Pont à l`encre 01 - Lycée International des Pontonniers

Transcription

Pont à l`encre 01 - Lycée International des Pontonniers
LE PONT A L’ENCRE
Supplément du Pontonews
EDITORIAL
C'est toujours étonnant de constater qu'en écrivant ce qu'on a dans la tête, ça s'éclaircit. Dans la tête, cela
s'apparente à une bouillie douteuse, un salmigondis inénarrable, un capharnaüm désordonné, des systèmes
d'idées labyrinthiques qui s'entremêlent confusément; et puis à l'écrit, la plume comme guide, ce sont des
adjectifs, des verbes, des noms, des mots enfin, d'une sidérante et lumineuse clarté.
Dans ce grand chaos qu'est le monde, essayons ainsi, grâce à la lecture et à l'écriture, de refaire un peu d'ordre.
L'aspirateur stylistique va venir faire son petit ménage... Allez, le temps d'un livre, le temps d'un roman, le
temps d'un écrit, faisons un peu d'ordre dans tout ce bordel, dans tout ce pandémonium... quitte à le défaire
après.
Matthias Turcaud TL2
SOMMAIRE
Page 1: édito et listes des livres selectionnés pour le prix Goncourt 2009
Page 2 : biographie de Marie Ndiaye, critique de son livre et compte rendu de sa visite à la librairie Kléber
Page 3: analyse et mise en relation de plusieurs de ses romans
Page 4: critique de Mauvaise fille de Justine Lévy et jeu d’écriture
Pages 5 et 6: jeu d’écriture à partir de phrases du roman Trois femmes puissantes
Pages 7 et 8: divers jeux d’écriture
Le prix Goncourt est décerné depuis 1903, les 8 écrivains encore en liste après la deuxième sélection cette
année étaient :
- Sorj Chalandon pour La légende de nos pères
- Jean-Michel Guenassia Guenassia pour Le club des incorrigibles optimistes
- Justine Lévy pour Mauvaise fille
- Laurent Mauvignier pour Des hommes
- Marie NDiaye pour Trois femmes puissantes
- Véronique Ovaldé pour Ce que je sais de Vera Candida
- Jean-Philippe Toussaint pour La vérité sur Marie
- Delphine de Vigan pour Les heures souterraines
1
Marie NDiaye
La lauréate de cette année, Marie
NDiaye, est née en 1967 d’un père
sénégalais et d’une mère française.
Elevée par sa mère, elle commence
à écrire dès l’âge de 12 ans et à
seulement 17 ans elle publie son
premier livre. Titulaire d’une
bourse, elle ira étudier un an à la
prestigieuse Villa Médicis à Rome.
Elle avait déjà remporté en 2001 le
Prix Femina pour son roman Rosie
Carpe. Trois femmes puissantes est
le premier roman où elle évoque
l’Afrique. Elle vit actuellement à
Berlin avec son mari et leurs trois
enfants.
Trois femmes puissantes ou
le quotidien transcendé
Un crime passionnel.
Une histoire louche.
Un père qui n’aime pas
sa fille. Qui a privé
une mère de son fils.
Un instituteur qui
frappe un élève.
Un jambon insipide et
aqueux acheté à 4€60.
Une jeune fille qui se
prostitue, qui est
trompée par son petit
copain et qui meurt.
Marie Ndiaye mène ici avec une
sensuelle dextérité ces récits sans
cesse ballottés entre les temps
(présent, passé et avenir), et qui
restent en suspens. Dans l’écrin de
sa langue fleurie et métaphorique à
souhait, de sa prose subtilement
élancée et gracieuse, la crudité et
la trivialité apparentes des faits
(rapportés plus hauts dans une
sèche aridité) est littéralement
transcendée, sublimée, magnifiée
(« Quoique le jambon fût insipide
et aqueux et la baguette flasque,
c’était si bon de manger enfin
qu’il en avait presque les larmes
aux yeux. »). .
