Télécharger l`article - Institut de l`entreprise

Transcription

Télécharger l`article - Institut de l`entreprise
Livres & Idées
The Information. A History,
a Theory, a Flood
James Gleick
The Signal and the Noise
Nate Silver
Pour ne pas s’égarer dans
la bibliothèque de Babel
Jérôme Marchand
Intervenant à l’École de management de Normandie
James Gleick et Nate Silver partagent un intérêt pour les idées abstraites et leur impact
sur la vie courante. Tous deux viennent de publier des essais de qualité consacrés à la
place croissante de l’information dans le monde contemporain et remplis d’aperçus
pluridisciplinaires. Au menu : de quelles manières cette expansion agit-elle sur nos
consciences et nos façons de voir ? À quels périls nous expose-t-elle ? De quels faux
prophètes devons-nous nous défier ? À quels apprentissages faut-il nous résoudre pour
mieux filtrer les données qui nous parviennent et pouvoir ainsi optimiser une partie de
nos décisions ? Comment les appareils d’État doivent-ils revoir leurs conduites et leurs
logiques de promotion managériale ?
148 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 148
16/01/13 16:38
Pour ne pas s’égarer dans la bibliothèque de Babel
Historien des idées renommé, James Gleick compte à son actif plusieurs ouvrages de
qualité : un essai sur les théories du chaos, paru à la fin des années 1980, une biographie d’Isaac Newton, une autre consacrée à Richard Feynman (théoricien de la physique quantique)… Le voici de retour, cette fois avec un texte consacré à l’information
et aux mécanismes d’encodage/décodage de plus en plus sophistiqués auxquels elle se
trouve soumise depuis deux siècles. Comme l’indique son sous-titre – « A History, a
Theory, a Flood » –, The Information comporte un volet récapitulatif conséquent. Mais
il ne s’agit pas pour autant d’une synthèse académique normée, obéissant à un déroulement linéaire. Partant des tambours parlants du Congo (p. 13-27), qui lui servent
à expliquer comment un système de percussions bitonales permet de transmettre sur
de vastes distances des messages complexes, à la fois ambigus et redondants, l’auteur
passe ensuite aux tablettes cunéiformes, puis de là saute à l’invention de l’imprimerie
et aux travaux de lexicographie modernes, s’arrête un instant sur le mathématicien
Charles Babbage et sa machine à différences (ancêtre du calculateur moderne). Il
revient ensuite en arrière pour évoquer le télégraphe optique de Chappe (p. 129-135),
glisse sur le télégraphe électrique et l’alphabet Morse, et enfin conclut par une brève
évocation des systèmes de codage et de cryptage développés au XIXe siècle, de façon à
réduire les coûts de transmission des câblogrammes et à leur garantir un minimum de
confidentialité (p. 152-162).
Père fondateur
Écrits dans un style vivant et précis, ces coups de zoom émaillés d’inserts biographiques ne prétendent pas éclipser les travaux de référence sur l’impact sociétal de la
presse à imprimer ou l’émergence de la cryptologie moderne. En nous expliquant
comment opère tel ou tel système de codage informationnel, comment il sert à compresser des données utiles et à les faire voyager, ils préparent le terrain pour la deuxième partie de l’ouvrage, qui traite de la naissance de la théorie moderne de
l’information et qui gravite autour de la figure de Claude Shannon (p. 168-268). Ce
qui vaut à ce dernier d’être ainsi distingué ? Au moins deux choses. D’une part, un
puissant travail d’abstraction mathématique, amorcé au MIT et à Princeton, poursuivi dans les laboratoires Bell, au début des années 1940, et centré sur l’idée que le
problème fondamental de la communication n’est pas tant de se faire comprendre –
adresser un message porteur de sens à un tiers – que de faire en sorte qu’un signal
quelconque soit correctement reproduit, acheminé et récupéré. D’autre part, une
prédisposition marquée à la transfertilisation disciplinaire, passant par la
1
1-Societal 79_interieur.indd 149
er
trimestre
2013
• 149
16/01/13 16:38
Livres & Idées
maîtrise de différents registres expressifs et différents modes de conceptualisation. Outre Shannon,
Le problème
d’autres talents d’exception se trouvent évoqués au
fondamental de la
fil des pages : Alan Turing, Norbert Wiener, John
communication n’est
von Neumann, Leo Szilard, etc., chacun voyant
pas tant de se faire
comprendre que de
ses trouvailles conceptuelles brièvement résumées.
