et à Paris chez Quinet en
1643.
Émilie, seule sur scène, dévoile son intention
de venger son père, proscrit jadis par Auguste.
Elle a fait jurer à son amant et néanmoins fidèle
de l’empereur, Cinna, d’exécuter pour elle cette
vengeance. Cinna, aidé de Maxime, dirigent une
conjuration dont le but est l’assassinat d’Auguste
et le rétablissement de la République (I). Mais
Auguste, de son côté, est lassé du pouvoir; il
convoque ses deux amis, dont il ignore les
complots, Maxime et Cinna, afin qu’ils le
conseillent sur la décision à prendre: conserver à
regret le trône, ou abandonner une charge acquise
par la violence, et qui l’écoeure désormais. Autre
coup de théâtre: Cinna, censé le tuer pour
restaurer l’ordre républicain, le persuade au
contraire de conserver la place qu’il occupe... et
qui seule justifie son crime. Troisième coup de
théâtre: Auguste décide de rester le maître de
Rome, mais fait de Cinna son successeur. Après le
départ de l’empereur, Cinna avoue à Maxime,
étonne par l’attitude de son ami, qu’il est mû en
réalité non par l’amour de la République, mais par
celui d’Emilie, et qu’il n’est que l’instrument de la
vengeance personnelle de sa maîtresse (II). Or, le
spectateur apprend que Maxime est lui-même
secrètement amoureux d’Emilie; se jugeant trahi
par le chef des conjurés, il décide de le livrer à
Cinna; de son côté, celui-ci tente en vain de
dissuader Emilie d’exécuter son dessein, et tâche
de lui faire voir la grandeur du princeps de Rome.
(III). Auguste, informé de tout et stupéfait par
cette nouvelle, prend conseil auprès de Livie qui
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152
La Rome tragique
lui suggère la clémence comme tactique politique.
Il rejette son avis ; Émilie, de son côté, repousse
les offres de service de Maxime, qui tenait un
navire tout prêt à fuir. (V). Alors que tous les
coupables sont arrêtés ou se dénoncent, comme
Maxime, l’on s’attend à un châtiment exemplaire
d’Auguste. Or, celui-ci décide de pardonner à tous
et de couvrir d’honneurs les conspirateurs,
suscitant par là le repentir et l’admiration de
chacun des conjurés. Chacun chante la gloire
d’Auguste ; Livie annonce la suite heureuse et
tranquille de son règne, et laisse entendre qu’il sera
rangé parmi les dieux. (Acte V).
A. L’ACCOMPLISSEMENT D’UN GENRE
Corneille a consacré l’année 1641 a des affaires privées, en
particulier à son mariage avec Marie de Lampérière. C’est l’année
suivante, vers l’été 1642, que le dramaturge normand fait jouer sa
deuxième tragédie romaine, Cinna5. D’un épisode mal connu de l’histoire
romaine, il tira une pièce dont le succès fut foudroyant. Réconciliant le
grand public et les savants, La Clémence d’Auguste porta la tragédie,
tâtonnante depuis une dizaine d’année, à un point de perfection tel que
les rivaux du dramaturge, Scudéry en particulier, renoncèrent à composer
dans le genre tragique.
1. LE SOUVENIR D’ATHÈNES
En dépit des efforts déployés dans Horace, Corneille n’avait pas
encore réussi à mettre les doctes de son côté. Le meurtre de Camille
constituait, on l’a vu, une duplicité d’action aux yeux de certains
spécialistes. Aussi l’auteur s’est-il employé à pousser encore plus loin la
conformité de sa pièce avec les exigences doctrinales arrivées désormais
en pleine maturité.
5
Sur la chronologie de la création et de la publication de cette pièce, voir René
Pintard, « Autour de Cinna et de Polyeucte. Nouveaux problèmes de chronologie et
de critique cornéliennes », in RHLF, juillet-septembre 1964, p. 377-413. La partie
consacrée à Cinna s’étend des pages 377 à 385 (« Cinna en septembre 1642).
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153
Jean Racine, B
a) Une pièce régulière ?
L’unité de lieu est traitée avec souplesse : en fait, elle est encore
incomplète, puisque l’action se situe alternativement dans l’appartement
d’Auguste et celui d’Émilie. Corneille feint de se reprocher dans son
Examen de « rompre la liaison des scènes », et de faire varier le lieu au
sein même de l’acte IV (« les trois premières scènes sont chez Auguste,
les suivantes chez Émilie »). Cette quasi duplicité, qui, comme le
dramaturge le note malicieusement, ne choqua pas les doctes, a pour
effet d’accroître la tension dramatique et de mettre en évidence la
proximité, toute aristotélicienne, des personnages qui apparaissent
comme membres d’une même famille impériale (Auguste estime par
exemple être trahi par « quelqu’un des miens », V, 3, v. 1694).
Au point de vue de l’action, le poète n’encourt pas les mêmes
accusations qu’avec Horace ; il opte en effet pour une action simple, qu’il
résume en quelques mots dans son Discours sur l’utilité du poème dramatique
(1660) :
Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conspiration
à Émilie, voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste,
voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, voilà la fin.
L’action est raréfiée à l’extrême : « peu d’action, peu de récit », remarque
Corneille dans l’Examen. De fait, les péripéties sont peu nombreuses : la
première convocation d’Auguste, la trahison de Maxime, le pardon final.
À la structure haletante d’Horace, en « douche écossaise », succède le
développement implacable d’un engrenage de la vengeance dont le
ressort ne cesse de se resserrer, avant de se relâcher d’un coup à la
dernière scène.
Pour autant, la tragédie n’en procède pas moins d’intenses conflits,
qui témoignent de la diabolique inventivité dramaturgique de Corneille,
puisque celui-ci parvient à les fragmenter, exhibant ainsi la poursuite par
chacun des personnages de leurs buts égoïstes, sans jamais remettre en
péril l’unité d’action : Émilie est ainsi tiraillée entre son intérêt pour
Cinna et le souvenir de son père ; Maxime, entre son amitié pour Cinna
et son amour ; Cinna, entre le respect de la parole donnée et son
allégeance à l’empereur. L’empereur lui-même, déchiré qu’il est entre sa
nature octavienne et son aspiration à la magnanimité, entre la lassitude et
la persévérance, entre le besoin de vengeance et la nécessité du pardon.
Il serait caricatural, et assez vain, de réduire Cinna à une mise en
œuvre mécanique d’un schéma « classique » préétabli auquel Corneille
tenterait, plus ou moins adroitement, de se conformer. Cette vision ne
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La Rome tragique
rend pas justice à une dramaturgie aussi maîtrisée, aussi consciente de ses
moyens et de ses effets, et qui élabore les fameuses « règles » au moment
même où il compose. Le dramaturge ne respecte les nouveaux canons
tragiques que dans la mesure où ils lui permettent de resserrer l’action,
d’exacerber la tension des conflits qu’il met en œuvre. Au demeurant, ce
respect pour la doxa aristotélicienne n’a rien d’un esclavage, et reste de
toute façon partiel. Ainsi, il ne renonce pas à certains artifices auxquels
répugnera Racine, comme celui des monologues : non seulement la
première scène d’exposition prend la forme de monologue, mais encore
chaque personnage, à un moment-clé de l’action, en prononce un. Ces
plongées introspectives pourraient paraître malhabiles aux yeux d’un
théoricien étroit ; en fait, ces pauses scandent l’action, nous présentent
les dilemmes au cœur de chaque protagoniste et créent ainsi un effet
d’attente chez le lecteur et le spectateur.
D’une façon générale, cette grande maîtrise qu’on pourrait appeler
« classique » s’incarne dans une œuvre qui, dans son esprit, reste encore
largement redevable au baroque : ainsi le pathétique d’admiration qui clôt
la tragédie, et que Corneille préfère à l’obscure catharsis, s’appuie sur le
goût « baroque » pour l’ostentation et l’éblouissement (« Je recouvre la
vue auprès de leurs clartés », s’écrie Émilie, V, 3, v. 1716). De même, on
peut rattacher au baroque le principe de réversibilité qui gouverne le
comportement des personnages : aucun n’est figé dans une identité fixe,
tous sont labiles, tous sont capables non seulement d’évoluer, mais de
changer radicalement, jusque dans sa passion dominante qui le
caractérisait auparavant. Cinna illustre ainsi ce règne de l’inconstance et
de la métamorphose des cœurs dans lesquels s’est volontiers complu
l’époque Louis XIII. Le personnage de Cinna est également, de ce point
de vue, représentant d’un goût daté : Cinna, double, retors, orateur et
acteur, à la morale incertaine et variable, incarne l’attirance baroque pour
le jeu des masques, la dissimulation, le mensonge, et surtout le jeu
théâtral.
b) La pression du modèle antique
L’action de la pièce révèle la détermination de Corneille à
composer une tragédie à la fois conforme aux exigences des doctes et
propre à susciter le même enthousiasme du public que, six ans
auparavant, Le Cid, qui fut l’un des grands triomphes du siècle. Sans
céder aux facilités de la pastorale ou de la tragi-comédie, Corneille
retrouve au contraire la thématique de la tragédie antique, qui s’accorde
avec ses propres préoccupations et celles de son temps : dès la première
scène, nous nous trouvons face à une héroïne aveuglée, furieuse, jouet
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Jean Racine, B
d’un déterminisme qui la pousse à agir pour ainsi dire malgré elle, enfin
le conflit d’intérêts qui la déchire, puisqu’elle hésite (fugitivement, il est
vrai) entre son amour et son devoir : « Ne me réduis pas à pleurer mon
amant » (I, 4, v. 304).
Comme Horace, Cinna est une affaire de famille : non seulement
l’ombre du parricide plane en effet sur le meurtre d’un empereur qui
ressemble si fort à un roi absolu, mais encore Émilie, fille de ce Toranius
qui fut tuteur d’Auguste, apparaît donc liée avec Auguste par des liens
qui s’apparentent à ceux du sang, à tel point que l’empereur se sent
responsable de la marier, comme il convenait à un père d’ancien régime.
Cinna et Maxime sont eux les conseillers favoris et écoutés de
l’empereur : leur complot procède donc bien d’une « querelle dans les
alliances ». Par ailleurs, Cinna est une interrogation sur la vengeance, le
talion, la justice distributive qui exige le châtiment des crimes, et en cela
s’inscrit dans la lignée des grandes pièces antiques, comme l’Orestie ou
Antigone. Enfin, l’héritage de la République et le souvenir de Pompée
pèsent comme une fatalité sur les protagonistes : Cinna est déterminé à
haïr Auguste dès avant de venir au monde (« Tu fus mon ennemi avant
même que de naître », V, 1, v. 1441) ; ce passé encore vivace explique les
fidélités envers des systèmes politiques divergents : Cinna met en scène
un conflit de valeurs, surdéterminé par le poids du sang qui constitue
comme une forme du Destin qui n’est pas absent de cette pièce à
résonance avant tout morale et politique : quelques occurrences du
« Ciel » (IV, 2, v. 1121) suggèrent la présence du divin ; Auguste nous
montre, dans la pure tradition grecque, le « ciel », les « sorts », les
« enfers » ligués et conjurés plus efficacement que Cinna, et acharnés à sa
perte
En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers…
(V, 3, v. 1693-1695)
La métamorphose finale de Livie en sibylle, quant à elle, consacre
l’apothéose et pour ainsi dire la divinisation de son époux, et donne de ce
Destin une image moins noire, mais malgré tout conforme aux attentes
de la tragédie grecque : « Oyez ce que les dieux vous font savoir par moi
/ De votre heureux Destin c’est l’immuable loi » (V, 3, v. 1755-1756).
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La Rome tragique
2. LA MODE DE PARIS
Mais Corneille, soucieux de satisfaire les doctes, n’oublie pas
pourtant de conserver la faveur d’un public unanime qui a fait le succès
du Cid : l’introduction de l’amour, même si c’est à titre secondaire
(conformément aux principes qu’il développera plus tard) répond, au
moins en partie, à cette considération. Le choix du genre, la tragédie de
conjuration, montre aussi qu’il n’était pas insensible aux effets de mode.
a) Le temps des conspirateurs
Quelque lointains qu’aient pu apparaître Cinna, Maxime ou Émilie
aux yeux des spectateurs de Cinna, ils ne pouvaient en effet manquer
d’entrer en résonance avec des personnages qui leur étaient bien plus
familiers : la première moitié du XVIIe siècle fut en effet fertile en
conspirations et conjurations en tout genre. De l’assassinat d’Henri IV
par Ravaillac (1610) à la Fronde (1648-1652), ils furent nombreux, ceux
qui, enveloppés ou non dans de grands manteaux noirs, fomentèrent de
sombres desseins contre la couronne. La plupart, tournées contre
Richelieu, voire contre Louis XIII, étaient orchestrées ou soutenues par
Gaston d’Orléans, le propre frère du roi, qui se serait bien vu occuper le
trône de son frère alors sans héritier direct. Tous ces complots furent
découverts, et leurs auteurs sévèrement châtiés : en 1626 est exécuté le
comte de Châlais (« conspiration de Châlais »), qui participa, avec
Gaston, la reine Anne d’Autriche et des bâtards de Henri IV, à une
tentative pour destituer, voire attenter à la vie du roi ; le 30 septembre
1632, le duc de Montmorency, l’un des plus importants dignitaires du
royaume, est accusé de crime de lèse-majesté et exécuté à Toulouse, pour
avoir soulevé le Languedoc et s’être rebellé contre Richelieu ; enfin, trois
mois avant la mort du cardinal, un dernier complot contre sa personne
est déjoué : celui du jeune Cinq-Mars (12 septembre 1642), conjuré de 22
ans, comblé de bienfaits par Richelieu et qui voulut l’assassiner. Vigny,
en 1826, immortalisera cet épisode dans un roman historique intitulé
précisément Cinq Mars, ou une conjuration sous Louis XIII. . La
ressemblance entre Cinq-Mars et Cinna, est d’autant plus troublante que
la pièce, autant qu’on puisse le savoir avec précision, a été créée au
moment même où la trahison du favori de Louis XIII a été découverte.
Le jeune marquis d’Effiat ne bénéficia pas, pour sa part, des mesures de
clémence dont jouit le descendant de Pompée. Plus généralement, le
spectacle des grandes familles liguées contre le pouvoir central ne
pouvait manquer, en 1642, de faire songer à ces conspirations
permanentes qui ont scandé le règne de Louis Le Juste.
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Jean Racine, B
b) Un genre à succès : la tragédie de conjuration
Ces intrigues de palais et machinations de toutes sortes ont
naturellement inspiré les dramaturges de cette époque, au point que,
lorsque Corneille fait jouer sa deuxième pièce romaine, la tragédie de
conjuration est devenue un genre. Ainsi, en 1637, Georges de Scudéry,
adversaire irréductible de Corneille depuis la Querelle du Cid, avait
donné une Mort de César qui mettait en scène le complot devant aboutir à
l’attentat des ides de Mars. La pièce de Scudéry, bien oubliée aujourd’hui,
est constamment présente à l’esprit du dramaturge rouennais lorsqu’il
compose Cinna : Corneille, qui veut damer le pion à son rival et établir sa
supériorité sur le pourfendeur du Cid, multiplie les allusions à la pièce de
son prédécesseur: lorsqu’il mentionne les assassins de César et qu’il fait
dire à Auguste, s’adressant à Émilie, « Et toi, ma fille aussi », c’est moins
l’histoire romaine qui l’inspire que la tragédie de Scudéry et l’hémistiche
fameux de César dans sa pièce : « Et toi, mon fils, aussi ».
Quelque forte qu’ait pu être la pression des événements
contemporains, il convient toutefois, comme Georges Forestier le
rappelle6, de ne pas réduire Cinna à une transposition mécanique de
l’histoire contemporaine : réduire Auguste à Richelieu et Cinna à Gaston
ou Châlais serait non seulement simplificateur, mais faux, et pour bien
des raisons. D’une part, les conjurés tendent à rétablir une République,
régime auquel, en XVIIe siècle, personne ne croit, et surtout pas les
conspirateurs qui s’insurgent contre Richelieu : Gaston, Montmorency et
la duchesse de Chevreuse espèrent au contraire rétablir une aristocratie
féodale où les grands seigneurs du royaume auraient la haute main sur le
pays ; mais ces bouillants seigneurs ne cherchent en rien à renverser le
régime, et sont fidèles à l’idée comme à la personne du roi. D’autre part,
en face de ces comploteurs, Richelieu ne saurait apparaître comme un
double vivant d’Auguste : ce dernier, en accordant sa clémence, use d’un
droit de grâce qui est le propre des rois, et que les ministres, même
quand ils sont aussi puissants que Richelieu, ne peuvent posséder. La
clémence implique, en effet, une transgression des règles de la justice
ordinaire qui ne peut être le fait d’un simple ministre, mais relève de la
seule prérogative royale (ou, de nos jours, présidentielle) : le droit de
grâce est dérivé de cette « clémence » monarchique. S’il serait abusif de
chercher à lire dans la pièce un simple calque du contexte socio-politique
du temps, il ne serait pas moins exagéré de refuser toute dimension
morale et politique à cette tragédie de la générosité pure : au point où la
6
Édition au programme, « préface », p. 14.
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La Rome tragique
porte Auguste, elle relève de cet extraordinaire qui est, aux yeux de
Corneille, le moteur du pathétique d’admiration.
B. « QUELQUE GRAND INTÉRÊT D’ÉTAT » :
HISTOIRE ET POLITIQUE
La « dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État
ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont
l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus
grands que la perte d’une maîtresse », écrit Corneille dans ses Discours :
Cinna, où il est question rien moins que d’une conspiration contre
l’empereur de Rome, illustre au plus haut point cette maxime, tout en
faisant, malgré tout, la part belle à l’amour et aux soins pour une
maîtresse sans qui jamais Cinna n’eût rien entrepris.
1. ROME À LA CROISÉE DES CHEMINS
a) À la conquête du monde
D’Horace à Cinna, bien du temps s’est écoulé : la modeste bourgade
du Latium, à laquelle avait été promis le gouvernement du monde, est
devenue la plus prodigieuse cité de l’univers ; année après année, siècle
après siècle, elle a soumis les peuples, conquis des villes, colonisé des
pays entiers. La ruine d’Albe, au milieu du VIIe siècle avant notre ère, n’a
été que la première étape sur le chemin d’une ascension irrésistible.
Désormais, en -13 après J.-C., elle règne sur un empire qui s’étend sur
tout le monde connu, des extrémités occidentales de l’Europe jusqu’au
Moyen-Orient et aux portes du désert africain.
Cette métamorphose a pris plus de six cents ans : Rome ne s’est
pas faite en un jour. On n’a pas la place, ici, pour proposer un cours
d’histoire romaine, mais on peut retenir quelques épisodes-clefs de cette
vaste geste.
Le premier de ces moments, aussi notable pour comprendre les
enjeux de Bérénice que ceux de Britannicus, est celui de l’expulsion des rois
(509 avant Jésus-Christ) ; cette date est aussi importante pour les
Romains de l’Antiquité que l’est celle de 1789 pour nous. En effet,
Rome, à l’origine, a été une monarchie fondée par Romulus, et l’on a vu
déjà qu’Horace se battait pour le compte du troisième souverain de la
petite ville, Tullius Hostilius. Mais ce régime est rapidement tombé aux
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Jean Racine, B
mains de monarques étrangers, en particulier étrusques, qui se sont livrés
à toutes sortes de déprédations, et l’ont discrédité à tout jamais. Aussi, en
509, les Romains ont-ils chassé les rois étrusques et juré qu’aucun roi ne
s’installerait plus à Rome. Cette haine des rois est l’une des données les
plus fondamentales de la psychologie politique romaine. Elle durera
jusqu’à la fin de son histoire: « On hait la monarchie », déclare ainsi
Maxime à Auguste (II, 1, vers 483).
Pour remplacer cette forme de gouvernement désormais honnie,
les Romains se sont dotés d’une République censitaire : désormais, les
citoyens de Rome, du moins les plus riches d’entre eux, choisirent euxmêmes leurs représentants à travers des assemblées « démocratiques » –
je mets le mot entre guillemets car cette démocratie était, dans les faits,
réservée aux plus riches des habitants. Le pouvoir exécutif jadis dévolu
au roi revenait à deux consuls, dont l’autorité était étroitement contenu
par une série de dispositifs légaux destinés à éviter toute dérive
monarchique : flanqué d’un collègue, le consul était élu pour un an et
non rééligible. Le pouvoir législatif, quant à lui, se trouvait entre les
mains d’un Sénat composé de l’ensemble des magistrats sortis de charge.
Les siècles passent, et les conquêtes continuent. À partir de -272
(prise de Tarente) Rome s’affronte au monde grec et devient, peu à peu,
maîtresse de l’orient méditerranéen. Les guerres contre la cité rivale de
Carthage (en Tunisie actuelle) assurent à la capitale italienne le contrôle
de toute l’Afrique du Nord. Enfin, au milieu du Ier siècle avant notre ère,
la Gaule transalpine tombe aux mains de Jules César, aussi ambitieux
politique qu’éminent général (Faut-il le rappeler ? Vercingétorix est
tombé à Alésia en -52).
b) Les convulsions de la République
Paradoxalement, ces triomphes en politique étrangère vont se
révéler désastreux sur le plan intérieur. Au premier siècle avant notre ère,
la République, dont les institutions n’étaient pas adaptées à la gestion
d’un domaine aussi vaste, sombre dans le chaos. Aussi des hommes forts
tentent-ils de profiter de la situation et de détourner à leur profit les
structures politiques en crise. Ainsi, au cours de cette période funeste,
Ainsi « de Marius Sylla devint jaloux » (II, 1, v. 583) – Sylla (138-78)
l’emporte mais finit par se retirer ; quelques années plus tard, César (10044), qui s’appuie sur l’armée et les classes populaires, entre en rivalité
avec Pompée (106-48), champion des institutions républicaines, du Sénat
et des familles aristocratiques. Pompée est défait, et César démantèle peu
à peu l’ancienne République : consul pour dix ans, puis dictateur à vie, il
ambitionnait de se faire couronner roi lorsqu’il s’est fait tuer en plein
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160
La Rome tragique
Sénat, aux Ides de mars 44, par des conjurés républicains qu’entraînaient
Brutus et Cassius. Mais ceux-ci n’étaient pas à la hauteur de leurs
responsabilités, et sont rapidement mis hors d’état de nuire. Restent deux
hommes forts : Octave, neveu de César et son héritier testamentaire; et
Marc-Antoine, lieutenant du dictateur assassiné. À force de guerres, de
proscriptions (condamnations à mort pouvant être perpétrées par
n’importe qui), d’associations tactiques (le second triumvirat donna
brièvement l’illusion d’une réconciliation entre Antoine, Octave et un
comparse plus terne appelé Lépide), à force de cruautés et de violences,
et grâce aussi à l’habileté de ses généraux, Octave parvint à se débarrasser
de tous ses rivaux. Resté seul en scène après la défaite d’Antoine et de
son alliée Cléopâtre après la défaite navale d’Actium (-31), qui causa la
déroute des galères d’Antoine et de la reine d’Égypte, il ferme les portes
du temple de la guerre et proclame officiellement la fin du conflit civil.
En -27, Octave prend le nom d’Auguste, rétablit la paix intérieure et
devient le premier « empereur » de Rome. Les Romains, lassés d’une
guerre de cent ans qui les dressa les uns contre les autres, sacrifièrent leur
précieuse liberté sur l’autel de leur sécurité, et acceptèrent ce souverain
de fait.
Ces événements sont longuement relatés et rappelés dans Cinna, à
la faveur d’un long récit dans l’acte d’exposition (I, 3) : le héros éponyme
rappelle ce temps funeste où « l’aigle abattait l’aigle » (v. 179) et fustige le
comportement indigne d’Octave, qui s’est rendu maître de Rome à force
de sauvagerie, et en particulier par l’horreur des proscriptions. Ce n’est
pas seulement le premier acte, c’est toute la pièce qui est imprégnées de
ces fureurs intestines « Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles »
(v. 178) qui ont pendant de longues décennies laissé des plaies ouvertes
dans Rome : l’ambition et l’abdication de Sylla (v. 581-583), la mort de
César « au milieu du Sénat » (v. 384), l’incurie de Brutus (v. 665-672). Les
conjurés se plaisent à évoquer la grandeur de la République, et la gloire
des héros tombés pour elle, à commencer par Pompée, grand-père de
Cinna (v. 238). Ils dénoncent aussi les barbaries commises par Octave,
« Le ravage des champs, le pillage des villes, Et les proscriptions, et les
guerres civiles » (v. 218). Auguste en reconnaît lui-même toute l’horreur,
lorsqu’il avoue que l’empire lui « a jadis coûté tant de peine et de sang »
(II, 1, v. 360), ce sang « où son bras s’est baigné » (v. 1132).
c) Une hypocrisie politique : le principat
L’ambitieux Octave devint l’empereur Auguste : mais en réalité,
qu’est-ce qu’un empereur ? Sans vouloir entrer dans le détail du
fonctionnement des institutions romaines, il importe malgré tout de bien
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Jean Racine, B
comprendre la nature de ce régime bâtard pour comprendre aussi bien
les enjeux de Cinna que de Bérénice. « Octave César Auguste », bien que
disposant des tous les pouvoirs d’un monarque absolu, s’est bien gardé
de prendre un titre qui eût ressemblé peu ou prou à celui de roi : c’est
pour avoir tenté de se faire nommer roi que Jules César, son oncle, a été
assassiné en plein Sénat aux ides de mars -44 : Octave n’allait pas
commettre la même folie, au risque de connaître le même destin : il a
compris, mieux que Jules César, que les Romains n’étaient pas prêts à
restaurer la royauté. Lui-même, aux heures de lassitude, évoque cette
passion pour « l’État populaire » et la détestation corollaire de la royauté :
il parle de
Cette haine des rois, que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants,
Pour l’arracher des cœurs, est trop enracinée. (v. 522-524)
Auguste n’a pas non plus porté le titre « d’empereur » que lui ont donné
les historiens par la suite : il prétend seulement n’être que le restaurateur
des institutions républicaines. Sous son règne réapparaissent les
assemblées « démocratiques », le Sénat est de nouveau consulté et les
magistratures, en particulier le consulat, retrouvent, au moins en
apparence, leur ancien lustre. Auguste entretient l’illusion qu’il n’est
qu’un sénateur presque comme les autres, le « primus inter pares » (premier
entre ses pairs), le « princeps » – terme qui, avant de désigner le « prince »,
signifie d’abord le « premier ». C’est par ce titre de « princeps » que les
historiens latins nomment celui que nous appelons improprement
empereur, et c’est ce qui explique que les spécialistes actuels de l’histoire
romaine préfèrent le terme de principat à celui d’empire pour qualifier
l’étrange régime qui se met en place à partir de -27, et qui durera
plusieurs siècles.
Auguste, qui accumule sur sa personne toutes les dignités et toutes
les charges religieuses et politiques traditionnelles et jusque là séparées
(imperium, puissance tribunicienne, charge de grand pontife, etc.), devient
de fait, sinon de droit, un roi qui ne dit pas son nom, ainsi que le
remarque Maxime : « Et le nom d’empereur / Cachant celui de roi, ne
fait pas moins d’horreur » (II, 1, v. 484). « Le principat » ou « l’empire »
sont des mots qui servent à désigner un régime hypocrite, une monarchie
masquée, dissimulée sous les dehors d’une République qui ne subsiste
plus qu’en apparence : le Sénat, les consuls, les comices (assemblées)
même continuent d’exister, mais sont dénués de tout pouvoir. Le
« princeps », loin d’être, comme il le prétend, un sénateur ordinaire,
concentre entres ses mains tous les ressorts des pouvoirs législatif,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
exécutif et judiciaire. Il est le seul souverain de cet immense empire et
peut sans hyperbole ni mégalomanie parler de
Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang... (II, 1, v. 357-359)
Étant donné l’ambiguïté même du régime, et la légitimité chancelante de
cet « empereur », son pouvoir ne pouvait manquer d’être contesté, et
c’est ce qui arriva en effet.
La nostalgie des institutions républicaines reste très vive pendant
tout le Haut-Empire, et nourrira périodiquement des velléités
réactionnaires. Sous Auguste, le principat est si mal affermi, et le
souvenir des grandes heures de la République célébrées par Tite-Live
reste si présent que beaucoup de citoyens, tout en admirant l’œuvre
d’Auguste, ne lui pardonnent pas d’avoir sabordé l’ancien régime sous
couvert de le restaurer. Aussi n’est-il pas surprenant que l’empereur,
perçu comme fossoyeur de l’ancienne République, ait eu à faire à face à
de nombreux complots visant à le destituer au profit du Sénat et d’un
retour aux anciennes institutions. La conjuration de Cinna n’est qu’une
des conspirations qui se tramèrent contre le premier empereur de Rome.
Dans de telles conditions, la tragédie historique ne pouvait
manquer d’être aussi une tragédie politique.
2. CORNEILLE, PENSEUR POLITIQUE
Les travaux de Georges Forestier7 tendent à minimiser
l’importance de la réflexion politique chez Corneille : l’idéologie politique
ne serait qu’une « broderie », mise en place après coup pour justifier
l’intrigue et « motiver » (au sens où Genette emploie ce mot) les actions
des personnages. Mais que le projet cornélien soit d’emblée investi de
considérations politiques, ou qu’au contraire la politique ne vienne que
couronner, pour les besoins du drame, la tragédie, il n’en reste pas moins
que, aux yeux du lecteur ou du spectateur, elle n’en constitue pas moins
un des enjeux principaux de la pièce.
7
En particulier son Essai de génétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1996.
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163
Jean Racine, B
a) L’histoire d’une conjuration sous Auguste : de
l’anecdote à la tragédie
L’épisode des Horace, l’un des plus fameux de l’histoire romaine, est
bien connu de tout le monde ; celui de la conjuration de Cinna (-13
A.C.), qui échoua et tomba rapidement dans les oubliettes de l’Histoire,
nous paraît plus obscur, et c’est peut-être la raison pour laquelle
Corneille a cru bon de reproduire, en tête de son édition, les deux
principales sources où il avoue avoir puisé : un texte en latin tiré d’un
traité de Sénèque, et son adaptation en français par Montaigne.
Privilégiant la vérité surprenante au vraisemblable qu’il jugeait banal, il
tenait à garantir à son public qu’il n’avait rien modifié à la trame
historique et véridique de l’action, quelque extraordinaire que celle-ci
semblât.
En l’occurrence, il n’y pas lieu de douter a priori de la sincérité de sa
démarche : le récit le plus développé qu’on ait conservé de la
conspiration de Cinna est en effet celui relaté par le philosophe Sénèque,
précepteur de Néron, dans son traité De Clementia composé vers 54 P.C.
Dans cet ouvrage, pour inviter le jeune empereur, son élève, à la
clémence, Sénèque lui relate comment Auguste, son ancêtre, préféra
pardonner à Cinna, qui conspirait contre lui et voulait l’assassiner, plutôt
que de le condamner à un cruel supplice.
Alors qu’Auguste avait dépassé la quarantaine,
un délateur l’avisa que son protégé Cinna,
descendant de Pompée, avait fomenté un complot
et voulait l’assassiner au milieu d’un sacrifice.
L’empereur, connu jusque là pour sa cruauté,
s’apprêtait à châtier le coupable, et convoqua à cet
effet un conseil. Il préféra toutefois suivre les
recommandations de l’impératrice Livie, qui
préconisait de changer de politique et de faire
preuve de modération. A partir de cette date, le
cruel Auguste devint, jusqu’à la fin de son règne,
célèbre pour sa magnanimité et sa clémence. Cette
grandeur d’âme dissuada ses ennemis de plus rien
tenter contre lui.
Ce passage de Sénèque est devenu particulièrement célèbre en
France après que Montaigne en a repris la teneur dans le premier livre
des Essais (I, 23). Il faudrait ajouter à ces deux sources avouées un
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
164
La Rome tragique
passage de l’Histoire romaine de Don Cassius8 rapportant cet épisode. Cet
historien, dont Corneille ne parle pas, mais qu’il ne pouvait pas ne pas
connaître, reconstitue longuement, en particulier, le discours de Livie.
Célèbre au plan philosophique et littéraire dans la mesure où elle
constitue un des « lieux » rhétoriques de la clémence, la conspiration de
Cinna apparaît assez obscur au plan historique, de sorte que, jusqu’à
aujourd’hui, les historiens n’en savent guère davantage sur les
circonstances du pardon impérial9 .
Ce souci de la vérité qui anime Corneille ne ressort pas toutefois au
scrupule de l’antiquaire : étant donné la maigreur de sa source, l’auteur de
théâtre a le droit, et pour ainsi dire le devoir, de faire parler les silences
de l’Histoire, voire d’ajouter des intervenants dont il n’est pas
absolument possible qu’ils aient pu être présents, et surtout qui sont
indispensables à la construction dramatique. Il construit aussi à partir de
presque rien les personnages de Maxime, Euphorbe et Émilie, dont il
fait, comme l’a montré G. Forestier dans la préface de l’édition au
programme, un double de l’empereur et, d’un certain point de vue, le
principal personnage de la pièce. La « broderie » était ici indispensable
pour métamorphoser l’anecdote en pièce de théâtre. Elle consiste pour
l’essentiel à condenser dans la même pièce deux épisodes disjoints de
l’histoire d’Auguste : la conjuration de Cinna, qui prend place en 13 A.C.,
et la tentation de l’abdication, beaucoup plus ancienne, puisqu’elle date
du début du règne, lorsque Octave était assisté de Mécène et Agrippa.
En assimilant implicitement Maxime et Cinna aux deux très proches
conseillers d’Octave, Corneille accroît ainsi considérablement la gravité
du complot, et la tension dramatique. Il est vrai que l’enjeu est de taille :
il s’agit rien moins que de mettre à mort l’empereur, sous prétexte
d’exercice tyrannique du pouvoir.
b) Vive l’empereur, à bas le tyran !
(1) La libertas ou la mort
Le passé récent n’est en rien, chez Corneille, un prétexte à déployer
seulement un décor grandiose et un arrière-plan solennel : si le passé
8
9
Voir en annexe l’extrait de Don Cassius (livre 55, § 14 à 22).
« Les commentateurs ont toujours tourné en rond autour des données rares et peu
précises qu’a livrées Sénèque sur le sujet », écrit ainsi André Chastagnol (« Lueurs
nouvelles sur la conspiration de Cinna », Mélanges de l’École française de Rome.
Antiquité, Année 1994, Volume 106, Numéro 1, p. 423 – 429).
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165
Jean Racine, B
récent est obstinément revendiqué par Émilie, Maxime et Cinna, c’est
parce qu’il justifie à leurs yeux leur intention de tuer Auguste. Les
conjurés rêvent, une fois l’empereur disparu, de rétablir la République
disparue. Lorsqu’ils décrivent ce régime dont ils ont la nostalgie, c’est
moins le jeu tatillon des institutions qu’ils mentionnent, que la valeur à
laquelle ils l’associent, et qui représentent pour eux le summum bonum
politique : « la liberté ». Le seul substantif revient à seize reprises et, à une
occurrence près, toujours dans la bouche des trois chefs de la
conjuration : à deux reprises chez Emilie (v. 110, 1305), 6 chez Cinna
(« Avec la liberté, Rome s’en va renaître », v. 226), 7 chez Maxime, qui
rappelle par exemple que l’aïeul de son ami, Pompée, « a combattu pour
la liberté » (v. 564), et qu’il aspire pour sa part à « voir Rome libre » (II, 2,
v. 651) ; Auguste, fossoyeur de la liberté, la mentionne même
ironiquement, lorsqu’il dénie à Cinna d’avoir agi pour des intentions
pures (V, 2, v. 1501-1505 : « Affranchir ton pays du pouvoir
monarchique ! [...] si la liberté te faisait entreprendre [...] »). Cette
« liberté » rêvée et revendiquée est à entendre non au sens de licence,
mais au sens latin de libertas, c’est-à-dire de capacité pour les citoyens à
prendre en mains leur destin politique, à élire leurs magistrats, à choisir
leurs lois de façon sinon absolument démocratique (la République
romaine, censitaire, n’a jamais été vraiment démocratique), du moins
suffisamment pluraliste. Cicéron célèbre ainsi cette liberté « qui ne réside
dans aucune cité, sauf dans celle où le pouvoir du peuple est souverain.
Et certes, rien ne peut être plus doux que la liberté10 ».
(2) Tyrannicide ou sacrilège ?
Au plan politique, le principal problème concerne la justification
juridique de l’action entreprise par les conjurés : du point de vue du
droit, ont-ils raison de vouloir tuer Auguste ? La réponse à cette question
dépend de la façon dont on envisage l’empereur : selon qu’on considère
qu’il est un souverain légitime ou un usurpateur, les conspirateurs seront
ou non fondés à vouloir l’éliminer physiquement. C’est ainsi toute la
question, parmi traditionnelle depuis l’Antiquité, du tyrannicide, que
Corneille pose dans sa tragédie, pour en montrer l’épineuse complexité.
Le terme « tyran » revient de façon si obsédante dans la pièce qu’on ne
saurait reléguer cette question au rang de « broderie » secondaire ; on
compte en effet pas moins de 29 occurrences des mots « tyran » ou
« tyrannie », et toujours dans la bouche des chefs de la conjuration pour
10
De Republica, I, 31. Voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours,
Paris, P.U.F., 2001, p. 136.
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166
La Rome tragique
dénoncer le pouvoir d’Auguste : de Maxime reprochant à Cinna sa
servilité (« Un chef des conjurés flatte la tyrannie », II, 2, v. 649), à Émilie
« seule contre un tyran » (III, 4, v. 1023), en passant par Cinna qui
insinue que « César fut un tyran », de telles de prises de position
renvoient directement à l’effervescence autour de la question du
tyrannicide : loin d’être un débat purement théorique, ces
questionnements juridiques évoquaient pour les spectateurs des réalités
contemporaines.
La question du tyrannicide est fort ancienne, et l’assassinat des
tyrans trouva de longue date d’éminents défenseurs : Démosthène
considère ainsi que le meurtre du tyran est un devoir civique, et le
modèle du parfait dévouement démocratique ; à Rome, au temps des
guerres civiles, c’est au nom de cet impératif que Cicéron justifia
l’assassinat de César, fomenté par les Républicains pour le compte du
Sénat. Au Moyen-Âge, face à la nécessité de lutter contre des monarques
hérétiques, le thème du tyrannicide investit de nouveau le champ
politique : malgré le commandement biblique « tu ne tueras point », Jean
de Salisbury (XIIe siècle) est ainsi amené à distinguer les « tyrans d’origine
» (c’est-à-dire les usurpateurs) des « tyrans d’exercice » (c’est-à-dire les
rois qui ont acquis le pouvoir par des voies légales mais gouvernent mal
leurs peuples) ; saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, fixe les règles du
tyrannicide d’après les principes du droit naturel11. Il autorise le meurtre
du tyran dans les quatre limites suivantes : d’abord, un tel acte perpétré
sur un tyran d’origine n’est légitime que tant que ce dernier n’a pas acquis
un juste titre ; ensuite, l’initiative du tyrannicide ne peut être individuelle :
seule une autorité supérieure au tyran peut agir contre lui ; il convient
encore que la législation du pays précise que le droit de se choisir un
prince appartient au peuple, qui peut alors mener une révolte officielle,
au nom de toute la communauté, pour renverser le tyran ; enfin, la
révolte ne peut être légitime qu’à la double condition de ne pas risquer
d’entraîner des maux plus graves encore, et d’être quasi assurée du
succès. Au XVIe siècle, les guerres de religion entraînent un retour des
doctrines du tyrannicide, d’abord à l’instigation des protestants qui
acceptaient mal l’autorité d’un roi catholique ; plus tard, au moment de
l’avènement de Henri de Navarre sous le nom de Henri IV, le
tyrannicide trouva des partisans dans le camp opposé, celui des ligueurs
catholiques hostiles à un roi issu du protestantisme, et pour lesquels la
fidélité religieuse devait primer toute autre considération. Le ligueur Jean
Boucher considérait ainsi qu’il « est permis à chacun de tuer l’hérétique
ou son allié », et composa en 1595 une Apologie pour Jean Chatel – celui-ci
11
II Sententiae, d. 44, qu. 2, a 2.
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Jean Racine, B
167
s’était rendu coupable d’une tentative d’assassinat sur la personne de
Henri IV en décembre 1594. Les jésuites, de leur côté, affichaient des
positions si ouvertement favorables au tyrannicide qu’on a pu attribuer
l’attentat de Ravaillac contre le roi à l’influence d’un traité
monarchomaque composé par un membre de la compagnie de Jésus, le
De Rege de Juan de Mariana (1599). À la même époque, d’autres penseurs
politiques étaient plus modérés, d’autant que la mise en place de
l’absolutisme tendait à présenter les rois comme des figures sacrées et
inviolables. Entre les « monarchomaques » qui légitimaient le tyrannicide,
et les partisans de l’absolutisme qui sacralisaient la personne royale, la
controverse était vive, et ne restait pas cantonnée aux débats d’école :
Henri IV, qui mourut de la main de Ravaillac en 1610, expérimenta à son
corps défendant ces nouvelles théories ; Charles Ier d’Angleterre, avant
de périr sur l’échafaud en 1649, put lui aussi mesurer les conséquences
toutes pratiques et concrètes des idées « tyrannicides » défendues par ses
adversaires du Parlement. Dans ce contexte, ces thèses d’actualité étaient
propres à enflammer l’opinion – et le public d’un théâtre.
Dans la pièce elle-même, Corneille fait en sorte de brouiller les
pistes : les circonstances historiques de la conspiration de Cinna étaient
assez floues pour permettre à Corneille de modeler à loisir cet épisode ;
peu contraint par ses sources, le dramaturge prend soin de transformer
l’anecdote confuse en observatoire des questions que pose le problème
du tyrannicide depuis l’Antiquité : l’intrigue est conçue de manière à
cristalliser la réflexion sur le tyrannicide et à constituer ainsi un cas
d’école sur cette question débattue. Corneille s’ingénie à mettre en fiction
plusieurs des éléments clés de la réflexion tels qu’ils lui sont parvenus
depuis l’Antiquité ; ainsi, il n’y a pas à s’étonner de l’amitié étroite qui
unit Auguste et ses assassins : Cicéron avait en effet expliqué, il y a fort
longtemps, que cette proximité du trône et des conspirateurs était non
seulement habituelle, mais était une condition indispensable à la réussite
du projet, qu’elle rendait encore plus glorieux.
Peut-il y avoir plus grand crime que de tuer non seulement un
homme, mais encore un ami ? Est-ce que par hasard, en
conséquence, celui-là s’est rendu coupable d’un crime, qui a tué un
tyran, quoiqu’il fût son ami ? Ce n’est pas, certes, l’opinion du
peuple romain qui, parmi toutes les actions d’éclat, juge celle-ci la
plus belle (De Officiis, VI, 32).
Question rhétorique souvent débattue, que Cinna met brillamment en
scène pour dévoiler les différentes facettes de cette question. De même,
l’époque à laquelle se situe l’action n’est pas indifférente : la réflexion
politique sur le tyrannicide s’est fort souvent cristallisée sur ce moment
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168
La Rome tragique
où s’installe l’empire et où le retour à la République se révèle de moins
en moins probable, c’est-à-dire le moment où, insensiblement, la tyrannie
d’Auguste s’installe au point de devenir pouvoir légitime : la difficile
transition entre la République romaine et l’empire a en effet alimenté
nombre de développements juridiques sur la portée du droit de conquête
et les limites droit de résistance. À la suite de saint Thomas, la plupart
des juristes contemporains considèrent en effet comme légitime la
résistance des citoyens à un conquérant dépourvu de droit à régner, mais
seulement jusqu’à ce que celui-ci acquiert des titres légitimes : ainsi,
quoique Octave se soit emparé de Rome par la conquête, il est en train
d’acquérir, du fait de sa sagesse de son règne, une légitimité qui rend
injustes les conspirations destinées à le renverser, et qui auraient été
équiables, et même nécessaires, quelques années auparavant 12.
L’ambiguïté historico-politique rend ainsi indécidable tout partage entre
le bien et le mal, le droit et l’iniquité : est-on encore dans ces premiers
moments de l’usurpation où, selon les maîtres du droit, la résistance au
tyran est non seulement autorisé, mais obligatoire ? Ou, par son règne,
Auguste a-t-il déjà acquis assez de titres pour faire figure de souverain
légitime ? La tragédie est située précisément dans cet entre-deux : le
souvenir des exactions d’Octave est encore assez vif et récent pour
justifier la haine des Républicains et nourrir une résistance
compréhensible ; « Octave » (ainsi que l’appellent toujours Cinna et
Émilie, qui refusent de le reconnaître comme Auguste : II, 2; III, 4, etc.)
fut un criminel, ce qu’il admet lui-même, au point de considérer comme
juste la tentative de meurtre sur sa personne comme justifiée (« Tu
voudrais qu’on t’épargne et n’a rien épargné ! », IV, 2, v. 1131). Il est sans
aucun doute, au sens où Jean de Salisbury employait déjà ce terme, un
« tyran d’origine », qui ne gouverne Rome que par droit de conquête
(« Vos armes l’ont conquise », II, 1, v. 423). Mais il n’est en rien « tyran
d’exercice » : la pièce nous montre au contraire un Auguste qui non
seulement a rétabli la sécurité et a mis fin à l’anarchie, mais apparaît
comme un souverain sage, scrupuleux, soucieux du bien de son peuple et
de la justice (il évoque ses « ordres légitimes » qui poursuivent les
délinquants : V, 1, v. 1494). La fin de la pièce lèvera l’équivoque : par son
geste inouï de clémence, il achève cette métamorphose qui aboutit à la
mort d’Octave (voir IV, 3, v. 1248), Auguste subsistant seul, et régnant
d’un pouvoir que plus personne ne songe plus à contester. L’impératrice
distingue ainsi soigneusement « Octave », responsables de crimes, de
« l’empereur » Auguste, innocent car conduit et couronné par le Ciel (V,
2, v. 1608). Si, comme on l’a vu dans un cours précédent, la tragédie
12
(Théorode de Bèze (Dzelzainis bleu: XIII REF)
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Jean Racine, B
169
affectionne ces moments ambigus et précaires où l’on ne sait plus faire le
départ entre le bien et le mal, la justice et l’injustice, Cinna est situé
précisément dans un de ces interstices de la morale ; il est à noter que le
flou éthique et le conflit de valeurs incompatible ne repose pas sur la
subjectivité des personnages, mais qu’il est fondé en droit, puisqu’il y a
effectivement, du point de vue juridique, équivoque sur la validité des
arguments des conspirateurs.
Livie est une tenante du statu quo, pour des raisons d’ailleurs
difficiles à démêler ; Auguste soupçonne son intérêt personnel (IV, 2,
v. 1261 : « C’est l’amour des grandeurs qui vous rend importune »), mais
elle paraît aussi sincèrement attachée à l’ordre monarchique représenté
par son mari. Toujours est-il qu’elle accable les conjurés, et fait valoir des
arguments qui sont ceux de l’absolutisme, à l’occasion d’une tirade dont
la brièveté n’a d’égale que la richesse de la réflexion politique (V, 2,
v. 1605-1617). Ces vers de l’impératrice sont à situer dans une tradition
de montée en puissance de l’absolutisme qui débuta avec Jean Bodin
(1529-1596) et arrive à maturité sous Richelieu : désormais, on considère
que les rois sont les ministres de Dieu, et qu’à ce titre ils sont sacrés,
« inviolables », déliés de toute loi humaine puisqu’ils n’ont de compte à
rendre qu’au Ciel. « Ceste puissance est absolue, et souveraine : car elle
n’a autre condition que la loi de Dieu et de nature ne commande »
écrivait déjà Bodin13. Il n’est pas indifférent, de ce point de vue, que le
nom d’Augustus soit, au départ, un titre religieux que s’est arrogé Octave
César. En 1623, dans la dédicace de son maître ouvrage sur Les Grandeurs
de Jésus, le cardinal Pierre de Bérulle écrit qu’un
monarque est un Dieu selon le langage de l’écriture : un Dieu non
par essence mais par puissance ; un Dieu non par nature mais par
grâce ; un Dieu non pour toujours mais pour un temps. Un Dieu
non pour le Ciel mais pour la Terre. Un Dieu non subsistant, mais
dépendant de celui qui est le subsistant par soi-même ; qui étant le
Dieu des Dieux, fait les rois Dieux en ressemblance, en puissance
et en qualité, Dieux visibles, images du Dieu invisible.
L’année où fut publié Cinna, le 18 mai 1643, le parlementaire Omer
Talon déclara au tout jeune Louis XIV, qui inaugurait un lit de justice :
« Sire, le siège de votre majesté nous représente le trône du Dieu vivant.
Les ordres du royaume vous rendent honneur et respect comme à une
divinité visible. » Quelques décennies plus tard, Bossuet, dans sa Politique
13
Six livres de la République, Lyon, Jean de Tournes, 1579, Livre I, chapitre VIII, « De la
souveraineté », p. 90.
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170
La Rome tragique
tirée des propres paroles de l’Écriture sainte publiée après sa mort en 1709,
couronnera cette théorie qu’il portera à son point d’achèvement ; il
explique dans cet ouvrage que « l’autorité royale est sacrée » et que « la
personne des rois est sacrée » : « Il y a quelque chose de religieux dans le
respect qu’on rend au prince. Le service de Dieu et le respect pour les
rois sont choses unies [...]. Aussi Dieu a-t-il mis dans les princes quelque
chose de divin14. » C’est ainsi la thèse de la quasi-divinité du monarque
qu’énonce Livie lorsqu’elle insiste sur le caractère sacré prêté au
souverain, lieutenant de Dieu prédestiné à tenir le timon de son empire
(V, 2, v. 1613). Quoi qu’il puisse commettre, le monarque absolu est
entre les mains du Ciel, qui seul peut le juger et, le cas échéant, le châtier
outre-tombe : ni le peuple ni les magistrats inférieurs ne sont plus
autorisés, dans un système absolutiste, à renverser un éventuel tyran,
auquel chacun sur terre doit au contraire se soumettre sans discuter.
(3) Le doigt de Dieu, l’ombre de Machiavel
Lorsqu’on relit de près cette courte tirade de Livie, qui paraît
d’abord une simple reprise des thèses en faveur d’un régime absolu, il
n’en reste pas moins qu’elle laisse entendre de curieuses dissonances.
L’absolutisme, en effet, a été conçu pour renforcer l’autorité inébranlable
du souverain et la continuité dynastique ; la monarchie héréditaire, dira
Bossuet, est le meilleur de régimes, et toute rébellion contre le souverain
est assimilée à une révolte contre le Ciel. Or, au prix d’une inversion
étonnante, Livie use des arguments absolutistes pour légitimer a posteriori
une révolution qui a réussi. À ses yeux, c’est la réussite de son entreprise
qui prouve après coup le bien-fondé de l’ambition d’Octave : il n’aurait
pas pu devenir empereur si le Ciel ne l’avait pas voulu. À bien y regarder,
un tel argumentaire pourrait servir la cause des conjurés : s’ils assassinent
avec succès le prince, c’est que les dieux sont avec eux...
Un tel renversement, qui fonctionne comme une subversion
inversée tendant à justifier le pouvoir en place, invite à reconsidérer ces
vers de l’impératrice, qui pourraient bien n’être pas l’éloge univoque de la
monarchie absolue de droit divin, mais pourraient valoir comme
l’expression d’un machiavélisme bien compris.
Parler du « machiavélisme » de Richelieu, d’Auguste ou de Livie, ce
n’est pas porter un jugement moral négatif sur ces personnages, mais
tenter d’expliquer leur politique par référence aux œuvres d’un Florentin
du XVe siècle, Nicolas Machiavel.
14
Politique tirée de l’Écriture sainte, III, 3e proposition.
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Jean Racine, B
171
Nicolas Machiavel (1469-1527) est un penseur politique florentin,
qui vécut sous Laurent le Magnifique ; il se rendit célèbre par son
ouvrage Le Prince (1513), qui découple la politique de l’éthique : un
souverain, explique-t-il, ne doit avoir en vue que l’intérêt supérieur de
l’État qu’il gouverne, quels que soient les moyens qu’il faille employer
pour assurer son pouvoir. De semblables thèses ont suscité l’effroi dans
toute l’Europe bien-pensante des XVIe et XVIIe siècles : pour les
chrétiens, en effet, cette conception de l’Histoire est non seulement
scandaleuse, le champ de la morale et celui de la politique devenant
contradictoires l’un avec l’autre, mais aussi proprement sacrilège, dans la
mesure où ils estiment qu’il n’appartient pas aux hommes d’acquérir le
pouvoir, car c’est Dieu qui le donne, en vertu des paroles mêmes de saint
Paul (« Tout pouvoir vient de Dieu », Épître aux Romains, XIII, 1) ;
l’Histoire, dans une perspective chrétienne, n’est que l’accomplissement
d’une Providence déjà fixée, et les événements historiques déroulent
dans le temps la volonté éternelle de Dieu. Or, Machiavel au contraire,
conteste vigoureusement ce schéma providentialiste : pour lui, d’une
part, l’Histoire n’est pas aux mains d’une force bienveillante, elle est le
produit de l’action des hommes, et en particulier des dirigeants
politiques ; et d’autre part, personne n’est désigné à gouverner par
« nature » : le droit de naissance ne confère pas de droit naturel à
gouverner, non plus que la chance ou les qualités morales. Si, à force de
vaillance, d’intelligence et d’habileté (virtù), un conquérant parvient à
profiter des aléas de l’Histoire (fortuna) pour s’emparer du pouvoir, il est
fondé à agir de la sorte. La morale n’entre pas en ligne de compte : il
n’est pas nécessaire, souligne à plaisir Machiavel, que le prince soit
vertueux ; il y a même bien des vices qu’il est avantageux de cultiver pour
se maintenir au sommet de l’État. On ne saurait concevoir une doctrine
plus éloignée du « droit divin des princes ». Les juristes et les théologiens
de l’Ancien Régime ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : pour eux,
Machiavel, c’est le diable15. Non toutefois que Machiavel soit un
immoraliste cynique, systématiquement « machiavélique » ou pervers :
c’est plutôt un pragmatique, soucieux d’efficacité – un « machiavélien »,
terme où n’entre pas de connotation péjorative. Ainsi, il ne recommande
pas au prince de trahir systématiquement sa parole : il lui conseille
seulement de ne tenir ses engagements que si ses promesses passées
15
Voir par exemple, pour le domaine anglais mais il en irait semblablement de ce côtéci de la Manche, Line Cottegnies, « Machiavel et l'Antéchrist : quelques réflexions
sur les représentations du mal pendant la guerre civile anglaise et le
Commonwealth (1642-1660) », in Le Mal et ses masques, éd. Gisèle Venet, ENS
Éditions, 1996, p. 121-140.
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172
La Rome tragique
n’entrent pas en conflit avec ses intérêts actuels16. De même, il avertit le
souverain qu’il vaut mieux se faire aimer de ses peuples que de s’en faire
haïr, non pour des raisons morales, mais parce que, en alimentant la
haine populaire, en s’emparant par exemple des biens ou des femmes de
ses sujets, il risque de se faire détester et de devenir la victime de
conspirations approuvées par la population (chap. XIX) ; il doit se faire
respecter (chap. XIX), se faire estimer aussi par exemple en protégeant
les arts (chap XXI), mais Machiavel précise malgré tout qu’il « est plus
sûr d’être craint que d’être aimé » pour gouverner tranquillement (chap.
XVII). Trahison, mensonge, perfidie sont autant d’armes politiques
auxquelles le prince peut recourir si elles sont utiles au maintien de
l’ordre dans la cité ; il doit se garder surtout de tout respect scrupuleux
de tel ou tel principe religieux ou moral. Bref, « Il faut donc qu’un prince
qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user
bien ou mal, selon la nécessité. » (chap. XV). L’honnêteté ou la justice
n’entrent pas en ligne de compte. Il est surtout important que le prince
sache réagir rapidement aux événements imprévus, qu’il sache saisir au
bon moment les opportunités, sans laisser passer les occasions d’agir.
C’est à ces prises de décisions dans l’urgence qu’on reconnaît un grand
prince, et non à ses qualités morales. Au demeurant, ces techniques que
recommande Machiavel ne sont pas dépourvues de toute grandeur
puisqu’elles doivent servir, aux yeux du Florentin, à permettre l’unité
italienne (chap. XXVI).
Les écrits de Machiavel ont eu, sans que ceux-ci osèrent jamais
l’avouer, une influence immense sur les hommes politiques du XVIIe
siècle : le Florentin fut le maître à penser de Richelieu aussi bien que de
Mazarin. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver, dans Cinna, des
traces de machiavélisme au sens propre du terme. Le sujet même, qui
porte sur la façon dont un pouvoir devient stable, est au cœur de la
problématique du Prince. Machiavel note à ce propos que, dans un État
qui fut républicain, « la rébellion est sans cesse excitée par le nom de la
liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent
jamais effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d’un
nouveau maître » (chap. V). D’une façon générale, le comportement
d’Auguste atteste, si l’on peut dire, que ce dernier a attentivement médité
16
« Il est sans doute très louable aux princes d’être fidèles à leurs engagements ; mais
parmi ceux de notre temps qu’on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se
soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux
qui se reposaient en leur loyauté... Pour ne citer qu’un seul exemple pris dans
l’histoire de notre temps : le pape Alexandre VI se fit toute sa vie un jeu de
tromper, et malgré son infidélité bien reconnue, il réussit dans tout ses artifices.
Protestations, serments, rien ne lui coûtait », Le Prince, chapitre XVIII.
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Jean Racine, B
173
l’œuvre de Machiavel. Ainsi, la façon dont Auguste se comporte avec ses
conseillers constitue une illustration du chapitre 23 du Prince (« Comment
on doit fuir les flatteurs ») ; l’auteur florentin y donne en effet un certain
nombre de recommandations dont l’empereur paraît tenir le plus grand
compte :
[Le Prince] doit, s’il est prudent, faire choix dans ses États de
quelques hommes sages, et leur donner, mais à eux seuls, liberté
entière de lui dire la vérité, se bornant toutefois encore aux choses
sur lesquelles il les interrogera. Il doit, du reste, les consulter sur
tout, écouter leurs avis, résoudre ensuite par lui-même ; il doit
encore se conduire, soit envers tous les conseillers ensemble, soit
envers chacun d’eux en particulier, de manière à leur persuader
qu’ils lui agréent d’autant plus qu’ils parlent avec plus de franchise ;
il doit enfin ne vouloir entendre aucune autre personne, agir selon
la détermination prise, et s’y tenir avec fermeté. Le prince qui en
use autrement est ruiné par les flatteurs, ou il est sujet à varier sans
cesse, entraîné par la diversité des conseils ; ce qui diminue
beaucoup sa considération.
Il est ainsi permis de lire la grande scène de la confrontation de l’acte II
scène 1 à la lumière de ces lignes du Prince : c’est le souci d’échapper aux
« courtisans flatteurs » (v. 362) qui l’engage à consulter ses deux amis,
seuls, pour leur demander de le traiter « en ami », avant de les louer
d’avoir un cœur franc et « sans fard » (v. 628). Nous voyons l’empereur,
comme l’exige Machiavel, faire parler ses conseillers sur le sujet qui
l’inquiète, et délibérer une fois pour toutes, après les avoir écouté chacun
leur tour. On ne saurait concevoir application plus stricte du système
machiavélien. Inversement, la façon dont Livie s’impose comme
conseillère sans avoir été consultée agace l’empereur (IV, 3, v. 1219).
La façon dont Octave s’est hissé au faîte de l’État fut également
machiavélienne avant la lettre : au conquérant contraint de se montrer
sévère, Le Prince recommande en effet de multiplier les cruautés, mais
massivement, pour parvenir au pouvoir ; après quoi, il a intérêt à distiller,
avec parcimonie d’ailleurs, bienfaits et faveurs. Une fois de plus, l’éthique
passe au second plan au profit du seul intérêt du monarque. Il existe en
effet un « emploi bon ou mauvais des cruautés » :
Les cruautés sont bien employées (si toutefois le mot bien peut
être jamais appliqué à ce qui est mal), lorsqu’on les commet toutes
à la fois, par le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu’on n’y
persiste pas, et qu’on les fait tourner, autant qu’il est possible, à
l’avantage des sujets. Elles sont mal employées, au contraire,
lorsque, peu nombreuses dans le principe, elles se multiplient avec
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174
La Rome tragique
le temps au lieu de cesser. Sur cela, il est à observer que celui qui
usurpe un État doit déterminer et exécuter tout d’un coup toutes
les cruautés qu’il doit commettre, pour qu’il n’ait pas à y revenir
tous les jours, et qu’il puisse, en évitant de les renouveler, rassurer
les esprits et les gagner par des bienfaits.17
Octave, bon disciple du Florentin, se montra barbare et inhumain dans
son ascension irrésistible vers le trône, non par goût mais par nécessité,
avant de couvrir ses ennemis mêmes de faveurs et de bienfaits. C’est là
tirer d’exactes leçons du manuel de gouvernement florentin.
Il n’est pas jusqu’à l’objet même de la tragédie qui ne fasse justice à
Machiavel, puisque ce dernier avait prévu la faillite fréquente des
conjurations. Il expliquait, comme on voit dans la pièce, que « les
conspirations tramées par plusieurs […] ont toutes pour auteurs les
grands de l’État, ou des familiers du Prince », c’est-à-dire des proches du
souverain, des favoris comblés, à qui il « ne manque plus que le trône ».
Mais ces conjurations échouent le plus souvent, note Machiavel, par
« trahison, légèreté ou imprudence ».
La figure la plus nettement machiavélienne de la pièce est aussi
celle qui – cela n’est pas sans surprendre –,est aussi censée, on l’a vu,
théoriser la pensée absolutiste : il s’agit de Livie. Avant de rallier, à la fin
de la pièce, Émilie à la cause de la monarchie absolue, elle a tenu à
Auguste, quelques scènes auparavant, un discours bien plus
opportuniste ; à l’acte IV, scène 3, elle donne, sans avoir été sollicitée, un
avis à son époux, qui paraît inspiré par la générosité toute cornélienne,
mais qui est en réalité dicté par le cynisme le plus dépourvu de scrupule :
elle lui conseille la clémence pour assurer sa sécurité et la stabilité du
régime. Le pardon qu’elle recommande tire la conséquence de l’échec
d’une politique de répression systématique, qui n’a porté aucun « fruit »
(v. 1199), qui au contraire « aigrit » la Ville, et s’est révélée à l’usage
inutile.
Il convient de poser plus nettement la question de la morale, et des
conflits de valeurs antagonistes, à l’œuvre dans la pièce.
17
Le Prince, op. cit., chapitre VIII, « De ceux qui sont devenus princes par des
scélaratesses ».
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175
Jean Racine, B
C. « QUELQUE PASSION PLUS NOBLE » ? HÉROÏSME
SUBLIMÉ, HÉROÏSME IMMOLÉ
D’Horace à Cinna, Corneille ne modifie pas seulement le moment
historique où se place l’action : si, dans cette pièce, le dramaturge
retrouve des problématiques déjà développées dans sa tragédie
précédente, la façon dont s’articule ces questionnements est neuve, de
sorte que c’est la signification même de la pièce, au plan historique et
politique, et surtout morale, qui s’en trouve nécessairement modifiée.
1. DES VERTUS MÉDIOCRES
a) Des semences de héros
Cinna, bien davantage qu’Horace et son protagoniste épique et
surhumain, met en scène des personnages mêlés, plus conformes aux
héros fatigués de la tragédie grecque, déchus de leur piédestal épique,
égarés dans un univers qui n’est plus à la mesure de leurs idéaux.
Cinna et Émilie n’ont rien d’odieux, et possèdent même une
certaine grandeur : Cinna se targue de générosité (I, 3, v. 164), cherche
l’honneur d’être le premier tyrannicide et le nouveau Brutus (v. 244),
proclame sa fidélité à la parole et aux serments (v. 242), est tout entier
tendu vers la gloire (v. 254 et 258), et fuit la lâcheté (I, 4, v. 307). Si,
comme Rodrigue, il peut sembler à l’occasion un peu fanfaron (I, 4, v.
311-316), il démontre au besoin qu’il n’a rien d’un matamore : face à
Émilie, il s’engage à tenir sa parole alors même qu’il a compris
qu’Auguste était un grand souverain (III, 4, v. 946), quitte à se donner la
mort aussitôt (v. 1062 sqq.) ; enfin découvert, il ne cherche pas à
esquiver le châtiment ou la culpabilité, et « brave » le trépas qu’il estime
inévitable (V, 2, 1541-1556). Cinna, « du sang de Pompée », ne manque
pas d’une certaine prestance noble qu’il tient de sa naissance et de sa
grandeur d’âme : il n’est pas de la race de ces machiavéliens bilieux que
seront par exemple un Prusias ou un Orode ; il compte sur son meurtre
pour devenir un héros et se couvrir de gloire, conformément aux lois
grecques qui célèbrent les tyrannoctones et leur décernent des
récompenses18 ; il escompte qu’on lui accordera les mêmes louanges que
celles dont Cicéron honore Brutus :
18
Cicéron cite la loi suivante : « Le meurtrier du tyran recevra les mêmes récompenses
que les vainqueurs aux jeux olympiques ; il demandera au magistrat ce qu’il
voudra, et le magistrat le lui donnera » (De Inventione, II, 49, 144).
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176
La Rome tragique
Mais ceux d’aujourd’hui sont les premiers à avoir attaqué, le fer à la
main, non pas un aspirant à la royauté, mais un roi véritable. Leur
action, magnifique en soi et héroïque, s’offre à nous comme un
exemple à imiter, d’autant plus qu’ils ont acquis une gloire, dont le
ciel, semble-t-il, est à peine la mesure. Car, bien que la conscience
d’avoir agi noblement soit à elle seule une récompense, cependant,
pour un mortel, l’immortalité, à mon avis, n’est pas à dédaigner
(Phil, II, 44, 114).
Plus qu’un héros, un tyrannicide devient aux yeux de Cicéron un
immortel ; les traités de l’orateur justifient ainsi l’ambition de Cinna de
rejoindre, dans le ciel des héros politiques, Brutus, Harmodios ou
Aristogiton. Il ambitionne, par un coup d’essai qui soit un coup de
maître, de devenir, à la faveur d’un haut fait mémorable, un héros
authentique : « D’un coup mortel la victime frappée / Fera voir si je suis
du sang du grand Pompée » (I, 3, v. 238), vers où éclate tout l’orgueil
aristocratique du lignage et l’obsession cornélienne de la pureté du sang.
Émilie, elle aussi, apparaît d’abord comme une fille de Chimène :
tout entière vouée à l’ambition, à la vengeance familiale, au souvenir de
son père, fière de sa naissance, aspirant à la gloire et à l’honneur (I, 1,
mais aussi I, 2 v. 97 sqq., etc.), elle est fidèle à la parole donnée (« je l’ai
juré, Fulvie, et je le jure encore », I, 2, v. 63) et à la piété filiale (v. 69).
Alors que la détermination de Cinna tangue, elle reste inébranlable dans
ses résolutions, et rappelle sans cesse son amant à ses « serments » (III, 4,
v. 934). Sur le point d’être privée de son secours, elle songe à mettre sa
vengeance à exécution toute seule, ou du moins à mourir en tâchant d’y
parvenir : « Je saurais bien venger mon pays et mon père » (III, 4, v. 1018
sqq). Chez elle comme chez Cinna, les actes répondent aux paroles
d’allure bravache : elle refuse la fuite que lui propose Maxime (IV, 5), se
livre et affronte elle-même le tyran, tâchant du même coup de sauver
Cinna. Bref, elle se considère elle-même comme une incarnation
féminine de la « vertu romaine », telle qu’on l’a définie dans le cours sur
Horace : « Je me fais des vertus digne d’une Romaine » (III, 4, v. 978).
La bassesse de Maxime, traître et suborneur, avant de se ressaisir
brièvement pour mieux aussitôt se défausser sur Euphorbe de toute
culpabilité et de se présenter comme le sauveur de l’empereur (« Si vous
régnez encor, Seigneur, si vous vivez, c’est ma jalouse rage à qui vous le
devez », V, 3, v. 1672), sert de contrepoint au véritable chef de la
conjuration et à son amante : Maxime, double de Cinna, est un poltron
qui n’a guère l’étoffe d’un héros, au contraire des deux autres conjurés.
D’où vient, dès lors, que les traits héroïques qui caractérisent Cinna et
Émilie ne parviennent pas à les constituer en authentiques héros ?
