Introduction

Transcription

Introduction
Chapitre
1
Introduction
«Le P. Malebranche avoit imaginé de petits tourbillons, à l’imitation
de ceux de Descartes. Ces petits tourbillons, par les moyens desquels il
prétendoit expliquer la lumiere, les couleurs, l’élasticité, &c. ont fait pendant quelque tems une grande fortune : mais ils sont presque oubliés aujourd’hui. En effet si les grands tourbillons sont une chimere, comme on
ne peut en douter, c’est déja un grand préjugé contre les petits. D’ailleurs
on peut faire contre l’existence de tous ces tourbillons cette objection
générale & bien simple, à laquelle on ne répondra jamais ; c’est que leurs
parties ayant une force centrifuge, s’échapperont nécessairement par les
vuides que ces tourbillons laisseront entr’eux. L’existence supposée de ces
petits corps en annonce la ruine.»
D’Alembert, donnant son opinion sur la théorie de la
“gravitation tourbillonnaire” avancée par Descartes et les
Cartésiens (extrait de l’Encyclopédie, ou le Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et
d’Alembert).
turba
en latin désignait l’agitation d’une foule en proie à
l’émeute, incontrôlée et chaotique. Le vocabulaire du désordre
a en fait d’abord eu une connotation politique, avant de devenir un outil dans la description de phénomènes physiques.
turba s’est vite mêlé à turbo, associé à la notion de tournoiement, pour donner trouble par exemple, mais également tout
le champ lexical de l’agitation et du chaos, avec perturbation,
turbulence ou encore tourbillon. Ainsi le mouvement circulaire
du tourbillon a donc toujours été intimement lié à la notion
d’agitation. Les mouvements tourbillonnaires sont en effet une
caractéristique, un symptôme, du tumulte d’un fleuve ou de la
mer. À titre d’illustration, on a ici reproduit une estampe dessinée par Utagawa Hiroshige lors de son périple à travers les 60
provinces du Japon Ancien. Sur cette peinture, les eaux agitées
sont matérialisées par un tourbillon bien visible.
Plus généralement, l’omniprésence des tourbillons dans les
écoulements de tous les jours a été constatée depuis des siècles,
mais leur caractérisation est restée descriptive (e.g. travaux
de Léonard de Vinci) jusque récemment. L’exhaustivité en
la matière étant une gageure, signalons simplement quelques
exemples célèbres de tourbillons, à commencer par ceux se for- Fig. 1.1 – Mer agitée à Naruto dans la
mant naturellement. Il est remarquable de constater la diversité province d’Awa (Estampe d’Hiroshige,
d’échelles sur laquelle se forment les tourbillons. Partant des 1855).
dimensions les plus grandes, les structures tourbillonnaires les
plus gigantesques sont sans nul doute les disques d’accrétion, vastes nuages de plasma orbitant autour
d’objets massifs s’étendant sur des distances pouvant atteindre l’année-lumière. Des théories suggèrent
qu’au sein de ces structures, on trouverait des tourbillons plus modestes, qui seraient entretenus par
1
le cisaillement ambiant et favoriseraient la formation de planétésimaux, embryons de planètes. D’une
nature similaire à ces derniers, mais beaucoup plus proche de nous, la Grande Tâche Rouge de Jupiter (illustrée figure 1.2), découverte dès 1665 par Hook, est un tourbillon très robuste qui a peu varié
depuis sa découverte (Marcus, 1993). De dimensions astronomiques (on pourrait y loger plus de deux
fois la Terre), cet anticyclone bénéficie d’une longévité exceptionnelle (et encore inexpliquée), là où ses
homologues terriens ont une espérance de vie limitée à la dizaine de jours.
Quittant les échelles astrophysiques pour celles de la géophysique, on
constate que des phénomènes météorologiques particulièrement violents revettent l’apparence de tourbillons : les cyclones et les tornades.
Ces tourbillons très concentrés, et donc très intenses, ont une capacité destructrice immense. Leur trajectoire étant à la base d’un enjeu
économique et humain important, le comportement de ces tourbillons
fait l’objet de nombreuses études. Il est d’ailleurs intéressant de noter
que la communauté météorologique a fait beaucoup d’avancées scientifiques dans le domaine des tourbillons, comme nous aurons souvent
l’occasion de le constater dans la suite du manuscrit.
Avant de poursuivre notre rapide galerie de portraits des tourbillons
apparaissant spontanément, faisons un bref détour par une classe de
tourbillons générés par l’homme : les tourbillons de sillage d’avion. En
effet, à la force de portance qui sustente les avions est associée une distribution de pression particulière sur l’aile (basse pression sur l’extrados – haute pression sur l’intrados) qui est à l’origine de la génération
de tourbillons. Plus précisément, en bout d’aile d’avion, l’air est “aspiré” en quelque sorte par les basses pressions et contourne le bout Fig. 1.2 – Haut : Tâche Rouge de
d’aile, créant un mouvement d’ensemble tournoyant, c’est-à-dire un Jupiter prise par la sonde Voyager
1. Les nuages blancs sont constitués
tourbillon. Ce sont ces tourbillons qui sont visualisés par des traı̂nées
d’ammoniac. Bas : Photo d’une torblanches dans le ciel, lorsque les conditions météorologiques se prêtent nade dans le Texas. On notera une
à la condensation de l’eau dans ces zones dépressionnaires. La photo sorte de bulbe d’éclatement à sa
(figure 1.3) illustrant ces tourbillons est extraite d’une campagne de base.
la NASA visant à caractériser ces structures, qui représentent un réel
danger pour les avions suiveurs. En effet, de par leur cohérence à grande échelle et leur robustesse, ces
écoulements tournants sont à l’origine d’un très fort moment de roulis appliqué à l’avion qui s’y serait
piégé, pouvant le conduire au crash s’il ne ne parvient pas à s’en extraire. De fait, la présence de ces
structures est le principal facteur limitant les cadences d’atterrissages et de décollages dans les aéroports
actuellement (e.g. Fabre, 2002).
Après cette petite digression, continuons ce premier tour d’horizon
des tourbillons, en poursuivant notre descente vers les petites échelles.
Une fois passés les tourbillons à “échelle humaine” évoqués au début
de ce chapitre par Hiroshige, intéressons-nous maintenant à des tourbillons de taille microscopique en nous plongeant dans la structure
d’un écoulement turbulent. Il est maintenant établi (Vincent & Meneguzzi, 1991) qu’un écoulement turbulent homogène isotrope a une
vorticité organisée le long d’un réseau de fins tubes (“worms”) comme
illustré sur la figure 1.3, si bien que par analogie, ce réseau de fins capillaires concentrant la vorticité a été baptisé “les nerfs de la turbulence”
(«the sinews of turbulence », Moffat, Kida & Ohkitani, 1994). En effet, cette distribution de tubes, dont la longueur caractéristique est de
l’ordre de l’échelle intégrale tandis que leur dimension transverse est
typiquement de l’ordre de quelques longueurs de Kolmogorov, joue
sans doute un rôle majeur dans le transfert d’énergie entre petites
et grandes échelles. En un sens, ces tourbillons sont la signature de
l’intrication des échelles, symptomatique de la turbulence.
Avec ce bref aperçu des tourbillons à travers les échelles spatiales,
Fig. 1.3 – Haut : Mise en évidence on mesure d’une part le caractère universel du tourbillon et son ompar fumée des tourbillons de sillage
niprésence dans la plupart des écoulements ; et d’autre part, on comd’avion. Bas : Structure du champ
prend à quel point la compréhension des mécanismes fondamentaux
de vorticité d’un écoulement turbuqui lui sont associés est un enjeu important. En effet, la clé de la
lent (Vincent & Meneguzzi, 1991).
destruction des sillages d’avion, d’une meilleure prédiction des trajectoires cycloniques, d’une amélioration de la qualité du mélange dans des configurations industrielles,
2
réside avant tout dans un décryptage de ces mécanismes physiques. Dans ce contexte, l’objectif de cette
thèse est d’apporter une contribution dans l’étude de ces mécanismes associés aux tourbillons.
1
Mécanismes de déstabilisation
Ondes et stabilité. Pour appréhender les aspects physiques des
tourbillons, un bon point de départ est de constater que les tourbillons
sont le siège d’ondes voyageant à leur surface, comme illustré figure 1.4.
Une onde est toujours le fruit d’une compétition entre l’inertie d’une
part, et une force de rappel d’autre part. Ainsi, dans les écoulements
stratifiés en densité, la force d’Archimède joue ce rôle et les ondes qui
en résultent portent le nom d’“ondes de gravité”. Il est intéressant de
remarquer que, par le calcul, on montre que la pulsation de ces ondes
fait intervenir une fréquence “naturelle”, construite à partir de cette
force de rappel, et appelée fréquence de Brunt-Väisälä N . Il existe
de même d’autres types d’ondes dans, par exemple, des écoulements
baignant dans un champ magnétique. Leurs propriétés diffèrent alors
des ondes précédentes, de par la nature physique différente de la
force de rappel. De la même façon, la rotation confère un caractère
élastique à un écoulement tournant en bloc à vitesse angulaire Ω, et les
“ondes d’inertie” se propageant dans un tel milieu en sont imprégnées
(e.g. Lighthill, 1978, Épilogue). Dans ce cas, la fréquence naturelle
sera la pulsation Coriolis 2Ω.
Mais la rotation solide est un cas réellement particulier ; dans le cas
général, il existe un deuxième ingrédient hydrodynamique constitutif
des tourbillons : le cisaillement. Dans ce cas, la fréquence naturelle
d’oscillation d’une particule fluide sera basée sur une généralisation de
la pulsation Coriolis : la fréquence épicyclique κ, présentée dans l’encadré 1. On appellera alors les ondes résultantes “ondes de Kelvin”, en
référence aux travaux pionniers de Lord Kelvin (W. Thomson) (1887b)
sur ce sujet.
Cela dit, même si la mécanique des ondes est un thème intéressant
en soi, elle ne décrit pas la totalité des comportements possibles pour
un tourbillon ; il existe en effet des configurations où l’équilibre entre
inertie et force n’est pas réalisé. C’est le cas où la force de rappel
change de nature pour devenir une force déstabilisante. On est alors Fig. 1.4 – Ondes de Kelvin se
en situation hors équilibre : c’est l’instabilité. Afin d’appréhender ces développant sur un tourbillon à
manifestations physiques particulières de la rotation et du cisaillement, surface libre. En plus de la ronous allons maintenant parcourir un tour d’horizon des instabilités tation et du cisaillement, la tenclassiques répertoriées dans les écoulements tourbillonnaires. Comme sion superficielle affecte ici le canous le verrons, si dans certains cas (e.g. instabilité centrifuge), on ractère de l’onde (Lugt, 1983).
conçoit intuitivement le développement de l’instabilité, dans d’autres
(e.g. instabilité elliptique), la physique liée à la rotation et au cisaillement se révèle beaucoup plus subtile.
Instabilité centrifuge. Comme dans tous les systèmes en rotation, les particules fluides se trouvant
dans un écoulement tournant sont soumises à une force centrifuge tendant à les expulser loin de l’axe. Mais
à cette force s’oppose un gradient de pression radial, résultat du comportement collectif des particules,
qui peut totalement la contrebalancer. Mais sous certaines conditions, cet équilibre n’est plus possible
et l’instabilité est amorcée. Lord Rayleigh (1916) s’est le premier intéressé à cette question et a proposé
un critère d’instabilité. Son argument, reproduit par exemple dans Chandrasekhar (1961), consiste à
faire l’expérience de pensée suivante : en échangeant virtuellement la position de deux anneaux fluides
concentriques, on évalue la variation d’énergie du système. Si la situation finale a une énergie plus élevée,
il faut un apport d’énergie extérieur pour provoquer le déplacement : la configuration est donc stable.
