DANSER PAR DESCRIPTION à propos de

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DANSER PAR DESCRIPTION à propos de
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DANSER PAR DESCRIPTION
à propos de PURGATOIRE, une proposition de Joris Lacoste.
au Théâtre de la Colline, du 2 au 31 mars 2007.
Purgatoire ? Qui est censé prendre feu, eux ou nous ? Lesquels passeront les premiers aux flammes purificatrices
leurs pensées coupables ? Nous, qui allons au théâtre en espérant secrètement voir les acteurs mourir sur scène, pour
venger nos vies du procès en impuissance où ils nous font comparaître ? Ou bien eux, qui rêvent de nous prendre en otage
pour exiger la rançon des vertus et des passions que, chaque soir, nous ponctionnons à leurs corps ?
Au purgatoire-ce-soir, les corps ne vont pas brûler vif, personne ne sera changé en or pur, personne ne va tirer à
balles réelles, on ne sautera pas tous ensemble, il n'y aura pas de vraie prise d'otage ni rien de vraiment dramatique, et si on
part avant la fin c'est pas grave, on pourra toujours revenir, il suffit de payer une autre fois, il paraît que c'est différent chaque
soir. C'est ça le spectacle vivant, ça peut pas faire feu à tous les coups.
Ce purgatoire là n'offre aucune réparation et ne délivre aucun jugement définitif (d’ailleurs, il n’en finit pas). Et
pourtant il prend à certains égards les allures d’un procès ouvert, que je voudrais rapporter ici même et après-coup, dans ce
mémoire de spectateur. Sous ce vocable menaçant de procès, il ne faut entendre ici que le sens primitif de développement,
ou d’investigation, et nullement une quelconque instance de jugement (qui ne viendra jamais).
Soit un procès fleuve où seraient cités ensemble le corps et le langage, le théâtre et la danse, les acteurs et les
spectateurs. Il ne s’agit évidemment pas de trancher les différents entre chaque partie, quoi qu'il puisse y en avoir, mais
seulement d’ouvrir une enquête sur leurs facultés respectives et corrélées, à savoir : ce que peut le corps, ce que peut le
langage, leurs performances comparées, le possible et le réel du théâtre, ce que ça manque à chaque fois, le virtuel et
l'actuel de la représentation, ce qui s'y produit effectivement, les capacités d'interprétation des acteurs et les facultés
d'interprétation des spectateurs, leurs puissances et leurs libertés respectives, forcément corrélées.
On le verra en effet, Purgatoire est tout entier traversé par des questions de faculté et de puissance : c’est avant
tout parce qu’il se propose, aussi bien dans le temps réel de se représentation que dans l’avenir de sa réminiscence, comme
un spectacle virtuel 1.
Un spectacle virtuel (?), c'est simple, c'est comme quand on veut dire oui, qu'on pense non et qu'on dit peut-être.
Ça aurait pu être plus court mais ça va plus loin. Ça aurait pu être mené plus rondement, voire carrément moins. Si ça rate
intégralement, c'est pour mieux toucher au but. C'est intéressant mais est-ce qu'on ne l'a pas déjà vu cent fois ? On ne sait
pas de quoi ça parle mais on voit bien ce qu'ils veulent dire. Ça donne à penser, c’est à mourir de rire. Ça pourrait frapper
plus fort mais c’est plus long. Ça aurait pu être moins rentre-dedans, voire sortez d'ici. C'est bien davantage que ce qu'on
peut en dire, ou en connaître. Ça pourrait se produire, et il s'agit de se tenir prêt, de parer à toute éventualité : ça peut
exploser, ça peut partir en vrille à n'importe quel moment, c'est jamais ce qu'on croit…
C'est pour ça que ça fait mine de commencer comme un concert, alors que personne ne va chanter dans
les micros ni jouer des instruments qui sont là (batterie, guitare, clavier). C'est pour ça qu'à peine les corps
apparus, ça retourne au noir. Noir total. Et seulement une voix pour nous guider, pour nous relier à la présence
retirée (dès lors un rien menaçante) de ces corps dans le noir, les acteurs. L'un d'entre eux, murmurant dans
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Qu'on se rassure, les acteurs ne sont pas dématérialisés en pixels 8 bits à 20 Mo/s, et personne n’est désintégré au rayon laser. Virtuel
ne s'oppose pas à réel. Il n' y a d'ailleurs, est-il besoin de le dire, aucune altérité au réel (pas même au théâtre !). Si quelque chose peut
s'opposer au réel c'est seulement le possible. On peut en effet considérer le possible comme du réel en latence, une sorte de réservoir de
réel, qui attend d'être amené à l'existence par la réalisation. La virtualité, c'est différent, c'est de la puissance (comme sa racine latine –
virtus, force - l'indique), c'est ce qui existe en puissance et non en acte. C'est l'arbre dans la graine, si on veut. C'est pourquoi le virtuel ne
s'oppose pas au réel mais à l'actuel. L’arbre actualise une certaine virtualité de la graine. L'actualisation, c'est un devenir, une solution
transitoire, inchoative à l'événement (la métamorphose de l'arbre dans le continuum de l'événement « croître »). Du possible au réel, il y
donc une réalisation, et c'est linéaire. Du virtuel à l'actuel, il y a du devenir, et c'est toujours en mouvement, toujours en procès
d'actualisation et de virtualisation. Pierre Lévy, à qui nous empruntons ses synthèses (in « Sur les chemins du virtuel »,
http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/virtuel/virt0.htm), décrit la virtualisation comme un des principaux vecteurs historiques de création de
réalité, en tant qu’elle est une « élévation à la puissance ». La virtualisation se trouve en effet au fondement des plus anciennes
procédures de civilisation, telles que la technique, le langage ou encore le contrat. Elle ressortit à cette capacité humaine d'abstraire les
actes de leur ici et maintenant pour les problématiser, les systématiser, et les porter à la communication ; elle est un mouvement de
« hors-là », certains diraient de « déterritorialisation ». C'est ainsi que la technique virtualise l'action, et potentialise le geste par l'outil. Le
langage externalise affects et connaissances et les « informe » pour qu'ils survivent au « temps réel » de l'expérience. Avec le contrat
enfin, l'homme virtualise la violence.