A travers ces flux ensorceleurs de
mots, ces écheveaux entêtants de
phrases
qui
ressassent
inlassablement le chant de la vie et
de la mort, de l’amour et de la
haine, Ndiaye nous prouve
indéniablement la force magique
de l’Ecriture. Ecriture qui purge et
qui lave, qui exorcise les maux et
guérit les blessures, qui extirpe le
pus des plaies et les vices des
cœurs.
Restant fidèle à l’adage de
Voltaire, « Le bon livre est celui
dont le lecteur fait lui-même la
moitié. » la lauréate du Prix Fémina
en 2001 (pour Rosie Carpe) laisse
un grand nombre d’interprétations
et de lectures possibles. Elle ne
soumet pas son lecteur à une vision
étriquée.
En effet, c’est au lecteur lui-même
d’accueillir ces « trois femmes
puissantes » comme il le ressent,
selon sa sensibilité propre, selon
ses goûts, ses opinions, ses
pensées, ses coutumes, ses
habitudes.
A lui de cogiter sur le sens de la
buse vengeresse, du jambon
aqueux, du flamboyant jaune.
L’écrivain octroie au lecteur le
loisir de broder un fil, une
tapisserie unie à partir de tous ces
motifs désordonnés, parsemés çà et
là, tout au long du texte. Pendant la
rencontre à la libraire Kléber le 16
octobre, à propos d’une question
2
qui portait justement sur le sens de
la buse vengeresse dans le
deuxième récit, l’auteur avait de
telle sorte répondu, de façon très
significative : « Le sais-je moimême ? ».
Ainsi Ndiaye ne sert pas tous ses
ingrédients du même coup sur le
même plat, mais a l’intelligence
bienvenue de distiller petit à petit
ses informations narratives (on ne
sait qu’à partir d’un certain
moment, dans le premier récit, que
l’homme corpulent qui attend
devant une maison spacieuse, est en
réalité le père de Norah) et de
laisser planer un long halo
d’onirisme envoûtant au-dessus de
son récit.
Un roman d’ici et d’ailleurs, de hier
et d’aujourd’hui, là et pas là. Un
livre qui parle autant aux tripes qu’à
la tête et au cœur.
Matthias Turcaud
Qu’est-ce que l’écriture?
- L'écriture c'est manger des
phrases nécrophiles qui laissent
bouche bée.
- L'écriture c'est peindre ses
pensées
grelottantes
qui
ressassent du caramel.
- L'écriture c'est triturer des
mouches
interminables
qui
décrivent leurs convictions.
- L'écriture c'est exprimer des
lettres
sautillantes
qui
détruisent une feuille.
- L'écriture c'est cuisiner des
métonymies
macabres
qui
suivent un rocher.
Marie NDiaye : une
écriture à la frontière du
réel et de l’imaginaire
Ce qui frappe tout d’abord à la
lecture des Trois Femmes puissantes
de Marie NDiaye, c’est la douceur
avec laquelle les méandres de son
écriture transportent le lecteur le long
d’une réalité en soi très crue et pour
ainsi dire cruelle. A travers les longs
monologues intérieurs de ses
personnages l’écrivain dépeint un
monde adverse, devant lequel ses
héros
tergiversent,
hésitent,
réfléchissent ou s’abandonnent à la
rêverie en guise de moyen d’évasion.
C’est donc à l’aide de longues phrases
aux propos parfois décousus que
Marie NDiaye explore les pensées
continues de ses personnages, et ce
dans tous ses romans.
Comédie classique
Ainsi Comédie classique est
une unique phrase de cent pages et des
poussières, dans laquelle est narrée
sans interruption une journée du
personnage
principal,
écrivain
désoeuvré et fauché qui accueille son
cousin de passage à Paris. Tout au
long de ce jour, de son réveil à la fin
de sa soirée, les pensées de celui-ci
vont sans entrave dans tous les sens,
explorant simultanément plusieurs
domaines parfois sans rapport les uns
avec les autres, et dont certains sont
complètement
imaginaires
ou
subjectifs. De cette manière le lecteur
pénètre à la suite de l’écrivain dans la
tête d’un narrateur quelconque, qui
oscille constamment entre le présent et
le passé, l’objectif et le subjectif,
l’accompli et l’inaccompli, la réalité et
l’imaginaire.