faire en sorte qu’un
Mais il est aussi et surtout question, dans cette
signal quelconque
partie centrale, de la manière dont la théorie de
soit correctement
reproduit, acheminé
l’information et ses questionnements en cascade
et récupéré
nous amènent à reconsidérer certaines de nos
représentations fondamentales, sur nous-mêmes
et sur notre environnement. Mention spéciale,
dans cette direction, aux passages concernant la découverte de l’ADN et l’identification des gènes comme réceptacles d’informations codées (p. 287-309), ainsi
qu’à ceux traitant des expériences de téléportation quantique et des interrogations
confondantes qu’elles soulèvent (p. 359-372). Même si leur lecture requiert une
concentration poussée, même s’ils versent parfois dans l’ésotérique et le spéculatif,
ces développements contiennent toutes sortes d’aperçus originaux.
Pour finir, la troisième partie de l’ouvrage évoque à grands traits les problèmes
psychologiques (et politiques) grandissants que pose la surabondance d’informations : surcharge et désorientation cognitive des individus exposés à un bombardement incessant, brouillage des signaux pertinents par une cacophonie babélienne,
sollicitation de filtres non qualifiés/non fiables, survalorisation de la collecte
d’informations au détriment de l’observation, de l’analyse et de l’expérimentation,
effondrement du jugement critique… Moins riche au plan conceptuel que le reste
de l’ouvrage, cet ensemble donne par moments l’impression d’avoir été rajouté
pour distraire le lecteur moyen et lui fournir quelques repères familiers : Google,
Wikipédia (p. 373-384)… Mais l’écriture est de haute qualité et l’éventail de références littéraires (Edgar Allan Poe, Lewis Carroll, Jorge Luis Borges), assez varié.
Au total, The Information se présente comme un texte vivant, nourri d’une masse
de connaissances pointues, et précieux en ce sens qu’il explore des terrains généralement délaissés par les spécialistes des médias (sémiologues, sociologues).
150 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 150
16/01/13 16:38
Pour ne pas s’égarer dans la bibliothèque de Babel
Augure électoral
Nate Silver, quant à lui, est un nouveau venu dans le monde de l’édition. Créateur
du blog électoral FiveThirtyEight1, qui est hébergé par le New York Times, il doit
l’essentiel de sa notoriété aux estimations de votes remarquablement précises livrées
lors des campagnes présidentielles américaines de 2008 et de 20122. Auparavant,
il s’était déjà fait connaître des amateurs de base-ball (et des équipes qui évoluent
dans les championnats pro ou semi-pro) en mettant au point le système d’évaluation
statistique Pecota, qui fournit entre autres de quoi cerner le potentiel d’évolution
des jeunes athlètes en devenir et permet aux équipes de la MLB3 d’optimiser une
fraction de leurs recrutements. Au terme de quatre années de gestation, il vient
de publier un ouvrage sur aux aléas de la prédiction quantifiée, qui a réalisé une
belle percée dans les palmarès de ventes. Boosté par la victoire d’Obama, qu’il avait
annoncée confortable, The Signal and the Noise s’est hissé dans le Top 10 des bestsellers du New York Times et continue à y caracoler4.
Distinguo
Avant d’aller plus loin, il faut clarifier ce que Nate Silver entend par « signal »
et par « bruit ». Lui-même l’indique, il a consulté le texte de référence publié
en 1962 par Roberta Wohlstetter et consacré à l’attaque surprise de Pearl
Harbor1. Dans ce document, l’historienne américaine dressait une liste des
indicateurs convergents suggérant que les forces armées japonaises s’apprêtaient à attaquer les États-Unis et cherchait à comprendre pourquoi l’appareil
de sécurité US n’avait pas été capable de définir correctement la menace et
de prendre les contre-mesures appropriées. Au plan stratégique comme au
plan tactique. Son interprétation principale : submergés par la surabondance
d’informations non pertinentes, peu et mal filtrées/hiérarchisées/exploitées,
1. Ce nombre correspond au total de grands électeurs qui désignent le président et le vice-président américains.
2. Dans les jours précédant le scrutin présidentiel de 2012, le blog FiveThirtyEight aurait attiré à lui seul 20 % des
internautes amenés à visiter le site du New York Times.