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177
Jean Racine, B
Pourquoi, alors qu’ils présentent au fond les mêmes dispositions à la
vertu et au dépassement que Rodrigue, Horace ou même Camille, ne
peuvent-ils atteindre à la même stature surhumaine ?
On peut avancer plusieurs éléments de réponse.
b) Plus tragiques qu’héroïques
D’abord, Cinna et Émilie n’ont pas le monolithisme d’un Horace ni
d’une Camille : plus fidèles en cela au personnage tragique traditionnel
que leurs prédécesseurs immédiats chez Corneille, ils sont déchirés,
écartelés entre des systèmes de valeurs contradictoires. Cette fracture
identitaire est particulièrement marquée chez Cinna, qui en acquiert une
richesse et une profondeur saisissantes.
Si la détermination du personnage éponyme ne peut manquer de
chanceler, c’est que, impatient de devenir héros, il a choisi pour y
parvenir la voie la moins glorieuse qui soit, celle de la trahison, du
mensonge et de la dissimulation : « Une âme généreuse, et que la vertu
guide, fuit la honte des noms d’ingrate et de perfide » (III, 4, v. 969-970).
Quelles que puissent être les cautions, cicéroniennes en particulier,
susceptibles de légitimer son geste, il n’en reste pas moins que nul ne sort
grandi de la duplicité ni du meurtre par surprise ; si Émilie (III, 4, v. 974)
ose affirmer que « la perfidie est noble envers la tyrannie », Cinna est
trop fier aristocrate pour jamais penser que la parole, en aucun cas, pût
être rompue par un homme de cœur. Il y a donc une contradiction
interne dans le projet de conjuration qui, en supposant qu’elle eût pu
réussir, n’aurait pas suffi peut-être à métamorphoser l’auteur du meurtre
en héros.
À cet obstacle interne s’en ajoute un autre : au fur et à mesure des
progrès de l’action, Cinna est de moins en moins certain que l’empereur
est un tyran digne du trépas ; sa fascination pour son maître transparaît
dès la grande tirade de l’acte II, où il le persuade de rester sur le trône (II,
1, v. 565-620). Cette prise de conscience inopinée a pour effet de diviser
le personnage éponyme entre des fidélités contradictoires : d’une part, la
promesse qui le lie à Émilie, à qui il a promis de tuer Auguste ; d’autre
part, l’allégeance qui l’oblige envers son empereur, en qui il reconnaît un
bon monarque, digne de régner, et qu’il admire au point d’aspirer à
devenir son esclave (« C’est l’être avec honneur que de l’être [esclave]
d’Octave », III, 4 v. 982). C’est parce qu’il est mû par des aspirations
héroïques qu’il craint de mal agir, et de perdre son honneur précisément
en commettant l’assassinat qui devrait lui assurer la gloire (v. 969-972) :
« Une âme généreuse, et que la vertu guide, / Fuit la honte des noms
d’ingrate et de perfide ». Égaré, sans repères, Cinna a perdu le sens du
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178
La Rome tragique
bien et du mal, et ne sait plus si le crime qu’il projette fera de lui un héros
ou un monstre. Hésitant comme un nouvel Hamlet, mélancolique et
malheureux19, il ne se décide qu’avec peine à agir et, à la fin de l’acte IV,
va au massacre à reculons. Entre Émilie, plus monolithique, héritière
d’Horace et Camille, et d’autre part Auguste, qui pousse la générosité
jusqu’à sublimer et transcender justice et nature au nom d’un idéal
grandiose, Cinna apparaît ainsi comme pleinement tragique : Georges
Forestier, dans la préface de l’édition Folio, le regarde ainsi à juste titre
comme le héros tragique de la pièce, balançant entre le scrupule et le
remords, la soif d’agir et une paralysie timorée. Enfermé dans un
dilemme dont il n’arrive pas à sortir, confronté à des valeurs
irréconciliables entre lesquelles il ne parvient pas à se trancher et qu’il
n’arrive ni à hiérarchiser, ni à dépasser, il est réduit à l’inaction, et
incapable de songer à d’autres issues que la mort (III, 4, v. 1062)20.
Certes, Cinna n’est pas le premier personnage cornélien à être la
proie d’un dilemme ; mais ici, le dilemme n’est plus le moteur d’un
grandiose dépassement. Rodrigue, naguère, livrait un duel contre le
comte à l’issue d’un choix positif : « Allons mon bras, sauvons du moins
l’honneur, / Puisqu’après tout il faut perdre Chimène » (Le Cid, I, 5).
Cinna n’est pas de la même trempe : la promesse qu’il envisage
finalement de respecter est vidée de son sens, dans la mesure même où il
ne croit plus ce qui la fondait. L’engagement envers Émilie n’est plus
qu’une forme creuse, que le chef des conjurés n’envisage éventuellement
de remplir que par préjugé aristocratique, après avoir tenté de se délier de
sa parole. Héros tragique « empêché », dit Georges Forestier, Cinna ne
parvient ni à montrer son héroïsme en tuant Auguste, ni à se suicider
glorieusement. Il a tout juste assez de clairvoyance pour percevoir la
grandeur de son crime, sans y renoncer pour autant.
Cette impuissance à surmonter ses conflits intérieurs tend à faire de
cet apprenti héros un faible : victime d’une ironie tragique dont Auguste
est l’agent involontaire, il se voit offrir par fidélité à l’empereur ce qu’il
escomptait mériter par le meurtre de ce dernier ; silencieux jusqu’à la
lâcheté, il laisse Auguste l’accabler d’injures que, vraisemblablement,
Rodrigue n’eût jamais supportées : « Tu ferais pitié » (V, 1, v. 1521), « ton
peu de mérite » (v. 1522), « ma faveur fait ta gloire » (v. 1527), chefs
19
20
Hamlet est en proie au « danger mélancolique », note ainsi Hélène Merlin.
« Parce que, prisonnier de sa générosité, Cinna ne voit pas d’autre issue que tuer
puis se tuer, il est le vrai héros tragique de la pièce », Folio-classique, p. 21. S’il se
décide finalement à respecter sa parole, « c’est que la véritable grandeur d’âme
place plus haut la fidélité généreuse à un serment que le souvenir des bienfaits »,
ibid.
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Jean Racine, B
179
d’accusation auxquels il ne peut répondre que sur le mode de
l’ostentation vaine et creuse, qui n’impressionne pas Auguste (« Tu fais le
magnagnime », c’est-à-dire tu joue le rôle du magnanime, v. 1557). Cinna
apparaît ainsi bien plus conforme au personnage tragique tel que le
définit Aristote, « Ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant » qu’à celui
qu’affectionnait Corneille, qui préférait les héros entiers, « des hommes
très vertueux ou très méchants dans le malheur » (Discours de la tragédie).
Sa maîtresse, pour être plus intransigeante, jusqu’à sa conversion
brutale in extremis, n’en est pas moins elle aussi scindée, sans forcément
en avoir conscience, entre des pôles antagonistes. Cette nouvelle
Antigone, vouée comme son ancêtre au culte de la famille et du passé 21,
se double d’une furie vengeresse qui laisse partout affleurer sa colère, sa
hargne et sa haine (I, 1 ; I, 22 ; III, 5, v. 1074, etc.). Si l’héroïne de
Sophocle était « née pour partager l’amour et non la haine », sa lointaine
descendante cornélienne ne vit au contraire que pour assouvir dans le
sang son désir de justice. Incapable et insoucieuse de se dominer, et en
cela conforme à sa nature féminine telle qu’on la considérait à l’époque,
on la voit partout faire éclater sa fureur. Si Chimène poursuivait malgré
elle l’assassin de son père, Émilie se livre tout entière à ce goût des
représailles qui a fini par absorber tout son être et devenir une obsession.
La vengeance était, naguère encore, un idéal aux yeux de Corneille : le
premier triomphe de Corneille, Le Cid, était tout entier une vibrante
apologie de la vengeance, considérée comme valeur aristocratique et
positive. Perdu pour perdu, Rodrigue devait se venger, une fois Chimène
devenue, pensait-il, inaccessible. La fille du comte, de son côté, se devait,
fût-ce malgré elle, poursuivre en justice l’assassin de son père.
Désormais, dans Cinna, la vengeance cesse d’être une valeur érigée en
absolu, et se colore de teintes inquiétantes : l’intérêt personnel, la fureur
aveuglée, le goût de la revanche sanglante rattachent Émilie à une morale
archaïque dangereuse. La réaction vendettale instinctive a beau s’abriter
derrière l’alibi de l’intérêt de l’État, la vraie motivation de l’héroïne est
ancrée dans la zone la plus primitive de son être. Il est significatif qu’elle
ne puisse d’ailleurs justifier son obsession qu’en sélectionnant dans ses
souvenirs ; car s’il est vrai qu’Émilie est liée au passé, elle n’en refoule pas
moins tout ce qui serait susceptible de contrarier sa monomanie : les
efforts d’Auguste pour tenter de se faire pardonner ses crimes comptent
21 « La première remarque qui s’impose au spectateur de Cinna concerne le poids du passé, un
poids qui marque tous les protagonistes et qui finit par les écraser », Revue d'Histoire Littéraire de
la France, 2002/3, vol. 102, p. 443-453.
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La Rome tragique
pour rien, voire deviennent un facteur aggravant et se retournent contre
le bienfaiteur (« C’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits », I, 2,
v. 84). Le dramaturge laisse entendre que cette ardeur déchaînée qui la
domine, loin de confiner à la quête héroïque, relève plutôt du
déséquilibre mental : Émilie paraît souffrir d’une fixation à Auguste, à la
fois assassin du père biologique et père de substitution (Maxime
remarque qu’elle l’ « aime comme un père », II, 2, v. 702), et sa haine
pourrait bien être le revers d’un amour oeidpien qu’elle ne peut s’avouer :
bourrée de complexes, cette fille gâtée d’Auguste ne rêve-t-elle pas de
prendre auprès de lui la place de Livie (« Je recevrais de lui la place de
Livie Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie », I, , v. 22) ? La
frénésie de l’orpheline n’est-elle pas d’ailleurs entretenus par des liens
érotisés avec l’empereur, dont les faveurs multipliées peuvent bien avoir
été confusément perçues comme autant de tentatives de séductions ?
Vous savez qu’elle tient la place de Julie,
Et que si nos malheurs et la nécessité
M’ont fait traiter son père avec sévérité,
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l’aigreur de cette perte. (II, 1, v. 638-642)
Auguste ressent-il un désir pour la fille du précepteur (autre figure
paternelle) qu’il a proscrit ? Certains vers laissent croire à une passion
refoulée, qu’Auguste cherche à assouvir au prix d’un déplacement sur
Cinna :
Bien plus, ce même jour, je te donne Émilie,
Le digne objet des vœux de toute l’Italie,
Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins. (V, 1, v. 14691472)
Émilie se retrouve couverte de cadeaux par le père adoptif qui tua son
père biologique et nourrit pour elle un amour secret : il y a effectivement
sinon de quoi devenir folle, du moins provoquer un syndrome maniacodépressif où alternent la fougue et la mélancolie.
Cette analyse psychologique, pour sommaire qu’elle puisse être,
aurait le mérite de justifier l’injustifiable, et de motiver l’immotivable : le
retournement final d’Émilie, passant sans transition de la haine à l’amour,
acceptant enfin d’avouer, et de s’avouer, sa passion débordante, et
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181
Jean Racine, B
essentiellement incestueuse, pour celui dans lequel elle n’a jamais cessé
de voir à la fois un père et un amant ; après que l’empereur a loué « sa
beauté » et lui a rendu en Cinna « plus qu’un père », elle laisse mourir « sa
haine » pour le « maître des cœurs », et se laisse envahir par une
« ardeur » d’une autre sorte (V, 3), dont la nature reste assez indéfinie,
mais qui s’apparente à un mouvement de sublimation.
Incapable de compromis, Émilie, avant sa conversion, représente
un système vendettal fondé sur le cycle indéfini des représailles ; sa
vengeance a d’autant moins de chances d’attirer la sympathie du
spectateur qu’elle ne parvient même plus, à partir de l’acte III, à
persuader son propre fiancé, pourtant chef de la conjuration. Sa haine,
quoique tout entière le fruit de valeurs « cornéliennes » (devoir, gloire,
honneur, vengeance, famille), paraît rapidement marquée au sceau de
l’injustice. Dans la seconde moitié du drame, même Cinna, chargé de la
venger par procuration, ne la voit plus que comme une Érynie meurtrière
et terroriste. Les valeurs chevaleresques sont ici subverties et changent de
sens au point d’être méconnaissables.
Certes, dans cette peinture mitigée que Corneille donne des
conspirateurs entre sans doute une part tactique : le dramaturge ne
pouvait faire le portrait, à la barbe de Richelieu, de sympathiques et
sémillants conjurés ; ces personnages étaient nécessairement réduits, en
tant que comploteurs, à la médiocrité morale, plus ou moins répugnante.
Mais il se trouve qu’Auguste lui-même, donné in fine comme modèle à
admirer et imiter si l’on peut, n’est pas épargné par cette attaque antihéroïque : empereur désabusé, plus vieux que don Diègue, et surtout
sans les certitudes du vieux soldat blanchi sous le harnois, il est hésitant,
réduit à acheter l’amitié à coups de faveur et d’argent (V, 1, v. 1447 sqq.),
culpabilisé d’avoir chassé Julie au point de tenter de la remplacer (II, 1,
v. 638), menacé et traqué, suicidaire pardonnant peut être par crainte de
la solitude et besoin d’être choyé (« traitez-moi comme ami », II, 1,
v. 399 ; « Soyons amis, Cinna », V, 3, v. 1701) ; Auguste aussi est un
personnage humain, trop humain, héros mêlé comme les aiment la
tragédie, mais que Corneille ne nous avait pas encore souvent donné à
voir.
Et pourtant, de ce souverain qui pourrait n’être que pitoyable, il a
fait un authentique héros, le vrai héros de la pièce.
c) Le héros est le roi
À l’époque où s’affirme, sous Richelieu, l’absolutisme royal,
Corneille poursuit dans Cinna sa réflexion sur les difficultés et les
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La Rome tragique
contradictions que soulève un pouvoir royal fort, et en particulier, dans
un tel régime, la nature des relations qu’entretiennent le « roi » et le
« héros », celui-ci représentant le grand serviteur dont il ne saurait se
passer. Horace mettait en scène l’opposition, assez traditionnelle au fond
(on en trouverait un précédent fameux dans l’Iliade) entre un souverain,
détenteur d’une autorité légitime, et un vaillant capitaine, seul à même de
maintenir ce pouvoir. La première tragédie romaine de Corneille
s’achevait sur une réconciliation nécessaire où chacun trouvait son
intérêt : Tulle, tout en reconnaissant Horace coupable de fratricide, avait
trop besoin du vainqueur d’Albe pour oser le condamner ; de son côté,
Horace n’obtenait l’impunité pour son crime qu’en se dévouant à la
chose publique, c’est-à-dire au service de son roi. Cette confrontation
entre un monarque assez faible et un héros solaire et triomphant sera
récurrente dans la dramaturgie cornélienne, par exemple dans Nicomède et
Suréna, chant du cygne désenchanté du poète, qui verra le héros broyé
par un roi lâche, ingrat et aveuglé.
Cinna, qui succède immédiatement à Horace, pose de façon
différente la question de la confrontation entre héroïsme et souveraineté.
Alors que la tragédie précédente isolait deux fonctions et deux
personnages, celle-ci les fusionne : cette fois, le héros est le roi – ou
plutôt l’empereur : ambivalent, il est l’image même du héros tragique,
mélange inextricable de grandeur et de misère ; il est à la fois Octave et
Auguste, déchiré entre son passé de conquérant sanguinaire et la sagesse
de son règne présent, partagé entre son désir de vengeance et son
aspiration plus haute à accorder le pardon ; il est un personnage
complexe, bourrelé de problèmes moraux et soucieux, en même temps,
de ses intérêts. Deux visages du monarque cohabitent en effet, qui
correspondent à deux regards portés sur lui : « Octave », fossoyeur de la
République, tyran prête à tout pour arriver au pouvoir, usurpateur dont
les proscriptions ont nourri la haine des Romains, et finalement lassé de
ses propres turpitudes ; et « Auguste », auréolé de la gloire impériale, sage
restaurateur des institutions, qui a rendu la paix à Rome et a rétabli la
justice. Face à cet être scindé et si parfaitement tragique, les
conspirateurs n’ont rien d’héroïque : Cinna, conjuré par amour, est falot
et dépourvu de toute espèce de « mérite », ainsi que le lui déclare sans
ambages l’empereur, en une tirade humiliante qui sera, au fond, sa seule
véritable vengeance (V, 1, v. 1509-1541). Seul dans la pièce, Auguste
possède, au plus haut point, ce qui fait la caractéristique du héros chez
Corneille : la vertu, c’est-à-dire cette énergie, cette combativité qui
peuvent être mise au service du plus grand bien comme des crimes les
plus noirs, mais qui, toujours, constitue l’essence même du héros
cornélien, qu’il soit blanc (Auguste, Rodrigue, Suréna), noir (Cléopâtre)
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183
Jean Racine, B
ou trouble (Horace). « Le conflit naturel entre le roi et le grand
serviteur » dont parle Georges Couton22, c’est dans un face-à-face de
l’empereur avec lui-même qu’il se résout dans Cinna.
d) Une obstruction dramatique et narrative
D’un point dramatique, la structure héroïque, dont tous les
éléments sont pourtant bien en place, n’arrive pas à se déployer. Ainsi, le
lien amoureux qui unit Émilie et Cinna tient du vieux modèle courtois
qui exige, depuis l’époque des troubadours, que le chevalier mérite
l’amour de sa maîtresse, et se rende digne d’elle en accomplissant pour
elle un exploit de nature militaire. Ce modèle courtois, qui a proliféré au
Moyen Âge et a envahi les romans de chevalerie à la Renaissance,
influence encore Cinna : le lexique précieux (l’adjectif « belle Émilie » est
pour le moins inattendu dans la bouche du sanguinaire comploteur, I, 3,
v. 249) et le thème du mérite tendent à souligner ce paradigme
sentimental conçu comme moteur de l’héroïsme : les deux chefs des
conjurés tentent en effet de se faire aimer de leur maîtresse à force de
prouesses (« Mon ardeur inconnue, avant que d’éclater / Par quelque
grand exploit voulait la mériter », III, 1, v. 724). Rodrigue, naguère, s’en
allait le cœur joyeux combattre « Navarrais, Maures et Castillans » après
avoir reçu l’espoir qu’un duel victorieux lui permettrait de conquérir
définitivement Chimène (V, 1). De même, Cinna escompte « mériter »
Émilie par son meurtre (II, 2, v. 696).
Pourtant, ce schéma éprouvé, qui structure si efficacement Le Cid,
s’enraye ici. C’est qu’ici, l’idéal chevaleresque est en crise, et même
violemment subverti. D’une part, la courtoisie est vidée de toute
substance, puisque le haut fait d’armes n’est plus qu’un meurtre par
traîtrise ; d’autre part, le don amoureux offert par la Dame se trouve ici
réduit à un marchandage, si on en juge par le champ lexical de l’échange
et du commerce sans cesse employé par Émilie, qui ne se voit plus ellemême que comme une simple récompense matérielle (« Aussi bien que la
gloire Émilie est ton prix », I, 4, v. 276 ; « S’il me veut posséder, Auguste
doit périr : / Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir », v. 55-56.).
L’amour courtois n’est plus l’agent d’un perfectionnement moral : il n’est
plus qu’une simple tractation mercantile face à laquelle Cinna hésite,
inscrivant par là la crise de l’héroïsme dans l’action elle-même, ou plutôt
dans son impossibilité.
En dépit des efforts déployés par les conjurés, ceux-ci ne
parviennent jamais à prendre l’initiative : meurtre, suicide, trahison
22
Corneille et la tragédie politique, Paris, PUF, 1984.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
184
La Rome tragique
incomplète puis fausse nouvelle de la disparation de Maxime et enfin
doubles suicides : toutes leurs tentatives pour conduire l’intrigue sont
désamorcées. La seule péripétie qui ne soit pas le fait d’Auguste, c’est la
trahison de Maxime, mais elle contribue précisément à remettre la suite
des événements entre les seules mains de l’empereur. Le seul à faire
progresser l’action, c’est Auguste, qui convoque par deux fois les chefs
des conjurés, délibère, se montre clément : il est la seule cause des
péripéties et anihile toute les entreprises dont il n’est pas l’auteur. Maître
du monde, maître de lui-même, il est aussi, au plan théâtral, le maître de
l’action, et apparaît comme un double du dramaturge.
2. DÉCONSTRUCTION DE LA VIRTUS
Les rêves d’héroïsme et les postures nobles ne résistent pas à une
confrontation des discours avec la réalité du comportement des
personnages hantés par la grandeur : perfidie, trahison, dissimulation,
mensonges souillent l’honneur des trois conjurés, et participent d’une
véritabl opération de « démolition du héros ». Tout se passe comme si
Corneille, après avoir glorifié sans nuances la morale nobiliaire dans Le
Cid, puis après avoir mis sur scène en guise de héros, dans Horace, un
inquiétant surhomme monolithique, poursuivait maintenant un patient
travail de déconstruction dont le but est moins de saper cet idéal que de
le redéfinir en lui incorporant une dimension transcendante.
a) « Narcisse contrarié23 » :
générosité pure
critique
de
la
Pendant longtemps, on s’est plu à opposer la morale cornélienne,
toute tendue vers l’héroïsme, la grandeur et le dépassement de soi, et la
morale racinienne, gangrenée par la perversité, le soupçon et la
« démolition du héros » définie par Paul Bénichou. Sauf à s’en tenir à une
vision scolaire poussiéreuse, on ne saurait se contenter de cette
dichotomie simpliste : Corneille n’ignore rien en effet des détours de
l’amour-propre, ce fléau qui, de l’aveu unanime des moralistes classiques,
gangrène toute la vie morale.
Si l’héroïsme est enrayé, si la mécanique chevaleresque et courtoise
est bloquée, c’est en effet que ces idéaux aristocratiques, dans Cinna, ne
sont plus sous-tendus par les valeurs propres à leur donner un sens. Les
23
J’emprunte ce titre à l’ouvrage de Charles-Olivier Stiker-Métral : Narcisse contrarié.
L'amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion,
Lumière classique, 2007.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
185
valeurs héroïques sont ici impures, et minées de l’intérieur: ne subsiste
plus qu’une coquille vide qui suscite plutôt l’indignation que l’admiration.
Au début de la pièce, en effet, les protagonistes apparaissent incapables
de surmonter la recherche égoïste de leurs propres intérêts pour se hisser
au niveau des idéaux qu’ils professent: ils sont piégés par un sentiment
que les moralistes du XVIIe siècle considèrent comme la racine du mal,
mais qui n’embarrassait pas Corneille auparavant : « l’amour-propre »,
c’est-à-dire, comme le dira quelques années plus tard La Rochefoucauld,
« l’amour de soi et de toutes choses pour soi24 ». Or, lorsque le rideau
s’ouvre, tous les personnages sont animés par des mobiles égoïstes, et
aucun n’est capable de faire preuve d’un authentique altruisme. Les
accents de « générosité » qui caractérisent Cinna sont ainsi vidés de toute
substance, car dépourvus de ce qui constitue le socle même de la
générosité cornélienne, c’est-à-dire le dévouement gratuit à une cause
noble. Qu’ambitionne Cinna, à travers le meurtre projeté d’Auguste?
Moins le rétablissement de la République, qui n’est qu’un fallacieux
prétexte, que la main d’Emilie ; Emilie elle-même, qu’elle aspire à devenir
le symbole de la libération (« La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie
REF), ou qu’elle veuille retenir Cinna par peur de perdre un amant, ne
songe qu’à elle, son intérêt et son plaisir, et guère au salut des conjurés.
Cinna lui-même se flatte d’avoir entraîné derrière lui une foule de
patriotes : Auguste nous apprend qu’eux-mêmes ne sont qu’une bande
de hors-la-loi perdus d’honneur qui ne peuvent compter que sur
l’anarchie consécutive au meurtre d’Auguste pour effacer leurs crimes.
Maxime, qui semblait si acquis à la cause de la République, n’est qu’un
rival de Cinna dans le cœur d’Émilie, et Livie elle-même, machiavélienne,
se soucie surtout de rester au pouvoir par l’intermédiaire de son époux.
Ainsi, chacun poursuit son intérêt personnel, sans souci de celui de
l’État. Tous, certes, sont avides de « gloire », mais cette image
avantageuse qu’ils veulent donner d’eux-mêmes (« Plus le péril est grand,
plus doux en est le fruit / La vertu nous y jette, et la gloire le suit », I, 2,
v. 131-132) n’est encore qu’un avatar du monstre de l’Orgueil, le péché le
plus grave aux yeux de Dieu, puisque ce fut celui de Satan lui-même. Le
vertueux Auguste échappe-t-il lui-même à cette tentation ? Avide
d’amitié, craignant la haine, soucieux de régner sur les cœurs (IV, 1,
v. 1080-1099 ; cf. aussi II, 1 v. 399 et 627), il aspire lui aussi au bonheur
personnel (IV, 3, v. 1228), et n’hésite que sur les moyens d’y parvenir :
par la voie publique, à la façon de César, ou dans la retraite, comme Sylla.
Ce narcissisme entraîne, au plan dramaturgique, une multiplication et une
fragmentation des conflits qui, sans mettre en péril l’unité d’action, révèle
24
Maximes, « maxime supprimée », 1.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
186
La Rome tragique
l’existence de ces aspirations séparées : Émilie/Cinna, Cinna/Maxime,
Maxime/Émilie, Cinna/Auguste, autant de confrontations qui sont des
manifestations de philautie.
La confusion du privé ou du public ou, pour parler comme Mme de
Lafayette, « de l’amour et des affaires », constitue une forme particulière
de ce conflit d’intérêt. L’articulation de la sphère publique et du domaine
privé est un thème cher à Corneille, qu’il a déjà traité dans sa première
pièce romaine, mais auquel il apporte des solutions nouvelles. La faute
tragique des comploteurs consiste précisément dans une confusion entre
l’intérêt de l’État, pour lequel ils prétendent se battre en voulant restaurer
la République, et leurs intérêts particuliers qui sont les vrais moteurs de
leurs actions. L’introduction du personnage d’Émilie et du thème de
l’amour ne permet pas seulement à Corneille de pimenter sa tragédie
politique d’éléments sentimentaux propres à plaire aux lecteurs de
L’Astrée : il s’agit aussi pour lui, bien plus profondément, de manifester
cette tension entre les objectifs individuels et divergents de chacun des
protagonistes, et l’idéal qu’ils proclament, et qui ne les concerne que très
secondairement. Émilie n’a pas trop de difficultés à conjuguer sa
conception de la chose publique avec son devoir de fille : « Joignons à la
douceur de venger nos parents / La gloire qu’on remporte à punir les
tyrans » (I, 2, v. 108) ; mais lorsqu’on lit de près l’argumentation qu’elle
met en place, on s’aperçoit que la défense de l’État n’est qu’un alibi
masquant mal ses vrais mobiles, qui sont d’ordre purement privés et
familiaux : « Sa perte, que je veux, me deviendrait amère / Si quelqu’un
l’immolait à d’autres qu’à mon père » (I, 1, v. 102). C’est bien comme un
sacrifice religieux rendu aux mânes de Toranius qu’elle conçoit
l’assassinat d’Auguste : « Aux mânes paternels je dois ce sacrifice », I, 2,
v. 134). La scission est plus nette chez Cinna, qui proclame qu’il se bat
pour la République (I, 3, v. 226-228) avant d’avouer à Maxime, un peu
plus loin : « C’est pour l’acquérir [=Émilie] qu’il nous fait conspirer » (III,
1 v. 712). Sans doute ne peut-on se fier à Euphorbe, qui prête à Cinna un
cynisme exagéré : « L’intérêt du pays n’est pas ce qui l’engage ; le sien, et
non la gloire, anime son courage […]. Sous la cause publique il vous
cachait sa flamme » (III, 1, v. 747-750) ; il n’en reste pas moins que les
motifs de l’entreprise de Cinna sont pour le moins fort confus : « vos
intérêts [d’Émilie] et la cause publique » (I, 4, v. 306) sont à ses yeux
indissolublement liés.
b) La mécanique des passions
Les moralistes expliquent que l’amour-propre, qui se masque et se
dissimule pour éviter de se faire reconnaître et de laisser voir sa nature
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
187
monstrueuse, se déguise sous des formes acceptables, les « passions ».
Corneille passe pour exalter celles qui sont honorables : ambition,
vengeance, patriotisme, piété, gloire. Mais dans Cinna, le traitement des
passions apparaît fort complexe. Chaque personnage y est en effet livré à
une idée fixe, une obsession qui relève de la pulsion instinctive bien plus
que de la raison. Ces passions, si on leur laisse la bride sur le coup,
mènent sans coup férir à la violence, à la destruction et à la mort, qui eût
été l’issue inévitable de la pièce sans le revirement final. Mais elles sont
malgré tout le moteur d’une existence toute entière modelée par l’amourpropre : sans elles, la vie n’a plus ni sel ni saveur, et ne mérite plus d’être
vécue. C’est ce vide insupportable, que les moralistes appellent
« ennui25 », qu’expérimente Auguste à l’acte II : la lassitude qu’il éprouve
à gouverner n’est pas celle d’un enfant trop gâté et blasé, c’est le puits
sans fond d’une âme qui a entrevu la vanité de sa fonction, qui
comprend que son existence est inauthentique et inessentielle, et qui,
indifférente à tout, ne voit plus de raison de persister dans son être. « La
vie entière est dans le mouvement », écrira Pascal, « le repos entier est la
mort » : c’est sous cet angle métaphysique qu’il convient d’interpréter
l’aspiration au repos d’Auguste, qui sent bien, comme après lui Mme de
Clèves, qu’elle n’est qu’une variante édulcorée, inodore et insipide, du
grand trépas. Il regrette que sa charge l’assaille d’inquiétude et ne lui
laisse « jamais de repos » (II, 1, v. 376). Son découragement morbide
transparaît davantage encore face à Livie : « Après un long orage il faut
trouver un port ; Et je n’en vois que deux, le repos ou la mort. » (IV, 3,
v. 1235-1236). Les moralistes ont, depuis l’Antiquité, bien connu ce
dégoût de la vie, taedium vitae qui procède du vide intérieur et mène au
dépérissement, à l’étiolement, et pour finir à la mort. Tel est le tragique
de la condition humaine, écartelé entre ses passions mortifères et un
néant intérieur qui débouche sur une paralysie létale de la volonté.
Quelques années plus tard, dans son Traité de la comédie composé
pour montrer le danger du théâtre, le janséniste Pierre Nicole
stigmatisera les tragédies de Corneille, tout entières tournées selon lui
vers une célébration des passions :
Toutes [ses] pièces ne sont que de vives représentations de
passions d’orgueil, d’ambition, de jalousie, de vengeance, et
principalement de cette vertu Romaine, qui n’est autre chose qu’un
furieux amour de soi-même
affirme le Solitaire. Cinna ne saurait se laisser réduire à une définition
aussi simplificatrice : la soif de vengeances et de meurtres, les chimères
25
Voir Blaise Pascal, Pensées, REF
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
188
La Rome tragique
de gloire, la mégalomanie héroïque ne sont pas le dernier mot de la
morale cornélienne telle qu’elle s’exprime dans sa deuxième tragédie
romaine ; il n’est pas exclu qu’on puisse lire au contraire cette pièce
comme une virulente mise en garde contre les excès d’un amour-propre
qui a tôt fait de s’abriter derrière le paravent de la générosité pour mieux
s’avancer masqué. Si l’on peut admettre qu’Horace soit une glorification
de la « vertu romaine », Cinna apporte à cet idéal davantage que des
nuances, et pourrait bien en constituer le tombeau. Il est sûr, en tout cas,
que les ultima verba ne reviennent pas à la vengeance et au tyrannicide : la
pièce s’achève bien sur un exploit, mais qui n’a rien de glorieux ni de
martial. En faisant le choix de la clémence, en renonçant à châtier les
coupables, Auguste prend le risque d’apparaître faible et pusillanime.
C’est sur cette grandeur paradoxale, qui a déjà fait couler tellement
d’encre, qu’il nous faut nous pencher maintenant à notre tour.
La clémence : un chemin de perfection
Le choc des amours-propres et l’engrenage de la violence ne
paraissent guère laisser de doute sur l’issue de la tragédie : l’action,
comme il convient à une tragédie, progresse implacablement vers une fin
sanglante. Des préparatifs du complot à la consultation impériale, de la
division des chefs à la dénonciation, de la dénonciation aux promesses de
châtiment, rien ne semble pouvoir sauver les conjurés du supplice :
Il faut bien satisfaire les feux dont vous brûlez,
Et que tout l’univers, sachant ce qui m’anime,
S’étonne du supplice aussi bien que du crime.
(V, 2, v.1660-1662)
Chacun est dans son rôle : tandis qu’Auguste imagine de savantes
exécutions dignes du crime prémédité par ses proches, les conjurés euxmêmes s’entêtent à « braver » l’empereur et à chercher une belle mort.
Or, c’est au moment où le châtiment paraît le plus inévitable
qu’intervient l’incompréhensible retournement, qui défie toutes les
logiques de la psychologie comme celles de la bonne dramaturgie : la
« machine infernale » tragique, au lieu d’exploser, se bloque. La
catastrophe prévue n’aura pas lieu. Le déferlement de haine cède devant
l’inexplicable geste de clémence impériale qui transformera in extremis une
tragédie tragique en « tragédie à fin heureuse ».
Un tel retournement n’est pourtant pas le fruit d’un caprice de
Corneille : il invite à revoir la pièce comme un chemin de perfection suivi
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
189
par chacun des personnages. La clémence d’Auguste, et la réconciliation
finale, peuvent être vus comme le résultat d’un processus peu visible,
mais bien repérable. L’évolution de l’empereur, pour inattendue qu’elle
paraisse, a été soigneusement préparée, ou plutôt, pour reprendre le
verbe cornélien, « acheminée » : ses propres hésitations, sa lassitude de la
cruauté, son désir d’oublier le passé ; sombrant dans l’ennui, aspirant au
repos voire à la mort, envahi par le doute, il passe par une nuit de
souffrance, un « parcours de déréliction26 ». C’est du fond de cet abysse
moral qu’Auguste trouvera pourtant la force de surmonter l’angoisse, la
vengeance et la haine : la tentation du pardon le touche dès le début de
l’acte IV (« Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne », IV, 2), se
trouve renforcée par le discours de Livie à la scène suivante, avant de
l’emporter in fine dans le fameux « Soyons amis, Cinna ».
Mais Auguste n’est pas le seul à emprunter cette voie du
désintéressement. Si son pardon entraîne, par contagion, celui des
conjurés, Cinna avait suivi une évolution parallèle avant même de
bénéficier de la grâce impériale. D’emblée, ce personnage complexe
semble surtout exercer une vengeance par procuration ; s’il est du « sang
du grand Pompée » et fondé à exercer des représailles sur le « tyran », il
ne peut s’empêcher d’admirer Auguste : son discours de l’acte II ne serait
pas si persuasif si lui-même n’était pas convaincu d’avance, ou s’il ne
s’était du moins convaincu en le prononçant : « conservez-vous,
seigneur, en lui laissant un maître [à Rome] Sous qui son vrai bonheur
commence de renaître… » (II, 1, v. 617-618). Le remords et le scrupule
naîtront après qu’il aura reçu des faveurs du prince, et qu’il aura été saisi
par « cette bonté d’Auguste », qui paraîtra injurieuse à Émilie (III, 4,
v. 931). Entre « l’inhumanité » de sa maîtresse (III, 3, v. 905 ; III, 5,
v. 1055) et un empereur « que son âme adore » (III, 5, v. 1058), Cinna
doute sans cesse davantage de la légitimité et de la pertinence du
meurtre, qui n’apparaît plus à ses yeux comme un tyrannicide (« Auguste
est moins tyran que vous », déclare-t-il à son amante, v. 1052). Cette
progression a pour effet, tout en le plongeant dans un rets de
contradictions, de le libérer des entraves du propre amour et de
« l’intérêt » ; à l’acte III, il dépasse le stade du marchandage, et, s’il
envisage encore de tuer Auguste, c’est sans espoir de récompense,
comme un acte gratuit, et un prélude à son suicide : il se hausse ainsi
d’un degré significatif sur l’échelle cornélienne des valeurs. Il franchit une
étape supplémentaire au dernier acte lorsque, une fois le complot
découvert, il cherche à protéger sa maîtresse aux dépens de ses jours,
approchant ainsi d’une forme de pur amour (V, 2, v. 1637-1638). Même
26
J.-P. Landry, art. cit., p. 447.
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La Rome tragique
cheminement chez Maxime, qui toujours dans cette optique religieuse,
apparaît comme un Judas repenti : après avoir trahi son ami pour tenter
de s’emparer de sa maîtresse, et simulé sa mort, il décide, bourrelé de
remords, de revenir chercher son châtiment (V, 3, v. 1688 : « Souffrez
que je meure aux yeux de ces amants »). Parcours plus difficile, enfin,
pour Émilie, qui s’abandonne également à la clémence et accepte de
recevoir Cinna de la main d’Auguste, au nom d’une gloire mieux
comprise que celle qui animait naguère la furie vengeresse. Mais sa
conversion a elle aussi a été soigneusement « acheminée » par la main de
Corneille ; ainsi, un inexplicable pressentiment, ou une faveur du Ciel,
semble la toucher en pleine crise tragique, au moment de la seconde
convocation de Cinna par Auguste (IV, 4, v. 1267 et 1291: « D’où me
vient cette joie ? »). Est-il permis d’interpréter ce mouvement inopiné
comme un premier rayon de la grâce divine ? C’est ce qu’on va se
demander maintenant. On fera ici l’hypothèse, que d’aucuns pourront
trouver contestable, selon laquelle le parcours qui amènera, peu à peu, les
protagonistes à se déprendre de la séduction de l’héroïsme, relève d’un
cheminement non seulement marqué par le sacré, mais très directement
inspiré par un paradigme cher au christianisme baroque, celui de la
« conversion ».
c) La clémence et le sacré
Le nom d’Auguste est d’abord, en latin, un titre religieux qui
signifie à peu près « béni par les dieux », et auquel Furetière donne
comme définition « majestueux, vénérable, sacré ». De fait, l’on ne peut
comprendre le sens de la dernière scène si on l’ampute de sa composante
transcendante qui relie Cinna avec la plus ancienne tradition tragique.
Bien des liens unissent ainsi le dénouement de la pièce de Corneille avec
celui de l’Orestie : une intervention divine, ou ici quasi-divine, permet la
réconciliation finale, la substitution d’une justice clémente au cycle
infernal de la vendetta, et la restauration d’un ordre qui cimente une
société autour de lui. La malédiction qui pesait sur Rome depuis son
origine est levée par le pardon d’Auguste, tout comme la voix
prépondérante d’Athéna mit fin à la malédiction d’Atrée, tandis
qu’Émilie l’Érynie se change en Euménide.
Rome, comme le montrait Horace, était en effet, depuis sa fondation
par Romulus, prisonnière de haines et de violences fratricides à qui la
Ville devait à la fois sa grandeur – sans le meurtre de Rémus, elle n’eût
jamais été bâtie – et sa misère puisque cet assassinat originaire travaille
souterrainement toute la cité, à la manière d’une malédiction qui se
répète de génération en génération. Horace n’était qu’un épisode illustrant
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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ce pacte faustien sur lequel s’est construite la gloire de la ville, et qui
exige comme rançon, en échange de sa suprématie universelle, que les
Romains versent le sang de leur frère. Si l’histoire de Rome est tragique,
c’est qu’elle est indissociable de cette logique vendetalle et de la loi du
talion : depuis 753, le sang n’a cessé d’appeler le sang, de Romulus à
Horace, d’Horace à Sylla, de Pompée à César. L’anathème originaire a
failli, pendant les guerres civiles qui sont comme la version hyperbolique
de cette antique malédiction, conduire la Ville à l’implosion.
Tel est l’enjeu de la pièce : Rome, un temps pacifié grâce à Octave,
va-t-elle rebasculer, à la faveur de la conjuration, dans le cercle sans fin
de la violence et des représailles ? Les conjurés, en prétendant restaurer la
République, risquent surtout de faire renaître les factions et les conflits
mortifères des décennies précédentes ; Auguste lui-même est tout près
de céder aux vieux démons et de supplicier ses ennemis, courant ainsi le
péril de voir grossir l’opposition à son gouvernement. Dans les deux cas,
Rome retomberait dans l’ornière des conflits fratricides et destructeurs.
Mais il n’en sera pas ainsi : Auguste, par sa clémence, réussit – c’est
là le vrai miracle opéré par l’empereur – à mettre fin une fois pour toutes
à cette spirale tragique. Pour la première fois, Rome échappera à cette
« logique du pire », qui n’est autre que le mouvement même du tragique.
Si la Clémence d’Auguste est une tragédie à fin heureuse, c’est que la fin de
cette tragédie n’est pas tragique : en pardonnant, Auguste rompt la
circularité maudite du temps cyclique, qui est celui de la pulsion de mort,
du ressassement et de la répétition du meurtre, et fait entrer son empire
dans une Histoire conçue comme temporalité linéaire.
Un tel geste de clémence est d’autant plus difficile à comprendre
qu’il est, selon les critères de la justice antique, injuste. À Rome comme en
Grèce, en effet, on ne concevait guère la justice que comme distributive :
L’option augustéenne de la clémence apparaît ainsi non seulement
incompréhensible, mais inique, au regard du système traditionnel de la
légalité : le pardon inouï d’Auguste renvoie au néant toute une
conception sommaire de la justice, selon laquelle il serait juste que les
bienfaits attirent la reconnaissance, et que les crimes appellent les
châtiments. En accordant une grâce imméritée, c’est l’idée même d’une
justice fondée sur l’endettement réciproque qui vole en éclat, au nom
d’une Justice supérieure qui se refuse à calculer, à marchander. Auguste,
avant l’ultime péripétie, était enfermé dans cette vision étriquée de la
justice, lui qui avait voulu acheter l’affection d’Emilie en dépensant son
« épargne », et cru acheter l’affection de ses ennemis en les couvrant de
faveurs.
Une fois qu’Auguste a définitivement surmonté cette conception
étriquée du droit, il devient capable d’un pardon dont on avait jamais vu
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
d’exemple, parce qu’il était parfaitement gratuit et désintéressé. Auguste n’en
attend rien, ni gloire, ni sécurité, ni aucun autre avantage qu’un peu de
renommée (« Ô siècles ! ô mémoire ! Conservez à jamais ma dernière
victoire ! », V, 3, v. 1697-1698). Ce faisant, en voulant « oublier » la faute
de Cinna, il bouleverse l’ordre entier du monde, et le sauve de la logique
vendetalle pour le faire entrer dans une forme de légalité plus haute.
Pour faire triompher cette vision généreuse de la justice sur
l’antique Talion, l’empereur Auguste doit faire effort sur soi-même, venir
à bout d’Octave, et établir ainsi définitivement et à nouveaux frais son
pouvoir ; celui-ci se trouve bâti désormais non sur la force et la crainte,
mais sur l’amour de ses peuples, « la maîtrise des cœurs ».
Ainsi, Cinna est non seulement, pour reprendre l’expression de
Jacques Maurens, une « tragédie sans tragique », mais même le tombeau
du tragique : la cruauté des anciens dieux, la barbarie du Talion, sont
dépassés par une générosité nouvelle, gratuite, sans calcul. Au conflit de
deux légalités concurrentes mais chacune légitime dans son ordre,
Auguste substitue un système de valeurs unique et partagé, remplaçant
ainsi un engrenage destructeur par un système socio-politique apaisé et
serein. C’est rien moins que la refondation de Rome que réussit Auguste
au dénouement : à la fondation sanglante de Romulus succède celle,
pacifique, de son lointain successeur, qui instaure des siècles de paix
romaine favorables à l’expansion du christianisme.
Car, à ce stade de l’analyse, il ne faut plus se leurrer : la nature de
cette Justice qui transcende la pauvre logique humaine, qui refuse de
rendre le mal pour le mal et le crime pour le crime, qui préfère l’amour à
la vengeance est, on l’aura compris, de nature chrétienne. C’est sur cette
dimension théologique de la clémence d’Auguste qu’il convient
maintenant de s’interroger.
d) Un itinéraire de conversion
Auguste, bien qu’ignorant, pour des raisons historiques évidentes,
les enseignements du Christ, paraît toutefois s’y conformer
inconsciemment, puisqu’il réalise le programme évangélique dans ce qu’il
a de plus épineux et de plus contre-nature : « Aimez vos ennemis » (Luc,
6, 27-29). La clémence finale est déjà, pour Auguste, sans même qu’il le
sache, une adhésion de cœur à la « folie de la croix » paulinienne, qui fait
éclater les frontières de la morale ordinaire et fait de la faiblesse
apparente le signe de la vraie grandeur27.
27
Voir sur ce point Constant Venesoen, REF.
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Jean Racine, B
On le savait de longue date, et les travaux de Marc Fumaroli l’ont
confirmé : l’œuvre de Corneille est imprégnée de la pensées jésuite, et il
n’a pas exclu qu’on puisse repérer, souterraine, l’action de la grâce
moliniste sur les personnages.
Les augustiniens stricts (par exemple les
« jansénistes »), considéraient que sans la grâce du
Christ, les hommes n’avaient en propre que le
malheur et le mal, que les « œuvres », c’est-à-dire
les bonnes actions, étaient impossibles sans la
grâce, et que par conséquent, les païens étaient
exclus du salut. Les jésuites, leurs adversaires,
étaient plus optimistes : proches du néo-stoïcisme,
ils considéraient que l’être humain n’était pas
entièrement corrompu et voué au mal ; au
contraire, il restait en lui une étincelle de divinité,
une bonté, une humanité qui le rendaient capables
de faire le bien avec ses propres forces. Il n’y a pas
pour eux de destin préétabli, pas de grand livre où
notre sort est écrit : chacun de nous est capable de
choisir le bien, et ainsi de faire son salut. Un
théologien jésuite, Luis Molina (1536-1600), avait
bâti un système théologie de la grâce divine qui
s’accorde avec cette vision optimiste de l’être
humain, dont Corneille hérite : pour Molina, tous
les hommes ont en eux une parcelle de divin, une
« grâce suffisante », qui les met en mesure de faire
le bien, et de s’attirer par là une surabondance de
grâce divine.
Or, c’est précisément cette mécanique du salut acquis par les
œuvres qu’on voit se mettre en place dans Cinna : le personnage
éponyme, pourtant déterminé à être l’adversaire de l’empereur (« ennemi
avant que de naître »), parvient à se libérer du poids de cette fatalité et à
donner lui-même à son existence une orientation inattendue, qui lui
permet d’accéder à la vraie générosité et d’accepter le pardon impérial :
les faveurs d’Auguste finissent par susciter dans son cœur, où subsiste
une part de grandeur, un salutaire repentir qui le guide sur la route d’un
dépassement, et d’une liberté qui n’est pas licence ; Cinna s’affranchit
d’un esclavage subi et tyrannique envers Émilie (III, 4, v. 1052), au profit
d’une servitude consentie et choisie librement : « Être esclave » d’Octave,
c’est « l’être avec honneur » (III, 4, v. 981). Le personnage de Cinna
s’écarte ainsi du héros tragique traditionnel, déterminé une fois pour
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194
La Rome tragique
toutes, sur qui pèse le poids d’une fatalité. Non qu’il puisse pourtant se
sauver sans secours spécial venu d’en haut : Auguste humilie assez Cinna
pour que ce dernier ne puisse pas se leurrer sur ce point ; l’empereur lui
fait mesurer son absence de tout « mérite », et souligne que, sans sa
faveur à laquelle il doit tout, il compterait pour rien dans la Ville : « Tu
ferais pitié même à ceux que [ta fortune] irrite / Si je l’abandonnais à ton
peu de mérite » (V, 1, v. 1521-1522). Il faudra à Cinna une illumination
supérieure pour qu’il franchisse le dernier degré sur l’échelle de
perfection et participe ainsi à la l’apothéose de l’empereur. Auguste, de
même, fait effort sur lui-même (« Je suis maître de moi comme de
l’univers » (V, 3, v. 1696) afin de résister à la tentation de la cruauté et de
s’élever vers une forme supérieure de clémence. Plus que tout autre, il
parviendra à résister aux pressions de l’habitude, aux routines du
tempérament, et même des règles normales de la justice, qui le poussent
vers la cruauté d’un châtiment qui paraît d’abord la seule issue possible
(V, 2, v. 1662) : dégagé de tout lien, il sera lui aussi conduit, par un effort
de maîtrise sur soi-même, à user d’une liberté supérieure en vue d’un
bien dont il n’y eut jamais d’exemple. Le retournement final, qui tient du
deus ex machina, pourrait ainsi passer pour une maladresse ; en réalité, il
n’est aussi brutal que parce que Corneille voulait donner à « voir », autant
qu’il est possible, le miracle d’une conversion, qui implique un
changement de plan et une ouverture sans transition vers la verticalité.
Un tel parcours de conversion est aussi, nécessairement,
renoncement aux morsures de l’amour-propre et accès au véritable
amour, ce « pur amour » altruiste et généreux en ce qu’il est oubli de ses
propres intérêts. Les personnages sont amenés à comprendre peu à peu
que l’orgueil, les fantômes de l’honneur, les chimères de la gloire, le souci
de leur sécurité et de leur vie, l’amour et l’amitié mêmes, en tant
qu’attachements à des êtres périssables et illusoires, sont autant de leurres
dont il faut se déprendre pour accéder à un plan supérieur de l’être.
Une telle métamorphose, même pour un proche des jésuites, ne
paraît pas possible sans le secours de lumières spéciales venues du Ciel.
Auguste a-t-il reçu la grâce ? Guidé par Dieu comme les prophètes de
l’Ancien Testament, il semble bien qu’il soit un chrétien qui s’ignore. Il
prend pour triomphe de la vertu stoïcienne (V, 3, v. 1696) ce qui relève
de quelque chose de plus grand que la philosophie humaine. Il est dans
l’orbe de la grâce sans le savoir encore : contemporain du Christ, qui est
né sous son règne, il reçoit, l’un des premiers, l’influence salvifique de
cette nouvelle grâce, infiniment efficace, que procure le Fils de Dieu, et
qui n’exempte pas, selon les jésuites du moins, les païens eux-mêmes.
Auguste, illuminé par cette grâce puissante, instaure, dans l’ordre de la
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Jean Racine, B
cité terrestre, une bienfaisante paix romaine qui s’étendra sur plusieurs
siècles et servira de terreau à l’avènement de la cité céleste.
La clémence d’Auguste n’est pas seulement le dénouement fameux
d’une tragédie : c’est un moment dans cette trilogie que constituent,
mises bout à bout, les trois tragédies romaines. Ces trois pièces
constituent en effet trois étapes sur le chemin de la Providence : Horace
découvre la vertu romaine, entière, avec ce qu’elle peut avoir d’effrayant
de sauvage et de primitif ; Cinna laisse voir les limites de cette « vertu »
faite d’honneur et de gloire et qui, lorsqu’elle est mal comprise et
dévoyée, se réduit à de destructrices fureurs d’amour-propre. Auguste
révèle l’existence d’une vertu plus haute, d’une générosité désintéressée
qui passe par la clémence et le pardon, mais ce sont encore des qualités
humaines, quand bien même elles seraient secrètement inspirées par le
Ciel. Ce nouvel ordre de vertus, ces « vertus venues d’ailleurs », pour
reprendre l’expression de Gérard Defaux28, transfigurent un idéal
nobiliaire élitiste, fondé sur le code aristocratique, en un idéal différent,
qui incorpore un sens de l’humanité, dont Horace manquait
singulièrement. Avec Auguste, on découvre que « l’homme passe
infiniment l’homme », mais il manque encore la clef pour comprendre la
nature de cette métamorphose29. La christianisation est réelle, mais ne
travaille encore que secrètement les âmes des protagonistes.
Polyeucte représentera l’étape suivante dans la grande fresque
providentielle des desseins de Dieu sur le monde : cet empire romain
dont Auguste a fait, pour parler comme Pascal un « tableau de la
charité », se métamorphosera, grâce au sang versé des martyrs, en empire
chrétien. Si la clémence d’Auguste refonde Rome et ouvre la voie à un
régime juste et généreux, mais encore humain, l’iconoclastie de Polyeucte
constituera, bien plus tard, un autre geste inaugural, et assurera la
transition conscience de l’ordre humain à une monarchie divine, dont les
lois sont inspirées directement par les commandements du Christ.
Polyeucte constitue de ce point de vue le terme et le point culminant
d’une trilogie romaine entamée avec Horace.
e) Une clémence calculée ?
La Nouvelle Critique a tenté, sans beaucoup de succès, de contester
cette lecture éthique et religieuse de la magnanimité d’Auguste. Pour
Gérard Defaux, « Cinna, tragedie chrétienne ? Essai de mise au point », MLN, vol.
119, Number 4, September 2004 [French Issue], p. 718-765.
29 « Cependant,
nous préférons en rester à une interprétation purement
éthique de l’œuvre », estime J.-P. Landry, art. cit., p. 451.
28
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La Rome tragique
Doubrovsky30, par exemple, explique que la clémence est de nature antichrétienne : il s’agirait au contraire pour le héros de se rendre le rival de
Dieu, à travers l’exercice d’un libre arbitre et d’une volonté que rien ne
doit pouvoir limiter, afin de satisfaire ce « culte orgueilleux du moi » qui
caractérise, selon lui, le héros cornélien. Plus près de nous, Christian Biet
insiste sur l’opacité des signes théâtraux, et en conclut qu’on ne peut rien
savoir des motivations réelles d’Auguste, qui peut bien s’être laissé
convaincre par Livie. Est-ce à dire que la clémence choisie par Auguste
doit être ramenée à des mobiles d’amour-propre, à un calcul bien
compris de son intérêt ? Est-il lui aussi machiavélien, mais parvenu à un
point d’accomplissement tel qu’il masque son machiavélisme sous les
apparences de la vertu ? Christian Biet se plaît à souligner l’importance
possible des propos de Livie, qui peuvent avoir porté : « Auguste n’est-il
pas soupçonnable d’avoir compris, grâce à Livie, qu’il est plus intéressant
d’être clément pour légitimer son pouvoir que de céder à la colère et à la
vengeance31 ? » ; de fait, si à la lettre, le conseil de l’impératrice ne paraît
pas être inspiré par l’auteur du Prince, celui-ci préférant le châtiment
sévère et ponctuel à la clémence qui pourrait passer pour une faiblesse, il
n’en reste pas moins que, dans son esprit, la recommandation de Livie
est dictée par l’utilitarisme et l’efficacité, en rien par la morale ; elle est en
cela essentiellement machiavélienne. Par ailleurs, on trouverait malgré
tout dans le manuel du Florentin des passages où il préconise de
s’attacher l’amour de son peuple par des gestes de clémence, qui
frapperont d’autant plus l’imagination qu’ils sont inattendus. Des
metteurs en scène ont ainsi pu choisi de présenter un Auguste cynique,
trompant délibérément Cinna au moment où il lui pardonne, jouant la
comédie, soucieux seulement de sa sécurité et de son maintien sur le
trône. Au XIXe siècle, l’acteur Monvel, par exemple, prononçait
le ‘Soyons amis Cinna’ d’un ton si habile et si rusé que je compris
que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé
comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut
toujours dire ce vers de manière que, de tous ceux qui l’écoutent, il
n’y ait que Cinna de trompé.32
Il n’est pas interdit de supposer que les propos de Livie, d’abord rejetés,
aient pu travailler souterrainement l’empereur, et que son pardon final,
Corneille ou la dialectique du héros, op. cit.
Christian Biet, « Plaisirs et dangers de l’admiration », in Littératures classiques, 32, 1998,
p. 130.
32 Mme de Rémusat, Mémoires, Paris, Calmann-Lévy, 1880, t. 1, p. 279.
30
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loin d’être le résultat d’une conversion à la générosité magnanime, soit
simplement le fruit tactique d’un calcul d’intérêt bien compris. La
sincérité de Livie, qui de machiavélienne prend la défense de
l’absolutisme, avant de brutalement devenir une prophétesse inspirée du
Ciel, ne peut manquer de laisser dubitatif le spectateur le plus
accommodant. La structure même du genre théâtral rend impossible
toute introspection, et inaccessible l’intériorité des personnages, de telle
sorte que le spectateur est libre de regarder Auguste à la dernière scène
comme une préfiguration de Tartuffe ; d’autant que les moralistes
classiques ne cessent de dénoncer les fausses vertus, qui ne sont que des
apparences trompeuses susceptibles de berner même les plus vigilants33.
Cette herméneutique soupçonneuse cède-t-elle inutilement à la
tentation du doute hyperbolique ? Le texte paraît trop complexe pour
qu’on puisse tout bonnement réduire la clémence d’Auguste à un simple
calcul appliquant mécaniquement les exhortations de son épouse ou les
consignes de Machiavel. Une pièce de théâtre, si elle est réussie, est une
œuvre ouverte, dont la signification est nécessairement teintée
d’ambivalence : il n’est pas surprenant que metteurs en scène et critiques
aient cherché à manifester les failles et les ambiguïtés d’une œuvre trop
riche pour se laisser réduire à des interprétations univoques et limpides.
Au demeurant, il n’est peut-être pas impossible de tenter, comme
Georges Couton, une synthèse entre ces deux lectures :
Sur le pardon d’Auguste, les interprétations divergent. Manœuvre
politique ? Manifestation de générosité gratuite ? On croira plutôt à
une générosité qui est en même temps un pari politique sur la
clémence : il sera gagné.34
Comme Horace, Auguste conserve une part de mystère qui explique la
fascination qu’il exerce sur le public et les lecteurs.
« Cette imago [exceptionnelle] peut fort bien cacher une fausse vertu sous les traits
de l’ostentation », écrit ainsi Christian Biet (art. cit.), p. 129.
34 Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, op. cit., p. 30.
33
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La Rome tragique
V.
« UN MONSTRE NAISSANT »
LECTURE DE BRITANNICUS
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Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition de 1676 de
Britannicus.
Comme c’était déjà le cas pour le frontispice d’Horace, le graveur donne
à voir le hors scène qui constitue pourtant à la fois le terme et le cœur de
l’œuvre, ici le banquet fatal où Britannicus trouve la mort. L’illustration
complète ainsi la tragédie qui, pour des raisons structurelles liées aux principes
mêmes du théâtre classique, et au premier chef la règle des bienséances, est
construite sur des interdits de représentation. La violence des corps convulsés, le
désordre de la coupe empoisonnée tombée à terre, l’émotion des convives et
l’horreur qu’on lit sur le visage de l’échanson, toutes ces émotions physiques, peu
convenables à la dignité de la tragédie, sont rejetées dans l’illustration liminale.
L’artiste n’oublie pourtant pas que son estampe ouvre une tragédie. D’une
part, la gravure est un commentaire fidèle du récit de Burrhus à l’acte V :
Britannicus, isolé au premier plan, contemplé par les autres participants du
festin comme par des spectateurs, est d’emblée perçu comme la pathétique
victime du monstre. Ensuite, l’image multiplie les indices de théâtralité,
suggérée à travers le rideau ou la gestuelle emphatique de Néron.
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A. DE CINNA À BRITANNICUS : L’ENVERS DU DÉCOR
Alors que sept siècles sřétaient écoulés entre lřaction d’Horace et
celle de Cinna, seules quelques décennies séparent celle de Cinna (13
A.C.) de celle de Britannicus (54 P.C.). Les nombreuses allusions au
règne dřAuguste qui émaillent cette pièce accusent encore cette
proximité chronologique entre les deux tragédies. Pourtant, la distance
nřen est pas moins considérable entre ces deux pièces : Horace et
Cinna mettaient en scène l’avènement d’un héros, tandis que
Britannicus nous présente la naissance d’un monstre.
Racine, en situant Britannicus dans cette Rome dont Corneille
avait dressé un portrait magnifié, donne de la Ville éternelle une image
en tout point contraire à celle de son illustre rival. Dans Britannicus,
c’est une vision de l’histoire romaine pessimiste et noire que va nous
montrer Racine. Les héros surhumains, domptant leurs passions,
exaltés par le souci de leur gloire et lřexercice de la vertu, vont céder la
place à des êtres lamentables, jouets de leurs désirs, nřhésitant pas à
recourir aux stratagèmes les plus bas Ŕ poison, complots et intrigues Ŕ
pour arriver à leurs fins, elles-mêmes égoïstes et mesquines.
Cřest la nature et les raisons de cette évolution radicale de lřimage
de Rome sur lesquelles nous allons nous pencher maintenant.
1. CORNEILLE ET RACINE, ENCORE
En une vingtaine dřannées, des années 1640 à la décennie 1660,
la France a bien changé. À lřoptimisme de Corneille, qui rêvait dřun
accord entre la noblesse et son roi, pensait quřil existait une place pour
des soldats braves et généreux, et comptait que le monarque
récompenserait lřhéroïsme de ses grands serviteurs voire pardonnerait
les traîtres, succèdent, à lřépoque de Racine, des temps désenchantés.
Lřétouffement de la Fronde, en 1652, a marqué la fin des espoirs pour
toute la haute aristocratie contrainte de rabattre ses prétentions.
Lřhéroïsme ne paraît plus désormais, dans les années 1660, quřune
illusion, un mélange de bravade et de naïveté derrière lesquels se
cachent des âmes déçues, sombres et perverses.
Si le vieux parallèle qui oppose Corneille et Racine a déjà été
souvent traité, nous ne pourrons faire lřéconomie, une fois encore,
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La Rome tragique
dřune réflexion consacrée aux liens de proximité autant que de rivalité
qui séparent deux dramaturges par bien des aspects si proches, et
pourtant, au fond, si différents, tant du point de vue de leur conception
du théâtre que de leur vision de lřhumanité.
a) Jean Racine, dramaturge et courtisan
Racine naquit en 1639 à La Ferté-Milon, non loin de ChâteauThierry qui fut la patrie de La Fontaine. Il était issu dřune famille
modeste et perdit ses parents de bonne heure. Grâce aux bons soins
dřune de ses tantes qui sřétait faite religieuse, il fut élevé par charité
dans les « Petites Écoles » qui dépendaient de l’abbaye de Port-Royal
des Champs, en vallée de Chevreuse, non loin de Versailles. Cette
abbaye était lřun des foyers intellectuels et religieux les plus éclatants de
toute la France classique. Des personnalités en vue ou des chrétiens
obscurs sřétaient en effet retranchés, à partir de 1637, près de ce
monastère de femmes, où ils vivaient en « solitaires », cřest-à-dire quřils
sřétaient retirés des affaires de la vie civile quřils appelaient « le
monde ». Sous lřimpulsion de Saint-Cyran, leur directeur spirituel, ils
avaient ouvert des Petites-Écoles, et cřest sous leur férule que Racine put
acquérir la vaste culture classique qui lui permit, plus tard, de devenir
lřun des plus grands dramaturges de son siècle : il profita des
enseignements de Jean Hamon, de Pierre Nicole, ou encore de
lřhelléniste Claude Lancelot.
Des malheurs qui accablèrent ses premières années, Racine garda
toute sa vie un souvenir cuisant. Devenu adulte, il sřen prit même à ses
maîtres de Port-Royal précisément parce que cřest par pitié quřils
lřavaient recueilli. Mais cette rancune quřil éprouva contre lřinjustice de
la vie fut, pendant toute son existence, le moteur de son succès : il nřeut
de cesse de vouloir parvenir et, sřil choisit dřembrasser la carrière des
lettres et en particulier du théâtre, cřest dřabord pour se tailler une place
dans le monde et prendre ainsi sa revanche sur une société cruelle qui
ne lřavait pas gâté. Aigri, ce Rastignac animé par le ressentiment ne
reculera devant aucune intrigue ni aucune cabale pour se faire un nom
aux dépens des autres dramaturges ses rivaux, afin dřacquérir la gloire et
la fortune auxquelles il aspire : Racine lřorphelin, pour échapper à la
misère à laquelle sa condition et son origine le destinaient, nřavait
dřautre choix que lřarrivisme. La lecture de la première préface de
Britannicus, tout entière tournée contre Corneille envers qui Racine se
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Jean Racine, B
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montre plein dřironie et de sarcasme, suffit à illustrer cette agressivité
malveillante qui accompagna son ascension.
À partir de 1658, Racine sřéloigne de Port-Royal et sřinstalle à
Paris, où il se tourne vers la littérature et la poésie. Sa carrière
dramatique début en 1664 avec La Thébaïde, qui est un échec ; en
1665, en revanche, la tragédie galante dřAlexandre est un succès, et le
point de départ de son ascension fulgurante, quřil ne réussit quřau prix
de trahisons : il abandonna ainsi la troupe de Molière, qui avait lancé
Alexandre, pour donner sa pièce à la troupe plus prestigieuse de lřHôtel
de Bourgogne, et se brouilla ainsi pour toujours avec le poète comique.
En 1666, nouvelle perfidie : il rompt bruyamment avec les Solitaires
de Port-Royal, très méfiant envers le théâtre quřils considéraient
comme un divertissement coupable dřexciter les mauvaises passions. À
cette occasion, Racine rédigea contre ses bienfaiteurs deux textes
incendiaires, les Lettres à l’auteur des Imaginaires, dont il ne publia
dřailleurs que la première : des amis, parmi lesquels Boileau, lui firent
voir à temps que cřétait là montrer trop dřingratitude envers des
professeurs à qui il devait tout ce quřil était.
Habile courtisan, il fit ensuite son chemin sur scène comme à la
cour : il triompha en 1667 avec son premier chef-d’œuvre,
Andromaque. Suivront Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet
(1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). 1677 est la
date de la retraite théâtrale de Racine, sur laquelle on sřest beaucoup
interrogé. En fait, là encore, ce sont des considérations carriéristes qui
lřont sans doute motivée, bien plus que des raisons esthétiques :
nommé, avec son ami Boileau historiographe du roi, parvenu à une
aisance matérielle confortable, Racine pouvait se dispenser de se jeter
dans la mêlée, et se permettre dřabandonner une profession dřauteur de
théâtre qui lui avait valu la gloire, certes, mais qui restait discréditée aux
yeux des moralistes. Désormais, Racine allait se ranger : lui qui avait eu
des liaisons avec les actrices auxquelles il avait confié ses rôles-titres (la
Du Parc et la Champmeslé), le voilà qui se marie bourgeoisement et se
réconcilie avec Port-Royal, dont il devient lřun des plus fidèles
défenseurs à une date où lřabbaye est persécutée par Louis XIV. Racine
ne sortit de sa retraite théâtrale que pour écrire deux tragédies sacrées,
Esther et Athalie, commandées pour Saint-Cyr par sa bienfaitrice, Mme de
Maintenon, lřépouse morganatique du roi. Il mourut à Paris, en 1699,
et cřest à Port-Royal quřil fut enterré, selon son vœu exprès, en face de
la fosse de celui qui fut son maître et son ami, M. Hamon.
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La Rome tragique
Jean Racine dessiné par son fils aîné Jean-Baptiste
(dessin du XVIIIe siècle)
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Jean Racine, B
b) Britannicus : un défi à Corneille
Synopsis
Agrippine, devant la porte des appartements de Néron,
sřinquiète : à force dřintrigues, elle est parvenue à installer son
fils Néron à la tête de lřempire en le faisant adopter par
lřempereur Claude au détriment de lřhéritier légitime
Britannicus, mais elle sent son fils lui échapper. Il vient de
faire enlever Junie, descendante dřAuguste quřelle avait ellemême promis de marier à Britannicus. Celui-ci, égaré par
lřenlèvement dřune fiancée dont il est amoureux, sřen remet à
Agrippine (Acte I).
Nous découvrons Narcisse, confident à la fois de
Britannicus (pour le trahir) et de Néron. Lřempereur avoue à
Narcisse quřil est tombé éperdument amoureux de Junie
lorsquřil lřa vue amener au palais sous bonne escorte. Narcisse
le pousse à satisfaire sa passion, mais Néron a peur des
réactions dřAgrippine. Éconduit par Junie qui confesse son
amour pour Britannicus, lřempereur exige quřelle rencontre
ce dernier et le chasse elle-même. Pour sřassurer quřelle
exécute ses ordres, il se cache derrière un rideau et épie non
seulement ses paroles, mais aussi ses regards. Britannicus,
dřabord tout heureux de rencontrer celle quřil aime, ne
sřexplique pas sa froideur (Acte II).
