Récit-Promenade sur le sable-Jenny
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Récit-Promenade sur le sable-Jenny
Jenny Losier Lauréate 2011 du Prix Volet Jeunesse Richelieu décerné par le Prix littéraire Antonine-Maillet-Acadie Vie À vous, qui avez un jour ou l’autre fait partie de ma vie. Je vous dédie à tous ce récit. Sachez que ce prix je l’ai eu grâce à vous tous, vous qui avez coloré ma vie. Famille, amis, enseignants et professeurs, vous avez tous contribué de loin ou de près à la personne que je suis aujourd’hui. Merci. Promenade sur le sable Aux premières lueurs du matin, la mer, encore calme, caressait doucement le sable de ses fins voiles d’eau salée. Les cailloux promenés un peu partout sur la grève dessinaient de longues courbes divisant le sable sec du sable mouillé. Les premiers rayons de soleil effleuraient au passage la crête de quelques vagues, pour ensuite aller projeter leur lumière dorée à travers les fenêtres de deux petits chalets reposant à quelques pas de l’océan. Assis sur les premières marches de la véranda, un bol de céréales sur les genoux, le jeune Simon était déjà debout pour assister au lever du soleil. À vrai dire, le spectacle lui importait peu. Il ne voulait surtout pas manquer une seule seconde de la grande aventure que serait sa journée. Simon et ses parents venaient pour la première fois passer l’été dans ce petit havre. Depuis leur arrivée, ses journées se résumaient à trois choses : châteaux de sable, cueillette de coquillages et plongée sous-marine le long des côtes de l’Atlantique. En à peine quatre jours, le plancher de la chambre du gamin fut recouvert de cailloux, de coquillages et de bouts de bois usés par la mer. Sa mère le suppliait de n’en garder que quelquesuns, mais il lui était impossible de faire un choix parmi ses trouvailles. Il les adorait toutes. Ce matin-là, malgré l’air encore frais, Simon était prêt à faire de grandes découvertes vêtu de son maillot de bain, lunettes au cou et tuba à la main. Quelques heures plus tard, il ressortait de l’eau, ayant fouillé tout le fond marin des environs. Ses poches étaient remplies de trésors, morceaux de verres usés par la mer, roches de toutes les couleurs et plusieurs exemplaires de ces coquilles de moules d’un bleu sombre, quelquefois tachetées de blanc. Il était maintenant neuf heures, la matinée était encore jeune et le sable recevait de bonne grâce les coups de pelle de Simon. Il avait construit au moins vingt châteaux de sable en trois jours. À son désespoir, la mer en avait emporté dix-huit. Les deux seuls ayant résisté n’auraient sûrement pas une longue espérance de vie, puisque leurs grandes tours menaçaient de s’écrouler au moindre coup de vent. Simon s’affairait à sa construction. Il empilait la troisième tour lorsque son vieux voisin, l'air ennuyé, sortit de son petit chalet. Depuis le début des vacances, ce bonhomme sortait faire un tour, toujours vers la même heure. D’après ce qu’il avait entendu des discussions de son père et de sa mère, leur voisin se nommait Armand. Simon l’avait minutieusement observé. Il sortait de chez lui, regardait le ciel, sans doute pour vérifier s’il n’allait pas pleuvoir, et marchait ensuite, lentement, pieds nus sur le sable mouillé. Comme les grands voiliers, il partait vers l’horizon jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer qu’un tout petit point au loin sur le sable doré. Il marchait lentement, s’appuyant à chaque pas sur sa canne de bois. Les heures passaient et, lorsqu’il revenait de sa promenade, il enjambait les châteaux de sable, aussi indifférent à ceux-ci qu’il l’était envers le petit garçon. La première fois que Simon avait croisé son voisin, il avait été effrayé par le temps qui avait creusé son visage de rides, marquant ainsi quatre-vingt-douze années d’existence. Malgré son air grincheux et son indifférence, ses yeux rêveurs et remplis de tendresse le trahissaient, et ça, Simon l’avait remarqué. À quoi donc songeait-il durant ses longues promenades, et pourquoi n’était-il pas impressionné à la vue de ses grandes tours de sable? Après tout, ses parents étaient toujours emprunts de fierté de voir ses multiples constructions du Moyen