3. Major League Baseball. Organisation professionnelle regroupant les clubs de l’American League et de la National
League.
4. The Signal and the Noise est un beau succès d’édition. Mais c’est aussi un marqueur sociologique, témoignant
de la montée en puissance d’une nouvelle catégorie d’intellectuels publics, qui se situe à des années-lumière des
idéologues en chef et autres maîtres-penseurs d’antan. Plutôt que de défendre bec et ongles une doctrine, plutôt
que de procéder à grands coups d’exhortations, de fulminations et d’excommunications, ces acteurs sociaux (du type
de Malcolm Gladwell, versant vulgarisation journalistique) préfèrent fouiller dans les gisements informationnels
ouverts et en tirer des observations et des hypothèses non conformistes qui forcent leur lectorat à reconsidérer les
structures de sens commun. À noter que ces figures médiatiques émergentes se tiennent (pour le moment) à distance
des filières académiques (nettement moins rémunératrices).
1
1-Societal 79_interieur.indd 151
er
trimestre
2013
• 151
16/01/13 16:38
Livres & Idées
les chefs militaires et leurs superviseurs politiques seraient passés à côté des
signaux désignant Hawaii comme une cible première. Précisions de Nathaniel
Read Silver au sujet de ses propres choix terminologiques : « Pour Wohlstetter,
un signal est un fragment de preuve qui nous dit quelque chose à propos
des intentions de notre ennemi ; ce livre appréhende un signal comme un
indicateur de la vérité sous-jacente [qui se cache] derrière un problème de
statistique ou de prédiction […]. Alors que je tends à utiliser le [terme] bruit
pour définir les patterns fortuits qui pourraient facilement passer pour des
signaux, Wohlstetter l’emploie pour désigner le son produit par des signaux
concurrents » (p. 416).
Mieux équipés
De quoi parle l’ouvrage ? Avant tout des difficultés que nous avons à établir des prédictions raiDes filtres
sonnées et des filtres psychologiques, corporatistes,
psychologiques,
corporatistes,
médiatiques, institutionnels et politiques qui nous
médiatiques,
empêchent de détecter et de déchiffrer correcteinstitutionnels
ment les informations dignes de considération (les
et politiques
« signaux »), au milieu du « bruit » ambiant. Vu
nous empêchent
de détecter et
sous cet angle, le texte constitue une lecture de
de déchiffrer
choix pour tous les analystes amenés à pratiquer le
correctement les
data mining5 et à en déduire des modélisations et
informations dignes
de considération, au
des estimations destinées à guider les choix stratémilieu du « bruit »
giques de leurs structures d’appartenance (admiambiant
nistrations, entreprises, centres de recherche, clubs
pro, partis politiques…). Mais il ne s’agit pas que
de cela. The Signal and the Noise contient également quantité de conseils utiles pour les citoyens lambda qui, aujourd’hui, s’interrogent sur les limites des discours d’expertise « établis » et cherchent à se doter
d’outils d’évaluation/d’auto-évaluation affûtés, propres à optimiser leurs prises de
décisions personnelles. Dans la sphère publique comme dans la sphère privée.
