L`ARME DE LA CROYANCE
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L`ARME DE LA CROYANCE
02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 76 Chapitre 3 L’ARME DE LA CROYANCE « Le monde est dans un tel état que l’auto-préservation exige la plus intense des pressions en matière de guerre psychologique, telle que seul un large corps de professionnels entraînés et à la tête d’immenses ressources est capable de mener 1 » (Walter Schramm). L’État n’accepte plus d’être le plus froid des monstres froids, le voilà séducteur, protecteur, animateur. Il prétend gagner les cœurs, même quand il combat, ou plutôt, quand il intervient militairement pour rétablir la paix. Et, en temps de paix, justement, il mène une incessante guerre de l’image et de l’information. Les vieilles méthodes de la propagande – unidirectionnelle et monolithique, ostentatoire et tonitruante, persuasive et directive – ne sont pas adaptées à une configuration si souple. L’influence devient le complément et le concurrent des modes traditionnels d’action sur les hommes : force, norme et don. Elle fonctionne à la connivence comme elle s’épanouit et se propage avec de nouveaux moyens de communication. Pour l’État, l’influence est une arme. Elle permet la diabolisation, la déstabilisation ou l’isolement de l’adversaire. En économie, son équivalent est la dénonciation du concurrent, de ses pratiques et de son indifférence aux principes environnementaux, sociétaux, sécuritaires. Mais l’influence a aussi une fonction défensive : rendre la puissance aimable, affaiblir l’hostilité, renforcer les alliés et rallier les neutres. Bénéfice collatéral : la diffusion de certaines normes, idées ou modèles favorise la conquête des marchés. Elle rend le monde extérieur un peu moins étranger. Mais qui peut fournir une telle panacée ? L’État s’inspire du privé : la communication et le business. Place aux spin doctors et aux storytellers, 1. W. Schramm in M. Dyer The Weapon of the Wall Rethinking Psychological Warfare, John Hopkins Press, 1959. 76 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 77 L’arme de la croyance aux psysops et aux managers de la perception, aux guerriers de l’information et aux marketers de l’opinion. Place aux stratégies indirectes et au soft power. De la puissance à l’influence « On pourrait s’attendre à ce qu’une “bataille des idées” soit gagnée par une superpuissance qui possède plus de conseillers en communication, de cadres de la pub, de spécialistes des médias et de la presse, de conseillers politiques, de professionnels des relations publiques et de psychologues que le nombre total (des ennemis)... 2 » (Daniel Barnett). « Il s’agit de savoir comment utiliser la faiblesse pour vaincre la force et comment utiliser la supériorité informationnelle pour conduire des guerres à moindre coût contre des adversaires faibles. Il faut que les armes et les informations soient contrôlées par le peuple, car le peuple est le principal élément de la puissance de combat. Mais il faut aussi s’assurer que les fonctions du peuple et des armes soient dirigées par les bons flots d’information » (général Wan Pufeng de l’Institut de science militaire de Pékin). Le premier mode d’influence passe par le message : il en découle une stratégie de persuasion que nous venons de traiter et dont la propagande est la forme la plus évidente. Il en est d’autres : – l’image : susciter l’imitation ou le soutien par le prestige ou la séduction. La France est bien placée pour en comprendre le poids en géostratégie. Le discours sur le pays de la culture, du bien vivre, de la liberté et qui « habite sa langue » a souvent été l’alpha et l’oméga de la politique d’influence nationale. Elle est liée à deux notions clés : rayonnement et représentativité. Le rayonnement est censé être celui de notre langue, de notre culture et notre réputation de patrie des droits de l’homme. La représentativité découlerait de notre capacité de donner une voix à tous ceux qui aspirent à un monde multipolaire, y compris en échappant à la tyrannie du tout-anglais. Ce sont deux idées généreuses. Ce sont même des idées justes, à la condition de ne pas confondre des atouts avec une stratégie. Il ne faut pas attendre que nos partenaires commerciaux 2. Écrit au moment de la guerre du Vietnam, Barnett, Political Warfare and Psychological Operations, National Defense University Press, 1989, p. 213. 77 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 78 Maîtres du faire croire nous achètent des TGV par admiration pour Voltaire ou que les gouvernements oublient leurs intérêts sous l’effet des nos discours sur les tribunes internationales ; – la relation (ou le maillage), ce qui se traduit souvent par le réseau. Influencer consiste alors à trouver des alliés, à créer des synergies, à converger vers un même objectif, à mobiliser des appuis pour produire davantage d’impact sur l’opinion. Les individus le savent depuis longtemps, qui gèrent leur carnet d’adresses pour leur réussite, mais les grandes organisations y recourent également. Tandis que l’armée américaine pratique l’infoguerre « en réseaux », la netwar, les altermondialistes offrent une spectaculaire démonstration de contestation activiste en réseaux – donc d’influence 3 ; – la perception : rentrent dans cette catégorie toutes les actions qui modifient la façon dont autrui interprète la réalité soit en intériorisant des catégories, soit en se fiant à des sources, soit en reprenant des mots, etc. Cette stratégie jouant sur le code de l’influencé est à plusieurs étages : – contrôler l’attention, la diriger sur telle ou telle information en particulier en s’assurant la maîtrise des « tuyaux » médiatiques dont dépend l’environnement mental des cibles. Le tuyau en question peut s’appeler CNN ou Al Jazeera ; – à un second degré, on peut parler de formatage ou de formation. Inculquer un vocabulaire, une langue, des principes juridiques ou comptables, des habitudes de consommation, des standards techniques ou des méthodes de gestion, c’est rendre le fonctionnement mental de l’autre prévisible. Et souvent favorable à ses projets. Tout le monde s’est scandalisé lorsqu’un directeur de chaîne a avoué que son rôle était de rendre les cerveaux humains plus réceptifs à la publicité. Mais dans d’autres genres, la propagation du rap, du marxisme-léninisme ou du cinéma hollywoodien, la promotion de la loi « molle » (le soft law, principes généraux sans précision ni sanction qui finissent par s’imposer par pression « morale »), ou celle d’une norme Iso sont aussi des modes d’influence par formatage ; 3. Voir la façon dont l’altermondialiste Toni Negri adapte la technique du swarming, la lutte « en essaims » empruntée aux militaires américains aux mobilisations contestatrices dans Multitudes (10/18, 2006). 78 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 79 L’arme de la croyance – au sommet de l’édifice, les stratégies d’inspiration consistent à lancer un vocable ou une idée qui trouvent repreneurs. Elles s’imposent à leur tour par un effet de mode, de consensus ou d’évidence apparente, si bien que ceux qui les adoptent deviennent à leur tour promoteurs. Dans des genres très différents, l’invention de la guerre « préemptive » par des think tanks néo-conservateurs ou celle du développement durable par des ONG démontrent que l’action d’une minorité peut animer en arrière-plan la géopolitique d’une puissance ou imposer des principes à une organisation internationale. L’idée voyage de tête en tête, se trouve traduite et réappropriée à chaque étape. Think tanks, ONG, lobbies affirment ainsi leur emprise en lançant de simples vocables qui sont repris par les médias et par la classe discutante. Il ne suffit pas de produire, il faut aussi « distribuer » : combiner une cosmétique (présenter les idées), une balistique (les faire parvenir à leur cible) et une logistique (user des bons moyens). En géopolitique, la question se pose d’une façon particulière. A-t-on une influence à la mesure de sa puissance ? Si l’on considère que la seconde résulte de choses et de forces que l’on contrôle (millions d’habitants, PNB, nombre de missiles ou de prix Nobel), et la première de la bonne volonté des autres, la chose est tout sauf évidente. La question se pose pour l’hyperpuissance. Pourquoi ne nous aime-t-on pas ? Pourquoi des gens qui portent des Nike et regardent les films d’Hollywood font-ils le jihad ? Ces questions obsèdent les milieux dirigeants américains : la prédominance dans le domaine militaire, économique, diplomatique ou culturel, ne garantit aucun « élargissement » planétaire du modèle US comme beaucoup le pensaient pendant les années Clinton (bonne gouvernance, marché, société de l’information planétaire, droits de l’homme). Quant à la compassion qui s’est manifestée au soir du 11 septembre, elle s’est transformée en antiaméricanisme, une vague à laquelle toutes les tentatives de séduction ne peuvent faire barrage. Bref, les USA découvrent que puissance n’implique pas influence même s’ils