Dans le cas contraire, l’échange d’anneaux a libéré de l’énergie : il y alors instabilité. Rayleigh établit
alors que pour être en situation instable, il faut que le moment cinétique de l’écoulement de base soit
décroissant quelque part dans le fluide. Ce résultat constitue le critère de l’instabilité centrifuge, tel
qu’énoncé par Rayleigh. Précisons que parmi les hypothèses de Rayleigh, on doit noter la restriction de
l’analyse à un écoulement non visqueux et à un développement axisymétrique (nombre d’onde azimutal
3
nul) de l’instabilité.
Notons encore que si Rayleigh détient la paternité du critère de l’instabilité, ses arguments énergétiques
n’ont pas toujours fait l’unanimité. C’est en effet parce qu’il trouvait trouvait l’argumentaire de Rayleigh
“peu convaincant” («[not] really convincing. (...) the test proposed by Rayleigh appears difficult to justify.») que Synge (1933) a redémontré le critère centrifuge, mais dans un cadre perturbatif beaucoup plus
formel et rigoureux. Il a notamment établi que la croissance monotone du carré du moment cinétique en
s’éloignant de l’axe était une condition nécessaire et suffisante de stabilité en l’absence de viscosité.
Dans le même registre, on notera également que la fréquence épicyclique κ permet aussi de retrouver très
facilement le critère d’instabilité, qui correspond au cas de fréquence imaginaire. Couramment utilisée
en astrophysique, cette fréquence, qui tire son nom des particules fluides perturbées qui, à l’instar des
planètes de Ptolémée, décrivent des épicycloı̈des dans les tourbillons, est étonnamment peu connue en
mécanique des fluides. Comme présenté dans l’encadré 1, elle est pourtant l’exacte analogue de la fréquence
de Brunt-Väisälä, mais pour un écoulement stratifié en moment cinétique. Tout comme cette dernière, sa
dérivation est basée sur une analyse des ingrédients physiques du problème, et elle permet donc d’accéder
à une meilleure compréhension du phénomène.
Fig. 1.5 – Instabilité centrifuge de l’écoulement de Taylor-Couette. A gauche, un croquis des rouleaux de
Taylor apparaissant lors de l’instabilité primaire (reproduit à partir de Huerre & Rossi, 1998). A droite,
observation expérimentale de ces structures (Fenstermacher, Swinney & Gollub, 1979).
Nous l’évoquions, l’essence de l’instabilité centrifuge est donc non visqueuse. Cependant, la viscosité
affectant tous les fluides réels rend la prédiction précédente uniquement qualitative. C’est Taylor (1923)
qui a franchi le pas vers le quantitatif en menant de front une étude expérimentale sur l’instabilité
centrifuge de l’écoulement de Taylor-Couette d’une part (figure 1.5), et d’autre part une étude de stabilité
modale incluant les effets visqueux3 . Un des résultats majeurs de son étude a été de démontrer le rôle
“trivial” joué par la viscosité, qui agit uniquement comme un retardateur de la déstabilisation.
Fig. 1.6 – Développement de l’instabilité centrifuge dans un tourbillon avec faible jet axial non confiné,
visualisé à l’aide des lignes de vorticité (Martin & Meiburg, 1996).
2 Notons que lorsque κ2 (r) devient négatif, le départ de l’équilibre δr s’intensifie exponentiellement : c’est l’instabilité
centrifuge. Précisons qu’un écoulement à fréquence épicyclique négative est justement un écoulement qui viole le critère de
Rayleigh.
2 Lorsque le cisaillement disparaı̂t, la fréquence épicyclique κ devient la pulsation Coriolis 2Ω caractéristique des modes
d’oscillation inertiels d’un écoulement en rotation solide.
3 L’accord théorie / expérience de cette double étude a été si remarquable qu’il a définitivement apporté un consensus
dans la communauté sur la condition limite d’adhérence, qui faisait encore débat à l’époque.
4
La fréquence épicyclique κ
A plusieurs reprises au cours de ce manuscrit, et notamment dans la formulation des équations
de Navier-Stokes, nous avons vu apparaı̂tre une quantité κ(r) ayant la dimension de l’inverse
d’un temps. Nous proposons ici une interprétation physique très simple de cette fréquence
épicyclique comme étant la fréquence naturelle d’oscillation d’une particule fluide dans un
milieu stratifié en moment cinétique. A titre de comparaison, nous dérivons parallèlement
la fréquence naturelle d’oscillation d’une particule dans un milieu stratifié en densité.
• On considère une particule dans un mi- • On considère une particule dans un milieu stratifié en densité ρ(z).
lieu stratifié en moment cinétique j(r).
• Dans le référentiel en corotation avec • Dans le référentiel inertiel, l’équilibre
entre forces d’Archimède et de gravité
une particule située en r0 , l’équilibre
s’écrit :
s’écrit :
R + P = ρ(z)g − ρ(z)g = 0
−2Ω0 uθ − Ω20 r = Fr (r)
où Fr peut par exemple représenter la
gravité.
• Imaginons
un
déplacement
isomoment cinétique δr dans la direction
radiale.
• La conservation de la quantité de mouvement s’écrit alors :
∂ 2 δr
∂t2
−
2Ω0 (r0 δω + Ω0 δr) − Ω20 (r0 + δr)
=
F (r0 + δr)
• La conservation du moment cinétique
permet de connecter la perturbation en
vitesse angulaire δω au déplacement :
δω = −
2Ω0
δr
r0
• Finalement, l’équation du mouvement se
réduit à
• Imaginons un déplacement iso-densité
δz dans la direction verticale.
• La conservation de la quantité de mouvement s’écrit alors :
ρ0
• La conservation de la densité permet
de mettre le membre de droite sous la
forme :
∂ρ0
δz
g
∂z
• Finalement, l’équation du mouvement se
réduit à
∂ 2 δz
+ N 2 (z)δz = 0
∂t2
∂ 2 δr
+ κ2 (r)δr = 0
∂t2
• La fréquence d’oscillation de la particule
perturbée porte le nom de fréquence
épicyclique12 et est définie par :
κ2 (r) =
∂ 2 δz
= P (z0 + δz) + R(z0 + δz)
∂t2
• La fréquence d’oscillation de la particule
perturbée porte le nom de fréquence
de Brunt-Väisälä et est définie par :
1 ∂j 2 (r)
r3 ∂r
N 2 (z) = −
g ∂ρ0
ρ0 ∂z
Ces deux exemples simples illustrent le fait que la stratification, au sens large du terme, va
imprégner le mouvement de chacune des particules fluides du milieu. Soulignons pour conclure
que l’intensité de la stratification peut être appréciée via une fréquence dont la signification
physique est illustrée sur cette page.
Encadré 1: La fréquence épicyclique κ
5
Pour finir ce bref aperçu de l’instabilité centrifuge, nous mentionnerons que cette instabilité est aussi
détectable en écoulement non confiné (e.g. Martin & Meiburg, 1996, illustré sur la figure 1.6), et même
dans des configurations moins académiques. À ce propos, signalons les intéressants développements de
Bayly (1988), qui en menant une analyse de type Floquet est parvenu à étendre la notion d’instabilité
centrifuge aux écoulements à lignes de courant fermées, éventuellement totalement asymétriques. Enfin, les
récents travaux de Billant & Gallaire (2005) ont étendu l’analyse aux nombres d’onde non axisymétriques :
même si la forme axisymétrique reste dominante, la déstabilisation subsiste pour des nombres d’onde non
nuls.
Instabilité inflexionnelle. Après les instabilités dominées par la rotation, intéressons-nous maintenant aux déstabilisations induites par le cisaillement. Dans le contexte des écoulements plans cisaillés,
il est connu depuis Lord Rayleigh (1880) qu’un profil de vitesse présentant un point d’inflexion est susceptible de développer une instabilité non visqueuse. Fjørtoft (1950) est parvenu à raffiner ce critère, en
montrant qu’une condition nécessaire (ni le critère de Rayleigh, ni celui de Fjørtoft ne sont des conditions
suffisantes) pour le démarrage de l’instabilité était d’avoir
U 00 (U − Us ) < 0
(1.1)
quelque part dans le fluide, où Us représente la vitesse au niveau du point d’inflexion. Dans le cas d’un
profil monotone, cela revient à dire que la valeur absolue de la vorticité possède un maximum au niveau du
point d’inflexion (e.g. Huerre & Rossi, 1998). À titre d’illustration, la couche de mélange est le prototype
de l’écoulement sujet à cette instabilité. Elle se manifeste physiquement par la croissance exponentielle
de perturbations par effet d’induction tourbillonnaire. Une fois parvenues à une amplitude finie, ces
perturbations amènent la nappe de vorticité à se restructurer, de sorte à former des tubes de vorticité,
connus sous le nom de rouleaux de Kelvin-Helmholtz (e.g. Drazin & Reid, 1981).
Pour des raisons similaires à celles que nous venons de soulever, un écoulement tournant cisaillé plan peut
aussi être sujet à une déstabilisation non visqueuse. En fait, c’est encore Rayleigh qui détecta une forte
analogie dans le jeu d’équations gouvernant l’évolution d’une perturbation en écoulement plan cisaillé
d’une part, et en écoulement plan tournant cisaillé d’autre part. Plus particulièrement, Rayleigh établit
que le critère d’amorce de ce pendant cylindrique de l’instabilité de Kelvin-Helmholtz était le changement
de signe du gradient radial de vorticité axiale quelque part dans le fluide.
Fig. 1.7 – Paquet d’onde instable se développant dans des tourbillons “raides”. On note le caractère
hybride de l’instabilité avec un front de paquet constitué d’hélices non axisymétriques, alors que le corps
du paquet exhibe plutôt des anneaux axisymétriques (Gallaire & Chomaz, 2003, figure 1.7).
Ceci illustre donc l’importance des perturbations non axisymétriques, qui peuvent déclencher une instabilité de cisaillement en écoulement plan (nombre d’onde axial nul) ; on notera que l’instabilité centrifuge
était au contraire caractérisée par une géométrie axisymétrique (nombre d’onde azimutal nul) et un
nombre d’onde axial non défini. Dans ces deux cas limites, la nature des instabilités se développant est
nettement distincte. Cependant, il existe des configurations hybrides où la perturbation la plus amplifiée a
ses deux nombres d’onde non nuls. Dans ce cas plus général, l’instabilité se développant est de nature plus
floue : elle est issue d’une compétition entre instabilité de cisaillement et instabilité centrifuge (Gallaire
& Chomaz, 2003).
Instabilités dues à un jet axial. Nous avons vu au paragraphe précédent le rôle que pouvait
avoir le cisaillement azimutal dans la déstabilisation d’un tourbillon. Nous allons maintenant examiner
6
les propriétés de stabilité d’une classe d’écoulements plus générale : celle des tourbillons avec jet axial.