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l'obscurité, nous prévient : "Sans doute certains vont sortir. C'est normal." Arguerait-il que l'épreuve puisse être
au dessus de nos forces ? La prévention n'empêche rien, mais décliner les possibles n'en est pas moins une sage
précaution. On ne sait jamais vraiment ce qui peut arriver : nous pourrions ne pas supporter la lumière ou le
volume sonore, voire la violence de certaines images, nous pourrions nous évanouir ou piquer une crises de
nerfs, on voit le tableau, c'est dans le noir, la voix nous guide, nous pourrions être dépassés par ce qui arrive ou
encore être excédés, c'est à dire hors de nous, littéralement hors concession, on pourrait sortir du théâtre avec la
tête à l'envers, perdre pied, le sens des réalités, devenir confus, entamer une dizaine de choses à la fois sans
jamais rien achever, ne plus nous laver, sombrer dans la torpeur et la sidération, la désaffection corporelle et
sociale, péricliter doucement, sortir de la maison et errer sans but, jusqu'au bord des villes, et nous perdre en
forêt, tomber dans la neige, avant d'être abattus d'une balle dans la tête... on voit le tableau.
Mais quoi, qu’est-ce que nous attendons au juste du théâtre, de l'art, de la littérature ? Quelque vertige sans doute,
mais sommes-nous capables de sauter ? Purgatoire aurait-il la prétention de nous faire jouer ce jeu-là, le jeu de « on ne joue
plus », le coup du procès en réalisation ? En tout état de cause, et sans préjuger des effets, la question de la puissance est
bel et bien ouverte. Mais comme on ne sait pas vraiment de quoi on est capables, ni ce que peuvent nos corps, et que tout
ça est encore très virtuel, on attend de voir de quoi sont capables ces acteurs un rien présomptueux, tapis pour l’instant
dans le noir.
Et quand la lumière revient, ils ont disparu. Ca laisse présager... pense-t-on dans les rangs. Mais les
voilà qui se faufilent de coulisses en coulisses, les acteurs, qui s'agitent en fond de scène, en courses
brouillonnes, en simagrées d'affairements... comme s'ils jouaient la montre pour ne pas risquer d’avouer le faux
départ. Certains montent tout de même au front (vers nous) pour tenter une explication, une supplique en
patience, avec des gestes aussi embarrassés qu'entendus : attendez, bougez pas, je reviens. Le plus courageux
d'entre eux, affrontant déjà le fiasco, ose une tentative d'explication, et c'est le premier essai en virtualisation :
tâchant de nous faire comprendre que ça n'est pas exactement comme ça que les choses devraient / auraient dû se
passer, il est cependant incapable d'en dire plus. Le malheureux ne trouve pas les mots, qui auraient pourtant ce
pouvoir simple de redonner de l'avenir à la situation. Mais l'acteur est tout juste capable de désigner muettement
ce que tout le monde comprend, et qui s'effectue déjà à mesure que cela résiste à l'énonciation, à savoir la chute
du potentiel. Comment avouer cela ? Il ne trouve pas les mots. Qu'à cela ne tienne, les gestes y pourvoiront.
Tirant parti d’une gestuelle extra-linguistique universelle (et socialement contagieuse), il passe ainsi à tour de
bras de l’aphasie à l’emphase. Plus toniques que mimétiques, ses gestes emportent dans leur élan l'adhésion à
une langue des signes improvisée qui figure les mots manquants en une sorte d'entendement visuel : « tu vois ce
que je veux dire ? ». Oui, on voit, on voit même très bien, et ça fait rire, ce relais cognitif. C'est ainsi que, pour
un acteur aphasique, le geste opère comme un excellent détour de figuration : si on arrive à voir ce qu'il veut
dire, si on a même l’impression d’entendre les mots, c’est parce qu'il y met les formes, les mains, la figure, tout
le corps2. Dès lors, Purgatoire lance une autre enquête sur le travail de la figure : ce dont on ne peut pas parler, il
faut le figurer 3.
Une autre actrice4 se présente, et elle a l’air bien décidée à tout nous dire ; mais c'est dans une langue
étrangère, qu'à défaut de comprendre nous pouvons seulement identifier comme slave. Comble de disjonction,
cette fois les mots ne font pas défaut à l'expression, ils l'excèdent. Heureusement prodigue en latinismes
(desquels on peut déduire l'origine balkanique) et en vocables internationaux, le discours de l'étrangère est ainsi
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L'acteur ainsi doué de ses mains est Kangourou. Les acteurs de Purgatoire n'ayant aucun rôle à incarner, ils sont affublés de
noms d'animaux. Dans de nombreux rites initiatiques, qui procèdent le plus souvent par vision, le totem animal est associé au
corps du novice comme esprit tutélaire figurant ses singularités. Auto-réalisant, ce rituel d'appropriation augmente ainsi les
corps de qualités et de puissances telles qu’observées dans le règne animal. Dans Purgatoire, les acteurs n'ont pas d'autre rôle
à tenir que ce qui constitue, ici et maintenant, leur potentiel de figuration. On y reviendra.
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Figurer, ça n'est pas seulement représenter, c'est user d'un détour signifiant ; lequel implique indifféremment tout registre de
signes, puisqu'il procède essentiellement par conversion. On rencontre en effet autant de figures dans le champ
iconographique (les effigies, les schèmes formels) que dans celui de la rhétorique (les figures de styles), aussi bien dans
l'espace chorégraphique (les parcours) qu'anthropométrique (les visages), mais aussi, pourquoi pas, comme graphe
d'acrobatie ou de géométrie. Et c'est précisément parce que la figure ressortit à des registres hétérogènes - linguistiques,
iconiques et corporels - qu'elle est facteur d'agencements, comme dans le rêve, dans le trait d'esprit ou dans l'art. C'est en cela
que son opération, dite de figurabilité, a intéressé Freud, qui l'a décrit comme un « travail du déplacement », ou encore une
« libre circulation entre investissement de mots et investissements de chose ». Pour l'illustrer dans les termes choisis de
Georges Didi-Huberman (in "Puissances de la figure", L'image ouverte, Gallimard, 2006) , le travail de la figure peut être
considéré comme une « puissance de convertibilité entre formes verbales et formes visuelles du rêve. L'efficacité la plus
élémentaire de l'image onirique tient à cela même que, pour signifier l'idée de tromperie, le rêve puisse, par exemple, se
contenter de mettre en scène... un éléphant »
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Elle, c'est Loutre.
3
jalonné de balises qui nous permettent d'entrevoir, en pointillés, de quoi elle parle. Elle semble vouloir à son tour
nous décrire ce qui aurait dû (ou devrait) se passer sous nos yeux. Elle serait donc en train de décrire une
chorégraphie et une dramaturgie virtuelles, elle raconterait - au conditionnel - les choix de mise en scène, le
travail des corps, la logique des actes et des mouvements. C'est tout le possible du spectacle qui est ainsi
doublement virtualisé : d'abord par l'opération de la description, ensuite par le retrait de cette description dans
une langue étrangère. Et pourtant, jamais une langue étrangère inconnue ne nous aura laissé une telle impression
d'entendement. On peut suivre, on voit tout, on se figure une foule de détails. Bien sûr, des mots comme « salto »
décrivent la même figure dans toutes les langues indo-européennes. Mais il y a davantage. Evoluant souplement
dans l'espace, préfigurant gestuellement certaines actions, mais sans jamais rien mimer, l'actrice nous indique
des positions de corps, des déplacements, et parce que sa gestuelle d'expression témoigne d'un véritable
transport corporel de la parole, cela suffit à ce que nous nous figurions les actions décrites, sans avoir besoin de
comprendre le croate. A cela s'ajoute un autre balisage : situant les actions dans l'espace, l'actrice dessine une
curieuse géographie scénique en désignant les zones du plateau par des noms de villes européennes : Belgrad,
Helsinki, Nanterre, Saint-Étienne... Façon d'étendre virtuellement les dimensions de la scène à celles d'un atlas
lilliputien en forme de puzzle, dont les lieux seraient retombés « comme au hasard après une explosion » 5 ?