5. Processus analytique visant à découvrir des patterns dans de vastes ensembles de données quantifiées.
152 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 152
16/01/13 16:38
Pour ne pas s’égarer dans la bibliothèque de Babel
Ce qu’il faut immédiatement ajouter, c’est que Nate Silver a tenu à interviewer en
face à face un échantillon varié de praticiens de l’analyse prospective et à insérer de
brefs résumés de leurs retours d’expérience dans son exposé. The Signal and the Noise
donne là matière à confronter les approches méthodologiques de différents corps
de métier et à se faire une idée des pièges usuels dont les hommes et les femmes de
l’art apprennent à se défier. Mais il est aussi question, à diverses reprises, de profils
de personnalité plus ou moins aptes à formuler des prévisions nuancées, évolutives
et fiables. Reprenant à son compte la typologie binaire du Pr Philip Tetlock6, Nate
Silver nous invite à remettre en question les experts de la famille des « hérissons »,
enclins 1) à percevoir le monde à travers une grande idée-force (la lutte des classes,
la fin de l’Histoire) ou un ersatz idéologique quelconque, et 2) à triturer les informations qui leur parviennent pour consolider leurs modèles d’explication et leurs
schémas d’interprétation préférentiels (p. 53-61). Peu à l’aise face à la complexité
et à l’ambiguïté, mal disposés face aux voix dissidentes, divergentes ou simplement
dubitatives, ces individus n’ont pas le profil requis pour évaluer sereinement la qualité de leurs propres estimations et enclencher les ajustements appropriés… Mieux
vaut se fier aux « renards », plaide Nate Silver. Plus flexibles, plus ouverts à la critique et à l’autocritique, moins enclins à rationaliser à outrance les problématiques
complexes et à masquer leurs zones d’ignorance, cette famille d’analystes offre sur le
moyen et le long terme de bien meilleures garanties professionnelles. Aux structures
performantes et ambitieuses d’ajuster leurs recrutements en fonction de ce paramètre cardinal7.
Pièges en tous genres
Plus concrètement, The Signal and the Noise mobilise un cortège d’exemples empruntés aux sciences de la terre, aux sciences sociales, à la médecine et à la sphère des
jeux et sports à teneur agonistique8 pour documenter ce qui gouverne le succès ou
l’échec des opérations prédictives. Le propos entremêle louanges et blâmes. Dans les
trois premiers chapitres, Nate Silver évoque ainsi les défaillances conceptuelles des
6. Philip Tetlock, Expert Political Judgment, Princeton University Press, 2006. Sociétal a publié un compte rendu de
cet ouvrage dans ses colonnes.
7. Parmi les pros interviewés par Nate Silver figure Jan Hatzius, chief economist chez Goldman Sachs, qui n’hésite
pas à évoquer ouvertement les inconnues de son métier : « Nobody has a clue. » Par ailleurs, l’auteur exprime
quelques réserves vis-à-vis des Ph.D., trop portés selon lui à considérer le monde à travers le prisme pérenne de
leurs recherches doctorales.
8. Voir Johan Huizinga, Homo ludens, Gallimard, 1988.
1
1-Societal 79_interieur.indd 153
er
trimestre
2013
• 153
16/01/13 16:38
Livres & Idées
agences de notation financière (modélisation inadéquate de la crise des hypothèques
et sous-estimation scolaire de ses retombées systémiques, confusion entre risque et
incertitude), les pathologies cognitives9 aggravées des experts de plateau (journalistes, chroniqueurs, consultants) qui se chargent de commenter haut et fort l’actualité politique et de nous éclairer sur les grands enjeux domestiques/internationaux
du moment, mais aussi les avancées des réseaux chargés d’optimiser le recrutement
des franchises MLB (croisement et affinement progressif des modèles d’évaluation
statistique). Ce qui ressort de ce dernier exemple ? Outre le fait que les talent scouts
des équipes pro font mieux que les programmes informatiques, grâce aux données
de première main (impressions visuelles, évaluations psychologiques) glanées sur
les terrains et dans les coulisses (p. 88-98), Nate Silver insiste sur les efforts incessants de questionnement et de modélisation nécessaires pour maintenir un avantage
concurrentiel tangible sur les autres clubs (p. 105, 106). Se reposer sur ses lauriers
conceptuels, c’est reculer.
