Pont à l`encre 01 - Lycée International des Pontonniers
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Pont à l`encre 01 - Lycée International des Pontonniers
LE PONT A L’ENCRE Supplément du Pontonews EDITORIAL C'est toujours étonnant de constater qu'en écrivant ce qu'on a dans la tête, ça s'éclaircit. Dans la tête, cela s'apparente à une bouillie douteuse, un salmigondis inénarrable, un capharnaüm désordonné, des systèmes d'idées labyrinthiques qui s'entremêlent confusément; et puis à l'écrit, la plume comme guide, ce sont des adjectifs, des verbes, des noms, des mots enfin, d'une sidérante et lumineuse clarté. Dans ce grand chaos qu'est le monde, essayons ainsi, grâce à la lecture et à l'écriture, de refaire un peu d'ordre. L'aspirateur stylistique va venir faire son petit ménage... Allez, le temps d'un livre, le temps d'un roman, le temps d'un écrit, faisons un peu d'ordre dans tout ce bordel, dans tout ce pandémonium... quitte à le défaire après. Matthias Turcaud TL2 SOMMAIRE Page 1: édito et listes des livres selectionnés pour le prix Goncourt 2009 Page 2 : biographie de Marie Ndiaye, critique de son livre et compte rendu de sa visite à la librairie Kléber Page 3: analyse et mise en relation de plusieurs de ses romans Page 4: critique de Mauvaise fille de Justine Lévy et jeu d’écriture Pages 5 et 6: jeu d’écriture à partir de phrases du roman Trois femmes puissantes Pages 7 et 8: divers jeux d’écriture Le prix Goncourt est décerné depuis 1903, les 8 écrivains encore en liste après la deuxième sélection cette année étaient : - Sorj Chalandon pour La légende de nos pères - Jean-Michel Guenassia Guenassia pour Le club des incorrigibles optimistes - Justine Lévy pour Mauvaise fille - Laurent Mauvignier pour Des hommes - Marie NDiaye pour Trois femmes puissantes - Véronique Ovaldé pour Ce que je sais de Vera Candida - Jean-Philippe Toussaint pour La vérité sur Marie - Delphine de Vigan pour Les heures souterraines 1 Marie NDiaye La lauréate de cette année, Marie NDiaye, est née en 1967 d’un père sénégalais et d’une mère française. Elevée par sa mère, elle commence à écrire dès l’âge de 12 ans et à seulement 17 ans elle publie son premier livre. Titulaire d’une bourse, elle ira étudier un an à la prestigieuse Villa Médicis à Rome. Elle avait déjà remporté en 2001 le Prix Femina pour son roman Rosie Carpe. Trois femmes puissantes est le premier roman où elle évoque l’Afrique. Elle vit actuellement à Berlin avec son mari et leurs trois enfants. Trois femmes puissantes ou le quotidien transcendé Un crime passionnel. Une histoire louche. Un père qui n’aime pas sa fille. Qui a privé une mère de son fils. Un instituteur qui frappe un élève. Un jambon insipide et aqueux acheté à 4€60. Une jeune fille qui se prostitue, qui est trompée par son petit copain et qui meurt. Marie Ndiaye mène ici avec une sensuelle dextérité ces récits sans cesse ballottés entre les temps (présent, passé et avenir), et qui restent en suspens. Dans l’écrin de sa langue fleurie et métaphorique à souhait, de sa prose subtilement élancée et gracieuse, la crudité et la trivialité apparentes des faits (rapportés plus hauts dans une sèche aridité) est littéralement transcendée, sublimée, magnifiée (« Quoique le jambon fût insipide et aqueux et la baguette flasque, c’était si bon de manger enfin qu’il en avait presque les larmes aux yeux. »). . A travers ces flux ensorceleurs de mots, ces écheveaux entêtants de phrases qui ressassent inlassablement le chant de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine, Ndiaye nous prouve indéniablement la force magique de l’Ecriture. Ecriture qui purge et qui lave, qui exorcise les maux et guérit les blessures, qui extirpe le pus des plaies et les vices des cœurs. Restant fidèle à l’adage de Voltaire, « Le bon livre est celui dont le lecteur fait lui-même la moitié. » la lauréate du Prix Fémina en 2001 (pour Rosie Carpe) laisse un grand nombre d’interprétations et de lectures possibles. Elle ne soumet pas son lecteur à une vision étriquée. En effet, c’est au lecteur lui-même d’accueillir ces « trois femmes puissantes » comme il le ressent, selon sa sensibilité