Façon de virtualiser les « déplacements » induits par les trajectoires des corps, façon de potentialiser le « horslà » de la scène (pour ne pas parler de déterritorialisation).
Quoi qu'il en soit, ce que produisent ces agencements de graphiques spatiaux, de dénotations gestuelles
et d'identifications verbales, ce sont des signifiants labiles, des formes en attente d'apparition, quelque chose
comme l'imago d'une image, soit des figures de virtualité : plus prolixe que du sous-texte, plus fécond que des
images subliminales ou du pré-mouvement, mais fort de tout cela, le propos de Purgatoire est délibérément un
discours au figuré.
En qualité de Mustang, un danseur se présente ensuite avec un rien de crânerie dans la voix pour nous
parler de passes chorégraphiques dont il prétend pouvoir se faire l'interprète : on comprendra assez vite qu'il ne
les dansera pas pour nous, mais qu'il va nous les traduire. En verbe. La virtuosité ne perdra rien à ce transfert en
virtualité. Si ces figures chorégraphiques portent des noms qui exploitent les meilleurs ressorts métaphoriques de
la poétique kung-fu (mustang lâché, guerrier couché...), leur notation verbale doit néanmoins obéir à une stricte
consigne de littéralité : il s'agit pour l'interprète d'être aussi intelligible que s'il devait transmettre par téléphone
sa partition corporelle à un acolyte. Métaphores proscrites, car la description est garante de la figurabilité. Pour
que la danse puisse se laisser figurer, il faut la plus extrême précision dans le choix du vocabulaire, dans le
respect de la chronologie et dans les orientations croisées du schéma spatial et du schéma corporel : « tu fais une
marche de trois pas mains motrices autour de l’axe formé par tes bras entrelacés, tu tournes et tu continues
comme ça, tendu comme ça sur le pied droit puis volte en l’air avec les deux genoux et tu atterris sur les deux
pieds, un bon amorti qui te relance aussitôt, coup de pied retourné avec la jambe droite, tu pousses et tu
balances le talon vers l’arrière, tu reprends de l’élan, tu fais un, deux, trois, quatre, cinq petits bonds en
tournant sur la gauche, tu reprends ton coude, tu envoies ton bras droit tendu virer à l’horizontale, comme ça,
main tranchante, sabre, serpette, le plus loin possible… ».
Ce texte est une pure sonate de géométrie dans l'espace, conscience corporelle à main gauche et analyse
du mouvement à main droite. Cette projection verbale d'une danse en extension est néanmoins préfigurée en
intensités par les petites agitations du danseur qui, tandis qu'il la syntaxe, visite dans son corps, en réduction
d'échelle et en pré-mouvements, les trajets intérieurs de la phrase chorégraphique.
Tout comme la poésie est capable, selon le poète américain Keith Waldrop, de nous faire « tomber
amoureux par description », la danse du Mustang lâché actualise une puissance poétique qui est ici le produit
d’un agencement de mémoire corporelle, de kinesthésie et de verbe performatif. Soit un énoncé figural complexe
capable de faire exister, par projection, un corps virtuel.
Ainsi toute l'action dramatique, toute la danse de Purgatoire viennent-elles peut-être de se jouer déjà sous nos
yeux, sans que nous ayons pu en voir quoi que ce soit, mais en nous laissant seulement la chance de les saisir,
fugitivement, au détour d’images virtuelles : le mot manquant projeté par l'éloquence gestuelle, la danse projetée par sa
partition orale, le corps projeté dans la langue, le paysage projeté dans l'immanence même de la scène. Ces virtualités ne
s'actualisent sous nos yeux que parce que le langage, le corps et l'image sont croisés et appariés dans des agencements,
sans que jamais l'un ne joue en suprématie sur les autres : jouant tous ensembles de leurs puissances, ils potentialisent
aussi bien leurs défauts que leurs excès.
A contrario d'un tel jeu de figures libres, la seule forme corporelle et chorégraphique achevée (c'est à
5
Alice, « danseuse contemporaine par intermittence, étudiante en lettres, spectatrice par effraction », article du 4 mars 2007
sur http://www.notamonster.blogspot.com, le blog de Joris Lacoste.
4
dire formée et fermée) du spectacle se présente comme un typage définitif. Tête encapuchonnée, corps sans
figure, enveloppe massive et gestes obtus, Grizzly surgit à intervalles réguliers, et sur signal sonore, pour tracer
au pas de charge des lignes sévères, et lancer au ciel des menaces de bras tendus, poings serrés. A chacune de ses
apparitions programmées il précipite avec lui une foule d'images de seconde main, qui s’informent autant de la
parka vert kaki que de l'assaut martial dans la démarche : guerres de seconde zone, mimes de parades militaires,
secousse schizoïde dans un cervelat skinhead.... C'est sans doute l'unique « image constituée » de ce spectacle et
c'est en cela qu'elle fait type plutôt que figure. C'est également la seule « chorégraphie » d'une production qui
déclare au générique employer danseurs et chorégraphe, et cette danse donne à voir, au moyen de procédés de
dénotation très classiques (le costume, la démarche, la musique) une menace fascisante, que l'on peut aussi
comprendre, dans ses propres allusions figurales, comme le risque de fascination que suppose tout spectacle. La
jubilation facile due à la fausse surprise du surgissement, son unisson systématique à un rythme musical
grossièrement binaire, puis à la longue, la prédictibilité de ses saillies rythmiques (au point que, plus tard, la
cagoule sortira la tête lorsque son rythme s'aventurera, comme par accident, dans la bande-son, pour la rentrer
aussitôt après) font de cette piètre danse l'insigne du procédé spectaculaire, le gag célibataire mis à nu par son
indigence même.