sont persuadés de l’universalité de leur modèle. L’hyperpuissance apparaît comme l’objet idéal de ressentiment pour tous ceux qui se sentent menacés, et comme individus, physiquement, et dans leurs communautés, spirituellement. Dès lors que l’Amérique cherche à éradiquer les racines de la haine, en éliminant 79 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 80 Maîtres du faire croire groupes terroristes, régimes terroristes et armes de terreur 4, une spirale sans fin est amorcée. Tout devient danger pour celui qui semble tout-puissant. Toute altérité devient suspecte. La stratégie de contrôle global nourrit le fantasme de la perturbation permanente. Pour les Européens, la question se pose presque en termes inverses. Pourquoi sommes-nous incapables de traduire en puissance réelle nos capacités théoriques technologiques, économiques, militaires ? Une part de la réponse peut résider dans une question de volonté. Rien de plus humiliant à cet égard que les analyses des néo-conservateurs US : ils décrivent une Europe cherchant la sortie de l’histoire en vue de devenir un grand marché corrigé par la protection sociale et protégé par les bons sentiments. Juste avant la guerre d’Irak, un livre a fait grand bruit. Dans La Puissance et la Faiblesse 5, Robert Kagan jetait le soupçon sur les proclamations européennes en faveur de la négociation et du multilatéralisme. Il nous voyait victimes de l’idéal « kantien » d’un monde régi par le droit, illusion idéologique molle : notre faiblesse se drape dans les discours ronflants et de grands principes. Du coup, les critiques de Kagan se sont indignées d’un éloge aussi cynique de la Machtpolitik, la politique de puissance d’une fonction décomplexée. Mais deux ans plus tard, le même Kagan, dans Le revers de la puissance 6, a reconnu que les États-Unis étaient incapables de gagner une influence à la mesure de leur puissance. Dans la mesure où ils prétendent exercer leur leadership au nom de valeurs universelles, et non de leurs intérêts, ils ont besoin du consensus du monde libéral. Et cette légitimité, l’Europe tendra de plus en plus à la refuser pour deux raisons de fond. D’une part, nous n’avons pas la même perception des périls : les États-Unis considèrent que toute leur stratégie est polarisée et justifiée par la global war on terror (guerre globale à la terreur que certains nomment « quatrième guerre mondiale »), pas les Européens. D’autre part, la notion même de prééminence sans contrôle contredit les principes libéraux (« Le multilatéralisme quand c’est possible, l’unilatéralisme quand c’est nécessaire », disait-on du temps de Clinton). 4. Voir F.-B. Huyghe, Quatrième Guerre mondiale, éditions du Rocher, 2004. 5. Robert Kagan, La Puissance et la Faiblesse, Plon commentaire, 2003. 6. Robert Kagan, Le Revers de la puissance, Plon, 2004. 80 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 81 L’arme de la croyance Voilà l’hyperpuissance condamnée – de l’aveu même de ses partisans les plus cyniques – à une reconquête « des cœurs et des esprits » négligée depuis la guerre froide. Les néo-conservateurs, s’ils prônent volontiers la politique du shérif, ne sont pas moins partisans d’une expansion des valeurs, eux qui ont conquis le pouvoir par une politique d’influence idéologique (réseaux, think tanks, médias...), manœuvrant en vrais gramscistes de droite. Autant avertir le lecteur : il sera surtout question des États-Unis dans ce chapitre. Il y avait d’autres exemples possibles. Ainsi, pendant soixante-dix ans, il y eut la politique d’influence de l’URSS – pays frères, plus expansion idéologique, plus utilisation des « idiots utiles » (Lénine) anti-impéralistes ou sociaux-démocrates pour gêner l’adversaire. L’actuelle politique chinoise d’influence économique et politique en Afrique n’est pas moins révélatrice, ou d’autres. Notre thèse n’est pas que le gouvernement américain est plus manipulateur que ceux du reste de la planète. Simplement, c’est aux États-Unis que la chose est la mieux documentée, la plus visible et qu’elle entraîne les conséquences les plus visibles. La quasi-totalité de la littérature et la majorité de la documentation sur le sujet vient des États-Unis (ou de l’OTAN ou d’organisations liées aux États-Unis). Les Américains publient plus que les autres (surtout sur Internet). De plus, ils disent ce qu’ils font sous forme de manuels, doctrines ou programmes. Corollairement. les critiques les mieux argumentés et les dénonciations les plus vigoureuses de cette politique proviennent d’ONG ou d’associations de défense des libertés publiques américaines dont il n’existe guère d’équivalents en Europe. Il y a des raisons historiques. La première est l’obsession politique déjà développée par W. Wilson de faire du monde un « lieu plus sûr » (« a safer place ») pour les États-Unis. En clair : il faut mener une guerre idéologique pour propager la démocratie, intrinsèquement porteuse de paix ; nombre d’Américains se voient comme le peuple de l’universel (né de la volonté de former un contrat social, non du hasard d’une naissance sur une terre). Et qui dit modèle dit exportation. Une de ses variantes est la conviction que les États-Unis souffrent d’un déficit de communication : si les autres peuples connaissaient vraiment la liberté qui y règne et leur mode de vie, ils désireraient lui ressembler. Cette vocation à l’expansion du modèle se renforce lorsque l’Amérique a un ennemi. Suivant les époques, ce sera le 81 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 82 Maîtres du faire croire nationalisme européen, le nazisme, le communisme, l’islamisme que certains ont déjà baptisé islamo-fascisme. Face à cela, beaucoup préconisent une juste vision des États-unis et la libre circulation des idées, des projets artistiques ou technologiques (comme le développement d’Internet, intrinsèquement libérateur). De plus, nombre de militaires pensent que l’information remplace les bombes. C’est une arme à laquelle recourt l’adversaire (comme au Vietnam) mais dont le Pentagone ne doit pas se priver pour affaiblir les combattants ou les dirigeants adverses, pour se concilier les populations après la bataille, pour favoriser une vision favorable de son action auprès de l’opinion internationale, pour s’assurer du soutien de sa propre population... Bref, un très vaste domaine s’ouvre qui comprend aussi bien des actions destinées à provoquer des défections dans le camp d’en face que la gestion du media coverage (la façon dont les médias présentent les opérations) mais qui inclu aussi des actions de pacification ou l’art de vendre la guerre à l’opinion. « Vaincra le combattant qui prédominera dans la campagne de l’information. Nous avons montré cette leçon au monde : l’information est la clef de la guerre moderne, sur le plan stratégique, tactique, opérationnel et technique » résume le général Otis 7. Cette tendance va de pair dans les années 1990 avec la doctrine dite de la « révolution dans les affaires militaires » (RMA : Revolution in Military Affairs) qui vise rien moins qu’à traduire la révolution de l’information dans la conduite de la guerre. Cette vision postmoderne du conflit repose sur les TIC (technologies de l’information et de la communication), du satellite à l’ordinateur, des réseaux aux armes intelligentes bourrées de puces. Troisième grande raison : l’inspiration « commerciale ». Le pays « qui a inventé Hollywood et Madison Avenue » selon l’expression d’Henry Hide se sent naturellement doué pour la « com ». Il applique les recettes de la publicité et du marketing à la politique ou à la guerre. L’idée que la forme est aussi importante que le fond et qu’il faut « vendre » ses idées et ses valeurs est aussi évidente pour un intellectuel membre d’un think tank que pour un général. Les relations publiques, (PR : public relations) sont une « industrie ». Cela suppose la conviction qu’il n’y a rien de mal à faire de la publicité pour ce que l’on fait, fût-ce pour une religion, une politique, une guerre... 