Cette configuration de jet tournant, ou de tourbillon avec jet axial selon le point de vue, a donné lieu à une
importante littérature, notamment motivée par les applications aéronautiques potentielles (les tourbillons
de sillage d’avions comportant cette composante de vitesse axiale). Dans la suite, nous décrivons les
instabilités centrifuges généralisées se développant dans ce type d’écoulement.
La présence d’un jet axial introduit (au moins) un degré de liberté supplémentaire dans le problème,
pouvant par exemple être une mesure de l’importance relative du jet par rapport au tourbillon. Dans la
limite de jet rond pur, des instabilités non visqueuses peuvent se développer, soit de type hélicoı̈dal (Batchelor & Gill, 1962), soit de type axisymétrique, en fonction du profil précis du jet (Michalke, 1984). Mais
lorsqu’apparaı̂t la rotation, la combinaison entre les effets de rotation et de cisaillement azimutal d’une
part, et de cisaillement axial d’autre part, peuvent favoriser l’émergence de nouveaux modes d’instabilité.
Un écoulement modèle couramment employé dans la littérature pour tester les différentes propriétés de
stabilité de ces tourbillons avec jet est le q-vortex introduit par (Batchelor, 1964) ; q est ici le paramètre
évoqué plus haut, rapport de l’intensité du tourbillon sur celle du jet axial4 . Ce tourbillon modèle est une
solution diffusive des équations de Navier-Stokes, que l’on peut voir comme une extension du tourbillon
Gaussien simple de Lamb-Oseen.
Au cours d’investigations numériques menées sur le q-vortex, Lessen, Singh & Paillet (1974) identifièrent
des instabilités dans ce type d’écoulement, caractérisées par un nombre d’onde azimutal négatif. Limités
par les moyens numériques, Lessen et al. remarquèrent des taux de croissance de plus en plus importants
à mesure que le nombre d’onde était élevé, mais ne purent déterminer s’il y avait un nombre d’onde
optimum, ou si la tendance se poursuivait jusqu’aux longueurs d’onde infiniment courtes. Il fallut attendre
l’analyse théorique de Leibovich & Stewartson (1983) pour lever l’indétermination sur ce point, et prédire
un taux d’amplification limite lorque les nombres d’onde axial et azimutal tendent vers l’infini. Sortant
du contexte du q-vortex, Leibovich & Stewartson parvinrent même à donner une condition suffisante de
déstabilisation non visqueuse d’un écoulement tournant quelconque :
"
2 #
dW
dΩ dΩ dΓ
+
<0
(1.2)
V
dr dr dr
dr
où Ω est la vitesse angulaire, V la vitesse azimutale et W la vitesse axiale. Si cette condition est réalisée
quelque part dans le fluide, alors il y aura déclenchement d’une instabilité. Mayer & Powell (1992)
confirmèrent par la suite de manière numérique cette prédiction, les moyens numériques ayant progressé
entre temps.
Mais bien que sophistiqué, le critère précédent ne couvre pas toutes les instabilités de manière exhaustive. En effet, Khorrami (1991) détecta numériquement la présence de modes déstabilisés par la viscosité
(présents également dans les études de Mayer & Powell 1992 et décrits en détail par Fabre & Jacquin
2004) dans ces écoulements, allant à l’encontre de l’idée intuitive d’une action stabilisante de la viscosité. Khorrami justifia ce comportement par une structure sensiblement différente des fonctions propres
visqueuses et non visqueuses, comme le reportaient déjà Maslowe & Stewartson (1982), un point sur
lequel nous reviendrons dans la partie suivante lorsque nous aborderons le rôle de la couche critique.
Précisons avant de poursuivre que les ondes de Tollmien-Schlichting dans les écoulements plans cisaillés
sont également amplifiées par une action déstabilisante de la viscosité (Huerre & Rossi, 1998).
Instabilité elliptique. Nous allons maintenant donner un coup de projecteur sur un mécanisme de
déstabilisation original dans les écoulements tournants : l’instabilité elliptique.
Caractérisée par une restructuration profonde du cœur du tourbillon (figure 1.8b), l’instabilité elliptique
a tout d’abord été découverte dans le contexte des anneaux tourbillonnaires par Widnall, Bliss & Tsai
(1974), puis s’est très vite révélée affecter également des tourbillons colonnes (Moore & Saffman, 1975).
Mais peut-être de par la multiplicité des outils mathématiques employés pour la décrire : alternative de
Fredholm – Moore & Saffman (1975) – analyse de Floquet – Bayly (1986) – approche WKB – Lifschitz
& Hameiri (1991) – etc..., cette instabilité a été découverte puis redécouverte dans différents contextes,
avant que la communauté ne s’aperçoive qu’il s’agissait d’un même phénomène. On lira d’ailleurs à ce
propos l’étonnant cheminement de cette instabilité de part et d’autre du rideau de fer dans Kerswell
(2002).
La physique sous-jacente à cette instabilité n’est pourtant pas conceptuellement plus élaborée que celle de
sa proche parente, l’instabilité de Crow (Crow, 1970). Cette dernière, agissant par exemple sur la paire de
tourbillons de sillage d’un avion, est illustrée figure 1.8a. Le mécanisme physique de cette déstabilisation
4 Ce paramètre devenant singulier pour les tourbillons simples – sans jet –, on préférera par la suite employer le d-vortex,
analogue au précédent mais avec d = 1/q.
7
(a)
(b)
Fig. 1.8 – Gauche : simulation numérique de l’instabilité de Crow (grandes longueurs d’onde) effectuée par
Laporte (2002). On peut noter la saturation non-linéaire précédant la phase de reconnection des tubes de
vorticité et le déclenchement d’une instabilité à courte longueur d’onde. Droite : observation expérimentale
de l’instabilité elliptique (courtes longueurs d’onde) sur une paire de tourbillons contrarotatifs (Leweke
& Williamson, 1998).
est le suivant : chaque tourbillon induit sur son compagnon un champ de contrainte de type déformation
pure. Et chaque tourbillon possède un mode de déplacement sinusoı̈dal, que l’on peut de manière rigoureusement équivalente voir comme une superposition de deux ondes hélicoı̈dales, vérouillé dans un plan
proche de celui de déformation maximale. La rotation sur lui-même du mode s’annule en effet de par
les effets antagonistes d’auto-induction et du champ de déformation induit. L’étirement accentue alors
indéfiniment le déplacement, sans être contré par une quelconque force de rappel : c’est l’instabilité.
Même si l’approche filamentaire (ka 1, avec k le nombre d’onde et a le rayon du tourbillon) originellement utilisée par Crow ne peut être adaptée à l’instabilité elliptique, qui est par essence une instabilité
courtes longueurs d’onde (ka = O(1)), les ingrédients à la source de la déstabilisation sont identiques.
Invariablement, elle se manifeste par des modes d’oscillation, ou des couples de modes si on emploie
une décomposition en modes normaux (ce sont les modes “miroir” de Moore & Saffman 1975), qui sont
en phase avec le champ d’étirement. Waleffe (1990) éclaira le déroulement physique de cette instabilité,
en termes d’étirement tourbillonnaire : la combinaison de modes excitée a selon les cas une vorticité
orientée constamment selon l’étirement, ou orientée en moyenne selon l’étirement. Et dans les deux cas,
Waleffe montre que la distribution de vorticité croı̂t exponentiellement en amplitude. Ainsi, dans le cas
général, l’instabilité elliptique peut être comprise comme une résonance paramétrique de modes par effet
d’étirement tourbillonnaire.
Mais le concept d’instabilité elliptique s’étend bien au-delà de la simple instabilité de tourbillons. En effet,
dans sa revue, Kerswell (2002) l’introduit de la manière suivante : «The term “elliptical instability” is
the name given to the linear instability mechanism by which three-dimensional flows can be generated in
regions of two-dimensional, elliptical streamlines.». Car comme précisé par Pierrehumbert (1986), cette
déstabilisation touche une large classe d’écoulements et apparaı̂t donc universelle. De plus, l’approche
courtes longueurs d’onde révèle que tous les nombres d’onde, jusqu’à ceux correspondant à des échelles
infinitésimales, deviennent instables dans un contexte non visqueux. De fait, l’instabilité elliptique apparaı̂t alors comme mécanisme générique engendrant toute une hiérarchie de courtes longueurs d’onde
dans l’écoulement, et donc comme un acteur essentiel dans les processus de cascade d’énergie, e.g. les
tourbillons dans les écoulements turbulents, depuis ceux à l’échelle intégrale jusqu’aux worms mentionnés
en introduction.
L’éclatement tourbillonnaire. Continuons à brosser le portrait des mécanismes d’instabilité dans
les tourbillons avec le phénomène d’éclatement tourbillonnaire. Cet évènement, nécessitant la présence
d’un jet axial dans le cœur du tourbillon, le fait brutalement passer d’un état colonne à un état évasé (figure 1.9) sous sa forme axisymétrique, et transforme le jet tournant en une vrille sous sa forme hélicoı̈dale
(Sarpkaya, 1971; Faler & Leibovich, 1977; Leibovich, 1978).
D’abord identifié dans les sillages d’avion à ailes delta, l’éclatement tourbillonnaire est à l’origine d’une
brusque perte de manœuvrabilité de l’appareil. C’est pourquoi il a d’abord été étudié dans un contexte
aéronautique (Lambourne & Bryer, 1961), avant de devenir un thème d’étude fondamentale à part entière.
Mais contrairement à l’instabilité elliptique, la source de ce changement d’état ne fait toujours pas consensus dans la communauté, et plusieurs théories s’affrontent à ce sujet. Parmi celles-ci, on notera simplement
les développements théoriques de Benjamin (1967) qui est parvenu à établir des analogies fortes entre
l’éclatement tourbillonnaire et le phénomène de ressaut hydraulique rencontré dans les écoulements à
surface libre. Notamment, tout comme dans ce type d’écoulement, le passage d’un état super-critique
8
Fig. 1.9 – Gauche : observation expérimentale d’un éclatement tourbillonnaire axisymétrique, ou “bulle”
(visualisation effectuée au LadHyX, Palaiseau, par Gallaire, 2002). Droite : Visualisation simultanée d’un
éclatement bulle et d’un éclatement hélicoı̈dal sur une aile delta par Lambourne & Bryer (1961)
(i.e. n’autorisant le voyage d’ondes que dans une seule direction) à celui de sous-critique (i.e. autorisant
l’apparition d’ondes dans deux directions) semble être associé à la transition entre les deux états. L’analyse de cette capacité de transport des ondes est d’ailleurs à la source de récentes stratégies de contrôle
de l’éclatement (Gallaire et al., 2004). La pléthore d’autres théories (linéaires, non-linéaires, locales, nonlocales, énergétiques, etc...) proposant une explication au phénomène d’éclatement tourbillonnaire sortant
du cadre de cette thèse, nous ne les décrirons pas, mais le lecteur intéressé pourra se reporter à la revue
de Gallaire (2002) pour de plus amples détails.
On retiendra essentiellement de ce phénomène d’éclatement le fait qu’un tourbillon peut supporter
d’autres topologies, beaucoup moins triviales que la classique colonne rectiligne.
Loin d’être exhaustif, car hors du cadre de cette présentation, d’autres effets tels que ceux de tension
superficielle, de masse volumique variable, de compressibilité sont à l’origine de phénomènes physiques
très intéressants, ce premier parcours à travers la vaste zoologie des instabilités dans les tourbillons nous
a permis de mesurer la richesse des comportements liés aux a priori simples effets de rotation et de
cisaillement. Comme nous le constaterons au cours de cette thèse, même si la configuration étudiée n’est
pas instable en soi, on verra resurgir certains des acteurs présentés ici, aussi bien dans les mécanismes de
croissance d’énergie que dans les scénarios d’instabilités secondaires.