Âge nouvellement érigées et étalées un peu partout sur la plage. Chaque jour, Simon observait son vieux voisin qui passait tout près de lui sans rien dire. Seul le bruit des vagues importunait le grand silence qui s’étendait entre eux. Ce même silence qui, chaque jour, les séparait. Les questions se bousculaient sans cesse dans sa petite tête. Il en était venu à se demander si Armand n’était pas sourd et muet. Un beau matin, se sentant seul, même s’il était entouré de milliers de grains de sable, Simon se lança. Il envoya un bonjour amical au vieil homme, pensant que celui-ci s’arrêterait pour discuter de cette magnifique journée de juillet. Malheureusement, Armand regarda le garçon sans même lui sourire et continua son chemin. Déçu par sa tentative avortée, Simon décida qu’il punirait son vieux voisin. Le matin suivant, avant même que la lueur du jour ne fasse son apparition, le gamin de huit ans était réveillé et se dirigeait sur la plage armé d’une grosse pelle bien profonde. La veille, juste avant de s’endormir, une idée lui était venue pour qu’il puisse venger sa déception. Il bâtirait une immense butte de sable sur la plage, tout en longueur, entre les deux chalets. Celle-ci empêcherait Armand de faire sa promenade. Le sable serait si hautement érigé que ses vieux genoux courbaturés ne pourraient pas enjamber la butte aussi facilement qu’il le faisait avec ses châteaux de sable. Depuis plus de trois heures, il charriait le sable, avec la même force que s’il déblayait l’entrée après l’une de ces immenses tempêtes qui paralysaient tout. Le fruit de son travail atteignait maintenant un demi-mètre de hauteur et lui arrivait pratiquement à la taille. Lorsqu’il fut neuf heures et demie, il courut chez lui se cacher pour espionner Armand qui se buterait bientôt à sa construction. De la fenêtre de sa chambre, il avait une vue imprenable sur toute la plage. À moitié caché derrière son rideau, il observait la scène en silence. Le vieillard sortit de sa cabane comme d’habitude, puis il se mit à marcher. Il semblait encore plus frêle que les autres jours. Après avoir regardé le ciel, il fit à peine quelques pas et se trouva face au tas de sable. Il en fut très offusqué. Il n’envisagea même pas la traversée. Il fit donc demi-tour, le cœur lourd, et se dirigea sans même jeter un œil sur le chalet où habitait l’auteur de ce mauvais coup. Quel vilain petit garnement était son voisin, pour empêcher un pauvre homme de faire sa précieuse promenade! Cette longue marche qu’il prenait durant la matinée, cette errance pendant laquelle il semblait ne faire qu’un avec la mer, était tout ce qui le rattachait à ses vieux souvenirs. La mer avait été toute sa vie. Il avait grandi avec sa famille tout près de ce grand océan. Souvent, il s’était amusé avec ses frères et sœurs dans cette eau glacée. Maintenant, le bruit des vagues lui remémorait cette joie qui les avait tous bercés lors de leurs journées à la plage. Armand, cadet de sa famille, avait vu beaucoup de gens le quitter en rendant leur dernier soupir. Aujourd’hui, une seule de ses sœurs vivait encore. Malheureusement, il ne la voyait pas très souvent puisqu’elle était cloisonnée dans un foyer de soin, à trois heures de route de chez lui. La mer lui remémorait aussi d’autres grands plaisirs comme la pêche. Très jeune, il avait été émerveillé par les filets de son père et partait souvent avec lui pêcher la morue. Quand il fut plus grand, il vécut de ce passe-temps, se laissant bercer par les vagues qui le menaient d’un banc de poissons à un autre. Lorsqu’il revenait de ses expéditions de pêche, sa jolie femme était toujours là à l’attendre. Anne, tel était son nom, était incapable de lui donner un fils. Armand aurait tellement voulu avoir un garçon pour l’amener voguer sur l’océan, comme l’avait fait son père dans sa jeunesse. Malgré tout, Armand adorait sa femme qui ne manquait d’ailleurs pas de l’accompagner lors de ses grands séjours en haute mer. Peu nombreux furent les moments où ils eurent à se séparer l’un de l’autre. Il n’avait dû la quitter qu’une seule fois mis à part quelques-uns de ses voyages de pêche. C’était en 1944, durant la Seconde Guerre mondiale. Il