Pages littéraires Iwacu Magazine n°28
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34 Magazine N°28 - Octobre - Novembre 2014 LITTÉRATURE EDITORIAL « Entre nos silences se dresse un pont » D es écrivains , des professeurs d’universités , des chercheurs du Rwanda, de la RDC, du Burundi, de Suisse se sont réunis deux jours durant à l’occasion de la sortie de la deuxième anthologie dédiée à la littérature de la sousrégion.La rencontre n’a pas fait vraiment la Une des médias. Sur place, j’ai vu une ou deux radios… Des rêveurs. Des mots, rien que des mots, diront certains sceptiques, blasés par des informations peu optimistes. Et il y a de quoi dépérir avec l’actualité : milices toujours meurtrières dans l’Est de la RDC, des corps inconnus qui flottent dans le Rweru, des inquiétants « hommes aux longs manteaux » qui hantent les nuits dans certaines régions burundaises… Non, ces Congolais, Rwandais et Burundais réunis grâce à Sembura, une association suisse, ne sont pas naïfs. Mais ils ont compris que se parler, écouter l’autre, comprendre sa douleur est le premier pas vers la paix. Dans cette région, on s’est fait mutuellement mal. C’est un fait. Songez à tous nos charniers connus ou inconnus, à la valse des réfugiés entre nos trois pays, à nos rivières et nos lacs où on ne pêche pas toujours que du poisson… Mais il est temps de « penser l’histoire et panser les êtres » comme le dit bien Eugène Ebodé, un écrivain Franco-Camerounais invité à ces journées littéraires. « Donne-moi ta main que j’y dessine le pardon », invite un jeune poète burundais. Et, dans un texte, un Congolais écrit comme une réponse : « Je te pardonne pour que le Tanganyika et les autres lacs coulent jusqu’aux pieds sales, stériles, et les rendent très purs puis fertiles. » Après la première anthologie, au doux nom de « Émergences : renaître ensemble », la deuxième, comme un pas vers la maturité, porte sur une « Culture de paix dans la région des Grands Lacs. » Poètes, penseurs, écrivains ont souvent inspiré les dirigeants. Pourquoi pas dans les Grands Lacs. Ce n’est pas une utopie. D’ailleurs, disait Victor Hugo, le poète « est l’homme des utopies, les pieds ici, les yeux ailleurs. » Mais l’entreprise n’est pas aisée et, comme l’écrit un poète repris dans l’anthologie, « le chemin est long, faisons-le ensemble. » Des mots qui disent tout. Antoine Kaburahe VUE PARTIELLE DE LA SALLE DE L'HÔTEL SOURCE DU NIL QUI ACCUEILLAIT LES ÉCRIVAINS DES GRANDS LACS AFRICAINS www. i wa cu-bu r u n d i .org / ab ak u n z i @ i wa c u - bur und i .o rg 34 Magazine Iwacu n°23 - Avril Magazine N°28 - Octobre - Novembre 2014 35 LITTÉRATURE RENCONTRE « L'art, c'est plus que guérir, c'est prévenir » Du 2 au 8 novembre 2014, Marie Louise 'Bibish' Mumbu était à Kigali. L’écrivain congolais installée au Canada dirigeait un atelier d'écriture organisé par Ishyo Arts Centre. Une rencontre que nous raconte l'artiste rwandaise Sabrina Iyadede. J e me suis toujours demandé comment on écrit un livre, moi qui écris des chansons. Il y a deux semaines, je me rendais donc en toute curiosité au centre d’art Ishyo, qui avait fait venir pour la nouvelle installation de leur Café littéraire trimestriel, Marie Louise ”Bibish” Mumbu. Auteure, journaliste culturelle, elle vit entre Montréal et Kinshasa, prix Mark Twain en 2009 pour sa formidable nouvelle « Moi et mon cheveu ». L’Espace Madiba d’Ishyo qui nous accueillait, pendant 7 jours, est posé dans les locaux de l’École Internationale de Kigali. Des fenêtres hautes et larges inondées d’une lumière douce, des sièges confortables couverts de pagnes aux formes géométriques gaies, une fontaine d’eau sur une table où s’alignent toujours plus de gobelets qu’il n’y a de personnes, des étagères remplies de livres pour tous les âges et de tous les pays, et des portes, toujours ouvertes. Un endroit qui semble vous murmurer « Soyez le bienvenu et restez aussi longtemps que vous voudrez » ... Et c’est exactement ce que j’ai décidé de faire, dès la fin de ma première journée d’atelier. Cette expérience fut d’ abord une expérience d’écoute, de partage, d’humilité et de courage. L’écoute, car Marie Louise, jamais imposante, jamais juge, écoutait avec intérêt les mots de tous. Ceux aux accents sans hic, comme ceux qui trahissaient un contrôle limité de la langue de Molière … et de Shakespeare, tous étaient les bienvenus. Le lendemain, elle revenait avec des textes de ses auteurs favoris, en rapport avec les histoires que nous avions déversé la veille. Elle abreuvait la source avec une intention sincère. Celle de nous inspirer et de nous apprendre que chaque histoire vaut la peine d’être racontée. Le partage, car les paroles se prenaient à tour de rôle dans une espèce de rythme naturel. Il s’est passé quelque chose entre nous, une symbiose comme l’a souligné Mr Nyombayire qui m’a laissé avec une leçon résonnante : “Dans la vie, il faut se battre pour ce que l’on mérite, il ne faut pas se laisser impressionner !” Une expérience d’humilité, car nous avions parmi nous, un historien, le professeur Mbonimpa Gamaliel, intarissable sur l’histoire et les traditions du Rwanda. Ce fut émouvant de le voir faire face aux jeunes participants et leurs regards qui revivaient les scènes qu’il décrivait, lui posant toujours plus de questions auxquelles il répondait : “ Patience, patience j’ y arrive ! ” Une expérience de courage car il en faut pour se raconter honnêtement. Lors d’un exercice sur la mémoire individuelle qui avait pour but de nous pousser à retracer nos racines et d’établir un peu plus qui nous sommes, Natacha Muzira, jeune artiste et poète rwandaise nous a offert un texte à fleur de peau intitulé “Les questions que j’ai oublié de poser.” Un atelier organisé par des passionnées donc, Carole Karemera, Sandrine Umutoni et toute leur équipe qui ont su avec brio rassembler un monde varié dans une salle et trouver les outils pour que tous se rencontrent. Dans le contexte historique du Rwanda, une initiative pareille a tout son sens et devient même une nécessité. L’art ne participe plus seulement à guérir, mais prévenir. Je sens venir la question : alors, as-tu eu la réponse à ta question initiale, “Comment écrit-on un livre? ” Honnêtement, non. J’ai juste appris que l’on n’écrit pas un livre. On écrit “pour”, on écrit “à”. Marie Louise écrit à son père, décédé trop tôt et à qui elle raconte ce qu’il n’est plus capable de voir ... Une flamme fut allumée, sans aucun doute, et pour cela je dois dire merci pour tout. Roland Rugero BIBISH MUMBU (AU PREMIER PLAN), LORS DE L'ATELIER PÊLE-MÊLE N ouvelles encourageantes pour le théâtre burundais : Freddy Sabimbona, metteur en scène et acteur burundais (Pili-Pili, Lampyre) est nominé dans la catégorie "meilleur comédien" au Grand Prix Afrique Théâtre Francophone qui se tiendra à Lomé (Togo), en début d’année prochaine. La troupe Umushwarara est nominée quant à elle dans la catégorie « théâtre de sensibilisation » pour sa pièce « Le spectre du Prince. » w w w . i w a c u - b u r u nd i .o r g / aba kunzi @ i w a cu- bur un d i35 .or g Magazine Iwacu n°23 - Avril 2014 36 Magazine N°28 - Octobre - Novembre 2014 LITTÉRATURE DECOUVERTE Jessica Musanindanga remporte le Prix Michel Kayoya 2014 La performance de cette actrice de 24 ans consacre la présence de plus en plus assumée des auteures dans le concours littéraire. En effet, pour cette sixième édition, quatre des cinq nouvelles primées ce 13 novembre à l’Institut Français du Burundi ont été écrites par des femmes. JESSICA GAGNANTE DU PRIX MICHEL KAYOYA M ise Jessica Musanindanga, un nom à retenir. Actrice dans la troupe Lampyre et l'une des rares, si pas unique woman-show du pays, la jeune femme vient de prouver encore une fois ses talents en