2
Les mécanismes d’axisymétrisation
Si maintenant on s’intéresse à un tourbillon évoluant sans les ingrédients évoqués précédemment,
donc avec un profil de vorticité monotone, sans jet axial ni champ d’étirement, il ne subsiste alors
plus de mécanisme de déstabilisation ; le tourbillon est alors linéairement stable. La notion de stabilité
linéaire d’un écoulement admet un sens a priori simple. En effet, l’étude de stabilité modale classique
consiste à rechercher tous les modes propres d’un écoulement, c’est-à-dire toutes les perturbations à
structure figée dont le comportement en temps est du type eλt . S’il existe au moins un mode amplifié
(cas Re(λ) > 0), celui-ci émergera exponentiellement des fluctuations ambiantes jusqu’à déclencher des
non-linéarités : c’est l’intabilité. C’est cette approche qui s’est par exemple révélée fructueuse dans la
description de l’instabilité centrifuge. Mais si au contraire aucun mode propre n’est amplifié, alors toute
perturbation infinitésimale combinaison linéaire de modes, ou plus simplement toute perturbation, si l’on
émet l’hypothèse de complétude des modes propres, sera amortie sur une échelle de temps plus ou moins
longue dépendant du mode le moins amorti. Et si d’aventure il existe un mode neutre (Re(λ) = 0), alors
la perturbation perdurera indéfiniment.
Notamment, dans un contexte non dissipatif, comme par exemple dans le cas d’un tourbillon non visqueux,
on s’attend à voir persister durablement toute fluctuation. Il est bien sûr délicat de vérifier cette conjecture
expérimentalement, de par la présence de viscosité dans tous les fluides réels, à l’exception de cas exotiques
comme les superfluides, mais où d’autres effets interviennent alors (e.g. Guyon et al., 1991). En fait, c’est
un détour par la communauté plasma qui va nous permettre de statuer sur ce point car dans le cas 2D,
il existe une analogie parfaite (Briggs, Daugherty & Levy, 1970) entre l’évolution d’un plasma et d’un
fluide non visqueux, la densité d’électrons jouant alors le rôle de la vorticité et le potentiel électrique celui
de la fonction de courant.
La figure 1.10 est ainsi issue d’une expérience effectuée en colonne en plasma montrant l’évolution
d’un “tourbillon” 2D non visqueux, déformé à l’instant initial. Très vite, la perturbation est fortement
9
Fig. 1.10 – Expérience menée par Schecter sur les colonnes à plasma (Schecter, Dubin, Cass, Driscoll,
Lansky & O’Neill, 2000).
réorganisée et se transforme en bras spiraux. En fin d’expérience, on observe la relaxation du tourbillon
vers l’état axisymétrique. Force est donc de constater qu’un mécanisme, fonctionnant en milieu non dissipatif, a permis au tourbillon de retourner à l’axisymétrie. Nous allons maintenant proposer plusieurs
lectures d’un même phénomène, l’axisymétrisation, en prenant différents points de vue issus des communautés géophysique, physique des plasmas et mécanique des fluides. Nous nous apercevrons alors que
les notions d’amortissement Landau, de couche critique, de filamentation ou encore de phase-mixing
correspondent à plusieurs angles de description de ce phénomène d’amortissement non visqueux.
2.1
Physique de l’amortissement non visqueux
Comme pour l’instabilité elliptique par exemple, le mécanisme d’amortissement non visqueux a été
découvert, puis redécouvert dans différents contextes.
en mécanique des fluides : la couche critique. L’histoire remonte à Rayleigh et l’équation
gouvernant l’évolution de petites perturbations injectées dans un écoulement plan cisaillé qu’il formula :
φ00 − k 2 φ −
U 00
φ = 0.
U −c
(1.3)
Dans le cas particulier, souvent employé par Rayleigh, d’écoulement en “profil brisé”, la vorticité est
constante par morceaux, car U 00 ≡ 0. Les modes construits sont alors réguliers, étant soit neutres, soit
amplifiés et amortis (un mode instable étant toujours associé à un mode stable par conjugaison). Cependant, comme soulevé par Kelvin (voir encadré 2 page 13), dans le cas général U 00 n’est pas nul et si les
modes sont neutres (ci = 0), il peut exister un point particulier yc dans le fluide appelé point critique
où l’équation devient singulière, et admet une solution, dite de Tollmien, divergeant logarithmiquement
(e.g. Drazin & Reid, 1981).
Lin (1945a,b, 1946, 1955) se pencha sur ce problème, et, sur la base d’arguments théoriques très pointus
portant sur la nature visqueuse de l’équation dont (1.3) est une approximation asymptotique à Re → ∞,
il conclut qu’il existait des solutions amorties à Re fini qui dans la limite Re → ∞ restaient amorties
mais sans être associés à une solution amplifiée. Cette bizarrerie qui à la lecture de Lin peut apparaı̂tre
comme une réminiscence d’effets visqueux dans la limite non visqueuse, a plus tard été rigoureusement
justifiée par Wasow qui montra que la solution amplifiée correspondante ne pouvant être analytique devait
être exclue. En adoptant ce point de vue asymptotique où les solutions à l’équation de Rayleigh ne sont
que des approximations de solutions réalistes (correspondant au cas visqueux), on laisse entendre que le
mécanisme d’amortissement ne peut être que visqueux. Mais on arrive à une conclusion étrange, voire
choquante : on peut parvenir à déterminer un taux d’amortissement associé à un processus visqueux en
intégrant l’équation non visqueuse de Rayleigh...
en physique des plasmas : l’amortissement Landau. Parallèlement à tous ces développements,
Lev Davidovitch Landau, futur prix Nobel, travaillait à Moscou sur les oscillations longitudinales d’un
10
plasma non collisionnel. Ces oscillations, dites de Langmuir, sont régies par l’équation de Vlasov qui
présente une structure proche de celle de l’équation de Rayleigh : elle autorise la présence de points
critiques et ne contient pas de terme dissipatif5 .
Landau (1946) s’intéressa particulièrement au problème de la singularité, mais sous l’angle du problème
aux valeurs initiales. Et en résolvant proprement ce problème, Landau prédit l’amortissement non collisionnel (donc non dissipatif) de telles perturbations, sans toutefois fournir d’explication physique à ce
phénomène. On notera d’ailleurs qu’il fallut quelque temps avant que la communauté ne réalise la portée
de son résultat (voir encadré 2 page 13).
Puis Briggs et al. (1970) s’intéressèrent au problème de la relaxation d’une colonne de plasma, dont
l’évolution présente une analogie formelle avec celle d’un vortex 2D non visqueux. Reprenant l’approche
originelle de Landau, Briggs et al. arrivèrent aux mêmes conclusions que Lin, mais de manière bien plus
simple et directe, en se servant de l’argument de causalité excluant que la perturbation puisse exister avoir
d’avoir été injectée, et souvent employé dans l’analyse des instabilités absolues et convectives (Huerre
& Monkewitz, 1990; Huerre & Rossi, 1998) : «We should also remark that Lin has indicated a similar
rule for constructing the damped solutions for the fluid dynamic situation by requiring that the inviscid
solution be a proper limit of the finite viscosity problem. Here, we have been able to avoid the difficult
asymptotic limits involved in this approach essentially by introducing causality into the problem via the
Laplace transform ». Toujours sur les traces de Landau, Briggs et al. montrèrent qu’en fonction du contour
d’intégration choisi, le problème dans le plan de Laplace faisait intervenir juste un spectre continu ou un
spectre continu et un “pôle de Landau” qui n’était que «an alternate representation, so to speak, of part
of the continuous spectrum ». (d’où le nom de fake eigenvalue apparaissant parfois dans la littérature).
Mais toujours pas d’explication physique à ce stade. Un début d’explication physique de ce phénomène est
dû à Dawson (1961), qui montra que les particules résonantes et quasi-résonantes (composant la couche
critique donc) prenait une part active dans l’amortissement.
analogie mécanique : la physique de la couche critique. Le scénario physique complet est en
fait certainement illustré de manière convaincante par Chao (1993) ou encore Sagan (1994). En effet, ces
auteurs s’intéressent à l’évolution d’un modèle rudimentaire mais contenant l’essentiel de la physique, basé
sur une distribution continue d’oscillateurs ρ(ω) correspondant à une distribution continue de fréquences
propres ω à laquelle on superpose une onde de fréquence Ω. Sans entrer dans les détails du calcul qui
Fig. 1.11 – Couche critique : principe de fonctionnement. Les particules de la couche critique entrent à
résonance, aux dépends des particules non résonantes qui se font pomper leur énergie.
nous écarteraient trop de notre propos, ils montrent que les oscillateurs dont la fréquence est proche de
Ω (en fait tels que |ω − Ω| < 1/t) entrent en résonance et accumulent petit à petit toute l’énergie : les
autres oscillateurs cédant la leur par conservation de l’énergie. Cet échange d’énergie se fait suivant une
loi exponentielle, dont l’exposant est précisément le pôle de Landau. Le mécanisme est donc du type
amortissement par résonance.
5 Pour être précis, l’absence de terme dissipatif est toujours le fruit d’une approximation, car le plasma non colisionnel
n’est qu’une idéalisation. Toutefois, dans les expériences référencées dans cette thèse (e.g. Schecter et al., 2000), la densité
d’électrons est suffisamment faible pour que le fait de justifier les termes dissipatifs soit justifié. Dans le cas 2D, et sous
certaines approximations, les équations d’évolution de ces plasmas peu denses portent le nom de drift-Poisson et constituent
une analogie parfaite de l’équation de Rayleigh (Levy, 1965; Briggs et al., 1970). Tout l’intérêt de ces expériences en colonnes
à plasma est donc que, du fait de la très faible dissipation, elles correspondent à des écoulements fluides à très hauts Re,
à la limite de la situation non visqueuse. De fait, ces expériences sont très prisées par les géophysiciens et la communauté
météo, qui manipulent usuellement des écoulements à très hauts Re.
11
Ce modèle nous éclaire sur plusieurs points.
1. Considérons une condition initiale quelconque. Au cours de son évolution, on verra un amortissement
exponentiel de la majorité des oscillateurs et un accroissement d’énergie dans la région résonante.
Ce comportement n’est donc pas modal, car certaines régions croissent en énergie alors que d’autres
décroissent. On comprend dès lors que le pôle de Landau soit indisociable du spectre continu.
2. L’amplification d’énergie dans la région critique peut être telle qu’elle s’apparente à une singularité,
que l’on peut voir comme un indicateur d’un manque de physique. Mathématiquement, on pourra
la régulariser par l’introduction d’effets visqueux, de non-linéarités ou encore d’instationnarité (Stewartson, 1978, 1981).
3. Concernant les effets visqueux, nous pouvons remarquer qu’il peuvent nous aider à construire un
mode discret. En effet, si on choisit une distribution de vorticité par exemple fortement oscillante
dans la région critique et capable d’évacuer, un peu à la manière d’un radiateur, deux fois la
puissance injectée par le mécanisme décrit précédemment, on voit que l’on peut construire une
solution à structure figée. Pour décrire ces oscillations, nous aurons besoin des solutions visqueuses
de l’équation de Orr-Sommerfeld, mais il ne faudra pas perdre de vue que le mécanisme de base
est bien non visqueux. De plus, cette vision nous permet de lever le paradoxe de l’intégration de
l’équation de Rayleigh pour obtenir le taux d’amortissement.