propre, selon ses goûts, ses opinions, ses pensées, ses coutumes, ses habitudes. A lui de cogiter sur le sens de la buse vengeresse, du jambon aqueux, du flamboyant jaune. L’écrivain octroie au lecteur le loisir de broder un fil, une tapisserie unie à partir de tous ces motifs désordonnés, parsemés çà et là, tout au long du texte. Pendant la rencontre à la libraire Kléber le 16 octobre, à propos d’une question 2 qui portait justement sur le sens de la buse vengeresse dans le deuxième récit, l’auteur avait de telle sorte répondu, de façon très significative : « Le sais-je moimême ? ». Ainsi Ndiaye ne sert pas tous ses ingrédients du même coup sur le même plat, mais a l’intelligence bienvenue de distiller petit à petit ses informations narratives (on ne sait qu’à partir d’un certain moment, dans le premier récit, que l’homme corpulent qui attend devant une maison spacieuse, est en réalité le père de Norah) et de laisser planer un long halo d’onirisme envoûtant au-dessus de son récit. Un roman d’ici et d’ailleurs, de hier et d’aujourd’hui, là et pas là. Un livre qui parle autant aux tripes qu’à la tête et au cœur. Matthias Turcaud Qu’est-ce que l’écriture? - L'écriture c'est manger des phrases nécrophiles qui laissent bouche bée. - L'écriture c'est peindre ses pensées grelottantes qui ressassent du caramel. - L'écriture c'est triturer des mouches interminables qui décrivent leurs convictions. - L'écriture c'est exprimer des lettres sautillantes qui détruisent une feuille. - L'écriture c'est cuisiner des métonymies macabres qui suivent un rocher. Marie NDiaye : une écriture à la frontière du réel et de l’imaginaire Ce qui frappe tout d’abord à la lecture des Trois Femmes puissantes de Marie NDiaye, c’est la douceur avec laquelle les méandres de son écriture transportent le lecteur le long d’une réalité en soi très crue et pour ainsi dire cruelle. A travers les longs monologues intérieurs de ses personnages l’écrivain dépeint un monde adverse, devant lequel ses héros tergiversent, hésitent, réfléchissent ou s’abandonnent à la rêverie en guise de moyen d’évasion. C’est donc à l’aide de longues phrases aux propos parfois décousus que Marie NDiaye explore les pensées continues de ses personnages, et ce dans tous ses romans. Comédie classique Ainsi Comédie classique est une unique phrase de cent pages et des poussières, dans laquelle est narrée sans interruption une journée du personnage principal, écrivain désoeuvré et fauché qui accueille son cousin de passage à Paris. Tout au long de ce jour, de son réveil à la fin de sa soirée, les pensées de celui-ci vont sans entrave dans tous les sens, explorant simultanément plusieurs domaines parfois sans rapport les uns avec les autres, et dont certains sont complètement imaginaires ou subjectifs. De cette manière le lecteur pénètre à la suite de l’écrivain dans la tête d’un narrateur quelconque, qui oscille constamment entre le présent et le passé, l’objectif et le subjectif, l’accompli et l’inaccompli, la réalité et l’imaginaire. Cette notion de réalité déformée par des délires imaginés tient une place importante dans l’écriture de Marie NDiaye, parfois jusqu’à éclipser la réalité et lui tenir lieu de seconde « base réelle », jusqu’à ce que l’on ne sache plus vraiment sous quelle approche interpréter le texte, réelle ou imaginée - ainsi dans la première nouvelle de Trois femmes puissantes, la description métaphorique du père de Norah, comparé à un oiseau descendu de son arbre, un flamboyant dont les feuilles tombent et pourrissent sur place – comme le père de Norah, devenu impotent et seul – cède bientôt la place au délire fantastique (à moins qu’il ne s’agisse là d’une simple description d’une réalité décalée) lorsque Norah va trouver son père, alors qu’il dort dans le flamboyant en question, puis lorsqu’à plusieurs reprises dans la suite de la nouvelle des proches du père de famille se demandent où il dort pendant la nuit. Il devient alors presque impossible d’interpréter l’histoire ; il semblerait que Marie NDiaye y explore une forme de registre fantastique, où des événements inexplicables et dépassant l’entendement surviennent, ne seraitce