Britannicus et Agrippine tentent de sřallier contre Néron,
mais celui-ci prend des mesures de rétorsion : il ordonne lřexil
de Pallas, affranchi de Claude chez qui se réunissaient sa mère
et son « frère ». Junie, de son côté, parvient à révéler la vérité
de ses sentiments à Britannicus, mais celui-ci se fait
surprendre aux pieds de la jeune femme par Néron, qui fait
aussitôt arrêter son rival et place sa mère sous surveillance
(Acte III).
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La Rome tragique
Agrippine obtient enfin lřentrevue avec son fils quřelle
souhaite depuis le début de la pièce. Elle lui rappelle la liste
des crimes quřelle a perpétrés pour mettre Néron au pouvoir
et finit par le persuader malgré lui de faire la paix. Mais
Narcisse, par ses conseils pernicieux, a tôt fait de dégager
lřempereur de ses serments : Néron se laisse aisément
convaincre dřéliminer son rival (acte IV).
Lřacte V sřouvre sur une scène de liesse : Britannicus est
heureux de lřaccommodement quřon lui a annoncé, et
Agrippine croit quřelle a retrouvé sa toute-puissance. Seule
Junie éprouve des appréhensions. Burrhus, le précepteur
stoïcien de Néron, apporte à ce moment de funestes
nouvelles : la coupe de la réconciliation était empoisonnée, et
Britannicus est mort aussitôt après y avoir trempé ses lèvres.
Le peuple horrifié sřest vengé de ce crime sur Narcisse, tandis
que Junie a trouvé refuge chez les Vestales et que Néron
sombre dans le désespoir et la folie.
Britannicus nřa pas connu tout de suite la réussite que le
dramaturge sřen promettait, alors même quřil la considérait comme sa
pièce « la plus travaillée ». Dans sa première préface, il met cet insuccès
sur le compte de ce quřon appelait alors une « cabale », cřest-à-dire des
manœuvres concertées prises par ses adversaires pour faire échouer sa
pièce. Ce complot émanait, en fait, du parti des cornéliens et de
Corneille lui-même, qui craignaient Racine dont lřétoile montait depuis
le triomphe dřAndromaque. Bien que vieillissant à cette date, lřauteur du
Cid et de Rodogune continuait de produire régulièrement des pièces et
possédait encore nombre dřadmirateurs.
Au vrai, les contemporains ne se trompaient pas : Racine
cherchait bel et bien, en faisant jouer Britannicus, à supplanter Corneille
et à démontrer sa supériorité sur le poète rouennais. Aussi, loin de
refuser lřaffrontement, Racine recherchait le combat : en donnant
Britannicus en 1669, il choisit de défier Corneille sur son propre
terrain.
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Jean Racine, B
- Dans Britannicus, en effet, et alors quřil éprouve une prédilection
toute particulière pour la mythologie grecque, Racine opte
pour un de ces sujets romains quřaffectionnait particulièrement
Corneille.
- Il décide aussi dřaccorder la première place aux questions
politiques, faisant sienne la maxime cornélienne selon laquelle
la tragédie veut « quelque passion plus mâle et plus noble que
lřamour » et exige un « grand intérêt dřÉtat35 ». Lřamour passe
au second plan et les dérives galantes de la tragédie, si sensibles
dans Alexandre et encore dans Andromaque, disparaissent
presque complètement.
- En outre, à travers le personnage de Burrhus, il met en scène
une figure « cornélienne », incarnation de la vertu, du courage
et du sens du devoir.
- Enfin, dřun strict point de vue stylistique, la pièce est émaillée
de vers bien frappés qui sonnent comme du Corneille, par
exemple « La douleur est injuste, et toutes les raisons / Qui ne
la flattent point aigrissent ses soupçons » (I, 2, v. 281-282) ; ou
« Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse » (IV, 2, v.
1239), ou encore « Vertueux jusquřici, vous pouvez toujours
lřêtre » (IV, 3, v. 1340) : on reconnaît dans ces formules le style
gnomique cher au dramaturge normand.
Toutefois, le rapprochement avec Corneille, sřil sřimpose
dřemblée, tourne court rapidement, car au fond, les perspectives sont
radicalement différentes : à la Rome généreuse et magnanime quřon a
pu voir dans Horace et dans Cinna, sřoppose dans Britannicus un empire
au seuil de la décadence. À lřhéritage de Tite-Live sřoppose celui de
Tacite.
2. LA FACE OBSCURE DE ROME
Corneille avait puisé le sujet dřHorace dans Tite-Live, lřhistorien
dřAuguste qui, dans la droite ligne de la politique de restauration
augustéenne, exaltait la « vertu » romaine, ce mélange de courage, de
respect des lois et dřabnégation qui permit à Rome de conquérir le
35
Voir cours précédent.
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La Rome tragique
monde ; pour Cinna, il avouait avoir pris pour modèle le De Clementia
du stoïcien Sénèque, dans lequel ce dernier célèbre la magnanimité
généreuse dřAuguste.
La dégradation de lřimage de Rome de Cinna à Britannicus ne
saurait être attribuée à la seule subjectivité, voire au caprice dřun
dramaturge : comme son prédécesseur, Racine, grand connaisseur de
lřAntiquité, sřappuie sur de solides cautions historiques pour camper le
décor et les personnages de ses pièces. Mais il préfère à Tite-Live une
autre source, moins flatteuse pour la gloire de Rome : cřest dans Tacite
en effet quřil puise la matière de Britannicus, comme il lřindique dans la
préface de 1675 :
Jřavais copié mes personnages dřaprès le plus grand peintre de
lřAntiquité, je veux dire dřaprès Tacite. Et jřétais alors si rempli de
la lecture de ce grand historien, quřil nřy a presque pas un trait
éclatant dans ma tragédie dont il ne mřait donné lřidée.
Cřest le sens du choix de Tacite comme source principale, et ses
conséquences sur le traitement tragique de lřAntiquité romaine, quřil
sřagit maintenant de comprendre36.
a) Les Julio-Claudiens selon
chronique dřune décadence
les
Annales :
Tacite (55-120), qui prend la plume sous la dynastie des Antonins,
au début du IIe siècle après Jésus-Christ, dépeint dans les Annales
lřempire aux prémices de sa chute encore lointaine, et pourtant déjà
inéluctable : il nous donne à voir les Romains avilis par leur propre
grandeur, déchus de leur noblesse morale autant que de leur vaillance
militaire, privés enfin de tout héroïsme. Loin de chanter la virtus des
fondateurs de la Ville, il entreprend au contraire de dépeindre l’abîme
dans lequel fut plongé l’empire tombé aux mains des héritiers
d’Auguste. Si ce dernier fut un bon empereur, ses successeurs, tous
issus de sa famille, la dynastie julio-claudienne, furent des monstres
cruels ou des fous tyranniques : Tibère (empereur de 14 à 37),
hautain, ombrageux et dépravé, régnait sur Rome par la terreur depuis
lřîle de Capri où il sřétait réfugié ; Caligula (37-41), psychopathe
dangereux, avait fait son cheval consul et se prenait pour un dieu ;
36
On pourrait montrer qu’il a aussi cherché des détails dans la Vie des Douze Césars de
Suétone, mais ce n’est pas ce qui importe ici.
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Jean Racine, B
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Claude (41-54), érudit pusillanime, abandonnait le pouvoir aux mains
de ses femmes et de ses affranchis. Une lourde hérédité pesait donc sur
son successeur Néron, neveu de Caligula, et quřaggravait encore la
consanguinité, puisque Agrippine était la propre nièce de Claude.
Comment « le fils dřEnobarbus » (III, 3, v. 845) aurait-il pu échapper
aux tares familiales que les lois de la génétique lui infligeaient ?
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La Rome tragique
b) Néron : lřempereur, lřesthète et le sadique
Les spectateurs du temps de Racine, lorsquřils allaient voir
Britannicus, connaissaient dans ses grandes lignes la légende de Néron,
dont le nom seul suscite des frémissements dřhorreur ; il a laissé l’image
d’un tyran sadique sanguinaire et, aujourdřhui encore, Hollywood
étant passé par là, lřon se souvient de lui à peu près comme Agrippine
nous le dépeint à la fin de la pièce :
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. (V, 6, v. 1691-1692)
À la naissance de Néron (Lucius Domitius Tiberius Claudius Nero), le 15
avril 37, son père Domitius Ænobarbus aurait dit que dřAgrippine et de
lui ne pouvait naître quřun monstre ; sa mère, de son côté, fit venir des
mages chaldéens qui lui prédirent que cet enfant la tuerait un jour :
« quřil me tue, aurait-elle déclaré alors, pourvu quřil règne ». Elle
manœuvra tant et si bien que son souhait sřaccomplit : comme Racine
nous le rapporte, elle parvint, à force dřintrigues de palais, à se faire
épouser par Claude et à lui faire adopter son fils Néron, de sorte quřà la
mort de Claude, quřelle avait elle-même précipitée, son enfant pût
devenir empereur, supplantant ainsi lřhéritier naturel qui devait être
Britannicus. Racine synthétise magistralement, dans la grande scène de
lřaffrontement entre la mère et le fils à lřacte IV, le récit de Tacite sur
les dernières années du règne de Claude (IV, 2). Agrippine sřassura de
lřéducation de Néron, dont elle voulait quřelle fût soignée : ainsi, là
encore, comme nous le rapporte Racine, le futur empereur reçut
comme précepteur Burrhus et le stoïcien Sénèque (I, 2, v. 153-154 ; III,
3, v. 817-818 ; IV, 2, v. 1164-1165), qui tentèrent de contenir le
tempérament agressif du jeune homme. Ils lui enseignèrent les arts et
les lettres, mais ils tentèrent aussi de lui inculquer les vertus
dřindulgence et de clémence (Sénèque avait écrit un traité De
Clementia).
Après quelques brefs mois de règne paisible (en 54), Néron
révéla vite son vrai tempérament, quřil avait sucé dans le lait de sa
mère aussi bien que dans le sang de ses ancêtres. L’assassinat de
Britannicus, en 55, fut le point de départ d’une série de forfaits
ininterrompus, dont on connaît les plus célèbres : il éventra sa mère
(59), contraignit au suicide ses sujets rebelles et, entre autres, son
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Jean Racine, B
précepteur Sénèque ; il tua à coups de pieds sa seconde épouse Poppée,
alors enceinte ; il incendia Rome (64), nouvelle Troie, pour avoir le
plaisir de déclamer les vers de lřIliade sur la toile de fond grandiose de
la Ville embrasée, qui se consuma pendant six jours et six nuits ; il se
servit ensuite des chrétiens, quřil rendit à tort coupables de ce sinistre,
comme de torches humaines pour éclairer ses banquets, et reste ainsi
dans lřHistoire comme le premier empereur à avoir persécuté la
nouvelle religion. La moindre de ses fautes ne fut pas de se croire
artiste : il fit en Grèce un voyage triomphal au cours duquel il participa
à tous les concours de poésie, que bien sûr il remporta. Après cette
impressionnante série de crimes monstrueux ou ridicules, le peuple se
lassa, les sénateurs se dressèrent contre lui, des généraux se soulevèrent ;
Galba, qui commandait lřarmée dřEspagne, marcha sur Rome et le
renversa, de sorte quřil fut contraint in fine de demander à son
affranchi Épaphrodite de le suicider, en 68, pour échapper à
lřignominie dřune mort par fustigation. Qualis artifex pereo ! Quel
artiste meurt avec moi ! furent ses dernières paroles, dans lesquelles on
peut entendre lřexpression toute nue de sa mégalomanie. Il faut, si vous
allez à Rome, visiter les restes de son palais, la Domus aurea (« Maison
dorée »), pour avoir une petite idée de la folie des grandeurs de cet
esthète cruel.
c) Du récit dřHistoire à la tragédie historique
Sřil nřest pas infidèle au despote sanguinaire de la légende, le
Néron que Racine met en scène nřest pas pourtant le monstre féroce
quřon imagine en entendant prononcer son nom ; ou plutôt, il ne lřest
pas encore : Racine saisit sur le vif le tournant majeur du règne de
Néron, le moment précis où l’empereur choisit le crime contre la
vertu, la ruse et la dissimulation contre la sincérité, la force contre la
justice, le Mal contre le Bien. Au début de la pièce, on peut espérer
encore que lřélève de Sénèque résiste à ses passions mauvaises et reste
du bon côté de la ligne jaune, mais on découvre peu à peu que
lřenlèvement de Junie a constitué le point de départ dřune
métamorphose fatale : le bon élève de Sénèque devient, à la fin de la
tragédie, le monstre odieux que nous dépeignent les historiens.
Britannicus nous présente non seulement le point de basculement de la
vie de Néron dans lřabjection et dans la honte, mais aussi, dřune
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La Rome tragique
certaine manière, de toute lřhistoire romaine, condamnée, par ce choix
criminel de lřempereur, à glisser sur la pente inéluctable du déclin.
B. UNE DRAMATURGIE DE LA CONCENTRATION
Lřhistoire de Néron, lřempereur histrion, telle que la raconte
Tacite, était donc grosse dřun potentiel tragique, et lřon comprend que
Racine se soit laissé séduire par ce récit. Toutefois, un livre dřhistoire
nřest pas une tragédie : il fallait que le poète, à partir dřun matériau
historique, en tire une pièce conforme aux principes de sa dramaturgie.
Les modifications introduites par Racine par rapport à sa source vont
toutes dans le même sens : elles visent à la concentration, de façon à
accroître le suspens et la tension dramatique.
1. « UNE ACTION QUI SE PASSE EN UN SEUL JOUR » :
LA CONDENSATION DU TEMPS
Si Corneille avait eu parfois quelque peine à se couler dans lřunité
de temps, Racine se plie avec une grande facilité à cette règle. La pièce
sřouvre au petit jour (Agrippine vient devant la porte des appartements
de son fils « attendre son réveil ») et sřachève alors que la nuit est prête à
tomber (« Si Néron irrité de notre intelligence / Avait choisi la nuit
pour cacher sa vengeance », V, 1, v. 1543-1544).
AGRIPPINE - Cependant en ces lieux nřattendons pas la nuit.
Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
Dřun jour autant heureux que je lřai cru funeste. (V, 3, 1606-1608)
La façon dont Racine conçoit la contrainte de lřunité de temps
permet de comprendre le sens des inflexions quřil fait subir aux
Annales : il ramasse en une seule journée des événements qui ont pu se
dérouler sur plusieurs années. Ainsi, lorsquřil compose le célèbre
dialogue entre Agrippine et Néron, à lřacte IV scène 2, le poète est
fidèle à ses sources, mais il développe et anticipe de plusieurs années
une conversation qui ne sřest pas tenue le jour de la mort de
Britannicus, mais bien plus tard. Grâce à ces amalgames, la pièce gagne
une vigoureuse intensité : une douzaine dřheures suffit pour que le
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Jean Racine, B
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Néron naguère soumis à sa mère et à Burrhus sřémancipe au point de
devenir le dictateur que nous connaissons.
Une telle concentration sřexplique non seulement par le travail
dřélaboration du matériau historique, mais aussi par le moment où
l’action est saisie : le plus près possible de son dénouement, comme
toujours chez Racine. Lorsque le rideau se lève, les relations entre
Néron et sa mère se sont dégradées depuis longtemps, même si les
Romains ne sřen sont pas encore aperçus :
AGRIPPINE - Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
Non, non, le temps nřest plus que Néron, jeune encore,
Me renvoyait les vœux dřune cour qui lřadore,
Lorsquřil se reposait sur moi de tout lřÉtat… (I, 1, v. 90-93)
Agrippine a compris que Néron nřest plus un enfant obéissant. Aussi,
dès la première scène, la « cocotte-minute » tragique est prête
dřexploser ; une chiquenaude suffira pour provoquer une crise qui
couve de longue date sous la braise, depuis ce jour où lřempereur refusa
à sa mère de prendre place sur le trône quřelle occupait habituellement
près de lui :
Ce jour, ce triste jour frappe encore ma mémoire […]
Sur son trône avec lui jřallais prendre ma place […].
Il mřécarta du trône où je mřallais placer.
Depuis ce coup fatal le pouvoir dřAgrippine
Vers sa chute à grands pas, chaque jour sřachemine. (I, 1, v. 99112)
Ainsi, tout est prêt : lřenlèvement de Junie, que Néron vient
dřordonner la nuit précédente, ne fera quřallumer une mèche prête à
tout embraser, accélérant soudain le processus qui conduira à la mort
de Britannicus, à la disgrâce dřAgrippine et à la révélation du caractère
de Néron. Point besoin de délayer lřintrigue sur une longue période qui
nřaurait pour seul effet que de rendre lřaction languissante : la
catastrophe est imminente dès que les personnages ont pris la parole ;
dans ces conditions, une journée suffit pour dénouer un drame qui
pourrissait depuis longtemps.
La réduction de lřaction tragique à une seule journée, si elle est
conforme aux exigences de la poétique classique, ne propose pas moins
des ouvertures sur le passé et sur l’avenir : Agrippine, en particulier, ne
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La Rome tragique
se fait pas faute de rappeler, à Burrhus comme à son fils, tout ce quřelle
a accompli pour assurer le trône à ce dernier ; ces plaidoyers
paradoxaux offrent ainsi des évocations des pages les plus sombres de
lřhistoire romaine :
AGRIPPINE - On saura les chemins par où je lřai conduit.
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
Jřavouerai les rumeurs les plus injurieuses
Je confesserai tout, exil, assassinats,
Poison même... (III, 3, v. 852-854)
Lřintrigue propose aussi des échappées vers la suite du règne de Néron :
la prophétie dřAgrippine, au dernier acte, prévoit ainsi que Néron,
après son fratricide, ne pourra quřaller de crime en crime jusquřà sa
perte fatale :
AGRIPPINE - Tes remords te suivront comme autant de furies;
Tu croiras les calmer par dřautres barbaries
Ta fureur, sřirritant soi-même dans son cours,
Dřun sang toujours nouveau marquera tous tes jours. (V, 6,
v. 1683-1686)
La valeur de ces paroles oraculaires sont aussi poétiques que
dramatiques, puisquřelles constituent à la fois une évocation historique
qui vaut comme ornement, et quřelles explicitent la punition de Néron,
dont le châtiment à la fin de la pièce reste en suspens (voir ci-dessous,
p. 256 sqq.).
2. UN ESPACE ÉTOUFFANT
Racine, ici, nřa pas dû introduire beaucoup de changements par
rapport aux données historiques : lřhistoire de Rome selon Tacite nřest
perçue quřà travers les événements qui se déroulent au palais impérial ;
jusquřau dernier récit dřAlbine, les échos venus du dehors ne
parviennent quřassourdis sur la scène : aussi lřaction de Britannicus,
serrée, dense, fermement déployée entre les deux apparitions
dřAgrippine qui encadrent la pièce, peut-elle aisément se dérouler toute
entière dans un seul lieu, « à Rome, dans une chambre du palais de
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Jean Racine, B
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Néron », sans autre précision Ŕ on reconnaît ici la convention classique
du « palais à volonté37 ».
La scène est donc unique, certes, mais on peut malgré tout, après
Barthes, y discerner plusieurs espaces bien distincts :
- celui de la Chambre, tout dřabord : ici, il sřagit de lřintérieur des
appartements de Néron, cřest le lieu invisible où « se tapit le
Pouvoir » : cřest dans le secret de ses appartements que
lřempereur se retranche pour se « soustraire aux yeux » du
public et pour donner discrètement ses ordres, comme on
lřapprend dès le début de la pièce de la bouche de Burrhus (I,
2, v. 134). Le regard du spectateur ne pénètre jamais dans ce
logement dřune autorité conçue comme absolue et
inquiétante ;
- celui de lřAntichambre, ensuite, figurée par la scène théâtrale et
contiguë au cœur secret des appartements impériaux.
LřAntichambre est un lieu dřattente, et lřon y voit Agrippine
patienter en attendant le réveil de son fils :
ALBINE - Quoi! tandis que Néron sřabandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
Quřerrant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte ? (I, 1, v. 1-2)
Lřantichambre et, par là, la scène tragique, sont par essence un
lieu double, situé entre lřintimité du pouvoir, dérobé aux yeux,
et le monde extérieur dont on nřentend, sur le théâtre, que les
échos confus, dont on ne perçoit que les rumeurs vraies ou
fausses, venues de « tout lřempire à la fois, Rome ». Albine y
rapporte ainsi lřopinion du peuple sur lřamitié entre lřempereur
et sa mère (I, 1, v. 75-87) et Agrippine croit percevoir le
« bruit » de sa « faveur » retrouvée. Cette Antichambre, lieu de
transmission entre le monde bruissant de paroles et dřactions,
et le silence de la Chambre interdite, est un passage où les
personnages entrecroisent leurs pas, leurs passions et leurs
destinées : cřest lřendroit où pourra sřépanouir le langage
tragique ;
37
Palais à volonté : indication utilisée par les décorateurs italiens (palazzo a volontà) et
adoptée en France en référence à une toile de fond où figure une antichambre de palais
sans caractéristiques particulières. C’est le décor-type de la tragédie classique.
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La Rome tragique
- la Chambre et lřAntichambre sont séparées par la Porte où lřon
veille et lřon tremble. « La franchir, écrit Barthes, est une
tentation et une transgression ». Dans Britannicus, nous voyons
se multiplier les barrages, les limites, les séparations qui
interdisent la communication entre les personnages et
instaurent un cloisonnement à lřintérieur même du lieu
unique, pour permettre aux héros de sřépier et de se surveiller :
la porte (v. 4, 135, 278, 1494), le voile, le mur aussi
fonctionnent comme des miroirs sans tain qui cernent le héros
et lřobservent pour le trahir.
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais lřempereur nřest absent de ces lieux. (II, 6, v. 712-714)
Lřespace tragique, tout ensemble unifié et morcelé, fragmenté en
recoins et cachettes, et où les obstacles ne sont multipliés que pour
permettre un contrôle plus étroit des gestes, des paroles et même des
regards, ne saurait apporter aucune sécurité, aucun refuge au héros qui
sřy retrouve pris au piège sans espoir de sřen délivrer. On voit tout le
parti esthétique que tire Racine de cette contrainte que représente
lřunité de lieu : loin de lui apparaître comme un carcan, elle sert la
vision tragique quřil tâche de mettre en scène. La cour, dans Britannicus,
apparaît comme un huis-clos étouffant Ŕ le mot est à entendre au sens
propre : « Jřembrasse mon rival, mais cřest pour l’étouffer », avoue Néron
à Burrhus. Loin dřêtre pour tous ses hôtes un lieu de plaisir, le palais
apparaît bien plutôt comme une prison aussi bien pour Junie, qui nřy
est amenée que pour y trouver les larmes et la tristesse (II, 2), que pour
Agrippine, Britannicus ou encore Octavie, assignés à résidence à la fin
de lřacte III : « Dans son appartement, gardes, quřon la ramène. /
Gardez Britannicus dans celui de sa sœur. » (III, 8, v. 1080-1081).
Malgré le caractère invivable du lieu tragique, il nřy a pas pour les
personnages dřalternative : on n’en sort que pour mourir, comme
Narcisse et Britannicus, ou du moins mourir au monde, comme Junie ;
pour le héros, la fuite, entendue à la fois comme tentative pour
échapper à lřimpasse dans laquelle il est enferré et comme moyen
dřatteindre le bonheur rêvé, est à tout jamais impossible Ŕ il nřa dřautre
choix que de se livrer à la lutte sans espoir quřil doit mener contre ses
adversaires, comme le montrent les multiples retours de Britannicus qui
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217
Jean Racine, B
ne cesse de venir hanter lřantichambre de Néron, quand tous lui
conseillent de sřéloigner (I, 3, v. 287-288 ; III, 6, v. 929-931).
3. LA
TENSION
TRAGIQUE
SAVAMMENT NOUÉE
:
UNE
INTRIGUE
Racine définit lui-même, dans sa préface, les principes
dramatiques quřil met en œuvre pour construire lřaction de sa tragédie :
Une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être
une action qui se passe en un seul jour, et qui sřavançant par
degrés vers sa fin, nřest soutenue que par les intérêts, les
sentiments, et les passions des personnages.
Il ne suffit pas de dire que, dans cette phrase célèbre, Racine sřoppose à
la façon dont Corneille concevait ses propres tragédies : il convient de
sřarrêter à chacune de ces propositions pour en saisir le sens et la
portée.
a) « Une action simple, chargée de peu de
matière… »
Tacite fournissait à Racine une trame quřil ne lui était pas loisible
de modifier sans changer le cours de lřHistoire : il fallait que Néron,
inquiet des prétentions au trône du fils de Claude et du soutien que sa
mère Agrippine lui accordait, le fasse empoisonner au cours dřun
banquet où il était lui-même présent. Ce fil directeur, finalement assez
peu contraignant, représente « peu de matière » et constitue l’action
principale de la tragédie. Mais si cette constante était intangible, le
dramaturge pouvait (et même devait) intervenir sur la façon dont
sřétaient déroulés les événements (les « circonstances ») : cřest en jouant
sur ces variables quřil pouvait resserrer lřintrigue de façon à ce quřelle
provoque sur le spectateur les deux grandes émotions tragiques, la
terreur et la pitié.
Parmi les principales « circonstances » changées par le dramaturge
figure l’introduction de « l’épisode » amoureux : Racine imagine de
toutes pièces la rivalité amoureuse de lřempereur et de Britannicus, et
donne à Junie, personnage secondaire des Annales, un rôle de premier
plan quřelle nřeut pas dans lřHistoire « vraie ». Lřinvention de Junie est
lřélément qui permet à Racine de métamorphoser en tragédie le récit
historique. Grâce à Junie en effet, Racine peut entremêler adroitement
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La Rome tragique
les enjeux politiques et ceux de lřamour : convoitée à la fois par les deux
frères, considérée par Agrippine comme une rivale (III, 4, v. 880), elle
constitue, bien malgré elle, le pivot de lřaction et sert à lřexacerbation
du conflit tragique, cristallisant sur elle les désirs, les haines et les
jalousies des personnages. Sa fonction, au plan strictement dramatique,
est celle dřun déclencheur et dřun révélateur : cřest son enlèvement qui
provoquera la passion amoureuse de Néron et son basculement dans le
mal, et cřest aussi en tentant de la reconquérir que Britannicus laissera
échapper, devant Néron, des propos trop imprudents pour rester
impunis : la gradation véhémente des accusations portées contre Néron
sera déterminante sur la décision de ce dernier de condamner son frère
(III, 8, en particulier v. 1066-1068). Cřest donc l’invention de Junie qui
permet à Racine dřinstaurer dans sa pièce une relation quadrangulaire
qui nřexiste pas chez Tacite, mais qui crée un réseau inextricable de
rapports de pouvoirs et de liens sentimentaux entre les quatre
principaux protagonistes : Néron et Britannicus aiment Junie, tandis
quřAgrippine, exclusivement attachée à son fils, désire de son côté
reprendre un pouvoir que Britannicus ne dédaigne pas non plus. Tous
les ingrédients dřun conflit explosif sont en place : Racine nřaura pas
besoin, comme Corneille, de recourir aux péripéties, au romanesque
des fausses nouvelles ou à des renversements de situation
extraordinaires38 : il suffit de laisser sřexacerber les passions des
personnages, qui conduisent seules à lřissue fatale. Cřest la raison pour
laquelle il parle de « simplicité » de lřaction Ŕ une simplicité quřil
poussera à lřextrême dans Bérénice, comme nous le verrons dans le
prochain chapitre.
Ainsi, au prix de quelques gauchissements infligés à lřHistoire,
Racine a réussi à composer une pièce conforme aux règles, et surtout
aux principes de lřaction tragique, qui repose ici sur une « querelle dans
les alliance » redoublée :
Au plan horizontal, Britannicus et Néron sont deux frères
ennemis : la lutte fratricide est le scénario tragique par excellence, aussi
bien selon Aristote que selon Corneille, comme on lřa vu au cours de
notre étude dřHorace. Encore faut-il dřemblée nuancer : lointainement
cousins par le sang, frères par alliance après le mariage dřAgrippine et
de Claude, beaux-frères à la suite du mariage dřOctavie et de Néron,
leur fraternité est biaisée Ŕ ils deviennent frères, mais seulement aux
38
Cf. ce que nous avons dit de la structure en « douche écossaise » d’Horace.
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yeux de la loi, après lřadoption de Néron par Claude qui permet au fils
dřAgrippine de monter sur le trône de Rome. Bref, Néron et
Britannicus sont pour ainsi dire faux-frères : avant tout rivaux
politiques, ce sont les manœuvres dřAgrippine qui construisent cette
fraternité artificielle du plus haut intérêt dramatique, puisque, à tout
moment, Britannicus pourra faire valoir ses prétentions à lřempire
fondées sur le sang, celles de Néron ne pouvant sřappuyer que sur la
loi ; la rivalité amoureuse aggravera encore leur dissension et servira de
déclencheur au processus final.
Ce conflit est redoublé, au plan vertical, par la lutte contre
nature entre Néron et sa mère ; il sřagit ici aussi dřun combat à
outrance, même si la mort dřAgrippine nřest pas mise en scène et nřest
que prophétisée par lřintéressée (V, 6, v. 1675-1678). Là encore, Racine
travaille à renforcer lřintensité du conflit en multipliant les rapports
dřopposition qui unissent et déchirent tout ensemble les protagonistes :
Néron est encombré de sentiments filiaux (le respect, la reconnaissance,
le « devoir » même, II, 2, v. 501-504), mais dévoyés, puisquřils le
poussent à la révolte contre sa mère (« je la fuis partout, je lřoffense »,
v. 508) au lieu de la gratitude que mérite celle qui lui a donné le trône :
il lřévite, lřemprisonne, et lřon sait quřil la tuera. Agrippine, de son côté,
aspire à retrouver, à travers son fils, le pouvoir quřelle aime avec passion
et quřelle a perdu ; elle connaît les termes du rapport de forces et sait
que ce duel aboutira, à brève ou longue échéance, à la destruction de
lřun des deux adversaires : « Je le craindrais bientôt, sřil ne me craignait
plus » (I, 1, v. 74). Mais la grande aristocrate liée de toutes parts au
pouvoir (« fille, femme, sœur et mère de vos maîtres », I, 3, v. 156) est
aussi une mère abusive et, selon Tacite, incestueuse ; cřest pourquoi elle
réagit aussi en femme amoureuse et jalouse : « Cřest à moi quřon donne
une rivale » (III, 4, v. 879).
Comme celui qui lřoppose à Britannicus, le
conflit qui oppose Néron à sa mère mêle donc
étroitement les questions politiques aux
problèmes « amoureux », pour peu quřon entende
ce terme au sens large.
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La Rome tragique
b) « … et qui, sřavançant par degrés vers sa fin… »
Racine sřen prend ici à un principe cardinal de la dramaturgie
cornélienne, celui de la situation bloquée. Chez Corneille en effet,
« chaque étape de lřaction referme davantage lřimpasse dans laquelle se
trouve placé le héros » (Forestier) et appelle ainsi un événement ou une
décision surprenante susceptible de trancher ce nœud mortel. Les
obstacles se dressaient ainsi les uns après les autres devant Horace :
condamné à se battre contre son frère, il se trouvait ensuite pour ainsi
dire obligé de tuer sa sœur ; cřest encore plus vrai pour Rodrigue :
contraint dřengager un duel avec son futur beau-père, dont il sort
victorieux, il est ensuite acculé à devoir se défendre devant le roi et
devant Chimène.
Racine choisit une toute autre solution : il opte pour une action
continue, sans revirements ni rebondissements inattendus, qui mène
jusquřà « un dénouement qui se contente de réaliser les virtualités
inscrites dans le commencement de la pièce » (Forestier). Pour le dire
autrement, chez Racine, tout est joué dès que le rideau se lève :
lřémancipation de Néron, la mort de Britannicus, la disgrâce
dřAgrippine sont déjà programmées de façon irréversible dans les
données initiales de la pièce. Ainsi, lřon perçoit dès la première scène
que Néron sřaffranchit de lřinfluence de sa mère : « Néron
mřéchappera, si ce frein ne lřarrête » (I, 1, v. 72). On comprend aussi,
dès lřacte II, que le sort de Britannicus est scellé : « Néron ne sera pas
jaloux impunément » Ŕ le fils de Claude est dřemblée un héros en péril,
surveillé, dépossédé de tout pouvoir et de toute influence, toujours
dangereux aux yeux du pouvoir et désormais rival en amour.
Certes, le spectateur, comme les personnages, a lřimpression que
les revirements sont possibles, et que Néron pourra sřarrêter au bord du
gouffre ; dřune part, Néron nřa pas prévu, en enlevant Junie,
dřassassiner Britannicus : il ne compte dřabord que le faire souffrir (II,
2, v. 521-522) et le considère ensuite comme protégé dřune
condamnation capitale par son statut de prince de sang (II, 3, v. 660). Il
semble que ce soient les provocations commises par Britannicus (III, 8),
qui va jusquřà laisser entendre quřil connaissait le stratagème employé
par Néron lors de lřentrevue avec Junie (v. 1066-1068), qui déterminent
lřempereur à le châtier. Encore à lřacte IV, scène 3, Burrhus estime que
lřempereur est libre de poursuivre son existence sur la route de la vertu :
« Cřest à vous à choisir, vous êtes encor maître » (IV, 3, v. 1339) ; il est
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même sur le point de le persuader de rester du côté du Bien : « Mais je
vois que mes pleurs touchent mon empereur ; / Je vois que sa vertu
frémit de leur fureur » (IV, 3, v. 1381-1382).
La mort de Britannicus serait-elle alors un accident, une
contingence évitable due à lřhabileté sophistique de Narcisse ? Il nřen
est rien : elle ne serait pas tragique. Cřest que cette liberté de choix dont
disposeraient les personnages, et en particulier Néron, est un leurre :
jouets aveugles des passions qui les manipulent, ils se laissent entraîner
là où leurs émotions les mènent, vers ce terme fatal inscrit dès les
premiers mots de lřexposition : « Lřimpatient Néron cesse de se
contraindre » (I, 1, v. 11), sřécrie ainsi Agrippine, sans illusion sur le
caractère de son fils unique en passe de se dévoiler. De fait, Narcisse
nřaura pas de mal à retourner lřempereur (« Viens, Narcisse. Allons voir
ce que nous devons faire », IV, 6, v. 1480). Lorsquřon observe le
déroulement de lřaction, on constate que lřétau se resserre peu à peu,
inéluctablement : lřarrestation de Junie entraîne la naissance de lřamour
et la rivalité avec Britannicus. Davantage que la jalousie, (il voit son
rival aux pieds de Junie, III, 8, v. 1027), davantage que ses inquiétudes
politiques (IV, 2, v. 1251-1257), davantage même que les mauvais
conseils de Narcisse (IV, 4), cřest sa nature dépravée qui se révèle peu à
peu et rend inévitable le dénouement fatal.
En dépit des apparences fallacieuses de liberté, en fait, la
gradation de la menace ne laisse pas de place à l’espoir, autrement que
sur le mode de lřillusion, au début de lřacte V : Britannicus, de nouveau
libre, se réjouit avec Junie quřil pense être autorisé à aimer désormais,
sans savoir que la mort pour lui est déjà en marche (V, 1, v. 1481-1488).
Cette scène, qui ressemble à un finale de comédie et précède en réalité
la catastrophe, est un chef-dřœuvre dřironie tragique : les personnages,
aveuglés par leurs folles espérances, pensent que la pression tragique
sřest relâchée au moment même où leur destin est définitivement
arrêté.
Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les conviés
Attend pour éclater que vous vous embrassiez (V, 1, 1566).
Lřironie procède ici du décalage entre le sort réel et les espoirs des
personnages qui ignorent que pour Néron, « embrasser » et « étouffer »,
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222
La Rome tragique
cřest tout un. On mesure ici, une fois de plus, la portée des différences
entre Corneille et Racine :
- Chez Corneille, le héros est lucide : le conflit quřil doit
surmonter est pleinement présent à sa conscience. Horace et
Curiace mesurent bien les enjeux de la lutte fratricide quřils
sont contraints dřengager.
- Chez Racine en revanche, le héros manque de clairvoyance :
Britannicus ignore quelle épée de Damoclès est suspendue sur
sa tête et ne prévoit pas les menées de ceux qui menacent sa
vie.
c) « … nřest soutenue que par les intérêts, les
sentiments et les passions des personnages. »
Racine insiste sur lřabsence dřévénements extérieurs susceptibles
de venir parasiter le cours du drame ; il procède donc au rebours de
Corneille chez qui, pour mener lřaction à son terme,
il faudrait remplir cette même action de quantité dřincidents qui
ne se pourraient passer quřen un mois, dřun grand nombre de
jeux de théâtre dřautant plus surprenants quřils seraient moins
vraisemblables, dřune infinité de déclamations où lřon ferait dire
aux acteurs tout le contraire de ce quřils devraient dire.
En lřabsence dřincidents et de coups de théâtre, lřintrigue nřest ici régie
que par les sentiments des personnages. Toute lřaction, en fait, est
suspendue aux décisions de Néron qui détient un pouvoir auquel
personne nřest en mesure de sřopposer : les événements-clefs de la pièce
(lřenlèvement de Junie, lřarrestation de Pallas et de Britannicus ou
encore le banquet fatal) sont tous issus dřordres de Néron (« Je le veux,
je lřordonne », II, 1, v. 370). Mais ceux-ci ne sont inspirés que par la
violence de sa passion. Car c’est bien une mécanique psychologique, et
non une logique politique comme chez Corneille, qui préside au
déroulement de la pièce : certes, Néron fait kidnapper Junie pour
éviter quřune union entre les deux descendants des fondateurs de la
dynastie, Auguste et Livie, ne déstabilise son pouvoir, et il cherche ainsi
à contrecarrer sa mère, mais, en dépit des prétextes quřil lui arrive
dřalléguer (IV, 2, 1254 ; IV, 3, v. 1318-1319 et 1324), dès que Junie
entre dans le palais, ce nřest plus le souci de lřÉtat ni de sa propre
« sécurité » qui entrent en jeu pour déterminer la suite de lřaction : cřest
la concupiscence quřéveilla le spectacle de la jeune fille aux mains de ses
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Jean Racine, B
ravisseurs. « Cřen est fait, Néron est amoureux », et cřest cette passion
seule qui le guidera désormais ; cřest elle encore qui le plongera dans le
désespoir au dénouement : la perte de Junie le précipite dans une folie
dont il ne sortira plus. Alors que chez Tacite lřassassinat de Britannicus
procède de motivations politiques, chez Racine, il est avant tout le fruit
de mobiles passionnels, quand bien même les intérêts dřÉtat chers à
Corneille nřen seraient pas exclus.
4. LES INGRÉDIENTS DU TRAGIQUE
Réélaboré par Racine, le passage des Annales relatant le meurtre
de Britannicus est donc devenu la matrice dřune authentique œuvre
tragique. Si lřaction est « simple », le dramaturge y incorpore néanmoins
tous les grands thèmes de la tragédie hérités de ces modèles antiques
dont le jugement seul, à en croire sa préface, lřimportait, « Ces grands
hommes de lřantiquité que jřai choisis pour modèles ».
Ainsi, il nřest pas surprenant que tous les personnages sans
exception tombent, comme le demandait Aristote, du bonheur dans le
malheur : Britannicus et Junie, mais aussi Agrippine à tout jamais
déchue du pouvoir, Burrhus dont les vertueux conseils sont écartés,
Narcisse qui meurt lynché par la foule, Néron qui sombre dans le
désespoir, Rome et lřempire tout entier qui sont précipités dans le
despotisme et pour lesquels se prépare un âge sombre : « les délices de
Rome en devinrent lřhorreur » (I, 1, v. 42).
Les personnages sont également tragiques en ce quřils sont
aveuglés : Agrippine, ainsi, trompée par sa suffisance et son agressivité
impulsive et impérieuse, précipite son fils dans la révolte ; Britannicus,
naïf, fanfaronne devant son maître et hâte sa ruine « en aveugle » (I, 3,
v. 288), sans même supposer la duplicité de Narcisse et de lřempereur ;
Néron enfin sřaveugle, persuadé de sřémanciper de toute tutelle (II, 2,
v. 507) au moment où il devient le prisonnier de ses mauvais conseillers
et surtout de ses propres instincts : chacun se laisse dicter son
comportement par ses passions, et commet ainsi des imprudences qui
se révéleront fatales.
Autre caractéristique du héros tragique à laquelle souscrit Racine :
il fait voir la démesure (hybris) dřun empereur qui rêve de voir le monde
entier plier devant ses désirs et écoute les flagorneries de Narcisse
(« Maître, nřen doutez point […] Commandez quřon vous aime, et vous
serez aimé », II, 2, v. 457-458) ; la folie suicidaire qui sřempare de lui au
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224
La Rome tragique
dénouement et qui rappelle cet ancien furor (V, 8, v. 1718) qui était
déjà le lot de son oncle Gaïus (Caligula), I, 1, v. 41/
La fatalité est liée à lřessence même de la tragédie. Dans notre
pièce, elle prend plusieurs formes ; celle, dřabord, de l’hérédité du sang
qui coule dans les veines de Néron, comme le rappelle Agrippine :
Je lis sur son visage
Des fiers Domitius lřhumeur triste et sauvage.
Il mêle avec lřorgueil quřil a pris dans leur sang
La fierté des Nérons quřil puisa dans mon flanc (I, 1, v. 35-38).
Burrhus évoque de son côté la « férocité » de son tempérament (III, 2,
v. 801), cřest-à-dire la violence impulsive de son désir, et son caractère
« farouche » (831 ; cf. aussi V, 8, v. 1755), cřest-à-dire sauvage et
misanthrope ; lřempereur lui-même avoue quřil est soumis à son
« génie » (II, 2, v. 506), cřest-à-dire à la fois la divinité tutélaire qui guide
ses pas, mais aussi son atavisme naturel (« génie », forgé sur une racine
qui signifie « naissance », est de la même famille que « génétique ») : le
génie tient donc simultanément de la fatalité externe et de la fatalité
interne. En prenant comme héros de sa pièce le représentant le plus
noir de la dynastie des Julio-Claudiens, Racine choisit ainsi pour
personnage principal le descendant dřune famille maudite, donc
éminemment tragique, comme lřétaient, dans le monde antique, celle
des Atrides ou des Labdacides : Néron est de la trempe dřOreste ou
dřŒdipe, travaillé comme eux par la bile noire de la mélancolie et
poursuivi par un destin pervers. Si, comme le note Aristote et après lui
Corneille « les anciennes tragédies se sont arrêtées autour de peu de
familles, parce quřil était arrivé à peu de familles des choses dignes de la
tragédie » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique), il ne fait
pas de doute que les descendants dřAuguste, bien quřinconnus, et pour
cause, du Stagirite, peuvent être considérés comme lřun de ces lignages
maudits susceptibles de fournir au poète tragique ses sujets.
Dřautres formes de fatalité interviennent encore dans la pièce, en
particulier ce Destin qui, chez Sophocle et surtout Euripide, se gausse
des mortels et les conduit à leur perte ; dans Britannicus, on ne compte
pas moins de dix occurrences de ce vocable ou de mots composés sur la
même racine ; loin dřêtre affadi, le terme évoque bien cette
« disposition ou enchaînement de causes […] ordonné par la
Providence, qui emporte une nécessité de lřévénement », évoquée par
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Jean Racine, B
225
Furetière. Cřest dans ce sens que lřemploie à deux reprises Néron, fût-ce
pour sřabriter derrière le faux-fuyant commode quřil lui offre : il
explique à Britannicus que sa disgrâce est un coup du sort (« ainsi par le
destin nos vœux sont traversés », III, 8, v. 1041) et attribue, sa mort
aux « coups du destin » (V, 6, v. 1656). Lřempereur, qui se croit libre, se
permet dřironiser sur le destin au moment même où il est la victime de
ces fatalités multiples qui le conduisent. Plus sincère sur ce point que
son hypocrite rejeton, Agrippine est persuadée que le cours de
lřHistoire est régi par une destinée vicieuse attachée à la perte de ceux
quřelle veut détruire. Ainsi, pour la fille de Germanicus, le jour où
Néron lřécarta du trône est vu comme « fatal » (I, 1, v. 111) ; Junie de
même se croit poursuivie par le mauvais œil et condamnée au
malheur (« Je crains le malheur qui me suit », V, 1, v. 1538) et
« pressent » la catastrophe prochaine (v. 1539). Narcisse, de son côté, se
croit en revanche heureusement favorisé du sort : « La fortune třappelle
une seconde fois » (II, 8, v. 757-760). Le dénouement montrera quřil
nřest pourtant que le jouet impuissant de cette « fortune » qui va le
broyer comme les autres. Enfin, lřidée quřune fatalité préside au
développement de lřaction est suggérée par la présence des prédictions
et des prophéties tout au long de la pièce, et dont se fait lřécho
Agrippine : intuitive, elle avait « prédit » la rébellion de son fils (I, 1,
v. 9), et connaissait par ailleurs les oracles que les devins avaient
prononcés lors de la naissance de Néron, et selon lesquels ce dernier
devait finir par la mettre à mort (V, 7, v. 1700). Enfin, elle est ellemême lřauteur dřune prophétie vengeresse dans laquelle elle « prévoit »
(V, 6, v. 1676) et « présage » (v. 1393) à Néron la suite de son règne, la
façon dont elle va mourir et la manière misérable dont il périra luimême.
En inscrivant dans sa pièce ces différentes figures
de la fatalité, Racine transforme les données de
lřHistoire, par définition soumise au hasard et à
la contingence, en une tragédie à lřantique dont
le cours est inéluctable.
La pièce, par ailleurs, sřachève, de façon toute aristotélicienne, par
une péripétie (la mort du rôle-titre) et une forme originale de
reconnaissance (anagnorisis), celle de la monstruosité de Néron, qui
non seulement devient criminel, mais se comporte comme un tyran
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226
La Rome tragique
endurci dès lřenfance, et quřelle suscite. Racine nous montre également
des héros de « vertu médiocre » : Agrippine, avide de pouvoir, mais
dépourvue du sadisme cruel de son fils ; Néron, ambigu, déjà plus
innocent, mais pas encore tout à fait coupable, déchiré par un conflit
de valeurs entre son désir et sa conscience (ses « remords », dernière
scène, v. 1766) ; et Britannicus, certes vierge de tout crime, mais malgré
tout travaillé par lřambition (III, 5, v. 1037-1040), et dřune crédulité
coupable que Racine, dans sa préface, met sur le compte de sa
jeunesse : il se « fie » sans réserve à nřimporte qui, y compris Néron et
Agrippine, ce qui constitue une erreur pour un prince qui doit réserver
sa confiance à des amis très sûrs (V, 1, v. 1515-1518 ; v. 1535).
Contrairement à Corneille, Racine ne met pas en
scène des héros parfaits, soit dans le bien soit
dans le mal, et qui à ce titre provoqueraient
« lřadmiration », cřest-à-dire lřétonnement du
spectateur ; bien au contraire, Racine opte de son
côté pour des héros mêlés, doubles, ni tout à fait
innocents ni tout à fait coupables, et par là
conformes aussi bien aux exigences dřAristote
ainsi quřà celle de la vérité humaine.
Pleinement tragique aussi est le questionnement sur la liberté
humaine qui est au cœur de la pièce. Racine, qui se flatte de suivre le
modèle des grands tragiques antiques, retrouve tout naturellement cette
réflexion sur la responsabilité qui est centrale chez Sophocle ou
Euripide : toute la tragédie dřŒdipe-Roi consiste ainsi à savoir si le
protagoniste est libre ou déterminé par la volonté des dieux. Ici, de
même, cřest bien de lřémancipation de Néron quřil sřagit avant tout. Le
champ lexical de la liberté est lřun des mieux représentés dans la pièce :
on compte huit occurrences pour ce seul terme. Le sujet de la pièce est
la révolte de Néron contre les jougs qui le tiennent attaché : en
enlevant Junie, il rompt avec la morale politique et brise ainsi les liens
qui lřunissaient au Sénat et au peuple et légitimaient son trône ; en
projetant de divorcer dřavec Octavie, il porte atteinte aux liens sacrés du
mariage ; en secouant le « joug » dřAgrippine, il enfreint le cinquième
commandement de la Bible (« Tu honoreras ton père et ta mère »). Or,
ce Néron qui brûle de sřaffranchir (II, 2, v. 507) et « commence à ne se
plus forcer » (I, 1, v. 11 et III, 8, v. 1053) ne rencontre autour de lui que
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
227
des mentors diligents qui se flattent de le libérer pour mieux lui refuser
toute velléité dřindépendance : Agrippine ne lui laisse ainsi que la
liberté de se soumettre à elle (V, 3, v. 1593-1598) ; Burrhus invoque
devant la fille de Germanicus la liberté de lřempereur (II, 2, v. 211-220),
mais il ne souhaite en fait que le détacher de sa mère pour
« lřenchaîner » non seulement, comme il le dit à lřidée abstraite de
vertu, mais bien plutôt à sa propre influence (III, 2, v. 802) ; Narcisse,
lui-même « affranchi », prône aussi lřindépendance à son maître, mais il
la confond avec la licence et en fait un instrument dřasservissement (II,
2, v. 492 : « Vivez, régnez pour vous »). Plus Néron aspire à lřautonomie,
plus on lui vante sa liberté conquise, plus il est dépendant. Son attitude
désemparée devant Agrippine, à la fin de la pièce (« Dieux ! », V, 6,
1548), montre que son crime ne lřa en rien débarrassé de lřœil
scrutateur et justicier que sa mère porte sur lui : il est plus entravé que
jamais et irrémédiablement coupable, sa tentative pour briser ses
chaînes lřayant rendu à tout jamais prisonnier Ŕ et dřabord prisonnier
de lui-même, esclave de ses passions, contraint à une escalade au terme
de laquelle il se perdra.
Ainsi conçu, Britannicus est une tragédie susceptible de provoquer
les deux grandes émotions tragiques selon Aristote, la terreur (et même
« lřhorreur », V, 5, v. 1618) et la pitié. Alors que le pathétique
cornélien, moderne, naissait du spectacle de la vertu qui supportait avec
constance les dilemmes et les coups des sorts (Rodrigue, Horace) ou au
contraire succombait face au tyran ou à la passion (Camille), Racine
retrouve un pathétique à lřantique, celui de la déploration ; cřest ainsi
pour laisser libre cours aux larmes que la pièce se prolonge après la
mort de Britannicus, de même que lřAntigone de Sophocle se prolonge
après la mort de la fille dřŒdipe, comme le souligne Racine dans sa
préface :
Cřest ainsi que dans lřAntigone il [Sophocle] emploie autant de vers à
représenter la fureur dřHémon et la punition de Créon après la mort
de cette princesse, que jřen ai employé aux imprécations
dřAgrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au
désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.
Ici, la tragédie sřachève par les pleurs de Junie versés sur le prince son
amant dont elle pressent la mort (V, 1, v. 1547 ; V, 3, v. 1574), ou
quřelle regrette au point dřinspirer au peuple la compassion (V, 8,
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
228
La Rome tragique
1541) ; par les pleurs de Burrhus, aussi, versés sur lřâme de son pupille
et le salut de lřÉtat (V, 5, v. 1646). On pleurait beaucoup au spectacle
des tragédies de Racine : ces larmes qui sřécoulent des yeux des
spectateurs sont comme le signe visible aussi bien que le truchement de
cette catharsis (purgation des passions) à quoi doit tendre la tragédie.
La représentation théâtrale permet en effet chez Racine dřunir les
spectateurs dans une cérémonie collective de la douleur dont la visée est
morale : en sřapitoyant sur des personnages de fiction, cřest la condition
humaine toute entière, donc sa propre déchéance, que déplore le
public ; il ne suffit pas de pleurer sur le sort de Junie, lřinnocente
victime persécutée par un monstre, il faut encore pleurer sur le monstre
lui-même, puisque celui-ci nřest que le miroir des insuffisances et des
faiblesses du spectateur39.
5. « BRITANNICUS,
TRAGÉDIE DE QUI
?»
UNE PIÈCE
MULTIPOLAIRE
Ce travail rigoureux de construction aboutit à une tragédie certes
fermement structurée autour dřune action principale, mais dont les
pôles dřintérêt sont multiples, au point quřun critique, Marcel
Gutwirth, a pu se demander de qui Britannicus était la tragédie. Le
problème nřa pas échappé à Racine, qui, dans ses préfaces, donne pour
répondre à cette question des pistes contradictoires.
a) « Un monstre naissant »
Néron est le personnage le plus saisissant, celui dont on garde le
plus longtemps le souvenir après avoir refermé le livre ou quitté le
théâtre : au lieu dřavoir peint un despote dřemblée odieux et depuis
longtemps coupable, conformément à la tradition des tyrans de tragédie
comme la Cléopâtre de Rodogune ou Attila, Racine donne à voir une
figure originale, celle de lřempereur en train de sombrer en un jour
dans la folie et le crime. Il se distingue de ce point de vue de Corneille
qui, pour stupéfier le spectateur, mettait sur son théâtre des monstres
qui étaient dans la « perfection de leur caractère », cřest-à-dire déjà
pleinement monstrueux et, dans leur démesure, terrifiants.
39
Voir sur ce point l’essai de Christian Biet, Racine ou la passion des larmes, donné
dans la bibliographie du premier envoi.
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Jean Racine, B
Sřil ne sřest pas encore rendu fautif de toutes les horreurs dont le
chargent Tacite et Suétone, la nature répugnante du jeune homme
immature et dévoyé se révèle toutefois rapidement : « féroce », ainsi
quřon lřa dit, comme son père Ænobarbus, veule en face de Junie
lorsquřil lui demande de congédier Britannicus, prompt à céder à la
tentation du meurtre, hypocrite par lâcheté quand il maquille la mort
de son rival en crise dřépilepsie, il est en même temps resté dans un état
de faiblesse infantile face à sa mère tout en voulant pourtant secouer
son joug : il est tétanisé par Agrippine, qui se réduit pour lui à son
regard accusateur, à ses yeux dont sortent des flammes réprobatrices (II,
2, v. 485, 496 et 502) ; elle reste pour lui, et bien quřil nřignore rien de
ses vices, sa mère, cřest-à-dire un emblème de la morale qui le
condamne. Toute la pièce le présente hanté par la mauvaise conscience,
par le souvenir de ses vertus passées, et par lřaspiration à une pureté qui
explique son attirance pour Junie : ce qui le captive dans cette princesse
si éloignée de toute avidité, cřest justement la vertu quřil voit briller en
elle, sa tristesse (II, 2, v. 417-418), sa chastes douceur, son naturel
timide (II, 2, v. 387, 389 et 394). Chez Tacite, Néron était bien
davantage monolithique : cřest Racine qui en fait un personnage
complexe, habité par des passions horribles et en même temps travaillé
jusquřau bout par le remords Ŕ Pascal parlerait de misère et de
grandeur, étant entendu que, pour le moraliste de Port-Royal, la
grandeur nřest que la conscience de sa misère. On conçoit que
beaucoup de critiques, au vu de cette contradiction intime, considèrent
Néron comme le principal personnage du drame, lřintrigue consistant
dans un débat entre la concupiscence et la conscience du prince, débat
incarné sur scène par les deux conseillers Burrhus et Narcisse.
b) « Ma tragédie nřest pas moins la disgrâce
dřAgrippine… »
Pourtant, Racine avoue quřil a mis tout son talent dans la
peinture du caractère dřAgrippine : « Cřest elle surtout que je me suis
efforcé de bien exprimer, et ma tragédie nřest pas moins la disgrâce
dřAgrippine que la mort de Britannicus ». Chez Tacite, les choses
étaient claires : lřopposition entre la mère et le fils pour savoir qui
détiendrait la réalité de lřimperium (cřest-à-dire lřautorité suprême) était
le vrai sujet du récit ; le meurtre de Britannicus nřétait quřune péripétie
dans cette lutte à mort pour le pouvoir.
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La Rome tragique
Dans la pièce de Racine, de même, lřimportance de ce duel reste
capitale : le personnage Agrippine, présent au lever comme à la tombée
du rideau, encadre une œuvre que son imposante figure domine. Fidèle
à son modèle, elle a pleinement sa place dans une tragédie :
monstrueuse au même titre que son fils, incestueuse (« un lit
incestueux », IV, 2, v. 1134), parricide puisquřelle a mis à mort un
empereur, cřest-à-dire un père par excellence, elle traîne derrière elle
tous les noirs forfaits que lui prête Tacite. Pleine de morgue, issue de
tous les côtés de la sphère du pouvoir (I, 2, v. 151-156), elle est sans
doute un de ces « personnages de haut rang » que la tragédie se plaît à
mettre en scène, mais elle est aussi un personnage puissamment
pathétique auquel ses hésitations et ses revirements confèrent une
dimension humaine.
Certes, elle sait, ou du moins croit savoir, ce quřelle veut :
reconquérir le pouvoir qui lui échappe, restaurer son « crédit » (I, 1,
v. 90). Toutefois, comme il a fait pour Néron, Racine modifie
considérablement le personnage. Chez Tacite, la mère de lřempereur
restait objectivement dangereuse : elle possédait de nombreux atouts,
conservait des alliés fidèles, et la mort de Britannicus nřétait quřune
péripétie dans un duel qui se poursuivait au-delà du sinistre épisode de
lřannée 55. Chez Racine, en revanche, Agrippine est présentée dřemblée
comme déchue de tout pouvoir réel, privée de tout appui concret :
certes, elle pense posséder encore des soutiens (I, 3, v. 255-260), et
Burrhus prétend devant Néron quřelle est toujours redoutable (III, 1,
v. 768-774), mais il dément cette idée devant la mère de lřempereur (III,
4, v. 854-868) et, de fait, dans la pièce, elle se trouve dépourvue de tout
moyen dřaction. Dévorée dřune ambition stérile, déstabilisée dans ses
projets par des réactions quřelle nřavait pas prévues, troublée par son
attachement maternel (IV, 2, v. 1277-1278), elle perd son sang-froid,
lance des menaces inconsidérées de sorte que ses intrigues perdent
toute efficacité (III, 3, v. 829-831). Elle ne peut que ressasser avec un
orgueil paradoxal la succession des crimes qui lřont mise au pouvoir, et
elle se trompe en sřimaginant quřil lui suffirait de se présenter à lřarmée
pour renverser la situation : chez Racine, elle a si bien affermi le
pouvoir de son fils quřil peut se dispenser de la craindre. Il ne reste à
Agrippine que la rage et les trépignements : elle peut seulement
multiplier les rodomontades et se bercer dřillusions en pensant quřelle a
encore les moyens de changer la situation quand elle a pour toujours
perdu tout son « crédit ». Elle se fie à sa parole, son seul refuge (III, 3,
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Jean Racine, B
231
v. 832-833), quřelle croit toute-puissante comme le verbe divin (V, 4,
v. 1583 : « Il suffit, jřai parlé ») mais elle apprendra à ses dépens quřelle
ne dispose plus que dřune rhétorique inopérante faite « dřinutiles cris »
(III, 1, v. 766). Dans Britannicus, toute son action est tragiquement
placée sous le signe de lřironie dramatique : non seulement elle est
dřune folle présomption (V, 4, v. 1604 : « Rome encore une fois va
connaître Agrippine »), mais encore tout le soin quřelle met à mener à
bien ses projets nřaboutit quřà effrayer Néron et donc à les faire
échouer.
Pourquoi cet échec ? À quoi tient lřaveuglement de cette femme
jadis si machiavélique et si intelligente ? Sans doute à lřobjet même de
sa quête. Car au fond, que cherche-t-elle vraiment ? Elle croit prétendre
seulement au pouvoir, mais bien des vers laissent entendre que ses
motivations sont plus troubles : au fond, c’est tout autant l’amour filial
de Néron que son influence perdue qu’elle espère recouvrer ; ainsi,
lors de la dernière confrontation, loin de regretter son influence de
naguère, elle sřexprime en mère qui ne peut supporter dřêtre pour son
fils un objet de haine (« Dans le fond de ton cœur je sais que tu me
hais », V, 6, v. 1677). Lřambiguïté de ses mobiles explique en grande
partie lřincohérence de ses manœuvres. Dans lřun de ses rares moments
de lucidité, elle comprend en effet que sa stratégie est vouée à la faillite :
Moi, le faire empereur, ingrat ? Lřavez-vous cru ?
Quel serait mon dessein ? Quřaurais-je pu prétendre ?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ? (IV, 2,
v. 1258-1260)
Le désespoir lui dessille ici les yeux, pour un bref instant, avant que
lřespoir retrouvé ne lui fasse de nouveau perdre sa clairvoyance : elle
perçoit dans ces vers plein dřamertume lřimpasse où elle se trouve ;
quand bien même en effet, à force de favoriser Britannicus et Junie, elle
rétablirait leur fortune, quelle reconnaissance pourrait-elle espérer du
fils de Claude, quand son propre enfant la désavoue ? Le spectateur
saisit que, malgré ses bravades destinées en fait à provoquer son fils, sa
disgrâce est écrite. Peu importe que ses machinations échouent ou
réussissent : sa situation est sans issue. LřAgrippine de Racine,
effrayante et impuissante, empoisonneuse et intrigante mais aussi mère
au désespoir, alternativement forte et faible, naïve et retorse, effrayante
et pitoyable, nřest finalement plus que lřombre de celle qui se hissa au
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La Rome tragique
pouvoir et assura la succession à son fils : héroïne tombée de son
piédestal, elle est à ce titre un personnage pleinement tragique. En
dernière analyse, cřest sa mise à mort par son fils qui se joue dans la
pièce ; même si son assassinat est reporté dans un futur qui déborde le
cadre de la tragédie, lřultime tirade dřAgrippine à Néron laisse entendre
quřil est déjà écrit : « Je prévois que tes coups viendront jusquřà ta
mère. » (V, 6, v. 676). Comme le dit Gutwirth dans lřarticle déjà cité,
« le matricide, voilà le vrai sujet ».
c) « … Que la mort de Britannicus »
Britannicus nřest pas une figure qui marque le lecteur ou le
spectateur : ballotté entre ses ennemis, trop jeune peut-être pour être
un vrai héros tragique, il nřest quřune pièce sur un échiquier politique
qui reste pour lui incompréhensible dřun bout à lřautre. À lřacte IV,
Britannicus, sans le savoir, ce qui accroît le pathétique de sa situation,
est en danger de mort, et son sort, mis entre les mains de ses ennemis et
de ses défenseurs, lui échappe. Loin d’être le sujet de la pièce, il paraît
plutôt en être l’objet, manipulé par les uns et les autres qui
poursuivent leurs fins propres.
Néanmoins, cřest bien le nom du fils de Claude que porte la
tragédie de Racine, et non celui de Néron ou dřAgrippine ; il serait naïf
dřimaginer que le dramaturge a donné ce titre par hasard ou par
erreur : il convient au contraire de prendre au sérieux lřimportance du
personnage éponyme pour plusieurs raisons. Dřabord, dřun point de
vue strictement dramaturgique, le meurtre de Britannicus occupe dans
la pièce une position de pivot : toute la tragédie est construite de façon
à parvenir à la mort de ce personnage qui constitue le dénouement. De
plus, cřest sur Britannicus que se concentre la sympathie et lřémotion
du public : dépossédé, humilié, menacé, et pour finir empoisonné, cřest
dřabord lui qui suscite la « crainte » et la « pitié » que se doit de
provoquer le genre tragique. Enfin, lřinscription de Britannicus en tête
de la pièce rend sensible la stratégie anti-cornélienne adoptée par
Racine : lřéchec du rôle-titre renvoie, en effet, à la faillite dřun certain
modèle cornélien, dans la mesure où les vertus dont est ici pourvu le
fils de Claude sont précisément celles qui caractérisaient les héros
positifs de Corneille : sa « générosité », sa sincérité, son enthousiasme et
sa jeunesse sont autant de qualités qui permettaient aux grands héros
cornéliens de triompher de tous les obstacles Ŕ Rodrigue, Polyeucte ou
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Jean Racine, B
Nicomède ne disposaient pas dřautres armes pour attirer à eux tous les
cœurs et lřemporter sur leurs ennemis. Chez Racine, ces mêmes qualités
de cœur ne servent quřà hâter la ruine dřun héros incapable de se
comporter avec la ruse nécessaire dans le palais de Néron. La grandeur
dřâme, loin de créer une spirale héroïque de la grandeur, ne confine
plus ici quřà la candeur ingénue.
d) Une fausse question ?
La question du personnage principal de la pièce, quelque
fructueuse quřelle puisse être dřun point de vue didactique, ne risque
pas moins de déboucher sur un faux problème : il ne sřagit pas pour
Racine, à travers sa tragédie, dřapprofondir le caractère de tel ou tel
personnage en particulier. Ce qui compte, dans une pièce de théâtre,
cřest lřaction, et par conséquent la configuration des personnages entre
eux. Néron ne serait pas Néron sans Agrippine, Britannicus et Junie qui
viennent aiguiser ou contrarier ses désirs, et il en va de même pour
chacun des principaux protagonistes ; leur nature de personnage de
théâtre ne se révèle que dans le conflit qui les oppose aux autres. Ce
nřest quřen reconstituant ce système complexe et mouvant de relations
quřon peut espérer saisir les enjeux de la pièce, et non en considérant
chaque rôle individuellement. Ici, tout est lié : par lřassassinat de
Britannicus quřil voulait libérateur, Néron se débarrasse certes dřun
rival et ruine lřautorité politique dřAgrippine, mais en même temps, il
devient criminel, accroît sa dépendance morale envers sa mère qui
devient à tout jamais pour lui une figure de la conscience réprobatrice,
perd Junie et sřengage dans un processus qui le mènera à sa mort par
suicide. À partir de là, on voit se dessiner ce qui, pour Jean Rohou,
constitue le « véritable sujet » de Britannicus : non le drame politique,
mais lřaffrontement moral entre les principes constitutifs de la
personnalité humaine, le désir infiniment avide dřune part, de lřautre
les rêves dřinnocence et de pureté qui nourrissent la mauvaise
conscience. Cřest sur cette étude de lřâme humaine (quřon appelle
anthropologie), inséparable des enjeux politiques de la pièce, quřil
convient de se pencher maintenant.
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La Rome tragique
C. LES JEUX DE L’AMOUR ET DU POUVOIR
Dans Britannicus, le domaine de la politique (la sphère publique)
est intimement lié à celui des sentiments et de la psychologie (la sphère
privée) : Britannicus est à la fois rival en amour et prétendant gênant, et
cřest parce que Néron tombe amoureux de Junie que lřempereur
devient un tyran pour ses sujets.
1. UNE ANTHROPOLOGIE « JANSÉNISTE »
Si Néron ne peut résister à ses mauvais instincts, cřest que Racine
a projeté sur lui les enseignements que professaient sur la nature
humaine ses maîtres jansénistes.
a) La vie morale dictée par lřégoïsme
Les professeurs de Racine à Port-Royal, influencés par la pensée
de saint Augustin (Ve siècle) et de Jansénius, évêque dřYpres mort en
1640, estimaient que lřhomme était, par suite du péché originel,
foncièrement mauvais, enclin à faire le mal et à suivre ses mauvais
désirs. La plus funeste de ces mauvaises passions, fichée dans les
profondeurs obscures du cœur, cřest, aux yeux des moralistes du temps,
l’amour de soi, ou amour-propre, que La Rochefoucauld, dans ses
Maximes, définit comme « lřamour de soi et de toutes choses pour soi ».
En termes contemporains, on parlerait plutôt dřégoïsme ou de
narcissisme Ŕ et ce nřest sans doute pas un hasard si le conseiller de
Néron sřappelle Narcisse : sřil a existé effectivement un affranchi de
Claude qui portait ce patronyme, il est permis de supposer que le
dramaturge a goûté tout particulièrement ce nom qui évoquait le
symbole même de lřamour-propre, ce jeune homme de la légende qui
périt noyé pour avoir trop passionnément contemplé dans une fontaine
son propre reflet. Autrement dit, lřamour-propre consiste non
seulement dans lřamour infini quřon se porte à soi-même, mais aussi
dans le fol espoir de se rendre heureux par la possession dřun bien dont
on sřimagine à tort quřil nous donnera le contentement quřon
recherche. Pour le dire autrement, l’on ne saurait donc se conduire
qu’en suivant, consciemment ou non, son intérêt propre. Lřaltruisme
devient, pour les écrivains de la seconde moitié du siècle influencés par
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Jean Racine, B
lřaugustinisme, structurellement impossible, en raison des dispositions
de notre cœur.
b) Des formes de la concupiscence à la galerie des
monstres
Toujours dřaprès ces sévères théologiens, ces biens illusoires
censés combler notre désir de bonheur peuvent se répartir en trois
catégories selon le type de plaisir quřils procurent : les plaisirs charnels
(les voluptés sensuelles, lřamour, la bonne chère), les plaisirs
intellectuels (le plaisir dřapprendre et de savoir), et le plaisir de
commander. Aussi l’amour-propre se décline-t-il selon trois modes
appelés « concupiscences » : le désir de jouir (libido sentiendi), le désir de
voir et de savoir (libido videndi ou sciendi, et le désir de dominer (libido
dominandi). Néron est lřillustration parfaite de cette conception morale
de lřhomme ; il est en quelque sorte lřincarnation sur scène des théories
de lřamour-propre, tout habité quřil est par les trois concupiscences
auxquelles son pouvoir absolu lui permet de donner libre cours.