Cette notion de réalité
déformée par des délires imaginés
tient une place importante dans
l’écriture de Marie NDiaye, parfois
jusqu’à éclipser la réalité et lui tenir
lieu de seconde « base réelle », jusqu’à
ce que l’on ne sache plus vraiment
sous quelle approche interpréter le
texte, réelle ou imaginée - ainsi dans la
première nouvelle de Trois femmes
puissantes,
la
description
métaphorique du père de Norah,
comparé à un oiseau descendu de son
arbre, un flamboyant dont les feuilles
tombent et pourrissent sur place –
comme le père de Norah, devenu
impotent et seul – cède bientôt la place
au délire fantastique (à moins qu’il ne
s’agisse là d’une simple description
d’une réalité décalée) lorsque Norah
va trouver son père, alors qu’il dort
dans le flamboyant en question, puis
lorsqu’à plusieurs reprises dans la
suite de la nouvelle des proches du
père de famille se demandent où il dort
pendant la nuit. Il devient alors
presque impossible d’interpréter
l’histoire ; il semblerait que Marie
NDiaye y explore une forme de
registre
fantastique,
où
des
événements inexplicables et dépassant
l’entendement surviennent, ne seraitce l’attitude d’acceptation qu’adoptent
les personnages vis-à-vis de ces
étrangetés.
narratrice, des
personnifications
d’idéaux imaginaires fragiles, des
jumelles mal dissimulées de la
narratrice elle-même ?
On
pourrait
craindre
d’extrapoler un peu dans la recherche
de sens de cette personnalité si mal
définie qu’est celle de la « femme en
vert » en rappelant la robe verte que
porte Norah à la fin de la première
nouvelle de Trois femmes puissantes,
lorsqu’elle rejoint son père dans son
flamboyant et pénètre dans ce
domaine indéfini qu’est l’imaginaire
de Marie NDiaye, s’il n’y avait ce qu’a
affirmé l’écrivain elle-même lors de sa
visite à la librairie Kléber le 16 octobre
2009 : « Norah est une femme en
vert. ». Cette indication ne laisse
aucune ambiguïté quant au rôle de la
couleur verte dans les romans de
Marie NDiaye ; il reste juste à définir
ce qu’elle représente au juste – peutêtre cette dimension imaginaire que
Autoportrait en vert
revêt par moments l’écriture de Marie
Dans Autoportrait en vert NDiaye.
Marie NDiaye mène cet art du réel
Ainsi Marie NDiaye laisse au
fantastique jusqu’à des limites
lecteur
toute
liberté d’interprétation de
extrêmes ; tout le roman est en effet
ses
romans,
hésitant
elle-même sur le
basé sur la fixation un peu délirante
sens
que
doivent
parfois revêtir
que fait la narratrice sur une catégorie
de femmes qu’elle rencontre, assez certains des détails de ses propres
indéfinie, qui sont appelées « femmes productions (« Le sais-je moien vert » et comparées à la Garonne, même ? », répondait-elle ce même 16
octobre à une question). Les symboles
fleuve imprévisible et changeant.
A première vue, ces femmes, indéfinis, ambiguïtés intrigantes et
des personnes apparemment normales autres ellipses narratives qu’elle
– ne serait-ce que leur manie de ne dispose discrètement tout au long de
s’habiller que de vert – n’ont rien de ses récits amènent le lecteur à
très surprenant ; la narratrice les craint s’approprier le texte et à vouloir en
et les évite, tout en essayant de les savoir plus à son sujet, quitte à relire à
surveiller à distance. Cependant au fur plusieurs reprises quelque passage
et à mesure que le roman avance, le intrigant, tout en redoutant la fin du
lecteur est amené à s’interroger sur récit, instant déstabilisant et brutal où
l’identité, la caractéristique qui fait de tout s’arrête et plus rien ne subsiste du
ces femmes en vert des êtres si roman, ou du moins plus rien que l’on
différents, surtout après la description n’ait déjà laissé derrière soi ou déjà
de l’une de ces femmes si spéciales, exploré, où il manque encore des
qui elle ne s’habille pas de vert. On se éléments, et où le lecteur ne rencontre
demande : « qui sont-elles ? », ou plus rien que du vide, celui de la fin
« que sont-elles ? », où est situé peut-être insuffisante du roman…
l’autoportrait dans cette longue C’est alors à lui d’en écrire la suite,
description
d’une
fascination d’en inventer une interprétation et une
incompréhensible : dans les femmes légende pour les symboles, ou bien de
en vert, le personnage de la narratrice, le laisser tel quel et de s’en servir
les interactions entre ces dernières ? comme simple support pour rêver.