7. Gen OTIS (TRADOC 91), US Army. 82 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 83 L’arme de la croyance Or toutes ces tendances s’exacerbent précisément au moment où se développent partout des techniques étatiques d’influence pour : – gagner des marchés, rendre d’autres pays plus réceptifs à ses produits en faisant en sorte que les consommateurs deviennent désireux de certains biens ou d’un certain style de vie ; – peser sur les instances internationales, faire jouer ses amis dans le sens de ses intérêts ; – avoir des alliés et des relais d’opinion dans d’autres États, le cas échéant favoriser leur succès politique dans leur pays, soutenir les réseaux idéologiques, politiques ou religieux plus ou moins affiliés hors de ses frontières ; – jouir d’une bonne image, susciter une préférence spontanée ; – employer des professionnels de la communication (ou imiter leurs méthodes) pour peser sur les décisions d’autorités nationales ou internationales ou défendre sa réputation auprès d’une opinion et de médias étrangers ; – s’assurer que ses positions seront relayées par des ONG, des autorités religieuses, morales, culturelles dans les forums internationaux ; – former les élites ; – s’adresser directement à l’opinion étrangère ; – le cas échéant, créer des médias pour cela ; – susciter le rejet du rival, le décrédibiliser, le diaboliser en « gérant la perception » de l’opinion ; – mener en sous-main des actions de déstabilisation contre des entreprises ou solliciter des autorités étrangères qui contrarient votre politique ; – encourager certaines mentalités, cadres intellectuels, valeurs, catégories, codes... qui rendront les relations plus faciles, qui amèneront les autres à penser, travailler, juger comme vous. De la guerre culturelle au formatage « Nous devons apprendre à subvertir, saboter et détruire nos ennemis par des méthodes plus intelligentes, plus sophistiquées et plus performantes que celles qui sont utilisées contre nous. C’est pourquoi, il peut devenir nécessaire que le peuple américain soit mis au courant, comprenne et donne son appui à cette philosophie fondamentalement répugnante 8 » (commission Hoover). 8. US Senate, Foreign and Military Intelligence, Book I, Final report of the Select Comitee to Study Governemental Operations with Respect to Intelligence Activities, US Government Printing, Washington DC, 26 avril 1976. 83 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 84 Maîtres du faire croire Après l’expérience de la Première Guerre mondiale, les Américains ont beaucoup appris de la propagande contre le nazisme (y compris par le cinéma comme la série Pourquoi nous combattons de Capra). Bientôt, des spécialistes comme le général William Donovan théorisent la guerre psychologique. Comme le constatait Laswell : « pendant la guerre, il a fallu reconnaître que la mobilisation des hommes et des moyens n’était pas suffisante ; il devait y avoir une mobilisation de l’opinion. Le pouvoir sur l’opinion comme sur la vie et les biens, est passé dans des mains officielles, parce que le danger de la licence était plus grand que celui de l’abus » 9. L’idée de créer des administrations ou organismes militaires spécialisés date des années 1950. Durant la guerre froide. Eisenhower prône une guerre psychologique au communisme qui couvrira une vaste gamme d’actions « depuis chanter un bel hymne jusqu’aux plus extraordinaires formes de sabotage physique ». Dès 1952, des glossaires de terminologie militaire définissent les composantes de cette nouvelle discipline tandis que s’ouvre à Fort Bragg en Virginie un Psychological Warfare Center. Durant la guerre froide, la CIA conçoit un plan de « guerre culturelle » 10, et conduit, notamment à travers le Congrès pour la liberté culturelle, une politique de subventions à des journaux, livres, conférences, manifestations artistiques. Tout cela est censé sauver l’intelligentsia de l’attraction du communisme et offrir une alternative culturelle, politique et morale aux populations de l’Est ou des pays tiers. L’agence diffuse les auteurs antistaliniens, fussent-ils de gauche, mais aussi le jazz, la peinture abstraite, toutes les formes d’une culture distractive « jeune », qui font contraste avec le pesant réalisme socialiste : des gens qui lisent Koestler, sifflent l’air de Porgy and Bess ou aiment la peinture abstraite ne seront jamais « rouges », pense-t-on à l’agence. L’entreprise a un prolongement. Eisenhower crée en 1953 l’United States Information Agency 11. Elle fonctionne jusqu’en 1999 et mène d’abord une politique de vitrine médiatique. Elle subventionne des 9. Propaganda Technique in the World War, Alfred KNOPF, 1927, p.14. 10. S. Saunders, dans Qui mène le bal ?, apporte de nombreuses références sur cette période. 11. On en trouvera les archives numériques sur http://dosfan.lib.uic.edu/usia/. 84 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 85 L’arme de la croyance publications et manifestations et surtout des radios dont Voice of America émettant en 45 langues et Radio Free Europe, vers l’autre côté du rideau de fer. Le but est de répandre une « bonne image » des États-Unis, d’offrir à des audiences étrangères des informations auxquelles elles n’avaient pas accès, de promouvoir des valeurs culturelles. L’USIA entretient des réseaux d’amis des États-Unis : journalistes et personnalités invités à visiter le pays, boursiers (notamment le programme Fullbright) et anciens étudiants des universités américaines... Le tout trouve un nom en 1970 : « diplomatie publique 12 », une diplomatie qui soutient les objectifs politiques en s’adressant directement à l’opinion extérieure. Mais pas au public domestique : l’US Information and Educational Exchange Act de 1948 connu comme Smith-Mundt Act, interdit de faire de la propagande auprès de citoyens américains. Dans la décennie 90, la notion tombe en désuétude faute d’ennemi à combattre, et l’USIA finit par se « fondre » dans le département d’État. Pendant un demi-siècle, relayée par l’USIS (United State Information Service), la diplomatie publique a ainsi produit ou exporté des milliers d’heures d’émissions, de films, de livres, mais aussi établi des contacts avec des milliers de gens pour « raconter au monde l’histoire vue d’Amérique ». Son bilan est discuté : beaucoup la considèrent comme une bureaucratie coûteuse faisant mal ce que l’autre camp réalise en sens inverse, relayé par des intellectuels progressistes. Second reproche : était-il vraiment utile de payer des fonctionnaires pour rendre l’Amérique plus populaire alors que James Dean, Marilyn Monroe, Elvis Presley, la MGM, puis CNN y parvenaient de façon plus crédible et en rapportant des devises ? D’autres encore se demandent si la chute du Mur de Berlin n’est pas à porter au crédit de la télévision de RFA reçue en RDA : elle propageait une image bien plus positive de l’Occident que tout service officiel. Dans les années qui séparent la fin de l’URSS du 11 septembre, la politique d’influence américaine se confond, moins dans l’esprit de ses promoteurs, avec un « élargissement » du modèle occidental, 12. Il existe sur Internet un « réseau de la dipomatie publique » : http://www.mucic.mq. edu.au/pub/index.php et même une encyclopédie en ligne de type Wiki : http://public diplomacy.wikia.com/wiki/Main_Page. 85 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 86 Maîtres du faire croire si ce n’est avec le mouvement de l’histoire. Il s’agit de « contrôler la mondialisation » (shapping the globalization 13), donc d’en encourager une forme qui repose autant sur les droits de l’homme et le marché que sur les technologies de la communication et le métissage des cultures. Cette politique quasi pédagogique prend de multiples formes. Ce peut être l’accompagnement du passage à la démocratie des anciens pays socialistes par ONG ou think tanks interposés, comme l’apologie des autoroutes de l’information en future « agora planétaire ». L’influence se privatise dans la même décennie 90. Elle devient une dimension fondamentale de l’intelligence économique. Elle sert d’abord à la conquête des marchés ; là encore, les Américains comprennent qu’il faut combiner soutien politique, imitation des modes de vie, prépondérance des standards techniques ou juridiques et un imaginaire culturel favorable au made in USA. D’autres facteurs jouent, telle la complexité croissante des normes internationales de production, donc le rôle des instances internationales et partant l’intérêt du lobbying étatique 14. Il faut également tenir compte du poids de mouvements soucieux des dimensions écologiques, sociales ou sécuritaires de l’activité économique, de celui des ONG et des « parties prenantes », des facteurs d’image et de réputation dans la compétitivité des firmes... Autant de raisons qui incitent les entreprises à se lancer dans une politique internationale d’influence positive, voire agressive, en liaison avec leur gouvernement. Elles sont à la merci d’une mise au pilori par une ONG, d’une attaque médiatique, d’une déstabilisation informationnelle : elles doivent se préserver d’une dénonciation ou d’une « e-rumeur ». Dans cette période, l’influence trouve son nouveau nom : le soft power. L’expression lancée par le doyen Joseph S. Nye 15 devient un concept clé des relations internationales. Si l’Amérique prédomine dans le domaine du « hard power », en particulier militaire, dit en substance Nye, elle doit aussi son statut d’hyperpuissance à sa capacité de séduire et d’attirer. La notion recouvre le rayonnement de 13. Voir Denece E. et Revel C., L’Autre Guerre des États-Unis, Robert Laffont, 2005. 14. « Lobbying et vie politique », Problèmes politiques et sociaux, n°877-878, La Documentation française, 2005. 15. The Paradox of American Power, Oxford University Press, 2002. 