- Agrippine nous dit dřabord quřil « jouit de tout » et nous le
présente comme un débauché ami des plaisirs : elle évoque
ainsi ses compagnons dřorgie, « Othon, Sénécion, jeunes
voluptueux, / Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux » (IV,
2, v. 1205-1206).
- Il se rend aussi coupable de cette curiosité condamnable qui
débouche chez lui sur le voyeurisme : cřest sous « lřexcitation »
dřun « désir curieux » quřil jette les yeux sur Junie captive (II, 2,
v. 386) ; cřest une semblable pulsion scopique qui le pousse à
assister en cachette à lřentretien entre Junie et Britannicus ;
enfin cřest ce même plaisir de voir, et de voir souffrir, qui
lřhabite lorsquřil décide de faire mourir son « frère » à ses yeux :
« Néron lřa vu mourir sans changer de couleur » (V, 7, v. 1710).
- Enfin, bien évidemment, Néron est la proie de cette soif de
dominer qui constitue la troisième concupiscence : il veut
quřon le « respecte » et quřon lui « obéisse » (III, 8, v. 1036), il
commande en maître à chacun.
Seulement, lřêtre humain qui sřabandonne à son amour-propre et
lâche la bride à ses pulsions se leurre : contrairement à ce que déclare
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La Rome tragique
Narcisse, âme damnée de lřempereur, ce nřest pas en contentant chacun
de ses désirs au fur et à mesure quřils surgissent quřon peut se rendre
heureux,
- dřabord parce que la rencontre, inévitable, dřune résistance à
lřun ou lřautre de ses désirs, ne peut quřentraîner la
frustration ; cette rencontre des égoïsmes constitue même
lřessence même du conflit tragique racinien, lřamour-propre
conduisant nécessairement à une lutte pour la domination,
comme lřexplique Pascal dans les Pensées : selon lui, en effet, le
« moi » égoïste « a deux qualités : il est injuste en soi, en ce quřil
se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce
quřil les veut asservir : car chaque moi est lřennemi et voudrait
être le tyran de tous les autres ». Entre Agrippine et Néron, par
exemple, on ne saurait imaginer de solution de compromis ou
de partage du pouvoir : tous deux, pour se rendre heureux,
veulent être le seul maître de Rome.
- ensuite parce que, une fois un désir assouvi, dřautres naissent
aussitôt ;
- enfin parce que lřavidité à poursuivre son désir aboutit bien
souvent à la perte de lřobjet convoité en vertu dřune ironie
tragique qui est de l’essence même de la passion : une fatalité
interne la fait immanquablement rater son objet. Junie
échappe définitivement à Néron précisément en raison du soin
quřil a pris pour tenter de la conserver près de lui, en
lřemprisonnant pour la voir à toute heure ; Agrippine et
Burrhus ne perdent à jamais Néron quřen raison du soin
excessif quřils ont pris à se lřattacher.
Il ne faudrait pas croire pour autant que le narcissisme sadique
soit lřapanage des seuls pervers : pour Racine, qui là encore fait siennes
les leçons de ses maîtres jansénistes, ce sont tous les hommes qui sont
soumis à l’amour-propre et sont du coup, prisonniers de leur égoïsme.
Pour sřen convaincre, il suffit de regarder de près les premières
répliques que Britannicus adresse à Junie lors de leur première
entrevue :
Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ? je puis donc jouir dřun entretien si doux ?
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Jean Racine, B
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Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
Un bonheur que vos yeux mřaccordaient tous les jours ? (II, 5, v. 693698)
Lřexamen des pronoms personnels montre que, alors même quřil parle
à sa princesse captive, c’est son seul bonheur qui intéresse
Britannicus : il ne sřinforme pas même de lřétat dans lequel se trouve
Junie. Chez Racine, lřêtre humain, même pour un héros « pur » comme
Britannicus, ne recherche dans lřamour que sa propre satisfaction ; le
narcissisme règne en maître et ne permet aucun mouvement de
générosité. Ainsi, la tragédie racinienne nřoppose jamais de façon
simpliste des monstres et des victimes : en chacun, et en vertu même
des principes dřAristote, le bien et le mal sont mêlés, ce ne sont jamais
que les proportions qui diffèrent.
Il en va de même pour Burrhus ; en apparence, cřest un vertueux
tout droit sorti de lřunivers de Corneille : vaillant soldat qui ne sait pas
farder la vérité (I, 2, v. 174), stoïcien, ami de Sénèque (III, 1, v. 846), il
espère que Néron sera guidé par le Bien, le sens du devoir, le souci de
ses peuples, de leur bonheur et de leur liberté (I, 2, v. 200-202 ; IV, 3,
v. 1337-1338). Même quand il aura compris que Néron est tenté par le
Mal, il ne renoncera pas et tentera par tous les moyens de le retenir au
bord du précipice. Mais lorsque l’on regarde de plus près les
motivations de Burrhus, on s’aperçoit que ce comportement en
apparence admirable cache des intentions pour le moins sinueuses : il
réprouve lřenlèvement de Junie (III, 2) et le fait savoir à Néron (III,1),
mais, soit par fidélité envers son maître, soit pour braver Agrippine et se
justifier lui-même en tant que précepteur, il disculpe lřempereur devant
Agrippine en exposant les raisons politiques de cette arrestation (I, 2,
v. 235-244), et accepte par là de se compromettre et de « farder la
vérité » au moment même où il prétend à la sincérité. Envisagée dřun
certain côté, lřattitude de Burrhus pourrait même confirmer les
insinuations de Narcisse, selon lequel (IV, 4, v. 1461-1462) Burrhus ne
dit pas toujours ce quřil pense ; il lui arrive même de tenir, certes à des
fins dřapaisement, des propos qui confinent à la contrevérité, ainsi
lorsquřil soutient devant lřempereur que Britannicus est innocent des
complots dont on lřaccuse (IV, 3, v. 1386-1387) ; de plus, grisé, quoi
quřil en dise, par lřimportance que lui donne son poste de
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La Rome tragique
« gouverneur », Burrhus indispose Agrippine en la ravalant au rang du
« public » qui ignore les dédales du palais (I, 2, v. 135) ; enfin (serait-il
contaminé par la proximité de Néron ?), son « stoïcisme » prétendu se
réduit souvent à des pitreries histrioniques : il se gardera bien de faire
suivre dřeffet ses serments emphatiques de se suicider (IV, 3, v. 13731376) : il se contente de donner la réplique en feignant de croire à une
possible rédemption de son pupille. Sa fatuité et son autosatisfaction
lřaveuglent longtemps, au moins jusquřau IIIe acte, sur lřampleur des
changements de Néron, en qui il tient à voir le modèle du roi
philosophe garant de la paix publique. Enfin, lorsquřil sřemploie à
empêcher Néron de tomber dans le gouffre du crime, il met en avant
une curieuse image de la vertu, qui se réduit au seul souci de la
réputation :
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout, en ce moment, on me bénit, on mřaime ;
On ne voit point le peuple à mon nom sřalarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne mřentend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
Un vrai stoïcien prônerait la vertu pour elle-même, et non en vue de
quelque récompense dřamour-propre (« on mřaime ») ; Racine suggère
que miser sur la renommée, si chère à Corneille, cřest miser sur un
égoïsme dont on sřimagine, à tort, quřil est en mesure de sřautoréguler.
Au fond, cřest le rêve de modeler un empereur selon ses désirs qui a
toujours conduit le tribun : chez lui, la vertu nřest à tout prendre que le
beau masque de lřorgueil et un instrument pour asservir Néron, fût-ce
dans une bonne intention. Burrhus-Pygmalion sera dřautant plus
cruellement déçu dans ses espérances lorsquřil comprendra que « son
ouvrage » (I, 2, v. 223), Néron-Galathée, nřa brisé les chaînes qui
lřattachaient à Agrippine que pour se livrer au désordre de son instinct
« féroce » et incontrôlable.
c) Le tombeau de lřhéroïsme
La quête du pouvoir possédait le plus souvent, chez Corneille, une
certaine grandeur (Auguste ou Nicomède sont habités de grands
desseins politiques) fût-elle odieuse, comme elle lřest chez Cléopâtre de
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Jean Racine, B
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Syrie. Mais la libido dominandi janséniste, telle que la dépeint lřélève des
Petites-Écoles, nřa rien de noble, ce nřest quřune manifestation de
lřégoïsme humain, dérisoire et vaine. Agrippine nřa pas la stature
dřHorace : sans doute était-elle, comme il lřétait, pleine dřarrogance et
de fierté, mais ses prétentions ne tendent plus à la gloire et à lřhonneur
Ŕ cřest le simple plaisir de gouverner qui la hante : « Rome encore une
fois va connaître Agrippine » (V, 3, v. 1604). La volonté de puissance
n’est plus ici le moteur d’aucun héroïsme. À travers cette peinture au
vitriol des méandres de lřâme humaine, cřest en effet toute la morale
aristocratique prônée par Corneille qui sřeffondre : la grandeur dřâme,
la magnanimité, la « générosité » nřexistent plus ; dans ce monde où les
bienfaits ne restent jamais impunis, seule subsiste « lřingratitude » (I, 1,
v. 21-22), ou plutôt même la seule avidité entendue comme poursuite
égoïste par chacun de ses désirs propres.
Il arrive que ce fond mauvais de lřâme perde toute pudeur et
sřaffiche comme tel, dans la bouche de Narcisse seul sur scène (« Et
pour nous rendre heureux, perdons les misérables »), dans celle
dřAgrippine face à Burrhus (« Je confesserai tout, exils, assassinats, /
Poison même » (III, 1, v. 853-854), ou encore dans celle de Néron en
présence de ses confidents (« Jřembrasse mon rival, mais cřest pour
lřétouffer » (IV, 3, v. 1314). Mais le plus souvent, la corruption du cœur
préfère se draper du masque de la vertu. Néron, ainsi, maquille ses
crimes des beaux noms issus de la morale courtoise et féodale : cřest,
dit-il, à sa « gloire » quřimporte la mort de son frère (IV, 3, v. 1324),
quřil envisage encore comme une « vengeance » (IV, 4, v. 1431) et dont
il craint quřelle passe pour un « parricide » ; il propose de même à Junie
« lřhonneur » de devenir son épouse, et de prendre ainsi la place
occupée par la sœur de Britannicus (II, 3, v. 625) Ŕ la morale
aristocratique qui régnait chez Corneille se résout en vains mots.
Lřhéroïsme éclate sous les coups de lřamour-propre et dřun instinct
devenu tout-puissant. Seul subsiste le vocabulaire cornélien, mais
subverti, vidé de sa substance et mis au service du mal : il nřest plus
quřune coquille vide.
Il en va de même des discours politiques derrière lesquels sřabrite
Néron pour exécuter ses plans : dans toutes ses décisions, cřest son
intérêt personnel ou la satisfaction immédiate de ses plaisirs qui seuls le
guide ; les justifications politiques quřils ne cessent de formuler pour
justifier son action (« Cet ordre importe au salut de lřempire », II, 1,
v. 371) ne sont que le déguisement respectable de sa concupiscence. Le
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La Rome tragique
devoir, chez Racine, nřest plus quřune façade, un instrument ou une
gêne, ce nřest en aucun cas une finalité propre capable de déterminer
un comportement inspirés par des principes éthiques.
Lřuniversalité tentaculaire de lřamour-propre, perceptible jusque
dans les personnages quřon aurait crus les plus purs, a pour conséquence de miner tout héroïsme, non seulement du côté des pervers,
mais aussi de celui des innocents. Néron, en effet, nřa pas le monopole
dans lřusage des discours maquillés : Junie elle aussi, pervertie par le
climat de la cour dès quřelle y est entrée, et pour ainsi dire « néronisée »
face à lřempereur, se trouve amené à user de faux-fuyants et à farder la
vérité de ses sentiments : questionnée par Néron sur son amour
(« aimer et être aimé », II, 3, v. 551), elle ne répond que sur le deuxième
point, et en biaisant : elle allègue successivement, pour expliquer quřelle
ait accepté de recevoir favorablement les « vœux » de Britannicus,
lřorgueil de son rang qui justifie cette alliance (II, 3, v. 556), le respect
du prince envers la mémoire de Claude (II, 3, v. 558) et même sa
soumission envers Agrippine et lřempereur (v. 560). Pressée par Néron
qui lui propose un époux digne dřelle, elle fait valoir une nouvelle fois
la noblesse de sa naissance et prétexte un orgueil de classe qui serait du
meilleur effet dans une pièce de Corneille conçue comme une apologie
de la morale aristocratique : pour un féodal, en effet, cřest une grande
vertu que de vouloir être digne de sa naissance. Mais dans le cas
présent, lřhonneur familial nřest quřune grimace, puisque la vraie raison
qui motive le refus quřelle oppose à Néron, cřest lřamour quřelle
éprouve pour Britannicus. Néron toutefois finit, à force dřartifice, par la
démasquer et la mettre en face de ses contradictions : si vraiment ce
sont les devoirs que lui imposent son sang quřelle cherche à défendre,
elle pourrait légitimement accepter de prendre pour mari lřempereur de
Rome : « Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire » (II, 3, v. 623),
lřexhorte Néron en feignant lui aussi de mettre son discours sur le
terrain de la gloire et de lřhonneur ; or Junie se trahit en répondant
quřelle préfère lřobscurité à cette gloire quřune authentique héroïne
cornélienne rechercherait par-dessus tout. Néron nřa aucun mal à
démonter les sophismes de la jeune femme ; celle-ci finit par avouer
ingénument quřelle nřest pas très habile dans lřart de feindre (v. 642),
et, incapable de ruser plus longtemps, sommée par Néron de jeter le
masque de la vertu (v. 635), elle nřa dřautre ressource que de se
précipiter dans le piège qui lui est tendu : elle avoue ce que, par la
prudence la plus élémentaire, elle aurait dû taire : « Jřaime Britannicus »
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Jean Racine, B
(v. 643). La sincérité elle-même cesse ici dřêtre une qualité : en disant la
vérité, elle trahit le prince, qui paiera de sa vie cette confidence Ŕ la
cour ne pardonne pas à ceux qui sont trop mauvais acteurs pour mentir
avec élégance, chaleur et surtout conviction.
Racine trouve ainsi sa place aux côtés de ces « moralistes » de la
seconde moitié du XVIIe siècle qui se sont fait une spécialité de la
dénonciation des travestissements de lřamour-propre. Ce pessimisme a
trouvé en particulier son expression la plus saisissante dans les Maximes
composées par La Rochefoucauld : ses formules incisives et brillantes
font voler en éclats toute noblesse et toute grandeur dřâme, et réduisent
les mouvements du cœur en apparence les plus désintéressés à
lřégoïsme foncier de lřêtre humain. Il sřagit pour lui dřôter le masque
des vertus humaines et de montrer quřelles ne sont que des « vices
déguisés ». Comme Pascal, La Bruyère ou La Rochefoucauld, mais à
travers les procédés propres au théâtre, Racine montre toutes les
formes, toutes les nuances et toutes les conséquences de lřamourpropre, toutes les subtilités du sentiment prompt à se couvrir des
oripeaux respectables du Bien et du Devoir. Pour Racine comme pour
ces prosateurs, il nřexiste plus de passions qui soient nobles, libératrices,
sources dřélévation de lřindividu : ni lřhonneur, ni le sens du devoir, ni
lřamour ne sont sauvés, ils explosent sous le coup dřun soupçon qui
ravage et emporte tout ; les plus belles passions ne sont plus tenues
que comme des masques qui cachent la laideur de l’âme.
d) La révolte de la conscience
Le désir sans limite et pervers ne serait pas vraiment tragique sans
la présence simultanée, dans le cœur du passionné, de la mauvaise
conscience qui trouble la passion. Néron, de ce point de vue, se situe,
dans lřévolution du tragique racinien, entre Andromaque et Phèdre : dans
Andromaque, Hermione, Pyrrhus ou Oreste ne sřembarrassaient pas de
scrupules et se livraient en aveugles aux transports qui les entraînaient.
Phèdre, en revanche, est habitée à la fois par un amour incestueux et
des scrupules moraux qui la rongent de lřintérieur et la font languir.
Dans Britannicus, la conscience coupable de Néron est bien présente,
mais elle nřest pas encore intériorisée : c’est Agrippine qui l’incarne.
Ce nřest pas le moindre paradoxe de la pièce que cette mère dénaturée,
monstre de luxure et dřambition, joue pour son fils le rôle dřun œil de
Caïn qui le paralyse et le pousse tout ensemble à la révolte. En termes
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La Rome tragique
freudiens, Agrippine représente le « Surmoi », cřest-à-dire lřautorité
psychique qui surplombe et censure les désirs. Quand son pouvoir est
réduit à néant, quand elle a perdu tout espoir de voir satisfaire sa libido
dominandi sans limite, Agrippine cesse dřincarner la concupiscence pour
devenir justicière (« je connais lřassassin », v. 1650) puis finalement
prophétesse inspirée et représentante de la réprobation transcendante :
Mais je veux que ma mort te soit même inutile.
Ne crois pas quřen mourant je te laisse tranquille.
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
Partout, à tout moment, mřoffriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies;
Tu croiras les calmer par dřautres barbaries
Ta fureur, sřirritant soi-même dans son cours,
Dřun sang toujours nouveau marquera tous tes jours. (V, 6, v. 16791686)
La mort même dřAgrippine, loin de libérer lřempereur criminel de ses
remords, ne fera que la transformer en une Érynie vengeresse, déesse
du remords intériorisée dans lřâme même de Néron. Son destin
croisera alors celui dřOreste, exemple paradigmatique du héros tragique
matricide, et que Racine venait de mettre en scène dans Andromaque.
2. LES VISAGES DE L’AMOUR : « LES DEUX ÉROS »
Cřest de cette conception sombre de la nature humaine que vient
la peinture désastreuse que le dramaturge nous donne de lřamour :
dans la passion irrésistible qui nous porte vers lřobjet de notre désir, ce
nřest que notre propre bonheur égoïste que nous poursuivons.
Certes, il convient dřabord ici de nuancer. Comme le montre
Roland Barthes dans son Sur Racine, il existe bien, chez le dramaturge,
une forme dřamour idéal, capable dřapporter le bonheur aux amants :
cřest lřamour-tendresse, ou « Éros sororal ». Il naît dřune communauté
lointaine dřexistence : élevés ensemble, les deux protagonistes ont
découvert lřamour lřun avec lřautre, et ils nřont guère de passé en
dehors de leur histoire commune. Le temps, dont le travail est conçu de
façon positive comme une maturation, est un allié de cet amour
sororal ; il le fait sřaccroître, se développer, advenir peu à peu. Fondé
sur la connaissance et la reconnaissance des vertus (III, 8, v. 10571058), il est sinon rationnel, du moins raisonnable. Cette forme de
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Jean Racine, B
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sentiment amoureux ne peut être troublée que par lřextérieur, car
lřentente entre les amants est parfaite : il faudra toute la violence de
Néron pour menacer cette harmonie et les faire douter lřun de lřautre,
encore cette tromperie ne pourra-t-elle survivre à leur seconde entrevue.
Enfin, dernier trait de lřÉros sororal, cřest un amour légal qui a en vue
un mariage légitime (II, 3, v. 643-644). Il rejoint aussi ce que les
spécialistes actuels préfèrent appeler « amour galant », la galanterie,
étudiée en particulier par Delphine Denis dans Le Parnasse galant, étant
une catégorie littéraire connue des écrivains du grand siècle : elle se
caractérise par une langue ornée de métaphores pétrarquistes et
précieuses où abondent les yeux mourants (v. 698, 708), les filets et les
flèches qui percent le cœur ; la galanterie est aussi héritière de la
courtoisie médiévale, qui faisait de lřamour le moteur dřactions
héroïques chez lřamant, qui espérait par là gagner le cœur de sa
maîtresse : Britannicus regrette ainsi de nřavoir pu défendre celle quřil
aime les armes à la main, la nuit de son enlèvement (II, 6, v. 701-702).
Mais chez Racine, cet amour-tendresse conçu comme lřexpression
du bonheur partagé, quřon lřappelle « sororal » ou « galant », est
toujours menacé et rarement donné à voir. Britannicus sřouvre ainsi sur
la séparation des deux amants qui ne seront plus jamais à même de
sřaimer librement. En fait, lřÉros sororal est toujours condamné :
relégué dans un passé révolu ou espéré dans un futur qui nřadviendra
jamais, il nřest quřune utopie lointaine dont la vraie fonction est de
servir de contrepoint à la peinture de la véritable passion tragique,
l’Éros événement : tel est lřamour néronien, prédateur, immédiat,
violent et mortifère, mêlant convoitise et torture. Irrésistible, incapable
dřécouter la voix de la raison (« Adieu, je souffre trop, éloigné de Junie »
III, 1, v. 799), cřest une lame qui submerge tout, un torrent qui
emporte sur son passage toute velléité de résistance. Ce sentiment
prend toujours naissance de façon visuelle (« Cette nuit je lřai vue
arriver dans ces lieux », II, 2, v. 386), et le plus souvent dans des
circonstances exceptionnelles (id.), et il arrive aussitôt à maturité
(« depuis un moment, mais pour toute ma vie », v. 383) ; construit hors
de la durée, sans passé ni avenir, il fait perdre la mémoire (« Si vous
daignez, Seigneur, rappeler la mémoire », III, 1, v. 784). Fondé sur une
pulsion, cřest un amour de convoitise qui ramène à lřanimalité et à la
violence, insoucieux de la raison et du mérite. Cřest aussi une folie
furieuse déchaînée, qui réclame un assouvissement brutal et ne souffre
pas quřon lui résiste. Burrhus, naïvement stoïcien, croit que le
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La Rome tragique
sentiment amoureux est du ressort de la volonté, et le déclare en des
vers que ne désavouerait pas Corneille : « On nřaime point, Seigneur, si
lřon ne veut aimer » (III, 1, v. 790). « Quelque résistance » suffirait,
selon lui, à tuer dans lřœuf cet amour naissant qui ne peut, en quelques
heures, sřêtre déjà rendu maître du cœur de Néron. Mais cřest quřau
fond, Burrhus ne connaît pas le fonctionnement de la psychè humaine ;
cřest être fort présomptueux que de penser que la bonne volonté suffit à
se défaire de cette passion amoureuse conçue comme un coup de
foudre capable de ravager lřâme du premier coup :
Je vous entends, Burrhus : le mal est sans remède.
Mon cœur sřen est plus dit que vous ne mřen direz.
Il faut que jřaime enfin. (III, 1, v. 777-779)
Toute raison, toute intelligence, toute sagesse est contrainte
d’abdiquer devant la passion. Chez Corneille, les héros parvenaient à
exercer sur leurs désirs un contrôle : « Je suis maître de moi comme de
lřunivers », disait Auguste dans Cinna, et même la mise à mort de
Camille est, chez Horace, le fruit dřun calcul, de sa « raison ». Racine ne
partage pas ce point de vue : pour lui, les pulsions sont par nature si
fortes que leur maîtrise est impossible ; lřon ne peut que glisser et suivre
leur « pente » (v. 1424). Par ailleurs, lřamour racinien authentique est
foncièrement pervers parce que, en tant que forme de la libido
dominandi, il tend à réduire son objet au rang dřinstrument de son
propre plaisir ; sa visée est une prise de possession, un asservissement ;
impatient de dominer, il goûte les souffrances quřil inflige, et qui sont
comme le signe de sa puissance (II, 4, v. 679-682).
Ainsi, contre lřamour-tendresse teinté de romanesque qui régnait
dans les tragédies de son temps et quřil a encore lui-même mis en scène
dans La Thébaïde et dans Alexandre, Racine réfute ici, à travers la
peinture de la passion néronienne, l’idée même de courtoisie : aux
antipodes de la tradition courtoise qui fonde le sentiment amoureux
sur le dévouement à la dame, lřamour apparaît ici meurtrier, dégradant
et destructeur de toute qualité morale, propre à faire glisser le jeune
empereur de la justice à lřiniquité la plus noire. Paul Bénichou (Morales
du Grand Siècle, p. 184) a bien vu que le code de la chevalerie courtoise
était parodié dans Britannicus : Néron perçoit bien les qualités de la
chaste Junie, mais la prise de conscience de cette vertu innocente, loin
de pousser le fils dřAgrippine à se dévouer humblement pour la jeune
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Jean Racine, B
fille, à se surpasser en vue dřexploits héroïques et dřascèse morale, ne
conduit quřà aiguiser ses désirs impurs : « Et cřest cette vertu si nouvelle
à la cour / Dont la persévérance irrite mon amour » (II, 2, v. 417-418)
Cřest non pas à travers la représentation de
lřamour galant, mais bien à travers celle de cette
passion cruelle et terrifiante que Racine fait
accéder lřamour à la dignité tragique que lui
refusait Corneille.
3. LA TRAGÉDIE DU POUVOIR
Lorsquřil décide de battre Corneille avec ses propres armes,
Racine fait le choix dřune tragédie politique. Comme on lřa vu, le
dramaturge rouennais utilisait le théâtre comme un lieu de réflexion
sur le pouvoir. Celui-ci fait également lřobjet dřune méditation
approfondie de la part de Racine, mais il ne sřagit pas pour lřauteur de
Britannicus dřutiliser la scène afin de confronter différentes théories du
pouvoir dont il sřagirait de vérifier la légitimité : la dimension
simplement humaine du drame l’emporte sur sa dimension politique,
ou, pour reprendre les mots de la préface, les affaires du dedans
lřemportent ici sur celles du dehors.
a) Une querelle de succession
Lřenjeu de la pièce concerne dřabord une querelle de succession
particulièrement épineuse ; Néron, en effet, peut apparaître, du point
de vue romain, comme lřhéritier de plein de droit de Claude, qui lřavait
adopté, ainsi que le rappelle Burrhus (III, 3, v. 860-866). Mais les
spectateurs de la pièce, au temps de Racine, ne connaissaient que le
droit du sang ; dans la France du grand siècle, en effet, la « loi salique »
imposait que le sceptre passe entre les mains du fils aîné du roi : cřest la
règle dite de primogéniture masculine ; selon cette perspective
juridique, seul Britannicus peut être tenu pour le successeur légitime,
Néron ne pouvant être quřun usurpateur. La tragédie se garde bien de
résoudre la querelle dynastique sur laquelle elle repose pourtant : le fils
dřAgrippine peut ainsi successivement, voire simultanément, apparaître
comme un souverain légitime ou un tyran, Britannicus comme un
prétendant bafoué ou comme un factieux. Tous deux ont de bonnes
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La Rome tragique
raisons de régner, surtout au début de la pièce, où lřon voit dřune part
que Néron a justifié son titre par « trois ans de vertu » (II, 2, v. 462) qui
prouvent quřil nřest pas un injuste despote, et dřautre part quřil détient
lřappui des corps constitués, le Sénat et les comices (I, 2, v. 204-210).
Mais il ne faut pas se leurrer sur le sens et la portée de cette
dimension politico-juridique : alors que chez Corneille lřenjeu
successoral aurait constitué le vrai cœur de la pièce, Racine, de son
côté, ne sřen sert que comme dřun prétexte destiné à révéler les détours
obscurs du cœur de Néron et des autres personnages. Racine écrit
davantage en moraliste qu’en théoricien politique : ce sont les
réactions des hommes face au pouvoir qui lřintéressent, non la
meilleure façon de gouverner un royaume. Le pouvoir, dans Britannicus,
apparaît comme lřobjet de la convoitise de tous, excepté Junie ; chacun
lřenvisage comme une valeur absolue, indépendamment de lřusage
quřon peut en faire : Agrippine nřévoque que le pur plaisir de régner
(V, 3, v. 1597-1598, v. 1605). On comprend que Barthes ait été tenté,
dans son livre Sur Racine, dřaffecter le mot « Pouvoir » dřune majuscule :
il auréole de son éclat celui qui le possède, il le magnifie au point
dřéblouir quiconque porte sur lui les yeux (II, 2, v. 449-458). Mais il est
aussi une tentation mortelle : il se perd aussi et se gagne contre toute
attente (pour Agrippine et Néron), se reconquiert et se perd à nouveau
(pour Narcisse).
b) Affaires privées, affaires publiques
« Il ne s’agit pas ici des affaires de dehors » : saisi « dans son
particulier et dans sa famille », nous voyons à nu les motivations qui
guident la politique de Néron. Racine indique-t-il par là au lecteur,
comme on le lit souvent dans la critique, que le champ politique est
secondaire chez lui et que la peinture des passions passe au premier
plan ? Les choses sont plus complexes. Le drame repose en fait sur le
parasitage du public et du privé, qui ne cessent de sřinterpénétrer.
Junie et Britannicus, par exemple, refusent de jouer le jeu du public et
ne reconnaissent que les vertus privées (II, 3, v. 611-618 ; v. 641-642 ;
V, 1, v. 1521). Junie, contrairement aux héroïnes cornéliennes qui
nřoublient jamais ce quřelles doivent à leur rang, est une femme qui
refuse dřadmettre quřelle est une princesse et que, selon lřadage fameux,
Noblesse oblige. Si la franchise, lřhonnêteté et la modestie sont des
qualités recommandables pour un simple particulier, elles sont des
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Jean Racine, B
erreurs, voir des fautes pour un politique ; or les deux amoureux, quřils
le veuillent ou non, sont, par leur naissance, prince et princesse donc
voués à la sphère publique dans laquelle ils ne savent pourtant pas se
mouvoir. Lřun comme lřautre, soucieux seulement de droiture et de
sincérité, accumulent les maladresses : ainsi, Junie, en réagissant face à
Néron en captive plaintive plutôt quřen princesse hautaine, ne fait
quřirriter son ravisseur. Les deux jeunes gens, parce quřils sont
incapables de tenir leur rang Ŕ de respecter, pour parler comme les
doctes, la « bienséance de leur condition », sont broyés par cette cour
quřils condamnent, mais qui est pourtant leur vraie demeure (I, 2,
v. 238 ; III, 8, v. 1033-1034). Pour une descendante dřempereur,
vouloir vivre en recluse loin des regards de la cour, puis chez les
Vestales (III, 8, v. 1073-1076), est sinon une faute morale, du moins
une « erreur » Ŕ cřest la définition même de la faute tragique, lřhamartia.
c) Les conseillers du prince : la politique entre le
vice et la vertu
Néron, dans son palais, décide de tout, mais il ne décide pas seul.
Les deux conceptions du pouvoir entre lesquelles il pense pouvoir
choisir sont incarnées par ses deux conseillers.
Burrhus, tout dřabord, son « gouverneur » (IV, 2, v. 1160-1166),
cřest-à-dire celui qui a été commis pour veiller sur son éducation (avec
Sénèque, absent de la pièce), est le représentant de ce stoïcisme auquel
Corneille souscrivait, comme on a eu lřoccasion de le mentionner dans
lřenvoi précédent du cours : selon lui, lřempereur doit se conformer à la
loi morale et respecter la vertu (IV, 3, v. 1340). Sur le plan public,
Burrhus voit le principat comme le rêvait Auguste : dans ce système
idéal et quřil croit voir réaliser sous le règne de son élève, lřempereur
(« princeps ») nřest que le garant de la liberté publique et le régulateur
des institutions républicaines dont le jeu continue normalement
comme autrefois, et (I, 2, v. 202). Burrhus sait, bien sûr, quřil dépend
du bon vouloir du prince que lřéquilibre soit maintenu : lřempereur
peut à tout moment déposséder les magistrats de leur autorité et
confisquer entre ses mains lřintégralité de lřimperium (III, 1, v. 803).
Pour le dire en termes contemporains, l’autorité de l’empereur ne
trouve pas de vrai contre-pouvoir, malgré lřapparence républicaine du
régime. Lřharmonie est donc fragile et le régime menace à chaque
instant de se changer en tyrannie (V, 7, v. 1712) ; Burrhus ne peut
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La Rome tragique
compter que sur la bonne éducation quřil a donnée à Néron pour
sauver lřempire dřune semblable catastrophe. La récompense du bon
prince, sřil respecte les principes de Burrhus, paraît pourtant bien légère
elle aussi : elle ne réside que dans lřamour du peuple pour son
souverain ; cette bonne renommée quřil acquerra lui accordera la
tranquillité sereine dřun règne paisible (IV, 3, v. 1337-1338). Sřil cède à
sa mauvaise « pente » (IV, 4, v. 1424), si, cherchant une fallacieuse
liberté, il se rend esclave de ses passions et de ses vices, sřil règne par la
crainte et maintient les citoyens de Rome dans une servitude
infamante, il se prépare des jours difficiles : sans cesse menacé par des
complots, il craindra pour son trône aussi bien que pour sa vie.
Narcisse ne partage pas ce point de vue : la vraie libération de
Néron consiste pour lui dans lřassouvissement de chacun de ses
caprices : il doit écouter la seule voix de ses désirs, afin « dřassurer ses
plaisirs » (II, 2, v. 482). Peu importe, aux yeux de Narcisse, le sentiment
dřune foule stupide dont lřempereur ne tire pas sa légitimité, envers
laquelle il nřa pas de comptes à rendre et qui, de toute façon, habituée à
obéir, baise la main qui la châtie (IV, 4, v. 1440-1448). Narcisse choisit
habilement, dans les règnes de ses prédécesseurs, les mauvais exemples
susceptibles de délivrer Néron de sa mauvaise conscience importune (II,
2, 474-480).
Lřopposition, si bien tranchée quřelle paraisse, ne laisse pas
toutefois dřêtre plus artificielle quřil ne semble tout dřabord. En
premier lieu, elle présuppose que Néron dispose dřune forme de liberté
de choix, ce qui nřest pas le cas, puisquřil est entraîné par son atavisme
vers le mal. Par ailleurs, ces deux thèses sont-elles à prendre au sérieux ?
Pour que les systèmes de Burrhus et de Narcisse méritent seulement
quřon les considère, il faudrait du moins que leurs porte-parole y
adhèrent sincèrement ; or, Burrhus comme Narcisse ne sont en fait
mus que par leur intérêt, et on ne saurait conclure en aucune
manière à leur « sincérité » ; on lřa vu pour le premier, qui se flatte
surtout de modeler un empereur à son image, mais cřest encore plus
vrai pour le second : les mauvais conseils quřil souffle au fils
dřAgrippine se contentent de flatter ses mauvais côtés ; il tient les
discours que son maître souhaite entendre, de façon à acquérir ses
faveurs et à le gouverner selon ses propres volontés : digne descendant
du Narcisse mythologique, il joue le rôle d’un miroir embellissant
dans lequel Néron pourrait contempler son reflet avantageux, cette
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Jean Racine, B
image idéalisée quřil souhaite recevoir de lui-même et qui satisferait son
amour-propre (on pourrait prendre comme exemple chaque réplique de
Narcisse, mais voir par exemple II, 2, v. 450-458).
Ainsi, Burrhus, drapé du costume de philosophe vertueux, et
Narcisse, la « peste de cour », déploient des stratégies qui ne sont
différentes quřen apparence : ils aspirent tous deux à contrôler Néron et
à le gouverner. Dans le cas de ces deux conseillers, l’idéologie est trop
entachée de psychologisme pour qu’on puisse rien déduire des
positions politiques de Racine, quřil ne cherche pas à expliciter ici. Les
discours politiques ne sont pas lřexpression de grands desseins sur le
meilleur système de gouvernement : ils ne sont motivés que par le souci
égoïste de lřintérêt personnel de ceux qui les tiennent et qui tentent, en
sřabritant derrière des théories contradictoires, de sřaccaparer au moins
quelques miettes de « Pouvoir », cette forme la plus pure de la libido
dominandi. Les différentes conceptions de la politique qui se font jour
dans cette pièce, loin dřépuiser leur finalité dans une visée didactique,
servent surtout à révéler la complexité psychologique des personnages.
Enfin, ni lřun ni lřautre nřéchouent ni ne réussissent vraiment.
Lřéchec de Burrhus est patent, la tactique de Britannicus et Junie qui
misaient sur la confiance tourne au désastre, mais la mort lamentable
de Narcisse, défenseur de la politique du seul intérêt, nřen signe pas
moins également son fiasco. Pour pousser plus loin lřanalyse, il convient
de détourner le regard des seuls personnages secondaires envisagés
jusquřà présent, pour le porter sur Néron lui-même.
d) Par delà le bien et le mal : Néron et Machiavel
Néron est-il amené, comme on le lit souvent, à choisir entre
Burrhus et Narcisse ? Il semble, à lire la pièce, quřil renonce à la vertu
pour se livrer à ses passions et à son mauvais « génie », mais la pièce
nřoffre pourtant pas un affrontement manichéen entre le bien et le mal.
Néron, comme beaucoup de personnages tragiques, dépasse le cadre
habituel des règles éthiques. Il ne modèle pas son comportement sur
une certaine idée du vice et de la vertu, mais affirme à plusieurs reprises
fonder ses décisions sur leur efficacité (v. 371, 1239, 1324). En
privilégiant l’efficacité politique sur la morale, il paraît ainsi se
conformer à la doctrine de Nicolas Machiavel (1469-1527). Ce
penseur politique florentin, qui vécut sous Laurent le Magnifique, se
rendit célèbre par son ouvrage Le Prince (1513), qui découple la
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La Rome tragique
politique de lřéthique : un souverain, explique-t-il, ne doit avoir en vue
que lřintérêt supérieur de lřÉtat quřil gouverne, quels que soient les
moyens quřil faille employer pour assurer son pouvoir. Trahison,
mensonge, perfidie sont des armes politiques auxquelles le prince peut
recourir si elles sont utiles au maintien de lřordre dans la cité : la
question de lřacquisition du pouvoir et, une fois quřil est sur le trône,
de son maintien à son poste, sont les seules qui doivent lui importer ; il
doit se garder surtout de tout respect scrupuleux de tel ou tel principe
religieux ou moral. Contrairement à ce quřont pensé ses
contemporains, Machiavel nřest ni cynique, ni immoral : il ne préconise
pas le mal par goût de la perversion et de la provocation ; il est
seulement amoral, cřest-à-dire quřil nřa pas à se soucier de lřhonnêteté
ou de la justice de ses décrets.
De semblables thèses ont suscité lřeffroi dans toute lřEurope bienpensante des XVIe et XVIIe siècles : pour des chrétiens, en effet, cette
conception de lřHistoire est non seulement scandaleuse, le champ de la
morale et celui de la politique devenant contradictoires lřun avec
lřautre, mais aussi proprement sacrilège, dans la mesure où ils estiment
quřil nřappartient pas aux hommes dřacquérir le pouvoir, car cřest Dieu
qui le donne, en vertu des paroles mêmes de saint Paul (« Tout pouvoir
vient de Dieu », Épître aux Romains, XIII, 1) ; lřHistoire, dans une
perspective chrétienne, nřest que lřaccomplissement dřune Providence
déjà fixée, et les événements historiques déroulent dans le temps la
volonté éternelle de Dieu. Or, pour Machiavel au contraire,
- lřHistoire nřest pas aux mains dřune force bienveillante (ni
malveillante), mais elle est faite par les hommes, elle est le
produit des rapports de force et des libres décisions des
acteurs : il convient seulement dřêtre pragmatique et de profiter
des opportunités au bon moment pour se rendre maître du jeu.
- Personne nřest désigné à gouverner par la « nature » : il nřy a
pas de prince « naturel », qui aurait le droit de régner en
fonction de sa naissance ; personne ne gouverne non plus par
« chance », ou en raison de ses « vertus ». Pour lui, acquérir et
conserver le pouvoir, cřest seulement une affaire dřhabileté, une
question de tactique.
Or, à lire Britannicus, Néron apparaît bien comme un apprenti
« machiavélien ». Son comportement semble tout entier pouvoir se
ramener à une application, plus ou moins stricte, de la doctrine du
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Jean Racine, B
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Prince. Machiavel, par exemple, se préoccupe longuement des façons de
conserver le pouvoir, particulièrement dans le cas où le monarque nřest
pas lřhéritier naturel (cřest-à-dire par le sang) du souverain précédent. Il
existe deux façons dřy parvenir : en régnant par lřamour, ou en régnant
par la crainte. On constate dans la pièce que Néron a dřabord
expérimenté la première méthode : il affectait une vertu qui ne lui était
pas naturelle et ne suivait que par contrainte (I, 1, v. 11 ; III, 8,
v. 1053). Cette stratégie nřa pas bien fonctionné : profitant de sa
douceur feinte, Agrippine intrigue, Pallas cabale, et bien des partisans
de Claude ne le soutiennent quřà contrecœur. La politique de la vertu
telle que la prône Burrhus, considérée sous lřangle strict de lřefficacité,
maintient à Rome des ferments de révolte liés au déficit de légitimité de
lřempereur : à tout moment, un complot pourra se dresser contre lui
pour faire valoir les droits de Britannicus, le fils légitime de lřempereur
précédent, alors quřil nřen est pour sa part que le fils adoptif (IV, 3,
v. 1332-1336). Par ailleurs, pour régner par lřamour, explique
Machiavel, il faut que le prince possède réellement la vertu à un degré
exceptionnel, ce qui est loin dřêtre le cas pour Néron. Aussi, lorsque le
rideau se lève, lřempereur vient-il, pour mater dans lřœuf toute velléité
de rébellion susceptible de lui coûter son trône, de choisir lřautre voie :
il va régner par la crainte, comme lřexplique dřemblée Agrippine (« las
de se faire aimer, il veut se faire craindre », I, 1, v. 12), et comme il
lřexplique lui-même : « il suffit quřon me craigne » (III, 8, v. 1056).
Machiavel lui donnerait raison : « il est plus sûr dřêtre craint que dřêtre
aimé » pour gouverner tranquillement, estime-t-il en effet au chapitre 17
du Prince.
De même, Machiavel explique que le prince ne doit pas avoir un
respect trop religieux de la parole donnée (chap. 18), surtout dans un
monde où chacun est prêt à tout moment à rompre la sienne: le prince
ne doit pas être meilleur que ses sujets
Il est sans doute très louable aux princes dřêtre fidèles à leurs
engagements; mais parmi ceux de notre temps quřon a vu faire de
grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité,
et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient
en leur loyauté... Pour ne citer quřun seul exemple pris dans
lřhistoire de notre temps : le pape Alexandre VI se fit toute sa vie
un jeu de tromper, et malgré son infidélité bien reconnue, il
réussit dans tous ses artifices. Protestations, serments, rien ne lui
coûtait.
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252
La Rome tragique
On comprend, au vu de telles analyses, que Néron, pour garder le trône
en sécurité, nřait pas reculé devant lřempoisonnement de son frère juste
après lui avoir promis la réconciliation : Agrippine, aveuglée par sa
volonté de puissance, a cru en la loyauté de son fils, valeur cornélienne
entre toutes, au moment où il avait déjà trahi sa promesse (V, 3,
v. 1587-1588).
Dans ces conditions, pourquoi Néron finira-t-il par perdre le
trône ? Non parce que le vice est toujours châtié, mais, bien au
contraire, parce quřil ne suit pas avec assez de rigueur les préceptes du
maître florentin. Toutes les décisions quřil a prises avant de tomber
amoureux de Junie sont conformes au principe du bon gouvernement
selon Machiavel, y compris lřenlèvement de Junie, qui empêche une
union avec Britannicus qui renforcerait trop le clan des partisans de
Claude. Tout change dès quřil devient amoureux : il perd sa capacité à
calculer, indispensable à un prince machiavélien. Aveuglé par sa
passion inattendue, il se laisse guider par ses vices ; il oublie aussi que,
si le prince doit se faire craindre, il doit aussi garder de se faire haïr et
mépriser, comme lřavait expliqué Machiavel (chap. 19 ; cf. IV, 3,
v. 1333-1334) ; il ne se souvient plus non plus que le monarque doit
recevoir lřestime de ses sujets (chap. 21 ; cf. v. 1336). Il néglige enfin de
sřentourer de conseillers intègres, comme Machiavel le préconise au
chapitre 23, et préfère écouter Narcisse, qui ne songe quřà flatter ses
désirs pour en tirer des bénéfices. Dřune façon générale, il se laisse
influencer par des ministres qui donnent leur avis sans que celui-ci ait
été sollicité, et réduisent ainsi lřempereur à lřétat de girouette docile : le
dernier à parler est sûr dřemporter son adhésion. Néron nřest quřun
jouet entre les mains de ceux et celles qui veulent utiliser sa faiblesse
pour régner à travers lui, pour faire de lřempereur un fantoche ou un
homme de paille. Ainsi, Néron n’est pas puni pour s’être comporté en
prince machiavélien, mais parce qu’il n’a pas poussé assez loin l’art du
maître florentin. Meilleur disciple de lřauteur du Prince, Néron aurait
pu devenir sinon un bon empereur (la morale est ici hors-sujet), du
moins un maître solidement établi sur Rome et sur lřempire. Aveuglé
par son amour pour Junie, il commet des erreurs quřil ne corrigera pas
dans la suite de son règne, et qui finiront par avoir raison de lui. Dans
Bérénice, Titus, on le verra, se révélera un machiavélien pragmatique
bien meilleur que Néron.
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Jean Racine, B
D. DU SPECTACLE DU POUVOIR AU POUVOIR DU
SPECTACLE
Racine, à la date où il donne Britannicus, « pièce des
connaisseurs », venait de polémiquer vivement avec ses anciens maîtres
de Port-Royal sur la question de la moralité du théâtre. Les jansénistes,
en effet, considéraient que les spectacles étaient une source de
dépravation des mœurs et un divertissement dangereux pour lřesprit :
« un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais
des âmes des fidèles », avait écrit Pierre Nicole, auteur par ailleurs dřun
Traité de la comédie paru en 1667. Racine, qui a rapidement fait cesser la
bataille de pamphlets quřil avait engagée avec Nicole, choisit de porter
le débat à lřintérieur même de ses pièces : Britannicus, en prenant pour
personnage principal un prince corrompu qui se prenait pour un
artiste, lui permettait de transformer sa tragédie en une réflexion
« méta-théâtrale », cřest-à-dire portant sur lřessence même du théâtre et
ses conséquences morales.
1. NÉRON, EMPEREUR ET HISTRION
Les indices de théâtralité, qui nous orientent vers ce type
dřinterprétation, sont nombreux dans le cours de lřaction. Néron, tout
dřabord, et conformément à lřimage quřen ont laissée les historiens de
lřAntiquité, est présenté comme un acteur amateur : Narcisse rappelle
quřil se donne en spectacle à tout lřempire romain en venant déclamer
sur scène et en forçant les Romains à lřapplaudir (IV, 4, v. 1471-1478).
Mais cette évocation de lřhistrionisme de Néron nous invite surtout à
nous demander si lřempereur, comme personnage, nřest pas un acteur
tout au long du drame. Bien des éléments viennent confirmer cette
hypothèse. On sřaperçoit tout dřabord quřil est présenté comme un
hypocrite, cřest-à-dire, au sens étymologique de ce mot venu du grec, un
comédien (hypocritès) : plein dřun « faux respect » pour sa mère (I, 1,
v. 108) à qui il nřa jamais prodigué que de « feintes caresses » (IV, 2,
v. 1272), il trompe le peuple par une apparence de vertu (I, 1, v. 12 ;
IV, 3, v. 1332-1333). Maître absolu de la dissimulation, il parvient à
duper dřabord le naïf Britannicus, incapable de supposer que son frère
puisse commettre une trahison (« Il hait à cœur ouvert ou cesse de
haïr », V, 1, v. 1518) ; plus surprenant, Néron parvient aussi à abuser sa
mère, quřon aurait crue pourtant trop rusée pour tomber dans ses
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La Rome tragique
pièges grossiers et qui était de longue date informée de sa fausseté (V, 4,
v. 1584-1598) ; Néron, comédien hors-pair, met ainsi ses aptitudes
non au service du bien, mais à celui du mal : il est un acteur dévoyé.
Ce nřest donc pas le métier de tragédien qui serait en lui-même pervers,
comme le pensent les jansénistes, mais seulement le mauvais usage
quřon peut faire de cet art.
2. LE MONDE DE LA COUR : UNE COMÉDIE HUMAINE
Paradoxalement, au début de lřacte V, lřinnocente Junie si peu au
fait des usages de la cour est la seule à soupçonner la perfidie de
lřempereur ; mais cřest quřelle a déjà compris que le palais impérial est
un lieu où règne lřapparence :
Je ne connais Néron et la cour que dřun jour ;
Mais, si je lřose dire, hélas ! dans cette cour
Combien tout ce quřon dit est loin de ce quřon pense !
Que la bouche et le cœur sont peu dřintelligence !
Avec combien de joie on y trahit sa foi !
Quel séjour étranger et pour vous et pour moi ! (V, 1, v. 1521-1526)
Le théâtre est ainsi tout dřabord présent dans le lieu même où se
déroule le drame, la cour : les moralistes du XVIIe siècle, comme La
Bruyère (Les Caractères, « De la cour », 99), se plaisent à considérer la
cour comme une scène de spectacle, à la fois vaste comédie humaine,
ballet des vanités et périlleuse pièce tragique. Cřest bien ainsi que
Burrhus présente ce monde dans son récit de la mort du protagoniste :
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
Dřaucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
A souvent sans péril attaqué son enfance. »
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui. (V, 5, v. 1629-1636)
Les réactions des courtisans éprouvés et rompus aux cabales montrent
quřil convient, pour réussir dans cet univers, dřêtre capables de jouer
des rôles de « composition ». La cour est bien un lieu du paraître, un
espace trompeur et mensonger où seuls lřemportent ceux qui
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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Jean Racine, B
pratiquent lřespionnage et la trahison, comme Narcisse qui est lui aussi
un acteur doué : espion de Britannicus pour le compte de Néron
(« Britannicus sřabandonne à ma foi », II, 2, v. 513), il approvisionne
son empereur en poison (« Le poison est tout prêt », IV, 4, v. 1392) et
lřabreuve de conseils pernicieux, jusquřà défendre le meurtre de
Britannicus devant Agrippine. Britannicus, qui ne sait pas feindre et
avoue à Narcisse (I, 4, v. 319-342), Agrippine (I, 3, v. 289-298 ; III, 5,
v. 911-914) et Néron même (III, 8) les moindres de ses sentiments, sera
broyé dans une cour où il convient de vivre masqué pour espérer
pouvoir survivre. Narcisse est, de loin, le personnage le plus à lřaise
dans ce monde vicié : passant avec facilité du côté cour au côté jardin,
cřest-à-dire des appartements de Britannicus à ceux de Néron, habile à
se procurer les informations (II, 2, v. 430-434) aussi bien que les
substances mortelles, il ne peut respirer que dans lřatmosphère délétère
du palais, loin de laquelle il est comme un poisson hors de lřeau Ŕ
lorsquřil quittera la demeure impériale pour tenter de rejoindre Junie et
de la faire revenir, il périra aussitôt (V, 8, v. 1752).
3. L’ÉCOLE DU SPECTATEUR
Dans la pièce, le thème central de la dissimulation est symbolisé
par le motif du voile : cřest derrière un voile quřAgrippine se
dissimulait pour donner ses ordres au Sénat (« derrière un voile,
invisible et présente, / Jřétais de ce grand corps lřâme toute-puissante »,
I, 1, v. 95-96), et cřest, de même, « caché » dans un recoin du palais que
Néron surveille lřentrevue entre Junie et Britannicus, à lřinsu de ce
dernier. Ce voile nřest pas sans rapport avec le rideau du théâtre. Dans
ce vaste décor semé de trappes et de cachettes quřest le palais, Néron est
non seulement acteur mais aussi metteur en scène de spectacles dont il
est le spectateur unique ou privilégié : lřentrevue de Junie avec
Britannicus (II, 6) ou la mort même de Britannicus (V, 5, 1637-1640)
sont autant de pièces quřil fait jouer pour nourrir son voyeurisme
sadique et morbide. Cřest que Néron est aussi un spectateur dévoyé,
qui confond la vérité et la fiction et ne peut goûter que cette espèce de
« théâtre-réalité », si vous me permettez cet anachronisme.
Lřauthentique spectateur de théâtre, suggère Racine à ses maîtres
jansénistes auxquels il répond sans doute ici, nřest en rien condamnable
quand il verse des pleurs sur les personnages victimes des tyrans, et il
peut même jouir légitimement des atrocités qui sont représentées
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
devant lui, tout simplement parce quřelles sont feintes, et par là
moralement innocentes. Racine, contrairement à ce que pensait Nicole,
nřestime pas que la représentation de fictions puisse exciter les
mauvaises passions : cřest bien plutôt la mise en scène de souffrances
réelles qui nourrit le voyeurisme morbide et le sadisme dont Néron se
rend coupable. En fait, pour lřauteur de Britannicus, non seulement la
tragédie nřest pas immorale, mais elle peut même être utile aux bonnes
mœurs, puisque, Racine le sait bien, toute tragédie vise à la catharsis des
mauvaises passions du public. Encore celle-ci, dans cette pièce, est-elle
hautement problématique.
E. LE DÉNOUEMENT : UNE CATHARSIS INTROUVABLE ?
La finalité de la tragédie, selon Aristote relu par les théoriciens du
Grand Siècle, est dřabord dřordre moral: elle a pour but de libérer le
spectateur de ses mauvaises passions, et tout d’abord de la crainte et
de la pitié. Pour obtenir cet effet (cette catharsis), le poète doit mettre en
scène des événements poignants et terrifiants, et montrer aussi le
châtiment des coupables, sans lequel le spectateur restera sur un
sentiment dřinsatisfaction. Or, la question, dans Britannicus, de cette
notion-clef de la tragédie quřest la catharsis, nřest pas facile à résoudre.
Les choses étaient plus simples dans Andromaque, sans être une tragédie
à fin heureuse puisquřelle se soldait par la mort pour deux des
protagonistes (Hermione et Pyrrhus) et la plongée dans les abîmes de la
folie pour le troisième (Oreste), accordait malgré tout le salut aux
victimes désignées, Andromaque et son fils Astyanax : leurs
persécuteurs mouraient et la princesse troyenne devenait reine dřÉpire.
1. LE TRIOMPHE APPARENT DU MAL
Rien de tel dans Britannicus: le dénouement voit la perte des
innocents, Britannicus périssant par traîtrise sous lřeffet du poison de
Narcisse, et Junie étant réduite à trouver refuge chez les Vestales pour y
pleurer ses malheurs tout le reste de sa vie (V, 5, v. 1619-1632 et V, 8,
v. 1731-1746). Dans le camp des coupables, certes, Narcisse périt
misérablement sous les coups de la foule vengeresse (1751-1752), mais
le vrai coupable, Néron, semble échapper au châtiment. Loin de
connaître un sort déplorable, il préserve son trône sans être inquiété et
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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Jean Racine, B
continue de pouvoir « jouir de tout » comme à lřouverture du rideau. La
pièce se termine sur cette vision de champ de ruines : lřamour dévasté,
lřempire du monde tombé aux mains dřun despote au cerveau
enténébré (V, 7, v. 1706), la naissance dřun monstre et lřoppression des
innocents. Au terme du cinquième acte, justice nřest pas faite, comme
le montre le conditionnel de la dernière réplique dřAgrippine (V, 8,
v. 1564). Britannicus compte à coup sûr parmi les plus noires non
seulement des pièces de Racine, mais de tout le corpus tragique.
Devant une pièce aussi lamentable, peut-on parler de catharsis ?
Apparemment, non. La purgation des passions exigée par Aristote
suppose en effet la restauration dřun ordre un moment perturbé par le
crime ; or, ici, à travers le passage de Néron du côté obscur, sans espoir
quřil puisse en revenir un jour, cřest le basculement sans retour dans
quatorze ans de vice et de tyrannie qui sont décrits, et, à terme, le glas
de lřempire qui a sonné. Pour employer un schéma du type de ceux
quřaffectionnait Barthes, alors que la structure habituelle dřune tragédie
peut sřécrire ainsi:
Ordre  désordre  ordre
celui de Britannicus se réduit à ceci:
Ordre  désordre
La question de la moralité dřune telle pièce, qui intéresse au plus haut
point les doctes et les jansénistes dans la mesure où elle seule peut
garantir lřeffet positif quřon attend dřune tragédie, est donc mise en
péril.
Sur le plan de la sphère publique, il nřy a pas donc pas de
punition du coupable ; il nřen va pas de même au plan privé.
2. L’INTÉRIORISATION DU CHÂTIMENT
À y regarder de près, toutefois, on sřapercevrait que les choses sont
plus complexes. Néron, bien quřil ne subisse pas de punition
spectaculaire, est frappé dřun châtiment intime : lřentrée de Junie chez
les Vestales provoque chez lui une mélancolie qui ne le quittera plus
jusquřà sa mort (V, 8, v. 1755-1764), ainsi que lřexplique Albine, mais il
y a une autre raison, sans doute plus profonde, qui explique son
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
désarroi : il sřaperçoit que, pour la première fois, il est abandonné du
peuple et du sénat, dont il avait reçu jusquřici le soutien en raison de
lřapparence de vertu quřil avait réussi à donner (tous sřaccordent sur ce
point, aussi bien Burrhus quřAgrippine : v. 25-30, 45-47, 202-214), et
qui viennent de le trahir en protégeant Junie (v. 1739-1752), contre les
prédictions de Narcisse qui lui avait laissé entendre que le peuple se
soumettrait (v. 1440-1443).
Ses « regards égarés », son « désespoir », sa « douleur », peut-être ses
« remords » ne sont donc pas seulement les signes dřun dépit
amoureux : ils renvoient à la prise de conscience épouvantée de
lřengrenage politique qui le mènera à sa perte inéluctable. Le voilà donc
en proie à la terreur due à la peur de mourir et dřêtre détrônée, terreur
qui lui est insupportable parce quřil est veule. Cette lâcheté explique
que lřéloignement de la jeune fille lui coûte finalement moins que cette
crainte toute nouvelle dont il est saisi : il avait pu envisager dřun œil
serein son mariage avec Britannicus, et elle nřa pas joué un grand rôle
dans son revirement à lřacte IV sc. 4. Néron, en sřinitiant au
despotisme, découvre la frayeur et lřinsécurité permanentes qui
accompagnent le tyran à chacun de leurs pas, et le précipitent de crime
en crime pour assurer sa tranquillité. Il voulait la liberté, et il vient de
découvrir quřil est plus captif que jamais, prisonnier de ses angoisses
qui le tenaillent, condamné à une escalade dans la cruauté qui ne
pourra jamais pleinement le rassurer.
Désormais, son existence ne sera plus pour lui quřune course à
lřabîme, désespérée et solitaire ; après ce premier pas fatal du côté du
mal, poursuivi dřune part par le remords dřabord incarné par sa mère,
puis, après le trépas de cette dernière, enfermé dans lřintimité de son
âme (« Ne crois pas quřen mourant je te laisse tranquille », V, 6,
v. 1680), dřautre part et surtout par la crainte, il nřaura plus dřautre
choix que dřaller de crime en crime, tout en conservant dans son
souvenir la mémoire de ses forfaits inutiles et de la perte de Junie.
Certes, il conserve le pouvoir, mais à quel prix ! Néron, lřhomme du
théâtre et de la mise en scène, se trouve condamné à une punition
invisible, quřil ne peut que ressasser dans le secret de son cœur. La
façon dont Racine a décrit son égarement préfigure dřailleurs, pour qui
connaît la suite de son règne, sa mort misérable en 68 lorsque,
abandonné de tous, il recherchera un trépas qui seul sera vraiment
libérateur : cřest en quelque sorte la vision anticipée des derniers
instants de son règne qui nous est montrée à la fin de la pièce, et qui
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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constitue ainsi le châtiment, reporté mais à la mesure de ses fautes,
pour le meurtre de son frère, « le premier de ses crimes ». Cřest que la
seule façon dřéchapper aux affres perpétuelles de lřangoisse, cřest encore
le suicide : pour échapper aux menaces qui pèseront sur chacun de ses
instants, Néron, semble-t-il, nřenvisage que de sřy précipiter lui-même
(v. 1764) Ŕ il ne sera exaucé que 14 ans plus tard, après quatorze
longues années passées dans un enfer moral dont la profondeur
insondable ne sera connue que de lui seul.
Lřoriginalité du traitement de la catharsis dans Britannicus réside
dans cette intériorisation du châtiment, qui s’accorde si bien avec la
spiritualité port-royaliste défiante envers toutes les démonstrations
trop spectaculaires. Le prix que Néron versera pour ses fautes, la misère
morale qui le talonnera et qui le mènera au suicide, resteront inconnus
aux yeux du plus grand nombre. Si les dernières scènes ne nous
montrent pas Néron en proie aux tourments qui accompagnent son
meurtre, cřest quřil nřappartient pas au théâtre, par essence le lieu du
spectaculaire et de la visibilité, de dévoiler la torture morale dans
laquelle lřempereur sřest enfermé pour toujours. La tragédie sřarrête au
bord dřun irreprésentable qui échappe à ses prises.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
F. TRAVAUX DIRIGÉS
1. EXPLICATION : ACTE I, SCÈNE 1, V. 31-58
Comme presque toutes les scènes dřexposition du théâtre
racinien, et comme il était habituel dans le théâtre classique en général,
la première scène de Britannicus fait dialoguer un personnage et son
confident. Le conflit entre Agrippine et Néron était latent depuis
longtemps, comme lřexplique la mère de lřempereur, et un événement a
provoqué le déclic déclenchant le mécanisme tragique : lřenlèvement de
Junie, qui vient déjouer les manœuvres dřAgrippine, puisque celle-ci
avait ouvertement favorisé le mariage de Junie et Britannicus (dans
lřespoir secret que, au cas où Néron se retournerait contre elle, elle
pourrait jouer la carte de Britannicus).
La première scène de Britannicus est constituée de deux grands
mouvements. Le premier, qui correspond à notre extrait, amène
dřabord Agrippine, pour expliquer à Albine pourquoi elle se trouve
devant la porte de Néron à attendre son réveil, à lui faire part des très
graves inquiétudes que lui donne son fils ; puis, devant lřétonnement
de sa suivante, elle va évoquer lřenlèvement de Junie, et sřinterroger sur
les raisons qui ont pu inspirer un tel acte ; elle soupçonne que Néron a
voulu ainsi riposter à la dernière manœuvre de sa mère qui vient
dřapporter son appui à Britannicus et à Junie, en annonçant quřelle
approuvait leur union. Cette nouvelle ne fait quřaccroître encore
lřétonnement dřAlbine (pourquoi sa maîtresse soutient-elle les
adversaires de son fils ?) et, dans le second mouvement de la scène,
Agrippine révèle dřabord à Albine quřelle a pris le parti de Britannicus
pour faire peur à Néron (vers 59-74) et, Albine sřétonnant de nouveau
et lui rappelant toutes les marques dřaffection et de déférence que
lřempereur lui donne (vers 75-87), Agrippine lui confie que, quels que
puissent être les signes extérieurs de respect quřelle reçoit de Néron,
celui-ci ne lřen a pas moins peu à peu écartée complètement du
pouvoir, pour nřécouter plus que Sénèque et Burrhus (vers 88-114).
Mais elle nřa pas pour autant perdu tout espoir de retrouver son crédit
auprès de son fils, et, Albine lui suggérant de sřexpliquer franchement
avec lui (vers 115-117), Agrippine lui répond quřelle ne le voit plus
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
quřaprès lui avoir demandé une audience et en présence de Sénèque et
de Burrhus, et que cřest justement pour le surprendre et le voir seule à
seul quřelle est venue attendre son réveil à la porte de son appartement
(vers 118-127).
« Non, non » : les quatre premiers vers sřouvrent sur une
protestation vive ; la répétition est, déjà, un signe de lřautoritarisme
dřAgrippine, femme de pouvoir qui nřadmet pas facilement quřon lui
tienne tête.
« Mon intérêt ne me rend point injuste » : le mécanisme de
défense utilisée ici par Agrippine tient de la dénégation freudienne
caractéristique, entendue au sens de refus de reconnaître comme sien
un sentiment jusque-là refoulé. En niant spontanément lřintérêt quřelle
prend à lřattitude de Néron, elle le confesse. Et toute la pièce montrera
dřune part quřAgrippine est au plus haut point « intéressée » par le
comportement de son fils, puisquřelle cherche en fait à gouverner à
travers elle, et dřautre part que son intérêt la rend injuste au sens où
elle lřaveugle : victime de cet intérêt quřelle refuse de reconnaître, elle
commettra bévue sur bévue jusquřà la catastrophe finale.
V. 32-35 : la réponse à Albine obéit à une symétrie rigoureuse.
Albine inférait les qualités remarquables de Néron à partir dřun
raisonnement a fortiori : sřil a déjà les qualités dřAuguste, il dépassera
bientôt ce dernier en sagesse. Agrippine lui oppose un raisonnement a
contrario : la vie de Néron obéira, explique-t-elle, à un schéma inverse de
celui dřAuguste ; le cours inversé de leur existence signifie que le
mauvais empereur sera le négatif du bon, Néron sera lřanti-Auguste.
Dans ces prémonitions dřAgrippine, on voit se dessiner ici lřun
des aspects de la mère de lřempereur, qui apparaît à plusieurs reprises
dans la pièce comme une prophétesse : elle devine la suite du règne de
Néron. Cette perspicacité lui vient de la connaissance quřelle a de son
fils : « il se déguise en vain ». Néron, masqué comme il convient à un
empereur histrion, hypocrite et dissimulé, est percé à jour par sa mère
qui reconnaît en lui les tares héréditaires auxquelles il ne peut
échapper, et qui lui viennent à la fois de sa mère et de son père : le sang
des Domitius, la fierté des Nérons, tout cela renvoie à la fatalité interne
qui pèse sur le jeune empereur, et dont il ne pourra se libérer. Sa
monstruosité est, dirait-on aujourdřhui, inscrite dans ses gènes, qui le
déterminent au mal plus sûrement que sřil était poursuivi par une
fatalité externe, un dieu vengeur. La double hérédité qui pèse sur lui,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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du côté maternel comme du côté paternel, et lřenferme dans un mal
inévitable, est soulignée par le parallélisme des v. 37-38 et le
renforcement produit, dans ces vers, par lřemploi de vers
synonymiques.
Agrippine, on sřen aperçoit dès cette première scène, mêle
aveuglement et lucidité : habile à déchiffrer Néron, à traverser le voile
des apparences pour accéder au fond de son cœur et pour ainsi dire
« décoder » son comportement (« je lis sur son visage »), elle se révélera
si aveuglée par son ambition et ses rêves de puissance que, au cours de
la pièce, elle oubliera cette analyse sereine quřelle nous livre ici et
sřimaginera avoir maintenu son fils dans lřobéissance.
Lřexpression « Je lis sur son visage » est également révélatrice du
système de communication dans le théâtre racinien : chez Racine, le
corps est signe, langage offert, plus spontané et sincère que les paroles,
car il est plus difficile de les masquer, des les travestir. Le décodage
correct des signes que laissent échapper les corps est un élément majeur
dans les conflits qui opposent les personnages raciniens.
Ces vers révèlent aussi lřun des thèmes majeurs non seulement de
Britannicus, mais de toute la tragédie classique : la dialectique de la
sauvagerie et de la civilisation. Néron apparaît, en raison même de ses
origines, comme un être dénaturé, et par là incapable dřavoir accès la
civilisation, comme le montrent lřaccumulation des termes renvoyant à
la cruauté et à la barbarie : « triste », « sauvage », Néron est donné
comme un mélancolique misanthrope et lycanthrope, peu apte à la vie
en société Ŕ ce qui est un curieux défaut pour celui dont la fonction est
de régner sur le monde. La violence, la cruauté affleurent sous le
travestissement de bon empereur quřil affecte.
Ainsi donc, explique Agrippine à Albine, lřempereur semble
vertueux, mais cřest parce quřil se déguise, parce quřil joue la comédie.
Du fait de son naturel, de son hérédité, du poids de son lignage, il est
foncièrement mauvais et ne peut manquer, à court ou à long terme, de
révéler son vrai visage, quřil ne saurait dissimuler indéfiniment. Il ne
faudra pas attendre longtemps : le masque de Néron le gêne aux
entournures, et il ne va pas tarder à sřen débarrasser (« Lřimpatient
Néron cesse de se contraindre ») : la tragédie va pouvoir commencer.
Il y a quelque ironie dans cette présentation : si Agrippine perçoit
aussi bien le vrai naturel de Néron, si chacun est trompé et quřelle seule
connaît le fond de son cœur, si pour elle il se déguise, mais « en vain »,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
cřest parce quřelle a en partage avec lui cette monstruosité farouche
quřelle lui reproche.