4. Dernier point : le taux d’amortissement en lui-même. Dans le modèle mécanique, ce taux est proportionnel au nombre d’oscillateurs résonants ρ(Ω). Dans sa contrepartie fluide, ce nombre d’oscillateurs
est remplacé par le gradient de vorticité au point critique Z 0 (r). On voit ainsi que si le gradient est
nul, il n’y a plus d’énergie à transférer car il n’y a plus d’oscillateurs résonants à exciter : le mode est
alors neutre. Mais dans le cas fluide, ce gradient peut également être négatif : ce qui correspondrait
à un oscillateur de masse négative dans l’analogie et à une instabilité. Cette instabilité de masse
négative, aussi appelée instabilité à énergie négative dans le contexte des plasmas, est étrangement
répertoriée sous l’appelation d’instabilité visqueuse en mécanique des fluides, une terminologie qui
ne correspond pas à la nature physique du moteur de l’instabilité.
Fig. 1.13 – Transition décroissance exponentielle - décroissance algébrique observée expérimentalement
par Schecter et al. (2000). Q est une mesure de l’intensité de la perturbation.
2.2
La filamentation
Nous l’avons vu, la description modale de l’axisymétrisation recèle beaucoup de subtilités. De plus, il
existe des régimes où la caractérisation du retour à l’axisymétrie par une perturbation à structure figée
décroissant n’est simplement pas correcte. Ce cas de relaxation associé à de fortes déformations est
le régime de filamentation. Illustré figure 1.14, la filamentation se manifeste par un fort étirement de
Fig. 1.14 – Séquence issues de simulations numériques de Melander, McWilliams & Zabusky (1987).
la perturbation par la rotation différentielle ambiante, menant à la formation de bras spiraux. Cette
observation est à la source d’une deuxième description de l’axisymétrisation. C’est ainsi que Bassom &
Gilbert (1998) se penchèrent sur le problème d’une perturbation cohérente qui spirale de plus en plus
12
L’amortissement Landau (ou le rôle de la couche critique)
L’amortissement Landau (ou l’amortissement de couche critique, qui est sa dénomination en mécanique
des fluides) est un phénomène récurrent en physique. C’est dans le contexte de la mécanique des fluides
que Lord Kelvin (W. Thomson) (1880) l’évoqua pour la première fois, dans une brève note parue dans
Nature. Kelvin remarqua en fait l’apparition d’une singularité («disturbing infinity ») dans l’équation
de Rayleigh lorsque le gradient de vorticité n’est pas nul au point critique, où l’onde a la même vitesse
que l’écoulement de base. Kelvin proposa une régularisation, basée sur l’introduction de non-linéarités,
sous forme d’un croquis reproduit ci-contre : l’écoulement dans la région de la couche critique évoluerait
de sorte à former des yeux de chat.
Tombée dans l’oubli, la singularité évoquée par Kelvin ressurgit un
demi-siècle plus tard, mais cette fois dans le contexte de la physique des
plasmas par Lev Davidovitch Landau. Sans introduire de non-linéarités,
Landau prouve, au terme d’un raisonnement purement mathématique,
que les oscillations longitudinales (de Langmuir ) d’un plasma non collisionnel décroissent, par un étrange mécanisme d’amortissement non
visqueux ! Mais Landau ne fournit pas d’indice sur le mécanisme
physique. Il faut attendre Dawson (1961) pour un début d’explication physique : en l’isolant du reste du plasma, Dawson montre que
l’onde concentre son énergie dans la région résonante (autour du point Fig. 1.12 – Évolution noncritique). Mais surtout, Dawson précise également que le mécanisme linéaire d’une couche crid’amortissement est linéaire, et ne nécessite donc pas d’introduire de tique en “yeux de chat”
piégeage de particules.
imaginée par Lord Kelvin
Briggs et al. (1970) ne tardent pas à étendre l’analyse aux colonnes à (W. Thomson) (1880).
plasma, et en profitant d’une analogie dans les équations d’évolution,
prédisent également la relaxation de tourbillons non visqueux : c’est
l’axisymétrisation du tourbillon. Il est intéressant de remarquer que l’amortissement est aussi observable dans le régime non-linéaire, aussi souvent les auteurs proposèrent des mécanismes qui n’étaient
en fait valables que pour ce régime. Ainsi Schecter et al. (2000) montrèrent que, dans le cas d’une
colonne à plasma déforméee, l’homogénéisation de la vorticité dans les yeux de chat a tendance à augmenter le moment cinétique global : pour le conserver, la perturbation doit donc décroı̂tre en intensité.
Mais sous le seuil de formation des yeux de chat, c’est bien un mécanisme linéaire qui est responsable
de l’amortissement. Il s’agit plus précisément d’un mécanisme de décohérence de phase : en perdant sa
cohérence, toute fonction décroı̂t au sens faible du terme, i.e. son produit scalaire avec une fonction-test
décroı̂t au cours du temps (coarse-graining). Ce résultat est très général, et s’applique non seulement
aux plasmas (lorsque la densité d’électrons perd en cohérence, le potentiel électrique décroı̂t, Briggs
et al., 1970; Schecter et al., 2000; Pillai & Gould, 1994), aux tourbillons (lorsque la vorticité perd
en cohérence, la vitesse décroı̂t, Bassom & Gilbert, 1998), mais aussi aux oscillateurs non-linéaires
(lorsque les phases perdent en cohérence, le paramètre d’ordre – mesure intégrale de la cohérence –
décroı̂t, Chao, 1993; Sagan, 1994). Ce dernier exemple, en plus de permettre une compréhension physique du phénomène, est également souvent utilisé comme modèle en biologie : l’amortissement Landau
est en effet à la source de phénomènes de synchronisation, allant des pacemakers jusqu’aux synchronisations de chants de criquets ou de flashes de lucioles mâles en Asie du sud-est ! (Strogatz, Mirollo &
Matthews, 1992) Précisons pour finir que l’amortissement Landau joue un rôle crucial dans d’autres
domaines de la physique. Par exemple, sans lui, les accélérateurs de particules ne pourraient exister :
c’est cet effet qui est responsable de la stabilisation des faisceaux de particules. Il intervient également
dans les résonances atomiques (Chao, 1993) et dans la bidimensionnalisation d’ouragans (Schecter &
Montgomery, 2003). Enfin, par son rôle de pompage d’énergie, ce mécanisme est également soupçonné
d’être responsable du chauffage de la couronne solaire... (Poedts & Kerner, 1991; Steinolfson & Davila,
1993; Van Doorsselaere, Debosscher, Andries & Poedts, 2004)
Encadré 2: L’amortissement Landau (ou le rôle de la couche critique)
13
sous l’action de la rotation différentielle. Dans le contexte non visqueux étudié par Bassom & Gilbert,
la vorticité n’est pas érodée (fine-graining) mais par contre, tout produit scalaire entre ce champ de
vorticité et une fonction test quelconque décroı̂t au cours du temps, “ressentant” la perte de cohérence
du champ de vorticité (coarse-graining). La vitesse pouvant se déduire du champ de vorticité par ce
type d’opération, verra alors son intensité décroı̂tre au cours du temps. La traduction physique de cette
vision mathématique est qu’à mesure que les bras spiraux se développent, les interférences entre spirales
anihilent l’induction tourbillonnaire et le champ de vitesse correspondant. Nous venons donc ici de décrire
à nouveau un mécanisme d’amortissement non visqueux. Il est intéressant de remarquer que dans le
cadre de leur analyse aux temps longs, Bassom & Gilbert retrouvérent la même loi de décroissance
algébrique que celle prédite par Briggs et al. par une étude du spectre continu, et observée par Schecter
et al. (figure 1.13). Schecter et al. remarquèrent d’ailleurs qu’étrangement, bien que la structure de la
perturbation évolue fortement au cours du temps, la décroissance initiale par filamentation suivait quand
même une loi exponentielle avec comme exposant le pôle de Landau...
Toujours dans un cadre bidimensionnel, Bernoff & Lingevitch (1994), s’inspirant d’une étude de Lundgren
(1982), incluèrent les effets visqueux dans l’analyse de la filamentation. Ils remarquèrent par une analyse
WKB que lorsque la structure radiale de la perturbation devient suffisamment oscillante (i.e. après
quelques périodes de rotation), son équation d’évolution ne se distingue plus au premier ordre de celle
d’un scalaire passif simple. Ils conclurent ensuite logiquement que l’action de la rotation différentielle
était d’accélérer la destruction de la perturbation, par un processus dit de “shear-diffusion” (cisaillementdiffusion) agissant sur une échelle de temps Re1/3 .
Pour finir sur la théorie et l’expérience de l’axisymétrisation, signalons que même si cette partie s’est
uniquement focalisée sur le cas 2D, de récentes études (Le Dizès, 2004; Sipp, 1999; Fabre, 2002) ont
étendu ces résultats aux cas 3D.
Cette brève présentation de l’axisymétrisation et de l’important travail réalisé par les différentes communautés sur le sujet fait apparaı̂tre l’axisymétrisation comme un phénomène générique se retrouvant dans
plusieurs domaines de la physique. Dès lors, on peut légitimement se demander si on peut échapper à ce
scénario de relaxation qui semble inéluctable...
3
Des indices de comportements “non-normaux”
«However, axisymmetry cannot be the universal fate of all linear perturbations to all vortices.»
Balmforth, Llewellyn Smith & Young (2001)
Nous avons vu qu’en l’absence de forces déstabilisantes, le tourbillon retourne à l’axisymétrie par le
biais d’un puissant mécanisme de relaxation, actif même en milieu non dissipatif. Pourtant, diverses
observations, expérimentales, théoriques ou encore numériques, montrent que sous certaines conditions,
un tourbillon peut s’écarter de cette prédiction alors même qu’il est stable. Nous recensons dans cette
partie ces comportements.
Le vortex bursting. Commençons par un évènement violent, d’abord décrit dans la littérature
uniquement sur la base d’observations expérimentales (Tombach, 1973; Khorrami, 1991), faute de pouvoir
en proposer une explication : le phénomène de vortex bursting. Cette “explosion” localisée du tourbillon est
décrite par Spalart (1998) dans sa revue sur les tourbillons de sillage comme «an apparently spontaneous
crisis of the vortex core, which often travels ». Se basant sur une observation effectuée durant des phases
de test de la NASA, Spalart établit un croquis de cet évènement (figure 1.15) où on peut voir que le
bursting correspond à un brusque évasement du tourbillon (formation d’un pancake). Ce qui n’est pas sans
rappeler le phénomène d’éclatement tourbillonnaire... Mais Spalart ajoute : «Although both are dramatic
events affecting a vortex, the identification with vortex breakdown must be avoided ».