86 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 87 L’arme de la croyance l’Amérique, dû à sa technologie, à sa réputation, à ses artistes, à son cinéma, à ses universités... et autres choses où le gouvernement a peu de responsabilités. Mais le soft power repose aussi sur sa diplomatie, sa capacité de convaincre et d’entraîner dans les organisations internationales. Amener les autres à désirer ce que vous voulez « sans carotte ni bâton » : voilà qui est tentant mais qui résonne un peu comme un vœu pieux. Ce débat plutôt abstrait avant le 11 septembre prend une autre tournure en 2001. L’Amérique découvre la haine qu’elle suscite. Pour une part, les néo-conservateurs qui tenaient en réserve leurs plans contre les États voyous, leur guerre « préemptive », dite aussi « quatrième guerre mondiale 16 » contre le terrorisme, jouent la « carte du dur ». Parallèlement, la référence à l’influence douce semble redevenir un mantra de la géopolitique américaine, comme la recette d’une potion magique que l’Amérique devrait retrouver pour mettre fin à l’animosité. L’appel à rétablir un soft power décrédibilisé par une guerre contreproductive devient une constante du discours critique contre G. W. Bush. Ainsi, lorsque Francis Fukuyama 17 rompt avec le camp néoconservateur, cet ancien chantre de la fin de l’histoire oppose la mauvaise méthode, la promotion de la démocratie par les armes, à la « bonne », celle qui consisterait à restaurer le soft power. Il ne faudrait pas renoncer au principe wilsonien, mais recommencer à rechercher le consensus de ses alliés, à mener une action à travers des ONG et des organisations internationales régionales. Le soft power n’est pas un monopole des démocrates, et les républicains ne sont pas forcément « hard ». La nuance entre diplomatie publique, soft power et influence renseigne davantage sur le locuteur que sur le contenu qu’elle recouvre. Comme quand Nye déclare que « l’Amérique doit mélanger le pouvoir dur et soft en un “pouvoir intelligent” (smart power), comme elle le faisait du temps de la guerre froide ». Nombre de républicains prônent de tarir les sources de l’extrémisme religieux en restaurant l’image des États-Unis. Une 16. Voir F.-B. HUYGHE, Quatrième guerre mondiale, faire mourir et faire croire, éditions du Rocher, 2004. 17. « After neoconservatism », The New York Times Magazine, 19 janvier 2006. 87 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 88 Maîtres du faire croire image dont les sondages montrent la dégradation depuis six ans... Un think tank comme le très droitier Heritage préconise la diplomatie publique contre le terrorisme. Une des premières réactions de G. W. Bush en 2001 a été, du reste, de créer un sous-secrétariat d’État à la diplomatie publique, d’abord confié à la publicitaire Charlotte Beers. Elle a produit des vidéos démontrant la liberté de culte dont jouissent les musulmans aux États-Unis. Au cours des guerres d’Afghanistan et d’Irak sont apparues des radios arabophones et même une télévision, Al Hurrah, pour contrer Al Jazeera dans le monde arabe. Al Hurrah qui émet du territoire américain n’avait aucune chance face à Al Jazeera, ni même sa rivale Al Arabya (lancée par les Saoudiens pour contrer la chaîne qatarie). Pendant ce temps, Chavez crée TV Sur, une télévision internationale d’information continue anti-impérialiste, Poutine TV Rossia. Et la France, France 24 qui émet en français, en anglais et en arabe. Face à cela et à des monstres comme CNN International, Fox News International, BBC International, Deutsche Welle, CCTV, etc., les Al Hurrah ou radio Marti, l’anticastriste, pèsent de peu de poids. Sans tomber dans les clichés sur la naïveté américaine, difficile de ne pas être frappé par l’importance accordée au critère du vrai et du faux : ce serait une grave faute pour le gouvernement que de mentir à ses citoyens, tandis que tromper des adversaires ou des étrangers est supportable. L’Office of Strategic Influence, créé en octobre 2001 par le département de la Défense en est l’exemple. En février 2002, les médias se sont intéressés à cet organisme assez mystérieux créé après le 11 septembre pour « vendre » la guerre au terrorisme et dont les méthodes auraient comporté une information deception, littéralement une tromperie informationnelle. En langage militaire, la deception, que nous introduisions plutôt par intoxication, sert à faire parvenir des informations fausses au commandement adverse... En clair, l’OSI était susceptible de mentir et ses mensonges auraient pu toucher des citoyens américains. Au final, Donald Rusmfeldt a été obligé de dissoudre la sulfureuse officine tout en faisant remarquer ostensiblement que « la presse avait eu le nom et non la chose » 18. 18. On peut facilement suivre les aventures de la diplomatie publique américaine sur les sites du Center for Media and Democracy (http://www.prwatch.org) lui-même doté de sa propre encyclopédie en ligne (l’ancienne disinfopedia.org) ou le site « frère » www.sourcewatch.org. 88 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 89 L’arme de la croyance La diplomatie publique n’est pas qu’affaire des hauts fonctionnaires : le secteur privé y intervient. Ainsi Walt Disney produit avec le département d’État des films qui présentent favorablement les États-Unis à ses visiteurs ou les « cercles d’influence » patriotiques regroupent des entreprises, des groupes de journalistes ou des chambres de commerce. Du missile à l’image « Ce n’est plus celui qui a la plus grosse bombe qui l’emportera dans les conflits de demain, mais celui qui racontera la meilleure histoire 19 » (J. Arquilla, Rand Corporation). « L’information est capable de rendre les soldats inutiles. Si, grâce à l’information, nous pouvons amener un État à faire ce que nous voulons ou ne pas faire ce que nous ne voulons pas, nous n’avons plus besoin de forces armées, c’est vraiment révolutionnaire 20 » (général Bruce Lawford). L’obsession militaire de l’influence se traduit par une intense production en langue de bois dont voici un petit échantillon 21 : « Les opérations informationnelles (IO) sont indispensables au succès des opérations militaires. Leur but est d’assurer et maintenir la supériorité informationnelle au profit des USA et de leurs alliés. (...) elles comportent l’emploi intégré de la guerre électronique (Electronic Warfare, EW), les opérations de réseaux d’ordinateurs (Computers Network Operations, CNO), les opérations psychologiques (Psyop), la déception militaire (mildec) et les opérations de sécurité (Opsec). » Ailleurs, le lecteur apprendra la palpitante différence entre : – les affaires civiles (les relations avec la population et les autorités dans une zone avant, pendant, et après l’action militaire proprement dite) ; – les opérations psychologiques de renforcement (menées par les forces armées américaines dans une zone hostile) ; – les opérations psychologiques ouvertes en temps de paix ; – et autres désignations ésotériques dont il est bien précisé qu’elles n’ont rien à voir avec la propagande pratiquée par l’ennemi. 19. John Arquilla cité dans « Les doux penseurs de la cyberguerre », Le Monde, 9 juin 1999. 20. Cité par Adams The nex world war. 21. Toute cette terminologie est résumée dans le Dictionnaire de termes militaire du département de la Défense (http://www.dtic.mil/doctrine/jel/doddict/). 89 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 90 Maîtres du faire croire Ainsi, les psyops (les opérations psychologiques), seraient : « des opérations planifiées pour fournir des informations et indicateurs sélectionnés à des publics étrangers pour influencer leurs émotions, motivations, raisonnements objectifs et finalement le comportement de gouvernements étrangers, organisations, groupes et individus. Leur but est de produire ou renforcer des attitudes et comportements étrangers favorables aux objectifs de l’initiateur des psyops ». Noter au passage cette notion de « sélection » visant un effet comportemental. Pour clarifier ces nomenclatures (et quelques autres que nous épargnerons au lecteur), quelques distinctions sont nécessaires. La principale sépare d’une part l’utilisation des technologies de l’information et de la communication comme armes ou soutiens des armes (dégrader les systèmes d’information de l’adversaire, mieux l’espionner, intercepter ou observer pour mieux coordonner ses propres forces, mieux les informer, les rendre plus rapides, leur permettre de travailler en réseaux) et, d’autre part, l’usage de l’information à des fins « psychologiques » (soutenir ou abaisser le moral de l’un ou l’autre camp, susciter de l’attrait ou de la sympathie, décrédibiliser un adversaire, diviser ses soutiens ou gagner des alliés, provoquer de la crainte ou de la contrainte morale...). Il faut aussi distinguer suivant les destinataires : commandement ennemi, armée et population adverses, neutres, opinion internationale, et sa propre population. Les périodes d’action comptent aussi : temps de paix, opérations militaires, opérations dites « autres que la guerre » (une période de pacification ou de reconstruction d’un pays) ou encore opérations de « renforcement » après la victoire sur le terrain. Les manuels américains distinguent également entre des niveaux (opérationnel, tactique, stratégique) de méthodes comme les psyops. Chaque conflit devient l’occasion d’éprouver de nouvelles méthodes de guerre de l’information. Celle-ci se développe dans trois directions : la destruction ou la paralysie des systèmes ennemis (une attaque sur le medium), le renseignement et l’exploitation d’informations (une attaque sur la ressource-information) et le « management de la perception » (en clair : l’attaque par le message ou plutôt les messages disponibles). Les deux premières renforcent les forces (elles rendent les missiles plus efficaces), la troisième les remplace. 