remportant le Prix Michel Kayoya 2014 pour sa nouvelle "Journal d'un schizophrène". Une histoire « poignante, osée et délirante » (c'est le Jury qui parle) d'une jeune fille qui se retrouve dans un asile pour « fous » après un avortement. Le deuxième prix est allé à Joëlla Sayubu, élève de 18 ans du lycée International de Gitega pour sa nouvelle "Une dernière nuit", un texte en forme d'hommage aux victimes des terribles inondations de février dernier sur le nord de Bujumbura. En troisième position vient Guy Fleury Giramahoro, pour sa nouvelle "Evelyne ou les Chemins Croisés", une ode à l’amitié qui raconte les malheurs de deux enfants en situation de rue. Le jury présidé par l'ambassadeur et dramaturge Marie-Louise Sibazuri a aussi tenu à saluer deux textes, "Au nom du père et du fils", de Dacia Munezero, ainsi que "Abstraite existence", de Monia Bella Inakanyambo. Quatre auteures primées lors d'une seule édition … Impossible d'imaginer pareille configuration il y a six ans. A l’époque, les textes soumis pour concourir au Prix Michel Kayoya venaient surtout des foyers culturels de la capitale (ex-Centre Culturel Français, Centre Jeunes Kamenge, uni- versités), avec une hégémonie masculine parmi les auteurs. S'il a fallu la troisième édition pour voir un premier prix « au féminin », avec Claudia Niyonzima et sa nouvelle Sabine Michaëla Z3, l'ampleur de la présence féminine lors de cette sixième édition du concours littéraire a de quoi réjouir. Il est vrai que depuis, le Prix Kayoya s'est glissé sur les panneaux d'affichage de la dizaine de Centres de lecture et d'animation culturels (Clac) disséminés à travers le pays, dans les campus universitaires hors-Bujumbura (Ngozi, Gitega, Bururi) ou encore au cœur d'espaces culturels comme l'Alliance Franco-Burundaise et le Centre culturel de Gitega. Ce qui a eu le mérite de diversifier les profils des participants. Le constat réconforte Antoine Kaburahe, le Directeur du groupe de presse Iwacu qui co-organise le prix en partenariat avec l'ambassade de France Roland Rugero JOURNAL D’UNE SCHIZOPHRÈNE [EXTRAIT] S alut. Je m’appelle Joanne. Je suis une fille très jolie âgée de dix-sept ans. Je suis enSalut. Je m’appelle Joanne. Je suis une fille très jolie âgée de dix-sept ans. Je suis enfermée (je ne sais pendant combien de temps) dans une maison psychiatrique. C’est l’enfer sur terre. Il fait très chaud. Mes « voisins » (ou « camarades de chambre » comme on nous oblige à les appeler) ont une intelligence inférieure à la normale. Ceux qui ne se comportent pas comme des gamins se prennent pour des soldats en guerre ou des animaux vulnérables. J’ai l’impression de vivre un cauchemar. Je dors, je me réveille, et je suis toujours là. Il est difficile de s’échapper de cette « prison », même si vous êtes fan de Michael Scofield (Wentworth Miller dans les séries « Prison Break »). Alors je préfère me tenir à l’écart de tous ces fous et faire ce que je sais le mieux : écrire. Je suis une thérapie de deux heures par jour. Je répète toujours à ma psychiatre que je suis tous ce qu’il y a de normal. Elle veut me faire croire que j’ai des troubles psychiques. Elle dit que j’ai la schizophrénie. En gros, je me prends pour quelqu’un d’autre. Je la plains ! Elle doit avoir un boulot assez ennuyant. [… ] www. i wa cu-bu r u n d i .org / ab ak u n z i @ i wa c u - bur und i .o rg 36 Magazine Iwacu n°23 - Avril au Burundi : "Nous sommes parvenus à créer un espace d'expression écrite qui libère la parole chez les jeunes, et chez les Burundaises surtout", a-t-il souligné à la fin de la soirée des lauréats tenue à l'Institut Français ce jeudi 13 novembre. Outre le premier prix remis par l'ambassadeur de France au Burundi, l’écrivain franco-camerounais Eugène Ebodé a remis le deuxième prix au nom de l'initiative Sembura, qui organisait du 12 au 14 novembre les secondes journées littéraires