Les chapitres iv-vii prolongent le propos, en nous confrontant aux obstacles interprétatifs courants que rencontrent quatre corps de métier : météorologistes, sismologues, macroéconomistes et épidémiologistes (p. 108-231). À travers ces illustrations,
nourries elles aussi d’entretiens directs, Nate Silver nous met en garde. Pas question
de méconnaître les limites de la connaissance scientifique. Même s’ils font l’objet de
recherches rigoureuses, certains problèmes d’intérêt général – anticiper un gros
tremblement de terre, déterminer où un ouragan va s’abattre, détecter une récession
en temps réel… – continuent de défier nos capacités interprétatives et prédictives.
En cause : la complexité des macrosystèmes dynamiques, gouvernés par une multitude
d’interactions, qui étend considérablement la marge d’incertitude. Mais il est aussi
question dans ces pages de divers facteurs aggravants, tels que la fiabilité très moyenne
des indicateurs économiques produits et exploités
par les services de statistique étatiques (p. 193, 194),
les logiques d’extrapolation simplistes des gouverOn ne peut
améliorer ses talents
nants et de leurs conseillers scientifiques de prédianalytiques et
lection (p. 204-208) ou les tropismes d’évitement du
prédictifs si l’on
blâme des oracles trop préoccupés par leur taux
ne s’astreint pas à
penser en termes
d’audience et leur cote de popularité et amenés de
probabilistes
ce fait à trafiquer leurs prévisions (p. 134-138). Ce
qu’il faut retenir ? Pour l’essentiel, l’idée qu’on ne
9. Le tableau clinique dressé par Nate Silver comprend différentes « infirmités » : distorsions idéologiques, survalorisation de l’intuition personnelle, attraction pour le récit bien ficelé qui distrait mais n’explique rien, polarisation
sur le maintien de la face, carences informationnelles (potins tirés des cocktails mondains et des dîners en ville)…
154 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 154
16/01/13 16:38
Pour ne pas s’égarer dans la bibliothèque de Babel
peut améliorer ses talents analytiques et prédictifs si l’on ne s’astreint pas à penser en
termes probabilistes (il y a x % de chances pour que tel événement se produise dans tel
laps de temps) et à calibrer ses propres estimations (combien de fois suis-je tombé
juste dans mes prédictions ?) à intervalles réguliers. Sans ce type de retour, peu de
chances de se corriger et de se bonifier au fil du temps10.
Sauvés par la théologie
Voilà pour le volet pathologies et insuffisances. Une fois ces jalons posés, comment
atténuer nos rigidités cognitives et nos biais idéologiques ? Comment améliorer la
fiabilité de nos estimations et de nos prédictions ? Comment faire en sorte que nos
modèles mentaux s’adaptent aux informations changeantes/dissonantes qui nous
parviennent ? Selon l’auteur, l’un des remèdes envisageables consiste à s’approprier
la méthode de raisonnement élaborée par Thomas Bayes, théologien et mathématicien du XVIIIe siècle, qui nous a laissé un théorème posthume expliquant comment
amender nos projections. Trop compliqué à manier ? Pas du tout, nous explique
Nate Silver, en évoquant le cas d’une épouse qui tombe chez elle sur une paire de
collants inconnus, et qui de là reconsidère l’hypothétique infidélité de son conjoint
en évaluant la probabilité d’une aventure extraconjugale, en soupesant le degré de
plausibilité des explications alternatives et en y ajoutant les mesures de risques sur
lesquelles elle se reposait avant la découverte (p. 243-245). Manière de montrer
que les méthodes bayesiennes trouvent à s’appliquer au quotidien, dans la sphère
de l’intime, sans le secours de monceaux de données statistiques11. En complément,
Nate Silver poursuit sa démonstration en examinant différents types de problèmes
publics et en nous expliquant comment réévaluer nos calculs de probabilités en
accéléré. Ainsi du 11 septembre : un avion s’écrase sur le WTC, combien de chances
pour qu’il s’agisse d’un attentat, sachant qu’un B-25 perdu dans le brouillard a jadis
percuté l’Empire State Building ? Et, si un second avion de ligne frappe le WTC
dans les minutes qui suivent le premier crash, à combien s’élèvent désormais les
risques d’assaut terroriste (p. 246-248) ?