90 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 91 L’arme de la croyance Lors de la seconde guerre d’Irak, les spécialistes des psyops se sont sentis soutenus par l’élan patriotique qui a incité les médias à refuser toute attitude unamerican. Peu d’initiatives très novatrices cette fois, sauf peut-être l’idée des journalistes « embedded », comme « ancrés » dans des corps de troupe dont ils partagent la vie. Les trucages qui se révéleront parfois très vite, comme la mise en scène qui accompagne la chute de la statue de Saddam 22. La nouveauté s’est située en amont dans l’action des intellectuels néoconservateurs qui, depuis des années, travaillent via leurs relais dans la classe politique ou dans les médias, puis, après la réélection de Bush, dans les arcanes du pouvoir. La fabrication des prétextes de guerre s’est faite et se fait encore sur le plan idéologique, par une doctrine qui justifie l’emploi de la force et désigne l’ennemi (l’Irak en attendant l’Iran). Elle s’est faite et se fait encore sur le plan pratique, par le travail collectif des néos. Au sein de l’administration, ils sélectionnent les témoins, les sources douteuses, trouvent des relais y compris à l’étranger. Ils finissent par persuader un pays entier (ou au moins son gouvernement) de deux contrevérités flagrantes : l’existence d’armes de destruction massive dans un Irak présenté comme une quasi-puissance nucléaire et les liens entre Al Qaeda et Saddam. L’idéologie (pour justifier la guerre), l’image (pour la vendre, la rendre acceptable pour les sensibilités et les valeurs modernes) et l’influence globale (pour trouver des alliés et raffermie son pouvoir) : les trois I sont confiés aux civils de Washington plutôt qu’aux brigades de psyops sur le terrain. Surtout, les fonctions constantes de la propagande sont en train d’évoluer dans un jeu où les informations circulent sans frontières. La première fonction de la guerre psychologique est d’occulter une part de la réalité. Il fut un temps où cela se faisait avec de l’encre de Chine et des ciseaux. Quand les images circulent par satellites, la règle est plutôt de submerger sous l’abondance de sa propre production tout ce que pourrait produire l’adversaire (ou les critiques 22. Dans l’abondante littérature sur les mensonges et montages de la seconde guerre du Golfe (nous avons contribué à l’époque à travers le livre Quatrième Guerre mondiale (éd. du Rocher, 2004) et un site d’analyse en ligne de la guerre de l’information), le plus simple est de se référer aux sources américaines du Center for Media and Democracy qui a publié The best War Ever, et Weapons of Mass Deception, ouvrages largement repris et cités par les autres commentateurs. 91 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 92 Maîtres du faire croire de la guerre). Ou encore de décrédibiliser toute information provenant d’une autre source comme pure propagande. À un degré de sophistication supérieure, les chaînes de télévision et les journaux adoptent un code relatif, par exemple, à la violence des images ou à la nécessité de ne pas donner de satisfactions même symboliques aux terroristes... Ainsi, pendant la guerre d’Irak de 2003, les médias américains refusaient de montrer des morts de la même façon que lors de l’événement le plus filmé de l’histoire, le 11 septembre, personne n’a vu l’un des 3 000 cadavres, photographes et télévisions s’étant autocensurés pour ne pas voir Ben Laden se réjouir de notre effroi. Mieux, la détresse des très rares prisonniers américains filmés en 2003 par la télévision de Bagdad n’a pas été montrée par les principales télévisions américaines (dont CNN) : elles refusèrent de diffuser les scènes d’interrogatoire, de donner le nom des prisonniers et même de montrer leur visage. Il aurait été attentatoire à la dignité humaine de les voir ainsi humiliés. Les mêmes critères ne semblaient pas s’appliquer aux prisonniers irakiens que l’on pouvait montrer presque nus, les yeux bandés, agenouillés... Mais sur le territoire même des États-Unis, les choses étaient compliquées : une chaîne « ethnique » pour Philippins pouvait montrer des images et donner des précisions que ne donnaient pas ABC ou NBC sur les prisonniers (dont certains d’origine philippine). BBC International n’avait pas les mêmes pudeurs que ses cousines américaines... Seconde fonction : déclencheur d’émotions. Les guerres tendent à devenir des drames humanitaires appelant une mobilisation d’urgence de la pitié (pitié qui peut entraîner une volée de missiles sur les responsables de ces horreurs). Selon la même logique, le public se persuade que l’on fait la guerre à des criminels et pour sauver des vies. Le souffle martial qui accompagnait pendant des siècles l’expérience du conflit armé cède à la rhétorique de la pitié. C’est dans la troisième dimension que se manifeste un vrai changement de style. Plutôt que de mentir, mieux vaut fournir aux médias ce qu’ils attendent. Or ils aiment les « cas humains », les histoires avec un début, un développement et une fin, un personnage auquel s’attacher. Ils aiment les récits qui permettent de vibrer et de s’identifier. Ils préfèrent un monde lisible, souvent binaire, mais surtout passionnant. Et par-dessus tout, il est question de « gens » : la télévision, le média du gros plan et de l’intimité, n’est pas pour 92 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 93 L’arme de la croyance rien dans cet intérêt. Elle balaie ainsi la tendance à l’abstraction et aux catégories, typique d’une culture de l’imprimé, au profit de « l’intérêt humain » et des « récits de vie ». Or un tel récit peut n’avoir aucune valeur générale et démontrer n’importe quoi : dans tout camp, il y a des gens héroïques, des souffrances insupportables, des victimes innocentes, des violences injustes... Un monde des petites histoires est un monde sans grande histoire, ignorant passé, rapports de force, jeu des intérêts, sans autre choix que de distinguer les braves gens qui nous ressemblent des salauds. Produire une pseudo-réalité plus télégénique que la vraie est une des principales tâches des responsables de la guerre psychologique. Cette technique de scénarisation, d’autres la rattachent à la catégorie du « virtualisme » 23 ou du storytelling 24, art de raconter des histoires pour motiver les gens, employés dans le management puis dans le marketing politique, puis comme arme de guerre psychologique. Parmi les « histoires » exemplaires qui ont marqué le récent conflit, celle de l’héroïque et charmante soldate Jessica Lynch blessée, prise, emprisonnée par les Irakiens (on suggérait même qu’elle avait été torturée et violée) et finalement libérée par des commandos américains devant les caméras de la télévision. Par la suite, Jessica elle-même a révélé qu’elle avait été bien traitée et que le groupe d’intervention qui l’avait secourue dans le plus pur style de Rambo courait en fait dans les couloirs d’un hôpital déserté de tout soldat au plus grand soulagement des médecins enchantés d’être débarrassés de la blessée. Tout est bon pour rendre la guerre plus sexy, des techniques de la vieille propagande (diabolisation de l’ennemi, appel au patriotisme ou approbation divine de la guerre) aux méthodes plus modernes. Celles-ci visent à parfaire la triologie : – dissimulation (noyer les informations négatives sous la surinformation) ; – stimulation (déclencher certains affects comme la compassion envers les Irakiens tyrannisés ou l’identification aux boys) ; 23. Expression employée par Philippe Grasset animateur du très remarquable site www.dedefensa.org. 24. Cette fois, l’expression provient du titre de l’ouvrage Storytelling de Pierre Salmon. 