Cette dernière remarque tend cependant à être mise en défaut à la lumière d’analyses récentes. Pour les
introduire, revenons sur l’analogie évoquée dans la première partie entre un tourbillon et un écoulement
à surface libre. Dans la lignée des travaux de Benjamin, Leibovich (1970) a montré que des ondes d’amplitude finie, ou solitons, pouvaient voyager sur un tourbillon. Il s’agit là d’ondes axisymétriques particulières, dont la dispersion est compensée par les non-linéarités6 . Pritchard (1970), ou plus récemment
Maxworthy, Hopfinger & Redekopp (1985) ont apporté des preuves expérimentales de la réalité de tels
évènements. Ces derniers soulignent l’originalité, et surtout l’intérêt de ces solitons par rapport à leur
6 Leibovich (1970) est parvenu à montrer que l’amplitude de telles ondes satisfait l’équation de Korteweg-de Vries, très
connue dans la littérature des écoulements à surface libre. La solution de type soliton admet une forme en cloche du type
‘sech2 ’.
14
Fig. 1.15 – Croquis établi d’après une observation du vortex bursting se développant sur un tourbillon
de sillage d’avion (Spalart, 1998). La région noire représente de la fumée injectée en bout d’aile.
Fig. 1.16 – Évolution d’une condition initiale de type front de pression axisymétrique, et amorce d’instabilité hélicoı̈dale (Moet, Laporte, Chevalier & Poinsot, 2005).
contrepartie à surface libre : «when the leading wave reaches a certain critical amplitude, the wave-like
flow field created in its interior becomes unstable to spiral disturbances of negative wavenumber ». C’est
l’instabilité linéaire décrite au début de ce chapitre (e.g. Leibovich & Stewartson, 1983) qui survient
lorsque l’intensité du jet dans le tourbillon devient suffisante7 . On mesure ainsi l’importance de ce type
d’évènement lorsqu’il survient : la naissance d’une onde solitaire peut être associée à un changement
local des propriétés de stabilité du tourbillon. Au passage, nous noterons que ce type d’écoulement (tourbillon sujet à une onde solitaire) pourrait constituer un paradigme intéressant d’écoulement faiblement
inhomogène dont les propriétés de stabilité évoluent continûment.
Fig. 1.17 – Condition initiale de type double front, et évolution catastrophique en vortex bursting (Moet
et al., 2005).
Récemment, les travaux numériques de Moet et al. (2005), portant sur l’évolution d’ondes de pression
sous forme de fronts au sein d’un tourbillon gaussien simple, ont illustré cette transition. Dans leurs
simulations, Moet et al. ont observé le développement de ces instabilités lors du déplacement du front
(figure 1.16). Mais plus intéressante encore, la rencontre de deux fronts aboutit à la formation d’un
pancake, signature du vortex bursting (figure 1.17). Si ce scénario se confirme, il trouverait ainsi une
explication intéressante.
3.1
Instabilités algébriques
L’évènement très particulier de vortex bursting est associé à des phénomènes d’essence non-linéaire
(ondes solitaires). L’introduction de non-linéarités n’est toutefois pas nécessaire pour observer des phénomènes non prédits par l’analyse modale traditionnelle. Ainsi, c’est Farrell (1987) qui souligne que
7 Note : il est important de souligner que les études temporelles prévoient l’émergence de nombres d’onde m trop élevés.
Pour expliquer les nombres d’onde plus faibles observés dans les expériences (par exemple, m = 2 dans la figure 1.16), il
faut se placer dans un cadre spatio-temporel (Delbende, Chomaz & Huerre, 1998).
15
la contribution du spectre continu est quasi-systématiquement négligée, au prétexte de sa décroissance
algébrique aux temps longs dans des écoulements cisaillés prototypes (Case, 1960). Ce faisant, les études
classiques perdent beaucoup en généralité, se restreignant aux combinaisons linéaires de modes discrets.
Fig. 1.18 – Évolution non linéaire de l’instabilité algébrique de plasma identifiée par Smith & Rosenbluth
(1990).
Instabilités algébriques dans les plasmas. Pourtant, le spectre continu peut aussi être associé
à des instabilités, mais de nature algébrique cette fois8 . Dans le contexte des colonnes à plasma creuses
(avec un pic de vitesse angulaire en dehors de l’axe), Smith & Rosenbluth (1990) ont ainsi isolé un tel
comportement, en menant une analyse aux temps longs du problème aux valeurs initiales (figure 1.18).
Il est important de préciser que ces instabilités ne sont pas détectées par les analyses modales classiques.
En effet, ces dernières, en ne s’intéressant qu’aux modes discrets, ne recherchent que des instabilités au
comportement exponentiel en temps, et par conséquent filtrent les instabilités algébriques.
Avec l’aide des mêmes outils théoriques que Smith & Rosenbluth, des instabilités analogues ont aussi été
isolées en géophysique dans le contexte des tourbillons de type ouragans (Nolan & Montgomery, 2000).
Mais tout comme dans la première étude, la présence d’un pic de vitesse angulaire hors axe est une
condition requise pour observer l’instabilité algébrique. Et dans les deux cas, l’instabilité est interprétée
en termes de phase coherence, inverse du phase-mixing, décrit dans la précédente partie.
3.2
Interactions tourbillon - turbulence
Les tourbillons évoqués précédemment, même s’ils ne soutiennent pas de croissance exponentielle de
perturbations, développent néanmoins des instabilités. Mais dans le cas où le tourbillon est stable aux
temps longs, on attend de celui-ci qu’il élimine toute perturbation à laquelle il serait sujet. Pourtant, lorsqu’un tel tourbillon est sujet à une excitation extérieure continue, comme celle résultant de l’interaction
avec une turbulence extérieure, ce n’est pas ce qui est observé. Au lieu de cela, le tourbillon “répond”,
ou “réagit”, en développant des motifs génériques. Cette réponse n’est pas à proprement parler une instabilité, mais plutôt un comportement systématique et intrinsèque du tourbillon en présence d’un bruit.
Ce type de comportement tranche nettement avec celui prédit par l’analyse du problème aux valeurs
initiales. Car si dans le cas instable, la réponse d’un écoulement à une perturbation initiale ou à une
excitation continue est la même, dans le cas stable, des différences sont observables.
Développement d’anneaux tourbillonnaires.
Les observations expérimentales et les simulations
8 En effet, la réponse d’un problème aux valeurs initiales peut s’exprimer, dans le plan de Laplace, comme une intégrale
autour de pôles et de coupures. Aux temps longs, si la réponse ne fait intervenir que des pôles, le comportement sera
nécessairement exponentiel ; le seul moyen d’observer un comportement algébrique aux temps longs est associé aux
intégrations autour des coupures, ou, autrement dit, aux contributions du spectre continu.
16
numériques de tourbillons interagissant avec un environnement turbulent ont identifié certains comportements récurrents. Parmi ceuxci figure systématiquement le développement d’anneaux tourbillonnaires secondaires dans la périphérie du tourbillon. Ci-contre, une visualisation extraite des simulations de Melander & Hussain (1993)
les représentent, colorés en fonction du signe de leur vorticité azimutale. Détectés expérimentalement (e.g. Beninati & Marshall, 2005;
Devenport, Rife, Liapis & Follin, 1996) ou encore récemment dans une
étude numérique sur la dispersion de particules par un vortex turbulent (Marshall, 2005), ces structures secondaires sont omniprésentes.
Leur apparition est d’ailleurs à tel point associée aux interactions
tourbillon-turbulence, que dans certaines études numériques (Marshall, 1998), l’influence d’une turbulence extérieure sur un tourbillon
a été modélisée par celle d’un empilement d’anneaux tourbillonnaires
le long du vortex ! Pour expliquer leur génération, on pourrait être Fig. 1.19 – Anneaux tourbillontenté d’établir un lien entre ces rouleaux et l’instabilité centrifuge. En naires résultant de l’interaction
effet, leur structure n’est pas sans rappeler celle des rouleaux de Tay- tourbillon-turbulence (Melander
lor rencontrés en début de chapitre. Pourtant, le développement de ce & Hussain, 1993).
type de rouleaux est impossible ! Et pour cause : le tourbillon étudié
est stable du point de vue du critère centrifuge de Rayleigh... Melander & Hussain (1993) interprétèrent
la création de ces rouleaux par une réorientation (ou polarisation) et une intensification des fluctuations
par l’écoulement de base. Sur la base de leurs observations, Miyazaki & Hunt (2000) suggérèrent que le
processus de formation des rouleaux était avant tout linéaire, et appuyèrent leurs arguments en menant
une analyse de type RDT9 . Cette analyse, appuyée par l’étude numérique de Takahashi, Ishii & Miyazaki
(2005), permit d’associer un comportement de croissance algébrique en temps aux interactions tourbillonturbulence responsables de ces rouleaux. Cette loi d’échelle soulignant une nouvelle fois la présence d’un
phénomène différent de la simple instabilité centrifuge (exponentielle).
En résumé, ces structures tourbillonnaires secondaires sont la signature d’un comportement, apparemment
générique, des tourbillons en présence de bruit. La compréhension du mécanisme d’émergence de ces
anneaux est bien entendu une étape importante dans l’analyse de la réaction du tourbillon à un stimulus
extérieur (turbulence). Mais outre ce point de vue heuristique, le développement des rouleaux modifie
également certaines propriétés de transport du tourbillon en général, et de mélange en particulier. Ils
représentent donc aussi un intérêt pratique.
Les méandres tourbillonnaires. Autre évènement apparaissant spontanément lors de l’interaction
tourbillon-turbulence, le phénomène de méandres tourbillonnaires (vortex meandering, ou vortex wandering). Ce phénomène, illustré figure 1.20, consiste en un déplacement erratique du tourbillon à grandes
longueurs d’onde, observé en soufflerie ou in situ.
Fig. 1.20 – Visualisation expérimentale du phénomène de vortex meandering à l’IRPHÉ, Marseille.
Pourtant, bien que ce phénomène soit également générique, la littérature le documentant est étonnament
réduite. Une des premières références sur le sujet est sans doute l’article de Baker, Barker, Bofah &
Saffman (1974), qui ne purent proprement comparer leurs prédictions théoriques avec les observations
9 Rapid Distortion Theory, l’idée de cette théorie est que l’évolution d’un champ turbulent de faible intensité sera dominé
par des termes linéaires en présence d’une structure cohérente intense
17
expérimentales, précisément à cause des errances du tourbillon. Baker et al. conjecturèrent que le vortex
meandering était dû aux fluctuations ambiantes, qui affecteraient de la même manière un filet de colorant. Devenport et al. (1996) revinrent sur ce phénomène, mais pour mieux le filtrer des observations
expérimentales. En effet, du point de vue de l’expérimentateur, ce phénomène parasite pollue les données.
Notamment, Devenport et al. montrèrent qu’en supposant que les fluctuations associées au meandering
soient gaussiennes, tout tourbillon avec jet axial tend à être perçu comme un q-vortex gaussien par une
sonde fixe, avant de conclure : «Any apparent universality of the q-vortex form may therefore be a symptom of the universality of vortex wandering rather than of any underlying physical structure ». Si ces
derniers auteurs confirmèrent la corrélation entre la présence d’instationnarités dans la veine et celle du
meandering, ils précisèrent aussi que le meandering pouvait revêtir la forme d’une onde cohérente, contrairement à ce que suggéraient Baker et al.. Ce qui distinguerait les fluctuations d’un filet d’encre (scalaire
passif) de celles d’un tourbillon (scalaire actif). La nature ondulatoire du meandering a d’ailleurs aussi
été signalée dans la revue de Spalart (1998). Dans ce même registre, Jacquin, Fabre, Geffroy & Coustols
(2001) suggérèrent que le meandering pouvait être associé à une excitation d’ondes dans le tourbillon par
les fluctuations ambiantes (voir également Beninati & Marshall, 2005). La génération d’ondes de torsion
dans le tourbillon par un mécanisme linéaire était d’ailleurs déjà proposée dans le scénario d’interactions
tourbillon-turbulence de Miyazaki & Hunt (2000).