l’attitude d’acceptation qu’adoptent les personnages vis-à-vis de ces étrangetés. narratrice, des personnifications d’idéaux imaginaires fragiles, des jumelles mal dissimulées de la narratrice elle-même ? On pourrait craindre d’extrapoler un peu dans la recherche de sens de cette personnalité si mal définie qu’est celle de la « femme en vert » en rappelant la robe verte que porte Norah à la fin de la première nouvelle de Trois femmes puissantes, lorsqu’elle rejoint son père dans son flamboyant et pénètre dans ce domaine indéfini qu’est l’imaginaire de Marie NDiaye, s’il n’y avait ce qu’a affirmé l’écrivain elle-même lors de sa visite à la librairie Kléber le 16 octobre 2009 : « Norah est une femme en vert. ». Cette indication ne laisse aucune ambiguïté quant au rôle de la couleur verte dans les romans de Marie NDiaye ; il reste juste à définir ce qu’elle représente au juste – peutêtre cette dimension imaginaire que Autoportrait en vert revêt par moments l’écriture de Marie Dans Autoportrait en vert NDiaye. Marie NDiaye mène cet art du réel Ainsi Marie NDiaye laisse au fantastique jusqu’à des limites lecteur toute liberté d’interprétation de extrêmes ; tout le roman est en effet ses romans, hésitant elle-même sur le basé sur la fixation un peu délirante sens que doivent parfois revêtir que fait la narratrice sur une catégorie de femmes qu’elle rencontre, assez certains des détails de ses propres indéfinie, qui sont appelées « femmes productions (« Le sais-je moien vert » et comparées à la Garonne, même ? », répondait-elle ce même 16 octobre à une question). Les symboles fleuve imprévisible et changeant. A première vue, ces femmes, indéfinis, ambiguïtés intrigantes et des personnes apparemment normales autres ellipses narratives qu’elle – ne serait-ce que leur manie de ne dispose discrètement tout au long de s’habiller que de vert – n’ont rien de ses récits amènent le lecteur à très surprenant ; la narratrice les craint s’approprier le texte et à vouloir en et les évite, tout en essayant de les savoir plus à son sujet, quitte à relire à surveiller à distance. Cependant au fur plusieurs reprises quelque passage et à mesure que le roman avance, le intrigant, tout en redoutant la fin du lecteur est amené à s’interroger sur récit, instant déstabilisant et brutal où l’identité, la caractéristique qui fait de tout s’arrête et plus rien ne subsiste du ces femmes en vert des êtres si roman, ou du moins plus rien que l’on différents, surtout après la description n’ait déjà laissé derrière soi ou déjà de l’une de ces femmes si spéciales, exploré, où il manque encore des qui elle ne s’habille pas de vert. On se éléments, et où le lecteur ne rencontre demande : « qui sont-elles ? », ou plus rien que du vide, celui de la fin « que sont-elles ? », où est situé peut-être insuffisante du roman… l’autoportrait dans cette longue C’est alors à lui d’en écrire la suite, description d’une fascination d’en inventer une interprétation et une incompréhensible : dans les femmes légende pour les symboles, ou bien de en vert, le personnage de la narratrice, le laisser tel quel et de s’en servir les interactions entre ces dernières ? comme simple support pour rêver. Qui sont ces femmes en vert : une Claire projection de figures littéraires opérées sur des passantes par la 3 courtes ou ponctuées de nombreuses virgules instaurent un sentiment de malaise, de stress et de culpabilité. Le lecteur devient un confident, confident anonyme dont le jugement sera plus facile à accepter que celui de sa mère. On ne reste pas insensible à son récit, une violence, une déchirure profonde décrite avec une certaine légèreté. Camille FEIDT Mauvaise fille de Justine Lévy Définitions... - La jalousie c'est écorcher secrètement au sommet du Mont Everest une pomme sans pépin qui éclaire une fenêtre scintillante. - L'imagination c'est lire en jouissant depuis son bastion une serre qui s'esclaffe devant la terre gigantesque. - L'esprit c'est copuler étrangement au fond des abysses avec un baobab qui sombre dans des néons décérébrés. - Le cerveau c'est ouïr plantureusement dans l'infini néant une corbeille de fruits qui appelle le rêve