Qui sont ces femmes en vert : une
Claire
projection de figures littéraires
opérées sur des passantes par la
3
courtes ou ponctuées de nombreuses virgules
instaurent un sentiment de malaise, de stress et de
culpabilité. Le lecteur devient un confident, confident
anonyme dont le jugement sera plus facile à accepter
que celui de sa mère. On ne reste pas insensible à son
récit, une violence, une déchirure profonde décrite
avec une certaine légèreté.
Camille FEIDT
Mauvaise fille de Justine Lévy
Définitions...
- La jalousie c'est écorcher secrètement au sommet
du Mont Everest une pomme sans pépin qui éclaire
une fenêtre scintillante.
- L'imagination c'est lire en jouissant depuis son
bastion une serre qui s'esclaffe devant la terre
gigantesque.
- L'esprit c'est copuler étrangement au fond des
abysses avec un baobab qui sombre dans des néons
décérébrés.
- Le cerveau c'est ouïr plantureusement dans l'infini
néant une corbeille de fruits qui appelle le rêve
hallucinogène.
Dans Mauvaise fille, Justine Lévy nous
raconte comment Louise se découvre enceinte alors
que sa mère se meurt d’un cancer. Mélange
insupportable de bonheur et de tragédie, de
culpabilité surtout, elle fait le portrait de sa mère
perdue dans la drogue et le rejet des conventions.
« Maman qui oublie de vous chercher à l’école ou qui
ne s’inquiète pas quand vous êtes perdue dans le
quartier. » Son père, loin et en même temps présent,
la met face à ses responsabilités. Ce roman, empreint
de beaucoup de stress est en fait une autobiographie.
« Mauvaise fille »… ou plutôt « mauvaise mère ».
Louise qui a encore besoin de devenir la fille de ses
parents, fille qu’elle n’a jamais été car ils ne
s’occupaient pas d’elle, comprend qu’il est désormais
trop tard et qu’elle est dans l’obligation de devenir
mère alors qu’elle n’a jamais été fille ! Elle ne sait pas
comme s’y prendre avec le bébé, et en se désignant
« mauvaise fille », elle évite de penser à la mauvaise
mère qu’elle craint de devenir elle-même. « Aurais-je
osé être une bonne mère devant maman ? Aurais-je
pu lui faire cet affront ou est-ce que j’aurais fait
semblant devant elle d’être imprudente, gauche,
m’appliquant à faire aussi mal qu’elle ? » Louise se
sent coupable de constater que seule la mort de sa
propre mère lui permettra de devenir mère.
Néanmoins, nul règlement de compte, mais une autoflagellation constante. « J’ai tout raté dans ma vie
jusqu’à présent. »
Justine Lévy écrit de façon contradictoire et
avec beaucoup de retenue quand il s’agit de parler des
sentiments et émotions suscités par les autres, par sa
mère. Les événements tristes sont racontés sur le
même ton que ceux qui sont heureux et le récit
semble conté comme si elle parlait vite. Ces phrases
L’école, c’est ...
... savourer machinalement une estrade réfrigérée qui
broie des alexandrins manichéens.
... crever studieusement un chou à la crème suave qui
s'attarde dans la marmite édulcorée.
... enfermer goulûment des babas au rhum studieux
qui ramassent des champignons gourmands.
La gastronomie, c’est ...
... voyager de façon sombre dans une machine qui
mijote le magma des civets de biche crémeux à
souhait.
... ingurgiter avec sensualité des herbivores
bouillonnants qui régurgitent les chats flétris.
... papillonner fougueusement des marmites
obséquieuses qui donnent la feuille savoureuse.