V. 39 : Au raisonnement a fortiori auquel souscrivait Albine, et
dont elle déduisait que, après de si bons débuts, Néron ne pourrait être
quřun empereur modèle, Agrippine oppose un strict raisonnement par
analogie qui lui permet de rapprocher Néron de Caligula : ce dernier,
pendant quelque temps, parut modéré, mais plongea bientôt dans le
crime. La force de cette comparaison se trouve renforcée, une nouvelle
fois, par lřhérédité néfaste qui pèse sur la famille, bien quřAgrippine
nřen parle pas directement : on sait en effet que ce Caligula dont elle
parle avec horreur nřest autre que son frère et lřoncle de Néron ; la
malédiction familiale, suggère Agrippine, ne peut que sřabattre sur
Néron à son tour. Le renversement du règne de Caligula, qui bascula
dřun coup de la sagesse dans la folie furieuse (cette « fureur » dans
laquelle on reconnaît un sentiment tragique), est soulignée par un effet
de rimes qui sřopposent brutalement deux à deux : « prémices-délices,
fureur-horreur », et lřantithèse qui, dans le v. 42, reprend le terme de
délices pour mieux lřopposer à « horreur ». Cřest la vivacité du
retournement qui est ainsi stylistiquement signifiée.
Dans les vers suivants (v. 43-48), cřest moins sur Néron que sur
elle-même que se focalise lřattention du lecteur et du spectateur : ils
sont révélateurs de lřambition et des contradictions qui dominent le
cœur de lřempereur. Elle apparaît aussi « fière » que son fils, et animée
elle aussi de sentiments monstrueux : lřégoïsme, le narcissisme,
lřégocentrisme. Le mépris de lřintérêt général apparaît crûment : « Que
mřimporte, après tout, que Néron, plus fidèle, Dřune longue vertu laisse
un jour le modèle ? » Le pouvoir nřest pas pour elle le lieu dřun service
public, mais bien lřinstrument qui permet lřassouvissement des
instincts, et en particulier du désir de dominer. Elle révèle quelle a été
sa stratégie lorsquřelle a intrigué pour faire son fils empereur : « Ai-je
mis dans sa main le timon de lřÉtat / Pour le conduire au gré du peuple
et du Sénat ? » Néron nřa mérité le trône ni par sa naissance, ni par ses
hauts faits, mais par les manœuvres de sa mère, qui nřa agi ainsi que
pour satisfaire son plaisir de régner. « Ah ! que de la patrie il soit, sřil
veut,
le
père;
Mais quřil songe un peu plus quřAgrippine est sa mère. » Lřémotion et
les craintes dřAgrippine transparaissent dans lřusage quřelle fait des
interrogations oratoires et dans lřusage des ponctuations fortes, des
interjections, des exclamations : elle souffre de se sentir écartée du
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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pouvoir, tout autant que de se trouver bafouée comme mère. La mère
et la femme de pouvoir sont chez elles inséparables.
Cřest avec une étrange franchise quřelle dévoile à Albine (et à
nous) la nature de ses manœuvres : cynique, son attitude sřoppose à
celle de Néron, hypocrite et comédien hors pair. Cette franchise ne
convient pas à une femme de cour, et finira par la perdre : chacun peut
lire à livre ouvert dans son âme et comprendre le sens de ses
machinations, ce qui ne convient guère à une comploteuse. La passion
lřégare, la crainte de perdre le contrôle sur son fils et sur lřÉtat la pousse
à commettre des fautes, et en particulier celle qui consiste à se
démasquer. Son cynisme et son amoralisme effraieraient les vieux
Romains de Corneille : quřon méprise la vertu (lřexpression « une
longue vertu » est prononcée avec dédain et ironie), quřon se moque du
peuple et du Sénat, et de lřexpression « père de la patrie », titre conféré
autrefois aux héros qui avaient sauvé Rome (Cicéron se vit ainsi donner
ce titre après avoir déjoué le complot de Catilina), voilà qui paraîtrait
sacrilège aux yeux des Horaces. Ce quřAgrippine attend de Néron, elle
nous le dit dans le troisième distique, dont les deux vers sont
antithétiques (« Agrippine » sřoppose à « patrie » et « mère » sřoppose à «
père »). Le premier vers constitue une espèce de concession : Agrippine
veut bien que Néron soit le « père » de ses sujets, et cřest évidemment
sur un ton ironique quřelle reprend le mot même quřavait employé
Albine (« Il la gouverne en père »). Mais lřironie du « sřil veut » est sans
doute plus révélatrice encore. On sent que lřexpression est très
dédaigneuse et que ce « sřil veut » pourrait se traduire par « si cela
lřamuse ». Ce quřAgrippine devrait regarder comme le premier devoir
de Néron (veiller au bonheur de son peuple), elle semble le considérer
comme une faiblesse, comme un caprice, sur lesquels, dans sa bonté,
elle serait prête à fermer les yeux, à la condition que Néron nřoublie pas
pour autant son premier, son seul véritable devoir qui est de satisfaire
sa mère.
Cřest à la fin de sa tirade quřAgrippine va révéler à Albine la
véritable raison de sa présence : lřenlèvement de Junie. Agrippine
donne une information précieuse au spectateur, dans une scène qui est
justement une scène dřexposition chargée dřinstruire le public. Mais
cette information a dřautres implications : elle nous révèle aussi lřironie
acerbe dřAgrippine Ŕ cřest lřun des traits de son caractère Ŕ qui se
moque une nouvelle fois de la « vertu » de son fils tant vantée par
Albine, et sur laquelle elle sait à quoi sřen tenir ; et elle permet à Racine
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
dřintroduire un suspens et de tenir en haleine le spectateur : Agrippine
se demande avec inquiétude quels sont les mobiles qui ont poussé
Néron à commettre le kidnapping de Junie. Elle évoque à demi-mot la
haine (pour Britannicus) lřamour (pour Junie), quřelle soupçonne, et
surtout le simple plaisir de la cruauté : elle sait que Néron est sadique.
Ces questions vont rester pour le moment sans réponse : le dramaturge,
par ce procédé de « suspense », suscite par là la curiosité du public. En
fait, comme nous le verrons dans la prochaine explication, ces
hypothèses se renforcent et se soutiennent lřune lřautre : aimer, haïr,
faire souffrir, pour Néron, être dénaturé, tout cela revient au même Ŕ
Dans son amour pour Junie entre une composante sadique qui
ressemble fort à de la haine. Néron est même lřun des seuls personnages
raciniens à pouvoir être aussi méchant gratuitement.
Mais il y a encore autre chose : dans cet enlèvement, cřest un défi
adressé à elle seule que lit Agrippine. Cette dernière hypothèse donne
le ton de la pièce qui sera, au fond, essentiellement, un duel à mort
entre la mère et le fils.
Comme lřécrit R. Pommier : « Si Agrippine se sent tellement
concernée par lřenlèvement de Junie, cřest parce quřelle a tout de suite
compris que cet acte était une riposte de Néron à la manœuvre
dřintimidation quřelle venait de tenter contre lui et dont elle attendait
beaucoup. » Néron sřest saisi du prétexte de lřalliance
Britannicus/Agrippine pour enlever Junie et ainsi attaquer,
indirectement mais indiscutablement, sa mère, dont il se sent prêt
maintenant à secouer le joug. Ce nřest donc pas lřenlèvement de Junie à
proprement parler qui va mettre en branle la machine infernale
tragique : cřest bien plutôt « lřappui » dřAgrippine à Britannicus, appui
que confirme lřautorisation quřelle a donnée aux deux jeunes gens de se
marier, mariage qui renforce les prétentions au trône de Britannicus,
puisque celle quřil épouse est une descendante dřAuguste.
Agrippine sřest piégée elle-même : en favorisant Britannicus pour
éviter dřêtre écartée du pouvoir par Néron, elle a accéléré sa chute.
Telle est la passion tragique, qui trouve en elle-même le moteur de son
propre châtiment. En voulant échapper à son malheur, Agrippine le fait
advenir, ou du moins, le précipite.
PROPOSITION DE PLAN DE COMMENTAIRE COMPOSÉ
Problématique : une scène dřexposition parfaite
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
267
1) Présentation des personnages
a) Néron, le fils ingrat et empereur dégénéré ;
b) Agrippine, lucide et aveuglée, amorale et passionnée ;
2) Présentation de la situation
a) l’enlèvement de Junie, déclencheur de la tragédie et cause
première de la mort de Britannicus ;
b) la prémonition de la suite de la pièce, Agrippine entrevoyant quel
basculement est sur le point de se produire.
3) Une composition musicale : la mise en place des grands
thèmes
a) L’affrontement de la mère et du fils : un conflit générationnel entre
une mère possessive et le fils qui cherche à sřémanciper ;
b) La question du Pouvoir, véritable enjeu du duel entre Néron et
Agrippine (qui, en cherchant à sřapproprier la volonté de son fils, essaie
surtout de confisquer à son profit le pouvoir dont il est détenteur
légitime), bien quřau fond, le pouvoir de Néron ne soit jamais
réellement menacé et que Britannicus ne soit pas réellement une
tragédie politique : lřempereur cherche avant tout à se débarrasser de
lřœil de Caïn que constitue sa mère ;
c) Le motif de la Fatalité et le poids de l’hérédité ;
Conclusion : une scène d’exposition réussie
Complète, vraisemblable, elle crée une attente et un suspense chez
le public :
1) Pourquoi lřempereur a-t-il fait enlever Junie ?
2) Quelle image de Néron est la plus juste ?
- Celle donnée par Albine qui nous donne à voir une figure idéale ? Ce
nřest pas sûr : prisonnière des apparences, elle ne connaît pas le fond
du cœur de son empereur ?
- Ou celle donnée par Agrippine ? Elle est tout aussi suspecte
puisquřémanant dřune mère « intéressée » et partiale.
Cřest quřen fait, monstre naissant, Néron nřa pas encore révélé à
tous sa vraie nature : il le fera dans les actes qui vont suivre.
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La Rome tragique
Comme lřécrit encore R. Pommier, « Seuls ceux qui le connaissent
très bien, comme Agrippine et, nous le découvrirons plus tard, comme
Burrhus, et très probablement aussi Narcisse, ont su le percer à jour, et
savent quřil est foncièrement mauvais. Ils savent que, sřil ne sřest pas
encore abandonné à ses instincts, cřest parce quřil a cru devoir ŘŘse
contraindreřř par peur de lřopinion et par amour des applaudissements.
Ce nřest pas la vertu qui lřa jusque-là emporté sur le vice, mais
seulement la vanité. »
2. EXPLICATION : II, 2, V. 385-408
a) Introduction
Le second acte de Britannicus nous donne enfin à voir Néron,
dont il a été tant parlé à lřacte I. Lřexposition nous a donné plusieurs
portraits contradictoires de lřempereur : ceux dřAlbine et dřAgrippine,
ceux de Burrhus et de Britannicus divergeaient tellement que la
curiosité du spectateur nřa pu que sřen trouver éveillée : à quoi va
ressembler ce Néron aux cent visages ?
Lorsquřil apparaît sur scène, cřest pour nous donner sa version de
lřévénement de la nuit précédente : lřenlèvement de Junie. Cřest à
travers ce récit que nous pourrons nous faire une première impression
sur cet énigmatique empereur.
Mais cet accès direct qui nous est offert au personnage sera-t-il
plus éclairant que les portraits divergents qui nous avaient été
proposés ? Nous découvrons certes un Néron amoureux et monstrueux,
qui mêle désir de séduire et désir de détruire, mais est-ce le vrai visage
de Néron ? Au fond, cet autoportrait de lřempereur en amant transi
nřest-il pas un masque de plus porté par un personnage qui est, avant
tout, cet histrion dont Suétone et Tacite nous ont laissés lřimage ?
Le ton et le genre du texte : ils ne sont pas faciles à définir et
apparaissent labiles : tantôt le passage apparaît comme un monologue
lyrique (comme le montre lřimportance de la première personne),
tantôt les marques insistantes du dialogue (comme les questions) nous
rappellent quřil sřagit dřune tirade dramatique ; nous sommes à la fois
dans un récit et un discours. Il faudra sřinterroger sur cette ambiguïté
générique du texte : sřagit-il pour Néron de raconter un succédané de
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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Jean Racine, B
spectacle dont le spectateur serait privé ? De décrire lřintérieur ou de
son cœur (cřest, on lřa déjà dit, rarement le cas au théâtre), ou dřagir sur
son interlocuteur ? Et dans quel but pourrait-il bien souhaiter influence
en quelque manière Narcisse ?
Problématique : la scène est tout entière sous le signe du théâtre,
et dřun théâtre perverti : Néron metteur en scène, acteur et spectateur,
est-il autre chose quřun comédien, cřest-à-dire un être essentiellement
vide, insaisissable, sans identité, quasi inexistant, et propre, de ce fait, à
prendre tous les masques ?
b) Commentaire composé
Un spectacle en clair-obscur
Roland Barthes a remarqué lřimportance toute particulière que
revêt la nuit dans les pièces de Racine, et il a noté que, dans presque
chaque tragédie se trouvait une scène nocturne en clair-obscur,
composée à la façon des tableaux du Caravage ou de Georges de La
Tour, et qui se caractérisait par sa beauté, souvent aussi par sa violence
ou sa charge érotique. Cřest la scène que nous étudions aujourdřhui qui
constitue le tenebroso de Britannicus. Il est bâti sur des contrastes :
lřalternance dřombre et de lumière, constitutive du clair-obscur, mais
aussi celle des cris et du silence, de la chaste innocence persécutée et de
la brutalité violente des soudards, de la douceur et des « objets de la
stridence » (Barthes) ; dřun point de vue stylistique et poétique, ces
oppositions tranchées sont soutenues et soulignées par des rimes
antithétiques (armes/larmes, douceurs/ravisseurs). Rien ne manque à la
perfection plastique de ce tableau que lřauteur du Sur Racine sřest plu à
comparer aux toiles de Rembrandt, pas même le soin apporté à la
couleur, comme le montre la tonalité rouge-jaune apportée par les
flammes des « flambeaux » mentionnés à deux reprises.
Pictural, le récit est aussi théâtral : un tableau est statique, tandis
que lřarrivée de Junie est essentiellement dynamique ; la scène est en
mouvement, comme nous le montrent les verbes utilisés (lever, arriver)
et la situation même, qui est celle dřun passage : Junie passe dans
lřappartement-prison qui lui est réservé au palais, et la scène est
quasiment donnée à voir en « temps réel » : le temps du récit
correspond à peu près au temps quřil a fallu à Néron pour tomber
amoureux de Junie. Les positions des personnages (les yeux levés au ciel
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
de Junie, par exemple), le contraste entre la victime et les bourreaux
évoquent le comportement de comédiens sur une scène ; par ailleurs,
lorsque Néron nous rapporte quřil a vu Junie arriver « en ces lieux », le
démonstratif est ambigu : renvoie-t-il au palais, ou à la scène ? Lřadjectif
ne suggère-t-il pas la théâtralité de lřépisode qui nous est raconté ? De
cette scène, Néron serait à la fois le metteur en scène (puisquřil a
ordonné le kidnapping de la jeune fille), et le spectateur privilégié, le
plaisir quřil prend à voir souffrir Junie illustrant la perversité de son
voyeurisme (« excité dřun désir curieux » ; notez le double sens du mot
excité qui signifie dřabord, conformément à son étymologie latine, « tiré
du lit »).
Sur le plan rhétorique, pour parvenir à conférer à cette
description un effet de présence, Néron use de lřhypotypose, figure de
rhétorique quřon peut définir comme une « description vive » qui tend
à montrer comme présents des objets absents ; les procédés
grammaticaux qui permettent de parler dřhypotypose sont ici, en
particulier, lřusage des déictiques comme par exemple les adjectifs
démonstratifs (« ces », « cette »), et lřusage des verbes de vision (« je lřai
vue »).
Le tenebroso est par excellence, chez Racine, la scène du fantasme
et plus particulièrement du fantasme érotique. LřÉros néronien,
prédateur, jouit du spectacle de la beauté offerte (« simple appareil »)
que renforce, par contraste, la proximité agressive des soldats
(« armes »). La naissance de lřamour est rapportée à travers un récit au
passé : lřÉros racinien ne se déploie en effet que sous la forme dřun récit
rétrospectif, le passé venant hanter le personnage amoureux. Aussi
nřest-il pas surprenant quřau premier récit « réel » relatant lřarrivée de
Junie succède une seconde vision « imaginaire », puisquřelle ne décrit
pas des événements qui seraient survenus, mais représente le fantasme
dřun dialogue où sřexprime sadisme, violence et cruauté, entre
lřempereur et la descendante dřAuguste. La nuit est le royaume du
fantasme car sur elle règne la toute-puissante imagination, « maîtresse
dřerreur et de fausseté » aux dires de lřautre ami de Port-Royal, Pascal.
Par le biais de la rêverie, Néron monte une seconde pièce, sur son
théâtre intérieur, où il est cette fois directement acteur, comme le
montrent les factitifs « faisais couler » Ŕ il passera à lřacte, au sens
freudien du terme, quatre scènes plus tard.
La naissance dřun monstre
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Jean Racine, B
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Lřamour, chez Racine, ne peut pas être heureux. Cřest un
sentiment dégradant, qui avilit celui qui lřéprouve, en particulier
lorsque lřamoureux est un maudit, comme cřest le cas ici. La passion
néronienne, certes, naît comme un coup de foudre dont on a bien des
exemples dans la littérature depuis Pétrarque au moins : lřimmobilité
(« ravi »), la paralysie, lřaphasie (« ma voix sřest perdue ») et lřinsomnie
sont des symptômes habituels de lřamour irrésistible, naissant au
premier regard, et contre lequel lřamoureux ne peut rien, quřon
rangeait au XVIIe siècle dans la catégorie de la « mélancolie érotique »,
terme médical pour désigner la maladie dřamour. Le destin de Néron
sřest noué en une seconde et lřa profondément métamorphosé (« depuis
un moment » // « pour toute ma vie ») ; lřamour devient pour lui une
obsession (« trop présente »). La perte de contrôle sur lui-même est
rendue par des marques textuelles qui traduisent lřobjectivation de
Néron, qui cesse dřêtre sujet agissant pour devenir passif (v. 396-399). Il
est même dépossédé de lřacte de voir (« je lřai vue ») qui fut la source de
sa passion : seuls lui restent « ses yeux » envahis de visions
douloureuses ; le metteur en scène devient lui-même spectacle destiné à
être vu, comme le montre la façon dont il se présente à Narcisse, égaré
dans son palais sans trouver le sommeil.
On notera aussi que lřamour, chez Racine, et comme lřa expliqué
Starobinski dans L’Œil vivant, est avant tout désir de voir ; la possession
corporelle est métaphorisée, ou résorbée dans la possession visuelle :
lřamant ne peut être que voyeur. Notons encore, de façon plus
ponctuelle, quřil entre dans lřidiosyncrasie de Néron (comme dřailleurs
de sa mère) de prendre plaisir à voir sans être vu.
Le thème de la métamorphose occasionnée par la passion
amoureuse nřest pas neuf : lřamour avait révélé Pétrarque et Dante à
eux-mêmes leur avait ouvert la voie du paradis Ŕ Béatrice est celle qui
« emparadise » lřâme de Dante. Ici, il en va tout autrement : si Néron
est métamorphosé, il ne trouve pas le chemin du Ciel, mais de lřenfer.
Cřest en cela que sa passion nřest pas si conventionnelle quřil semble :
elle est en fait pleinement néronienne (et racinienne) dans la mesure où
elle est inséparable de la cruauté quřelle inspire. Sadique, lřempereur
éprouve son plaisir en faisant souffrir la malheureuse : « jřaimais jusquřà
ses pleurs que je faisais couler ». À la passivité de lřamoureux
pétrarquiste se substitue lřactivité dřun amant-tyran qui ne prend son
plaisir que dans la cruauté.
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La Rome tragique
La scène de lřenlèvement de Junie, comme il convient à une
tragédie, est une scène de terreur (notez la violence du vocabulaire :
« arracher ») et provoque la pitié pour lřinnocente lâchement agressée
par ses assaillants : le geste de supplication de Junie, qui se
recommande en vain au Ciel, est profondément pathétique et sa
douleur suscite la compassion des spectateurs Ŕ sauf de Néron,
spectateur perverti qui « jouit de tout », et surtout de la souffrance
dřautrui.
Cette cruauté de Néron nous dit pourtant quelque chose du
fonctionnement de lřamour chez Racine : toujours, chez ce dramaturge,
le héros maudit est attiré par la beauté innocente comme un papillon
de nuit par la lumière ; mais sřil chercher à sřapproprier cet éclat
(« brillent »), ce nřest pas pour se hisser jusquřà la pureté, comme le
faisaient Pétrarque ou Dante : cřest bien plutôt pour tenter de lacérer la
beauté, de ravaler lřinnocence et de détruire la limpidité probe de leur
victime. Notez aussi quřau sadisme se mêle, comme souvent, le
masochisme (« je lui demandais grâce ») dans un renversement des rôles
(geôlier/prisonnier) qui accroît encore lřhorreur de ce fantasme. On
peut mettre en perspective cette relation sadique avec la « relation
fondamentale » que Barthes repère dans la tragédie racinienne, et selon
laquelle « A a tout pouvoir sur B ; A aime B, qui ne lřaime pas » : notre
scène illustre à merveille cette équation.
Lřamour, chez Néron, sert de révélateur dřune monstruosité
jusque-là latente ; la passion irrésistible va lřentraîner à sa perte en
provoquant lřéclosion des mauvaises dispositions héritées de ses
parents, et que la bonne éducation que lui a donnée Agrippine nřa pas
permis de redresser. Si lřempereur devient un monstre, cřest quřil y a,
dans lřamour humain, une composante essentiellement monstrueuse.
On peut peut-être aller un peu plus loin dans lřanalyse : Néron estil vraiment amoureux ?
Le récit dřun artiste
Néron est-il amoureux de Junie ? Ne prend-il pas plaisir à le
feindre aux yeux de Narcisse pour se donner le plaisir de prendre la
pose de lřamoureux transi ? Néron jouit, en esthète pervers et dénaturé,
moins du spectacle de Junie en proie aux larmes que de la mise en
scène esthétisante quřil propose à Narcisse. Son attitude est déjà ici celle
que, selon les Historiens latins, il adoptera quelques années plus tard
lorsquřil décidera de mettre le feu à la ville de Rome pour le seul plaisir
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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de réciter des vers dřHomère sur un décor grandiose, à la hauteur de
son génie. Son amour nřexiste pas indépendamment de lřexpression
lyrique quřil nous en donne ; il joue son amour, comme il jouerait une
partition ou un rôle déjà écrit. « Tout se passe ici, en somme, comme si
Néron nřavait fait enlever Junie que pour pouvoir composer le poème
de lřenlèvement conformément au mythe de Néron qui le montre, de
lřincendie de Rome, à la fois lřinstigateur, le bénéficiaire, le juge et le
poète » (Pierre Kuentz, « Lecture dřun fragment de Britannicus », Études
sur Britannicus, ouvrage cité en bibliographie). Tel est le but de la
rhétorique dialogique dont on avait parlé en introduction : Néron
cherche bien à agir sur Narcisse, non pour lřinfluencer (il est empereur
et tout lui est soumis), mais pour obtenir un sentiment et une adhésion
que toute son autorité et son prestige seuls ne peuvent lui garantir :
lřadmiration. Esthète ou plutôt cabotin, Néron ne peut vivre que sous
le regard dřautrui, et mendie, à travers cette belle mise en scène en clairobscur, les applaudissements de Narcisse, comme un mauvais acteur
attend ceux du parterre.
À partir de là, posons directement la question : Néron est-il
amoureux ou monstrueux ? Est-il sincère ou joue-t-il la comédie de
lřamoureux pour surprendre, par son brio théâtral, un Narcisse quřil
considère moins comme conseiller que comme spectateur privilégié ? Il
est impossible de répondre à cette question : Néron est insaisissable ;
cřest un empereur caméléon, et en cela il est baroque. Acteur en
représentation, il est donc par là menteur et hypocrite ; il ne donne à
voir de lui-même que des masques qui nous cachent, bien plus quřils ne
nous dévoilent, lřintériorité de son cœur. Labile, fuyant, protéen, il est
semblable aux anamorphoses : chacun le voit différemment, et, dřun
moment à lřautre de la pièce, il peut être perçu de façon radicalement
différente par un même personnage : Agrippine, Britannicus le voient
tantôt comme effrayant, tantôt comme docile et filial ou amical. De la
véracité de son amour prétendu, on ne peut rien dire, et la facilité avec
laquelle il envisage de renoncer à Junie (IV, 3) invite rétrospectivement
à douter de sa grande déclaration dřamour.
Si Néron obéit si bien aux stéréotypes les plus convenus de la
poésie lyrique amoureuse (coup de foudre, paralysie, aphasie, etc., tout
lřarsenal du transi depuis Pétrarque), nřest-ce pas précisément parce que
cřest très consciemment quřil joue au langoureux amant des tragicomédies et des romans ? Au vrai, le personnage ne lui sied guère, et le
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
moins quřon puisse dire est quřil a une façon très particulière de
concevoir lřamour.
Où est alors le « vrai » Néron ? à la limite, Néron, incarnation
creuse du Pouvoir, nřest quřune fiction dont lřidentité est en péril.
Néron ne peut vivre quřen représentation, sur la scène dřun palais
transformé en théâtre, avec ses rideaux et ses « voiles », ses coulisses et
sa rampe : il nřa guère dřépaisseur. « Néron nřest autre chose que ce
texte quřil tisse devant nous, quřil interprète pour nous », écrit Pierre
Kuentz. Au fond, Néron existe-t-il ?
Le problème du choix entre monologue lyrique et récit ou
description ne peut donc recevoir de réponse simple, dans la mesure où
Néron assume une multiplicité de rôles. Britannicus, avant de nous
proposer une image de Rome, une méditation sur les passions ou les
intrigues du pouvoir, nous donne à voir bien davantage une réflexion
sur le théâtre dont Néron apparaît comme lřincarnation.
3. EXPLICATION, II, 6, V. 693-724
Toujours prise dans lřacte II, acte de Néron, la scène 6 nous
montre lřentrevue, dans le palais de lřempereur et sous le regard de
celui-ci caché derrière une tenture, des deux jeunes premiers,
Britannicus et Junie.
Lřentrevue est biaisée, et les niveaux de lecture complexes :
1) Britannicus, le plus naïf, se croit seul avec Junie et lui parle à
cœur ouvert.
2) Junie, mieux informée, sait que Néron est dissimulé ; ses
propos sřadressent donc à la fois à Britannicus et à Néron, et nřont
quřun but : protéger le premier de la fureur jalouse du second, sans
pouvoir informer son amant.
3) Néron, spectateur invisible et présent, « Dieu caché » en
quelque sorte, observe la scène.
4) Le spectateur occupe une position surplombante qui lui permet
non seulement de saisir le double jeu de Junie, mais de savoir que
Néron est le vrai destinataire de cette scène et, par là, son personnage
principal.
Tout lřart de Racine réside aussi dans sa façon de conférer une
charge tragique à une structure théâtrale à lřorigine comique, puisque
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toute la scène repose sur un malentendu, et que le quiproquo est un
procédé traditionnel de la comédie.
Britannicus, le frère du monstre
« Un jeune prince qui avait… beaucoup d’amour… »
La préface nous avait montré Britannicus comme un jeune
amoureux, et cřest ainsi quřil apparaît dans cette scène dont il imagine
quřelle pourra être un duo dřamour. Racine prend soin de nous le
présenter doté de tous les traits topiques et conventionnels habituels au
XVIIe siècle, comme le thème du regard (v. 698) ou les interrogations
suppliantes. Britannicus est un prince galant et précieux qui a lu
Madeleine de Scudéry, un preux chevalier qui sřinscrit dans la tradition
courtoise et nřa pas de plus haute ambition que de mourir pour sa
Dame (v. 702).
« Beaucoup de franchise, beaucoup de crédulité »
Aveuglé par lřamour et par sa jeunesse, Britannicus commet
beaucoup dřimpairs. Assurément, Britannicus ne possède pas les
qualités requises pour vivre à la cour : un courtisan est contraint à
mentir, à jouer la comédie, à tenir son rôle, et à tourner plusieurs fois la
langue dans la bouche avant de parler. À ce jeu, Néron excelle,
Agrippine, aveuglée par sa passion, perd pied, mais Britannicus se
révèle exécrable : il expose toutes ses pensées, tous ses sentiments, sans
soupçonner jamais ni Junie, ni quřil peut être espionné, en dépit des
mises en garde de sa fiancée. Naïf, il croit ce que lui dit Narcisse et à
aucun moment ne songe quřil peut être épié (v. 710), et expose, dans le
palais de Néron, ses projets de complot pour renverser lřempereur,
décrivant lřétat de lřopinion publique et énumérant ses alliés au point
que Junie doive lřinterrompre. Britannicus est fougueux, il a du
« cœur », mais pas deux sous de cervelle.
La sincérité et, pour parler comme Racine dans sa préface, le
« cœur » et la « franchise » sont sans doute en eux-mêmes des qualités
(et même des qualités éminemment cornéliennes), mais à la cour, ces
vertus sont mortelles ; et lorsquřelles se changent en une « crédulité »
que seule peut excuser la « jeunesse » du personnage, elles ne peuvent
plus susciter chez le spectateur que la « compassion » (cřest un sentiment
tragique) due à un écervelé pris au piège dřun monstre Ŕ la cour est une
machine à broyer les magnanimes.
Mais nřy a-t-il rien de plus inquiétant dans son caractère ?
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La Rome tragique
Un monstre possible ?
La plupart des critiques sont embarrassés pour commenter les
paroles dřamour de Britannicus à Junie. Ils nřy voient quřune passion
précieuse et conventionnelle, datée, qui convenait au goût du temps
mais peut nous sembler artificielle : ce nřest plus ainsi quřon parle
dřamour aujourdřhui. Et, comme gênés par la maladresse de Racine qui
se contenterait de céder au goût des dames, il ne vont pas plus loin.
Et ils ont tort, car il y a beaucoup à dire.
Dřabord, lorsquřon regarde de près les propos de Britannicus sans
sřarrêter au vernis précieux, on sřaperçoit que les propos quřil tient au
début de la scène ne sont pas seulement une déclaration enflammée
dřamour à Junie : ils sont aussi une déclaration dřamour propre Ŕ
lřégoïsme de Britannicus affleure à chaque vers. Son amour dřapparence
conventionnel est en fait un masque qui dissimule des sentiments plus
sombres, plus inavouables.
Dřabord, retrouvant sa fiancée captive, il nřa pas un mot pour lui
demander si elle va bien, quelles sont ses dispositions, ses sentiments :
seul lřintéresse son propre « bonheur », dont on trouve deux
occurrences du mot, comme lřattestent les pronoms de la première
personne : « me », « je », et même « ce plaisir », le démonstratif jouant ici
le rôle dřun possessif. Loin de sřinquiéter de la souffrance de Junie, il ne
se soucie que de ses propres douleurs (v. 706), et pousse lřégoïsme
jusquřà rendre coupable Junie kidnappée de nřavoir pas pensé aux
tourments de son amant ! Britannicus est, comme les autres, un
égocentrique qui ne se préoccupe que de lui-même. Sa mort aux yeux
de Junie ne vise encore quřà satisfaire, fût-ce paradoxalement et de
façon, au sens propre, suicidaire, ses propres rêves de grandeur et
dřhonneur Ŕ ce nřest pas pour sauver Junie quřil aurait voulu mourir,
mais pour acquérir une réputation héroïque.
Son amour nřest pas seulement égoïste : il entre en lui une
composante sadique, comme le montre le vers 704, dans lequel il
souhaite que Junie ait formulé des « plaintes ». Non seulement il se
désintéresse de la souffrance de Junie et ne songe quřà son « plaisir »,
mais il prend plaisir à imaginer que Junie lui ait rendu des
« témoignages de douleur ou dřaffliction quřon rend extérieurement »
(cřest le sens du mot plainte dans le Dictionnaire de Furetière) :
comment qualifier son attitude autrement que par le terme « sadique » ?
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Enfin, il est habité par des rêveries morbides et de nature
théâtrale : lorsquřil évoque son sacrifice aux yeux de son amante, nřestce pas un fantasme, une mise en scène de « lřautre scène », une vision
théâtralisée et imaginaire de sa propre mort quřil nous donne à voir ?
Égoïste, sadique, obsédé par la théâtralité : dans ce portrait de
Britannicus on reconnaît, en mode mineur, les traits quřon attribue en
général à… Néron. Dřétranges parallèles se dessinent : comme
Britannicus, Néron voile sa perversité sous le masque de lřamour
galant : dans la scène 3 de lřacte II, nous avions vu le fils dřAgrippine
utiliser le code pétrarquiste pour dissimuler une passion égoïste et
monstrueuse ; dans le cas de lřempereur, la sentimentalité précieuse
apparaît dřemblée comme hypocrite, alors que chez Britannicus, elle
semble « sincère », mais en définitive, les deux discours se recouvrent
davantage quřon aurait pu le penser.
Comment expliquer cette étrange similitude, cette proximité de
personnages quřon croyait si divergents ? Cřest que la tragédie nřest
jamais manichéenne : opposer le « gentil » Britannicus au « méchant »
Néron est une simplification dont notre texte montre bien quřelle est
abusive. Comment oublier que, si lřhérédité de Néron est lourde, celle
de Britannicus lřest aussi ? Après tout, il est le fils de Messaline et
descend aussi de la « fière » et « farouche » lignée des Ænobarbus (pour
vous en convaincre, reportez-vous aux tableaux généalogiques du cours).
Ce lourd atavisme, certes, ne semble pas se traduire par une
monstruosité semblable à celle de Néron, mais cřest peut-être quřil nřa
pas la même latitude pour lřexercer : un empereur nřa quřà formuler un
désir pour le voir exaucer.
La relation Néron/Britannicus est bien celle du bourreau face à la
victime, mais seules les circonstances ont créé ce rapport. Britannicus
est bien le frère ennemi, le rival et le double de lřempereur. Ils sont si
identiques quřon en vient à se dire que Britannicus empereur aurait pu
se comporter à lřégard de son frère exactement comme Néron envers
lui… Néron lui-même (comme dřailleurs Caligula) a eu une jeunesse
prometteuse : le destin de son « frère » nřaurait-il pu être identique au
sien ? Ce jeu de miroirs vertigineux trahit le profond pessimisme de
Racine : le pouvoir corrompt, lřhérédité pèse lourdement sur nos
épaules Ŕ nous sommes tous des Nérons en puissance : seuls les hasards
de la vie assurent la distribution des rôles ; que nous soyons victimes ou
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
bourreaux, notre nature est à tous identique : nous sommes tous des
monstres, même si nous nřavons pas tous les moyens techniques de
donner libre cours à notre méchanceté.
Junie, ou les infortunes de la vertu
Des efforts désespérés et voués à l’échec
La position de Junie est plus inconfortable que celle de
Britannicus dans la mesure où elle est plus lucide : elle connaît à la fois
la présence de Néron et le danger que court Britannicus. Il lui faut à la
fois satisfaire le désir de Néron, pour sauver celui quřelle aime, mais
aussi protéger Britannicus, jaloux, fanfaron et imprudent, contre luimême.
Sa situation est dřautant plus délicate que chez Racine, le corps est
signifiant, et laisse sans cesse échapper des signes le plus souvent
incontrôlés Ŕ dřautant plus que Junie nřest pas habitué à feindre, ayant
été élevée loin de la cour. Dřoù cette apparence « glacée » quřelle adopte
devant son amant et qui résulte de la contrainte quřelle sřimpose. Alors
que la compassion suscitée par Britannicus provient de son
aveuglement et de sa franchise étourdie, celle quřinspire Junie vient au
contraire de ce quřelle est lucide et, par là, déchirée, contrainte de
désespérer son amant et de le sauver malgré lui.
Le piège de l’équivoque
Néron jouit du spectacle de la souffrance que sřinfligent
mutuellement et sur son ordre les deux amoureux. Mais il fait plus : il
condamne Junie à mentir, et par là la dégrade et la rend coupable. La
loi morale impose en effet de ne jamais mentir, quelle quřen soit la
raison ; il nřest pas de pieux mensonge : mentir, cřest mal, et Junie,
symbole de la pureté et de la droiture, le sait. Elle est pourtant forcée de
le faire, si elle veut sauver celui quřelle aime ; non seulement est-elle
contrainte de mentir, mais ce mensonge ne lui est dřaucun profit, et
cause même son malheur ! Elle ne tire donc aucun bénéfice de la faute
grave quřon lui a fait commettre, et qui ne tend en fait quřà favoriser ce
quřelle voudrait à tout prix éviter : une rupture avec Britannicus. Cřest
une torture particulièrement raffinée que lui inflige Néron.
Plus encore que le mensonge, Néron la condamne à lřéquivoque :
elle se retrouve obligée de prononcer des propos à double entente,
destinés à être compris différemment par Britannicus et par Néron Ŕ le
spectateur, qui occupe une position de surplomb, prend pleinement
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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conscience de ce double jeu censé échapper à lřun comme à lřautre
destinataire de ses discours. Or, lřéquivoque nřest pas seulement, aux
yeux de Boileau et des linguistes de Port-Royal, une faute de
grammaire : cřest une faute morale. Le langage, pour être utilisé
correctement, ne doit avoir quřune seule signification. Jouer sur les
signifiés multiples dřun discours et sur la polyvocité des mots contribue
à troubler la transparente pureté de la langue, qui est par là mise au
service de la tromperie. Cřest pourtant bien à cette dangereuse
équivoque, condamnée dans la Satire XII de Boileau (poète et grand
ami de Racine) comme « fourbe insigne », que se laisse aller Junie.
Pratiquer lřéquivoque, cřest travailler à troubler les frontières du bien et
du mal, cřest une faute morale, et cřest celle dans laquelle sřenferre
Junie, qui tient des propos ambigus, essentiellement contradictoires, et
destinés à satisfaire deux destinataires en conflit.
Junie, pratiquant le mensonge et tentant, avec maladresse, de
pratiquer un discours équivoque, se ravale au rang du monstre ; le
stratagème de Néron parvient à tous ses buts : il jouit dřabord du plaisir
de voir son rival repoussé par celle quřil aime et quřelle aime, cřest le
plus évident ; mais surtout, il a réussi à corrompre Junie : par amour,
elle a sacrifié sa vertu, sa pureté et son innocence ; elle a été contrainte
de jouer le jeu de son nouveau maître, elle sřest laissée salir et avilir :
cřest parce quřelle a manqué à elle-même au plan moral, bien plus que
parce quřelle a chassé Britannicus pour le sauver, quřelle devra expier.
Junie est souillée : il lui faudra passer le reste de sa vie chez les Vestales
pour effacer cette ombre portée sur sa pureté virginale.
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La Rome tragique
Le personnage principal de la scène : Néron
Le personnage principal de cette scène est… Néron, « invisible et
présent ».
La réalisation du fantasme : le « passage à l’acte »
Cette scène actualise son rêve de faire couler les larmes de Junie
(II, 2).
Un politique habile
Cette scène lui permet de sonder son rival, en amour et en
politique.
Un esthète répugnant et un spectateur pervers
Néron est, comme on lřa vu, un spectateur dépravé, ici plus que
jamais.
Le spectateur est un double de Néron, mais la nature du plaisir
quřil prend est doublement différent de celui éprouvé par lřempereur
psychopathe :
1) dřune part, il ne contemple pas les deux amants par goût
voyeuriste et amour de la souffrance ;
2) dřautre part, il contemple des acteurs qui représentent des
personnages de fiction : Néron est trop « farouche », cřest-à-dire trop
sauvage, donc trop peu civilisé, pour percevoir la différence quřil
convient de mettre entre des douleurs feintes et des douleurs réelles ; il
jouit du spectacle de sentiments réels qui ne doivent susciter que
lřhorreur et le dégoût, alors quřun authentique spectateur est capable de
goûter le spectacle de sentiments feints : le vrai spectateur de théâtre sait
que Britannicus et Junie sont joués par des acteurs, mais, tout en
sachant que leur douleur nřest pas réelle, il peut faire comme s’ils étaient
réellement Britannicus et Junie, et compatir à cette fiction. Ils sont
capables de suspendre leur incrédulité, acte qui nécessite un niveau de
culture très élevé auquel le « farouche » Néron, spectateur dépravé, resté
sauvage en dépit des apparences, ne peut parvenir : il lui faut une
« vraie » douleur pour nourrir son goût esthétique qui sřen trouve par là
dépravé.
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Jean Racine, B
Conclusion
Dřun point de vue dramaturgique, cette scène est dřune grande
importance.
1) Certes, dřune part, Junie ne tombe pas dans le piège que lui a
tendu Néron en laissant voir trop ouvertement son amour : elle renvoie
Britannicus qui, dépité, se croit mal aimé ; elle « exauce » ainsi les vœux
de Néron, et doublement, puisque par là elle se ravale à son niveau en
faisant lřactrice à des fins mauvaises.
2) Mais (et cřest là que réside le tragique de la scène), ces efforts si
douloureux consentis par Junie nřauront servi à rien : par dépit, par
présomption, par jalousie, et malgré les avertissements obscurs de Junie
(ou, pire encore, à cause dřeux, parce que ses propos à double entente
ont aiguisé la jalousie du jeune homme), Britannicus a prononcé
plusieurs phrases qui ne compteront pas pour peu dans la décision de
Néron de mettre à mort son « frère » au cours du banquet funèbre de la
dernière scène : il pensait ne trouver en Britannicus quřun amoureux,
et il trouve un séditieux dangereux Ŕ quand bien même toute sa
rébellion se réduirait-elle à des fanfaronnades verbales. Cřest la
première étape du mécanisme infernal qui mènera le fils de Claude à la
mort.
Sur le plan métaphysique cette scène aussi est importante : cřest
celle de la « souillure » de Junie, moralement violée par Néron : il lui
faudra passer sa vie chez les Vestales pour expier cette faute
impardonnable quřelle a commise : lřéquivoque.
4. EXPLICATION : ACTE IV, SCÈNE 2 (V. 1115-1287)
Cette scène est celle de la rencontre, tant attendue et reportée
depuis le début de la pièce, entre Agrippine et Néron. Recherchée par
la mère de lřempereur depuis lřouverture du rideau, ce nřest finalement
pas à sa demande, mais à celle de lřempereur quřAgrippine va
rencontrer son fils : cette entrevue est une comparution de lřaccusée
devant celui qui est à la fois son juge et son accusateur ; en effet,
devenue suspecte au pouvoir, Agrippine a été, à la fin de lřacte III,
assignée à résidence par Néron dans le palais impérial.
Le premier enjeu de cette scène concerne donc la défense
dřAgrippine (v. 1099), sommée de sřexpliquer sur le rôle quřelle joue
dans les complots tramés par Pallas pour le compte de Britannicus.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
Aussi ne sřétonnera-t-on pas que tout lřacte soit dominé par la présence
de la rhétorique, et plus spécialement de celle qui a cours dans les
tribunaux, la rhétorique judiciaire, sous ses deux formes principales que
sont le plaidoyer et le réquisitoire. Cřest lřintérêt dramatique le plus
évident de notre scène : Agrippine sortira-t-elle blanchie de cette
confrontation ?
Mais cette scène possède encore un second enjeu : Agrippine
détient entre ses mains le sort des autres personnages de la tragédie :
Junie, Britannicus et même, dans une certaine mesure, Burrhus ; au
moment où elle parle, Narcisse a déjà été chargé de trouver les moyens
de supprimer le fils de Claude : parviendra-t-elle, au cours de son
apologie, à présenter des arguments qui non seulement la sauveront
elle-même, mais protégeront aussi les autres protagonistes de la fureur
de Néron ? Pourra-t-elle stopper Néron sur le bord du précipice ? Il
sřagit pour Agrippine de convaincre : et cřest pourquoi, à la rhétorique
« judiciaire », sřajoute une rhétorique « délibérative » destinée à
persuader Néron dřagir dans le sens quřelle souhaite (réhabilitation de
Pallas, réconciliation avec Britannicus, et surtout pardon pour ellemême).
Cřest sur ces deux questions, dont lřissue est incertaine, que
repose le suspense de cette scène qui correspond très exactement à ce
quřon appelle dans une tragédie la crise, cřest-à-dire le moment où les
tensions et les conflits sřexaspèrent au point que les antagonismes ne
peuvent trouver de résolution que par lřécrasement dřun des deux
personnages en lutte : Néron et Agrippine se sont jusquřici porté des
coups indirects, leur affrontement devient ici direct, le ton violent, les
accusations mutuelles sont portées à fleuret démoucheté. Tous deux
sont allés trop loin dans les diatribes et les menaces : il nřy aura plus de
demi-mesure possible désormais Ŕ soit Néron restera pour toujours sous
la coupe de sa mère, soit il sřen libérera et commencera une carrière de
monstre.
Cřest donc encore ici, comme souvent, sur le fonctionnement
rhétorique de la scène que repose lřintérêt dramatique : selon
quřAgrippine parviendra ou non à gagner à ses vues son interlocuteur,
lřaction sřinfléchira dans une direction ou une autre. Cřest pourquoi
cette scène de « crise » est la scène-clef de la pièce.
Le plaidoyer dřAgrippine (v. 1115-1222), ou la mère coupable
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
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Observons la stratégie employée par Agrippine. Dans sa première
tirade, elle prend Néron de haut, lui intimant lřordre de sřasseoir ; elle
refuse seulement de sřenquérir des raisons de son arrestation (quřelle
connaît bien : cřest une femme de cour qui sait mentir) mais,
paradoxalement, loin de jouer lřinnocence (le rôle ne lui conviendrait
pas bien), elle va se justifier de tous les crimes dont Néron ne lřaccuse
pas, et pour cause, puisquřil leur doit le trône quřil occupe.
Cette litanie des meurtres et des crimes commis par Agrippine
permet à Racine de brosser un tableau saisissant de Rome ; la vision
quřil nous en donne est bien différente de celle quřon avait pu trouver
dans Horace, où la Ville éternelle était présentée comme un modèle de
vertu, de virilité, de courage et de résignation stoïcienne. Ici, rien de
tel : dans ce discours quřAgrippine ne cherche pas à farder, lřEmpire
naissant est donné pour ce quřil est, un marécage où le pouvoir se
convoite et sřobtient à force dřintrigues, dřempoisonnements,
dřincestes, de brigue et de corruption généralisée ; la noirceur des
mœurs et la peinture au vitriol de la dynastie julio-claudienne, si elle
vient de Tacite, est aussi à mettre en parallèle avec le jansénisme de
Racine : pour les jansénistes de Port-Royal, la société humaine,
composée dřindividus régis par lřamour-propre, est inévitablement le
lieu où sřaffrontent toutes les ambitions.
Les arguments dřAgrippine possèdent une grande force : son
discours est organisé par paliers successifs qui retracent les différentes
étapes non seulement de sa propre conquête du pouvoir, mais surtout
la façon dont elle sřy est pris pour que son fils devienne empereur : elle
lui rappelle ainsi que ce nřest ni à lřhérédité, ni à sa valeur personnelle
que Néron doit de régner, mais uniquement aux intrigues de sa mère.
Les figures sont nombreuses et bien choisies : lřeuphémisme pour
atténuer la noirceur de son passé (v. 1136, 1175), lřaccumulation, la
prière pathétique au ciel (v. 1275-1278), lřasyndète (v. 1119, 1138,
1143).
Lřéloquence est habile, mais pourtant, elle échoue : Néron ne se
laisse absolument pas démonter. Pourquoi ?
1) Loin de se défendre, elle attaque, alors quřelle est en position
de faiblesse, puisquřil est vrai quřelle a voulu jouer Britannicus contre
son fils : la tactique nřest pas bonne.
2) Elle attend de son fils un respect filial mû par la voix du sang,
alors quřelle-même a toujours été sourde aux devoirs de la nature,
comme le montre son mariage incestueux avec Claude.
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La Rome tragique
3) Elle attend de son fils un sentiment noble, généreux et
désintéressé, la gratitude, alors quřelle-même est en train de donner la
preuve que tout sa « carrière » politique a été construite sur le déni des
valeurs et des principes moraux : de quelle gratitude a-t-elle fait preuve
envers Claude, qui lui a accordé tout, absolument tout ce quřelle
demandait ? Dřailleurs, elle omet de mentionner, et son fils le lui
rappellera, que ce nřest pas (ou pas seulement, ou pas dřabord) son
amour pour Néron qui lřa poussé à commettre toutes les turpitudes qui
lui ont permis de sřemparer du pouvoir, mais que cřest pour gouverner
à travers lui quřelle a voulu le faire empereur : comment, dans ces
conditions, exiger de la « gratitude » de la part de son fils qui nřétait à
ses yeux quřun instrument entre ses mains.
Il y a ainsi quelque chose de paradoxal, et comme une faille, dans
lřargumentation dřAgrippine, qui explique pourquoi sa belle éloquence
pompeuse sřécroule.
4) On peut encore ajouter une quatrième raison à cet échec :
lřinadaptation des arguments au destinataire, qui se révèle incapable de
les entendre. Les manuels de rhétorique (par exemple celui de Bernard
Lamy, publié en 1675 sous le titre L’Art de parler) insistent tous sur la
nécessité dřaccommoder ses arguments au tempérament, au caractère, aux
dispositions du destinataire. Ici, Agrippine, aveuglée par sa passion de
dominer, son désir impatient de retrouver son pouvoir, et son inimitié
avec son fils, se trompe de moyens : rappeler à Néron lřétendue de la
dette quřil aurait contractée envers sa mère, sur le mode « après tout ce
que jřai fait pour toi », ne peut quřirriter lřempereur qui, nřayant rien
demandé à sa mère, se sent libre de toute reconnaissance ; Néron refuse
dřentrer dans une logique dřéchange envers sa mère. De plus, comme
dit lřadage, les bienfaits, ne restent jamais impunis : la psychologie
humaine est telle quřon supporte mal dřêtre trop redevable envers
autrui. Enfin, si les arguments ne portent pas, cřest quřAgrippine se
contente de rappeler son passé à un empereur qui en est encombré et
cherche à se libérer de ses chaînes et de ses entraves, à commencer par
celles qui lřattachent à ses origines personnelles, et à lřorigine
scandaleuse de son pouvoir.
Lřargumentaire employé par Agrippine, objectivement
convaincant, ne sřaccommode pas au tempérament de son fils, et est
donc voué à lřéchec ; il ne peut que fâcher davantage Néron, être non
seulement immoral, mais encombré par un passé dont il souhaite se
dégager : Agrippine, en se présentant comme le dépositaire des
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Jean Racine, B
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ignominies qui ont accompagné le couronnement de Néron, devient
lřincarnation dřun passé scandaleux dont elle serait le monument ; elle
ne peut faire figure aux yeux de Néron que de statue du commandeur
dont il cherchera bien vite à se débarrasser, pour faire disparaître avec
elle les souvenirs dřune accession au pouvoir fort trouble.
La riposte de Néron : réquisitoire contre réquisitoire (v. 12231257)
Inaccessible aux vues de sa mère, Néron se contente de dresser la
liste des accusations qui ont entraîné sa mise en résidence forcée et sa
comparution : Néron connaît sa dette envers Agrippine, il ne la discute
pas et reçoit lřintégralité du discours de sa mère avec une impudence
effrontée (« sans vous fatiguer du soin de le redire ») ; mais cette dette
ne lui paraît pas une raison suffisante pour laisser sa mère régner à sa
place, et il va en expliquer les raisons :
1) Agrippine nřa hissé Néron au sommet de lřempire romain que
pour assouvir son intérêt personnel ;
2) Lřempire exige dřêtre gouverné par un sceptre tenu par un
homme ; Néron pointe ainsi lřerreur majeure commise par sa mère : en
soumettant toute sa stratégie politique au couronnement de son fils,
elle a oublié un détail : le jour de son triomphe absolu, la prise du
pouvoir par Néron, a été, en même temps, celui de sa défaite complète,
puisquřelle a perdu à ce moment le contrôle de la situation et que tous
les pouvoirs ont été remis entre les mains de son seul fils, qui, le jour
venu, pouvait en faire ce quřil voulait Ŕ et cřest ce qui est arrivé ;
3) Il exprime sa volonté dřagir librement et à sa guise ;
4) Enfin, et surtout, il reproche à Agrippine ses menées
séditieuses : cřest la partie la plus grave de son accusation : lèse-majesté,
haute trahison ne sont pas des petits griefs.
La mère blessée (v. 1258-1286)
À cette dernière accusation, qui fait réagir Agrippine, celle-ci ne va
pas répondre sur le terrain public et politique, elle va déplacer le débat
sur le terrain de la sphère privée Ŕ non en comploteuse, mais en mère.
Cette seconde défense paraît plus maladroite que la première,
moins bien construite. Agrippine, désemparée, est à bout dřarguments :
elle est réduite à mentir (« ingrat, lřavez-vous cru ? »), puisquřelle a
effectivement caressé lřidée dřaller présenter Britannicus à lřarmée. Pour
la première fois toutefois, elle est lucide : elle comprend quřelle est prise
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La Rome tragique
dans un étau tragique, et que sa situation nřa pas dřissue Ŕ elle a raison
en effet lorsquřelle avance quřelle nřa rien à attendre dřune élection de
Britannicus à lřempire, car sous le règne du fils de Claude, elle se
trouverait bientôt en butte à des accusations plus graves encore que
celles que lui adresse son fils ; autrement dit, elle avoue que toute sa
stratégie depuis le début de la pièce est vaine : pourquoi favoriser le
mariage de Britannicus et Junie ? Au fond, elle nřa aucun bénéfice à en
espérer. À Néron qui lui reprochait dřagir par intérêt, elle répond (et
cette confidence doit la surprendre elle-même, car elle croyait
réellement agir par intérêt personnel), quřelle a tout à perdre dans la
conspiration quřelle encourage. Cřest cette lucidité soudaine et
passagère (cřest le seul moment de la pièce où Agrippine mesure
lřimpasse tragique dans laquelle elle se trouve) qui rend soudain
pitoyable un personnage qui paraissait surtout, dans la tirade précédente,
une femme politique terrifiante : elle apparaît comme une mère bafouée
et humiliée, mère possessive, mère sacrificielle aussi, qui a tout cédé à
son fils et verrait dřun bon œil la perte de sa vie sřil garantissait pour
toujours le pouvoir à Néron. Agrippine, aussi curieux que cela semble,
parvient ici à provoquer la compassion du spectateur : lucide et
aveuglée, doublement passionnée, pour son fils et pour le pouvoir, à la
fois sincère et hypocrite, elle est ici, plus que partout dans la pièce, un
personnage éminemment tragique.
Dans ce passage, elle révèle à elle-même, autant quřelle le dévoile à
Néron et au spectateur, le fond de son âme, où se mêle vilenie, égoïsme
cynique, soif de régner et, au milieu de tout cela, un amour maternel
qui lřa conduit au point de lřaveugler, et qui seul explique la position
fâcheuse dans laquelle elle se trouve : si elle nřavait agi que pour elle
seule, elle nřeût pas cherché à faire de Néron lřhéritier du trône, ni à
accélérer son accession au pouvoir grâce à lřempoisonnement de son
mari. Lřamour dřAgrippine pour Néron (et cřest ce dont elle prend
soudain conscience avec amertume), est la vraie raison de sa disgrâce.
Conclusion
Le personnage de la mère dévouée jusquřau sacrifice pour
favoriser un fils négligent va réussir (au moins en apparence), là où celui
de la victime dřune injustice politique avait échoué : dans un vers
laconique qui fait lřeffet dřun coup de théâtre inattendu, Néron va
souscrire aux vues de sa mère, lui demander ce quřelle souhaite et lui
rendre sa liberté.
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Grisée par la perspective de retrouver son pouvoir perdu,
Agrippine oubliera tout : la prudence, la complexité de la situation,
lřimpasse où elle se trouve, quřelle avait envisagée avec clairvoyance,
vont céder la place aux ordres impérieux, univoques, de celle qui pense
avoir pour toujours restauré son prestige. Peut-être Néron était-il sincère
lorsquřil renonçait à lřaccabler pour acquiescer à ses demandes, et peutêtre la maladresse de ces ordres trop cassants ont-il suffi à le faire
revenir dans les dispositions où il se trouvait précédemment.
Le suspense repose ici sur lřignorance où se trouve le spectateur
des réelles intentions de Néron : sřachemine-t-on vers une
réconciliation générale, un finale de comédie ? La suite montrera quřil
nřen est rien.
5. EXPLICATION : IV, 3, V. 1337-1376
En cet acte IV qui est celui de tous les dangers, mais qui semble
aussi celui de tous les possibles, la tension continue de croître : on y
découvre que Britannicus va mourir « avant la fin du jour » , la notation
temporelle renvoyant de façon pressante à lřurgence du temps tragique
conçu, on lřa vu, comme une machine infernale. Si cette scène est
dramaturgiquement capitale, cřest quřelle est en effet le lieu dřune
nouvelle péripétie, dřun autre retournement de lřaction. Néron avait
feint de céder à sa mère, nous avons découvert quřil nřen était rien, et
maintenant, voilà lřempereur qui pour de bon se laisse réconcilier par
Burrhus.
Je proposerai deux axes de lecture pour le passage que nous avons
à expliquer :
1) dřune part, on peut sřinterroger sur les raisons rhétoriques de
lřefficacité du discours de Burrhus : pourquoi réussit-il là où Agrippine
nřétait parvenue à soutirer à Néron quřun acquiescement de façade ? Et
pourquoi cette « conversion » de Néron à la « vertu » sera-t-elle aussi
provisoire, puisque Narcisse le fera basculer du côté du mal à la scène
suivante ?
2) que nous révèle ce discours sur le personnage de Burrhus et sa
conception de la vertu ? Est-il réellement, comme on le dit souvent, un
personnage « cornélien » ? Pour y répondre, nous ne nous cantonnerons
pas à la lecture de cette seule scène, mais nous nous pencherons dřune
façon plus générale sur le personnage de Burrhus.
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La Rome tragique
Éléments pour lřexplication
Burrhus déploie toute son éloquence pour détourner Néron de
son projet.
- Plus que de lřhorreur de son crime, il tâchera de lui faire
prendre conscience de ses funestes conséquences.
- Plutôt que dřessayer de toucher son sens moral et de lui faire
voir quřil est contre la nature de tuer son « frère », il fera appel à la
crainte, en montrant à Néron que le meurtre de Britannicus va
lřengager dans un cycle infernal (il devra tuer ceux qui essaieront de
venger Britannicus et ceux-ci susciteront à leur tour de nouveaux
vengeurs), et quřainsi sa vie sera tous les jours un peu plus menacée ;
- mais il fera surtout appel à la vanité de Néron, dont il sait
combien il est sensible à lřencens, combien il aime être adulé, en lui
montrant quřil va détruire par ce crime la bonne image quřil a dans
lřopinion publique et quřil va devoir renoncer aux applaudissements
que lui prodiguent les Romains : ce sont les « agréments » de la vertu
quřil lui expose… mais une vertu qui a pour but le plaisir nřest plus la
vertu, seuls la satisfaction de la conscience et lřamour de faire le bien
pour lui-même, indépendamment du bénéfice quřon en retire,
devraient entrer en ligne de compte. Il tâche aussi de faire vibrer la
corde de la réputation, en montrant à Néron la piètre image que
donnera le souvenir dřun tyran Ŕ là encore, il serait aisé de lui opposer
que la vraie vertu se moque de la reconnaissance et préfère même rester
cachée aux yeux du monde ; ce nřest que lřapparence de la vertu que
Burrhus souhaite préserver à Néron, comme sřil avait compris que la
vraie justice lui était devenue inaccessible.
La stratégie de Burrhus est ainsi radicalement inverse de celle
dřAgrippine : il emploie des arguments qui en eux-mêmes ne valent pas
beaucoup, mais qui sřaccordent parfaitement avec le tempérament et les
vices de son interlocuteur. La situation est aussi tragique quřelle lřétait
dans la scène précédemment étudiée : Burrhus lřemporte
techniquement, obtenant réellement ce quřAgrippine avait seulement
cru obtenir, puisque à la fin de la scène, Néron est vraiment décidé à
faire ce quřil feignait seulement de vouloir faire à la fin de la scène
précédente, se réconcilier avec Britannicus ; mais sur le fond, Burrhus
se leurre en pensant avoir ramené Néron dans la vertu Ŕ Néron y est
devenu totalement inaccessible. La position de Burrhus est
inconfortable : le héraut de la vertu stoïcienne a dû condescendre à
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jouer sur des émotions basses pour tenter de ramener lřempereur du
côté du bien ; il accepte ainsi que la vertu de son élève ne soit quřune
vertu dřapparence.
Burrhus pense-t-il sincèrement que Néron est encore libre de
« choisir » la voie de la vertu ? Le simple fait que (contrairement à
Agrippine qui misait sur la possible « gratitude » de son fils) aucun des
arguments quřil emploie nřait en vue un souci du bien authentique et
désintéressé paraît le démentir. Que Burrhus sřaveugle de bonne foi ou
quřil fasse preuve de duplicité, et malgré le succès de son discours, ses
propos mêmes nous montrent que Néron, inaccessible à un vrai
discours de la vertu, nřa plus le choix : il a déjà basculé du côté obscur.
Cette scène fonctionne donc sur un malentendu : Burrhus croit
avoir touché la corde de la vertu, mais, sřil a fait hésiter Néron, cřest
parce quřil a atteint dřautres dispositions chez lřempereur : la vanité (à
travers lřévocation du plaisir de se faire aimer), la peur (les tyrans
détestés craignent en permanence un complot), la lâcheté (celle qui
lřavait poussé à reculer avant de condamner un coupable). Néron, loin
dřêtre converti, est toujours le même apprenti monstre quřil était au
début de la scène, aussi Narcisse nřaura-t-il aucun mal à le retourner
encore une fois, non en lui parlant de vertu, mais simplement en lui
montrant que, dřun point de vue strictement pragmatique, ses craintes
sont vaines.
Mais si Burrhus accepte, pour remporter son affrontement,
dřemployer des arguments moralement douteux, nřest-ce pas que sa
propre droiture morale est incertaine ?
6. EXPOSÉ :
LE PERSONNAGE DE
VRAIE ET FAUSSE VERTU
BURRHUS,
ENTRE
Un professeur de vertu naïf…
Les manuels présentent souvent Burrhus comme un parfait héros
cornélien, adonné à la vertu et à lřhonneur ; le pédagogue de Néron,
vieux soldat, serait en quelque sorte le dernier représentant de cette
simplicité romaine, de cette virtus si souvent célébrée par Corneille et
que nous avons eu lřoccasion dřétudier dans Horace. Il avoue ainsi sa
franchise, dont il reconnaît quřelle est bourrue et maladroite (v. 174), et
qui justifie sa liberté de parole imprudente. Il revendique aussi une
vertu austère et intransigeante qui le pousse à ne jamais mentir
(« Burrhus pour le mensonge eut toujours trop dřhorreur », v. 141). La
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préface de Racine confirme cette première impression qui nous est
laissée par la pièce : « Jřai choisi Burrhus pour opposer un honnête
homme à cette peste de cour [i. e. Narcisse] » ; en cela, Racine se
conforme à Tacite, qui nous donnait du pédagogue une image
vertueuse qui le pousse, dans la pièce, à défendre Britannicus au péril
de sa sécurité (il lui serait plus facile de flatter lřempereur), à soutenir le
désir dřautonomie de son élève quřil voit dřabord avec plaisir
sřaffranchir de la tutelle de sa mère, jugée fort dangereuse, et à
prononcer une violente diatribe contre lřamour et ses conséquences
désastreuses (III, 1) : il parle en moraliste, et même en censeur, comme
il convient à un soldat et à un précepteur. Il nřest pas dépourvu dřun
certain idéalisme, quand bien même ses élans généreux et naïfs seraient
voués à lřéchec (v. 1305-1309 ; 1386-1389). Ses appels à la modération
face à la colère dřAgrippine sont à rapprocher de lřidéal stoïcien « sustine
et abstine » qui préconise de garder en toutes circonstances son calme et
son sang-froid, la colère étant, disait Sénèque, une courte fureur (« ira
furor brevis »).
Cette image pour ainsi dire « cornélienne » de Burrhus domine
toute la critique depuis La Bruyère (« Quelle grandeur ne se remarque
point en Mithridate, en Porus, en Burrhus », Caractères, « Des ouvrages
de lřesprit », 54), et Voltaire (« Burrhus est admirable dřun bout à
lřautre », Commentaires sur Corneille), et de tels jugements nřont guère été
remis en cause avant les années 1970, à lřépoque où « lřère du
soupçon » invitait à jeter un nouveau regard sur les parangons de vertu.
Et la réputation de probité de Burrhus ne sřest pas éteinte pour autant,
et on la retrouve souvent encore aujourdřhui.
Que penser pourtant de ces proclamations dřhonnêteté et de
franchise ? On a déjà eu lřoccasion de voir que les personnages un peu
trop libres de parole ne pouvaient survivre à la cour, comme le
montrent les exemples funestes de Britannicus et de Junie ; or, Burrhus
sřest assez bien fait à cette existence… Nřest-ce pas parce quřil nřest pas
aussi franc quřil le laisse croire ?
… ou un courtisan retors ?
Lorsquřon regarde de plus près quelle est la teneur de ses propos,
et quel a été son rôle dans lřaccession au trône de Néron, on sřaperçoit
que sous ces dehors dřhonnête rudesse se cache un courtisan retors.
Dřabord, les brevets de vertu quřil sřaccorde apparaissent bien
souvent comme de creuses rodomontades. Ainsi, il menace avec
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emphase de se suicider, à la manière traditionnelle des héros stoïciens,
si Néron en venait à faire tuer son frère : il nřen fera rien. Ses
avertissements de se donner la mort nřétaient donc quřune comédie
hypocrite, de la même veine que celles quřaffectionne lřempereur ; tout
se passe comme si, à force de le fréquenter, le vertueux Burrhus sřétait
fait « néroniser » par lřempereur.
Ensuite, sa vertu apparaît comme moins désintéressée quřon ne
lřaurait cru : cřest par vanité quřil a éduqué Néron, pour se faire
applaudir dřavoir redressé par son art et ses maximes morales la
mauvaise nature de son élève, comme on le remarque dès lřexposition :
avec la mère de lřempereur, lorsquřil croit encore avoir lřoreille de son
disciple, il manie lřinsolence et la duplicité, et laisse éclater son orgueil
(v. 169-220) : sřil admire la liberté nouvellement conquise de Néron,
cřest quřil pense que lřempereur est maintenant capable de sřavancer
tout seul dans lřheureux chemin que lui-même a tracé ; il jubile à penser
que lřempereur est une créature quřil a forgée selon son désir, un
empereur philosophe habité par la vertu, sans doute, mais surtout un
empereur Galathée dont il ferait vanité dřavoir été le Pygmalion,
comme le lui laisse entendre Agrippine (v. 223). À y prêter plus
dřattention, on sřaperçoit que sa vanité et son sentiment de supériorité
transparaissent partout, dès ses premières paroles où il ravale Agrippine
au rang de sujet comme les autres (« au public », v. 135, comme si elle
ne connaissait pas tous les détours du palais impérial !), tout en
sřarrogeant les droits privilégiés dřun délégué de lřempereur (v. 129) :
Burrhus est tout infatué de sa fonction, plein de dédain et dřingratitude
pour celle à qui il doit tout, bouffi dřune arrogance masquée par la
vertu derrière laquelle il se drape. Cřest lřamour de lui-même, ce
détestable amor sui (amour-propre) dont les jansénistes faisaient la
source de tous les maux, qui anime Burrhus, plus que lřamour gratuit
de la vertu ; pour le dire avec les catégories du temps : sa vertu nřest
quřune fausse vertu, une vertu apparente, un masque honorable de
vertu posée sur un fond de vice, du plus grave des vices Ŕ lřorgueil.