avait fait partie du grand débarquement qui eut lieu sur les côtes de la Normandie. À cette époque, la mer qui avait toujours été son alliée était devenue son ennemie, celle qui le séparait de sa bien-aimée. De plus, lui qui à l’habitude revenait à la terre ferme le cœur rempli de bonheur et la cale inondée de poissons, fut surpris par l’horreur du spectacle que donnaient les plages où son régiment avait eu l’ordre de se rendre. Pendant la guerre, Armand s’était lié d’amitié avec quelques hommes faisant partie du grand voyage par-delà l’Atlantique. D’autres amoureux de la mer et de la pêche faisaient partie de la traversée. Plusieurs de ses compagnons furent tués quelques heures seulement après avoir posé le pied en Normandie. Vers quelle grande tristesse les vagues l’avait-il mené? Voir le tiers de son régiment à plat ventre, ensanglanté sur le sable mouillé, l’avait désespéré. À son retour chez lui, même quand Anne était blottie tendrement dans le creux de son épaule, il se remémorait parfois, malgré lui, ces affreux souvenirs. L’âme sensible d’Armand était souillée pour toujours. Il avait vite repris les filets et la barre, mais sans jamais retrouver le plaisir d’autrefois, du va-et-vient des vagues. Malgré le souvenir des horreurs dont il avait été témoin, il fit une bonne vie avec Anne et son bateau. Les curés disaient que la guerre changeait les hommes et ils avaient toutes les raisons du monde de le penser. Cependant, pendant un bon moment, Armand avait réussi à oublier ce cauchemar, diverti qu’il était par la vie. L’année de ses quatre-vingt-cinq ans, le pire arriva. Sa femme luttait déjà depuis un an contre un cancer très agressif quand elle perdit la bataille, laissant Armand seul, en pleurs. Après avoir partagé toute sa vie avec une femme si magnifique, la solitude devint sa seule amie. Dans leur grande maison, Anne lui manquait terriblement. Tout lui rappelait sa douce, tout était prétexte à fondre en larmes et à plonger dans le désespoir. Bien sûr, Armand savait que leurs corps n’étaient pas éternels, mais pourquoi avait-il fallu qu’elle parte avant lui? L’épreuve fut très difficile puisque, contrairement à ses frères et sœurs qui avaient été soutenus par leurs enfants, il n’avait désormais plus personne. Elle avait été son phare, son port d’attache durant toutes ces années. Ils faisaient tout ensemble, et ce, depuis de nombreuses années. Les premières semaines qui suivirent sa mort, il n’avait même pas voulu avaler quoi que ce soit. Chaque fois qu’il préparait son repas, il trouvait que ce n’était pas aussi réconfortant que lorsque c’était elle qui cuisinait. Son départ était l’effondrement de tout son monde. Après deux ans de torture dans leur grande demeure, Armand décida d’emménager loin de tous ces souvenirs, devenus trop pénibles. Après avoir fait la visite de plusieurs maisons à vendre, il sembla tomber en plein sur ce qui lui conviendrait le mieux. C’était un petit havre sur le bord de l’eau n’ayant que trois petites pièces, une chambre, une salle de bain et une cuisine munie d’un court prolongement lui servant de salon. Maintenant qu’il habitait son précieux chalet, meublé de quelques vieux meubles usés, il se sentait moins seul puisque la mer était à ses côtés. Chaque jour depuis son arrivée, il marchait longuement longeant les vagues. C’était sa façon de laisser l’océan s’emparer de ses mauvais souvenirs pour les emporter au large. Déambulant lentement, il pouvait penser chaque matin aux longues années de sa vie passée. Parfois, ses rêveries le menaient vers son grand plaisir, dans les bras de sa tendre Anne. Certaines matinées, les goélands lui rappelaient ses jeunes années de marin et ses pensées étaient quelque fois emportées ailleurs, de l’autre côté de la vaste étendue d’eau qui le séparait des plages de la Normandie. Armand, songeur, regardait par la fenêtre de son salon la barrière que son petit voisin lui avait imposée. Après s’être remis de toutes ses émotions, il réfléchit sagement. Ce petit bout de personne ne se doutait sûrement pas que sa promenade était si importante pour lui. Fallait-il lui pardonner? Armand repensa minutieusement à ses dernières promenades. Il était