93 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 94 Maîtres du faire croire – simulation (produire des séquences très hollywoodiennes comme la chute de la statue de Saddam ou la libération de Jessica Lynch). Là encore, la tendance à la « privatisation » est forte. Ainsi, le département d’État s’est récemment fait prendre à engager des experts militaires censés être indépendants et qui commentaient « librement » la situation militaire en Irak pour les télévisions américaines. Mais il lui arrive de faire sous-traiter par le secteur privé la production d’information « brute ». En 2005, le département d’État américain passe un contrat de 300 millions de dollars avec trois firmes pour une importante opération de psyops en Irak. La première est la SAIC, Sciences Application International Corporation (plutôt tournée vers la réflexion scientifique, mais qui s’est surtout fait repérer en réorientant le sens de certains articles de Wikipedia) ; la seconde SYColeman se consacre essentiellement à la production de vidéos. Intervient enfin l’important Lincoln Group. Il se présente ainsi sur son site : « Une société de communication stratégique fournissant à ses clients l’accès à des cultures qu’il a été difficile de toucher par la communication traditionnelle à l’occidentale. » La SAIC a créé l’Iraqi Media Networks, un groupe médiatique censé être « local » mais payé par le contribuable américain (il n’a pas tardé à tomber dans les mains de chiites anti-américains). Quant au Lincoln Group, le Los Angeles Times de novembre 2005 a révélé comment il payait des médias locaux pour publier des « histoires vraies » de soldats, témoignages sur le vif, dont on se doute qu’ils étaient pour le moins passés dans les mains des speechwriters et storytellers de la compagnie. ABC News s’est procuré en 2005 un document intitulé « La fabrique des héros : Lincoln Group et le combat pour Fallujah ». La société y expliquait comment elle avait mis en valeur l’action des auxiliaires irakiens des troupes américaines lorsqu’elles ont nettoyé Fallujah tenue par les rebelles chiites. Une bonne narration peut produire victimes ou héros à volonté. Le problème est que dans les vraies guerres, il y a de vraies victimes et de vrais héros, pas forcément du côté du bien ou dans le sens de l’histoire. La stratégie de guerre psychologique des spin doctors se heurte à des obstacles à la fois culturels et psychologiques. 94 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 95 L’arme de la croyance L’un d’entre eux est la redoutable association entre appareils numériques d’enregistrement et diffision sur Internet. Comment empêcher deux matons sadiques de photographier les sévices sexuels qu’ils imposent aux prisonniers à Abou Graibh ? Comment interdire aux images immondes de circuler sur le Net ? Comment faire pour que certains clichés (comme celui de l’homme aux bras en croix avec un sac sur la tête) ne deviennent des icônes ? Dans le même genre : comment s’assurer que personne ne filme l’exécution de Saddam Hussein ? Pourtant, il circule une version révélant tout ce que ne montrait pas la pendaison filmée par la télévision irakienne : les cris de haine accompagnant l’ancien dictateur au supplice, les slogans chiites, etc., tout pour contredire la fiction d’un Nuremberg II sur Tigre. Second obstacle à toute action d’influence en temps de guerre : tout le monde ne suit pas le même code. Là où les Américains appliquent la règle du « zéro mort cathodique », l’adversaire se complaît dans les scènes de violence qui sont pour lui des sacrifices au sens religieux le plus noble : des actes qui plaisent à Dieu et qui instruisent les hommes. Et ce en dépit de la méfiance traditionnelle de l’islam envers l’image. Al Qaeda s’est dotée de sa propre maison de production, As Sahab, pour filmer et diffuser des vidéos jihadistes. Certaines sont d’une extraordinaire violence. Outre les prêches de Ben Laden et Zawahiri ou les scènes d’entraînement de jihadistes, deux genres très prisés, la filmographie comprend des scènes d’exécution : otages occidentaux égorgés face à la caméra ou « collabos » (jeunes Irakiens qui cherchent à s’engager dans l’armée pour manger) « simplement » passés par les armes. Les amateurs prisent aussi beaucoup les images de Juba, le sniper moudjahiddine de Bagdad qui filme ses exploits chaque fois qu’il abat un GI à distance. Enfin et surtout une grande partie des spectateurs doute des images qu’ils reçoivent et sont tout prêts à se persuader que les guerres qu’ils voient ou les attentats ont été tournés en studio comme dans le film Des hommes d’influence. Ou du moins que les scènes ont été arrangées pour des objectifs complaisants. Une scène de violence dans la bande de Gaza, pour un pro-palestinien, c’est une preuve de la brutalité de Tsahal qu’étouffent les médias soumis aux pressions des sionistes. Pour un pro-israélien, c’est sans doute une nouvelle manifestation du « Pallywood », le « cinéma » qu’organisent 95 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 96 Maîtres du faire croire les adversaires en promenant de faux blessés devant les journalistes naïfs. À moins que tel le petit Mohamed qui se blottissait dans les bras de son père, au début de la seconde intifada, la victime n’ait été touchée par des balles palestiniennes. Et que des reporters vendus aux Arabes n’aient relayé toute cette comédie. Telle est, en effet, la thèse que soutiendront des organisations comme le Memri 25, qui s’efforce de démontrer que les images, vu l’angle de tir, l’heure, la disposition des lieux, et autres indices ne pouvaient que prouver le contraire de ce que l’on croyait voir. La preuve par l’image n’est plus universelle. Du docteur Folamour au docteur Folimage « Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres au fonctionnement de l’esprit de groupe, il devient possible de contrôler et d’embrigader les masses selon notre volonté et sans qu’elles en prennent conscience. La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique. Ce mécanisme invisible de la société constitue un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre pays 26 » (Edward Bernays). Il est une autre raison qui explique la montée de l’influence : il existe des professionnels de la chose. Ces spécialistes passent leur journée à vendre des plans pour agir sur l’opinion. Ce sont des marchands de symboles efficaces, d’images fascinantes et de slogans irréfutables 27. Ils ont un surnom : spin doctors. Le spin, c’est la pichenette ou la torsion qu’ils donnent dans le sens désiré. Cette expression – la meilleure traduction est « docteur Folimage 28 » – s’est imposée dans sa version anglaise. Qu’ils pratiquent des « relations publiques » pour des entreprises, ou le marketing politique ou qu’ils travaillent pour l’État séducteur, les spin doctors sont partout. Ils inspirent le 25. Le Middle East Media Research Institute, (www.memri.org) dirigé par un ancien des services secrets israéliens. 26. Bernays E., Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928), Zones, 2007, également téléchargeable. 27. Voir Lora M., Marketing politique, Studyrama, 2007. Et, à titre de comparaison, un « classique » des années 1970 comme L’État-spectacle de R.-G. Schwartzenberg, Flammarion, 1979. 28. « Docteur Folimage » est une merveilleuse traduction pour l’expression spin doctors, traduction dont nous sommes désolé d’avoir perdu le nom de la chercheuse qui l’a inventée. 96 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 97 L’arme de la croyance cinéma (Des hommes d’influence ou Thank you for smoking) ou les feuilletons télévisés (Spin City) auxquels ils fournissent parfois un ressort comique. En France, nous connaissons le « conseiller en communication politique » révélé au public quand Michel Bongrand soutenait Jean Lecanuet en 1965, puis personnifié par Jacques Ségala qui se vanta d’avoir contribué à la victoire de Mitterrand en 1981 avec le fameux slogan de la « force tranquille ». Désormais, les hommes politiques ne cachent plus qu’ils font appel à ces éminences grises. Plus personne n’est surpris par un article qui surnomme Henri Guaino le « spin doctor de Sarkozy ». Ce n’est rien par rapport au monde anglo-saxon où la profession est solidement établie dès les années 1930, même si l’expression elle-même n’apparaît qu’en 1984. Leur action en temps de guerre les rend aussi célèbres que leur rôle dans l’élection des présidents de la République (voir plus loin). Déjà la guerre du Golfe de 1991 avait été marquée par la privatisation de la communication. Des agences ont contribué aux opérations de désinformation les plus fameuses comme l’histoire des couveuses de Koweït City. Une petite infirmière de 15 ans aux yeux baignés de larmes avait raconté devant les Nations Unies comment les soudards de Saddam avaient volontairement coupé l’alimentation électrique des couveuses, provoquant la mort de plusieurs prématurés. Le prétendu témoin, Nayirah, se révéla être la fille de l’ambassadeur du Koweït. Cette mise en scène et quelques autres faisaient partie du contrat de 11 millions de dollars passé entre Hill & Knowlton et les Koweitiens en exil, à la manière de ce qui sera fait contre les Serbes lors de la guerre d’ex-Yougoslavie. Parmi les multiples rumeurs qui se sont propagées pendant la première guerre du Golfe (les salles de torture de Saddam, ses canons surpuissants, son armée qui était la quatrième du monde, les Scuds porteurs de gaz qui volaient vers Tel Aviv, la marée noire que déclenchait le dictateur menacé, etc.), il est difficile de distinguer celles qui ressortissent à un travail de professionnels (une désinformation scénarisée par des agences), celles qui sont dues à la simple stupidité de faux experts se rengorgeant