Panda est vissé à la table, et le restera. Il prend à son tour la parole, l'aspirant littéralement en un
sifflement sonore, comme s'il avait besoin d'y trouver un élan. Il lui faut en effet lancer sur une ligne d'erre et de
longue haleine le premier vrai « récit » du spectacle. Avatar d'un jeu de rôle ou d'un jeu vidéo, il décline son
profil héroïque, ses attributions et ses qualités, les desseins et les missions qu'on lui donne, les parcours et les
dangers qu'il doit rencontrer, les obstacles et les animaux... . Mais quelque signal audible de lui seul, quelque
gêne perçue ici et maintenant l'obligent à interrompre son récit. Stoppé net, il doit reprendre à zéro, comme on
recommence, après un échec, une partie qu'on a pas sauvegardé, repassant exactement par les mêmes lieux et
rejouant les mêmes épreuves. Inspiration encore, et redépart. Ainsi trois ou quatre fois, de suite, avec progression
à chaque élan, un peu plus loin chaque fois. « Rater encore. Rater mieux », dirait Samuel Beckett 6, en guise
d'encouragement. Et il faut persévérer, Panda, car tu es visiblement sur la voie de l'action. Quand on a le don de
résurrection, rater, voire mourir, est sans risque. On est avatar, le corps n'est qu'emprunté. Le récit de nos
aventures ne sert plus de sauvegarde pour la mémoire, ni de prescription pour le futur ; il devient le prompteur
d'un présent perpétuel. Quelque chose devrait donc se passer, ça devrait arriver, cette fois c'est immanquable,
c'est pour maintenant.
Rater mieux, comme le propose Beckett, c'est préférer ne pas réaliser pour ne pas prendre le risque d'y arriver, et
subséquemment d'en finir. Ne vaut-il pas mieux s'abstenir et laisser le champ libre au devenir, cultiver le maximum de
virtualité, plutôt que de s'exténuer dans la virtuosité ? Rater mieux, ce serait par exemple faire descendre un trapèze des
cintres, endosser un harnais de parachutiste, mais ne surtout pas sauter. Décrire seulement les possibilités du saut, comme
on décrit des courbes, en extensions, en étendues et par rebonds : laisser faire, ça devrait arriver.
Une actrice s'exécute. Elle, c'est Chien. Est-ce qu'elle va se lancer dans un numéro d'acrobate, est-ce
qu'elle va raconter quelque chose ? Oui, mais pas quelque chose d'autre, qui se serait passé ailleurs et avant, non,
elle va raconter ce qui a lieu, là maintenant, parce que c'est justement la condition pour que cela arrive.
Dans Purgatoire, la narration est comme désaffectée, c'est à dire qu'elle n’est pas affectée à une origine perdue,
elle ne se rapporte plus à un ailleurs ou à une absence qu'il s'agirait d'hypostasier dans les corps et dans l'espace, suivant
les coordonnées usuelles de la représentation. Moins encore que la peinture, le théâtre n'est une fenêtre ouverte sur le
monde, ni un miroir qui lui serait tendu. Comme le dit lui-même Joris Lacoste, « il faut vivre enfermé dans le Théâtre pour
conserver la moindre illusion là-dessus » 7. Le théâtre est un monde entier, non séparé. Et pour le réinventer, pour le
réenchanter ou le deviser, il faut aussi pouvoir le travailler selon sa propre immanence, ici même, entre les planches et les
projecteurs, avec les seules fictions que le corps, le langage et la situation se donnent mutuellement. Ça n'a rien de postdramatique. C'est une éthique claire et joyeuse. Une petite purge de transcendance ne peut jamais faire de mal.
Chien monte sur un des blocs, un des buildings d'enceintes. Elle est sous tension, c'est sensible. Assise
sur les enceintes, son rôle est de raconter le potentiel dramaturgique de la situation présente, dont elle augmente
à force de détails, de captures, le facteur de présence (sa posture, ses gestes, la lumière, le rythme sonore qui
accompagne son récit...). Et avec ce peu là, elle nous met sous tension. Chien est le rôle d'une très grande
actrice. On entre dans un moment de hantise spéculaire, comme en provoquent les états de conscience modifiés :
clivée entre objet et sujet, Chien obéit à des consignes qu'elle s'incorpore, l'événement est doublé par sa propre
6
7
cité par Alice, voir note 6.
Joris Lacoste, « L'événement de la parole », revue Mouvement n°14, octobre-novembre 2001.
5
prédiction, les durées débrayent, et le différentiel de réalisation se creuse entre description et prescription. Elle
dit qu'elle devra bientôt se mettre debout et parler dans un micro. Lorsque cela se produit, c'est déjà fait. C’était
prévisible, puisque le micro suspendu à son câble était descendu des cintres depuis un moment déjà. Sa voix
amplifiée est modifiée avec une texture synthétique inquiétante, qui remonte d'on ne sait quelle mémoire d'outre
espace. Le corps y regagne un degré de fiction. Elle déclare que sa voix est modifiée. Entendre par là que sa
parole est désappropriée : il sort de sa bouche des paroles publiques dont elle ne comprend pas le sens. Avatar,
le corps n'est qu'emprunté. Chien s'exécute. Bientôt, elle devra sauter. C'est un récit mi-onirique, miprogrammatique, de déplacements furtifs dans un espace de poche dilaté aux dimensions de l'Europe, c'est un jeu
vidéo, avec des corridors en coude, des progressions en rasant les murs, des niveaux à gagner à force de ruse, de
virtuosité et de jauge de puissance.
"Soudain, un pressentiment : je me retourne et je vois les animaux. Les animaux sont partout. Les
animaux sont des animaux sont de belles bêtes : brutales, bien imitées, avec des armes de combat, des instincts
très sûrs, des cris caractéristiques, des capacités de nuisance programmées. C'est une danse que je ne connais
pas, une sorte de locking bizarre, presque un stroboscope corporel. Une science de l'intrication. Un genre de
taï-chi très méchant. Ca fait comme une bataille féroce, mais au ralenti. Un affrontement violent de tous côtés
dans le noir (...) Je jette mon corps dans la bataille. Je plonge au milieu, je me glisse entre des silhouettes
furtives, je passe furtivement dans les tranchées, je donne des coups, je marque des points, j’enchaîne, chasséscroisés, coups de pieds retournés à hauteur de cible. Je me défends comme je peux : moins bien que certains
mais mieux que beaucoup. Il faut : viser les yeux, couper la respiration, brouiller le visage, écraser les doigts,
exploser les oreilles, briser les reins, tordre les tendons, disloquer les articulations, casser les coudes et troubler
le système nerveux. Avec le temps je maîtrise de mieux en mieux."