hallucinogène. Dans Mauvaise fille, Justine Lévy nous raconte comment Louise se découvre enceinte alors que sa mère se meurt d’un cancer. Mélange insupportable de bonheur et de tragédie, de culpabilité surtout, elle fait le portrait de sa mère perdue dans la drogue et le rejet des conventions. « Maman qui oublie de vous chercher à l’école ou qui ne s’inquiète pas quand vous êtes perdue dans le quartier. » Son père, loin et en même temps présent, la met face à ses responsabilités. Ce roman, empreint de beaucoup de stress est en fait une autobiographie. « Mauvaise fille »… ou plutôt « mauvaise mère ». Louise qui a encore besoin de devenir la fille de ses parents, fille qu’elle n’a jamais été car ils ne s’occupaient pas d’elle, comprend qu’il est désormais trop tard et qu’elle est dans l’obligation de devenir mère alors qu’elle n’a jamais été fille ! Elle ne sait pas comme s’y prendre avec le bébé, et en se désignant « mauvaise fille », elle évite de penser à la mauvaise mère qu’elle craint de devenir elle-même. « Aurais-je osé être une bonne mère devant maman ? Aurais-je pu lui faire cet affront ou est-ce que j’aurais fait semblant devant elle d’être imprudente, gauche, m’appliquant à faire aussi mal qu’elle ? » Louise se sent coupable de constater que seule la mort de sa propre mère lui permettra de devenir mère. Néanmoins, nul règlement de compte, mais une autoflagellation constante. « J’ai tout raté dans ma vie jusqu’à présent. » Justine Lévy écrit de façon contradictoire et avec beaucoup de retenue quand il s’agit de parler des sentiments et émotions suscités par les autres, par sa mère. Les événements tristes sont racontés sur le même ton que ceux qui sont heureux et le récit semble conté comme si elle parlait vite. Ces phrases L’école, c’est ... ... savourer machinalement une estrade réfrigérée qui broie des alexandrins manichéens. ... crever studieusement un chou à la crème suave qui s'attarde dans la marmite édulcorée. ... enfermer goulûment des babas au rhum studieux qui ramassent des champignons gourmands. La gastronomie, c’est ... ... voyager de façon sombre dans une machine qui mijote le magma des civets de biche crémeux à souhait. ... ingurgiter avec sensualité des herbivores bouillonnants qui régurgitent les chats flétris. ... papillonner fougueusement des marmites obséquieuses qui donnent la feuille savoureuse. ... monter avec autorité un gigot apocalyptique qui récite un sandwich excentrique. 4 JEU D’ECRITURE sur Trois femmes puissantes Une panique fugace vida son esprit. Il eut soudain peur de la jeune fille assise en face de lui. Ses habits, son teint, son odeur même, odeur plus mystique et extrasensorielle que physique et terrestre, Le poussait à vouloir s`en aller, à fuir, à quitter cet immeuble où en ce moment, il lui semblait être seul juste avec elle, et ce malgré les gens autour. Elle représentait le passé, qu`Il s`était juré d'oublier, un maitre déchu qu'Il ne désirait plus servir. Elle devait être la fille de ce maitre, ou sa nièce, ou sa cousine, mais quoi qu'il en fût, vingt après, et probablement ayant gardé son enveloppe de jeune fille, elle l'avait retrouvé lui sur ses ordres, et était venue pour s'asseoir tranquillement en face de lui, le regarder, et puis lui dire quelque chose. Quoi ? Cette question l'obsédait. "Veut-elle me tuer ? Ou bien commencera-t-elle en douceur pour dégénérer vers la fin ?" Mais elle aussi avait peur, Elle aussi ne s'était assise en face de lui que contrainte par ce qu'Elle voulait lui dire. Le maitre qui l'avait envoyée lui était trop cher pour qu'elle refuse, mais l'homme qu'Elle devait retrouver, cet homme-là même ne lui inspirait que terreur et répulsion. Il était fourbe, oui, et intelligent de surcroît. Et il fut assez sensé pour se soustraire du service de son maitre avant que celui-ci ne tombe. C'était peut-être même son absence qui précipita la chute du maitre. En tout cas, cet homme par son cerveau était plus dangereux qu'elle avec son Pouvoir. Et comme elle voyait qu'il avait peur également, elle voulait en finir au plus vite. Mais ce regard, cette posture qu'il avait, assis, cette manière de la fixer comme un rat pris