Sa boursouflure crèvera dřun seul coup lorsquřil prendra
douloureusement conscience que si Néron échappe à sa mère, il lui
échappe à lui aussi (v. 802) : par une ironie toute tragique, il découvre
que cette liberté nouvelle de lřempereur, quřil avait tant vantée devant
Agrippine, sřexerce à ses dépens, et que son élève est en train de lui
échapper à lui aussi, de le trahir et de passer du côté obscur. Même
après cette découverte, il tardera à rejoindre le parti dřAgrippine et
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continuera, contre toute logique, à défendre son élève : cette apologie
de Néron de lřacte III scène 3, alors quřil sait que les dernières décisions
de lřempereur sont injustifiables, ne sřexpliquent que par une seule
raison : par amour-propre et vanité, il refuse dřavouer une vérité qui est
pour lui insupportable, et qui est que son élève est en train de voler de
ses propres ailes, que tout son projet pédagogique se solde par un échec
cuisant, quřil a failli à sa mission ; cřest la raison pour laquelle il
« farde » (cf. v. 174) le comportement de Néron et tâche de présenter ses
dernières décisions sous un jour présentable, au lieu de confesser ses
erreurs et de sřallier avec Agrippine (ils nřuniront leurs causes que
lorsquřil sera trop tard, acte V sc. 7). Burrhus aussi est un personnage
tragique, en ce quřil est aveuglé Ŕ aveuglé par son amour-propre.
En outre, on voit ce soldat austère amené à défendre lřinéquité,
par exemple lorsquřil justifie lřenlèvement inexcusable de Junie (v. 235244) en omettant quřelle a été emmenée par force et retenue contre son
gré ; ou lorsquřil explique la nécessité de lřexil de Pallas (v. 821 sqq.) ; ou
encore quand il légitime son action lors de la prise de pouvoir par
Néron, arguant de lřargument, douteux, que Néron jouissait de droits
au trône aussi puissants que ceux de Britannicus (v. 860). Le leçon de
ces exemples passés et présents est claire : loin dřêtre un intraitable
philosophe incapable de transiger avec la morale, Burrhus a passé sa vie
à se compromettre, depuis le temps quřil sert Agrippine et quřil est, de
ce fait, complice, au moins objectif, de ses crimes ; ainsi, il a, par
exemple, obtenu à Néron lřacclamation de lřarmée (cřest cette dernière
qui faisait et défaisait les empereurs) ; Agrippine lui rappelle quřil était
au courant de ses intrigues (v. 813-814), et que son personnage de
vierge effarouchée ne lui sied guère : ce nřest quřune pose hypocrite.
De plus, et cřest le plus grave, Burrhus est amené à mentir et à
tricher, comme les autres, ainsi que le font remarquer Agrippine
(v. 140) et Narcisse (v. 1161-1162) : il ment ainsi lorsquřil fait croire à la
mère de lřempereur que cřest pour lřentretenir que son fils lřa retenu
dans le palais (v. 1102) Ŕ il sait bien les vraies raisons qui lřont poussée
à mettre sa mère en résidence surveillée, il ment lorsquřil lui dit que
Pallas nřa été exilé « quřà regret » (v. 825), alors quřil sait que ce départ
est le fruit de la haine que voue Néron au partisan de sa mère (v. 761762). Certes, Burrhus ne ment que pour la bonne cause : précepteur de
Néron, sa position, entre une mère abusive et un fils dénaturé, nřest
guère confortable ; il lui faut calmer successivement lřune et lřautre
pour tenter de ramener la paix et lřharmonie mais, pour y parvenir, il
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lui faut biaiser avec la vérité, et un mensonge reste toujours un
mensonge, quelles que soient les bonnes intentions qui ont poussé à le
proférer.
Enfin, juste avant la grande entrevue de lřacte IV sc. 2, il donne à
Agrippine des conseils patelins et dřun opportunisme cynique
confondant (v. 1109-1113) : il faut se soumettre au pouvoir et le flatter
si lřon souhaite sřaccaparer quelques miettes dřinfluence ; Narcisse ne
parlerait pas autrement : à fréquenter la cour, Burrhus a décidément
beaucoup appris, malgré lui et en dépit de ses principes.
Conclusion
De même que Britannicus est un double de Néron, un Néron en
mineur, de même Burrhus nřest-il pas si différent au fond de son
contrepoint Narcisse, comme ce dernier le fait dřailleurs remarquer à
lřempereur (v. 1461-1462) : lřamour-propre, lřambition, la vanité le
gouvernent lui aussi. Chez le second, les vices se voient à découvert,
tandis que chez le premier, ils sont cachés : nřen sont-ils pas plus
dangereux ? Le vertueux Burrhus se retrouve non seulement
« néronisé », mais « narcissisé », contaminé par lřatmosphère délétère et
corruptrice de la cour.
Comment expliquer ce double jeu de Burrhus ? Nřest-il quřun vil
hypocrite ? Non, bien sûr, et cřest là que réside toute la distance qui le
sépare de Narcisse : ses intentions étaient pures, il a toujours, jusquřau
bout, voulu rester du côté de la vertu et travaillé au bien commun et au
bonheur de lřempire. Seulement, ces beaux idéaux nřont pas résisté
dřune part à la violence de son amour-propre, de lřautre au choc avec le
monde réel. Naviguant entre la prudence pédagogique et la
complaisance intéressée, il lui a fallu se compromettre, accepter de
transiger, et par là déchoir. La société humaine, selon les jansénistes, est
inévitablement corrompue et corruptrice, car tous les hommes sont
mauvais ; autrement dit : la société nřest pas réformable. Non
seulement aucun homme vertueux nřest en mesure de travailler à
lřamélioration politique, morale et sociale de la société humaine, mais
le mal et la perversion qui la conduisent risquent au contraire de
rejaillir sur cet homme plein de bonnes intentions, et qui se retrouvera
bientôt aussi vil et abject que ses contemporains quřil prétendait
améliorer Ŕ cřest bien le sort réservé au malheureux Burrhus, plein de
bonnes volontés, mais qui, à force dřaccepter les compromis, finit par
accepter de petits arrangements avec la morale fort dégradants.
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Rappelons la solution préconisée par les jansénistes face à la perversité
du « monde » : le fuir, préférer à la société une vie dans la retraite et la
solitude, loin du commerce des hommes. Lřéchec de Burrhus nous
montre que cřest en effet la seule voie possible, comme il finit par le
comprendre : au v. 1617, il renonce à la cour qui lui est devenue
« odieuse » et opte pour une retraite loin du palais.
7. EXPLICATION : ACTE V, SCÈNE 6
Britannicus se termine par un dénouement à double détente :
dřabord, première phase du dénouement, le meurtre de Britannicus Ŕ
certains critiques estiment que Racine aurait pu arrêter là sa pièce, les
dernières scènes étant hors-sujet et inutiles ; ensuite, la peinture de
lřaccablement moral de Néron à la dernière scène.
La scène que nous expliquons ici se situe précisément entre ces
deux moments de la « catastrophe ».
Problématique : Dans quelle mesure cette scène participe-t-elle au
dénouement ? Quelle est sa fonction ?
Axes de lecture :
1) Le vrai visage de Narcisse
Toujours hypocrite (il sřabrite derrière le faux-fuyant de la raison
dřÉtat pour justifier un meurtre dont les vraies motivations sont
inavouables), mais il apparaît à visage découvert comme un traître,
puisque les autres personnages croyaient jusque-là quřil était le
confident de Britannicus… dont il justifie la mise à mort ; dřoù
lřexpression horrifiée dřAgrippine.
2) L’annonce de la suite du règne : le décloisonnement du temps tragique
La prophétie participe pleinement au dénouement dans la mesure
où elle nous prévient du châtiment que subira Néron Ŕ cette
description anticipative de la suite désastreuse du règne est dřautant
plus nécessaire que la punition de Néron est reportée dans un avenir
trop lointain pour que la tragédie, cantonnée aux vingt-quatre heures
de rigueur, puisse la représenter. Si lřaction tragique est enfermée dans
une révolution du soleil, ainsi quřAristote puis Chapelain lřavaient
exigé, la tragédie propose des ouvertures sur le passé et sur le futur, en
particulier grâce au personnage dřAgrippine, qui nous a brossé à lřacte
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IV une description au vitriol du fonctionnement de lřempire au temps
de Claude, et qui nous propose maintenant une échappée vers les
années qui vont sřécouler : cřest par son entremise que Racine parvient
à évoquer ce tableau sombre de lřhistoire romaine qui nous est ainsi
donné à voir, avec ses brigues, son climat décadent, ses crimes aussi,
bref son immoralité.
3) Une Agrippine inattendue
Agrippine devient une Érynie vengeresse dont le souvenir
accablera un Néron à demi-fou : le dénouement nřest pas sans
ressembler à celui dřAndromaque. Sa tirade est une scène de
malédictions et dřimprécations comme la tragédie en est fort riche
(quřon songe par exemple à la Camille dřHorace, dont les visions
anticipaient de plusieurs millénaires la chute de Rome). Elle découvre à
son fils lřavenir sombre de lřempire et lřhorreur de son règne.
Il est malgré tout curieux de découvrir la mère dřAgrippine sous
lřaspect dřun parangon de vertu drapée dans son indignation. Celle qui
elle-même, peu auparavant, avouait à Burrhus, Néron et presque tout le
peuple les exils, les assassinats, « le poison même », sans oublier lřinceste
et le meurtre commis sur la personne de son oncle, la voici qui
sřeffarouche des forfaits que pourrait avoir à commettre son fils pour se
maintenir au trône. Eh ! sřest-elle jamais comportée autrement ?
Comment est-on passé de lřAgrippine lucide et cynique de lřacte IV au
censeur puritain et scandalisé de cette scène, si soucieuse du sang que
son fils devra faire couler, alors quřon sait depuis le début quel est son
mépris de la populace ?
La voici aussi, elle qui est plus coupable que quiconque et qui
nřen a jamais éprouvé le plus petit regret (« remords, crainte, périls, rien
ne mřa retenu », v. 1279), quřelle menace Néron des plus cuisants
remords. Ce revirement apparaît, pour le moins, comme une curieuse
dissonance, et à la limite comme une infraction aux bienséances qui
exigent que le caractère dřun personnage ne se démente pas dřun bout à
lřautre de la pièce.
Bref, le portrait dřAgrippine tel quřil apparaît dans cette scène
entre en contradiction absolue avec tout ce quřon sait dřelle. À quoi
attribuer ce changement, pour ne pas dire cette conversion soudaine ?
A-t-elle été touchée par une grâce improbable ? Mais au fait, a-t-elle
vraiment changé ?
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Première explication : elle devient une authentique prophétesse.
Dieu (les dieux ? en tout cas une instance surnaturelle) sřest/se sont
emparé dřelle pour en faire son/leur porte-parole et avertir Néron du
châtiment qui lřattend, ouvrir les yeux à lřempereur.
Cette hypothèse nřest pas complètement intenable. On sait que la
mort dřAgrippine est devenue inévitable : elle nřest pas tout à fait
mourante, mais promise à la mort, elle peut être tenue pour déjà
moribonde et lřon sait que lorsquřon est proche du trépas, dans la
mentalité du XVIIe siècle, on est proche de lřautre monde et les paroles
quřon prononce alors peuvent venir de lřau-delà. (Voir à ce sujet
Constance Cagnat, La Mort classique, Paris, Champion, « Lumière
classique »). Dřoù lřextrême volubilité de lřimpératrice mère.
De fait, un climat religieux baigne toute la pièce et en particulier
les dernières scènes : des oracles ont été prononcés, Junie accède au
salut en passant au plan de la transcendance, les dieux sont invoqués, et
pas seulement dans des exclamations figées. Tous ces éléments
confirment cette possibilité : le Ciel envahirait le palais et ses abords,
ainsi que lřa noté Constant Venesoen (« Le Dénouement de
Britannicus », in Études sur Britannicus).
Le problème qui se pose alors est celui du statut dramaturgique de
cette scène : elle nřaurait aucune incidence sur lřaction, il nřy aurait pas
de rapport entre ce discours dřAgrippine et la fin de la pièce, en
particulier les tourments de Néron tels quřils sont rapportés par Albine.
Notre texte serait alors un morceau détaché du reste de la pièce, qui ne
sřadresserait en fait quřau spectateur et lui offrirait, en quelque sorte,
une garantie que lřordre sera bien rétabli et que la justice distributive
fera son œuvre, même dans un hors-scène lointain. Selon cette
hypothèse, ce texte ferait donc jouer à plein le principe de la double
énonciation selon lequel un texte de théâtre aurait deux destinataires Ŕ
ici, le vrai destinataire serait donc le spectateur.
Cřest une hypothèse. Mais elle est un peu faible du point de vue
de la dramaturgie, on en conviendra. Alors ? Quelle autre explication
peut-on donner à ce retournement ?
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4) Une prophétie auto-réalisatrice ?
Ces propos dřAgrippine nřont pas pour but de nous révéler ses
sentiments, ni même comme fonction première dřannoncer lřavenir : ils
sont conçus en fait délibérément pour agir sur Néron. Il importe peu que
ses mots soient sincères : ils ne sont choisis que pour leur efficacité.
Agrippine veut se venger, moins de la mort de Britannicus, à la
personne duquel elle était fort indifférente, que de sa propre
« disgrâce » quřelle sait définitive et sans remède. Privée de tout espoir
de retrouver son pouvoir, sans espoir même de pouvoir de nouveau
parler librement à Néron (elle a longuement attendu les dernières
entrevues, et lřexclamation du v. 1648 montre bien que lřempereur ne
comptait pas retrouver ici sa mère), elle décide de perdre celui quřelle a
créé.
Bien sûr, maintenant en discrédit, privée de toute influence,
isolée, elle sait quřelle a définitivement perdu la partie : elle nřa pas les
moyens de renverser Néron ni même de contenir son absolue autorité ;
elle est politiquement morte. Mais au plan privé, elle reste la mère de
lřempereur, elle est toujours, et plus que jamais, un « œil de Caïn »
(comme dit Jean Rohou) réprobateur : à ce titre, elle possède encore un
grand ascendant dont elle va user non plus pour le contrôler, mais pour
le détruire.
Sa stratégie est aussi retorse quřon pouvait sřy attendre de sa part :
aussi bonne actrice que son fils, elle va adopter une posture, elle va
prendre un masque, bref elle va jouer un rôle : celui de la sibylle inspirée.
Et elle va arborer ce déguisement incongru dans un but précis : donner
du poids, conférer une autorité céleste à ses propos pour faire advenir
les prophéties dont elle menace son fils. Face à un Néron muet et pour
ainsi dire aphasique, qui délègue sa parole à son ministre, elle va
sřaccaparer lřintégralité dřune auctoritas qui, en strict droit romain,
revient tout entier à lřempereur. Pour le dire autrement, Agrippine
nřannonce pas lřavenir sous la dictée de quelque instance surnaturelle :
elle le fait arriver dans lřordre de la réalité. Comme diraient les
linguistes, son discours est performatif ou mieux, pour parler comme
les sociologues : sa prophétie est auto-réalisatrice. Dans cette hypothèse,
Agrippine nřest plus le porte-parole du Ciel, elle nřest plus éclairée, (on
ne sait pourquoi elle le serait), par une vision oraculaire, elle nřest en
rien douée pendant un instant dřune double vue visionnaire. Elle nřest
pas sibylle. Elle prend un masque, prononce un discours performatif
conçu pour hâter la réalisation des menaces quřelle profère.
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Que cette figure dřEuménide devineresse quřelle arbore ne soit
quřun masque éthique dřoratrice, cela est sensible dans la suite de la
pièce : dès que son fils a quitté la scène, elle a tôt fait de quitter cette
grandeur pompeuse pour retrouver des préoccupations qui lui sont plus
habituelles, son propre salut (et non celui du populus Romanus quřelle a
toujours méprisé, v. 1700), voire, in extremis, un vague espoir de
reprendre un peu de son crédit perdu (intention pudiquement masquée
par la formule « dřautres maximes », au v. 1767).
Cette tactique (puisquřil sřagit bien ici dřune manœuvre
rhétorique de persuasion) sera redoutablement efficace, bien plus que
celle, emphatique et ampoulée, quřelle avait essayé à lřacte IV : ses
arguments, cette fois, s’accommodent parfaitement à un fils quřelle a,
depuis leur grande entrevue de lřacte précédent, appris, bien à ses
dépens dřailleurs, à mieux connaître : ses propos font mouche car ils
touchent la faiblesse de son fils, son tempérament inquiet, sa lâcheté, et
même sa bigoterie : elle sait quřil sera sensible à ses « prédictions »,
comme le montre le trouble qui le saisit et lui ôte la parole.
Cette hypothèse, dont je reconnais quřelle propose une lecture
étroitement « rhétoricienne », a le mérite de pouvoir expliquer en partie
lřégarement de Néron dans la scène suivante, égarement dont Constant
Venesoen a montré quřil nřétait pas si facile dřen saisir la vraie raison :
la mort de son conseiller Narcisse ne paraît pas pouvoir lřavoir plongé
dans de pareilles affres, mais, au fond, celle de Junie, à laquelle il ne
paraissait pas si attaché que cela, non plus. Venesoen insiste sur le
désarroi que lui a causé la défection du peuple, alors quřil pouvait
jusque là se prévaloir dřun soutien populaire : considérant quřon parle
de Néron, lřargument ne vaut que jusquřà un certain point. On peut
proposer une autre solution : si le dernier visage qui nous est offert de
Néron nous le montre si troublé, cřest dřabord parce quřil a été ébranlé
par les propos de sa mère, et quřil ne voit pas dřautre issue possible que
de mettre en œuvre les sinistres leçons de tyrannie contenues dans des
« prédictions » qui nřadviendront que parce quřil en aura décidé ainsi.
Jusquřau bout, Néron est libre, même et surtout au moment où, en
définitive, après avoir fait tous les efforts possibles, au cours de la pièce,
pour sřaffranchir de tous les liens, il se croit enfin ligoté par la nouvelle
identité tyrannique qui sřest emparée de lui.
De son côté, à lřissue de cette scène, Agrippine est sûre désormais
elle aussi de mourir (v. 1700) : cette assurance ne lui vient pas de
lřoracle jadis rendu, mais du discours judiciaire, véritable réquisitoire
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par anticipation, quřelle a prononcé : ses paroles, elle le sait, vont
précipiter son fils dans lřabîme de la conscience coupable, mais ils vont,
dřun même mouvement, entraîner sa propre perte : en jouant à la
statue du Commandeur, elle contraint Néron à lřéliminer, faute de
pouvoir supporter sa présence accablante. Cřest sa prophétie qui
entraîne leur chute à tous les deux, dřun même mouvement.
Lřêtre humain est-il agi ou acteur ? Libre ou déterminé ? Manipulé
par une Fatalité perverse ou maître de sa destinée ? Les grands auteurs
tragiques ont toujours mis en scène ces questions pour en montrer la
complexité, jamais pour donner une réponse. On a déjà montré, en
particulier à propos de Phèdre, que Racine sřingéniait à laisser ouverte
lřinterprétation de son œuvre : on peut toujours, pour rendre cours des
développements de lřaction, faire lřéconomie du Destin et des dieux ; il
en va de même dans Britannicus : on peut considérer, certes,
quřAgrippine est réellement investie dřune mission par le Ciel, mais on
peut aussi considérer que la suite funeste du règne de Néron nřarrive
comme elle le dit que parce quřelle a fait en sorte quřil advienne Ŕ
lřenchaînement des actions est-il le fruit des passions, ou dépend-il
dřune force extérieure, dřune Fatalité où tout serait déjà écrit ? La
dialectique de la liberté et de la servitude, de la fatalité et du libre choix,
sur laquelle sřarticule toute la construction dramatique, ne trouve pas
de résolution, même après que tous les fils sont noués.
Au fond, y a-t-il eu réellement dans la pièce un basculement qui
nous montre la naissance dřun monstre et son passage une fois pour
toutes (v. 1344 sqq.) du côté obscur ? Même après que le rideau est
tombé, même après que la commedia è finita, si Néron continue à vivre
et à se comporter en tyran, cřest seulement parce quřil se croit tel, cřest
parce quřil fait confiance à la prophétie dřAgrippine et, « fasciné »
(Barthes) par sa mère, croit inéluctable sa réalisation. Même quand tout
est fini, peut-être Néron est-il encore un homme libre, indéfiniment
libre.
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La Rome tragique
G. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS
1. LES SOURCES PRINCIPALES DE RACINE
a) La mort de Britannicus dřaprès les Annales de
Tacite
[13,10]
(1) La même année [54], le prince demanda au sénat une statue
pour son père, Cn. Domitius, et les ornements consulaires pour
Asconius Labeo, qui avait été son tuteur. On lui offrait à lui-même des
statues dřargent ou dřor massif: il les refusa; et, quoique les sénateurs
eussent émis le vœu que désormais le nouvel an sřouvrit au mois de
décembre, où était né le prince, il conserva aux calendes de janvier leur
solennel et antique privilège de commencer lřannée. (2) Il ne voulut pas
quřon mît en jugement le sénateur Carrinas Celer, accusé par un
esclave, ni Julius Densus, chevalier romain, auquel on faisait un crime
de son attachement à Britannicus.
[13,11]
(1) Sous le consulat de Néron et de L. Antistius, comme les
magistrats juraient sur les actes des princes, Néron défendit à son
collègue de jurer sur les siens: modestie à laquelle le sénat prodigua les
éloges, afin que ce jeune cœur, animé par la gloire qui sřattachait aux
plus petites choses, sřélevât jusquřaux grandes. (2) Ce trait fut suivi dřun
exemple de douceur envers Plautius Lateranus, chassé du sénat comme
coupable dřadultère avec Messaline: Néron le rendit à son ordre,
engageant solennellement sa clémence, dans de fréquentes harangues
que Sénèque, pour attester la sagesse de ses leçons ou pour faire briller
son génie, publiait par la bouche du prince.
[13,12]
(1) Cependant le pouvoir dřAgrippine fut ébranlé peu à peu par
lřamour auquel son fils sřabandonna pour une affranchie nommée
Acté, et lřascendant que prirent deux jeunes et beaux favoris quřil mit
dans sa confidence, <M.> Othon, issu dřune famille consulaire, et
Senecio, fils dřun affranchi du palais. (2) Leur liaison avec le prince,
ignorée dřabord, puis vainement combattue par sa mère, était née au
sein des plaisirs, et avait acquis, dans dřéquivoques et mystérieuses
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relations, une intimité chaque jour plus étroite. Au reste, ceux même
des amis de Néron qui étaient plus sévères ne mettaient pas dřobstacle à
son penchant pour Acté; ce nřétait après tout quřune femme obscure, et
les désirs du prince étaient satisfaits sans que personne eût à se
plaindre. Car son épouse Octavie joignait en vain la noblesse à la vertu:
soit fatalité, soit attrait plus puissant des voluptés défendues, il nřavait
que de lřaversion pour elle; et il était à craindre que, si on lui disputait
lřobjet de sa fantaisie, il ne portât le déshonneur dans les plus illustres
maisons.
[13,13]
(1) Mais Agrippine, avec toute lřaigreur dřune femme offensée, se
plaint quřon lui donne une affranchie pour rivale, une esclave pour
bru. Au lieu dřattendre le repentir de son fils ou la satiété, elle éclate en
reproches, et plus elle lřen accable, plus elle allume sa passion. Enfin
Néron, dompté par la violence de son amour, dépouille tout respect
pour sa mère, et sřabandonne à Sénèque. Déjà un ami de ce dernier,
Annaeus Serenus, feignant dřaimer lui-même lřaffranchie, avait prêté
son nom pour voiler la passion naissante du jeune prince; et les secrètes
libéralités de Néron passaient en public pour des présents de Serenus.
(2) Alors Agrippine change de système, et emploie pour armes les
caresses: cřest son appartement, cřest le sein maternel, quřelle offre pour
cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne
sauraient se passer. Elle sřaccuse même dřune rigueur hors de saison; et
ouvrant son trésor, presque aussi riche que celui du prince, elle lřépuise
en largesses; naguère sévère à lřexcès pour son fils, maintenant
prosternée à ses pieds. (3) Ce changement ne fit pas illusion à Néron.
Dřailleurs les plus intimes de ses amis voyaient le danger, et le
conjuraient de se tenir en garde contre les pièges dřune femme toujours
implacable, et alors implacable à la fois et dissimulée. (4) Il arriva que
vers ce temps Néron fit la revue des ornements dont sřétaient parées les
épouses et les mères des empereurs, et choisit une robe et des pierreries
quřil envoya en présent à sa mère. Il nřavait rien épargné: il offrait les
objets les plus beaux, et ces objets, que plus dřune femme avait désirés,
il les offrait sans quřon les demandât. Mais Agrippine sřécria: « que
cřétait moins lřenrichir dřune parure nouvelle que la priver de toutes les
autres, et que son fils lui faisait sa part dans un héritage quřil tenait
dřelle tout entier. » On ne manqua pas de répéter ce mot et de
lřenvenimer.
[13,14]
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302
La Rome tragique
(1) Irrité contre ceux dont sřappuyait cet orgueil dřune femme, le
prince ôte à Pallas la charge quřil tenait de Claude, et qui mettait en
quelque sorte le pouvoir dans ses mains. On rapporte quřen le voyant se
retirer suivi dřun immense cortège, Néron dit assez plaisamment que
Pallas allait abdiquer: il est certain que cet affranchi avait fait la
condition que le passé ne donnerait lieu contre lui à aucune recherche,
et quřil serait quitte envers la république. (2) Cependant Agrippine,
forcenée de colère, semait autour dřelle lřépouvante et la menace; et,
sans épargner même les oreilles du prince, elle sřécriait "que Britannicus
nřétait plus un enfant; que cřétait le véritable fils de Claude, le digne
héritier de ce trône, quřun intrus et un adopté nřoccupait que pour
outrager sa mère. (3) Il ne tiendrait pas à elle que tous les malheurs
dřune maison infortunée ne fussent mis au grand jour, à commencer
par lřinceste et le poison. Grâce aux dieux et à sa prévoyance, son beaufils au moins vivait encore: elle irait avec lui dans le camp; on
entendrait dřun côté la fille de Germanicus, et de lřautre lřestropié
Burrus et lřexilé Sénèque, venant, lřun avec son bras mutilé, lřautre avec
sa voix de rhéteur, solliciter lřempire de lřunivers." Elle accompagne ces
discours de gestes violents, accumule les invectives, en appelle à la
divinité de Claude, aux mânes des Silani, à tant de forfaits inutilement
commis.
[13,15]
(1) Néron, alarmé de ces fureurs, et voyant Britannicus près
dřachever sa quatorzième année, rappelait tour à tour à son esprit et les
emportements de sa mère, et le caractère du jeune homme, que venait
de révéler un indice léger, sans doute, mais qui avait vivement intéressé
en sa faveur. (2) Pendant les fêtes de Saturne, les deux frères jouaient
avec des jeunes gens de leur âge, et, dans un de ces jeux, on tirait au
sort la royauté; elle échut à Néron. Celui-ci, après avoir fait aux autres
des commandements dont ils pouvaient sřacquitter sans rougir,
ordonne à Britannicus de se lever, de sřavancer et de chanter quelque
chose. Il comptait faire rire aux dépens dřun enfant étranger aux
réunions les plus sobres, et plus encore aux orgies de lřivresse.
Britannicus, sans se déconcerter, chanta des vers dont le sens rappelait
quřil avait été précipité du rang suprême et du trône paternel. On
sřattendrit, et lřémotion fut dřautant plus visible que la nuit et la licence
avaient banni la feinte. (3) Néron comprit cette censure, et sa haine
redoubla. Agrippine par ses menaces en hâta les effets. Nul crime dont
on pût accuser Britannicus, et Néron nřosait publiquement commander
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le meurtre dřun frère: il résolut de frapper en secret, et fit préparer du
poison. Lřagent quřil choisit fut Julius Pollio, tribun dřune cohorte
prétorienne, qui avait sous sa garde Locuste, condamnée pour
empoisonnement, et fameuse par beaucoup de forfaits. Dès longtemps
on avait eu soin de ne placer auprès de Britannicus que des hommes
pour qui rien ne fût sacré: (4) un premier breuvage lui fut donné par ses
gouverneurs, trop faible, soit quřon lřeût mitigé, pour quřil ne tuât pas
sur-le-champ. (5) Néron, qui ne pouvait souffrir cette lenteur dans le
crime, menace le tribun, ordonne le supplice de lřempoisonneuse, se
plaignant, que, pour prévenir de vaines rumeurs et se ménager une
apologie, ils retardaient sa sécurité. Ils lui promirent alors un venin qui
tuerait aussi vite que le fer: il fut distillé auprès de la chambre du
prince, et composé de poisons dřune violence éprouvée.
[13,16]
(1) Cřétait lřusage que les fils des princes mangeassent assis avec les
autres nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table
séparée et plus frugale. Britannicus était à lřune de ces tables. Comme il
ne mangeait ou ne buvait rien qui nřeût été goûté par un esclave de
confiance, et quřon ne voulait ni manquer à cette coutume, ni déceler
le crime par deux morts à la fois, voici la ruse quřon imagina. (2) Un
breuvage encore innocent, et goûté par lřesclave, fut servi à Britannicus;
mais la liqueur était trop chaude, et il ne put la boire. Avec lřeau dont
on la rafraîchit, on y versa le poison, qui circula si rapidement dans ses
veines quřil lui ravit en même temps la parole et la vie. (3) Tout se
trouble autour de lui: les moins prudents sřenfuient; ceux dont la vue
pénètre plus avant demeurent immobiles, les yeux attachés sur Néron.
Le prince, toujours penché sur son lit et feignant de ne rien savoir, dit
que cřétait un événement ordinaire, causé par lřépilepsie dont
Britannicus était attaqué depuis lřenfance; que peu à peu la vue et le
sentiment lui reviendraient. (4) Pour Agrippine, elle composait
inutilement son visage: la frayeur et le trouble de son âme éclatèrent si
visiblement quřon la jugea aussi étrangère à ce crime que lřétait Octavie,
sœur de Britannicus: et en effet, elle voyait dans cette mort la chute de
son dernier appui et lřexemple du parricide. Octavie aussi, dans un âge
si jeune, avait appris à cacher sa douleur, sa tendresse, tous les
mouvements de son âme. Ainsi, après un moment de silence, la gaieté
du festin recommença.
[13,17]
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304
La Rome tragique
(1) La même nuit vit périr Britannicus et allumer son bûcher.
Lřapprêt des funérailles était fait dřavance; elles furent simples: toutefois
ses restes furent ensevelis au Champ-de-Mars; il tombait une pluie si
violente, que le peuple y vit un signe de la colère des dieux contre un
forfait que bien des hommes ne laissaient pas dřexcuser, en se rappelant
lřhistoire des haines fraternelles et en songeant quřun trône ne se
partage pas. (2) Presque tous les écrivains de ce temps rapportent que,
les derniers jours avant lřempoisonnement, Néron déshonora par de
fréquents outrages lřenfance de Britannicus. Ainsi, quoique frappé à la
table sacrée du festin, sous les yeux de son ennemi, et si rapidement
quřil ne put même recevoir les embrassements dřune soeur, on ne
trouve plus sa mort ni prématurée, ni cruelle, quand on voit lřimpureté
souiller, avant le poison, ce reste infortuné du sang des Claudes. (3)
César excusa par un édit la précipitation des obsèques. "Cřétait, disait-il,
la coutume de nos ancêtres, de soustraire aux yeux les funérailles du
jeune âge, sans en prolonger lřamertume par une pompe et des éloges
funèbres. Quant à lui, privé de lřappui dřun frère, il nřavait plus
dřespérance que dans la république; nouveau motif pour le sénat et le
peuple dřentourer de leur bienveillance un prince qui restait seul dřune
famille née pour le rang suprême." Ensuite il combla de largesses les
principaux de ses amis.
[13,18]
(1) On ne manqua pas de trouver étrange que des hommes qui
professaient une morale austère se fussent, dans un pareil moment,
partagé comme une proie des terres et des maisons. Quelques-uns
pensèrent quřils y avaient été forcés par le prince, dont la conscience
coupable espérait se faire pardonner son crime, en enchaînant par des
présents ce quřil y avait de plus accrédité dans lřÉtat. (2) Mais aucune
libéralité nřapaisa le courroux de sa mère: elle serre Octavie dans ses
bras; elle a de fréquentes et secrètes conférences avec ses amis; à son
avarice naturelle parait se joindre une autre prévoyance, et elle ramasse
de lřargent de tous côtés, accueillant dřun air gracieux tribuns et
centurions, honorant les noms illustres et les vertus que Rome possède
encore, comme si elle cherchait un chef et des partisans. Agrippine
conservait, comme mère de lřempereur, la garde quřelle avait eue en
qualité dřépouse: (3) Néron, instruit de ses manœuvres, ordonna quřelle
en fût privée, ainsi que des soldats germains quřil y avait ajoutés par
surcroît dřhonneur. Pour éloigner dřelle la foule des courtisans, il sépara
leurs deux maisons et transporta sa mère dans lřancien palais
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dřAntonia. Lui-même nřy allait jamais quřescorté de centurions, et il se
retirait après un simple baiser.
b) Néron vu par Suétone
XXXIII. Son rôle dans le meurtre de Claude. Il empoisonne
Britannicus
(1) Ce fut par Claude quřil commença ses meurtres et ses
parricides. Sřil ne fut pas lřauteur de sa mort, il en fut du moins le
complice. Il sřen cachait si peu, quřil affectait de répéter un proverbe
grec, en appelant "mets des dieux" les champignons qui avaient servi à
empoisonner Claude. (2) Il outrageait sa mémoire par ses paroles et par
ses actions, en lřaccusant tour à tour de folie et de cruauté. Il disait quřil
avait cessé de demeurer parmi les hommes, en appuyant sur la première
syllabe de morari en sorte que cela signifiât quřil avait cessé dřêtre fou. Il
annula beaucoup de décrets et de règlements de ce prince comme des
traits de bêtise ou de folie. Enfin il nřentoura son tombeau que dřune
mince et chétive muraille. (3) Il empoisonna Britannicus parce quřil
avait la voix plus belle que la sienne, et quřil craignait que le souvenir
de son père ne lui donnât un jour de lřascendant sur lřesprit du peuple.
(4) La potion que lui avait administrée la célèbre empoisonneuse
Locuste étant trop lente à son gré et nřayant occasionné à Britannicus
quřune simple diarrhée, Néron appela cette femme et la frappa de sa
main, lřaccusant de ne lui avoir fait prendre quřune médecine au lieu de
poison. Comme elle sřexcusait sur le dessein quřelle avait eu de cacher
un crime si odieux: "Crois-tu donc, lui dit-il, que je craigne la loi Julia?",
et il lřobligea de composer devant lui le poison le plus prompt et le plus
actif quřil lui serait possible. (5) Il lřessaya sur un chevreau qui nřexpira
que cinq heures après. Il le fit recuire à plusieurs reprises, et le donna à
un marcassin qui mourut sur-le-champ. Sur lřordre de Néron, on
lřapporta dans la salle à manger et on le servit à Britannicus qui soupait
avec lui. (6) Le jeune prince tomba dès quřil lřeut goûté. Néron dit alors
aux convives que cřétait une épilepsie à laquelle il était sujet. Le
lendemain, par une pluie battante, il le fit ensevelir à la hâte et sans
aucune pompe. (7) Pour prix de ses services, Locuste reçut lřimpunité,
des terres considérables et même des disciples.
XXXIV. Il fait tuer sa mère et la sœur de son père
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La Rome tragique
(1) Néron commençait à se fatiguer de sa mère, qui épiait et
critiquait avec aigreur ses paroles et ses actions. Il essaya dřabord de la
rendre odieuse, en disant quřil abdiquerait lřempire et se retirerait à
Rhodes. Bientôt il lui ôta tous ses honneurs et toute sa puissance, lui
enleva sa garde et ses Germains; enfin il la bannit de sa présence et de
son palais. Il eut recours à tous les moyens pour la tourmenter. Étaitelle à Rome, des affidés de Néron lui suscitaient des procès; à la
campagne, ils lřaccablaient de railleries et dřinjures, en passant près de
sa retraite par terre ou par mer. (2) Cependant, effrayé de ses menaces
et de sa violence, Néron résolut de la perdre. Trois fois il essaya de
lřempoisonner; mais il sřaperçut quřelle sřétait munie dřantidotes. Il fit
disposer un plafond qui, à lřaide dřun mécanisme, devait sřécrouler sur
elle pendant son sommeil. (3) Lřindiscrétion de ses complices éventa
son projet. Alors il imagina un navire pouvant se disloquer, destiné à la
submerger ou à lřécraser par la chute du plafond. Il feignit donc de se
réconcilier avec elle, et, par une lettre des plus flatteuses, lřinvita à venir
à Baïes célébrer avec lui les fêtes de Minerve. Là, il ordonna aux
commandants des galères de briser, comme par un choc fortuit, le
bâtiment liburnien qui lřavait amenée, tandis que, de son côté, elle
prolongeait le festin. Lorsquřelle voulut sřen retourner à Baules, il lui
offrit, au lieu de sa galère avariée, celle quřil avait fait préparer. Il la
reconduisit gaiement et lui baisa même le sein en se séparant dřelle. (4)
Il passa le reste de la nuit dans une grande inquiétude, attendant le
résultat de son entreprise. (5) Quand il eut appris que tout avait trompé
son attente, et quřAgrippine sřétait échappée à la nage, il ne sut que
résoudre. Au moment où lřaffranchi de sa mère, Lucius Agermus,
venait lui annoncer avec joie quřelle était saine et sauve, il laissa tomber
en secret un poignard près de lui, le fit saisir et mettre aux fers, comme
un assassin envoyé par Agrippine; puis il ordonna quřon la mît à mort,
et répandit le bruit quřelle sřétait tuée elle-même, parce que son crime
avait été découvert. (6) On ajoute des circonstances atroces mais sur des
autorités incertaines. Néron serait accouru pour voir le cadavre de sa
mère, il lřaurait touché, aurait loué ou blâmé telles ou telles parties de
son corps, et, dans cet intervalle, aurait demandé à boire. (7) Malgré les
félicitations des soldats, du sénat et du peuple, il ne put ni alors, ni plus
tard, échapper aux remords de sa conscience. Souvent il avoua quřil
était poursuivi par le spectre de sa mère, par les fouets et les torches
ardentes des Furies. (8) Il fit faire un sacrifice aux mages pour évoquer
et fléchir son ombre. Dans son voyage en Grèce, il nřosa point assister
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aux mystères dřÉleusis, parce que la voix du héraut en écarte les impies
et les hommes souillés de crimes. (9) À ce parricide, Néron joignit le
meurtre de sa tante. Il lui rendit visite pendant une maladie dřentrailles
qui la retenait au lit. Selon lřusage des personnes âgées, elle lui passa la
main sur la barbe, et dit en le caressant: "Quand jřaurai vu tomber cette
barbe, jřaurai assez vécu." Néron se tourna vers ceux qui
lřaccompagnaient, et dit comme en plaisantant quřil allait se la faire
abattre sur-le-champ; puis il ordonna aux médecins de purger
violemment la malade. Elle nřétait pas encore morte quřil sřempara de
ses biens; et, pour nřen rien perdre, il supprima son testament.
XXXV. Ses mariages et ses divorces. Il fait périr ses femmes
Octavie et Poppée. Sénèque et Burrhus
(1) Indépendamment dřOctavie, il épousa Poppaea Sabina, fille
dřun questeur, mariée auparavant à un chevalier romain, et Statilia
Messalina, arrière-petite-fille de Taurus, honoré deux fois du consulat et
du triomphe. (2) Pour se lřapproprier, il assassina son mari, le consul
Atticus Vestinus, dans lřexercice de ses fonctions. (3) Dégoûté bientôt
dřOctavie, il dit à ses amis qui lui en faisaient des reproches, que les
ornements matrimoniaux devaient lui suffire. (4) Après avoir
inutilement essayé plusieurs fois de lřétrangler, il la répudia comme
stérile. Mais, voyant que les Romains blâmaient ce divorce et
sřemportaient en invectives contre lui, il lřexila dřabord, et enfin la fit
périr comme coupable dřadultère. La calomnie était si révoltante, que
tous ceux qui furent mis à la torture ayant protesté de son innocence,
Néron aposta son pédagogue Anicetus, qui avoua quřil avait abusé
dřOctavie par ruse. (5) Néron épousa Poppée douze jours après quřil eut
répudié Octavie, et lřaima passionnément; ce qui ne lřempêcha pas de la
tuer dřun coup de pied, parce quřétant enceinte et malade, elle lui avait
reproché trop vivement dřêtre rentré tard dřune course de chars. (6) Elle
lui avait donné une fille nommée Claudia Augusta qui mourut en bas
âge. (7) Il nřy eut désormais aucune espèce de lien qui pût garantir de
ses attentats. (8) Il accusa de conspiration et fit mourir Antonia, fille de
Claude, qui refusait de prendre la place de Poppée. Il traita de même
tous ceux qui lui étaient attachés ou alliés, entre autres le jeune Aulus
Plautius, quřil viola avant de le faire conduire à la mort, en disant: "Que
ma mère aille maintenant embrasser mon successeur," faisant entendre
par là quřAgrippine lřaimait et lui faisait espérer lřempire. (9) Son beaufils Rufrius Crispinus quřil avait eu de Poppée, sřamusait à jouer aux
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La Rome tragique
commandements et aux empires. Cřen fut assez pour quřil ordonnât à
ses esclaves de le noyer dans la mer quand il irait à la pêche. (10) Il exila
Tuscus, son frère de lait, parce quřétant gouverneur dřÉgypte, il avait
fait usage des bains quřon avait construits pour lřarrivée de lřempereur.
(11) Il obligea son précepteur Sénèque de se donner la mort, quoique
ce philosophe lui eût souvent demandé son congé en lui offrant tous
ses biens, et que Néron lui eût saintement juré que ses craintes étaient
vaines, et quřil aimerait mieux mourir que de lui faire aucun mal. (12)
Au lieu dřun remède quřil avait promis à Burrhus, préfet du prétoire,
pour le guérir dřun mal de gorge, il lui envoya du poison. Il fit périr de
la même manière, en mêlant le fatal breuvage, tantôt à leurs aliments,
tantôt à leurs boissons, les affranchis riches et âgés qui dřabord lřavaient
fait adopter par Claude, et qui avaient été ensuite les soutiens et les
conseillers de sa couronne.
c) Une source possible : François
Coëffeteau (1574-1623), Histoire romaine
Nicolas
Livre V, Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous
l’empire de Néron. (extrait)
Après la mort de Claudius, la naissance et la justice donnaient
lřempire à son fils Britannicus, jeune prince, dont les romains avaient
conçu de grandes espérances, que la cruauté de Néron moissonna en
leur fleur. Dřun autre côté lřadoption que Claudius avait faite de
Néron, semblait aussi lui donner une juste espérance. Et quoi que ce ne
pût être au préjudice de Britannicus, toutefois lřévénement fit voir, que
le droit nřétait pas si puissant que les armes, et que celui qui a la force à
la main, trouve toujours le moyen de se faire obéir. Néron foulant donc
aux pieds le droit du sang, ravit lřempire à Britannicus, que les
serviteurs de son père abandonnèrent lâchement en cette occasion. Et
mêmes la barbarie de Néron passa si avant, que non content de lui
avoir volé un si fleurissant état, il le fit encore inhumainement mourir
avec ses sœurs, qui semblaient lui reprocher son brigandage et sa
perfidie : mais ce sont les moindres crimes dont ce monstre souilla sa
dignité. Le ciel le donna en son courroux pour punir les crimes du
monde. Et pour montrer que cřétait un fruit de sa providence irritée
par les offenses des hommes, il voulut dés sa naissance donner de
grands présages de la fureur de son règne. Il vint au monde vers lřaube
du jour, et fut soudainement environné dřune grande lueur qui ne
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pouvait procéder des rayons du soleil qui nřétait pas encore levé ; ce
quřobservant un astrologue qui se trouva à sa naissance, et considérant
lřaspect des astres, et la constellation de lřenfant, prédit deux choses
remarquables de lui ; cřest à savoir, quřil serait empereur, et quřil ferait
mourir sa mère. Ce quřentendant Agrippine sans sřeffrayer autrement
dřun si sinistre présage, poussée dřune prodigieuse ambition, sřécria,
quřil me tue moyennant quřil règne. Mais certes elle eut sujet depuis de
se repentir de cette furieuse parole. Domitius père de Néron,
nřobservant point le mouvement des cieux pour juger des futures
horreurs de sa vie, mais prenant seulement garde à sa naissance, et se
figurant quřil était issu de lui et dřAgrippine, dit franchement, quřil
nřavait rien pu naître de leur mariage que de détestable et de fatal à la
république. Il avait dix-sept ans quand il prit les rennes de lřempire.
Soudain quřil parut en public, les soldats des gardes corrompus par leur
Colonel Burrhus créature de sa mère, le proclamèrent empereur. Il
arriva à quelques-uns de demander où était Britannicus : mais voyant
que personne ne sřopposait à Néron, ils se laissèrent emporter au
torrent, et suivirent lřexemple de leur capitaine.
Comme il fut arrivé à lřarmée, il fit aux soldats une harangue
accommodée à la condition du temps, et conforme à ce quřil
entreprenait, et pour les gagner de tout point leur fit de grandes
promesses, et protesta de ne céder en rien à la bonne volonté que son
prédécesseur leur avait portée, et par ce moyen se fit reconnaître
empereur par lřarmée, qui était toute la force de la république. Les
acclamations des soldats furent suivies de lřarrêt du sénat, et lřarrêt du
sénat de lřobéissance de toutes les provinces. Il ne tarda guère à faire
décerner des honneurs divins à Claudius, ayant premièrement ordonné
quřon lui célébrerait des obsèques aussi pompeuses que celles quřon
avait autrefois faites à Auguste. À quoi il fut induit par Agrippine, qui
voulait imiter la splendeur et la magnificence de son aïeule Livia.
Toutefois supprimèrent son testament, de peur que le choix quřil avait
fait de Néron au préjudice de son fils légitime, ne fit naître du dépit
dans les cœurs dřun peuple déjà ulcéré contre Agrippine. Après avoir
donné diverses apparences de douleur et de tristesse, Néron sřen alla au
sénat, où il protesta solennellement, etc. Ces protestations suivies de
quelques effets furent aussi agréables au sénat, quřelles déplurent à
Agrippine, qui vit bien quřon voulait limiter et restreindre sa puissance.
À la vérité son insolence était montée à un tel comble, quřil nřy avait
plus de moyen de lřendurer. Car gouvernant tout, au commencement
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La Rome tragique
de ce nouveau règne, elle voulut comme le dédier par le sang de Silanus
proconsul de lřAsie, quřelle fit mourir sur un bruit qui courut, que le
peuple considérant sa noblesse, son âge, son innocence et sa valeur, le
préférerait volontiers à un enfant qui était arrivé par le poison à
lřempire. Narcissus ne tarda guère non plus à sentir lřaigreur de sa
haine, car elle le fit arrêter prisonnier, lui donna une étroite et
rigoureuse garde : et après lřavoir réduit à une extrême nécessité, lui fit
finir sa vie par une si misérable mort. Néron nřeut point de part à cette
violence ; au contraire, il aimait cet affranchi, parce quřil lui baillait de
lřargent pour fournir à ses débauches.
Les meurtres et les massacres allaient emplir Rome dřune nouvelle
horreur, si Burrhus et Sénèque qui gouvernaient avec un crédit égal la
jeunesse du prince, nřen eussent arrêté le cours par leurs sages conseils.
Agrippine avait pour fauteur de sa tyrannie, ce Pallas qui avait fait le
mariage de Claudius et dřelle afin de ruiner Britannicus. Ce misérable
affranchi étant devenu le plus riche et le plus puissant homme de
lřempire, se rendit insupportable par son arrogance, et par les cruels
conseils quřon croyait quřil donnait à la mère du prince. Néron de son
côté rendait toutes sortes dřhonneurs à sa mère, et mêmes voulait
quřelle eut une puissance absolue aux affaires. Cřétait elle qui donnait
audience aux ambassadeurs, et qui faisait faire les dépêches aux rois,
aux princes, et aux républiques alliées de lřempire, il lřappelait sa bonne
mère, et nřeut voulu ni la dédire ni lui déplaire en aucune chose : mais
Sénèque et Burrhus voyant quřelle allait tout ruiner, si on ne sřopposait
à son ambition, divertirent Néron de ce grand respect, et lui
remontrant quřil fallait quřil prit possession de son autorité sans la
laisser entre les mains dřune femme, lui conseillèrent de lui laisser tous
les honneurs dont elle était capable, mais le conjurèrent de se souvenir
quřelle entreprenait par dessus son sexe, et quřelle le voulait faire un
Roi de théâtre qui nřeut que le nom, et elle toute lřautorité. Lřoccasion
sřoffrit bientôt de lui faire paraître par les effets quřil la voulait reculer
des affaires. Car les ambassadeurs dřArménie venants au nom des états
de leur royaume, pour traiter de leurs affaires devant le trône de Néron,
comme il leur donnait audience, Agrippine se présenta pour monter
auprès de son siège : mais Burrhus et Sénèque la voyant approcher,
persuadèrent à Néron de descendre comme pour lřaller recevoir, et lui
conseillèrent de rompre après cela la compagnie, et de se retirer, de
peur de faire voir à des étrangers la honte de lřempire. Néron suivant
leur conseil, sous ombre dřhonorer Agrippine, lui ôta le moyen de faire
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paraître sa puissance, et détourna lřinfamie publique par ce témoignage,
ou plutôt par cette apparence de piété particulière. Ainsi ils la
reculèrent des affaires, et attirèrent à eux toute lřautorité du
gouvernement. Car Néron fuyant les occupations de lřétat, était bien
aise dřavoir sur qui se reposer de ce soin. Et ces deux grands
personnages qui semblaient à tout le monde dignes de cette charge,
surent bien sřinsinuer en son esprit : de sorte quřils se maintinrent assez
longtemps en autorité et en crédit auprès de lui. Mais en fin le mauvais
naturel de Néron fut plus puissant que leur nourriture, et toute leur
prudence ne pût empêcher ses débordements. Le voyant enclin aux
voluptés, ils crurent quřil fallait donner quelque chose à son âge de
peur dřaigrir son courage au dommage de la république : mais ils ne se
souvinrent pas que les esprits malendurants des jeunes gens nourris en
une pleine licence, contractent une obstinée habitude du vice, et que
comme on la leur veut puis après arracher, leur opiniâtreté combat, et
rend inutiles toutes sortes de remontrances : de sorte quřau lieu de se
corriger par la liberté quřon leur donne, ils se corrompent et se perdent
entièrement. En ces commencements donc Néron se contentait de se
trouver parmi les débauches des festins, de boire, et de sřenivrer avec
ceux de son âge, de danser, et de faire lřamour, mais comme il vit que
personne ne réprimait son insolence, et que parmi ses excès le
gouvernement de lřétat ne laissait pas dřaller toujours son train, il se
figura quřen cette grande fortune toutes choses lui étaient permises. Et
certes lřon peut dire quřil nřy eut jamais prince de cette qualité au cours
de la vie, et du règne duquel on ait vu un si monstrueux changement. À
son avènement à lřempire, il protesta de vouloir suivre exactement les
glorieux exemples quřAuguste lui avait laissés ; et pour montrer que ce
nřétait pas seulement de belles paroles quřil ne voulût pas faire réussir
en de bons effets, il ne se présentait aucune occasion de faire paraître sa
libéralité, sa clémence et sa courtoisie, quřil ne lřembrassât
passionnément, et avec beaucoup de grâce. Pour faire croire quřil avait
un esprit populaire, il ôta les tributs excessifs qui opprimaient la
commune, réprima lřinsolence des délateurs, donna dřhonnêtes
pensions aux pauvres sénateurs pour soutenir leur dignité, et fit de
magnifiques largesses aux soldats de ses gardes. Mais un jour comme
Burrhus le pressait de signer la mort dřun criminel condamné au
supplice, plût à dieu, dit-il, que je ne susse ni lire ni écrire ; comme
ayant regret de consentir à la mort dřun homme encore quřil fut
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
312
La Rome tragique
coupable. Quand il se trouvait aux assemblées, il saluait les assistants
selon leurs dignités, et nommait chacun par son nom sans hésiter.
Le sénat lui rendant des actions de grâces, elles seront de saison,
dit-il, lors que je les aurai méritées. Quand il allait se promener aux
champs et faire quelque exercice, il recevait le peuple en sa compagnie.
Il prenait un singulier plaisir à déclamer et à réciter des vers ; non
seulement en privé, mais même en public, et sur les théâtres. Il arriva
quřune fois ayant récité des vers en présence du peuple, le peuple eut
cela si agréable, que pour témoigner sa joie, il fit décerner des prières
publiques, et fit graver une partie de ses vers en lettres dřor pour la
consacrer à Jupiter adoré au Capitole. Les bruits des mouvements
étrangers lui apportèrent quelque sujet de gloire, vu que la nouvelle
étant venue à Rome, que les Parthes avaient repris lřArménie sur
Rhadamiste, il apporta un tel ordre aux affaires, que tout le monde
conçut une grande opinion de sa prudence : car il fit promptement
faire les recrues des légions dřorient, commanda quřelles se logeassent
aux frontières dřArménie, et fit marcher les rois Agrippa et Antiochus
pour assaillir les Parthes, et pour divertir par ce moyen la guerre de
cette province, où il envoya encore dřautres forces. Les Parthes voyant
lřétat des affaires, se retirèrent, comme remettant la guerre à un autre
temps. Cet heureux succès des affaires dřorient porta le sénat à lui
décerner des honneurs excessifs et pleins de vanité : car il ordonna
quřon ferait des prières publiques pour lui : quřaux jours de ces prières
il porterait la robe triomphale : quřil entrerait dans la ville comme en
triomphe, et quřon lui dresserait une statue de la grandeur de celle de
Mars Le Vengeur, pour la mettre dans le même temple où ce dieu était
adoré. Parmi cela les gens de bien se réjouissaient de ce que voulant
assurer lřArménie à lřempire, il avait choisi Corbulon, personnage doué
de toutes les qualités dřun grand capitaine, et estimé homme de bien
dans le monde, se figurant que cette élection leur était comme un
présage dřun bon règne, sous lequel on verrait la vertu honorée. Aussi
fut-ce une action bien regardée, chacun ayant les yeux attentifs à
considérer, si en ces prémices de son empire il prendrait pour chef de
cette guerre un homme sans contredit digne dřune si grande charge ; ou
bien sřil aurait aussi peu de soin que ses prédécesseurs, de mettre des
personnes capables dans ses armées. Nous verrons en son lieu quel fut
le fruit quřil recueillit de ce choix, et quels furent les événements de la
conduite de ce grand capitaine : ici il suffit de dire que les
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
313
déportements de Néron furent extrêmement justes et extrêmement
populaires au commencement de son règne.
Il fit représenter divers spectacles pour récréer le peuple, qui
voyait les premiers de la ville monter sur les théâtres, et faire des tours
de charlatans pour gratifier ce jeune prince. Il nřoublia pas les combats
des gladiateurs, mais il aimait mieux alors les exercices où lřon ne voyait
point épandre de sang ; et pour cette raison il fut le premier qui amena
à Rome la façon des jeux nemeans, où lřon disputait le prix de la
musique, de la lutte, et de la course des chevaux, qui sont tous plaisirs
et tous exercices innocents. Il reçut favorablement les couronnes qui lui
furent adjugées pour prix de son éloquence, et en prose et en vers, et
même il voulut quřelles fussent portées au pied de la statue dřAuguste,
comme choses sacrées. Néron passa ainsi sa jeunesse, durant que
Sénèque et Burrhus eurent une pleine puissance sur ses volontés. Mais
comme nous avons dit, leur crédit ne fut pas de longue durée. Les
flatteurs, pestes ordinaires des princes, renversèrent leurs conseils. Quoi
? disaient-ils à Néron, que vous receviez la loi de vos sujets ; que vous
enduriez quřils traversent vos volontés ; que vous souffriez quřils vous
prescrivent ce que vous devez faire ; ignorez-vous votre puissance ? Ne
savez-vous pas que vous estes empereur, et que tout le monde doit
ployer sous vos volontés ? Ces paroles firent une grande impression sur
ce jeune esprit : mais outre cela, comme il avait de lřombrage de
lřautorité que prenait sa mère : aussi était-il jaloux de la gloire que ces
deux grands personnages se donnaient de gouverner sa jeunesse,
comme sřil nřeut pas été capable lui-même dřadministrer un si grand
empire.
Cřest pourquoi il se mit à mépriser leur avis, et à fouler aux pieds
leurs conseils, et à faire toutes choses contre leurs instructions, jusquřà
se proposer pour exemple de son règne, lřempire de Caligula, duquel il
se résolut dřembrasser la façon de vivre, sans repenser au malheur de sa
mort. Depuis quřil eut pris cette infâme résolution, on lui vit dépouiller
toute honte, et non seulement il imita les débordements de Caligula,
mais il le surpassa de beaucoup en toutes sortes dřinsolences et de
cruautés. Pour entretenir ses plaisirs, il dissipa les trésors de lřempire, et
épuisa toutes ces prodigieuses richesses que son prédécesseur lui avait
laissées. En suite de quoi, non seulement il accrut les impôts et les
tributs des provinces, mais mêmes il persécuta les plus riches familles de
la ville, et fit mourir beaucoup de grands personnages, afin de se saisir
de leurs biens pour fournir à son luxe et à ses prodigalités. Il montra
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
314
La Rome tragique
une passion insensée à lřendroit des chevaux, quřil nourrissait dřune
façon exquise pour sřen servir à la course et aux combats, et en vint
jusquřà ce point de folie, quřaprès quřils lřavaient servi, il leur donnait
les mêmes ornements, et leur établissait les mêmes pensions dont on
récompensait les grands personnages qui avaient travaillé pour la
république.
Cependant le crédit dřAgrippine allait diminuant tous les jours,
quoi quřelle fît tout ce quřelle pouvait pour maintenir sa puissance.
Une jeune affranchie nommée Acté, venue de lřAsie, lui en ôta tout ce
qui lui en restait auprès de son fils. Car il devint si furieusement
amoureux de cette étrangère, quřil ne pensa plus quřà la contenter. Ses
plus sévères amis nřimprouvaient pas entièrement ces amours, mais
disaient, quřà la vérité cřétait un malheur quřil ne se plut pas davantage
en la compagnie de sa femme Octavia, etc. Mais ces privautés et ces
amours mirent au désespoir Agrippine, qui frémissait de voir que son
fils lui donnât pour rivale une affranchie, et pour belle-fille une esclave.
Au lieu dřattendre que le repentir ou la jouissance lřen divertissent, elle
sřefforça de lřen retirer à force de menaces ; mais la honte quřelle lui
pensait faire, ne servit quřà irriter sa passion, et à lřembraser davantage :
tellement que de dépit il quitta tout le respect quřil lui devait, et lui fit
connaître quřil nřavait pas agréable quřelle se mêlât si avant de ses
affaires. Comme elle vit que cette voie ne lui succédait pas, elle eut
recours aux artifices, et sachant quřun serenus servait de couverture et
de voile à son fils, et quřil lui prêtait sa maison pour cacher ses amours
et son nom, pour dérober la connaissance des largesses quřil lui faisait ;
elle conjura son fils avec mille caresses de se servir dřelle, et lui offrit
son cabinet et son sein pour cacher ce que son âge et sa dignité
voulaient être celé. Mêmes elle confessait quřelle en avait mal usé, que
cřétait une sévérité hors de saison quřelle avait témoignée, et pour le
gagner du tout, lui fournissait tout lřargent quřil désirait pour assouvir
ses plaisirs. Les amis de Néron voyant que celle qui lřavait si
superbement traité, le flattait si indignement, sřimaginèrent que cette
habile femme nřavait pas changé de façon de faire sans occasion. Néron
de son côté la voyait venir, et néanmoins dissimulait accortement le
sentiment quřil avait de son courage. De fortune, un jour comme il eut
trouvé parmi les ornements des femmes et des mères des empereurs une
magnifique robe toute semée de pierreries, qui méritait être présentée à
la plus grande princesse du monde, il la lui envoya en sa maison : mais
au lieu de la recevoir avec les justes remerciements que le présent
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Jean Racine, B
315
méritait, elle commanda quřon la reportât à son fils, et quřon lui dit,
que ce nřétaient pas là les ornements dont elle se parait : quřon la
voulait amuser de ces vains honneurs pour lui ravir ceux qui lui
appartenaient ; quřau reste, il avait mauvaise grâce, de vouloir faire la
part à celle de qui il tenait tout ce quřil possédait. Néron pour se venger
de ceux qui supportaient lřorgueil de sa mère, cassa Pallas son principal
confident, et lui fit tout le dépit dont il se peut aviser. Cet affront fait à
Pallas la mit en fureur, et lui fit découvrir sa propre infamie : de sorte
que parmi ses autres plaintes, sřadressant à son fils, elle lui reprocha,
etc.
Ces furieuses reproches laissèrent un poignant aiguillon dans
lřâme de Néron, qui repensa sérieusement à ce quřelle lui avait dit de
Britannicus ; et comme outre cela il eut reconnu lřinclination du peuple
en son endroit, il se résolut de le faire mourir. Mais dřautant que son
innocence le mettait à couvert des poursuites de la justice, il eut recours
aux fraudes, et pratiqua un tribun pour lřempoisonner, par le moyen de
cette fameuse sorcière Locusta, dont nous avons déjà parlé, qui était
prisonnière entre ses mains. La première fois le poison nřopéra pas, à
cause que la nature aida à Britannicus à le rejeter. Néron fâché de ce
quřils se servaient dřun poison si faible et si lent, menaça le tribun, et
lui commanda de faire mourir la sorcière, si elle nřen préparait un plus
violent : et là dessus ils lui promirent de le contenter, et de bailler à
Britannicus un poison qui le ferait mourir plus promptement, que sřil
était percé dřun coup dřépée. Là dessus ils conduisent si bien cette
malheureuse trame, quřils le lui baillent dans lřeau froide, comme il
était assis à la table devant Néron. Soudain quřil lřeut pris, la parole et
la vie lřabandonnèrent sur le champ. Dřentre les assistants, ceux qui ne
savaient rien de lřaffaire, sortirent tous effrayés de ce désastre. Les
autres qui avaient quelque soupçon du crime de Néron, demeurèrent
fermes pour considérer sa contenance. Mais sans sřétonner dřun
accident quřil avait prévu, il dit à la compagnie, que ce nřétait quřune
syncope du mal caduc, auquel Britannicus était sujet dés le berceau, et
que bientôt la vue, la parole, et le sentiment lui reviendraient.
Agrippine qui vit ce détestable spectacle, ne peut celer sa douleur,
dřautant quřelle connut bien que Néron lui avait ôté son appui, et avait
jeté les semences et lřexemple des parricides, dans lesquels elle craignait
à bon droit de se trouver enveloppée. Octavia sœur de Britannicus, et
femme de Néron, fut aussi présente à ce malheur : mais quoi quřelle fut
encore jeune, peu instruite aux ruses du monde ; si est-ce quřelle sut
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
316
La Rome tragique
bien couvrir son ennui, et supprimer sa douleur, de peur dřoffenser son
cruel mari, qui commanda aussitôt quřon se remit à faire bonne chère,
et à se réjouir. La nuit suivante on fit avec peu dřappareil les obsèques
de Britannicus. Il fut porté au champ de mars, mais il fit un tel orage
durant la cérémonie, que le peuple crut que cřétait un témoignage du
courroux du ciel contre lřauteur de ce parricide. Toutefois il nřy eut pas
faute de personnes qui lřapprouvaient, se ressouvenant des anciennes
discordes advenues entre les frères, et se figurant, que comme le monde
nřest éclairé que dřun soleil ; aussi les grandes monarchies ne peuvent
souffrir deux maîtres. Néron craignant que les cérémonies du deuil
nřaigrissent les esprits, en défendit la pompe, etc.
2. REPÈRES CHRONOLOGIQUES
a) Chronologie abrégée du règne de Néron
15 décembre 37 : Naissance à Antium de Lucius Domitius Ænobarbus,
fils de Cnæus Domitius Ænobarbus et dřAgrippine la Jeune, fille de
Germanicus, sœur de Caïus (Caligula).
24 janvier 41 : Caligula est assassiné. Avènement de Claude, frère de
Germanicus, oncle dřAgrippine.
Janvier 49 : Claude épouse Agrippine, la mère de Lucius ; à la fin de
lřannée, Agrippine reçoit le titre dřAugusta.
25 février 50 : Néron devient fils adoptif de Claude.
53 : Néron épouse Octavie, sa sœur par adoption.
13 octobre 54 : annonce officielle de la mort de Claude, assassiné par
Agrippine. Avènement de Néron (54-68).
Janvier 55 : lřinfluence dřAgrippine diminue sensiblement au profit de
celle de Sénèque et Burrhus, favorable au Sénat.
13 février 55 : Britannicus a 14 ans révolus. Peu de temps après,
Néron le fait tuer.
Mars 59 : Néron fait tuer sa mère, Agrippine.
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317
Jean Racine, B
Printemps 62 : mort de Burrus. Sénèque se retire de la cour ;
répudiation dřOctavie, mariage avec Poppée.
64 : Néron se produit pour la première fois sur une scène publique à
Naples ; fin juillet : incendie de Rome.
67 : Exploits artistiques de Néron en Grèce.
68 : Soulèvement de la Gaule, puis de lřAfrique ; défection générale des
armées de lřEmpire, effondrement du régime.
11 juin 68 : abandonné par le Sénat, sa cour et les Prétoriens, Néron
est contraint au suicide au moment où on lřarrête comme ennemi
public.
b) Principales dates de la vie de Racine
22 décembre 1639 : Baptême de Jean Racine à La Ferté-Milon.
1648-1653 : Troubles de la Fronde en France.
1649-1653 : Après la mort de ses parents et de son grand-père paternel,
Racine est élevé aux Petites Écoles du monastère de Port-Royal des
Champs.
1655-1658 : Études aux Petites Écoles de Port-Royal. Influence du
jansénisme.
1659-1661 : Racine habite à lřHôtel de Luynes avec Nicolas Vitard,
cousin de son père. Il y rencontre notamment La Fontaine et compose
ses premiers vers.
1661-1715 : Règne de Louis XIV.
1663 : Fréquente Boileau et Molière.
20 juin 1664 : Création de La Thébaïde par la troupe de Molière.
17 novembre 1667 : Représentation dřAndromaque dans lřappartement
de la reine. Dans les jours qui suivent, la pièce est jouée avec succès à
lřHôtel de Bourgogne.
13 décembre 1669 : Création de Britannicus. La pièce ne connaît quřun
petit nombre de représentations.
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318
La Rome tragique
21 novembre 1670 : Création de Bérénice à lřHôtel de Bourgogne.
Quelques jours plus tard, Tite et Bérénice, de Corneille, est créé au
Palais-Royal.
5 janvier 1672 : Création de Bajazet à lřHôtel de Bourgogne.
5 décembre 1672 : Racine est élu à lřAcadémie française.
22 juin 1674 : Création dřIphigénie dans lřOrangeraie de Versailles.
1676 : Publication de la première édition des Œuvres de Racine.
1er janvier 1677 : Création de Phèdre à lřHôtel de Bourgogne.
31 mai 1677 : Racine épouse Catherine de Romanet.
30 septembre 1677 : Avec Boileau, il est nommé historiographe du roi.
2 janvier 1685 : À lřoccasion de la réception de Thomas Corneille à
lřAcadémie française, Racine prononce lřéloge de Pierre Corneille, mort
en 1684, et celui de Louis XIV.
26 janvier 1689 : Création dřEsther à Saint-Cyr, en présence du roi et
du dauphin.
11 décembre 1690 : Louis XIV accorde à Racine une charge de
gentilhomme ordinaire.
15 janvier 1691 : Création dřAthalie à Saint-Cyr devant le roi.
1694 : Composition des Cantiques spirituels. Racine assiste au service
funèbre quřon célèbre à Port-Royal en mémoire dřAntoine Arnauld,
mort le 8 août. Entre 1695 et 1699, il rédigera son Abrégé de l’histoire de
Port-Royal.
1697 : Troisième
modifications.
édition
des
Œuvres,
assortie
dřimportantes
21 avril 1699 : Mort de Racine à Paris. Il est inhumé le 22 avril à PortRoyal.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
VI. « MALGRÉ LUI, MALGRÉ ELLE » :
LECTURE DE BÉRÉNICE DE RACINE
320
La Rome tragique
Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition de 1676 de Bérénice.
Ce n’est pas ici un hors scène que nous donne à voir le graveur, pour la
simple raison qu’il n’y en a guère dans Bérénice, tragédie sans péripéties ni
coups de théâtre. C’est le dénouement qui nous est ici montré, seule scène où
sont réunis les trois protagonistes du drame : au centre, Bérénice ; à gauche,
Titus, costumé en romain et ceint de lauriers ; à droite, Antiochus, armé d’un
cimeterre et vêtu à l’orientale. Une nouvelle fois, on peut être sensible aux
indices de théâtralité disséminés dans l’image : le rideau, mais aussi la gestuelle
emphatique des personnages qui, de façon conventionnelle, « code » les passions
ressenties. Le décor est celui d’une demeure princière, luxueusement dallée et
meublée, mais qui ouvre sur un espace extérieur où l’on découvre un autre riche
palais romain : est-ce le Sénat ? Il est difficile de le préciser, mais on conçoit
assez facilement que sa fonction n’est pas purement ornementale : il renvoie à la
dialectique de la sphère privée et intime, celle de l’amour, et de la sphère
publique, celle des affaires de Rome.