Purgatoire travaille avec des corps dansants ou des corps d'acteurs qui ne sont plus seulement producteurs de
formes et d'images, mais plutôt produits des formes et des images. Leur présence et leur contenance sont informées d'un
trop-plein d'images. On sait que, privés de toute figure tutélaire, nos corps aujourd'hui ne sont plus faits à l'image de, mais
d'images à. Les imitations vont horizontalement, et les incarnations ne se font plus en singularité, mais en multitudes. Ces
acteurs là savent que leurs mémoires et leurs chairs sont impressionnées de milliers d'images, que leurs souvenirs sont
collectifs, perméables et permutables, et qu'à leurs corps défendant, leurs corps exhibés font chaque soir l'objet de multiples
transferts d'identité. Cette capillarité des images transpire à leurs surfaces, non comme démangeaison mais comme aura,
sans que jamais leurs corps ne se laissent emprunter, dans nulle image arrêtée.
Ces animaux-là se dispensent de singer. Ils sont capables, nous l'avons vu, de faire advenir le visuel sans le
soutien du visible, le langage dans le défaut même de parole, et les figures malgré le retrait des corps. Les degrés de
visibilité qu'ils nous proposent de gagner, en suivant leurs jeux de détours et d'agencements, sont comme des degrés de
connaissance : ils demandent de réussir de belles compositions de rapports.
Tout l'inverse des décompositions.
Elle reçoit des ordres, on n'entend que la voix. Dans 6 secondes elle devra sauter. Elle compte. 6
secondes. Elle ne saute pas. Elle décrit la courbe du saut. Elle a 25 secondes pour aller d'une ville à l'autre. Elle
déplace le temps imparti en durée actée. C'est pas trop long, ça va. L'aventure continue. Elle reçoit l'ordre de
fermer les yeux et de compter 840 secondes avant de les rouvrir. L'ordre est impératif. Elle s’exécute. Dans la
salle on craint le pire, on fait un rapide calcul mental, 14 minutes, on se dit cette fois c'est le purgatoire. Captifs,
on serait donc déjà pris dans le temps réel ? Il y a forcément une ellipse dans le laps, et c'est Panda qui l'occupe.
On n'est pas sorti du temps, on l'a seulement ré-embrayé à la durée de l'événement, comme au cinéma, comme
dans n'importe quel flux de conscience. Et nous voilà déjà au bout des 840 secondes. Qui a cru qu'il suffisait de
fermer les yeux un instant, et de les rouvrir subitement, pour que tout change ? Rien n'a changé, les menaces
augmentent, prolifèrent, ce sont maintenant des scènes d'arrière front, des visions de tuerie, de blessés à l'agonie,
rampant misérablement, membres détachés, mouvements réflexes. Chien a joué son rôle d'actrice, maintenant
l'avatar est passé en mode démo, il n'y a plus personne aux manettes et le héros affranchi tire lamentablement
dans les murs. Le récit se poursuit, en mode programme. La lumière tombe, on connaît ça. Le noir finit par
absorber tout le visible, on est habitués. La voix est encore là. Mais quand la lumière revient, le corps a disparu
(c'est une chose qu'ils savent bien faire), mais la voix lui survit. Numérisée. Virtualisée. Le micro pend toujours,
organe vocal tout seul.
L'écran vidéo accroché en fond de scène envoie depuis le début un signal d'imminence. Quelle image,
plus pixellisée qu'une image mentale, pourrait bien s'y projeter ? Quand l'écran bleu s'allume pour afficher NO
SIGNAL, on ne peut plus croire un instant à l'avanie, et moins encore à son prétexte dramaturgique.
Ceux qui pensent que Purgatoire est un spectacle qui joue l'astuce du ratage à seule fin de prononcer quelque
sentence de ruine sur le théâtre, ceux-là ont déjà quitté la salle, à raison. Ou attendent l'entracte pour le faire. Pour les
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autres, pour ceux qui ne cherchent pas quelle idée une oeuvre cherche à illustrer, mais qui sont davantage sensibles aux
effets qu'elle produit, pour certains qui sentent simplement leur puissance d'agir et de penser augmenter à mesure que le
spectacle actualise ses virtualités, pour ceux-là, pour ceux qui restent, le no signal bleu réanime un souvenir-écran.
Ce souvenir est celui d'une prise d'otage dans un théâtre : son incroyable potentiel de fiction ne fait pas
long feu dès lors qu'on y reconnaît l'action du commando tchétchène au théâtre de la Doubrovska à Moscou en
octobre 2002. Un drame qui avait à l'époque tenu en haleine la scène internationale pendant quelques jours et
dont Poutine avait réglé le final dans les fumigènes et le sang. Là encore, il y a mieux à voir que de voir des
images. D'abord parce qu'on peut s'en repaître aisément sur Internet : veuves de leur actualité, elles y sont
condamnées à rejouer la suspension éternelle de leur scénario (en temps réel différé). Ensuite parce qu'avec des
milliers d'autres, aussi désaffectées et indifférentes, auxquelles elles se confondent, ces images hantent déjà
collectivement, pour ne pas dire mondialement, les mémoires : par conséquent leur rechargement mnésique
occasionne aussi la montée d'un « bruit » médiatique, qui serait comme un larsen de conscience collective. Enfin
parce qu'un témoignage oral (radiophonique ?) de l'événement, qui semble avoir été recueilli auprès d'une femme
rescapée, convoque ces images mentales avec une efficacité telle que nous avons toute licence de nous figurer la
scène en la rapportant à la situation présente.
Et c'est précisément là, dans cette collusion des figures, virtuelles et réelles, et dans l'inquiétude qui
sourd maintenant du plateau, que ce récit va actualiser l'âme centrale du spectacle, sa moelle épineuse, le vrai
problème de Purgatoire, à savoir l'extrémité de la réalisation, ou la mort.
L'événement non représentable - parce que non répétable - de la prise d'otage dans le théâtre joue en
effet ici comme un défi de réalisation extrême, une bravade nihiliste lancée au théâtre d'effectuer enfin, une fois
pour toutes, son potentiel dramatique. Heiner Müller a fait quelque part cette remarque profonde et terrible :
nous allons au théâtre dans l'espoir secret, inavoué ou inconscient, de voir mourir l'acteur. Nous rêvons de voir le
contrat fictionnel se déchirer sous nos yeux, le masque fendre le visage. Nous rêvons de voir la durée virtuelle de
la représentation pulvérisée par l'événement unique et irrémédiable, autrement dit historique, de la mort. Or il se
passe dans le récit de la prise d'otage une transgression de cet ordre, une fulguration par laquelle la réalité se
venge de l'illusion, mais d'une façon diamétralement opposée en l’occurrence, car le scandale y vient de la scène
pour être dirigé contre le public. Interrompant brutalement la représentation, un homme armé surgit sur le
plateau et profère des menaces. L'intrusion est à ce point spectaculaire que quelques applaudissements réflexes
fusent de la salle. Mais l'homme tire dans le plafond. La détonation est, à proprement parler, performative, elle
réalise ce qu'elle énonce : « ça n’est pas du théâtre ! ». Aussitôt, le régime d’interprétation bascule intégralement.