au piège et prêt à un bond désespéré, poussé dans ses derniers retranchements, cette aura de malignité qui planait autour de lui la dégoutait trop pour qu'elle puisse lui parler ! Qui plus est son visage, sa carrure, sa tête la terrorisaient intérieurement, et même si elle se sentait obligée de lui parler, elle ne le ferait pas ! Sauf s'il commençait le premier, mais ce serait un signe de résignation, de reddition et il était trop fier pour oser faire ça. Ce visage la forçait à garder le sien impassible, à ne pas crier devant lui. Cette bouche fermait la sienne. Non, non, elle ne le pouvait pas, elle ne pouvait rien dire à ce visage hagard, à ces yeux creux. Sergei Belikov 5 Une panique fugace vida son esprit. Ce fut comme une ombre devant ses yeux, et un instant elle eut la vision furtive de l’abîme qui s’étendait audessous d’elle et en elle, insondable, vorace, vide, épais de Néant et d’autres choses sûrement qui rampaient, errant dans l’ombre, et qui le comblaient, un trou de matière et de Temps, un grand Rien, qu’un instant elle perça, où elle entrevit l’espace d’un millième de seconde ce qu’elle enfermait là depuis des mois et qu’elle n’admettait pas…Puis tout se referma, et elle se tenait devant lui. Et la peur la submergea. Immense. Monstrueuse, comme un flot qui déborde et emporte tout sur son passage. Peur qu’il ne la découvre telle qu’elle était, qu’il ne découvre ce qu’elle voulait à tout prix cacher, peur qu’il ne la voie telle qu’elle était, et qu’il ne mette à nu l’essentiel de son âme derrière cette façade, qu’elle devienne cristal sous les yeux de cet inconnu. Non. Non. Elle ne pouvait pas l’admettre. Et pourtant. Pourquoi ressentait-elle toujours ce vide, qui lui tordait les entrailles, cette atroce impression de se consumer, de ne plus pouvoir penser, cet étau qui lui broyait le cœur et lui glaçait les chairs ? Exister était-il si douloureux ? Etre ne lui avait jamais semblé si difficile à assumer. Que répondre ? Elle fut tentée de mentir, de se libérer, d’échapper ainsi à sa quête d’elle-même, et de laisser le rêve la submerger. Mais elle ne serait jamais alors totalement libre. Elle sentirait toujours cet abîme, ce gouffre l’attirer irrésistiblement, ce lien constant qui lui rappelait, à chaque seconde, à chaque minute et à chaque heure, cette vérité inacceptable, cette réalité abominable, inhumaine, cette chose qui l’étouffait et l’empêchait de…vivre. Mais dénuée de vie, où irait sa pensée ? Elle se débattit. « Qui es-tu ? », qui était-elle ? (suite page 6) Pénétrant toujours plus profond en son être, à la recherche de sa conscience ou son élément substantiel, elle abattait tous les murs qu’elle avait érigés pour se protéger du monde. Puis nichée au creux de la nuit, intacte, une lumière. Vive, éclatante, pure…Et au-delà, ce grand vide, cet œil démoniaque, cette créature effroyable, ces dents. Elle ressentit encore ce vide, ses ténèbres immenses qui la trouaient, au cœur même du jour. En toute lumière subsiste la nuit. En elle subsistait la plus effroyable des créatures. Cet homme, savait-il ? Saurait-il jamais ? Saurait-elle jamais ? « Qui es-tu vraiment ? » Encore aurait-il fallu savoir ce que signifiait « être ». Pouvait-elle lui dire, lui qui lui avait posé cette question ? Lui dire ce vide, lui dire cette chose, lui dire ce qui dormait en elle ? Il était le premier. A lui demander cela. Demandait-on cela à la créature de la nuit ? A un…vampire ? Elle le mordit. Non, non, elle ne le pouvait pas, elle ne pouvait rien dire à ce visage hagard, à ces yeux creux. Estelle Une panique fugace vida son esprit. Et si, effectivement, elle n'avait rien à dire à cet être, à cet être qui lui était pourtant proche, du moins en théorie, sur le papier, cet être qui était quand même son propre frère, oui son propre frère de son propre sang, mais qui, en pratique, en réalité, lui était, il faut l'avouer, tellement étranger. Était-ce vraiment son frère? Ne se trompait-elle pas? Non, elle ne se trompait pas. Oui, cet être aux bras recouverts de cicatrices, cet être aux Dreadlocks parsemés de poux et de pellicules, cet être affublé d'une grande barbe rousse et aux dents jaunies