... monter avec autorité un gigot apocalyptique qui
récite un sandwich excentrique.
4
JEU D’ECRITURE
sur Trois femmes puissantes
Une panique fugace vida son
esprit. Il eut soudain peur de la
jeune fille assise en face de lui. Ses
habits, son teint, son odeur même,
odeur plus mystique et extrasensorielle que physique et
terrestre, Le poussait à vouloir
s`en aller, à fuir, à quitter cet
immeuble où en ce moment, il lui
semblait être seul juste avec elle,
et ce malgré les gens autour. Elle
représentait le passé, qu`Il s`était
juré d'oublier, un maitre déchu
qu'Il ne désirait plus servir. Elle
devait être la fille de ce maitre, ou
sa nièce, ou sa cousine, mais quoi
qu'il en fût, vingt après, et
probablement ayant gardé son
enveloppe de jeune fille, elle
l'avait retrouvé lui sur ses ordres,
et était venue pour s'asseoir
tranquillement en face de lui, le
regarder, et puis lui dire quelque
chose.
Quoi ? Cette question l'obsédait.
"Veut-elle me tuer ? Ou bien
commencera-t-elle en douceur
pour dégénérer vers la fin ?"
Mais elle aussi avait peur,
Elle aussi ne s'était assise en face
de lui que contrainte par ce qu'Elle
voulait lui dire. Le maitre qui
l'avait envoyée lui était trop cher
pour qu'elle refuse, mais l'homme
qu'Elle devait retrouver, cet
homme-là même ne lui inspirait
que terreur et répulsion. Il était
fourbe, oui, et intelligent de
surcroît. Et il fut assez sensé pour
se soustraire du service de son
maitre avant que celui-ci ne
tombe. C'était peut-être même son
absence qui précipita la chute du
maitre.
En tout cas, cet homme par son
cerveau était plus dangereux
qu'elle avec son Pouvoir. Et
comme elle voyait qu'il avait peur
également, elle voulait en finir au plus
vite. Mais ce regard, cette posture qu'il
avait, assis, cette manière de la fixer
comme un rat pris au piège et prêt à un
bond
désespéré, poussé dans ses derniers
retranchements, cette aura de
malignité qui planait autour de lui la
dégoutait trop pour qu'elle puisse lui
parler ! Qui plus est son visage, sa
carrure, sa tête la terrorisaient
intérieurement, et même si elle se
sentait obligée de lui parler, elle ne le
ferait pas ! Sauf s'il commençait le
premier, mais ce serait un signe de
résignation, de reddition et il était trop
fier pour oser faire ça. Ce visage la
forçait à garder le sien impassible, à
ne pas crier devant lui. Cette bouche
fermait la sienne. Non, non, elle ne le
pouvait pas, elle ne pouvait rien
dire à ce visage hagard, à ces yeux
creux.
Sergei Belikov
5
Une panique fugace vida son esprit.
Ce fut comme une ombre devant ses
yeux, et un instant elle eut la vision
furtive de l’abîme qui s’étendait audessous d’elle et en elle, insondable,
vorace, vide, épais de Néant et
d’autres choses sûrement qui
rampaient, errant dans l’ombre, et qui
le comblaient, un trou de matière et de
Temps, un grand Rien, qu’un instant
elle perça, où elle entrevit l’espace
d’un millième de seconde ce qu’elle
enfermait là depuis des mois et qu’elle
n’admettait pas…Puis tout se referma,
et elle se tenait devant lui.
Et la peur la submergea. Immense.
Monstrueuse, comme un flot qui
déborde et emporte tout sur son
passage. Peur qu’il ne la découvre
telle qu’elle était, qu’il ne découvre ce
qu’elle voulait à tout prix cacher, peur
qu’il ne la voie telle qu’elle était, et
qu’il ne mette à nu l’essentiel de son
âme derrière cette façade, qu’elle
devienne cristal sous les yeux de cet
inconnu. Non. Non. Elle ne pouvait
pas l’admettre.
Et pourtant. Pourquoi ressentait-elle
toujours ce vide, qui lui tordait les
entrailles, cette atroce impression de
se consumer, de ne plus pouvoir
penser, cet étau qui lui broyait le cœur
et lui glaçait les chairs ? Exister était-il
si douloureux ? Etre ne lui avait
jamais semblé si difficile à assumer.