10. À noter que Nate Silver se défie des « analystes de salon » qui ne s’exposent pas et ne courent pas le moindre
risque effectif. D’où son intérêt pour le poker. Lui-même reconnaît avoir perdu plus de 135 000 dollars sur les tapis
de jeu, en l’espace de quelques mois, mais dit en avoir tiré des leçons utiles. Notamment en termes d’autoévaluation
psychologique (facteurs de tilt).
11. Hormis celles touchant par exemple à la fréquence des relations adultérines dans tel ou tel segment de population (âge, sexe, niveau socioprofessionnel).
1
1-Societal 79_interieur.indd 155
er
trimestre
2013
• 155
16/01/13 16:38
Livres & Idées
Prises de risques
The Signal and the Noise ne se contente pas de célébrer les vertus abstraites du
théorème de Bayes. En complément, l’ouvrage nous indique comment éprouver,
consolider et raffiner nos talents prédictifs, sur un mode ludique, sans subir les
pesanteurs de l’apprentissage scolaire. Concrètement, les chapitres viii à x
exposent quelques-unes des recettes analytiques/autoanalytiques sur lesquelles
s’appuient les pros et semi-pros engagés dans les paris sportifs, les tournois
d’échecs et les compétitions de poker. Ces passages, autant le dire, se montrent
inégaux. Ce qui concerne Bob Voulgaris, devenu millionnaire en misant à fortes
doses sur les matchs de la NBA12 et en étudiant de très près leurs contextes, leurs
ressorts dramatiques et psychologiques, leurs lignes de stats, est d’excellente facture. En revanche, le récit du déraillement du champion d’échecs Garry Kasparov
face à l’ordinateur Deep Blue (p. 270-289) flirte avec le hors-sujet. Sert-il à
prouver qu’il faut se défier du mirror imaging13 et s’abstenir de rationaliser à
l’excès les coups de l’adversaire ? Ou que nous devons apprendre à exploiter les
calculs et les propositions des machines pensantes, sans négliger notre « grain de
sel » et notre capital d’expériences ? De même, le chapitre consacré au
poker (p. 294-328) donne l’impression d’avoir été inséré là parce que l’auteur s’est
investi un temps dans ce jeu et parce qu’il s’agit d’un excellent aimant marketing. Si
l’on gratte un peu, on trouve néanmoins dans ces pages des considérations pointues
sur les pièges psychologiques et les déboires pécuniaires auxquels s’exposent les praticiens de l’analyse de risques, dès lors qu’ils s’immergent dans un
Nous devons
apprendre à
environnement ultracompétitif, en solo, sans bénéexploiter les calculs
ficier d’une infrastructure de soutien adaptée.
et les propositions
des machines
Pour compléter la démonstration, les chapitres xipensantes, sans
négliger notre
xiii indiquent comment appliquer les protocoles
« grain de sel »
bayesiens à des problèmes de sécurité et de salubrité
et notre capital
collectives – réchauffement climatique, attaques terd’expériences
roristes, bulles spéculatives – saturés de commentaires trompeurs/redondants/parasites et comment
12. National Basketball Association. Ligue professionnelle de basket-ball établie aux États-Unis et au Canada.
13. L’expression est d’usage courant dans les études consacrées à la surprise stratégique (Barbarossa, Pearl Harbor,
guerre du Kippour…). Elle désigne la propension des analystes et des planificateurs trop peu curieux à projeter leurs
propres logiques sur l’adversaire, sans tenir compte de sa trajectoire, de ses modèles mentaux, de ses ressources, de
ses dispositions, et du champ de contraintes/d’opportunités dans lequel il évolue ou croit évoluer.