de prédictions apocalyptiques, et celles qui sont des rumeurs plus amplifiées par le goût du sensationnalisme. Mais toutes vont dans le même sens : 97 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 98 Maîtres du faire croire persuader les spectateurs de la perversion de l’ennemi et de la gravité du péril. Diabolisation et dramatisation sont les devises des spin doctors en temps de guerre. Plutôt que d’énumérer leurs exploits, mieux vaut présenter quelques personnalités de spin doctors. Joe Napolitan, qui fut successivement le conseiller de John F. Kennedy, de Lyndon B. Johnson et de Giscard d’Estaing, personnifie assez bien le monsieur Sondages ou le monsieur Télévision qui accompagne chaque candidat. Sa science repose sur une connaissance de l’opinion propre à déceler les thèmes porteurs et sur l’art de changer le style, d’adapter le langage de son poulain aux « nouvelles attentes » de la société. Karl Rove a été surnommé « le Bobby Fischer de la politique » (il voit, dit-on, vingt mouvements en avance), « baby genius » mais aussi « le cerveau de Bush II » ou encore « l’architecte de la victoire », victoire fort improbable remportée malgré tout contre Kerry en 2004. Ce communicant né en 1950 a beaucoup travaillé pour le parti républicain, mais aussi pour des « privés » comme le premier ministre des Bahamas Oscar Pindling, le dictateur philippin Ferdinand Marcos, et Jonas Savimbi le chef de l’Unita en Angola. Son client le plus célèbre reste cependant Georges W. Bush dont il a suivi la carrière politique dès les années 1990 lorsqu’il était candidat au poste de gouverneur. Devenu un des conseillers les plus écoutés du président Bush, Karl Rove devient la bête noire des démocrates. Fortement soupçonné d’avoir dirigé en sous-main l’affaire Plame (opération pour discréditer un élu qui doutait fortement que Saddam Hussein se soit procuré de l’uranium au Nigeria pour ses armes de destruction massive), pris dans d’autres affaires, Rove démissionne en août 2007. Son équivalent britannique est Alastair Campbell, surnommé, lui, « Ali le cynique » ou « Spin Sultan », Gepetto d’un Pinocchio que fut Tony Blair. Parallélisme dans la vie de Campbell et de Rove : Campbell conseille Tony Blair dès 1994 et devient son directeur de la stratégie et de la communication de 1997 à 2003 ; il est mis en cause dans des affaires de dossiers sur les armes de destruction massive (reproduction d’une thèse d’étudiant déjà ancienne présentée comme document de haute valeur ; utilisation de sources qu’il savait fausses comme preuves de la duplicité de Saddam, lamentable affaire aboutissant au suicide de David Kelly, l’homme qui avait 98 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 99 L’arme de la croyance révélé la falsification à la presse) ; et comme Rove, Campbell, considéré comme le dirigeant occulte du pays, finit par remettre sa démission (en août 2003). D’autres ont davantage de clients en battle-dress qu’en costume trois pièces. Tous les spin doctors agissent à la frontière de la communication politique, du militantisme idéologique, du business, des relations publiques, de l’image de marque commerciale et de manipulations dignes des services secrets. Cependant, les spécialistes de la guerre ou des opérations psychologiques présentent quelques spécificités. John Rendon, « l’homme qui a vendu la guerre » 29, dirige Rendon Group, une société de relations publiques dont le moins que l’on puisse est qu’elle est proche du département de la Défense. Il se définit lui-même ainsi : « Je suis un guerrier de l’information et un manager de la perception. » Travaillant pour le Koweït lors de la première guerre du Golfe (il se vante d’avoir fourni les drapeaux koweitiens et américains aux foules en liesse le jour du défilé de la victoire), Rendon gère l’image de l’Iraqi National Congress, les opposants à Saddam Hussein jusqu’en 2003. Il leur fait parvenir des millions de dollars pour la CIA. Pendant certaines périodes, Rendon reçoit jusqu’à 100 000 dollars par mois du gouvernement. Il s’occupe notamment de la radio arabophone de résistance irakienne, de 1992 à 1996 30, comme il conseille le gouvernement colombien ami de Washington et des clients dans soixanteseize autres pays. Rendon se retrouve dans la plupart des grandes opérations d’influence du gouvernement de George W. Bush comme l’OSI déjà citée, la création du Coalition Information Center, dans les jours qui suivent le 11 septembre pour soutenir l’opération Enduring freedom. On le retrouve secondant le président Ahmid Karzai en Afghanistan. Ce type d’éminence grise sous-traitant la couverture médiatique des opérations ou construisant l’image de marque des pouvoirs ou mouvements amis des États-Unis est devenu indispensable dans tout dispositif d’infoguerre. 29. Titre d’un article du magazine Rolling Stone : Bamford J., « The man who sold the war », Rolling Stone, 17 novembre 2005. 30. Al Hurrah renaîtra en 2003. 99 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 100 Maîtres du faire croire Le dernier exemple est Charles (Chuck) de Caro, ancien de l’Air Force Academy et ex-béret vert, ex-correspondant de guerre de CNN. C’est plutôt un théoricien, inventeur du concept de softwar. Il donne des conférences, à la National Defense University autour du thème : « Satellites, mensonges et viols en vidéo ». Pour contrer l’atrocity propaganda démoralisatrice menée par l’adversaire, de Caro propose de la submerger sous des images de l’Occident, y compris des fictions comme Alerte à Malibu. Une théorie qu’il a pu appliquer en Bosnie avec le concours de l’OTAN contre Karadzic pour la SFOR. De Caro 31 prône un « usage agressif de la télévision pour contrôler la volonté d’une autre nation en changeant sa vision de la réalité » ; il s’agirait donc d’arracher le contrôle de la communication adverse et de la retourner contre l’autre camp, jusqu’à une victoire « ignominieuse », où le vaincu est moralement défait et doute de sa cause. En clair, il est question de « pirater » la télévision de l’adversaire, pour diffuser des images truquées (ou des informations vraies dont la population locale est privée par la censure officielle). En interférant avec les programmes TV locaux pour les remplacer par les siens. Avant 2001, de Caro avait proposé de faire tomber le régime de Saddam Hussein en diffusant des reportages où le dictateur serait apparu à son propre peuple – persuadé regarder d’authentiques journaux télévisés nationaux – tenant des propos délirants ou dans des situations compromettantes. Plus tard, de Caro imagine son programme de softwar pour « tuer al Qaeda » : contre-programmation, contre-propagande, saturation des émissions adverses, séduction (y compris par des programmes commerciaux et distractifs) et autres méthodes censées arracher les foules arabes à l’emprise de la propagande jihadiste. De Caro propose les services de sa société Aerobureau : une unité de communication à bord d’un avion et prête à intervenir partout dans le monde où il faut mener la guerre de l’information. Le spin doctor américain est aussi composite qu’emblématique : un peu conseiller du prince (comme Rove et Campbell), un peu inspecteur Gadget (comme de Caro), un peu mercenaire de l’infowar 31. De Caro C., « Softwar », In Alan Campen, Douglas Dearth, and R.T. Goodden (editors), Cyberwar: Security, Strategy and Conflict in the Information Age, Fairfax, Va. : AFCEA International Press, 1996, p. 203-218. 100 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 101 L’arme de la croyance (comme Rendon). Il est lié à des gouvernements, sous-traite un travail de services secrets, un pied dans le virtuel, un pied dans le réel, entre Barnum et Big Brother, entre géopolitique, politique spectacle et contrôle idéologique. Des programmes aux produits politiques « La démocratie parlementaire est le régime où les décisions sont issues d’une délibération publique ; la démocratie médiatique est un régime où les décisions sont issues tantôt d’une manifestation publique, tantôt d’une prestation individuelle, les deux s’enchaînant sous la loi du temps court 32 » (Régis Debray). Il n’y a pas que la guerre planétaire qui emploie les spin doctors. Ils ont aussi transformé nos systèmes politiques. L’expression « vendre un candidat comme un savon » a connu un grand succès tant elle résume cette situation de dépolitisation/ marchandisation : si les candidats ne se distinguent plus sur le fond (programmatique et idéologique), l’élection se joue à la marge, à la séduction, sur la personnalité voire sur l’apparence. D’où une rhétorique de proximité confiée à des professionnels : conseillers, sondeurs, agences de relations publiques, pubeurs. Ils pensent image, parts de marché, positionnement. Donc marketing. Certes, il y aura toujours une différence entre le discours publicitaire et le discours politique : le premier se différencie à peine des concurrents et reste dans le domaine du désir. Le second suppose et suscite des adversaires. Même dans le système le plus policé, il faut dire que l’autre est mauvais, soit du fait de ses intentions, soit par manque de capacité. Le marketing commercial fonctionne suivant des valeurs présupposées communes ; le discours politique pose la question de la différence entre les valeurs. Elle est parfois très marginale. Ces réserves faites, les marketers politiques ont tendance à transposer les recettes économiques et à considérer l’électeur comme un consommateur : il exprime des besoins auxquels il faut répondre par des images. La politique intègre un double souci de monitoring de l’opinion et de production d’émotions typiques de ce que Régis Debray avait nommé « l’État séducteur ». 