Que répondre ? Elle fut tentée de
mentir, de se libérer, d’échapper ainsi
à sa quête d’elle-même, et de laisser le
rêve la submerger. Mais elle ne serait
jamais alors totalement libre. Elle
sentirait toujours cet abîme, ce gouffre
l’attirer irrésistiblement, ce lien
constant qui lui rappelait, à chaque
seconde, à chaque minute et à chaque
heure, cette vérité inacceptable, cette
réalité abominable, inhumaine, cette
chose qui l’étouffait et l’empêchait
de…vivre. Mais dénuée de vie, où
irait sa pensée ? Elle se débattit. « Qui
es-tu ? », qui était-elle ?
(suite page 6)
Pénétrant toujours plus profond en
son être, à la recherche de sa
conscience
ou
son
élément
substantiel, elle abattait tous les murs
qu’elle avait érigés pour se protéger
du monde. Puis nichée au creux de la
nuit, intacte, une lumière. Vive,
éclatante, pure…Et au-delà, ce grand
vide, cet œil démoniaque, cette
créature effroyable, ces dents. Elle
ressentit encore ce vide, ses ténèbres
immenses qui la trouaient, au cœur
même du jour. En toute lumière
subsiste la nuit. En elle subsistait la
plus effroyable des créatures.
Cet homme, savait-il ? Saurait-il
jamais ? Saurait-elle jamais ? « Qui
es-tu vraiment ? » Encore aurait-il
fallu savoir ce que signifiait « être ».
Pouvait-elle lui dire, lui qui lui avait
posé cette question ? Lui dire ce vide,
lui dire cette chose, lui dire ce qui
dormait en elle ? Il était le premier. A
lui demander cela. Demandait-on
cela à la créature de la nuit ? A
un…vampire ? Elle le mordit.
Non, non, elle ne le pouvait pas, elle
ne pouvait rien dire à ce visage
hagard, à ces yeux creux.
Estelle
Une panique fugace vida son
esprit. Et si, effectivement, elle
n'avait rien à dire à cet être, à cet
être qui lui était pourtant proche, du
moins en théorie, sur le papier, cet
être qui était quand même son
propre frère, oui son propre frère de
son propre sang, mais qui, en
pratique, en réalité, lui était, il faut
l'avouer, tellement étranger.
Était-ce vraiment son frère? Ne se
trompait-elle pas? Non, elle ne se
trompait pas. Oui, cet être aux bras
recouverts de cicatrices, cet être
aux Dreadlocks parsemés de poux
et de pellicules, cet être affublé
d'une grande barbe rousse et aux
dents jaunies par un excès de
cigarettes - Basic, Drum, Dunhill,
Gitanes, Lucky Strike, Camel,
Winston, Marlboro, Craven A,
Winsfield, Gauloises, Black Devil;
il avait probablement fumé toutes
les cigarettes imaginables et bien
d'autres encore sans aucun doute cet être-là était bien son frère, oui.
Oui, il avait le même nom de
famille qu'elle, les mêmes parents
qu'elle, il avait passé son enfance
dans la même maison qu'elle, était
né dans le même hôpital qu'elle,
était allé dans la même école
primaire, dans le même collège,
dans le même lycée, il était issu du
même ventre de femme qu'elle.
Elle allait faire un effort quand
même pour lui parler, hein ma
petite Caroline tu vas faire un petit
effort - ça ne mange pas de pain,
elle allait lui parler oui, c'était
comme ça que ça devait se passer,
c'est comme la guerre de Troie chez
Giraudoux - on peut dire que la
guerre de Troie n'aura pas lieu,
mais ça ne sert à rien, elle aura lieu
de toute façon et tout le monde le
sait d'avance. Elle allait lui parler
oui, elle allait lui parler même s'ils
étaient totalement étrangers, elle
allait lui parler même s'ils ne
partageaient rien, elle allait lui
parler même s'ils n'avaient en
commun ni loisirs, ni amis, ni
habitudes, ni idées, ni religion, ni
pensée, ni sexualité, ni hobbies, ni
valeurs, ni... ni... ni rien.