On ne peut manquer d’être frappé également par la symétrie impeccable
de l’estampe ; la symétrie est un trait classique, sans doute, mais sa raison d’être
dépasse des considérations purement esthétiques : elle met au cœur de la pièce
non pas, comme il conviendrait selon les bienséances, l’empereur Titus, mais
bien la reine juive, rôle-titre de la pièce, vers laquelle convergent les regards des
deux protagonistes masculins, mais qui ne considère de son côté que l’empereur.
Le mouchoir qu’elle tient atteste par ailleurs de la dimension élégiaque du
personnage.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
321
Une tragédie sans horreur ni sang répandu, des personnages
poignants, une intrigue simple jusquřà la raréfaction : avec cette plainte
à trois voix quřest Bérénice, non seulement Racine prend-il ses distances
par rapport à ses pièces antérieures, Andromaque et Britannicus, toutes
pleines de bruit et de fureur, mais encore entreprend-il de redessiner les
frontières mêmes du genre dans lequel il est en train de sřillustrer. Car
cette Bérénice sans malédiction familiale, sans monstres sadiques et sans
finale sanglant est-elle encore une tragédie ? Dépourvue non seulement
de romanesque, mais même de péripéties, relève-t-elle même seulement
du genre théâtral ? Nřest-elle pas plutôt, comme le pensait Gautier, une
« élégie dramatique » propre à se résoudre dans la pure musique
incantatoire dřun Racine poète et magicien qui oublierait, le temps
dřune pièce, que son métier est dřêtre dramaturge ? Cette contradiction
majeure inscrite au cœur même de lřœuvre sera notre fil rouge pour
lřétude de cette pièce.
A. LE DIPTYQUE DES TRAGÉDIES ROMAINES
Pour Jean Rohou, les tragédies raciniennes constituent « une seule
œuvre en onze étapes ». Il y a sans doute, comme le pense Georges
Forestier, quelque exagération dans cette formule trop rapide pour ne
pas entraîner de critique. Malgré tout, on ne saurait nier que Bérénice
est un jalon dans lřensemble dřune œuvre en « évolution », et, pour être
comprise, elle doit être située par rapport aux œuvres qui la suivent et
surtout la précèdent : toute une série de liens de proximité et
dřopposition entre Britannicus et Bérénice invitent à considérer cette
dernière pièce en parallèle avec celle de 1669 dont nous venons de
terminer lřanalyse, Britannicus.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
322
La Rome tragique
1. DE NÉRON À TITUS
Il convient tout dřabord de retracer brièvement les années qui
séparent le règne de Néron de celui de Titus, « les délices du genre
humain ».
a) Lřannée des quatre empereurs
Alors que plusieurs siècles séparaient lřhistoire dřHorace de celle
de Britannicus, quelques années seulement (de 54 à 79) s’écoulent
entre le règne de Néron et celui de Titus. Le suicide forcé, en 68, de
lřempereur mégalomane dont nous avons relaté les débuts du règne,
provoqua une crise de régime sans précédents. L’année 69 fut l’année
des quatre empereurs, tous issus des cadres de lřarmée : après Néron,
ce sont Galba, général des légions dřEspagne, Othon, mari de Poppée et
compagnon de débauche de Néron, puis Vitellius qui se succèdent sur
le trône de la Ville éternelle, mais aucun nřest en mesure de se
maintenir au pouvoir plus de quelques mois : ils périssent assassinés.
b) Vespasien (69-79)
L’ordre fut rétabli par Vespasien, premier empereur de la
dynastie flavienne qui en comptera trois : Vespasien lui-même et ses
deux fils, Titus et Domitien. Rien ne prédestinait Vespasien, issu de la
petite bourgeoisie provinciale, à devenir empereur. Rustre, méprisé par
Néron pour son inculture et son manque de raffinement, il nřen avait
pas moins été placé par lřempereur mégalomane à la tête des forces
romaines dřorient, et chargé de réprimer la rébellion des Juifs. En août
69, ses troupes le proclamèrent empereur ; il laissa à Titus le
commandement des forces romaines en Judée, avec mission de
soumettre Jérusalem, triompha sans peine de lřéphémère Vitellius et
marcha sur Rome où il fut reconnu comme légitime souverain.
Vespasien entreprit de redresser les finances romaines, mises à mal par
les dépenses somptuaires de Néron, sřimposa à lřarmée et engagea une
politique de grands travaux : il fit ainsi commencer la construction du
Colisée. Sur le plan extérieur, le temps des conquêtes paraît fini :
Vespasien se contente dřaffermir les frontières de lřempire aussi bien du
côté oriental (prise de Jérusalem en 70) quřoccidental (Agricola, beau-
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
323
Racine, Bérénice
père de Tacite, sřassure les armes à la main de la fidélité des territoires
bretons récemment révoltés). Restaurateur de la paix et de la sécurité
dans un empire en passe de basculer dans lřanarchie, il acquit une
grande popularité. Travailleur, sobre, économe jusquřà lřavarice, aussi
différent que possible de son prédécesseur Néron, il pouvait incarner
aux yeux des citoyens de lřempire les vieilles vertus de la Rome
dřautrefois.
c) Titus (79-81)
Avant de mourir, Vespasien associa au trône son fils Titus et le
désigna pour lui succéder. Avant de devenir un empereur, ce dernier
secondait déjà son père et ce fut lui qui réduisit les Juifs insurgés. La
Judée avait toujours été un territoire turbulent : les habitants de ce pays
croyaient que leur terre, la Palestine, était « une terre promise » par leur
Dieu, un certain Yahvé, et que, par conséquent, la domination des
Romains était injuste. En fait, depuis très longtemps, les Juifs étaient
divisés : certains étaient farouchement anti-romains (les Zélotes, les
Pharisiens et les Esséniens), tandis que dřautres, hellénisés et romanisés
(les saducéens par exemple), acceptaient de collaborer avec lřoccupant Ŕ
comme la reine Bérénice, qui avait tenté en vain une conciliation entre
ses compatriotes révoltés et les Romains.
Seule une guerre sanglante a permis à Titus de pacifier la région,
au nom de son père Vespasien. Pacifier est une litote : cřest en fait à un
horrible massacre que sřest livré le futur empereur ; il rasa le Temple et
la ville de Jérusalem, dont il nřen subsista quřun mur, le « Mur des
Lamentations », et transporta à Rome le trésor quřil contenait, ainsi que
Racine sřen fait lřécho :
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
(I, 4, v. 229-232)
Quant aux Juifs survivants, ils durent sřexiler et furent dispersés à
travers tout lřempire (cřest la diaspora) et nřont retrouvé une patrie que
1850 ans plus tard. Titus rentra alors à Rome et connut le « triomphe »,
cřest-à-dire quřil défila solennellement à travers la ville, jusquřau
Capitole, à la tête de ses troupes. Plus tard, son frère Domitien devait
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
324
La Rome tragique
faire construire en son honneur sur le forum un arc de triomphe, « lřarc
de Titus », pour commémorer sa victoire.
Toutefois, à la mort de Vespasien, et malgré le prestige militaire
quřil sřétait acquis, personne nřimaginait alors que Titus, pressenti pour
succéder à son père, dût devenir un bon empereur : il avait été, dans sa
jeunesse, compagnon de débauche de Néron et avait mené une vie
dissolue parmi les orgies et les mignons de la cour, comme le rappelle là
encore Racine :
Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron,
Sřégarait, cher Paulin, par lřexemple abusée,
Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut.
Titus nřinvente pas la passion entre les deux héros de la pièce; le Titus
historique était effectivement tombé amoureux de Bérénice alors quřil
était en Palestine : elle lui était venue en aide au moment du siège de
Jérusalem, lřavait suivi à Rome pour lřépouser en 75, mais elle avait dû
repartir peu après devant lřhostilité des Romains envers cette femme
qui avait le double défaut dřêtre à la fois princesse et juive, et à qui on
prêtait de plus des mœurs dévergondées Ŕ on disait en effet quřelle avait
entretenu des relations incestueuses avec son frère Agrippa. Aussi, le 23
juin 79, lorsque Titus devint empereur à l’âge de 39 ans, sa réputation
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
325
était-elle fort sulfureuse, et, selon Suétone, chacun sřattendait à ce que
son règne fût aussi terrible que celui de Néron :
Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance ; car il [Titus]
prolongeait ses orgies jusquřau milieu de la nuit avec les plus
déréglés de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la
débauche, en le voyant entouré dřune foule de mignons et
dřeunuques, et éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disaiton, il avait promis le mariage.
Or, cřest le contraire qui arriva ; surnommé « les délices du genre
humain », (cf. V, 7, v.1488) il se conduisit avec sagesse et mena une vie
irréprochable : il écarta Domitien, vénéra des divinités orientales
comme Isis afin de renforcer le culte impérial et se montra généreux
avec les Romains, tout en refusant les procès en majesté et en
respectant, au moins dans les formes, les institutions républicaines, en
particulier le Sénat.
Et surtout, il renvoya Bérénice pour bien montrer quřil refusait le
despotisme à lřorientale : les Romains craignaient en effet de le voir
épouser une reine dřOrient et suivre le destin de César et surtout
dřAntoine, qui jadis avait trahi Rome par amour pour la reine dřÉgypte
Cléopâtre (Paulin se fait le porte-parole de cette haine des Romains
pour les rois à la scène 2 de lřacte II, v. 371-419). Si des catastrophes
assombrirent son règne (lřéruption du Vésuve, qui détruisit Pompéï,
date de 79), il fut diligent à secourir les victimes et renforça les
infrastructures de lřempire, entre autres son réseau routier. Il décéda
après seulement deux ans de règne, le 13 septembre 81, pour des
raisons qui restent mystérieuses.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
326
La Rome tragique
Lřempereur Titus
2. DE BRITANNICUS
À BÉRÉNICE
De Britannicus (1669) à Bérénice (1670), une seule saison théâtrale
sřest écoulée, et, à bien des égards, ces deux pièces peuvent être lues
comme une manière de dyptique. Les parallèles quřon peut tracer entre
les deux tragédies sont en effet nombreux.
Tout dřabord, en choisissant comme thème le départ de la
princesse juive, Racine opte pour une continuité chronologique qui
paraît sřaccorder avec les contraintes de lřunité de temps : si le public
peut admettre, sans que la vraisemblance soit rompue, que la durée de
la représentation puisse correspondre à un drame dont la durée sřétale
sur vingt-quatre heures, il acceptera que lřannée écoulée entre les deux
saisons théâtrales figure les quinze ans séparant les deux règnes.
De plus, plusieurs allusions au fils dřAgrippine nous rappellent
dřailleurs que la jeunesse de Titus, fort dépravée, sřest passée à la cour
de Néron, et, au cours de la tragédie, nous retrouvons des noms que
nous avions déjà rencontrés dans notre étude de la pièce précédente,
comme celui de lřaffranchi Pallas (II, 2, v. 404). Ces communes
références présentent discrètement Titus comme un double de
Britannicus, son camarade dřétude : dřaprès Suétone, le fils de
Vespasien goûta même de la coupe empoisonnée dont le breuvage
causa la mort du rival de Néron (voir Annexes). Lřon sait par ailleurs
que Vespasien avait réussi son ascension sociale sous Claude, dans
lřombre de Narcisse : les deux histoires sont donc non seulement
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
327
presque contemporaines, mais intimement liées lřune à lřautre. Ensuite,
dans les deux cas, nous avons affaire à des empereurs tout-puissants,
qualifiés « dřingrats » (par ex. II, 4, v. 618 et IV, 5, v. 1119, 1176) et de «
cruels » (v. 1062, 1103), et en mesure dřimposer absolument leur
volonté à leurs victimes, ne laissant à ces dernières, comme seul recours,
que leurs larmes inutiles. La progression des deux pièces obéit à
lřascendant que les deux bourreaux prennent de plus en plus sur leurs
jeunes héroïnes désarmées. Enfin, lřissue tragique est la même dans les
deux pièces, qui se terminent lřune comme lřautre sur le désespoir
dřempereurs qui ne pourront surmonter leur peine « déchirante »
(v. 1153) et traîneront seulement une vie lamentable.
La comparaison sřarrête là, et ne sert quřà faire ressortir les
différences entre les deux pièces. Plus quřune variation sur des thèmes
déjà traités dans Britannicus, Bérénice apparaît plutôt comme le
contrepoint de la tragédie de 1669, un anti-Britannicus en quelque
sorte. Dřun côté, le héros est Néron, un monstre que le Sénat avait
maudit et dont la mémoire était frappée dřignominie, tandis que de
lřautre, Titus fut un modèle de bon empereur, qui fut rangé au nombre
des dieux après sa mort. Dřun côté, nous nous trouvons confrontés à
un théâtre de la cruauté, de lřautre à la douceur dřune poésie galante.
Dřun côté, lřempereur cède à sa fureur et sombre dans le mal, de
lřautre, Titus résiste à lřépreuve de la passion : le sacrifice de l’amour
refonde ici une légitimité dynastique en péril, alors quřil était la cause
de la perte de légitimité dans la pièce précédente.
Ce sont ainsi les deux faces habituellement
attribuées à Racine, qualifié tout ensemble de
tendre et de cruel, quřillustreraient ces deux
pièces.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
328
La Rome tragique
Synopsis de Bérénice de Racine
Huit jours après la mort de Vespasien, son fils
Titus sřapprête à accéder à la tête de lřempire
romain et chacun pense quřil épousera Bérénice,
reine de Palestine. Aussi Antiochus, roi de
Comagène, ami de Titus et secrètement
amoureux de la reine depuis cinq ans, décide-t-il
de lui avouer ses sentiments avant de quitter
Rome pour toujours. Bérénice, froide et
hautaine, le laisse partir après cette déclaration :
son cœur nřest plein que de Titus, quřelle a vu la
veille auréolé de sa nouvelle gloire, au moment
de lřapothéose de Vespasien (Acte I).
De son côté, Titus est embarrassé : bien
quřamoureux de Bérénice, il se voit contraint par
les lois de Rome de la renvoyer chez elle, car un
empereur ne peut épouser une étrangère, même
et surtout si elle est reine. Face à Bérénice, il ne
parvient pas à lui annoncer la triste nouvelle de
son départ, et laisse la reine troublée (Acte II).
Titus charge alors Antiochus dřannoncer à
Bérénice la triste nouvelle et de la raccompagner
en orient. Après sřêtre fait prier, il sřacquitte de sa
mission, mais Bérénice croit à un subterfuge et
chasse le roi de Comagène. (Acte III)
Titus finit par informer lui-même Bérénice de
la nécessité de son départ ; la reine menace de se
suicider. (Acte IV)
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
329
Bérénice feint de croire quřelle a retrouvé son
orgueil de reine et quřelle veut partir, mais Titus
sřaperçoit que cřest une ruse et quřelle cherche à
dissimuler ainsi la mort quřelle compte se
donner. Titus lřavertit quřil ne lui survivra pas,
tandis quřAntiochus révèle quřil était le rival de
son ami. Face à cet assaut de générosité, Bérénice
se décide enfin à accepter la séparation et de
retourner, seule, en Palestine (Acte V).
On mesure ici à quel point Racine a transformé les données dont
il disposait : Titus, avant dřaccéder au pouvoir, était présenté par
lřhistorien Suétone comme un débauché menant une vie dissolue,
tandis quřil devient ici un véritable héros dans la guerre et un parfait
amant dans le civil : tous reconnaissent ses vertus bien avant quřil ne
monte sur le trône. Bérénice, de son côté, est rajeunie et également
parée de toutes les qualités physiques et morales : de ses amours avec
son frère Agrippa, il nřest point question. Racine la dote aussi de
dignités politiques qui ne furent jamais les siennes, puisquřelle ne fut
pas reine de Palestine, et que Titus nřa jamais songé à lui constituer un
royaume immense en Orient (I, 4, v. 171-172). Antiochus, qui nřa pas
dřéquivalent dans la pièce de Corneille, nřest pourtant pas un
personnage inventé : il correspond à Antiochos IV, roi fantoche de
Comagène (ou Commagène), qui fut dřabord au service de Caligula
puis de Claude, puis fut dépossédé de sa souveraineté en 73 par
Vespasien pour sřêtre allié avec les Parthes : la Commagène devint alors
province romaine ; Antiochos IV a effectivement combattu aux côtés de
Titus, mais son action ne fut pas si glorieuse quřon nous le dit (I, 3,
v. 100-122). Il était à Rome en 79, mais il ne semble pas quřil ait été
lřami de lřempereur, ni quřil soit parti à son avènement. Ici, réduit au
rang de « personnage épisodique », il est utile pour les scènes
dřexposition, il fait le lien entre les deux amants entre lesquels il est
ballotté, mais il possède aussi une fonction plus symbolique, puisquřil
est présenté comme un double de Titus, qui lui doit « la moitié de sa
gloire » (v. 687). Quant au passé de « collaborateurs » de Bérénice et
dřAntiochus, il est laissé sous silence, ou plutôt, il est présenté à
lřavantage des intéressés : lřamitié des Romains, et de Titus en
particulier, paraît toute naturelle, alors que par patriotisme, le roi de
Comagène et la reine juive auraient dû sřopposer à Titus.
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330
La Rome tragique
Racine transforme lřHistoire pour faire de ses
héros des personnages amoureux, et surtout
moralement nobles et irréprochables, aux qualités
magnanimes et chevaleresques.
3. CORNEILLE ET RACINE, TOUJOURS
a) Lřhistoire et la légende
La figure de la reine de Palestine nourrit une nouvelle fois la rude
concurrence entre Corneille et Racine, avides tous deux de sřattirer les
faveurs des doctes et du grand public, mais cette fois, lřaffrontement fut
direct : les deux dramaturges donnèrent en même temps une pièce
sur le même sujet. Le vendredi 21 novembre 1670, en effet la Bérénice
de Racine est créée à lřHôtel de Bourgogne ; une semaine plus tard, la
troupe de Molière, installée au Palais-Royal, joue la Tite et Bérénice de
Corneille. Cette compétition nřest sans doute pas due au hasard : une
légende, sans doute fausse, voulait quřHenriette dřAngleterre, épouse de
Monsieur, frère du roi, ait séparément fourni aux deux auteurs le même
sujet tragique pour les mettre en rivalité. Il nřen reste pas moins que le
choix dřun thème aussi singulier ne peut être le fruit dřune coïncidence.
Malgré le manque de documents susceptibles de confirmer cette
hypothèse, il semblerait que ce soit Racine qui ait provoqué ce duel : il
est fort improbable que Corneille ait délibérément voulu croiser le fer
avec un adversaire quřil affectait de mépriser.
b) Bérénice vs Tite et Bérénice
Les deux dramaturges présentent deux visions fort différentes des
amours de Titus et Bérénice, fondées sur deux traditions historiques
elles-mêmes divergentes. La Vie des Douze Césars de Suétone, la source
principale de Racine, affirmait simplement que Bérénice et Titus
avaient rompu au moment où le fils de Vespasien accédait à lřempire.
Mais Corneille sřappuyait sur une autre tradition, inspirée de Dion
Cassius, selon laquelle il y aurait eu deux ruptures entre les
protagonistes du drame : Bérénice aurait été amenée une première fois
à quitter Titus sous la pression de Vespasien ; après la mort de ce
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
331
Racine, Bérénice
dernier, elle serait revenue à Rome, mais se serait vu signifier une
seconde fois son congé, par Titus cette fois. Cřest cette seconde
séparation que mettait en scène Tite et Bérénice de Corneille, dont vous
trouverez des extraits à la fin de lřœuvre au programme.
Synopsis de Tite et Bérénice de Corneille
À Rome, Domitie va épouser lřempereur Tite,
dont elle connaît lřamour pour Bérénice
maintenant partie loin de Rome. Elle-même, afin
de satisfaire sa gloire par le titre dřimpératrice, a
renoncé à son amour pour le frère de Tite,
Domitian. Celui-ci souffre de se voir dédaigné et
sřapprête à parler à Tite, dřautant quřil sait que
Bérénice est sur le point de revenir (Acte I).
Tite propose alors à son frère dřépouser
Bérénice et demande à Domitie de choisir entre
ses deux amants : il est sûr quřelle préférera
Domitian. Mais par orgueil, elle choisit Tite,
quand on annonce le retour de Bérénice.
Lřempereur sort précipitamment, plongeant
Domitie dans la fureur (Acte II).
Domitian sřoffre à Bérénice pour rendre
Domitie jalouse ; Tite vient déclarer à Bérénice
quřil nřépousera pas Domitie (Acte III).
Le sénat sřassemble. Bérénice craint dřêtre
exilée. Tite a décidé quřil nřépouserait pas
Bérénice non plus (Acte IV).
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332
La Rome tragique
Domitie vient demander sa décision à Tite.
Méprisée, elle sort en proférant des menaces.
Bérénice demande à Tite dřordonner lui-même
son départ, quand on apprend que le sénat
accepte leur union. Bérénice la refuse et
encourage Tite à se comporter en empereur. Il
renonce alors à tout mariage et promet de fléchir
Domitie en faveur de Domitian (Acte V).
Corneille a commis une erreur en choisissant la version de
lřhistoire relatée par Dion Cassius : lřautre variante, retenue par
Suétone et qui apparentait le couple héroïque formé par Titus et
Bérénice à celui, célèbre, de Didon et Énée, était plus connue, et plus
émouvante. Les ruptures multiples, en effet, semblent ridicules, tandis
que la solution de la séparation unique, choisie par Racine, contribue à
créer cette « tristesse majestueuse » qui, selon lui, fait tout le plaisir de la
tragédie : nul doute que le « pour jamais » de la Bérénice racinienne ne
rendrait pas des accents aussi profonds et émouvants si lřon nous avait
appris que les deux protagonistes avaient déjà rompu quelques années
auparavant !
Si lřauteur de Tite et Bérénice a préféré le « mauvais » scénario Ŕ le
moins pathétique Ŕ, cřest parce que, conformément aux principes de sa
dramaturgie (voir le premier envoi de ce cours), il a voulu rester
historiquement fidèle aux sources les plus sérieuses ; en effet, Suétone,
visiblement, a manipulé les événements dans un but hagiographique : il
voulait montrer la métamorphose dřun prince débauché en empereur
vertueux, et il était plus frappant, dans cette perspective, dřoublier la
scène de la première séparation entre Titus et Bérénice, et dřattribuer à
Titus seul, et non à Vespasien, le mérite dřavoir provoqué la rupture.
Aussi Corneille, par souci de vérité, a-t-il préféré suivre la leçon de Dion
Cassius (et de son compilateur Xiphilin). Il a trouvé aussi chez cet
historien lřexistence de Domitia, courtisée par Titus et aimée par son
frère Domitien : La critique a reproché à Corneille dřavoir à plaisir
compliqué son intrigue, alors que lřaction de Tite et Bérénice est bien
plus fidèle à la réalité des événements que la Bérénice racinienne. Les
deux dramaturges ne traitent donc pas tout à fait le même sujet : lřun
préfère lřHistoire, lřautre le mythe ; pour reprendre la belle formule de
Georges Forestier, « Où finit Bérénice commence Tite et Bérénice »
(Mélanges Couton, 1994).
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
333
Les caractères sont eux aussi fort différents. Chez Corneille, Tite
est irrésolu, hésitant et désabusé, tandis que Bérénice est une princesse
orgueilleuse avant dřêtre une femme amoureuse : elle ne repart en
orient, de son plein gré, quřaprès avoir reçu la citoyenneté romaine et le
droit dřépouser Tite :
Ma gloire ne peut croître et peut se démentir.
Elle passe aujourdřhui celle du plus grand homme,
Puisquřenfin je triomphe et dans Rome et de Rome.
(v. 1714-1720)
La Bérénice de Corneille quitte Rome en reine, de son plein gré, fière
dřavoir sauvé sa « gloire ». Nulle place ici pour la « tristesse
majestueuse » de Racine : lřambition est au cœur de la pièce ; elle est
incarnée non seulement par Domitie, qui rêve dřêtre impératrice, mais
aussi par Bérénice qui nřoublie jamais son rang, conformément aux
exigences classiques des « bienséances » Ŕ elle est plus glorieuse
quřamoureuse.
Malgré ces écarts qui, à la lecture, donnent lřimpression dřune
grande dissimilitude entre les pièces de Corneille et de Racine, on
s’aperçoit toutefois que ce dernier ne cherche en rien à se dégager de
la dramaturgie de Corneille. On comprend que le poète normand se
soit tourné vers ce sujet qui reflétait ses préférences : fondé sur une
vérité historique à la limite de lřinvraisemblable, il permettait la mise en
scène dřun dépassement héroïque de la part des protagonistes, la
représentation dřune victoire sur lřamour, et une méditation politique
sur la raison dřÉtat et les devoirs quřelle entraîne. Ce qui est
surprenant, cřest que Racine se soit, au moins en apparence, aussi
facilement coulé dans ce moule si « cornélien » : dřabord, il renonce à
fonder lřaction sur la persécution du pur amour par une passionconcupiscence destructrice (schéma sur lequel il avait construit
Britannicus et quřil allait reprendre aussi bien dans Mithridate que dans
Phèdre) ; ensuite, il choisit de montrer un débat entre lřamour et le
devoir dont lřissue est la victoire de la raison sur la passion. On peut
encore noter que, dans cette tragédie, lřamour nřest présent que dans sa
forme « sororale », cřest-à-dire pure et innocente, et quřon nřy trouve
plus ces « furieux » à lřavidité frustrée qui caractérisaient jusque là son
théâtre : point dřOreste, point dřAgrippine ni de Néron dans cette
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
334
La Rome tragique
pièce, point même de passions coupables et « fatales ». Cette tragédie
que les manuels considèrent quelquefois comme la plus « racinienne »
apparaît en réalité comme la plus atypique40.
c) Le pari de Racine
Avec le recul des siècles, on mesure le risque pris par Racine à
rechercher le conflit avec son adversaire. En 1670, son astre nřest plus
aussi rayonnant quřil lřétait trois ans plus tôt, lorsquřil triomphait avec
Andromaque. Les Plaideurs et Britannicus ne rencontrèrent en effet quřun
succès dřestime. Dans sa dernière tragédie surtout, en voulant à tout
prix satisfaire les doctes et composer une pièce pour « les connaisseurs »,
il avait dû quasiment renoncer à la peinture de lřamour tendre et avait
ainsi perdu le public de dames et de mondains qui avait fait la réussite
dřAlexandre et dřAndromaque. Il ne sřen était pas pour autant réconcilié
avec les théoriciens, qui sřétaient gaussés de son insuccès.
Aussi, en 1670, il comprend quřil lui faut à tout prix reconquérir
l’auditoire qui l’avait soutenu, et qui se moque des conventions
dřAristote. Il lui fallait renouer avec ce « succès de larmes » quřavait été
Andromaque : cřest sur ce terrain-là que lřattendaient les spectateurs, et
cřest aussi celui où il supplanterait le plus aisément Corneille. Il décide
donc de jouer le tout pour le tout, bousculant les règles dřAristote et
trahissant les principes classiques, au point même dřeffaroucher son
ami Boileau : la bienséance (il nřest pas convenable de représenter une
reine insoucieuse de son rang), la vraisemblance (comment Bérénice
peut-elle sřétonner de la déclaration dřAntiochus, son ancien amant ?),
la liaison des scènes (IV, 2-3), et jusquřà la terreur et la pitié (remplacées
par une improbable « tristesse ») sont sacrifiées à la seule expression des
sentiments douloureux et délicats : comme il lřindique dans la préface
dans une formule célèbre, « la principale règle est de plaire et
toucher ».
Il remporta son pari : sa Bérénice fut dřemblée un grand succès.
Elle resta à lřaffiche de novembre 1670 à janvier 1671, et fut jouée à la
cour le 14 décembre ; la pièce rivale de Corneille connut certes une
honnête carrière, avec 24 représentations successives, en alternance avec
40
On verra, au cours de notre étude, que l’adoption de cette poétique cornélienne
n’est en grande partie qu’un masque dissimulant une vision tragique toute
racinienne.
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Racine, Bérénice
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le Bourgeois Gentilhomme, mais tomba peu à peu dans lřoubli et nřest
plus guère connue aujourdřhui que des seuls spécialistes. Avec Bérénice,
Racine marquait un point décisif dans son duel avec Corneille, et plus
généralement dans sa quête de la gloire et de la fortune.
B. L’ACTION DRAMATIQUE :
« UNE SIMPLICITÉ MERVEILLEUSE »
Comme lřindique Racine dans sa préface, toute lřhistoire tient
dans quelques mots de Suétone : « Titus a renvoyé Bérénice malgré lui,
malgré elle ». Lřaction, de fait, est fort simple, puisquřelle consiste dans
le renvoi de Bérénice par un Titus qui ne veut pas contrevenir aux lois
de Rome. Cřest dans ce choix de la simplicité que réside lřoriginalité
racinienne par rapport à la poétique cornélienne, et plus généralement,
par rapport à lřesthétique tragique dans son ensemble.
1. UN SUJET CONTESTABLE
Le renvoi de Bérénice, tel que lřa traité Racine, ne paraît pas être
un bon sujet de tragédie : sans cette violence entre proches qui
caractérisait les « conflits au cœur des alliances » dont parlait Aristote,
sans fatalité (malgré les fréquentes invocations au ciel), sans passion
aveuglante et destructrice, il est de plus impropre à susciter la terreur ni
la pitié Ŕ en effet, on ne craint ici que le suicide des deux héros, et
encore, de façon momentanée (IV, 6, v. 1693). Quant au dénouement,
une simple séparation, on pourrait le juger insuffisamment pathétique.
Les sentiments provoqués par la pièce répondaient si peu aux
exigences dřAristote que, dans sa préface, Racine a dû recourir à un
artifice auquel les Anciens nřavaient jamais songé, la « tristesse
majestueuse ». Les manuels qui citent cette préface en croyant y trouver
la quintessence de lřémotion tragique commettent un gros contresens :
la tristesse, quřon peut définir comme un apitoiement sur soi-même,
nřest pas la pitié, tournée vers autrui. Si la tragédie nourrit la tristesse,
que le christianisme considère comme un vice, elle alimente les
mauvaises passions du cœur et trahit ainsi sa finalité cathartique,
puisque son rôle est au contraire de nous libérer de la tristesse au
moyen de la pitié. La célèbre préface, en altérant le sens même de
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
lřémotion tragique, opère ainsi un déplacement majeur tout en se
donnant lřair de respecter parfaitement les principes du genre.
2. UNE MATIÈRE TROP SIMPLE
Comme le dit Racine, toute la pièce peut se résumer dans les trois
mots de Suétone « Demisit invitus invitam », que Bérénice elle-même
paraphrase à la fin de la pièce : « Je lřaime, je le fuis ; Titus mřaime, il
me quitte » (V, scène dernière, v. 1500). Cette histoire dřamours
impossibles entre deux amants que tout rapproche, mais que la loi finit
par séparer, est trop simple pour fournir la matière dřune tragédie.
Alors qu’Aristote exigeait des « péripéties », le dramaturge évite
soigneusement les coups de théâtre, les fausses nouvelles ou les scènes
à faire ; il ne nous donne rien à voir de comparable aux fureurs
dřOreste ou à la cruauté sadique de Néron. Tandis que toute lřaction
de Britannicus reposait sur un suspense (Néron va-t-il renoncer à la vertu
et se précipiter dans le vice ?), tout est joué dès le départ dans Bérénice,
puisque Titus sřest décidé à se séparer de la reine juive dès son entrée
en scène (II, 2, v. 446-454, 471). Ici, comme le dit Christian Biet, « La
tragédie n’est qu’un long retardement » qui ne tend quřà deux choses :
pour Titus, à faire comprendre sa décision, et pour Bérénice, à
lřaccepter. Cette action raréfiée représente, du point de vue même de
Racine, un point-limite, et pour ainsi dire une expérience de
laboratoire : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais
faire une tragédie avec cette simplicité dřaction qui a été si fort du goût
des Anciens », écrit le dramaturge dans sa préface. Le sens de cette
simplicité est double: dřune part, elle lui permet de revendiquer sa
fidélité à la tradition grecque et à ce tragique de la déploration dont
nous avons déjà parlé pour le dernier acte de Britannicus (voir cours
précédent), mais quřil étend ici à la dimension dřune pièce entière ;
dřautre part, en réduisant lřaction à une épure, Racine montre que la
tragédie peut et doit refuser le romanesque, les intrigues et les péripéties
qui pullulaient dans le théâtre dřalors.
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Racine, Bérénice
3. L’INVENTION : « FAIRE QUELQUE CHOSE DE RIEN »
a) Partir de rien…
Racine a bien pris soin ici dřéviter que tout incident vienne
perturber la pureté du déroulement de cette intrigue. En particulier,
aucun obstacle externe ne vient empêcher la réalisation du désir de
Bérénice et de Titus, qui sřaiment dřun amour réciproque que rien ne
vient troubler : même « Rome se tait » (v. 1084). Racine est allé jusquřà
se priver de potentialités dřaction auxquelles il lui aurait été aisé de
recourir. Antiochus, en particulier, contient de grandes virtualités
dramatiques, dřoù pourraient ressortir bien des renversements, des
incidents et des coups de théâtres : cřest à lui, rival malheureux, quřil
appartenait de faire avancer lřaction ; il pouvait tendre des pièges, user
du chantage, tenter de diviser les héros ou, pourquoi pas, dřenlever
Bérénice, ou encore dřassassiner Titus ; il pouvait proposer aussi une
alliance objective avec Bérénice, comme le Domitian de Tite et Bérénice.
Or, Antiochus nřentreprend rien. Loin dřêtre un rival gênant, il
est très conciliant, dévoué même, ce qui nřest pas sans le rendre plus
pitoyable que pathétique (I, 2, v. 47 et I, 5, v. 285-287). Tout se passe
comme si Racine nřavait créé cette figure du rival que pour en
désamorcer tout le potentiel dramatique. On sřest parfois demandé
quelle était lřutilité dřAntiochus au plan dramaturgique. En fait, sa
raison dřêtre est probablement, pour Racine, de ne pas en avoir : il
sřagissait pour le poète de bien montrer au spectateur quřil refuse toute
possibilité dřaction ; il faisait voir par là quřil renonçait à la tentation du
romanesque, et quřaucun incident ne devait venir troubler la pureté du
chant. Si Racine a renoncé à toutes ces « ficelles » trop faciles, cřest que
le conflit de Titus devait rester un conflit intérieur: la lutte décisive se
joue dans sa propre conscience révoltée contre la loi quřil a pour
mission de faire appliquer, mais hors de toute pression extérieure,
quřelle soit dřordre publique (Rome) ou privée (son rival).
Tout ici est placé sous le signe de la discrétion et de la retenue,
personne ne cède à la folie ni à lřexcès : en conduisant la tragédie
jusquřà ses limites absolues dans la concentration, lřéconomie de
moyens, le refus de lřeffet, et lřexclusion de toute théâtralité au sens
vulgaire du terme, Racine compose avec Bérénice la plus exquise des
tragédies classiques, bien sûr. Mais dřun autre côté, en abdiquant les
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La Rome tragique
ressources de la dramaturgie, peut-elle être encore considérée comme
une pièce de théâtre ? Une pièce de théâtre peut-elle être un lieu où il
ne se passe rien ? Bérénice à bien des égards, n’est qu’une longue
déploration, comme lřa vu lřabbé de Villars, qui félicite ironiquement
Racine dřavoir étendu à la dimension dřune tragédie un court
événement qui eût pu nřoccuper quřune courte scène ?
Car toute cette pièce, si lřon y prend garde, nřest que la matière
dřune scène, où Titus voudrait quitter Bérénice [...]. Nřest-il pas
plus adroit, sans sřaller embarrasser dřincidents, dřavoir ménagé
cette scène, et dřen avoir fait cinq actes ?41
En dépit de son hostilité, Villars a finalement bien compris le projet de
Racine, dont la pièce nřest à tout prendre quřune longue scène de
dénouement.
En refusant de « sřaller embarrasser » dřincidents,
ou plutôt, comme le dit Racine dans sa préface,
en choisissant de « faire quelque chose de rien »,
le dramaturge opte pour une expérience-limite et
réduit sa tragédie à une épure dépouillée de tout
ce qui nřest pas lřessentiel, cřest-à-dire lřémotion.
b) … Pour « faire quelque chose »
Racine, pourtant, nřest pas Beckett, et « simplicité dřaction » ne
saurait être synonyme dřabsence de toute progression dramatique, ni
même de tout « suspense ». Seulement, ici, l’attente du spectateur n’est
fonction que des mouvements du cœur des personnages : Titus,
velléitaire et hésitant, va-t-il persévérer dans sa décision de renvoyer
Bérénice ? La reine va-t-elle sřobstiner à sřaveugler sur lřintention de son
amant ? Une fois acquise la certitude de la séparation, à lřacte IV,
lřintérêt repose sur les circonstances de cette acceptation : Bérénice
consentira-t-elle à ce départ sur le mode de la résignation sublime ou le
verra-t-elle comme un sacrifice cruel ? Sera-t-il vécu comme un abandon
ou un dépassement héroïque ? Quand bien même lřissue est inéluctable
et connue, ou à tout le moins soupçonnée, par les spectateurs, la pièce
peut prendre des directions diverses et inattendues.
41
La lettre de Villars sur Bérénice est reproduite dans l’édition de référence, p. 129
sqq.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
339
Enfin, le suspens, qui ne dépend plus de lřaction, est désormais
bâti tout entier sur la parole : « Voici le temps enfin quřil faut que je
mřexplique » (II, 2, v. 343). Bérénice est toute entière fondée sur la
difficile émergence de lřaveu, thème qui sera récurrent dans les
dernières tragédies de Racine, Phèdre en particulier. Ici, la logique
dramatique est soumise aux tentatives de Titus pour parler, et aux
efforts de la reine pour ne pas entendre (II, 2, v. 477-482 ; II, 4). Toutes
les scènes préalables mènent à la scène 5 de lřacte IV où lřempereur finit
par confesser sa décision à Bérénice (v. 1061) : à ce titre, cette scène
constitue la « crise » qui noue définitivement le destin des personnages ;
Titus, jusque là, hésitait, mais lřétau est maintenant définitivement
resserré et sa décision irrévocable ; Bérénice, de même, pouvait
jusquřalors sřaveugler : elle est maintenant contrainte dřaccepter une
vérité à laquelle elle ne peut plus trouver dřéchappatoire. Le
dénouement, qui doit, dřaprès les théoriciens, arriver le plus près
possible de la fin, nřintervient que dans les derniers vers, lorsque
Bérénice convie les protagonistes à un déchirant sacrifice de leur
passion. Le déploiement dřune parole éloquente et fastueuse se
substitue ainsi aux facilités dřun « suspense » trop romanesque fondé sur
les seuls coups de théâtre.
C. UNE « HISTOIRE DOULOUREUSE » :
L’ÉLÉGIE DANS BÉRÉNICE
Racine a ainsi fait le choix dřune pièce qui sacrifie les exigences de
la poétique sur lřautel de la sensibilité. Le pari nřétait pas sans danger :
Racine savait quřil sřaliénerait les critiques avec cette œuvre qui ne
ressort pas vraiment au genre tragique. Corneille, pour sa propre pièce
à fin heureuse, ou du moins non sanglante, avait préféré le sous-titre de
« comédie héroïque ». Si Racine a opté pour le terme de « tragédie », les
contemporains nřont pas tardé à lřaffubler du vocable dřélégie, quřils
considéraient comme un sobriquet. Avec les siècles, le jugement porté
sur Bérénice ne changera guère : ainsi, pour Théophile Gautier, cette
œuvre « nřest pas une tragédie : il nřy coule que des pleurs et point de
sang. Cřest une élégie dramatique qui renferme des morceaux pleins
dřune grâce un peu molle et dřune sensibilité un peu larmoyante ».
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
340
La Rome tragique
1. TRAGÉDIE OU « PLAINTIVE ÉLÉGIE » ?
Corneille déjà avait par anticipation exclu le sujet de la Bérénice
racinienne du champ tragique dès son Premier Discours de 1660, où il
écrivait que la tragédie « veut donner à craindre des malheurs plus
grands que la perte dřune maîtresse » : or, lřamour et les difficultés de la
rupture, si vigoureusement refusés par Corneille, se trouvent ici au
cœur de la pièce. Aussi nřest-il pas surprenant quřun cornélien hostile à
Racine, lřabbé de Villars, auteur dřune Critique de Bérénice parue en
1671, refuse dřaccorder son brevet de tragédie à une pièce qui se
résume selon lui à « un tissu galant de madrigaux et dřélégies » :
Lřauteur a trouvé à propos pour sřéloigner du genre dřécrire de
Corneille de faire une pièce de théâtre, qui depuis le
commencement jusquřà la fin, nřest quřun tissu galant de madrigaux
et dřélégies; et cela pour la commodité des dames, de la jeunesse de
la cour, et des faiseurs de recueils de pièces galantes. (édition citée,
p. 138)
Villars, comme beaucoup de lecteurs et de spectateurs, quřils fussent
favorables ou défavorables à la pièce, la tenait donc pour une
languissante élégie, cřest-à-dire quřils rapprochaient la pièce de ces
poèmes lyriques à la première personne, en forme de plainte
mélancolique, et exprimant par exemple les tristes soupirs dřun amant
malheureux. Boileau la décrit ainsi dans son Art poétique (1674) :
La plaintive élégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil;
Elle peint des amants la joie et la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse...
De fait, les protagonistes du drame se laissent volontiers aller aux
larmes (« Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez » v. 1154), voire
à une « mélancolie » complaisante (I, 4, v. 239) pour cette « histoire
tendre et douloureuse » à laquelle ils participent. (V, 7, 1504). Le
« hélas » final, aussi bien que lřévocation de la « triste Bérénice » (v. 472)
contribuent à créer ce climat de « tristesse majestueuse » décrit par
Racine dans sa préface. Lřexpression douce des sentiments est par
ailleurs exprimée dans une langue qui tire tous les effets musicaux dont
est susceptible le vers français, et participent aussi, à ce titre, à
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
341
lřatmosphère élégiaque : lřalexandrin « Jřaimais, Seigneur, jřaimais, je
voulais être aimée », construit sur les répétitions du verbe aimer et le
retour des mêmes sonorités [m] et [è] métamorphose la phrase en
incantation.
Or, lřélégie nřavait pas bonne presse dans les années 1670 ; le
genre était en pleine décadence et menaçait de sombrer dans les
froideurs dřune mièvrerie insincère, comme le montre la suite de lřArt
poétique précédemment cité :
Mais pour bien expliquer ces caprices heureux,
Cřest peu dřêtre poète, il faut être amoureux.
Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
Mřentretient de ses feux, toujours froide et glacée;
Qui sřaffligent par art, et fous de sens rassis,
Sřérigent pour rimer en amoureux transis.
Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines;
Ils ne savent jamais que se charger de chaînes,
Que bénir leur martyre, adorer leur prison,
Et faire quereller le sens et la raison. (Boileau, Art poétique, chant
III)
Aussi, lorsque Villars explique à Racine quřil pratique un genre qui
dégénère, il lui adresse donc une censure sévère qui emporte une
accusation de fadeur, mais surtout, il lui reproche de substituer la
poésie lyrique à la poésie dramatique, comme le montre le passage dans
lequel il stigmatise les « hélas de poche » dřAntiochus :
Sans le prince de Comagène, qui est naturellement prolixe en
lamentations et en irrésolutions, et qui a toujours un toutefois et
un hélas de poche pour amuser le théâtre, il est certain que toute
cette affaire sřexpédierait en un quart dřheure, et que jamais
action nřa si peu duré. (édition citée, p. 139)
En un mot, Villars reproche à Racine de mélanger les genres :
lřaccusation est grave à lřâge classique, où les frontières génériques sont
hermétiques.
2. L’INTERTEXTE VIRGILIEN ET OVIDIEN
Lřatmosphère élégiaque provient en particulier de la dette
racinienne envers deux modèles antiques, maîtres insurpassés de la
poésie amoureuse : Virgile, auteur de la scène de séparation de Didon
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
342
La Rome tragique
et dřÉnée, au chant IV de lřÉnéide Ŕ lřintertexte de ce passage très
connu de lřépopée virgilienne est transparent dans lřœuvre, et Racine le
mentionne dès le début de la préface : « nous nřavons rien de plus
touchant dans tous les poètes, que la séparation dřÉnée et de Didon,
dans Virgile ».
Lřautre filiation élégiaque est celle des Héroïdes dřOvide, ouvrage
qui contient des lettres fictives de femmes souffrantes, inquiètes,
discrètement accusatrices. Ici, comme dans les missives ovidiennes,
Bérénice ne parle pas en reine, mais en femme. Sans attirance pour la
chose publique ou pour lřéclat de la gloire (I, 4, v. 159-162 ; V, 7,
v. 1475-1478), dans la pièce, elle nřest tout simplement pas reine, ce qui
rend plus tragique sa situation : elle est punie non seulement pour un
crime involontaire (sa naissance), mais dont elle nřest pas même
coupable (puisque toute sa vie dément cette naissance).
Malgré lřindéniable dimension élégiaque de Bérénice, il importe
pourtant de faire preuve de circonspection avant dřadopter le point de
vue des adversaires de Racine, quand bien même on en renverserait le
sens pour sřenchanter des mélodieux accents raciniens : les enjeux
politiques ne sauraient en être absents, pour la simple raison quřà la
cour, comme dans Britannicus, et pour reprendre une formule de Mme
de Lafayette, « lřamour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à
lřamour ».
D. LA NAISSANCE D’UN EMPEREUR
Les cornéliens ont condamné Bérénice parce quřelle était une pièce
galante et non politique. De fait, la condition royale des personnages
est secondaire ici, cřest lřanalyse des méandres du cœur qui lřintéresse
dřabord ; pour autant, toute préoccupation politique nřest pas absente
de lřœuvre de Racine.
1. LA PRÉSENCE DE ROME
Dřune façon générale, lřatmosphère de la pièce est politique en
raison de la présence de Rome, en tant quřentité politique. La Ville
éternelle offre non seulement son décor grandiose à lřintrigue, mais lřon
entend sa rumeur jusquřaux portes de la scène : à la scène 8 de lřacte
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Racine, Bérénice
343
IV, les représentants des institutions attendent Titus dans
lřantichambre de ses appartements ; un peu plus loin, lřenthousiasme
de la foule retarde Titus (IV, 8, v. 1251) et frappe Bérénice pour
lřhumilier (V, 5, v. 1312-1317). De plus, Paulin, confident de
lřempereur, a pour fonction dřincarner la voix de la vieille vertu
romaine, dont il polit la statue de marbre (par exemple II, 2, v. 339,
368, 377, 394, 413, 467 ; et IV, 4, v. 1008, 1009, 1011, 1023).
Rome joue ainsi dans la pièce le rôle d’un personnage, ou tout
au moins d’un spectateur attentif. Elle nřexerce pourtant pas à
proprement parler le rôle dřune Fatalité ou dřune instance
transcendante, car le conflit de lřempereur avec les lois, qui constitue
lřenjeu tragique, est intériorisé au sein même du cœur de Titus : jamais
Rome ne constitue une menace active et précise, et on a le sentiment
très net que le fils de Vespasien, sřil le voulait, pourrait sans dommage
immédiat outrepasser la législation et épouser Bérénice.
2. LA CONQUÊTE DE LA LÉGITIMITÉ
Abordée ainsi sous lřangle politique, lřintrigue de Bérénice se révèle
finalement fort proche de celle de Britannicus : lřune et lřautre pièce
sont des réflexions sur la tyrannie, le pouvoir absolu, et tout d’abord
le système de la succession dans ce régime hybride qu’est l’empire. Ce
qui est en question dans cette tragédie, fût-ce discrètement, cřest la
légitimité de Titus : juridiquement, méritera-t-il encore de régner sřil
épouse Bérénice ? Cette incertitude est liée au statut même du
principat : si Rome fonctionnait exactement comme la monarchie
française (on verra quřelle ne fonctionne que partiellement sur ce
modèle), Titus, fils de Vespasien, hériterait mécaniquement de la
couronne. Mais à Rome, les choses étaient plus complexes, ce que
Racine nřignorait pas. Le principat, en fait, nřa jamais réussi à mettre au
point un système successoral cohérent, et ce silence est lié à lřhypocrisie
même du régime, qui, comme on lřa vu, est de fait une monarchie, mais
bâtie sur la fiction dřune continuité républicaine. Officialiser le
principe dřune succession héréditaire, cřeût été afficher la restauration
monarchique et entraîner un désaveu massif du Sénat, du peuple et de
lřarmée. Ce problème de la transmission du pouvoir empoisonnera
lřempire romain jusquřà la fin de son histoire. DřAuguste à Néron (de
14 à 55), ce furent le Sénat et les « prétoriens » (la garde personnelle de
lřempereur) qui contribuèrent à faire et à défaire les empereurs, et aussi,
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
344
La Rome tragique
parfois, à les assassiner ; ils choisissaient pour dirigeants des
descendants dřAuguste, mais aucun dřentre eux nřa remplacé son père.
Si Britannicus avait régné, il aurait été le premier (et le seul) à régner
par voie héréditaire, mais aucune nécessité légale ne présidait à cette
succession. Cřest Vespasien qui tenta de résoudre cette épineuse
question en associant son fils au trône, de son vivant. En 79, le terrain
est donc préparé pour que Titus prenne la place de son père, mais les
difficultés ne sont pas toutes aplanies pour autant : la grande source de
conflits possibles réside dřabord dans le lien du sang qui unit lřancien
empereur au nouveau ; loin de faciliter la transition, elle risque plutôt
de la rendre plus difficile en exhibant la dérive du principat vers une
monarchie synonyme, pour un Romain, de tyrannie. Il semble
toutefois, dans la pièce de Racine, que les citoyens de Rome soient
prêts à accepter Titus, ou du moins à le tolérer, mais pas à nřimporte
quelle condition : il convient que le nouvel empereur montre que, si
proche quřil soit dřun monarque, il ne laissera pas le régime se changer
en dictature. Pour cela, il lui faut se soumettre aux vieilles lois datant de
la République, quand bien même elles seraient devenues absurdes du
fait même de lřavènement de lřempire.
Sans doute lřinterdiction dřépouser une reine peut-elle paraître, en
79, aussi périmée et inutile que la persistance du Sénat ou des comices,
mais cřest pourtant sur le respect de cette prohibition que Titus sera
jugé. Dès le début de la tragédie, Paulin a beau commencer par faire
croire à Titus quřil est libre dřagir à sa guise (II, 2, v. 349-350), lorsque
Titus le presse de dire la vérité, Paulin explique que le Sénat et le
peuple sont très attentifs : sans doute ne lui contesteront-ils pas l’exercice
du pouvoir (Titus est maître de lřarmée), mais sa légitimité nřest pas
assurée (v. 371-419) ; le renvoi de Bérénice serait pour Titus un moyen
de montrer sa bonne volonté. Ce nřest quřalors quřil deviendrait
lřempereur incontestable de Rome, quand bien même il ne serait pas
effectivement désavoué sřil gardait Bérénice près de lui ou sřil en faisait
une impératrice.
Ces remarques, dont je concède quřelles sont un peu techniques,
entraînent des conséquences sur le plan littéraire : elles ont pour but de
montrer quřil y a bien, conformément aux exigences cornéliennes, un
« péril dřÉtat » dans la pièce, dont lřaction, dit Aristote, se doit dřêtre
« grande ». Bérénice, de ce point de vue, est donc bien une tragédie.
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345
Racine, Bérénice
3. TITUS, MIROIR DES PRINCES
a) Par delà la morale courtoise
Lřaccession au trône accompagne chez Titus une conversion
morale autant que politique. Lřhistoire de Titus est en effet celle dřune
métamorphose : le fils de Vespasien accomplit un double sacrifice
héroïque. Dřabord, en vertu des principes de lřamour courtois, il est
devenu vertueux par amour, pour se rendre digne de Bérénice (II, 2,
v. 509-519) ; il devient ainsi un héros courtois dans la grande tradition
médiévale et précieuse42. Mais le cours de la pièce le conduit à pousser
encore plus loin cette quête spirituelle et morale, et à sacrifier cet
amour même pour atteindre à la perfection de lřhéroïsme. Grâce à
Bérénice, il avait découvert la voie du Bien ; il lui apparaît
maintenant que le comble de la vertu le conduit à renoncer à
Bérénice. La quête de la perfection passe par le renoncement à tout
bonheur personnel. La vraie vertu ne souffre pas de récompense ni de
contrepartie : pour être parfaite, elle doit être gratuite. Plus que dans la
dialectique du désir et de la conscience, cřest dans ce paradoxe de
lřamour que réside la grandeur tragique de Titus : étape nécessaire dans
la métamorphose du héros, il doit être dépassé au nom dřune vertu plus
haute que la grandeur courtoise fondée sur lřexploit et la vaillance.
Lorsque la pièce commence, Titus a depuis longtemps renoncé à
sa vie dissolue et sřapprête à régner avec une probité et une générosité
toute cornélienne. Mais ce quřil vient de comprendre au lever de
rideau, cřest à quel degré dřabnégation il lui faut parvenir pour devenir
réellement un bon prince. Britannicus racontait les derniers retours de
conscience de Néron avant la conversion irréparable, Bérénice nous fait
voir les dernières hésitations de Titus avant sa conversion définitive aux
formes les plus hautes du Bien. Au terme de la pièce, il parviendra
enfin à ce surcroît dřhéroïsme qui lui permettra de se hisser jusquřà
42
Bref rappel : L’amour courtois, inventé au XIIIe siècle par les troubadours,
propose la sublimation du désir par l’exploit militaire et la générosité. Le chevalier
courtois amoureux de sa Dame se place en position de vassal par rapport à elle.
Seuls les amants mus uniquement par un amour sincère et désintéressé peuvent
triompher des épreuves imposées par leur Dame, parcourant ainsi un chemin
d’initiation sentimental, moral et spirituel, et obtenir ce qu’ils désirent. En plus
des valeurs de force et d’endurance, le chevalier courtois doit pratiquer la
générosité et le respect d’autrui, la patience et la constance.
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346
La Rome tragique
devenir le « divin Titus » dont le nom est gravé au fronton de son arc :
« mais il ne sřagit plus de vivre, il faut régner » (IV, 5, v. 1102) : ce n’est
qu’alors que le chevalier courtois devient un vrai monarque.
b) Rome ou la France ?
On avait vu, à travers notre lecture dřHorace, que les
contemporains aimaient à tisser des parallèles entre la pièce représentée
sur la scène et lřHistoire contemporaine : Bérénice supporte aisément ce
type de transposition ou de superposition, dans la mesure où la
métamorphose de Titus peut se lire selon la grille métaphysico-politique
qui sous-tendait la monarchie française. Ce qui se joue dans ce
changement radical de Titus, dans cette conversion de son être tout
entier à lřempire, cřest en effet toute la mystique des rois de France, si
importante dans lřidéologique politique de lřAncien Régime. La
métamorphose de Titus met en scène lřun des principes fondamentaux
de la religion royale, lřun des moments-clefs du règne des souverains
absolus, celui de la transmission du pouvoir dynastique, qui sřopérait
magiquement dans la crypte de Saint-Denis, au moment des funérailles
du roi de France : le corps symbolique du souverain passait alors dans
celui de son héritier qui, cette nuit-là, mangeait et buvait à la place de
son prédécesseur, la continuité du pouvoir ne pouvant pas être rompue.
Tel est le sens de lřadage fameux selon lequel « le roi est mort, vive le
roi » : aussitôt quřil est décédé, le mort saisit le vif, cřest ce quřon
appelle le principe dřinstantanéité de la succession royale.
Cřest à partir de cette théologie politique royale que lřon peut
interpréter le sens des longues évocations du deuil rituel de Titus, au
début de la pièce, et de la somptueuse description de lřapothéose de
Vespasien, dans une nuit éclairée des flambeaux (I, 5, v. 301-317) : ce
beau tenebroso, pour parler comme Roland Barthes, nřa pas seulement
une fonction ornementale, il comporte aussi des enjeux politiques, que
Bérénice ne comprend pas (elle nřest sensible quřà lřéclat et à la gloire
de son amant), mais à côté desquels le spectateur du XXIe siècle risque
fort de passer également : au cours de cette liturgie nocturne, le corps
mystique de Vespasien se « saisit » de Titus, cřest-à-dire en quelque sorte
quřil le possède ; pendant cette cérémonie, Titus devient non seulement
le successeur, mais un double de ce Vespasien dont Suétone nous dit
quřil portait le nom. Dès ce moment, il acquiert pour ainsi dire
magiquement tous les pouvoirs et tous les devoirs du roi.
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Racine, Bérénice
347
Sans le recours à cette réflexion théologico-politique, le
changement dřattitude de Titus nous paraîtrait une volte-face
incompréhensible, ce que Bérénice ne manque pas dřailleurs de
souligner : que ne vous êtes-vous avisé par le passé que vous devrez me
chasser une fois devenu empereur, alors que vous mřavez mille fois juré
le contraire ! (IV, 5, v. 1065-1070) La question est logique, la réponse
est simple : parce que Titus ignorait que, le jour où il prendrait le
pouvoir, il ne serait plus le même (II, 2, v. 459-466 ; IV, 5, v. 10961098 ; V, 6, « mon âme étonnée », v. 1395). Titus empereur est un être
essentiellement différent du fils de Vespasien : lorsquřil était prince, la
loi de Rome, incarnée dans la figure effrayante du premier des Flaviens,
restait pour lui une contrainte extérieure et injuste contre laquelle il
était libre de regimber, et quřil se croyait en mesure de révoquer une
fois quřil serait monté sur le trône (II, 2, v. 435-438) ; désormais, ses
yeux se sont ouverts, et il découvre avec horreur quřil a intériorisé cette
loi quřil déteste : « déchiré » (IV, 5, v. 1153), il est lui-même devenu la
loi implacable aux obligations de laquelle il rêverait de se soustraire. De
même que Néron est déjà un monstre avant le lever de rideau, bien
quřil ne soit pas encore passé à lřacte, de même, au début de Bérénice,
Titus est déjà lřempereur de Rome que tout sépare de Bérénice, bien
quřil nřait pas encore prononcé sa sentence à lřencontre de la reine
juive. L’apothéose de Vespasien, dans laquelle Bérénice ne voyait que
le triomphe de son fiancé et l’assurance de son union prochaine,
signait donc sa défaite et son expulsion.
Titus, après cette investiture, est présenté comme un roi français :
absolu, ab-solu, cřest-à-dire délié des lois... mais pas de toutes les lois ; le
roi de France en effet nřest pas un autocrate : il se doit de respecter un
certain nombre de contraintes qui forment comme une sorte de
constitution non-écrite et coutumière, quřon appelle la « loi
fondamentale du royaume », et qui porte sur les règles de transmission
du pouvoir (la loi salique), lřâge de la majorité des rois (treize ans), et les
devoirs de suzeraineté du monarque sur son fief, le domaine royal. Sřil
trahit cette « constitution », le roi devient tyran. Or, lorsque Racine
décrit le système politique romain, tout se passe comme si la « loi
fondamentale » exigeait que lřempereur prenne pour femme une
citoyenne de souche, règle que Bérénice, lřétrangère, ne comprend pas :
elle a lřimpression quřun empereur, tout comme un roi absolu, peut
faire ce qui lui plaît, sans contrepartie (IV, 5, v. 1149) ; mais en fait,
pour Titus, dans cette Rome qui fonctionne à lřimage de la France
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348
La Rome tragique
dřAncien Régime, épouser Bérénice, cřest commettre une transgression
majeure (v. 377-380), et donc cesser dřêtre légitime pour devenir un
tyran (v. 467-470), au risque de devoir se comporter comme tel afin de
faire face à la rébellion quřentraînerait son infraction : « Faudra-t-il par
le sang justifier mon choix? » (IV, 5, v. 1142)
Le Sénat, de même, est comparable au Parlement de la France du
grand siècle : il nřest pas une instance de décision, mais dřobservation ;
il lui appartient de juger lřempereur et, à sa mort, de lui conférer
lřapothéose ou de maudire sa mémoire (I, 4, v. 164-166 ; II, 2, v. 414416). Au demeurant, Titus pourrait fort bien décider, comme Néron,
de devenir tyran, sans être aussitôt démis de ses fonctions : toute la
question, à laquelle Néron et Titus vont apporter des réponses
différentes, consiste à savoir sřils le souhaitent. Certes, comme le
soulignent à la fois Paulin et Bérénice, qui sur ce point au moins
sřaccordent, la révolte ne gronde pas : « voyez-vous Rome prête à se
soulever ? » (IV, 5, v. 1138). C’est un choix moral plus que politique
auquel est confronté Titus.
c) Une leçon politique à lřusage des rois
Titus est semblable au roi absolu : lřhomme tout-puissant,
lřindividu le plus libre de son royaume, est en même temps celui qui a
dû se dépouiller de son libre-arbitre ; sa liberté ne peut servir à assouvir
ses caprices, car il est ligoté par des lois sévères. Pour le dire en dřautres
termes, Titus peut tout, sauf ce qu’il désire le plus.
Lřautre leçon quřun monarque peut tirer dřune telle pièce est que,
dans cette France façonnée par Richelieu et Mazarin, la raison d’État
prime toute considération privée : un grand roi est celui qui renonce à
son bonheur et à ses intérêts propres pour nřécouter que ceux de son
royaume. Une telle conception du pouvoir implique des sacrifices et, au
temps de Racine, on ne sřest pas fait faute de rapprocher le départ de
Bérénice de celui de Marie Mancini, nièce de Mazarin dont Louis XIV
était amoureux, mais à laquelle il a dû renoncer pour épouser lřinfante
Marie-Thérèse : la paix avec lřEspagne, qui assurait la suprématie de la
France sur lřEurope en 1659, passait par cette alliance matrimoniale.
Les rois et les reines sont des êtres publics : leurs sentiments, et leur
personne même, sur laquelle cristallisent tant dřenjeux politiques, ne
sauraient leur appartenir.
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Racine, Bérénice
4. UN PRINCE AMBIGU ?
a) Titus, personnage machiavélien
La légitimité ne suffit pas : un bon souverain intelligent se doit
aussi dřêtre habile, comme lřont montré Richelieu et Mazarin, tous
deux disciples de Machiavel, quelque mauvaise quřait pu être la
réputation du maître florentin (voir cours précédent). Racine, qui
possédait dans sa bibliothèque un exemplaire du Prince, semble bien
sřêtre souvenu des leçons de Machiavel en construisant le caractère de
Titus, comme on peut le voir dans la façon dont il en use avec Paulin.
Un bon dirigeant, explique en effet Machiavel, doit savoir utiliser les
ministres intègres, et renvoyer les mauvais, qui ne songent quřà les
flatter pour en tirer des bénéfices. Pour y parvenir, le prince doit faire
parler ses serviteurs Ŕ un bon conseiller ne parle que si on le lui
demande :
Un prince doit sans cesse prendre conseil, mais quand cřest lui
qui le veut, et non quand le veut autrui: bien plus, il doit
décourager chacun de le conseiller en rien, sřil ne lřinterroge pas.
Mais il doit être quant à lui un grand questionneur.
Cřest ainsi que Titus en use avec Paulin, quřil questionne dès son
entrée en scène (II, 2, v. 344-345) : « De la reine et de moi que dit la
voix publique? Parlez: quřentendez-vous ? ». Il ne lřa choisi que pour sa
fidélité et sa sincérité (v. 359-366) : « je vous ai demandé des oreilles,
des yeux ». Une entrevue dřailleurs suffira : Titus nřaura pas besoin de
se faire redire les propos de son confident. Sa requête, fondée sur un
souhait de vérité et non sur la secrète envie, de la part de Titus, de
trouver dans les paroles de son conseiller un miroir avantageux de son
propre désir, est décisive et ne fait dřailleurs que confirmer lřintention
de Titus. De ce point de vue encore, le fils de Vespasien apparaît
comme un anti-Néron : celui-ci écoutait les menaces de Burrhus et
dřAgrippine et les cajoleries de Narcisse, quřil nřavait pourtant pas
sollicitées, et qui portaient sur des questions dřamour davantage que sur
les affaires publiques. Après avoir pris « seul sa décision », continue
Machiavel, le prince doit « poursuivre la chose décidée et être obstiné
dans ses décisions ». Cřest à une semblable persévérance que
sřastreindra Titus, fidèle à la ligne quřil a choisie, quand bien même sa
volonté apparaît souvent chancelante (II, 4, v. 548 ; IV, 4, v. 1010).
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350
La Rome tragique
Par ailleurs, Machiavel explique que le grand prince doit être à la
fois un « lion », pour imposer sa force, et un « renard », capable dřuser
de la ruse quand il est en position de faiblesse ; Titus, après avoir été un
lion en Judée, est un renard à Rome, où il tente de temporiser et de
louvoyer autant quřil le peut.
De plus, comme on lřa vu au chapitre précédent, un machiavélien
ne doit pas sřastreindre à respecter sa parole si lřintérêt de lřÉtat lui
commande de trahir. Or, cřest bien ce qui se passe ici : comme le lui fait
remarquer Bérénice, le nouvel empereur, en la chassant, trahit les
serments quřil lui avait faits cent fois (I, 4, v. 174 ; II, 2, v. 440 ; III, 3,
v. 906, etc.). Dans cette initiation au machiavélisme, le plus difficile
pour Titus sera cet apprentissage de la perfidie et du parjure : Titus est
dans une position telle que, quoi quřil fasse, il devient un traître,
infidèle soit à son devoir public, soit à ses promesses de mariage. Son
choix ne peut en aucun cas être glorieux car le parjure est considéré, à
lřépoque, comme le plus grand des crimes. La parole donnée, la fides,
occupe en effet une position centrale dans une société qui reste féodale,
dans la mesure où le lien social est bâti sur le serment dřallégeance du
vassal au suzerain.
À considérer lřinfluence sensible de la pensée de Machiavel sur
Titus, cřest toute cette vertu princière quřil affiche qui en vient à
paraître suspecte.
b) Une vertu suspecte
Aussi, en dépit des apparences, le renoncement de Titus est-il
profondément anti-cornélien. Certes, il semble dřabord quřon soit en
présence dřun conflit du devoir et de lřamour comme on en rencontrait
depuis Le Cid chez le dramaturge rouennais (« Je connais mon devoir »,
II, 4, v. 551 ; voir aussi IV, 5, v. 1172-1174). Titus invoque sa « gloire »,
son « honneur » (v. 1030-1039) et sa « renommée ».
Ces rodomontades ne sont quřautant de faux-semblants. En fait,
et cřest en cela que Titus est plus racinien que cornélien, cřest avant
tout par calcul égoïste quřil décide de renvoyer Bérénice : il craint le
prix politique de son maintien à Rome (IV,5, v. 1143-1145).
Finalement assez veule, lřempereur agit pour la conservation de sa seule
tranquillité (« à quoi mřexposez-vous ? »), non par idéalisme envers des
lois quřil vénérerait : bien au contraire, il les trouve iniques. Sa décision
procède dřun compte dřapothicaire : il sřassure la quiétude politique en
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Racine, Bérénice
351
échange du départ de Bérénice. Un héros de Corneille agirait au nom
des seules valeurs : le souci de lřhonneur et la fidélité envers le code
aristocratique se suffisent à eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur
propre fin. Aucun ne se représenterait la gloire comme inexorable
(v. 1394-1395) : ils sřidentifieraient au contraire à cette image idéalisée
dřeux-mêmes quřils veulent atteindre, alors quřici, une fissure
sřintroduit entre lřapparence vertueuse de Titus (le renvoi de Bérénice)
et la vérité de son cœur (il lui reste attaché).