32. Debray R., Manifestes médiologiques, Gallimard, 1994. 101 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 102 Maîtres du faire croire Cela va de pair avec la montée de la démocratie d’opinion. Elle est caractérisée par : – le poids des sondages et des manifestations spectaculaires sur le comportement des élus et des gouvernants. Un mouvement médiatisé peut peser davantage que la loi votée, la bloquer, voire la faire retirer ; – la montée corollaire de toutes les techniques pour produire (traduisez : faire opiner) l’opinion : communication, relations publiques ou autres « manufactures du consensus » ; – le triomphe du relationnel : c’est la transformation des représentants du peuple en « personnalités » (y compris par l’exhibition de leur vie privée dans la peopolitique) « réactives » et « en prise » sur les besoins des vraies gens, surfant sur la vague du moment. Et surtout proches ; – le passage de la démocratie indirecte – basée sur la volonté du peuple souverain médiatisée par des instances représentatives – en un simulacre de démocratie où les individus ont l’illusion d’intervenir directement à travers un sondage, une manifestation ou une consultation quelconque. Ce refus de la représentation entraîne : – l’obsession de la transparence (le public doit tout savoir sur tout, le secret doit disparaître) ; – la transformation de la volonté politique en affects collectifs (urgence, émotion, indignation, compassion, engouement pour des causes ou revendications « sociétales », etc.) ; – le consumérisme politique (l’individu-roi manifeste son plaisir/ déplaisir face au produit politique qui lui est proposé). Au total il y a réduction de la politique à des « réponses » à des « demandes » de la société. À quand remonte le marketing politique ? On pourrait arbitrairement fixer sa date de naissance aux ÉtatsUnis juste après la Première Guerre mondiale, avec des agences de « relations publiques » comme celle de Bernays. Date clé : 1962. Cette année-là se tient l’élection présidentielle opposant Nixon à Kennedy. Le premier est un vieux routier, une « bête de médias ». Il est à l’aise à la radio comme devant les actualités cinématographiques. Kennedy est un homme nouveau, entouré de « crânes d’œuf » et doté d’une famille photogénique. 102 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 103 L’arme de la croyance En 1962 a lieu le premier débat télévisé entre les deux candidats à l’élection (et sans doute le premier duel télévisé au monde de ce genre). On connaît la suite : Kennedy au physique de gendre idéal gagne d’une courte tête et beaucoup pensent qu’il doit sa victoire à sa prestation cathodique. Son indéniable séduction plus que son programme lui aurait donné l’avantage sur Nixon. Une étude menée à l’époque par deux sociologues, les époux Lang, semble confirmer cette hypothèse : ils ont étudié deux groupes témoins, l’un suivant le débat à la radio, le second à la télévision. Le premier donne l’avantage à Nixon, le second à Kennedy. De là à conclure que l’image est l’élément décisif et que la télégénie fera désormais les élections, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent. À commencer par Nixon. Il se persuade d’avoir perdu à cause de détails idiots (il était mal rasé, il transpirait sous son maquillage ce qui lui donnait l’air d’un traître de comédie, tandis que son adversaire semblait à l’aise, rose et frais, etc.). À l’élection suivante, Nixon s’entoure d’une nuée de conseillers en image, de sondeurs, de publicitaires, de speech writers (écrivains et dialoguistes qui lui écrivent ses discours et ses petites phrases). Les candidats entrent dans le cycle de la professionnalisation. Et en France ? La profession est d’accord pour dire que c’est, en 1965, la campagne de Lecanuet, conseillé par le publicitaire Bongrand, qui marque l’introduction des méthodes « à l’américaine » dans des campagnes électorales dont le style n’avait guère changé depuis la troisième République. Mais le général de Gaulle, qui méprise les « étranges lucarnes » ( la télévision) refuse de faire vraiment campagne. C’est seulement lorsqu’un cheval de retour de la IVe République, un certain Mitterrand, le met en ballottage, qu’il consent à enregistrer la première de ses fameuses interviews par Michel Droit. Ce changement politique qui annonce l’avènement de la politique spectacle coïncide avec la découverte des pouvoirs de la télévision. Tout cela, c’est de la préhistoire. Le marketing politique qui était une pratique plus ou moins empirique est devenu décisif, ne seraitce que par les enjeux financiers (le coût des campagnes s’accroît vertigineusement, d’où les problèmes de financement illégal des partis dans les années 1980 et 1990). D’autre part, il est tentant de conclure 103 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 104 Maîtres du faire croire que ce sont les communicants qui pensent désormais pour les candidats et dictent leurs opinions. L’écran fait de chaque candidat un personnage qui parle dans l’intimité de votre salon. Cela a un impact sur la hiérarchie et le recrutement de la classe politique elle-même qui devra inscrire la séduction médiatique au nombre des critères de sélection. En 1965, Lecanuet faisait ricaner avec ses dents blanches et sa caravane publicitaire. En 1981, on s’indignait que le slogan « la force tranquille », initialement conçu pour Giscard ait pu resservir à Mitterrand. Dans les années 1980 et 1990, les noms des conseillers en communication – les Pilhan, les Brochand, les Séguéla, les Marti – employés par les principaux responsables politiques sont plus connus que ceux des maîtresses des présidents : on s’étonne de l’existence des premiers, pas des secondes. Il est vrai que les premiers travaillent parfois indifféremment pour la droite ou pour la gauche. Aujourd’hui, chacun sait que les discours du président ont été écrits par un spin doctor, que ses apparitions ont été scénarisées, que rien n’a été fait sans être précédé de sondages et analyses d’image, que tout est « com » et spectacle et nul ne s’en offusque. À quoi sert le marketing politique ? – à analyser finement l’opinion, ses aspirations, ses valeurs montantes et ses demandes, en particulier par des sondages censés révéler les clefs de la future élection et les « phénomènes de société » ou courants sociaux ; – à surveiller la stratégie des rivaux ; – à produire une nouvelle image du candidat en améliorant à la fois son look, son discours et sa thématique ; – à la « com » au sens large (faire apparaître au maximum le candidat), à gérer ses apparitions et ses soutiens médiatiques. Or chacune de ses fonctions produit une dysfonction : – le politique finit par considérer la politique comme un art divinatoire : découvrir les vrais besoins des vraies gens, leur vraie demande et y « répondre » avant les autres ; – le politique est dans l’angoisse du repositionnement : chacune de ses idées est évaluée suivant qu’elle le fait apparaître comme « plus » ou « moins » qu’un autre ; – le politique souffre d’une hystérie de séduction dont témoigne l’obsession de manifester sa qualité totémique résumée en un mot- 104 02-De la propagande*:Lim 30/09/08 7:55 Page 105 L’arme de la croyance clef (rupture, respect) ou au contraire de compenser son défaut majeur. Ainsi Chirac ne songeant qu’à paraître calme, Jospin chaleureux, Sarkozy modéré et Royal socialiste ; – le candidat vit dans un système de perpétuel effet d’annonce et de scénarisation où les notions de contenu et de pertinence du discours perdent tout sens. Du coup, le marketing politique acquiert une fonction quasi idéologique : il pense pour vous (ou plutôt pour les politiques qui y ont recours). Autour de quelques catégories comme l’opinion, la modernité, les valeurs, la République, les contraintes de l’économie, la mondialisation, il construit une machine à répondre à toutes les questions. En imposant un style décontracté et modéré, en apaisant les affrontements, en faisant « l’agenda du débat » avec ses catégories et des limites, d’une part, et d’autre part en organisant la compétition systématique entre les candidats, en les conduisant à réagir à chaque initiative de l’autre, il a acquis une fonction « agonistique » : organiser rituellement l’affrontement, ses terrains, ses règles et ses limites. 105
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