La sidération, la vraie, gagne la salle. Les ventres se nouent, et cela n'a plus rien à voir avec l'habituelle émotion
du faux-semblant. La morbidité n'a plus ce goût délectable qu'on lui trouve d'ordinaire au théâtre. Le spectacle
est maintenant un fait de guerre et supporte les sacrifices réels.
Ici, à Paris, sur le plateau du Théâtre de la Colline, le risque est calculé. Tel qu'il nous est rapporté par la
voix enregistrée, le récit de la prise d'otage a beau nous saisir, nous inquiéter, il n’en reste pas moins un fait de
théâtre. Cependant, bien que toujours virtuelle, la rupture, la coupe franche dans le contrat d'illusion est
maintenant à portée de mains, aussi bien du côté du plateau que du côté de la salle.
Si acteurs ou spectateurs avaient une revanche à prendre les uns sur les autres, ce serait le moment. Au premier
ou au second degré, l'incitation ne saurait être plus claire. Mais là n'est pas le propos. Et s'il n'y pas d'agression (sauf peutêtre du fait de certains spectateurs qui ne savent pas sortir à temps), c'est que la bonne intelligence de ce projet ne vise pas
la confrontation des idées des uns et des autres (sur le théâtre, par exemple), elle suppose au contraire une élévation à la
puissance des libertés d'action et d'interprétation des acteurs et des spectateurs : on sait qu'elles sont corrélées et qu'elles
s'augmentent ou, c’est selon, s’affaiblissent mutuellement. Dans la salle, nous sommes quelques-uns à nous sentir portés
au plus haut degré de participation dans ce spectacle, non seulement parce que les acteurs n'ont pas procuration pour vivre
et mourir à notre place, parce qu'ils ne cherchent pas à nous imposer le pouvoir de leurs corps (sur lesquels nous devrions
ponctionner les forces qui nous font défaut), mais surtout parce que, invités à nous situer au même niveau de capacité
qu'eux dans cette enquête en virtualité, nous sommes amenés à connaître un peu mieux de quoi sont capables nos corps.
A la fin, quittes de toute dette et de toute revanche, on ne va pas se tirer dessus, ni à boulets rouges ni à balles
réelles. En (guise de) revanche, on aura peut-être un peu purgé nos coulisses respectives des meurtres inavoués qui s'y
perpétuent, à perpétuité.
La terreur ne se digère pas. Une fois avalée, elle est incorporée. Si elle remonte ensuite à la surface,
c’est sous les espèces du symptôme, cette image corporelle qui est l'extrémité même de la figuration. Loutre
avale le récit de la prise d'otage. Ejectant de sa platine le CD sur lequel est enregistré la bande-son, elle l'enfouit
dans sa poche de pantalon et devient aussitôt un mange-disque. Le récit médiatisé reprend maintenant avec ce
nouveau lecteur qu'est le corps de Loutre. Illustration littérale, par la figure du prête-voix, de ce que peut être un
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processus d'incorporation. Tout CD finissant par se rayer, le discours se trouve bientôt hachuré de sautes, criblé
de clics, lacéré, plissé et suturé en tous sens. Sidérante, l'imitation à la bouche des effets numériques du CD rayé
est une prouesse d'incarnation qui produit un effet d'étrangement du corps par lui-même : ses capacités de greffe
technologique, même les plus impensables, se laissent (une fois de plus) virtuellement figurer. En effet,
puisqu'on peut déjà lui greffer des puces électroniques, le corps n'est-il pas susceptible de devenir bientôt un
lecteur enregistreur, puis un relais d'information, etc.
Des éclats de voix en coulisses signalent une « scène » dérobée à la vue. « Vas-y, toi, mais vas-y, vas
leur dire !». Certains des acteurs connaîtraient-ils une crise de courage ? Il semblerait qu'on doive nous annoncer
quelque chose, au moment où plus personne dans la salle ne nourrit d'illusions sur un sursaut tardif du spectacle
(sauf peut-être ceux qui n'ont pas osé sortir ?). On s'attend donc à ce que l'un des acteurs, encouragé en coulisses
par ses comparses, ait le courage de venir nous annoncer la fin.
Pendant ce temps, Grizzly circule, règle l'espace, s'agite, s'exécute, récapitulant en vain quelques
anciennes consignes d'action ou de dramaturgie. Et l'on voit bien que ses gestes et ses mouvements ne sont plus
féconds d'une quelconque image à venir, mais répètent inutilement le schéma déjà périmé de quelque drame qui
n'aura pas lieu, malgré toute sa bonne volonté. Car il a l'air d'en vouloir, le Grizzly : il en veut à la scène, il en
veut au corps, on dirait qu’il veut donner forme et aspect à quelque chose, que ça arrive, enfin ! Lui qui a hanté
muettement le plateau jusqu'à présent, c'est à son tour : il va prendre la parole, il va donner de la voix, et on va
bien voir ce qui va se passer ! Adossé à une enceinte, agité nerveusement, mais l’échine déjà courbée, il se lance
à lui-même une pressante exhortation : passer à l'acte ! Il prévient, mais un peu tard, qu'il va frapper un grand
coup, qu'il est prêt, que c'est maintenant, oui c'est tout de suite ça y est, un grand coup !
Le langage a un pouvoir de principe bien connu, qui le pose d'emblée comme capacité de réalisation, lequel peut
se déléguer éventuellement aux gestes et au corps : il s’agit de la performativité, soit la capacité qu'à le langage d'effectuer
simultanément l'acte qu'il énonce, de le confondre à son énoncé 8. En tant qu’acte de parole, le théâtre est nécessairement
animé par un profond phantasme de performativité, qui voudrait que soit donné à l’acteur ce pouvoir de réaliser la chose
dans le mot. A l’extrémité d’un tel phantasme, et comme son paradoxe, il y aurait donc le coup de feu tiré dans le théâtre, qui
déclare « ceci n'est plus du théâtre ». L’efficacité d’un tel « geste performatif », et sa brutalité scandaleuse, tiennent dans le
fait que ce pouvoir de principe n’est plus donné par convention, mais qu’il est arraché par violence.
Mais quand Grizzly dit qu’il va frapper un grand coup, que fait-il ? Comme le précise Joris Lacoste, « il annonce
que ce qu’il va faire (frapper un grand coup), n’est rien d’autre que ce qu’il est en train de faire (dire qu’il va frapper un grand
coup) ».
Depuis le début, Purgatoire semble porter un soupçon inquiet sur ce caractère performatif du langage (malgré qu’il
puisse en débiter une sorte de foi négative). En effet, un théâtre où l'événement n'est inchoatif qu’aux énoncés, un théâtre
où la parole n'est pas tenue de représenter ni de réaliser quoi que ce soit d'autre que son propre jeu, c’est un théâtre qui
prend sciemment le risque d’une parole excédée, c’est à dire dépassée, portée jusqu’à l’impossible par sa propre outrance.