Mais elle allait faire un effort. Elle
allait lui parler. C'était son frère.
Elle allait lui parler, même si de sa
bouche ne sortiraient que lieux
communs, banalités, clichés - il fait
beau, oui il fait beau, non un peu de
nuages, oui un cumulo-nimbus à
l'horizon, un cumulo-nimbus oui,
couleur grise, ah non je dirais
plutôt qu'il est un peu crayeux
comme ça... pas tout à fait gris
quand même, oui, oui, quelle
discussion palpitante.
Elle allait lui parler, oui, il fallait
prendre cette décision, c'était son
frère, même si de sa bouche ne
sortiraient
que
broutilles,
balivernes,
idioties,
inepties,
bagatelles,
billevesées
inénarrables. Elle allait lui parler...
6
Allez, s'approcher de cet être,
s'approcher de ce corps - c'était
celui de son frère - oui, oui,
indéniablement ce corps était celui
de son frère et cet être était son
frère, on ne pouvait pas s'y tromper.
C'était ainsi. Allez, un petit effort,
un petit effort, que diable!... Allez,
Caroline, allez. Était-ce si
compliqué d'aborder son frère? son
propre frère de son propre sang?
Fallait-il déployer tant d'efforts?
Franchement, franchement. Qu'estce qu'elle attendait? Qu'est-ce que
tu attends, Caroline, pour parler à
ton frère, ton propre frère de ton
propre sang?! Oh, et puis... Non,
elle ne le pouvait pas, elle ne
pouvait rien dire à ce visage
hagard, à ces yeux creux.
Matthias Turcaud
Le soleil qui embaume, guérit,
apaise, calme, mais aussi qui griffe,
mord, lacère
Mon corps fait demi-tour.
Et je sens comme la lumière va,
En glissant sur le sol mon pied est comme elle va, comme elle va vers
éclairé par un halo de lumière qui moi
vient fulgurante et qui m'illumine
comme la vierge Marie dans un Et ma nuque en arrière, le plaisir
tableau de
me submerge et instinctivement
Les livres poussiéreux sur les ma main se réfugie sur mon sein, en
étages en bois me filent la palpe la tiédeur moelleuse
migraine, mais le soleil se mue en Le soleil... ah... tout devient flou,
doliprane magique, en aspirine mais je sens la chaleur et le feu
transcendantale qui me délivre de ardent de la lumière d'été
la déliquescence putride de la terre m'emmener, m'envelopper
qui m'oppresse comme un étau et Je n'y tiens plus, ma bouche
j'étouffe en poussant des petits cris s'ouvre, on me délivre, il n'y a plus
inaudibles à
de mots, c'est intense, mes yeux
toujours fermés contemplent muets
Mais tout à coup mon corps s'ouvre la Volupté
et se déploie... il me mène, il me le même jet de lumière se fraie un
guide vers
chemin dans mon corps transcendé
Mes cuisses s'ouvrent et s'écartent
D'un élan subit de mes coxaux
plus, ma jupe se plisse plus, mes
fémoraux je m'ouvre au soleil et à jambes blanches deviennent
sa lumière galvanisante, le soleil
brunes, mon teint pâle devient
qui révèle la blancheur de ma
basané
cuisse de Daphné évanescente
Les rayons deviennent plus forts et
Rouge, rouge des coquelicots sur
m'assaillent tout en me
ma jupe plissée, rouge qui attise,
Et je
réveille et excite, renvoie à
Et le
l'ardeur des climats ibériques sur
Et
fond de flamen
E
Et ma chevelure mûre comme une j'éprouve quelque chose de... assise
groseille d'été ondule en silence sur dans ma chaise longue en face de
mes épaules nues et nacrées, et cette lumière d'été je, oui, je me
recouvre en dansant mes oreilles sens bien
ourlées
je garde quelque temps les
Le bois des étagères oublié effacé paupières closes
vaporisé dans les nuées de l'été
les minutes s'égrènent doucement
Et mes cuisses mes hanches c'est déjà loin cet instant où
s'ouvrent de plus en plus, s'écartent
de plus en plus, accueillent l'au- puis, à un certain moment, je ne
delà, reçoivent en plein fouet un sais plus quand exactement, mes
puissant jet de lumière
paupières se rouvrent.