3.3
L’apport des études sur la dynamique atmosphérique
Aussi bien au niveau des concepts que des outils, la communauté Dynamique de l’Atmosphère a
beaucoup contribué à l’étude et au décryptage des mécanismes non-modaux (cette appellation générique
regroupe de manière générale tous les phénomènes qui ne sont pas décrits par l’évolution d’un simple
mode discret) actifs dans les écoulements 2D. Par exemple, plusieurs travaux ont utilisé une représentation
alternative au spectre continu pour représenter l’évolution d’une perturbation générique. En effet, dans
le cas très particulier où la perturbation consiste en une déformation du tourbillon, elle est associée à
un mode discret (discrete Rossby edge-wave). Mais dans le cas général, elle se décompose sur un spectre
continu, qui est une base très mal conditionnée ne présentant un intérêt que dans une approche de type
évolution aux temps longs d’une condition initiale. Dans ce cas, si on veut décrire l’évolution sur des
échelles de temps plus courtes, on préférera la représentation en ondes de Orr-Kelvin, encore appelées
sheared waves ou ondes de cisailement. Cette approche, introduite par Lord Kelvin (W. Thomson) (1887a)
(voir encadré 6 page 74), est une généralisation de l’approche en modes normaux et permet à un nombre
d’onde de varier au cours du temps10 ; elle intègre “en dur” l’action de déformation de l’écoulement de
base dans la perturbation. Elle a notamment permis de s’intéresser au problème de l’axisymétrisation de
tourbillon, et de prédire une sélection du nombre d’onde azimutal des perturbations par le tourbillon. Plus
précisément, les temps de demi-vie typiques d’une perturbation décroissent rapidement avec le nombre
d’onde azimutal, ce qui favorise l’émergence du nombre d’onde m = 1 par filtrage des autres composantes
(Smith & Montgomery, 1995). Dans le même esprit, les études sur les cyclones ont permis d’étudier la
dynamique de ces perturbations à faible nombre d’onde azimutal, et de prédire une propagation radiale
d’énergie de telles perturbations ainsi qu’une relation de dispersion locale (Montgomery & Kallenbach,
1997). Ces auteurs ont notamment prouvé qu’une perturbation orientée selon le cisaillement a tendance
à s’éloigner du tourbillon, alors qu’une perturbation à contre-cisaillement a plutôt tendance à s’en approcher, un phénomène observé dans la propagation de bandes de pluie spirales autour des cyclones. Parmi
les autres développements notables, on notera que dans le domaine de l’axisymétrisation, la communauté
météo a aussi bénéficié de l’expertise de chercheurs venant du monde des plasmas qui ont importé par
exemple le concept d’amortissement Landau (Schecter & Montgomery, 2003).
Les cyclones. Mais les travaux les plus intéressants (pour notre propos) sont sans aucun doute ceux
menés sous l’impulsion de Brian Farrell, à Harvard. Pour les mettre en lumière, il nous faut évoquer le
phénomène de cyclogénèse, i.e. la génération de cyclones. Dans la vision traditionnelle, la formation de
cyclones est associée à deux instabilités modales : celles se développant dans les problèmes de Eady et
de Charney (e.g. Gill, 1982). Dans cette approche, comme d’ailleurs dans toutes les approches modales,
l’analyse classique veut que ce soit le mode le plus amplifié qui requiert toute l’attention. L’argument étant
que sur des échelles de temps asymptotiquement longues, ce mode prédomine. Ce faisant, la configuration
précise de la condition initiale ne devient plus pertinente : il suffit qu’elle ait une projection non nulle
sur le mode le plus amplifié pour que celui-ci émerge. Associé au résultat de Case (1960) montrant que le
10 Elle se justifie rigoureusement en considérant l’évolution d’une condition initiale sous forme d’onde plane. Par exemple,
en écoulement plan cisaillé U (y) = Sy, une perturbation de vecteur d’onde initial k(0) = (k, l0 ) évoluera de sorte que
k(t) = (k, l0 − kSt) au cours du temps (e.g. Smith & Montgomery, 1995).
18
spectre continu décroı̂t algébriquement toujours aux temps longs, on comprend pourquoi toutes les études
se sont focalisées sur l’étude du mode discret le plus amplifié. Pourtant, comme le précise Farrell (1987),
même dans des cas stables, il est possible de trouver des perturbations particulières qui présentent des
croissances transitoires d’énergie (Nolan & Farrell, 1999a). Les échelles de temps typiques associées à ces
transitoires sont de l’ordre de l’échelle de temps de cisaillement inverse, soit ∼ 10 h dans l’atmosphère des
latitudes moyennes, ce qui correspond également à l’échelle de temps de la cyclogénèse ! (Farrell, 1982a,b,
1987) On conçoit dès lors que le filtrage des transitoires dans l’analyse pour conserver uniquement les
contributions croissantes aux temps longs ne soit simplement pas justifié. À cela, Farrell ajoute que le
taux de croissance instantané de ces phénomènes transitoires peut excéder de loin le taux d’amplification modal classique, et atteindre même la borne supérieure prédite par des arguments énergétiques. Le
mécanisme d’amplification, détaillé dans l’encadré 6, fait que contrairement aux modes instables, seules
certaines perturbations peuvent présenter un gain d’énergie : celles orientées à contre-cisaillement. Ces
perturbations sont assez rares, mais finalement pas plus que l’occurence de cyclogénèses. D’ailleurs, Farrell ajoute : «directing attention to those configurations which subsequently develop is natural from the
forecasters point of view and forecast rules often correspond to identifying them ».11
Perturbations optimales et étude comportementale. Farrell (1987) soulignait déjà que l’énergie
accumulée lors de la phase de croissance d’énergie pouvait finalement être capturée par des modes propres.
Poursuivant l’analyse, Farrell ne tarda pas à étendre cette idée et introduire le concept d’excitation
optimale de mode propre (Farrell, 1988, et aussi annexe A). En effet, même dans une configuration
instable, il est possible de trouver une perturbation qui s’amplifie fortement transitoirement tout en
excitant un mode donné. Par exemple, dans le cas de Poiseuille étudié par Farrell, bien qu’instable, le
mode le plus amplifié possède un taux de croissance très faible. Le mécanisme de croissance transitoire
fournit donc un moyen d’amorcer beaucoup plus rapidement l’instabilité. À la fin de son article, Farrell
propose de pousser le raisonnement encore plus loin, et de calculer non plus une perturbation excitant de
manière optimale un mode, mais la perturbation optimale, ou la perturbation la plus dangereuse pour
un écoulement donné. Bien sûr, la notion d’optimalité est à préciser, et comme le souligne Farrell, «the
concept of an optimum requires a measure ». Dans le cas d’un écoulement cisaillé, une mesure naturelle est
l’énergie cinétique de perturbation, mais on pourrait tout à fait en considérer une autre. Une fois capable
de définir l’intensité d’une perturbation, Farrell proposa une formulation variationnelle permettant d’isoler
la perturbation présentant le plus fort gain d’énergie. Ce travail aboutit quelques années plus tard à une
cartographie des perturbations optimales, i.e. ces perturbations les plus dangereuses (voir partie suivante),
dans les écoulements cisaillés canoniques (Couette plan, Poiseuille et couche limite) et à l’identification
de deux mécanismes à la source de l’amplification : l’effet lift-up et le mécanisme de Orr (voir Butler &
Farrell 1992; Farrell & Ioannou 1993a, et également les encadrés 3 et 6 pages 52 et 74).
Fig. 1.21 – Effet d’un forçage stochastique (c) sur l’amplitude d’un oscillateur harmonique non amorti
(a) et sur un oscillateur amorti (b). L’oscillateur mime ici le comportement d’une bulle forcée par un
environnement turbulent (forçage stochastique) (Risso & Fabre, 1998).
Un autre apport fondamental des études de Farrell porte sur la pertinence de ces études dans des confi11 Il s’agit du “critère de Petterssen” qui stipule qu’une perturbation météo orientée à contre-cisaillement sera intensifiée
(Farrell, 1982b).
19
gurations réalistes. En effet, une critique récurrente des travaux sur les perturbations optimales concerne
la forme particulière de la perturbation optimale, qui peut présenter une structure assez compliquée,
rendant son apparition improbable. Ce problème a été élégamment désamorcé dans l’étude de Farrell &
Ioannou (1993b) qui ont importé le concept de forçage stochastique d’écoulements, et l’ont appliqué aux
écoulements plans cisaillés évoqués précédemment. En bruitant avec un bruit gaussien un écoulement de
façon ininterrompue, ces auteurs sont parvenus à faire naturellement émerger le résultat de la perturbation optimale la plus amplifiée ! On peut comprendre ce résultat avec le problème de l’oscillateur forcé
stochastiquement (figure 1.21) : en forçant aléatoirement un oscillateur harmonique, on observe l’entrée
en résonance de celui-ci (avec une loi d’échelle linéaire en temps, un peu moins efficace que la croissance quadratique observée lors du forçage harmonique), tout comme si le forçage aléatoire accrochait
sporadiquement le mode, suffisamment pour provoquer une croissance d’énergie. On peut transposer ici
ce résultat, et voir qu’un bruit hydrodynamique continu va de temps en temps se décomposer sur la
perturbation optimale, qui en retour croı̂tra sensiblement en énergie. Autrement dit, l’écoulement est
très réceptif à certaines composantes du bruit, qu’il amplifiera, alors que d’autres seront totalement
filtrées. Ce résultat est puissant, car il démontre la portée de l’analyse en perturbations optimales : un
écoulement quelconque aura une propension particulière à exhiber le résultat de la perturbation optimale
dans des conditions naturelles. Ce concept est plus subtil que la vision traditionnelle de la stabilité, où
un écoulement ne peut être que stable ou instable : il a en réalité une tendance naturelle à exhiber une
certaine structure intrinsèque, sans pour autant se déstabiliser, e.g. des stries de haute et basse vitesse
dans une couche limite (voir encadré 3 page 52). Pour finir, on notera que cette véritable étude comportementale des écoulements a probablement des retombées en dehors du simple contexte linéaire : «The
success of rapid distortion theory in fully turbulent flow suggests that the linear approximation retains
validaty in turbulent flow.» (Farrell & Ioannou, 1993a).
4
La transition by-pass
Si la théorie modale a connu de francs succès en présentant des accords remarquables avec les
expériences dans le cas de l’instabilité convective de Rayleigh-Bénard (e.g. Chandrasekhar, 1961) ou
encore dans le cas de l’instabilité centrifuge (voir début de ce chapitre), elle a longtemps buté sur un
écueil considérable : celui de la transition spontanée vers la turbulence dans les écoulements plans cisaillés.
Le tableau 1.1 illustre ainsi de manière claire cet échec de la théorie à prédire convenablement le seuil
Convection
Arguments énergétiques
Théorie linéaire
Expériences
1 708
1 708
1 710 ± 10
Écoulement de Poiseuille
49.6
5 772
≈ 1 000
Tab. 1.1 – Comparaison entre les résultats obtenus par l’analyse de stabilité linéaire et par expérience,
dans le cas de la convection de Rayleigh-Bénard et dans celui de l’écoulement de Poiseuille plan (reproduit
à partir de Schmid, 2000).
d’instabilité des écoulements plans cisaillés.