Le langage virtualise, certes, mais il ne se suffit pas à lui seul pour actualiser ses promesses. La performativité du verbe
attendue comme un salut a vite fait de tourner à la pensée magique, devant quoi le réel, obtus, opposera toujours ses
déceptions. Le risque auquel s’expose donc un tel « spectacle virtuel », Grizzly finit par le prendre, en toute connaissance
de cause : l’acteur sans rôle ne fait rien de ce qu'il dit, et ne dit rien d’autre que dire qu’il ne fait rien de ce qu’il dit… , et le
butin de toute une quête en puissance se résume alors en un simple différentiel entre grand coup de théâtre et grand coup
dans l’eau.
Un grizzly sous capuche, ça aurait pu faire une bonne figure de terreur, il aurait même pu nous devenir
sympathique à force, et en vertu du fameux syndrome de Stockholm. Voulait-il nous prendre en otage, franchir
le pas, voulait-il passer à l'acte, déchirer le tulle ? Il n’a pas frappé. Figé, échine courbée en signe de reddition,
voici Grizzly déconfit.
Comme pour accabler cette figure irrésolue, les lumières fusent lentement, en lances grises, en
faisceaux omniscients, en sanctions finales. Le figural augmente, les fortifications d'enceintes se changent en
ville mégalopolitaine sous les feux, tous les feux. Appuyée par quelques accords plaqués en mode mineur et
approximatif sur un mauvais piano (celui qui n'a pas encore servi), l'image théâtrale survient, tente d'arracher in
extremis sa part de drame au spectacle qui la lui refusait jusqu’à présent. Précédée d’avertisseurs lumineux et
sonores, l'émotion monte quand même, à considérer ce corps abandonné à l'impuissance, seul dans cette
scénographie belle et douloureuse, qui connaît sous le déclin des lumières une sorte d'agonie visuelle. C'est un
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On rencontre les exemples les plus probants de langage performatif dans des situations d’actes déclaratifs tels que les procès, les
cérémonies, etc. Dans ces contextes, le locuteur autorisé à dire « je jure », « j’autorise », « j’ordonne », « je déclare », réalise l’acte en
vertu du fait qu’il l’énonce (et que ce pouvoir lui a été octroyé, conventionnellement, par ceux qui s’y rangent : ainsi tout fondé de pouvoir,
juge, responsable politique…et pourquoi pas acteur)
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vice de mélancolie dont on ne saurait se laisser totalement « purger », et qui mérite volontiers le paiement des
indulgences pour passion triste.
Depuis la table où il est toujours vissé, Panda se désole également de ce que rien ne puisse plus arriver :
rien n'arrivera plus. On s'étonnera une autre fois. Tout a pourtant déjà eu lieu, mais c'était demain.
On était prévenus. Purgatoire n’est pas une utopie, c’est un procès. Un développement. On n’en finira sans doute
jamais avec le jugement, c’est pourquoi l’instruction reste ouverte. On n’en tire aucune conclusion, ni pour le théâtre, ni pour
la danse. Acteurs et spectateurs en sont quittes jusqu’à la prochaine fois. On ne sait jamais de quoi sont capables nos corps,
et les limites de notre monde restent les limites de notre langage, ce qui laisse quand même un bon potentiel.
La virtualité , par définition, n’achève rien. Indéfinissable, Purgatoire est, autrement dit, interminable.
Noir, donc.
Lumière.
A bon entendeur, saluts.
…
Et qui vient saluer dans la lumière ? c'est Grizzly enfin décapuchonné, soit l'acteur dessous. C'était le
dernier acteur en reste, en manque d'apparition, quoique celui qui montrait le plus, et le voilà qui nous fait face
maintenant, à visage découvert : c'est pour exécuter, à lui seul et avec une application strictement
chorégraphique, le rituel immuable des saluts, le pas de course vers les coulisses, la gratification reçue
humblement avec hochements de tête appuyés, le bras levé rendant hommage à la régie.... Pressés d'en finir ou
simplement enthousiastes, certains spectateurs risquent des applaudissements. Pendant ce temps, les autres
acteurs, indifférents à ce solo qui salue pour eux, entreprennent le démontage du spectacle, c'est à dire
littéralement le rangement du décor. Tâche qui leur revient, en droit et en responsabilité, mais qu'ils gagnent
peut-être également en heures supplémentaires (on sait combien leur statut est précaire).
La lumière remonte dans la salle, et avant que les rangs n’aient eu le temps de frémir, une personne qui
sort des coulisses, qu'on n'avait encore pas vu, qui fait l'action de s'avancer, qui s'avance sur le plateau, se
présente sous son état-civil ; il n'est pas l'auteur en personne (on redoute déjà dans les rangs qu'il ne soit un
porte-parole des intermittents du spectacle), il serait plutôt le coryphée à lui tout seul, missionné en parabase. Il
vient pour dresser un constat d'échec, le procès-verbal d'un malentendu. Le spectacle n'a pas pris. « On a un
problème », dit-il. A qui la faute ? Au plateau, à la salle ? Fifty-fifty ? « on va devoir prendre des mesures : c'est
une question de territoire, de partage des compétences.... »
Dès lors qu'un discours se lance dans le découpage territorial, dans les calculs de forces et les programmes de
réconciliation, on peut être sûr qu'il s'agit d'un discours « politique », ou relevant du moins de cette catégorie de discours qui
ne visent qu'à l'exercice de leur propre pouvoir. Tout le monde connaît ça : dès qu'une poignée d'individus se réunit quelque
part pour faire quelque chose, il y a toujours un tyran refoulé qui s'en mêle, et qui tente de capturer la parole. Le dessein de
ce genre d'individus est toujours d'avilir les autres, et de diminuer leurs puissances d'agir afin de les rallier à leur autorité.
Agissant sur les consciences comme les gaz incapacitants sur les corps, ces discours tyranniques abusent de procédés
rhétoriques bien connus des hypnotistes : proférence, illogismes énoncés comme des truismes, choix illusoires ou à double
contrainte, autant de complexes signifiants qui visent la dissociation mentale et la reddition de la conscience. C'est le tour
féroce, jubilatoire et délirant, que prend devant nous cette parodie de parabase. Les hurlements de rire qu’elle nous arrache
ne sont pas loin de véritables effets d’hypnose : du grand art.