par un excès de cigarettes - Basic, Drum, Dunhill, Gitanes, Lucky Strike, Camel, Winston, Marlboro, Craven A, Winsfield, Gauloises, Black Devil; il avait probablement fumé toutes les cigarettes imaginables et bien d'autres encore sans aucun doute cet être-là était bien son frère, oui. Oui, il avait le même nom de famille qu'elle, les mêmes parents qu'elle, il avait passé son enfance dans la même maison qu'elle, était né dans le même hôpital qu'elle, était allé dans la même école primaire, dans le même collège, dans le même lycée, il était issu du même ventre de femme qu'elle. Elle allait faire un effort quand même pour lui parler, hein ma petite Caroline tu vas faire un petit effort - ça ne mange pas de pain, elle allait lui parler oui, c'était comme ça que ça devait se passer, c'est comme la guerre de Troie chez Giraudoux - on peut dire que la guerre de Troie n'aura pas lieu, mais ça ne sert à rien, elle aura lieu de toute façon et tout le monde le sait d'avance. Elle allait lui parler oui, elle allait lui parler même s'ils étaient totalement étrangers, elle allait lui parler même s'ils ne partageaient rien, elle allait lui parler même s'ils n'avaient en commun ni loisirs, ni amis, ni habitudes, ni idées, ni religion, ni pensée, ni sexualité, ni hobbies, ni valeurs, ni... ni... ni rien. Mais elle allait faire un effort. Elle allait lui parler. C'était son frère. Elle allait lui parler, même si de sa bouche ne sortiraient que lieux communs, banalités, clichés - il fait beau, oui il fait beau, non un peu de nuages, oui un cumulo-nimbus à l'horizon, un cumulo-nimbus oui, couleur grise, ah non je dirais plutôt qu'il est un peu crayeux comme ça... pas tout à fait gris quand même, oui, oui, quelle discussion palpitante. Elle allait lui parler, oui, il fallait prendre cette décision, c'était son frère, même si de sa bouche ne sortiraient que broutilles, balivernes, idioties, inepties, bagatelles, billevesées inénarrables. Elle allait lui parler... 6 Allez, s'approcher de cet être, s'approcher de ce corps - c'était celui de son frère - oui, oui, indéniablement ce corps était celui de son frère et cet être était son frère, on ne pouvait pas s'y tromper. C'était ainsi. Allez, un petit effort, un petit effort, que diable!... Allez, Caroline, allez. Était-ce si compliqué d'aborder son frère? son propre frère de son propre sang? Fallait-il déployer tant d'efforts? Franchement, franchement. Qu'estce qu'elle attendait? Qu'est-ce que tu attends, Caroline, pour parler à ton frère, ton propre frère de ton propre sang?! Oh, et puis... Non, elle ne le pouvait pas, elle ne pouvait rien dire à ce visage hagard, à ces yeux creux. Matthias Turcaud Le soleil qui embaume, guérit, apaise, calme, mais aussi qui griffe, mord, lacère Mon corps fait demi-tour. Et je sens comme la lumière va, En glissant sur le sol mon pied est comme elle va, comme elle va vers éclairé par un halo de lumière qui moi vient fulgurante et qui m'illumine comme la vierge Marie dans un Et ma nuque en arrière, le plaisir tableau de me submerge et instinctivement Les livres poussiéreux sur les ma main se réfugie sur mon sein, en étages en bois me filent la palpe la tiédeur moelleuse migraine, mais le soleil se mue en Le soleil... ah... tout devient flou, doliprane magique, en aspirine mais je sens la chaleur et le feu transcendantale qui me délivre de ardent de la lumière d'été la déliquescence putride de la terre m'emmener, m'envelopper qui m'oppresse comme un étau et Je n'y tiens plus, ma bouche j'étouffe en poussant des petits cris s'ouvre, on me délivre, il n'y a plus inaudibles à de mots, c'est intense, mes yeux toujours fermés contemplent muets Mais tout à coup mon corps s'ouvre la Volupté et se déploie... il me mène, il me le même jet de lumière se fraie un guide vers chemin dans mon corps transcendé Mes cuisses s'ouvrent et s'écartent D'un élan subit de mes coxaux plus, ma jupe se plisse plus, mes fémoraux je m'ouvre au soleil et à jambes blanches deviennent sa lumière galvanisante, le soleil brunes, mon teint pâle devient qui révèle la blancheur de ma basané cuisse de Daphné évanescente Les rayons deviennent plus forts et