Rayon du plaisir
Et
ma
chevelure
chavire;
puissance, ardeur, chaleur
Le feu m'irradie
Et c'est trop... ma main tombe et
s'agrippe à... sous le choc de l'effet,
sous l'effet du choc... mes
paupières se closent... cachées par
ma chevelure couleur châtain que
le soleil sublime
je reste sur ma chaise longue, il fait
bon, il y a un peu de vent maintenant
mais le soleil n'a rien perdu de sa
splendeur, et brille de mille feux au
sommet du firmament de sa
flamboyante couleur de sperme.
Matthias Turcaud
7
FAIT DIVERS
Cela faisait longtemps
que Madame Simon n'allait
plus au marché chercher de la
viande. Et pour cause, elle
était vieille, seule, fatiguée par
une vie déjà bien remplie,
avait en plus de l'arthrite. Elle
n'avait donc plus ni le courage
ni la force psychologique et
physique d'aller chercher au
marché un peu de viande.
Heureusement, M. Lama avait
bien voulu lui en procurer- en
l'échange d'un peu d'argent. Il
faut dire que M. Lama n'était
pas très cossu, et puis ça
arrangeait bien tout le monde:
comme ça Madame Simon
n'avait pas à faire le
déplacement, ses articulations
faibles et engourdies s'en
trouvant préservées, et elle
avait le droit à ses 100
grammes
de
viande
hebdomadaires - ce qui était
ancré dans ses habitudes les
plus profondes.
Et puis M. Lama était content.
Il avait besoin d'argent.
"Hmm." Madame Simon ne
put retenir un soupir d'aise.
Enfin un peu de viande! Cela
faisait si longtemps, il est vrai
- toute une semaine sans
viande, c'est long même pour
une vieille dame comme elle.
Et puis même une vieille dame
comme elle, qui ne se dépense
pourtant pas autant qu'un
sportif de haut niveau, requiert
un peu de protéines. Ca
revigore. Ca redonne goût à la
vie.
(suite page 8)
"Veuillez entrer.
- Merci Madame, ça m'arrange
bien cet argent."
C'est vrai que cela arrangeait
bien tout le monde. C'était
pratique. Monsieur lui procurait
de la viande,
montait l'escalier,
la laissait à sa
disposition; et elle
le gratifiait
en
retour d'un billet
dont il avait bien
besoin.
Effectivement M.
Lama n'était pas
très cossu. Et de
plus ça lui faisait
plaisir à M. Lama
d'aller chez cette
vieille femme dont
l'appartement
sentait la verveine
et le thym. Il y
avait des coussins, un canapé
moelleux, il faisait chaud.
Souvent il avait le droit de rester
encore un peu, et de se
réchauffer - c'était l'hiver - et
puis de boire un petit verre de
thé comme elle savait si bien le
concocter. D'ailleurs c'était
aussi dans le "contrat", si on
veut. Madame Simon essaya de
se rappeler quand ils s'étaient
rencontrés exactement. "Merci
Monsieur". L'échange était
toujours très poli, aseptisé,
mécanique, mais poli. Ils
n'étaient pas si proches, mais
chacun se rendait mutuellement
pas un gigot de...
Aaaaaaaaaaaaaa! cria tout à
coup M. Lama.
Et puis le billet, la politesse de
convenance, le sourire: tout se
passait comme prévu à part ce
cri tout
à fait
inatten
du.
un service.
"A la semaine prochaine."
C'est beau, les services mutuels.
Alors, on la coupe cette viande?
Parfois il y avait même une
vague d'entrain. Avec quoi
peut-on donc couper cette
viande rose de jambonneau?
Ce jour-là M. Lama sortit avec
un bras en moins. Car ce jour-là
Madame Simon avait un peu
plus faim que d'habitude.
Matthias Turcaud
Ce n'était pas n'importe quelle
viande, pas un civet de biche,
8