Après avoir emprunté les figures rhétoriques les plus alambiquées, notre « problème » s'engage donc
naturellement sur la voie des métamorphoses. Le problème, c'est d'abord nous, le public dévorateur ; et puisqu'il
s'agit d'emprunter les détours de la figure, nous voilà déjà devenu le monstre familier. La fréquentation de ce
monstre est si coutumière qu'elle prend les aspects d'une colocation, c'est plus économique. Par voie de nécessité
ou par la force de l'habitude, la colocation tourne au drame conjugal. Il fallait s'y attendre, ces histoires là
finissent mal, en général. Tout ça, c'est à cause du problème de la monstration, la schize du sujet, la désignation,
la coupure du doigt, la dilatation corporelle, les hallucinations proprioceptives par un après-midi paisible au
jardin, quand, depuis la chaise en plastique on grandit subitement à trois mètres de haut et qu'on rapetisse direct
dans l'herbe, quand les insectes nous sortent des pores de la peau et qu'une autoroute nous passe au dessus de
l'épaule, tandis que le jardin ne bouge pas et que personne ne s'aperçoit de rien. Parce que personne ne veut rien
entendre, personne ne veut rien savoir.
C'est pour ça que la parabase tourne court et trouve, à défaut d'une fin, une issue en décrétant l'entracte.
L'acteur les ouvre lui-même, les issues de secours, et s’y ruent ceux qui ont leur comptant. Sur la scène, les
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autres acteurs ont encore du travail, le démontage n'est pas terminé. Le plateau se vide peu à peu de ses éléments
techniques, mais plus vite que la salle, ce qui prouve bien que le public qui tient encore les rangs n'a pas tout à
fait son compte. Alors Mustang reprend le micro pour entamer une énumération : la longue liste des facultés qui
lui manquent, comme par exemple « facultés sensitives, morales, intellectuelles, bon sens, sens commun, visions
métaphoriques, images parlantes, convictions sûres, un peu de pureté politique, odorat, flair, instinct naturel,
sauvagerie primitive, etc ». Il égrène cette ribambelle de défauts à vive allure, comme s'il s'agissait pour lui de
s'en délivrer avant la purge définitive de la scène. L'index des facultés manquantes prend une tournure d'infini, et
on sent que leur nombre et leur étendue pourraient bien dessiner la courbure d'un horizon. L'horizon du manque?
La dette infinie que nous ne saurions rembourser qu'au feu du Purgatoire ?
Cependant, entre la morne litanie des manques (je n'ai pas... je manque à... j'aurais dû...) et une petite
ritournelle de chemin, il n'y a peut-être qu'une différence de rythme. Il suffit que Kangourou délaisse un instant
son rangement et se mette à la batterie. Il suffit qu'il soutienne d'un tempo binaire, même à peu près, la scansion
de déploration pour que celle-ci prenne la tournure d'un jeu rythmique, mélodique et de conquête : une
ritournelle. Et les facultés manquantes de devenir peu à peu des potentiels de métamorphoses, « en chien, en
bactérie, en astéroïde, en orchidée, en plusieurs chinoises, en davantage de possibles, en catastrophe naturelle,
en million d'étoiles mortes, etc », histoire peut-être de rendre justice à la puissance du langage, hors de quoi il y
a, au bout du compte, si peu de salut.
Et si Kangourou, comme batteur approximatif, est raillé par Loutre, qui lui reproche de « manquer
d'entraînement » ça n'est qu'un ressort malicieux pour réamorcer la ritournelle. Tu manques de-ci-de-ça, je
manque de-ceci-de-cela. Où l’on s'ingéniera cette fois (enfin ! penseront certains) à retrouver les voies du salut
théâtral, en recourrant sans fausse vergogne à ses meilleurs tours. Voici que le duo Loutre & Kangourou s'essaye
à la chansonnette des facultés défalquées, en un joyeux duo burlesque. Surenchère faussement cabotine de trucs
et astuces d'acteurs, prétexte à déballer le magasin farces et attrapes du métier, le numéro auquel ils se livrent est
un habile « faire semblant de faire l'acteur », comme seuls les acteurs savent le faire. Le condiment spectaculaire
nous est offert à bon compte et à bon marché : petites danses, acrobaties, gags, chansonnette. Il y a même des
rires spontanés dans la salle, le théâtre est sauf.
Quant tout est débarrassé, quand il ne reste plus un seul câble électrique, plus un pied de micro, plus
rien, il reste la table, avec Panda assis derrière, toujours vissé, tout seul, terriblement seul, avec nous seuls. Il
nous regarde. Il nous raconte une situation vécue, sans doute en rêve, où il se retrouvait seul assis à une table,
devant un parterre de gens qui l'écoutaient parler, qui l'écoutaient poliment, en le prenant pour un autre. « Ils me
regardaient comme si j’allais exploser. Je ne faisais rien de spécial. Je n’avais pas de spécialité. Je ne prenais
pas feu. Je n’explosais pas. Je n’étais pas une explosion. Je n’étais pas un incendie. Je n’étais pas une
métaphore. Je ne portais pas le flambeau. J’étais assis à une table et je parlais à des gens. Je leur parlais
distinctement. Je voulais qu’ils comprennent la situation. Je voulais qu’ils prennent conscience de la situation
critique. Je voulais qu’ils comprennent que la situation était critique, était grave, était désespérée. Je voulais
qu’ils comprennent qu’il fallait sauter. Il n’y avait pas le choix. Il n’y avait pas trente-six solutions. Il n’y avait
pas à hésiter, pas à discuter, pas à balancer. Il fallait sauter. »
Le texte est fort, la supplique est poignante, et l'acteur est touchant, est fort, est poignant, tout ça est
bien vrai, bien réel, mais les performativités sont quasi-nulles. Rien ni personne ne sautera. Nous ne sauterons
pas, les cadres ne sauteront pas. L'acteur n'a pas d'arme pour nous obliger. Sauf sa voix qui nous tient en haleine,
et qui nous tient assis. Tout le monde compatit à ce grand moment de faiblesse partagée. Chacun voudrait être à
la place de l'acteur pour le soulager, prendre un moment la place de celui qui demande, qui conjure, de celui qui
s'efforce de faire arriver quelque chose. On éprouve un profond déchirement. C'est le vrai clivage. Oui, nous
voulons le vertige mais nous ne voulons pas sauter. Et nos jambes frémissent. Et nous goûtons ce frisson
d'impuissance. Venons-nous au théâtre pour nous faire absoudre de cette passion triste ? Nous ne sauterons pas.
La justice voudrait que nous sortions d'ici la tête à l'envers et que rentrés chez nous il nous arrive des choses
étranges, comme entamer dix actions à la fois et ne rien finir, manquer de force, mal dormir, ne plus nous laver,
ou alors cinq fois de suite, ne plus sortir, ou alors errer la nuit jusqu'aux échangeurs, jusqu'aux forêts, où on
finirait par nous retrouver étendus dans la neige, avec un trou dans la figure.
….
Mathieu Bouvier
avril 2007.