Rouge, rouge des coquelicots sur m'assaillent tout en me ma jupe plissée, rouge qui attise, Et je réveille et excite, renvoie à Et le l'ardeur des climats ibériques sur Et fond de flamen E Et ma chevelure mûre comme une j'éprouve quelque chose de... assise groseille d'été ondule en silence sur dans ma chaise longue en face de mes épaules nues et nacrées, et cette lumière d'été je, oui, je me recouvre en dansant mes oreilles sens bien ourlées je garde quelque temps les Le bois des étagères oublié effacé paupières closes vaporisé dans les nuées de l'été les minutes s'égrènent doucement Et mes cuisses mes hanches c'est déjà loin cet instant où s'ouvrent de plus en plus, s'écartent de plus en plus, accueillent l'au- puis, à un certain moment, je ne delà, reçoivent en plein fouet un sais plus quand exactement, mes puissant jet de lumière paupières se rouvrent. Rayon du plaisir Et ma chevelure chavire; puissance, ardeur, chaleur Le feu m'irradie Et c'est trop... ma main tombe et s'agrippe à... sous le choc de l'effet, sous l'effet du choc... mes paupières se closent... cachées par ma chevelure couleur châtain que le soleil sublime je reste sur ma chaise longue, il fait bon, il y a un peu de vent maintenant mais le soleil n'a rien perdu de sa splendeur, et brille de mille feux au sommet du firmament de sa flamboyante couleur de sperme. Matthias Turcaud 7 FAIT DIVERS Cela faisait longtemps que Madame Simon n'allait plus au marché chercher de la viande. Et pour cause, elle était vieille, seule, fatiguée par une vie déjà bien remplie, avait en plus de l'arthrite. Elle n'avait donc plus ni le courage ni la force psychologique et physique d'aller chercher au marché un peu de viande. Heureusement, M. Lama avait bien voulu lui en procurer- en l'échange d'un peu d'argent. Il faut dire que M. Lama n'était pas très cossu, et puis ça arrangeait bien tout le monde: comme ça Madame Simon n'avait pas à faire le déplacement, ses articulations faibles et engourdies s'en trouvant préservées, et elle avait le droit à ses 100 grammes de viande hebdomadaires - ce qui était ancré dans ses habitudes les plus profondes. Et puis M. Lama était content. Il avait besoin d'argent. "Hmm." Madame Simon ne put retenir un soupir d'aise. Enfin un peu de viande! Cela faisait si longtemps, il est vrai - toute une semaine sans viande, c'est long même pour une vieille dame comme elle. Et puis même une vieille dame comme elle, qui ne se dépense pourtant pas autant qu'un sportif de haut niveau, requiert un peu de protéines. Ca revigore. Ca redonne goût à la vie. (suite page 8) "Veuillez entrer. - Merci Madame, ça m'arrange bien cet argent." C'est vrai que cela arrangeait bien tout le monde. C'était pratique. Monsieur lui procurait de la viande, montait l'escalier, la laissait à sa disposition; et elle le gratifiait en retour d'un billet dont il avait bien besoin. Effectivement M. Lama n'était pas très cossu. Et de plus ça lui faisait plaisir à M. Lama d'aller chez cette vieille femme dont l'appartement sentait la verveine et le thym. Il y avait des coussins, un canapé moelleux, il faisait chaud. Souvent il avait le droit de rester encore un peu, et de se réchauffer - c'était l'hiver - et puis de boire un petit verre de thé comme elle savait si bien le concocter. D'ailleurs c'était aussi dans le "contrat", si on veut. Madame Simon essaya de se rappeler quand ils s'étaient rencontrés exactement. "Merci Monsieur". L'échange était toujours très poli, aseptisé, mécanique, mais poli. Ils n'étaient pas si proches, mais chacun se rendait mutuellement pas un gigot de... Aaaaaaaaaaaaaa! cria tout à coup M. Lama. Et puis le billet, la politesse de convenance, le sourire: tout se passait comme prévu à part ce cri tout à fait inatten du. un service. "A la semaine prochaine." C'est beau, les services mutuels. Alors, on la coupe cette viande? Parfois il y avait même une vague d'entrain. Avec quoi peut-on donc couper cette viande rose de jambonneau? Ce jour-là M. Lama sortit avec un bras en moins. Car ce jour-là Madame Simon avait un peu plus faim que d'habitude. Matthias Turcaud Ce n'était pas n'importe quelle viande, pas un civet de biche, 8