156 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 156
16/01/13 16:38
Pour ne pas s’égarer dans la bibliothèque de Babel
moduler les systèmes d’alerte en fonction des indications hétérodoxes ainsi produites. L’ouvrage, là
De nombreux
analystes sont
encore, contient de discrets avertissements ciblant
portés à tenir des
les fausses certitudes et les vraies limitations des
discours mal calibrés
experts institutionnels. Tels que les perçoit Nate
qui assoient leur
Silver, de nombreux analystes opérant dans les seclégitimité médiatique
et politique, mais
teurs concernés – climatologues, fonctionnaires du
tombent
couramment
renseignement, spéculateurs boursiers – sont porà côté de la plaque
tés à tenir des discours mal calibrés (notamment
en termes de ratios curiosité/scepticisme et risque/
incertitude), qui assoient leur légitimité médiatique
et politique, mais tombent couramment à côté de la plaque14. C’est pourquoi l’auteur recommande de soumettre les estimations formalisées de ces corporations à des
contrôles périodiques, de façon à déterminer quand se creusent des écarts significatifs
entre cadres de perception conventionnels et projections probabilistes alternatives, et
quand il faut se détacher du consensus ambiant pour lancer les correctifs appropriés.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Implications
Voilà pour les grandes articulations de The Signal and the Noise. Si l’on passe à présent aux recommandations de l’auteur, quelles sont les priorités ? À quels ajustements devons-nous procéder ? En bref, Nate Silver nous suggère d’abord de prendre
nos distances avec les apparatchiks partisans et les commentateurs de plateaux qui
injectent toutes sortes de « bruits » parasites dans les arènes médiatiques. Trop de
postures dramatiques et de tirades manichéennes, accompagnées d’amnésies sélectives. Trop peu d’humilité intellectuelle et de rigueur analytique. Ensuite, l’auteur
milite pour une hybridation des processus d’analyse prospective, passant non seulement par le croisement pondéré des prédictions expertes15, mais aussi par l’exploi
14. À en juger par les commentaires disséminés dans le texte, Nate Silver n’a guère été subjugué par les qualifications
intellectuelles et les dispositions psychologiques des fonctionnaires du renseignement croisés ici ou là. Ses réserves ?
Trop d’appétence pour les postures de domination primaires et les cadres de représentation binaires. Trop de complaisance pour la désinformation et les interprétations « conspirationnistes », que l’auteur désigne comme un révélateur indirect d’inertie intellectuelle (« Une théorie du complot peut être conçue comme la forme d’analyse de signal
la plus paresseuse qui soit »). Trop de pseudo-prédictions estampillées secret-défense, soustraites à tout protocole de
calibrage rigoureux et équitable. En contrepartie, l’auteur exprime son intérêt pour les processus d’évaluation rapide
développés par les médecins et les militaires, dès lors qu’ils évoluent en situation d’urgence.
15. En tant qu’analyste électoral, Nate Silver exploite les enquêtes d’opinion et les projections de votes réalisées par
1
1-Societal 79_interieur.indd 157
er
trimestre
2013
• 157
16/01/13 16:38
Livres & Idées
L’auteur suggère de
prendre ses distances
avec les apparatchiks
partisans et les
commentateurs
de plateaux qui
injectent toutes
sortes de « bruits »
parasites dans les
arènes médiatiques
une courbe de progrès effectifs. tation raisonnée et distanciée des scénarios livrés
par les simulations informatiques (p. 292, 293)16.
Pas question de se priver de cet atout. Enfin, The
Signal and the Noise plaide de manière insistante
pour que les structures étatiques de tous niveaux
fassent preuve d’un professionnalisme accru en
matière de sélection, de fabrication et de diffusion
des données utiles. L’enjeu ? Moins ils disposent
d’inputs fiables, moins les managers et les experts
de qualité ont de chances de produire des modèles
analytiques pertinents, participant au traitement
raisonné des problèmes publics et s’inscrivant dans
les instituts de sondage qu’il tient pour dignes de crédit. Il leur applique ensuite divers correctifs personnels.
16. L’auteur se montre en revanche plus réservé en ce qui concerne les évaluations venant des systèmes d’enchères
virtuelles (p. 335) et autres forums de prédiction collective.
Les livres
James Gleick, The Information. A History, a Theory, a Flood, Fourth Estate, 2011, 527 p.
Nate Silver, The Signal and the Noise. The Art and Science of Prediction*,1Allen Lane,
2012, 534 p.
*. Roberta Wohlstetter, Pearl Harbor. Warning and Decision, Stanford University Press, 1962.
158 • Sociétal n°79
1-Societal 79_interieur.indd 158
16/01/13 16:38