vrai qu’il était passé chaque fois devant le petit sans même le regarder. Il avait sans doute été un peu inconvenant envers lui. Ça n’était pas vraiment de sa faute puisque le petit le regardait lui aussi sans rien dire, semblant crispé par la méfiance. Soudain, il se rappela le bonjour que lui avait lancé le garçon la veille. Cependant, Armand ne savait guère comment se comporter avec les enfants. Mal à l’aise, il avait alors continué son chemin en l’ignorant. Il admettait qu’il aurait dû faire son bout de chemin et saluer le gamin. Son inexpérience expliquait le malentendu. Il comprenait alors la nature du comportement de son petit voisin et se dit qu’à leur prochaine rencontre, il ferait de son mieux pour faire sa connaissance. Après tout, il lui manquait un ami. Pendant ce temps, dans l’autre chalet, Simon fêtait sa victoire en poussant des cris de vainqueur. Son plan avait très bien fonctionné. Après cette réussite, il passa le reste de la mâtinée à jouer dans sa chambre. Bientôt, l’heure du dîner sonna, et la mère de Simon annonça à tous que le repas était servi. À table, on discuta de tout et de rien. Cependant, lors du dessert, la conversation prit un tournant plutôt intéressant. Le père prit la parole et raconta à tous qu’il avait croisé leur voisin Armand au marché des fermiers, la veille. Il leur confia ensuite qu’il trouvait triste et dommage que le vieil homme n’ait jamais de visite. Il devait être très seul. Le dîner se termina sur cette note et Simon regagna sa chambre. Assis sur son lit, il était maintenant moins excité à la vue du barrage qu’il avait construit. Son plan avait fonctionné, mais avait-il vraiment voulu contrarier le vieux? À la pensée du vieillard rentrant chez lui, Simon se rappela la tristesse sur son visage. Maintenant, il avait terriblement honte de lui. Il avait commis une erreur en voulant donner une leçon à son voisin. Il savait qu’il devait s’excuser. Cependant, s’excuser n’était pas la seule action à poser. C’est pourquoi il entreprit à l’instant d’aller creuser un sillon à travers sa butte de sable. À l’heure du souper, tout était terminé. Il était soulagé à l’idée que sa bêtise serait bientôt réparée et que son vieux voisin pourrait, dès le lendemain s’il le voulait bien, reprendre ses habitudes. Témoin du chantier de construction, Armand regardait son petit voisin qui creusait une ouverture dans la butte. Il fut réjoui par ce qu’il voyait. Dès le lendemain matin, les parents de Simon, qui déjeunaient en plein air, furent agréablement surpris de voir leur enfant faire la connaissance de leur voisin. Le vieux Armand était arrivé devant Simon et avait sorti de sa poche un immense coquillage en forme de trompette. Simon, qui collectionnait les trouvailles de la mer, était très impressionné par ce trésor unique. Il laissa ses travaux d’architecture en plan et se leva pour aller marcher avec son nouvel ami. Ils s’éloignèrent ensemble sur la plage. Le soir venu, Simon s’emmitoufla sous ses couvertures et repensait à sa journée. Il était tellement content que son voisin soit venu lui parler. Le coquillage que lui avait donné Armand était près de lui sur sa table de nuit. Il sourit en sachant que cette merveille venait de très loin. Son voisin lui avait raconté qu’il l’avait trouvée sur une plage lors d’un voyage à l’autre bout de l’Atlantique. Aujourd’hui, Simon avait entendu des histoires de pêche qui l’avaient envouté. Armand avait autrefois été pêcheur et avait affronté de gigantesques vagues et des vents plus violents que ceux des ouragans. Dans ses rêveries, l’enfant était persuadé que son voisin ne lui avouait pas tout. Il était fort probable que ce vieil aventurier cachât de grands secrets. Il imaginait que celui-ci avait dû autrefois être le grand capitaine d’un immense bateau de pirate qui avait navigué sur tous les océans. Simon avait tant à découvrir maintenant qu’il avait fait la connaissance de son voisin. Désormais, lorsqu’il reviendrait voir la mer, il aurait un ami comme voisin. Un ami riche de belles histoires. De plus, il était convaincu qu’un jour, il connaitrait toutes les légendes entourant les trésors qu’il avait chassés durant sa carrière de pirate.