Bérénice met donc en scène une caricature de dilemme
cornélien : Titus nřest pas Rodrigue, ce nřest quřun pâle imitateur de
lřhéroïsme féodal ; la morale aristocratique nřest, à ses propres yeux,
quřun amas de mots creux et boursouflés : « Ah ! Que sous de beaux
noms cette gloire est cruelle ! » (II, 2, v. 499). Le héros reste pour lui un
idéal quřil admire et quřil perpétue par habitude, mais il est devenu
absurde et incompréhensible : il ne respectera les valeurs ancestrales
que pour donner lřillusion dřêtre un héros, pour donner de lui-même
une image fausse. Seules les apparences seront sauves, car il nřadhère
pas aux principes quřil prétend incarner : sa fonction impériale est un
« fardeau » (v. 462) dont il aimerait se débarrasser, son devoir est
« austère » (v. 1365), et son accession au trône est décrite comme un exil
(v. 754) et une mort à soi-même (v. 551-552, 1087, 1102). Titus ne croit
pas en sa mission aussi sa vertu, comme celle de Burrhus dans
Britannicus, nřest-elle quřun masque, et qui plus est porté à regret : la
pièce finie, il se changera en statue, un simulacre privé de vie Ŕ un
personnage de théâtre (« un plus noble théâtre » II, 2, v. 356) : il sera
réduit à jouer hypocritement au héros et à lřempereur et sřenferrera
volontairement dans la chatoyante prison des apparences. En un mot,
en chassant Bérénice, il n’agit que par amour-propre ; sa gloire nřest
pas un souci qui lřengagerait tout entier, comme chez Corneille, au
point de donner une cohérence et un sens à son être héroïque, ce nřest
quřune vaine gloriole creuse, un cabotinage dřacteur, une générosité de
pacotille qui nřaffecte que lřextérieur dřun moi narcissique : lâche et
pusillanime lorsquřil sřagit dřavouer une décision pourtant irrévocable
(III, 2, v. 741-742), mais plein de vanité lorsquřil envisage la fumée de sa
réputation (IV, 4, v. 1027-1028), trop attaché à la passion de dominer
pour pouvoir renoncer au trône et faire retraite dans la Solitude (IV, 4,
v. 1024-1026), Titus est, en définitive, bien plus racinien quřon ne
lřaurait cru dřabord, cřest-à-dire quřil considère avant tout son intérêt :
plus que de vertu, il est soucieux de lřimage quřil donne aux autres
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352
La Rome tragique
(v. 1172-1174) et, ainsi considéré, il apparaît dřune circonspection qui
confine à la dissimulation.
Idéaliser Titus et le figer dans une pose
cornélienne, en affirmant que, nouveau Rodrigue
ou nouvel Horace, il sacrifie son amour à son
devoir, reviendrait à commettre un contresens
assez grave sur ce personnage. En dépit des
apparences, Bérénice nřest en rien une pièce
cornélienne, et Racine reste bien, y compris dans
cette pièce atypique, le peintre de la déchéance
du cœur humain.
Lřhéroïsme est bien mort, et lřhomme est misérable, mû par le seul
amour-propre. La vision racinienne de la politique qui gouverne
Bérénice est profondément pessimiste, et cřest pourquoi, Titus, prince
machiavélien et hanté par la mauvaise conscience, est aussi un « prince
malheureux » (IV, 6, v. 1225). Car le monde racinien, régi par les lois
cyniques ou absurdes, ne peut être que tragique.
E. LE TRAGIQUE DE BÉRÉNICE
Au fil de notre enquête, on sřest mis à soupçonner que les enjeux
élégiaques et politiques de la pièce, loin de désamorcer le potentiel
tragique, le sous-tendent en alimentant ces déchirements intérieurs
constitutifs du sentiment tragique de lřexistence.
1. « QUE
VOUS ME DÉCHIREZ
CONSCIENCE
»:
LE DÉSIR ET LA
Le premier ressort du tragique se situe, pour les héros de Bérénice
comme pour ceux de Britannicus, dans une dialectique du désir et de la
conscience. Mais, de ce point de vue, une différence fondamentale
distingue la tragédie élégiaque de 1670 des pièces précédentes, où les
protagonistes, par exemple Oreste, « se livraient en aveugles au destin »
qui les entraînait : ici, ce ne sont plus les obstacles extérieurs qui
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353
Racine, Bérénice
empêchent la réalisation du désir du héros, celui-ci trouve en lui-même
sa propre censure.
a) Lřintériorisation de la censure
De fait, les opposants à lřamour de Titus ont disparu : Bérénice, le
fait est assez exceptionnel chez Racine pour être souligné, rend son
amour à lřempereur, Antiochus est trop falot pour être un rival
dřenvergure, « tout se tait » (v. 1005), et, surtout, la pièce sřouvre sur la
disparition de lřinstance de la Loi : a priori, la mort de Vespasien, figure
paternelle dřautorité impériale et donc particulièrement redoutable,
incarnation presque caricaturale du Surmoi, ouvre tous les possibles
dřun désir que rien ne pourra plus venir contrarier. Au fond, Titus voit
arriver ce quřa toujours souhaité Néron, et ce quřil lui est arrivé de
désirer lui-même : la mort du Père (ou de la Mère), cřest-à-dire la levée
de la fonction inhibitrice (II, 2, v. 431).
Mais en fait, quand il a tué le Père (v. 431), ce que découvre le
Fils, ce nřest pas, comme il le croyait, le vertige de la liberté, mais les
contraintes de la responsabilité (v. 441-446 ; 447 ; 720-722) : il
rencontre la Loi à lřintérieur de lui-même. Il lui faut désormais assumer
(v. 1102) le « fardeau » dřun empire imposé par les dieux (v. 459-466).
Son « moi » devient alors un champ de bataille, ou plutôt un « théâtre »
où luttent les instances de la conscience, le « ça » dřune part, cřest-à-dire
la puissance désirante, et le « Surmoi » de lřautre, autrement dit la voix
de la conscience. Ce « Surmoi » qui lui intime de renvoyer Bérénice
paraît dřautant plus injuste que lřamour de Titus nřest pas une vulgaire
pulsion sadique et adultère, comme lřétait celle de Néron pour Junie,
mais une affection tendre et partagée, une aspiration généreuse qui nřa
en vue que le mariage (II, 2, v. 436-437). Pourtant, loin de se révolter,
Titus accepte la voix de ce Surmoi qui sřimpose à lui ; cřest là son
originalité par rapport à une Hermione, un Pyrrhus ou même un
Néron qui, sřil nřignorait pas la censure, se la représentait incarnée dans
la figure de sa mère Agrippine.
b) Des personnages scindés
Car ce nřest pas Rome qui renvoie Bérénice, cřest Titus, et Titus
seul, comme lřattestent bien des vers (« Jřavance des moments que je
puis reculer », IV, 4, v. 1006 ; « Qui lřordonne ? moi-même », v. 1000.).
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354
La Rome tragique
Car Rome ne lřoblige à rien : bien sûr, il y a des lois, mais il est « libre »
de les transgresser, advienne que pourra. Cřest à sa propre décision que
se soumet Titus en renvoyant Bérénice, et non sous la pression du
peuple ou du Sénat. Face à cet état de fait, on pourrait conclure,
comme Barthes ou Mauron le proposent, que Titus nřest pas réellement
amoureux de Bérénice et quřil saisit, avec une bonne dose de mauvaise
foi consciente ou inconsciente, la première occasion qui sřoffre à lui de
se débarrasser de cette maîtresse encombrante ; seulement, rien dans le
texte ne nous permet de douter de la sincérité de Titus, excepté un vers
isolé dřAntiochus (v. 939), mais il est prononcé par dépit, et on peut lui
trouver de nombreux contre-exemples (v. 442, 622, etc.). Lorsquřau
contraire on prend au sérieux cette passion de lřempereur pour la reine
juive, on perçoit bien lřintensité et lřoriginalité du conflit tragique dans
Bérénice. Dans cette œuvre en effet, le destin nřest plus une instance
extérieure fracassant un individu : Titus découvre avec effroi que le
destin, c’est lui-même, dans la mesure où il est à la fois sujet désirant et
censure de ce désir. Lřempereur porte en lui, du simple fait quřil règne,
la fatalité qui brise son bonheur. Le conflit tragique, dans cette pièce,
nřoppose donc plus un homme aux dieux mais bien l’homme à luimême. Titus est le seul ennemi de Titus : ce nřest pas le fatum qui va le
détruire, mais cřest au contraire sa propre liberté qui va le déchirer
(« que vous me déchirez »), de sorte quřil sera à lui-même son propre
bourreau (« et cřest moi seul aussi qui pouvais me détruire », IV, 5,
v. 1087), héautontimorouménos. Lřironie tragique est ici complète : Titus
sera dřautant plus écrasé par sa liberté que la décision quřil va prendre,
et qui sera contraire à son désir, sera prise en pleine lucidité, en parfaite
conscience, et quřil lui faudra assumer ce choix à la fois libre et imposé.
Dans Bérénice, le tragique ne naît donc vraiment qu’au dernier
jour, au lendemain de lřapothéose de Vespasien. Auparavant, et cřest la
vraie raison pour laquelle Racine « ouvre le théâtre » aussi tard, la
situation nřétait pas dřessence tragique : Bérénice et Titus pouvaient
encore nourrir lřespoir dřun mariage, et se répandre en reproches
contre des adversaires bien identifiés : « tout l’empire a vingt fois conspiré
contre nous... Le peuple, le Sénat, tout lřempire romain... » (IV, 5,
v. 1073-1075), sřexclame Bérénice. Sous Vespasien, les deux amants
pouvaient sřimaginer quřils étaient seuls contre lřunivers, et quřils
étaient unis pour braver les oppositions qui se dressaient devant eux :
« Les obstacles semblaient renouveler ma flamme » (v. 1095).
Lřempereur et la reine, en entrant sur la scène, seront amenés à
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Racine, Bérénice
abandonner cette vision du monde tout ensemble romanesque et
manichéenne ; le tragique naîtra seulement quand ils auront compris
que leur identité était scindée et que le monde ne se divise pas entre les
bons et les méchants, selon des frontières éthiques bien tranchées. Titus
nřest ni un héros ni un pervers : personnage de « vertu médiocre », il est
tout à la fois cruel et généreux, tendre et égoïste, « machiavélien » et
amoureux transi, ingrat et rongé de remords ; en un mot : ni tout à fait
coupable, ni tout à fait innocent.
c) Néron et Titus : le vertige de la liberté
On comprend mieux, à la lumière de ces remarques, le sens de la
filiation antique revendiquée une fois de plus par Racine au seuil de sa
pièce : le sujet de Bérénice, comme on lřavait déjà vu pour Britannicus, est
un questionnement sur la liberté et la responsabilité qui réorchestre
une composante majeure des anciennes tragédies grecques. Néron et
Titus, dont le pouvoir est illimité et qui peuvent réaliser à leur gré leurs
plus chers désirs, tels des héros de contes de fées, servent en fait à
illustrer deux variations sur un même thème : le premier use mal de
cette liberté sans bornes dont disposent les empereurs, il la confond
avec la licence, et elle ne sert quřà le précipiter dans le gouffre du crime,
après quřil a découvert son impuissance à faire fléchir le cœur de Junie,
cette forteresse indestructible, cette citadelle inexpugnable sur laquelle
son pouvoir absolu venait se briser ; il a détruit Britannicus, sans doute,
mais pas le lien immatériel qui existait entre les deux jeunes héros :
comme dirait Pascal, lřamour relève dřun autre « ordre » que celui
auquel appartient le pouvoir politique, et le tyran échoue à gouverner
dans un royaume qui nřest pas le sien. Titus, en revanche, usera avec
sagesse et prudence de sa liberté de choix et sacrifiera son désir, mais
lřissue sera la même : dřabord plongé dans les affres du désespoir (IV, 5,
1122-1125), il ne tardera pas à quitter une existence devenue invivable.
Dans le monde racinien tout imprégné dřaugustinisme janséniste, lřon
peut céder à sa passion, comme le fils dřAgrippine, ou, comme celui de
Vespasien, se donner lřillusion de la surmonter, au prix dřun
mouvement dřorgueil masqué par une apparence de sacrifice : dans les
deux cas, la fin de lřhistoire ne peut quřêtre funeste.
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356
La Rome tragique
La confrontation de ces deux figures impériales
permet ainsi de prendre la mesure du pessimisme
racinien : le désir, même le plus épuré, est
toujours une source de malheur, et la liberté nřest
quřun piège qui, en nous donnant lřillusion que
notre bonheur est entre nos mains, ne fait
quřaggraver la misère de notre condition.
2. LA LOI ET LE BONHEUR
Le tragique dans Bérénice procède ensuite dřune autre dialectique
qui oppose les anciennes valeurs, publiques et aristocratiques, aux
nouvelles, qui annoncent ce libéralisme qui sřimposera au XVIIIe siècle,
et dont on devine déjà les prémices à travers ce souci du bonheur
individuel qui caractérise en particulier Bérénice.
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Racine, Bérénice
a) Le tragique comme mise en scène des crises de
civilisation
Comme nous avons essayé de le comprendre dans le chapitre
consacré à la tragédie (premier envoi, p. 40 sqq.), le tragique naît au
moment des grands bouleversements de lřhistoire, lorsque un ancien
système de valeurs et de représentation du monde est en passe de
sřeffondrer, et que le nouveau, en train de se mettre en place, nřest pas
encore pleinement accepté. Lřon ne peut plus se fier aux anciens
principes de légalité, et les nouveaux ne sont pas encore entérinés, de
sorte que le héros est plongé dans lřangoisse et lřindécision ; il ne sait ce
quřil doit faire : « Narcisse quřen dis-tu ? », interrogeait Néron, tandis
que Titus se demande « Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je
amoureux ? ») : il est une énigme à lui-même. Il est dřautant plus
difficile de trouver une norme juste de comportement que le bien et le
mal apparaissent relatifs : ce qui est vertu au sein dřun système devient
un vice dans lřautre. Les systèmes qui sřaffrontent ici ne sont bien sûr
plus les mêmes que ceux qui opposaient les protagonistes de lřAntigone
de Sophocle : cřest lřagonie du féodalisme et les frémissements du
libéralisme que Racine met en scène dans Bérénice.
b) Féodalisme et libéralisme
Au XVIIe siècle, les valeurs chevaleresques ne sont pas encore
périmées, comme le montre lřaffirmation persistante des valeurs
médiévales dans les pièces de Corneille. Cette morale aristocratique
privilégie les valeurs publiques : le chevalier soucieux de sa gloire
sřexpose aux regards et ne vit que sous les yeux dřautrui, comme on lřa
dit lors de notre étude dřHorace. La vie de cour obéit encore pleinement
à ce modèle : Louis XIV nřa pas de vie privée ; il se lève en public, fait
sa toilette en public, mange en public, sous les yeux de tous ; les reines
accouchent en public, et les courtisans ne bénéficient pas davantage
dřintimité : aucun lieu secret, aucun cabinet ne leur permet de se
retirer, dans ce Versailles conçu comme un gigantesque théâtre.
Mais lřéchec des révoltes nobiliaires, et en particulier de la
Fronde, avait sonné le glas des espoirs chimériques de lřaristocratie
définitivement soumise à la seule autorité du monarque, et avec eux de
lřéthique nobiliaire. Le Roi-Soleil ne devait plus souffrir quřon lui fît de
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La Rome tragique
lřombre. Après 1650, le modèle féodal sřépuise, il nřen reste que les
apparences : la vie à la cour nřest plus que lřaccomplissement dřun rite
vidé de toute signification, où lřon sřamuse avec les seuls signes du
pouvoir.
Face au déclin du féodalisme, un autre modèle social se met en
place au XVIIe siècle et triomphera au siècle suivant ; je lřappellerai par
commodité « libéralisme », mais il sřagit bien plus que du simple
libéralisme économique. Il sřagit, dřabord, de la substitution de valeurs
bourgeoises (travail, accumulation de capital, épargne, économie,
importance du mérite personnel) aux valeurs chevaleresques (honneur,
gloire, éthique de la dépense et vie curiale). Sous Louis XIV en effet, les
bourgeois prennent le pouvoir, comme le montre le développement des
manufactures ou leur accession aux plus hautes charges
administratives : Colbert, lřinfluent ministre du roi, était un roturier.
Cette montée en puissance de la bourgeoisie se traduit par de nouveaux
principes de conduite : la recherche du profit est désormais considérée
positivement, alors que, dans la mentalité féodale, elle nřétait vue que
comme une prédation stérile. Sur le plan privé, la diffusion des
préceptes de vie bourgeoise se traduit par une promotion de lřindividu
et une valorisation du bonheur individuel et de la vie privée. Cette
tendance se confirmera au XVIIIe siècle (voir sur ce point la thèse de
Robert Mauzi sur L’Idée de bonheur au XVIIIe siècle, chez Albin Michel).
c) Bérénice, côté cour, côté jardin
Or, que nous montre Bérénice ? Que le devoir public est
incompatible avec lřidée de bonheur individuel : Titus se soumet à la
tradition, au poids de la collectivité, mais au prix de quels
déchirements ! En fait, Titus sřassujettit à respecter un honneur qui ne
représente plus rien pour lui, et sacrifie en revanche ce qui donne le
sens à sa vie, son amour pour Bérénice... il en mourra peu après, le
spectateur le sait. Titus est écartelé entre son désir et son aspiration à
ressembler à son père : il souhaite laisser lřimage dřun empereur qui soit
le digne successeur de Vespasien, qui respectait des lois auxquelles il
croyait ; il nřy parviendra pas : il ne sera quřune statue vidée de sa
substance, pétrifiée dans cette image quřil se sera construite, mais qui
ne correspondra pas à son être véritable. Il aura toutes les apparences
du bon empereur, sans avoir la sève qui lřanime.
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Racine, Bérénice
359
Le personnage de Titus illustre bien ce tourniquet indéfini qui
met en présence ces deux représentations antagonistes du monde que
sont le féodalisme « cornélien » moribond et les aurores du libéralisme :
il hésite entre les valeurs dřantan, figurées par les lois de Rome (il est
« empereur »), et la subversion introduite par le sentiment intime (il est
« amoureux »). Dřun côté, lřancien système de valeurs reste
suffisamment contraignant pour que Titus se sente obligé dřy souscrire
sans en comprendre le sens ; il accepte ces lois « injustes » (v. 1149) et
bafouillantes Ŕ injustes non lorsquřon les mesure à lřaune du système
sénatorial, mais selon une exigence, nouvelle en 1670, celle du droit au
bonheur individuel. Titus, et cřest en cela quřil est tragique, est très
exactement entre les deux systèmes: il ne « croit » plus suffisamment aux
lois de Rome, transposition du féodalisme et de la collectivité
contraignante, pour que sa décision de renvoyer Bérénice puisse se faire
sans déchirement.
De ce point de vue, et jusquřà lřacte V Bérénice est sans doute
moins tragique que Titus ; pour elle, les choses sont plus simples, elle
est déjà passée du côté du privé, elle est déjà, pour ainsi dire, une
femme du XVIIIe siècle : elle se cache, elle refuse de sřexposer à la cour,
elle attend passivement que Titus passe la voir et se garde de faire de la
politique (III, 2, v. 535-540) ou de « soupirer pour lřempire ». Elle
nřenvisage lřexistence que sur le mode de lřintime et ne rêve que dřun
bonheur secret. Elle nřest pas une princesse aristocratique ou féodale,
impliquée dans les affaires publiques, elle nřest quřune femme
amoureuse (v. 534 sqq. ; v. 567-579). Aussi nřest-il pas surprenant
quřelle tâche dřattirer Titus du côté de la sphère privée : elle lui fait
miroiter la possibilité dřun refuge à deux, qui les isolerait de cette Rome
dont le poids pèse si lourdement sur les épaules de lřempereur : « Rome
a ses droits, Seigneur: nřavez-vous pas les vôtres? Ses intérêts sont-il plus
sacrés que les nôtres ? » (IV, 5, v. 1152).
Du point de vue dramaturgique, cette opposition du public et du
privé autour de laquelle sřorganise la pièce est dřemblée mise en scène à
travers la conception même du lieu scénique (I, 1, v. 3-8). La scène, à
lřintersection de lřappartement de Bérénice, retraite de la reine dřorient,
et de celui de Titus, où ce dernier recevra les magistrats et les
représentants du sénat, devient structurellement cet espace du conflit
quřest la scène classique française. On retrouve aussi cette contradiction
idéologique dans le conflit des générations qui traverse Bérénice, comme
dřailleurs lřensemble des tragédies raciniennes : les pères figurent les
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360
La Rome tragique
tenants de lřordre ancien, pour qui le respect des principes éthiques ne
faisait pas problème, alors que les enfants veulent secouer le joug, sans
être encore assez émancipés pour balayer lřancien système. Tel est, dans
Bérénice le sens à donner à cette figure écrasante de Vespasien, nimbée
de gloire lors de lřapothéose.
d) La tentation pastorale
En termes esthétiques, cette nouvelle conception « libérale » de
lřexistence vient se greffer sur une forme qui lui préexistait, mais quřelle
va animer dřune nouvelle dimension : la pastorale. On appelle pastorale
une œuvre, romanesque ou théâtrale, qui met en scène des bergers
dont lřoccupation principale est de courtiser les bergères et de leur
parler dřamour. Le plus grand roman du siècle, considéré par les
contemporains comme le plus beau, était lřAstrée dřHonoré dřUrfé
(1607-1627), lu et re-lu par tout le monde à lřépoque, et qui racontait
les amours contrariées du berger Céladon et de la bergère Astrée.
Bérénice, à bien des égards, est une descendante de ces bergères du
Lignon chantées par dřUrfé : elle partage avec elles leur mépris des
grandeurs (la royauté ne lřintéresse pas), et surtout leur aspiration à la
retraite, loin des troubles de la ville de la cour, considérée comme un
lieu du dévoiement. Comme Astrée et Céladon, Bérénice préfère
lřamour à la politique. Notons au passage que, sur le strict plan de la
psychologie du personnage, lřassimilation de Bérénice à une figure de
bergère permet à Racine de débarrasser la reine juive de la réputation
sulfureuse que lui avaient donnée les historiens anciens, chez qui elle
était tout à la fois sensuelle et ambitieuse. En mettant dans son cœur
des sentiments nobles (« Beauté gloire vertu, je trouve tout en elle », II,
2, v. 544) et un refus de se mêler des affaires du pouvoir, Racine
lřexonère des soupçons dřintérêt personnel dont on pourrait lřaccuser :
au contraire de Titus, dont les motivations sont plus troubles, elle nřagit
pas par calcul politique.
Titus, de son côté, tant quřil a pu se décharger sur son père de la
gestion de lřempire, a préféré « faire lřamour » (cřest-à-dire, attention au
contresens, « parler dřamour », « faire sa cour »), mais maintenant quřil
est le maître, la rêverie pastorale se déchire et ne subsiste plus que sur le
mode de la nostalgie inaccessible et lâche :
Ah ! lâche, fais lřamour, et renonce à lřEmpire :
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Racine, Bérénice
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Au bout de lřunivers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
(IV, 4, v. 1024-1028)
Titus semble balancer un instant entre le monde de la pastorale galante
et de lřintimité, ce pôle privé où brille la beauté de Bérénice, et les
exigences de la politique, où la notion même de privé nřa pas de sens,
où toute lřexistence doit être publique (« Rome, lřempire », v. 623). En
fait, le revirement nřest pas sérieusement envisagé par Titus, qui ne
renoncera pas au trône : cette décision serait pour lui dřune lâcheté
insupportable. Il faudra attendre le XXe siècle pour quřun prince,
sincèrement épris, puisse décider de choisir, au nom de son droit au
bonheur privé, lřamour contre le devoir : en 1937, Edward VIII
abandonnera ses droits à la couronne dřAngleterre pour épouser une
américaine divorcée, Wallis Simpson. Une telle résolution est
impossible pour Titus, en raison de la pression du modèle
aristocratique : lřhéroïsme et ses valeurs martiales sont décidément
encore trop présentes pour que Titus puisse sřen dégager, même sřil nřy
adhère plus que du bout du cœur. Il sřastreint à respecter des codes
féodaux qui ne sont plus pour lui quřune coquille vide.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
Le tragique de Titus est bien de lřordre de
lřabsurde : lřempereur est acculé au respect
mécanique de principes que le temps a vidé de
toute signification. Corneille est, décidément,
bien loin. Si lřon avait pu croire, au début de
cette étude, que le choix dřune dramaturgie
cornélienne fondée sur le sacrifice et le sens du
devoir tendait à enrayer la machine infernale
tragique, on sřaperçoit, au terme de notre
parcours, que Racine ne reprend une structure
chère à son rival que pour mieux la miner et la
subvertir. Comme lřécrit Jean Rohou, « Racine
met en scène une situation et une décision
‘cornéliennes’, mais en les vidant de leur
exaltation héroïque pour les revêtir d’une
beauté ‘racinienne’ : admirablement triste et
touchante ». De lřhéroïsme cornélien, il ne reste
dans Bérénice que la vaine écorce.
Conclusion générale ?
Faut-il conclure ce cours sur la tragédie classique ? Tout ce quřon
espère avoir suggéré à travers ces pages, cřest le caractère complexe et
mouvant dřœuvres quřon arrive mal à engoncer dans les sévères
« règles » auxquelles on résume trop souvent le « classicisme » : les pièces
de Corneille et Racine, plurivoques, résistent à lřinterprétation,
interrogent le spectateur, le laissent, au dénouement, dans lřinquiétude
de questions restées irrésolues. Lřamour, le pouvoir, lřordre entier du
monde font lřobjet de questionnements qui ne peuvent faire lřobjet de
solutions simples. Tenu à distance, le spectateur ne peut « adhérer » à
telle ou telle thèse qui lui serait soumis, ni sřidentifier à un héros parfait
qui incarnerait les valeurs positives : les tragédies, qui représentent des
personnages ambigus, où mal et bien sont mêlés, nřoffrent pas de
message commode, ni même de vision du monde pré-formatée. Ce sont
des œuvres « ouvertes » Ŕ libre à chacun de les interpréter, mais sans les
simplifier, et en préservant leur complexité. Elles sont à lřimage de
notre monde.
© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.
F. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS
1. BIOGRAPHIE DE LA BÉRÉNICE HISTORIQUE
Née en 28 ou 29, à Jérusalem, fille du roi Aggripa Ier, Bérénice est
mariée très jeune à Marcus Alexander, neveu du philosophe Philon
dřAlexandrie et frère de Tibère Alexandre, qui a abjuré le judaïsme. Elle
séjourne à Alexandrie de 41 à 46, jusquřà la mort de son époux.
Remariée à 20 ans à son oncle Hérode, roi de Chalcis (au sud de la
Syrie), dont elle a deux fils, elle est à nouveau veuve en 48, et se remarie
une troisième fois avec Polémon, roi de Cilicie (sud de la Turquie),
quřelle abandonne pour revenir à Jérusalem auprès dřAgrippa II, son
frère.
Quand éclatent en 66 les émeutes contre le procurateur Florus,
Bérénice et Agrippa sřemploient à apaiser les esprits. Mais Néron envoie
Vespasien et son fils Titus combattre la révolte. Ils établissent leur
quartier général dans le palais dřAgrippa, à Césarée de Philippe, où
Bérénice séduit Titus. Or en juin 68, Néron est "suicidé". Pendant les
règnes éphémères de trois empereurs, les comploteurs Galba et Othon,
et Vitellius, Bérénice intrigue. Le 1er juillet 69, le préfet dřÉgypte Tibère
Alexandre Ŕ son ex beau-frère, qui avait été gouverneur de Judée de 46
à 48 Ŕ fait jurer fidélité à Vespasien par ses légions. Tandis que
Vespasien attend à Alexandrie, le gouverneur de Syrie Mucien marche
sur Rome et fait proclamer Vespasien empereur le 20 décembre 69.
Vespasien retourne alors à Rome et laisse Titus à la tête de ses légions.
Le 29 août 70, le Temple de Jérusalem est livré aux flammes, et la Judée
perd ce qui lui restait dřautonomie.
Bérénice rejoint alors Titus à Rome. En 75, il promet de
lřépouser. Le scandale est immense et Titus doit se résigner. En 78, il
renvoie Bérénice, « malgré lui, malgré elle », écrit Suétone. En 79, il
succède à son père, mais meurt après deux ans de règne, en septembre
81, sans avoir voulu revoir sa maîtresse, quřoutre Suétone, Juvénal
(Satires, vi), Dion Cassius et Tacite (Histoires ii. 2) évoquent.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
364
La Rome tragique
2. VIE DE TITUS PAR SUÉTONE (TEXTE INTÉGRAL)
I. Naissance de Titus
Titus, qui sřappelait Vespasien comme son père, fut lřamour et les
délices du genre humain: tant il sut se concilier la bienveillance
universelle, ou par son caractère, ou par son adresse, ou par son
bonheur. Ce quřil y a de plus étonnant, cřest que ce prince, adoré sur le
trône, fut en butte au blâme public, et même à la haine, étant simple
particulier et pendant le règne de son père. Il naquit le troisième jour
avant les calendes de janvier, lřannée devenue célèbre par la mort de
Caius, dans une petite chambre obscure qui faisait partie dřune chétive
maison attenant au Septizonium. Ce réduit nřa pas changé, et on le
montre encore.
II. Son intimité avec Britannicus. Il rend de grands honneurs à
sa mémoire
(1) Élevé à la cour avec Britannicus, il eut la même éducation et
les mêmes maîtres. (2) On assure quřà cette époque, Narcisse, affranchi
de Claude, avait fait venir un devin pour tirer lřhoroscope de
Britannicus par lřinspection des traits du visage, et que le devin avait
constamment affirmé que jamais ce jeune homme ne régnerait, mais
que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à
lřempire. (3) Titus et Britannicus étaient si intimement unis, quřon
croit que le premier goûta le breuvage dont le second mourut, et quřil
en fut longtemps et dangereusement malade. (4) Plein de ces souvenirs,
quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue dřor dans son palais,
et lui consacra une statue équestre en ivoire, que lřon promène encore
aujourdřhui dans les cérémonies du cirque.
III. Ses qualités et ses talents
(1) Les qualités du corps et de lřesprit brillèrent en lui dès son
enfance, et se développèrent à mesure quřil avança en âge. Il avait une
belle figure qui réunissait la grâce et la majesté; une force remarquable,
quoiquřil ne fût pas de haute taille et quřil eût le ventre un peu gros;
une mémoire extraordinaire, et une disposition à tous les arts civils et
militaires; (2) beaucoup dřhabileté à manier les armes et le cheval; une
connaissance parfaite de la langue grecque et de la langue latine; une
facilité extrême pour lřéloquence. Quant à la musique, la poésie et
même lřimprovisation, il en connaissait assez pour chanter avec
méthode et jouer avec goût. (3) Je tiens de plusieurs personnes quřil
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
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écrivait si vite, quřil sřamusait à lutter avec ses secrétaires, et quřil savait
si bien contrefaire toutes les écritures, quřil disait souvent quřil aurait
pu devenir un excellent faussaire.
IV. Son mérite militaire. Ses mariages. Ses exploits en Judée
(1) Il servit, comme tribun militaire, en Germanie et en Bretagne,
avec autant de talent et dřéclat que de modestie, ainsi que le prouvent la
quantité de statues quřon lui éleva dans ces deux provinces, et les
inscriptions quřelles portent. (2) Après ses campagnes, il suivit les
tribunaux avec plus de distinction que dřassiduité. Vers le même temps,
il épousa Arrecina Tertulla, fille dřun chevalier romain qui avait été
préfet du prétoire, et, après sa mort, Marcia Furnilla, dřune naissance
illustre, dont il se sépara après en avoir eu une fille. (3) Au sortir de la
questure, placé à la tête dřune légion, il se rendit maître de Tarichées et
de Gamala, les plus fortes places de Judée. Il eut un cheval tué sous lui
dans un combat, et monta celui dřun ennemi quřil venait de renverser.
V. Il prend Jérusalem et est proclamé « imperator » par ses
soldats, qui ne veulent plus se séparer de lui. On le soupçonne de
vouloir se créer un empire en Orient. Son retour précipité à Rome
auprès de son père
(1) Lorsque Galba parvint à lřempire, Titus fut envoyé pour le
féliciter, et, sur son passage, il attira tous les regards, comme si lřon
croyait que lřempereur le faisait venir pour lřadopter. (2) Mais, dès quřil
eut appris que de nouvelles séditions venaient dřéclater, il retourna sur
ses pas, et consulta lřoracle de Vénus à Paphos sur le succès de sa
traversée. Lřoracle lui promit le commandement. (3) En effet, il ne tarda
pas à en être investi, et il resta en Judée pour achever de la soumettre.
Au dernier assaut de Jérusalem, il tua de douze coups de flèches douze
défenseurs de la place, et la prit le jour de la naissance de sa fille. La joie
et lřenthousiasme des soldats furent tels, que, dans leurs félicitations, ils
le saluèrent « imperator ». Bientôt après, quand il quitta la province, ils
employèrent tour à tour les prières et les menaces pour le retenir, le
conjurant de rester ou de les emmener. (4) Ces démonstrations firent
soupçonner quřil voulait abandonner son père, et se créer un empire en
Orient. Il confirma ces soupçons lorsquřil vint à Alexandrie, et quřen
consacrant à Memphis le bœuf Apis, il mit le diadème sur sa tête.
Cřétait une antique cérémonie de la religion égyptienne; mais on
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
lřaccompagna dřinterprétations malveillantes. (5) Titus se hâta donc de
revenir en Italie. Il aborda à Régium, puis à Pouzzoles sur un bâtiment
de transport; ensuite il accourut rapidement à Rome, et, voyant son
père surpris de son arrivée, il lui dit, comme pour confondre les bruits
quřon avait hasardés sur son compte: « Me voici, mon père, me voici. »
VI. Il partage le pouvoir avec Vespasien. Sa cruauté. Sa mauvaise
réputation
(1) Depuis lors il ne cessa point dřêtre lřassocié, et, en quelque
sorte, le tuteur de lřempire. (2) Il triompha avec son père, et fut censeur
avec lui. Il fut aussi son collègue dans lřexercice de la puissance
tribunicienne et dans sept consulats. Il prenait sur lui le soin de toutes
les affaires de Vespasien. Il dictait des lettres en son nom, rédigeait des
édits, et lisait des discours au sénat à la place du questeur. Il se chargea
aussi de la préfecture du prétoire qui, jusque-là nřavait jamais été
administrée que par un chevalier romain. Dans cette place il montra un
peu trop de rigueur et de violence. Au camp et dans les spectacles, il
apostait des affidés qui demandaient, pour ainsi dire, au nom de tous,
le supplice de ceux qui lui étaient suspects, et il les faisait exécuter surle-champ, (3) entre autres Aulus Caecina, personnage consulaire, quřil
avait invité à souper, et qui, à peine sorti de la salle à manger, fut percé
de coups. Il est vrai que le danger était pressant. Titus avait découvert le
plan signé de sa main dřune conspiration militaire. (4) Cette conduite
le mit en sûreté pour lřavenir; mais elle le rendit fort odieux pour le
moment. On citerait peu de princes parvenus au trône avec une
réputation plus défavorable et une plus grande impopularité.
VII. Son intempérance. Sa rapacité. Sur le trône, il remplace par
des vertus tous ses vices. Ses spectacles
(1) Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance; car il
prolongeait ses orgies jusquřau milieu de la nuit avec les plus déréglés
de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la débauche, en
le voyant entouré dřune foule de mignons et dřeunuques, et
éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait promis le
mariage. On lřaccusait aussi de rapacité, parce quřon savait que, dans les
affaires de la juridiction de son père, il marchandait et vendait la justice
à prix dřargent. Enfin on croyait et lřon disait ouvertement que ce serait
un autre Néron. (2) Mais cette réputation tourna à son avantage, et ce
fut précisément ce qui lui valut les plus grandes louanges, lorsquřon
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
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sřaperçut quřau lieu de sřabandonner à ses vices, il montrait les plus
hautes vertus. (3) Ses festins étaient agréables, mais sans profusion. (4)
Il choisit des amis dřun tel mérite que ses successeurs les conservèrent
pour eux comme les meilleurs soutiens de lřÉtat. Il renvoya Bérénice
malgré lui et malgré elle. (5) Il cessa de favoriser de ses libéralités
quelques-uns de ses plus chers favoris. Quoiquřils fussent si habiles
danseurs quřils brillèrent dans la suite sur la scène, il ne voulut plus
même les voir en public. (6) Il ne fit jamais aucun tort à qui que ce fût,
respecta toujours le bien dřautrui, et refusa même les souscriptions
autorisées par lřusage. (7) Cependant il ne le céda à personne en
munificence. Après avoir inauguré lřamphithéâtre et construit
promptement des thermes autour de cet édifice, il y donna un
splendide et riche spectacle. Il fit représenter aussi une bataille navale
dans lřancienne naumachie; il y ajouta des gladiateurs, et cinq mille
bêtes de toute espèce combattirent le même jour.
VIII. Sa bonté. Sa déférence pour le peuple. Son règne est
troublé par de grandes calamités, qui sont pour lui l’occasion de
nouveaux bienfaits. Ses règlements sévères contre les délateurs
(1) Dřun caractère très bienveillant, il dérogea à la coutume de ses
prédécesseurs, qui, suivant les principes de Tibère, regardaient tous les
dons faits avant eux comme nuls, sřils ne les avaient eux-mêmes
conservés aux mêmes possesseurs. Il les ratifia tous par un seul édit, et
repoussa toute sollicitation individuelle. (2) À lřégard des autres grâces
quřon lui demandait, il avait pour maxime constante de ne renvoyer
personne sans espérance. Je dirai plus: quand les gens de sa maison lui
remontraient quřil promettait plus quřil ne pouvait tenir, il répondait
que personne ne devait se retirer mécontent de lřentretien du prince.
Un soir, après son souper, sřétant souvenu quřil nřavait accordé aucune
grâce pendant le cours de la journée, il prononça ce mot si mémorable
et si digne dřéloge: "Mes amis, jřai perdu ma journée". (3) En toute
occasion, il traitait le peuple avec tant de bonté quřayant annoncé un
spectacle de gladiateurs, il déclara quřil le donnerait au gré des
assistants, et non au sien. (4) En effet, non seulement il ne refusa rien
de ce que les spectateurs voulurent, mais il les exhortait même à
manifester leurs vœux. (5) Il affectait une préférence pour les
gladiateurs thraces, et souvent, en plaisantant avec le peuple, il les
applaudissait de la voix et du geste, toutefois sans compromettre ni sa
dignité ni la justice. (6) Pour paraître encore plus populaire, il admit
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
quelquefois le public dans les thermes où il se baignait. (7) Son règne
fut attristé par quelques désastres, tels quřune éruption de Vésuve dans
la Campanie, un incendie dans Rome qui dura trois jours et trois nuits,
et une peste comme on nřen avait jamais vu. (8) Dans ces déplorables
circonstances, il ne se borna pas à montrer la sollicitude dřun prince, il
déploya toute la tendresse dřun père, consolant tour à tour les peuples
par ses édits, et les secourant par ses bienfaits. (9) Il tira au sort, parmi
les consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la
Campanie. Il employa à la reconstruction des villes ruinées les biens de
ceux qui avaient péri dans lřéruption du Vésuve, sans laisser dřhéritiers.
(10) Après lřincendie de Rome, il déclara quřil prenait sur lui toutes les
pertes publiques, et consacra les ornements de ses palais à rebâtir et à
décorer les temples. Pour accélérer les travaux, il en chargea un grand
nombre de chevaliers. (11) Il prodigua aux malades tous les secours
divins et humains, recourant à tous les genres de remèdes et de
sacrifices pour les guérir ou adoucir leurs maux. (12) Parmi les fléaux de
lřépoque, on comptait les délateurs et les suborneurs, reste impur de
lřancienne anarchie. (13) Il ordonna quřils fussent fouettés et fustigés au
milieu du Forum, et quřaprès leur avoir fait traverser lřamphithéâtre, les
uns fussent exposés et vendus comme esclaves, et les autres transportés
dans les îles les plus sauvages. (14) Afin dřarrêter à jamais ceux qui
oseraient les imiter, il défendit, entre autres règlements, de poursuivre
le même fait en vertu de plusieurs lois, et dřinquiéter la mémoire des
morts au-delà dřun certain nombre dřannées.
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
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IX. Sa générosité envers ses ennemis. Sa bonté inépuisable à
l’égard de son frère Domitien
(1) Il déclara quřil nřacceptait le souverain pontificat quřafin de
conserver toujours ses mains pures. Il tint parole; car, depuis ce
moment, il ne fut ni lřauteur, ni le complice de la mort de personne. Ce
nřest pas que les occasions de vengeance lui manquassent, mais il jurait
quřil périrait plutôt que de perdre qui que ce fût. (2) Deux patriciens
furent convaincus dřaspirer à lřempire. Il se contenta de les avertir, en
leur disant que le trône était un présent du Sort, et que sřils désiraient
quelque chose dřailleurs, il le leur accorderait. (3) Il dépêcha aussitôt ses
courriers à la mère de lřun dřeux qui était éloignée, pour la tirer
dřinquiétude, et lui assurer que son fils se portait bien. Non seulement
il invita les deux conjurés à souper avec lui, mais le lendemain il les
plaça exprès à côté de lui dans un spectacle de gladiateurs; et, lorsquřon
lui présenta les armes des combattants, il les leur remit pour les
examiner. (4) On ajoute quřayant pris connaissance de leur horoscope,
il leur annonça que tous deux étaient menacés dřun péril, mais pour
une époque incertaine, et que ce péril ne viendrait pas de lui; ce que
lřévénement confirma. (5) Quant à son frère Domitien qui lui tendait
sans cesse des embûches, qui cherchait presque ouvertement à soulever
les armées et à sřenfuir de la cour, il ne put se résoudre ni à le faire
périr, ni à sřen séparer, et il ne le traita pas avec moins de considération
quřauparavant. Il continua, comme dès le premier jour, à le proclamer
son collègue et son successeur à lřempire. Quelquefois même en
particulier il le conjurait, en répandant des pleurs, de vouloir enfin
payer son attachement de retour.
X. Sa mort. Il ne se reproche qu’une action, restée inconnue
(1) Cřest au milieu de ces soins quřil mourut pour le malheur de
lřhumanité plutôt que pour le sien. (2) Au sortir dřun spectacle où il
avait versé beaucoup de larmes en présence du peuple, il partit un peu
triste pour le pays des Sabins, parce que, ayant voulu offrir un sacrifice,
la victime sřétait enfuie, et la foudre avait grondé par un ciel serein. (3)
À sa première halte, la fièvre le prit. Il continua à voyager en litière, et,
en ayant tiré les rideaux, leva, dit-on, les yeux au ciel, et se plaignit
beaucoup que la vie lui fût injustement enlevée, ajoutant quřil nřavait
quřune seule action à se reprocher. (4) Il ne dit point quelle était cette
action, et il nřest pas aisé de le deviner. (5) Quelques-uns croient quřil
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
faisait allusion à des rapports intimes avec la femme de son frère. Mais
Domitia jura solennellement quřil nřen était rien, elle qui, loin de nier
ces relations, si elles eussent été réelles, sřen serait même vantée, comme
elle sřempressait de le faire pour toutes ses turpitudes.
XI. Il est pleuré de tout le monde
(1) Il mourut dans la même villa que son père, le jour des ides de
septembre, dans la quarante et unième année de son âge, après deux
ans, deux mois et vingt jours de règne. (2) La nouvelle de sa mort
répandit un deuil universel, comme si chacun avait perdu un membre
de sa propre famille. Avant dřêtre convoqué par un édit, le sénat
accourut. Les portes de la curie étaient encore fermées. Il les fit ouvrir,
et accorda au prince mort plus dřéloges et dřactions de grâces quřil ne
lui en avait jamais prodigué de son vivant.
3. NICOLAS COËFFETEAU (1574-1623), HISTOIRE
ROMAINE
Livre VII. Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous
les règnes de Vespasien et de Titus.
[…] Titus, lřamour et les délices du genre humain, fut si heureux
en son empire, que venant à succéder à son père Vespasien, il sřacquit
incontinent les affections et les bonnes volontés, non seulement de tous
les romains, mais aussi de tous les peuples étrangers, qui portèrent une
singulière révérence à sa vertu. Ce qui fut dřautant plus admirable,
quřétant encore personne privée, et mêmes étant créé collègue de son
père au consulat, et maniant toutes les affaires, il sřétait gouverné de
sorte quřil était non seulement blâmé, mais même haï de plusieurs qui
ne pouvaient supporter lřinsolence de ses déportements. La mort de
Cecinna le fit estimer cruel, encore quřil eut eu sujet de le faire tuer, à
cause de la conjuration quřil avait tramée contre son père et contre lui,
pour leur arracher lřempire. Mais outre cette opinion quřon eut de sa
cruauté, il fut grandement diffamé à raison de ses débauches, dřautant
quřil passait les nuits entières à boire avec les plus perdus et les plus
abandonnez de ses familiers, et quřil entretenait une infâme suite
dřeunuques et de telles gens qui étaient toujours à sa queue, et enfin
parce quřil se montrait tout perdu de lřamour de la reine Bérénice,
soeur du roi Agrippa, quřil fut contraint de chasser de Rome du vivant
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
Racine, Bérénice
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de son père, dřautant que le peuple romain ne pouvait supporter
lřorgueil et lřimpudence de cette Juive qui sřétait rendue maîtresse de
toutes ses volontés, et à qui mêmes on croyait quřau grand opprobre de
lřempire il avait promis mariage. On lřaccusa encore de rapine, et cruton que faisant les affaires de son père il avait pris de lřargent et vendu
les charges publiques, et mêmes les jugements des procès. En somme on
allait publiant par tout que ce serait un second Néron qui achèverait de
perdre Rome et lřempire. Tous ces blâmes lui réussirent à une insigne
louange depuis quřil fut empereur, dřautant quřil se comporta si
sagement, quřau lieu de tous ces grands défauts on ne vit plus reluire en
lui que toutes sortes dřéminentes vertus. En quoi il fit paraître quřil y a
grande différence entre un prince absolu, et un qui nřa seulement que
quelque part à son autorité ; dřautant que celui-ci sachant bien que le
blâme des affaires ne tombera pas sur lui, ne se soucie pas de faire
beaucoup de choses licencieusement ; au lieu que le prince souverain et
absolu ne pouvant ignorer que les fautes du gouvernement ne lui soient
toutes imputées, se sent obligé de pourvoir à sa réputation, et de ne
faire rien qui lui puisse tourner à vitupère. Cřest pourquoi un de ceux
qui avaient été les plus familiers devant quřil fut arrivé à lřempire,
venant à lui faire une prière où il y avait de lřinjustice, il la lui refusa
constamment, et lui dit, quřil y avait bien de la différence entre celui
qui dépendait dřautrui et celui qui avait la souveraine puissance de
lřétat : et que ce nřétait pas une même chose, de donner du sien et
dřêtre seulement intercesseur pour faire donner celui dřautrui. Il avait
été élevé à la cour de lřempereur Claudius avec son fils Britannicus, et
avaient eu les mêmes maîtres pour les dresser, et pour les instruire aux
exercices et aux sciences.
Et comme un jour un de ceux qui se mêlaient de juger des
fortunes des hommes par lřaspect du visage, fut prié de dire ce qui
arriverait à Britannicus, il dit résolument quřil ne se verrait jamais élevé
à lřempire, mais que sans doute celui qui était auprès de lui, parlant de
Titus, y parviendrait. Au reste, ils étaient si familiers, que lors que
Britannicus fut empoisonné, sřétant trouvé couché auprès de lui, il prit
la coupe où il avait bu, et en pensa mourir aussi bien que lui. De quoi
se ressouvenant au milieu de ses honneurs, il lui fit dresser dans le
palais une statue dřor, et lui en fit faire une autre dřivoire quřil fit porter
parmi la pompe des jeux du cirque. Au reste, il était extrêmement bien
né ; et était doué dřune singulière beauté, en laquelle on ne remarquait
© T. Gheeraert Ŕ 2006. Reproduction interdite.
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La Rome tragique
pas moins de gravité que de douceur et de bonne grâce. Il avait une
heureuse mémoire, et se montrait capable de tout ce qui était propre
pour former un prince aux arts de la paix, et aux exercices de la guerre.
Il était parfaitement bien à cheval, et avait une incomparable adresse à
manier les armes.
Il parlait aisément grec et latin, composait heureusement sur le
champ en lřune et en lřautre langue. Il fut tribun, et eut charge de mille
hommes de pied aux guerres de Germanie et de Grande Bretagne, où il
acquit tant de réputation, quřen lřune et en lřautre province on lui
dressa plusieurs statues pour monument de sa vertu. Mais il nřacquit
nulle part tant dřhonneur quřà la guerre de Judée, où secondant les
victoires de son père qui commandait à lřarmée pour Néron, il prit de
force Thrachea et Gamala, deux puissantes villes de la Palestine, encore
quřil ne fut alors que simple colonel dřune légion. Depuis il sřéleva au
faîte de la gloire, alors quřétant général de lřarmée sous lřempire de son
père, il subjugua le reste de Judée, après avoir désolé Jérusalem, qui
nřavait point voulu recevoir la loi ni le joug des romains, quoi que
victorieux de tout le monde. Ayant donc acquis tant de réputation dřun
côté, et contracté tant de blâme de lřautre, étant parvenu à lřempire il
effaça lřinfamie passée de ses vices par ses vertus, et se fit mettre au rang
des meilleurs princes que le soleil ait jamais éclairés. Dřabord reformant
sa vie il bannit le luxe de sa table, et régla tellement ses festins, que
parmi la magnificence on nřy vit nulle profusion. Il donna aussi congé à
la Reine Bérénice, quoi quřavec un regret égal de part et dřautre, mais
lřamour de la gloire fut plus puissante que les attraits de la volupté. Il
chassa dřauprès de sa personne tous ces efféminés qui avaient
déshonoré sa jeunesse, et ne les voulut plus voir, mêmes en public. Il ne
prit jamais rien sur aucun des citoyens, et tint toujours ses mains nettes
du bien dřautrui, et bien souvent mêmes il donnait les contributions
qui lui étaient dues, tant sřen faut quřil chargeât le peuple
dřextraordinaires subsides. Et toutefois jamais lřempire romain ne porta
un prince plus libéral ni plus magnifique. Ce quřil fit paraître en la
dépense des jeux quřil donna au peuple, où il nřoublia rien de la pompe
des autres princes qui lřavaient devancé. Après avoir dédié
lřamphithéâtre, et bâti auprès de superbes étuves, il donna aux romains
des spectacles de combats, et entre autres il en donna un naval où il fit
entrer quelques prisonniers Allemands parmi les autres gladiateurs, et
en un seul jour il exposa cinq milles bêtes sauvages pour donner une
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Racine, Bérénice
373
seule recréation au peuple ; le tout avec tant de liberté et de facilité,
quřil y eut mêmes des femmes qui tuèrent plusieurs de ces cruels
animaux de leurs propres mains. Il donna encore de ces sortes de
combats hors de lřamphithéâtre dans les jardins de Caius et de Lucius,
et le plaisir en dura cent jours entiers. Mais ce quřil y eut de plus
magnifique, ce fut que Titus étant en haut jeta un nombre prodigieux
de petites boules de bois, où était écrit le nom de quelque chose bonne
à manger, dřun habit, dřun vase dřor ou dřargent, dřun cheval, dřun
esclave, ou dřautre chose semblable : et ceux qui les recueillaient les
rapportant à ses procureurs, il leur faisait délivrer ce qui était écrit
dessus. Quelques-uns ajoutent que parmi toute cette pompe, et parmi
toute cette magnificence, il versa des larmes, soit quřil pleurât de joie,
voyant la faveur et lřapplaudissement du sénat et du peuple, soit quřil se
souvint des changements qui arrivent ordinairement au cours des
affaires du monde, où lřon voit souvent les plus grands contentements
traversez de quelque infortune. Ce quřil éprouva bientôt après, dřautant
que la mort le ravit au milieu de cette grande félicité, et en la fleur de
son âge. Outre ces magnificences de théâtre, il usa encore dřune grande
libéralité à lřendroit de tout le monde. Car comme ainsi soit que depuis
lřordonnance de Tibère, les empereurs ne se tinssent point obligés de
payer les bienfaits que leurs prédécesseurs avaient accordés aux
particuliers sřils ne les avaient aussi confirmés par leurs lettres, il fit un
édit général, par lequel il ratifia tout ce qui sřen était fait, et ne voulut
pas souffrir quřon eut la peine de lui demander.
En somme il était plein dřune si grande bonté, quřil ne voulut
jamais retrancher à personne lřespérance dřobtenir ce quřon désirait de
lui ; et même ses domestiques lui remontrant quřil promettait plus quřil
ne pouvait tenir, il leur répondit, quřil ne fallait point que personne
sřen allât triste dřauprès du prince. Et une fois sřétant souvenu sur le
souper que tout ce jour-là il nřavait fait aucun bien à personne, il se
tourna devers les assistants, et leur dit cette mémorable parole, qui à
bon droit a été louée de tout le monde ; mes amis, nous avons perdu ce
jour-ci. Il montra outre cela une grande familiarité à tout le monde, et
se jouait souvent avec le peuple ; et même afin de paraître plus
populaire le laissait entrer dans les étuves où il se baignait : et toutefois
cela ne diminuait rien de sa gravité, ni ne lřempêchait pas de tenir la
balance de la justice droite et égale à toute sorte de personnes. […]
Parmi tout cela la mort vint lřaccueillir au milieu des réjouissances de
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374
La Rome tragique
Rome, et lřôta du monde lors que le peuple délivré de ses calamités
passées, commençait à goûter la douceur de son règne. Car ce fut à la
fin et des jeux et des spectacles que la maladie le saisit. Il était parti de
Rome pour sřen aller au lieu de sa naissance, ayant lřâme pleine de
tristesse, dřautant quřil avait eu de sinistres présages, et entre autres
comme il voulait sacrifier, la victime sřen était fuie sans attendre le
coup, et outre cela le ciel étant serein et le temps calme, sans pluie, sans
vents, et sans nuages, il avait tonné, qui étaient toutes choses que les
romains croyaient être de mauvais augure. Au premier logis quřil fit, la
fièvre le saisit, et se sentant à sa dernière heure, on dit que sřétant fait
mettre en litière, et étant à la campagne, il voulut regarder devers le ciel,
et se prenant à pleurer se plaignit amèrement de ce que la vie lui était
ôtée en cet âge sans lřavoir mérité, ne se sentant coupable dřaucune
chose dont il eut sujet de se repentir, sinon dřune seulement, laquelle
toutefois il ne décela point devant que de mourir, et depuis personne
nřen a parlé avec certitude, mais seulement par conjecture. Quelquesuns se sont figurez quřil eut alors regrets dřavoir corrompu Domitia
femme de son frère. Toutefois cette femme, qui vu son effronterie en
eut fait trophée si la chose eut été, jurait saintement, quřil nřavait jamais
eu affaire à elle. […]
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Racine, Bérénice
375
4. VIRGILE, LA MORT DE DIDON (ÉNÉIDE, CHANT IV,
EXTRAIT)
Didon, après avoir été abandonnée par Énée, se suicide en se précipitant
dans un bûcher.
A ses cris, Didon rouvre en mourant ses yeux appesantis ;
Sa force lřabandonne ; au fond de sa blessure,
Son sang en bouillonnant forme un triste murmure.
Trois fois, avec effort, sur un bras se dressant,
Trois fois elle retombe : et dřun œil languissant
Levant un long regard vers le céleste empire,
Cherche un dernier rayon, le rencontre, et soupire.
Alors Junon, plaignant son pénible trépas,
Et de sa longue mort les douloureux combats,
Pour arracher son âme à sa prison mortelle,
Fait descendre des cieux sa coursière fidèle ;
Car lřaffreux désespoir ayant, avant le temps,
Par une mort précoce abrégé ses instants,
Nřayant point mérité son trépas par un crime,
La déesse qui règne au ténébreux abîme
Ne lřavait point encor dévouée à la mort
Ni coupé le cheveu dřoù dépendait son sort.
Sur son aile brillante, au soleil exposée,
Peinte de cent couleurs, humide de rosée,
Iris descend des cieux, sřarrête sur Didon :
«Je coupe le cheveu réservé pour Pluton :
Cřen est fait ; de tes jours ainsi finit la trame ;
Des chaînes de ton corps je dégage ton âme»
Lui dit-elle. A ces mots, sa secourable main
Tranche avec le cheveu son malheureux destin.
Sa chaleur lřabandonne : et son âme sřexhale,
Et la mort seule éteint sa passion fatale.
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VII. TABLE DES MATIÈRES
I. BIBLIOGRAPHIE & AVERTISSEMENT LIMINAIRE ................................... 3
a) Bibliographie sommaire .................................................................... 3
b) Méthodes de travail .......................................................................... 5
c) Lřexamen ........................................................................................... 5
d) Entraînements .................................................................................. 6
e) Remarques diverses ........................................................................... 7
II. INTRODUCTION GÉNÉRALE : LA PAROLE ET LE FANTÔME ............... 9
A. LE THÉÂTRE, ART LITTÉRAIRE OU ART DU SPECTACLE ?.............. 9
1 Les défaillances du texte ...................................................................... 9
a) Le théâtre, genre littéraire ? .............................................................. 9
b) Les deux composantes du texte de théâtre : dialogue et didascalies
...................................................................................................... 11
2. Le genre « dramatique », ou la parole comme action .........................15
B. LE THÉÂTRE CLASSIQUE, OU L’ESTHÉTIQUE DU VRAISEMBLABLE 19
1. La dignité du théâtre ........................................................................19
2. Le système dramatique classique : le plaisir et les règles .....................22
a) La leçon dřHorace : plaire et instruire............................................ 22
b) La vraisemblance, pierre de touche de lřédifice ............................. 22
c) Le secret de la concentration : les unités........................................ 24
d) Les bienséances, ou les limites de la visibilité ................................ 27
e) Le plaisir sans les règles ? ................................................................ 28
3. Structure d’une pièce classique ..........................................................30
a) Les trois moments clefs ................................................................... 30
b) La division en actes et en scènes .................................................... 33
4. Les conditions de la représentation au XVIIe siècle ...........................34
a) Le spectacle de cour ........................................................................ 34
b) Les troupes théâtrales à Paris ......................................................... 34
5. L’Illusion comique : apologie pour un théâtre enfin devenu respectable
.......................................................................................................35
C. TRAGIQUE ET TRAGÉDIE ........................................................ 39
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378
La Rome tragique
1. Le Ve siècle athénien, premier âge d’or tragique ................................40
2. Un théâtre sacré ...............................................................................41
3. Un lieu de réflexion politique............................................................44
4. Le temps de la théorie : la Poétique d’Aristote ..................................49
5. De la tragédie au tragique ................................................................53
III.« ROME, UNIQUE OBJET… »
PIERRE CORNEILLE. HORACE (1640) ....................................... 59
A.« ALLER SI LOIN », « TOMBER DE SI HAUT » ?
UN DRAMATURGE DANS LE SIÈCLE ......................................... 61
1. La gloire et les huées .........................................................................61
2. L’œuvre de Corneille jusqu’à Horace ................................................63
a) Corneille auteur comique ............................................................... 63
b) Le Cid et sa « Querelle ». ................................................................. 64
c) Horace, dernier acte de la querelle du Cid ...................................... 65
B. UNE TRAGÉDIE HISTORIQUE : LA NAISSANCE D’UNE NATION .... 67
1 Le poème des fondations de Rome ......................................................67
2 La manipulation des sources..............................................................69
3 La grandeur de Rome ........................................................................70
4 Un sujet vrai et extraordinaire ...........................................................71
C. « PREMIÈRE TRAGÉDIE CLASSIQUE » OU PIÈCE BAROQUE ? ........ 72
1 L’empreinte d’Aristote .......................................................................72
a) Lřeffort vers la régularité ................................................................. 73
b) La terreur et la pitié ........................................................................ 74
2. Une dramaturgie « moderne » ...........................................................79
a) Le principe dřadmiration ................................................................ 79
b) Lřesthétique de la surprise .............................................................. 81
3. Le nœud : du conflit de valeurs à la mécanique tragique ..................83
a) Le plan national : un conflit politique ........................................... 84
b) Le plan familial : les conflits entre personnages ............................ 85
c) Le plan personnel : les conflits internes ......................................... 85
d) Un « carré magique » : le système des personnages dans Horace ... 86
D. LA FIGURE DU HÉROS : « UNE VERTU FAROUCHE » ................... 88
1 Héros surhumain… ............................................................................88
a) « Lřesprit romain » (v. 1459) ........................................................... 88
b) Un aristocrate du temps de Louis XIII .......................................... 90
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Table des matières
379
c) Un personnage baroque ................................................................. 93
d) La solitude solaire ........................................................................... 94
2. … ou « barbare » inhumain ? ............................................................97
a) Lřhéroïsme noir ............................................................................... 97
b) Le monstre ...................................................................................... 99
c) Un héros ambigu : la spirale héroïque .........................................101
3. Curiace, entre mesure et faiblesse................................................... 103
E. « UNE TRAGÉDIE CARDINALISTE » ..........................................106
1. Albe et Rome, ou Espagne et France ? ........................................... 107
a) « Bons catholiques » contre « bons Français » ..............................107
b) De lřHistoire à la scène .................................................................108
2. Du crime d’État à l’héroïsme d’État .............................................. 110
3. Le héros et le roi ............................................................................ 111
F. LA PLUME ET LE COTHURNE : LE STYLE D’HORACE ..................114
1 Une écriture rhétorique................................................................... 114
a) Lřart du théâtre comme art de persuader .....................................114
b) Les genres et les figures .................................................................115
c) Une réplique sublime ...................................................................117
2. La palette des tonalités .................................................................. 118
G. TRAVAUX DIRIGÉS ...............................................................121
1. Explication : acte II, scène 3, v. 431-482 ...................................... 121
2.Eexplication : acte IV, scène 6........................................................ 126
3. Explication : acte V, scène 2, v. 1535-1594 ................................. 131
4.Exposé : Les femmes dans Horace de Corneille, héroïnes et amoureuses
.................................................................................................... 137
H. ANNEXES : TEXTES ET DOCUMENTS .......................................141
1. La carrière de Pierre Corneille : repères chronologiques .................. 141
2. La source principale d’Horace : Tite-Live, histoire romaine........... 143
a) Les Horaces et les Curiaces. Traduction de Pierre du Ryer, 1659.
....................................................................................................143
b) Florus, Epitomé de l’Histoire romaine, Livre I. Traduction de
Nicolas Coëffeteau, 1621. ...............................................................148
IV.« UN MONSTRE NAISSANT »
LECTURE DE BRITANNICUS........................................................ 198
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380
La Rome tragique
A. D’HORACE À BRITANNICUS ..................................................201
1 Du village perdu à la capitale du monde ........................................ 158
2 De la monarchie à l’empire............................................................. 158
3 Corneille et Racine, encore ..................... Erreur ! Signet non défini.
B. LA CARRIÈRE DE JEAN RACINE ....... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.
1. Jean Racine, dramaturge et courtisan ............................................ 202
2. Britannicus : un défi à Corneille ................................................... 205
C. LA FACE OBSCURE DE ROME .................................................207
1. Les Julio-Claudiens selon les Annales : chronique d’une décadence. 208
2. Néron : l’empereur, l’esthète et le sadique ...................................... 210
3. Du récit d’Histoire à la tragédie historique .................................... 211
D. UNE DRAMATURGIE DE LA CONCENTRATION .........................212
1. « Une action qui se passe en un seul jour » : la condensation du temps
.................................................................................................... 212
2. Un espace étouffant ...................................................................... 214
3. La tension tragique : une intrigue savamment nouée ..................... 217
a) « Une action simple, chargée de peu de matière… » ....................217
b) « … et qui, sřavançant par degrés vers sa fin… » ...........................220
c) « … nřest soutenue que par les intérêts, les sentiments et les
passions des personnages. » .............................................................222
4. Les ingrédients du tragique ............................................................ 223
5. « Britannicus, tragédie de qui ? » une pièce multipolaire ................ 228
a) « Un monstre naissant » ................................................................228
b) « Ma tragédie nřest pas moins la disgrâce dřAgrippine… »...........229
c) « … Que la mort de Britannicus » .................................................232
d) Une fausse question ? ...................................................................233
E. LES JEUX DE L’AMOUR ET DU POUVOIR ..................................234
1. Une anthropologie « janséniste » .................................................... 234
a) La vie morale dictée par lřégoïsme ................................................234
b) Des formes de la concupiscence à la galerie des monstres ..........235
c) Le tombeau de lřhéroïsme.............................................................238
d) La révolte de la conscience ...........................................................241
2. Les visages de l’amour : « les deux Éros » ....................................... 242
3. La tragédie du pouvoir................................................................... 245
a) Une querelle de succession...........................................................245
b) Affaires privées, affaires publiques ...............................................246
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Table des matières
381
c) Les conseillers du prince : la politique entre le vice et la vertu ...247
d) Par delà le bien et le mal : Néron et Machiavel ...........................249
F. DU SPECTACLE DU POUVOIR AU POUVOIR DU SPECTACLE .......253
1 Néron, empereur et histrion ............................................................ 253
2 Le monde de la cour : une comédie humaine .................................. 254
3 L’école du spectateur ...................................................................... 255
G. LE DÉNOUEMENT : UNE CATHARSIS INTROUVABLE ? ...............256
1. Le triomphe apparent du mal ........................................................ 256
2. L’intériorisation du châtiment ....................................................... 257
H. TRAVAUX DIRIGÉS ...............................................................261
1. Explication : acte I, scène 1, v. 31-58............................................ 261
2. Explication : II, 2, v. 385-408 ...................................................... 268
3. Explication, II, 6, v. 693-724 ....................................................... 274
4. Explication : acte IV, scène 2 (v. 1115-1287) ............................... 281
5. Explication : IV, 3, v. 1337-1376 ................................................ 287
6. Exposé : le personnage de Burrhus, entre vraie et fausse vertu ........ 289
7. Explication : acte V, scène 6 ......................................................... 294
I. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS .........................................300
1. Les sources principales de Racine ................................................... 300
a) La mort de Britannicus dřaprès les Annales de Tacite ..................300
b) Néron vu par Suétone ..................................................................305
c) Une source possible : François Nicolas Coëffeteau (1574-1623),
Histoire romaine .................................................................................308
2. Repères chronologiques................................................................... 316
a) Chronologie abrégée du règne de Néron .....................................316
b) Principales dates de la vie de Racine ............................................317
V. « MALGRÉ LUI, MALGRÉ ELLE » :
LECTURE DE BÉRÉNICE DE RACINE ....................................... 319
A. LE DIPTYQUE DES TRAGÉDIES ROMAINES ................................321
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382
La Rome tragique
1. De Néron à Titus .......................................................................... 322
a) Lřannée des quatre empereurs ......................................................322
b) Vespasien (69-79) ..........................................................................322
c) Titus (79-81) ..................................................................................323
2. De Britannicus à Bérénice ............................................................ 326
3. Corneille et Racine, toujours.......................................................... 330
a) Lřhistoire et la légende ..................................................................330
b) Bérénice vs Tite et Bérénice .........................................................330
c) Le pari de Racine ..........................................................................334
B. L’ACTION DRAMATIQUE : « UNE SIMPLICITÉ MERVEILLEUSE »...335
1. Un sujet contestable ...................................................................... 335
2. Une matière trop simple ................................................................ 336
3. L’invention : « faire quelque chose de rien » ................................... 337
a) Partir de rien… ..............................................................................337
b) … Pour « faire quelque chose » .....................................................338
C. UNE « HISTOIRE DOULOUREUSE » : L’ÉLÉGIE DANS BÉRÉNICE ..339
1. Tragédie ou « plaintive élégie » ? .................................................... 340
2. L’intertexte virgilien et ovidien ....................................................... 341
D. LA NAISSANCE D’UN EMPEREUR ............................................342
1. La présence de Rome ..................................................................... 342
2. La conquête de la légitimité ........................................................... 343
3. Titus, miroir des princes................................................................. 345
a) Par delà la morale courtoise..........................................................345
b) Rome ou la France ? .....................................................................346
c) Une leçon politique à lřusage des rois ..........................................348
4. Un prince ambigu ? ....................................................................... 349
a) Titus, personnage machiavélien ...................................................349
b) Une vertu suspecte .......................................................................350
E. LE TRAGIQUE DE BÉRÉNICE ..................................................352
1. « Que vous me déchirez » : le désir et la conscience ........................ 352
a) Lřintériorisation de la censure ......................................................353
b) Des personnages scindés...............................................................353
c) Néron et Titus : le vertige de la liberté .........................................355
2. La loi et le bonheur ....................................................................... 356
a) Le tragique comme mise en scène des crises de civilisation ........357
b) Féodalisme et libéralisme .............................................................357
c) Bérénice, côté cour, côté jardin ......................................................358
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Table des matières
383
d) La tentation pastorale ...................................................................360
F. TRAVAUX DIRIGÉS ......................... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.
G. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS .......................................363
1. Biographie de la Bérénice historique .............................................. 363
2. Vie de Titus par Suétone (texte intégral) ........................................ 364
3. Nicolas Coëffeteau (1574-1623), Histoire romaine....................... 370
4. Virgile, la mort de Didon (Énéide, chant IV, extrait) ..................... 375
VI. TABLE DES MATIÈRES ........................................................................... 377
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