des Grands Lacs rassemblant plus de 30 auteurs et professeurs d’université du Rwanda, de la RDC et du Burundi. Outre les tablettes électroniques reçues par les trois premiers gagnants du prix, leurs nouvelles seront rassemblées dans un recueil publié lors de la prochaine semaine dédiée à la Francophonie, en mars 2015. Magazine N°28 - Octobre - Novembre 2014 37 LITTÉRATURE DES MOTS POUR LE DIRE Le premier burundais au Marché de la poésie, édition 2014 Avant de rentrer au Burundi après sa maîtrise en Communication sociale obtenue en Belgique, le jésuite et poète burundais Thierry Manirambona était l'invité du Marché de la poésie, en juin dernier. Son expérience. THIERRY MANIRAMBONA EN LECTURE À LA MAISON DE LA POÉSIE, À PARIS I l est des rencontres qui vous marquent, à jamais. J'avais déjà entendu parler du Marché de la poésie, rencontre de référence depuis 32 ans qui redit la vitalité d'un art littéraire annoncé à l'article de la mort. Le public découvre les poètes des quatre coins de la planète alors que les éditeurs guettent les prochains auteurs à publier, le tout dans un été parisien naissant … La 32ème édition avait lieu au mois de juin, place Saint Sulpice comme toujours. Cette année, les poètes du Bassin du Congo étaient à l’honneur. Le second plus puissant fleuve au monde puisant sa source dans une myriade de cours d'eau qui irriguent toute l'Afrique Centrale et au-delà, l'affiche promettait. Les écrivains venaient du Congo-Brazaville, de la RDC, du Rwanda, du Cameroun, du Gabon, d’Angola, du Tchad, de Centrafrique, moi représentant le Burundi. Soit une dizaine d’écrivains représentant une aire géographique cinq fois grande comme la France, rassemblés par l’intermédiaire du « grand-frère » Gabriel Mwènè Okoundji, un des plus grands poètes congolais. De cette grande manifestation, je garde un vif souvenir de deux moments de lecture. Premièrement à la librairie du Centre Wallonie-Bruxelles et deuxièmement à la Maison de la poésie. Faire une lecture à Paris, ville de la culture par excellence, dans des espaces qui accueillent des manifestations de portée mondiale, lire à côté des références comme le Tchadien Nimrod ou le Congolais Bofane, on ne peut rêver plus. Le marché de la poésie de 2014 fut surtout un cours en accéléré sur les tons et les images quand il s'agit de parler de l’Afrique à travers la poésie. J’ai admiré la manière dont ces poètes, marqués par l'exil pour certains, tous vivant avec le poids de l’actualité du continent, traduisent et racontent dans leurs textes les identités nationales et l’identité africaine. Un travail qui intéressait autant les professeurs, chercheurs passionnés par la littérature africaine et autres journalistes culturels autour de moi. Une belle occasion pour moi de parler de la poésie burundaise à tout ce monde, avant d’être reçu par l’ambassadeur du Burundi en France. J'avais un message : une demande de soutien pour la publication d'une anthologie de la poésie burundaise d’expression française. Un projet que l’ambassadeur a écouté avec attention. Thierry Manirambona, SILENCE si tu peux un instant rester sédentaire sur les odes qui lentement fendent l’air si tu peux te taire le temps d’une agonie laisser mourir ta parole pour écouter le chant de la femme de ton corps exécuter le rythme du tam-tam de tes yeux tu boiras le souffle de la danse des filles de mon pays si tu sais en silence méditer le rythme des pas des filles du pays si tu peux, sous ton parasol, respirer la poussière qui naît de la transe des pieds qui martèlent le sol les larmes aux yeux tu reconnaîtras la danse maladroite de la grue couronnée hésitant sur le chant d’amour à murmurer et tu comprendras le secret de la femme [Extrait du recueil Tam-Tam, Éditions EDILIVRE, 2012 ] w w w . i w a c u - b u r u nd i .o r g / aba kunzi @ i w a cu- bur un d i37 .or g Magazine Iwacu n°23 - Avril 2014