Stries et bouffées turbulentes. La caractérisation de la transition vers la turbulence dans les écoulements plans cisaillés remonte aux études expérimentales menées par Osborne Reynolds dès la fin du
XIXe siècle. Reynolds établit d’une part que le seuil de transition ne dépendait que d’un seul groupement
adimensionnel, qui porte aujourd’hui son nom. Mais surtout, Reynolds remarqua que le niveau de bruit
ambiant avait un impact très net sur le seuil de transition : des conditions expérimentales soigneusement
préparées permettait de le repousser aux plus hauts Re. Cette caractéristique est la signature de la nature
sous-critique de la transition, sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
Dans les écoulements instables convectifs ou centrifuges, la turbulence n’apparaı̂t qu’à l’issue d’une longue
route, faite d’une série de déstabilisations où l’écoulement perd peu à peu en cohérence. La particularité
des écoulements plans cisaillés est qu’au contraire l’apparition de la turbulence est très brutale. Elle se
manifeste par l’apparition de bouffées turbulentes (encore appelées bursts, spots ou puffs – voir figure 1.22)
apparaissant spontanément dans l’écoulement et de façon intermittente. Cette structure n’est évidemment
pas modale et peut apparaı̂tre dans des conditions où tous les modes sont d’ailleurs amortis. Le fait que
l’apparition de turbulence ne soit pas le fruit d’une complexification graduelle de l’écoulement, associé
20
Fig. 1.22 – Burst turbulent (Van Dyke, 1982)
au caractère aléatoire de l’apparition des spots turbulents, marque le début de la terra incognita qu’est
la turbulence.
Mais très récemment, une brèche a été ouverte dans ce problème centenaire, avec un cadre théorique dans
lequel des progrès intéressants ont pu être établis : la théorie de la transition by-pass.
4.1
La non-normalité
Pour introduire la notion de transition by-pass, appuyons-nous sur un article de Trefethen, Trefethen,
Reddy & Driscoll paru il y a de celà une douzaine d’années (Trefethen et al., 1993). Pour expliquer
la différence cruciale entre les comportements de type Rayleigh-Bénard et ceux de type plans cisaillés,
et la capacité ou non de l’analyse en modes propres à prédire l’instabilité, Trefethen et al. se basent
sur un argument mathématique. En effet, une des différences fondamentales entre ces écoulements est
que l’opérateur d’évolution des écoulements plans cisaillés est fortement non-normal, contrairement aux
opérateurs autoadjoints gouvernant l’évolution de Rayleigh-Bénard par exemple. Ainsi, si on considère le
problème différentiel modèle :
du
= Au
(1.4)
dt
et si on suppose que toutes les valeurs propres de A sont négatives, on peut montrer que l’évolution
d’une solution u sera dominée à tous les instants par le mode le moins amorti dans le cas autoadjoint.
Par contre, si A est non-normal, u pourra connaı̂tre sur des échelles de temps courtes des croissances
d’amplitude éventuellement importantes avant de finalement se conformer à la prédiction de l’analyse en
valeurs propres aux temps longs, comme le soulignait déjà Farrell dans ses études (voir § 3.3).
Pour éclairer les possibles conséquences pour l’écoulement liées à la nature non-normale de l’opérateur
d’évolution, Trefethen et al. proposèrent trois interprétations physiques typiquement liées à la nonnormalité :
• la pseudorésonance : Pour illustrer un premier effet contre-intuitif associé à la non-normalité, Trefethen et al. superposent au système précédent un forçage harmonique :
du
(t) = Au(t) + e−iωt v
dt
(1.5)
−1
Ce système admet comme solution u(t) = e−iωt f , où f = (−iωI − A) v, et I est l’identité. Il est
−1
intéressant de remarquer que le forçage v est amplifié d’un facteur k (−iωI − A) k, encore appelé
norme de la résolvante. Dans le cas d’un système normal (e.g. Rayleigh-Bénard, mais aussi cordes
vibrantes ou vibrations de molécules en mécanique quantique), cette amplification n’est possible
que dans le proche voisinage d’un mode propre ωj . Mais dans le cas d’un sytème non-normal, cette
amplification peut être observée en d’autres endroits du plan complexe, éventuellement loin du
−1
spectre. De plus, dans ce cas, les structures de v et de (−iωI − A) v sont a priori différentes.
En fait, dans le cas d’un écoulement plan cisaillé, une telle amplification “non-normale” se produit autour de ω = 0. L’amplification maximale apparaı̂t lorsque v a typiquement une forme de
−1
rouleau longitudinal, et (−iωI − A) v celle d’une strie de haute ou basse vitesse (relativement à
−1
l’écoulement moyen). Le mécanisme physique correspondant à l’action de l’opérateur (−iωI − A)
est bien connu et répertorié dans la littérature sous le nom d’effet lift-up (voir encadré 3 page 52).
L’amplification correspondante peut atteindre 105 à Re ∼ 5000, ce qui laisse à penser que le résultat
de ce processus, les stries, bien que n’étant pas des modes propres, seraient des “pseudo-modes” dans
le sens où leur apparition serait privilégiée dans ces écoulements. Et expérimentalement, les stries
sont effectivement des structures cohérentes apparaissant systématiquement dans les écoulements
plans cisaillés...
21
Pour finir, précisons que le même résultat a été obtenu dans le cadre beaucoup plus général de
l’analyse de Farrell & Ioannou (1993b), qui ont montré qu’en forçant stochastiquement (avec un
bruit aléatoire non corrélé, exactement comme l’équation de Langevin obtenu dans le contexte du
mouvement Brownien) l’équation (1.4), on observe également l’émergence des pseudomodes.
• déviation optimale : une deuxième vision de la non-normalité peut être proposée avec l’idée d’opérateur perturbation. Imaginons que l’on perturbe l’opérateur d’évolution par un opérateur E de norme
ε : les valeurs propres résultantes se déplaceront dans le plan complexe. Si l’opérateur d’évolution
est normal, les valeurs propres resteront dans un voisinage O(ε) autour de leur position d’origine.
Par contre, dans le cas non-normal, les excursions de valeurs propres pourront être beaucoup plus
importantes, et éventuellement atteindre le demi-plan instable. Ces déviations d’opérateur peuvent
être interprétées en termes de déviation à l’écoulement de base (e.g. traitement perturbatif de
l’instabilité elliptique). Dans le cas d’écoulements plans cisaillés, Trefethen et al. isolent la déviation
optimale (il s’agit de l’opérateur E tel que E = εvu? , où v et u sont respectivement des “rouleaux”
et “stries”) et l’interprètent comme l’ajout d’un mécanisme permettant aux stries d’alimenter des
rouleaux, bouclant ainsi la boucle nécessaire à la croissance modale exponentielle.
Plus récemment, on notera les travaux de Bottaro, Corbett & Luchini (2003) sur le thème des
déviations optimales 2D d’un écoulement de Couette.
• la croissance transitoire, phénomène avec lequel nous avons introduit la notion de non-normalité, sera
son dernier angle de description. Dans les cas d’intérêt physique, c’est l’intensité d’une perturbation
(mesurée avec la norme énergie) qui présente ce comportement de croissance transitoire. Souvent
identifiée à l’aide de la perturbation optimale d’un écoulement (perturbation présentant le gain
d’énergie le plus important), cette croissance d’énergie a été répertoriée dans divers écoulements
cisaillés : Poiseuille cylindrique (Schmid & Henningson, 1994; O’Sullivan & Breuer, 1994a) ou plan
(Gustavsson, 1991; Butler & Farrell, 1992), couche limite (Andersson, Berggren & Henningson, 1999;
Corbett & Bottaro, 2001) ou de mélange (Le Dizès, 2003) ou encore écoulement de Couette (Butler
& Farrell, 1992), etc...(Schmid & Henningson, 2001). Dans tous ces cas, elle a toujours été associée à
deux mécanismes physiques, le mécanisme de Orr et l’effet lift-up (voir encadrés 3 et 6 pages 52 et 74)
et elle aboutit à la formation de pseudomodes (résultat de l’évolution de la perturbation optimale).
Il semble cependant que d’autres mécanismes amplificateurs soient présents dans des configurations
contenant d’autres ingrédients physiques (e.g. effet de compressibilité, Farrell & Ioannou, 2000).
Ces scénarios ne sont bien sûr pas du tout indépendants, et on remarquera que quel soit l’angle de description de la non-normalité, ceux-ci convergent tous pour prédire l’émergence, par le biais de mécanismes
linéaires, d’une structure dans l’écoulement : les pseudomodes.
4.2
Rôle des non-linéarités
Dans un monde linéaire, la croissance d’énergie d’une perturbation, pour aussi intense qu’elle soit, ne
présente qu’un intérêt mineur12 : elle est condamnée sur des échelles de temps plus ou moins longues à
suivre le comportement indiqué par la valeur propre la moins amortie. Si par contre l’équation d’évolution
linéaire résulte de la linéarisation d’une équation non-linéaire autour d’un état de base, ce qui est le cas
en mécanique des fluides, les évolution peuvent être plus intéressantes.
Trefethen et al. (1993) proposent dans leur article le modèle suivant, censé mimer l’évolution d’une
perturbation :
du
= Au + kuk Bu, avec A =
dt
−ε
0
1
−2ε
et B =
0 −1
1 0
(1.6)
Ici l’opérateur d’évolution possède uniquement des modes amortis mais est non-normal. Le second terme,
non-linéaire, est négligeable aux faibles amplitudes, mais commence à jouer un rôle si l’amplification
d’énergie amène la perturbation à une amplitude finie. Figure 1.23 sont représentées des évolutions typiques de solutions croissantes aux temps courts à ce problème différentiel non-linéaire. Aux faibles
amplitudes, on observe la phase de croissance d’énergie puis la décroissance exponentielle du mode le
moins amorti. Mais, chose intéressante, au-delà d’une amplitude seuil δ, le système s’autoentretient et
tombe dans le bassin d’attraction d’un nouvel état non-linéaire ; il y a donc eu une transition qui a
“court-circuité” l’analyse traditionnelle en modes propres : c’est la transition by-pass.
12 On adopte ici le point de vue du problème aux valeurs initiales, car n’oublions pas que même dans une vision linéaire,
l’analyse précédente permet de prédire l’émergence de pseudomodes si on force continûment l’équation d’évolution.
22
Fig. 1.23 – Transition by-pass dans un modèle réduit introduit par Trefethen et al. (1993). Le système
étudié est linéairement stable, mais si l’amplitude initiale dépasse un certain seuil, on peut tomber dans
le bassin d’attraction d’un nouvel état.
4.3
Vers une compréhension de la turbulence : les processus auto-entretenus
Bien qu’attrayant, le modèle de transition de Trefethen (notamment dans sa version 3D, Baggett,
Driscoll & Trefethen, 1995) a reçu des critiques de la part de théoriciens, et plus particulièrement de la
part de Waleffe (1995b) qui proposa un autre modèle matriciel dans lequel l’apparition des non-linéarités
avait plutôt pour effet d’accélérer la décroissance de la perturbation. Waleffe (1997) proposa à la place du
scénario de Trefethen un autre scénario, qui se révèle en fait une variante de celui introduit par Trefethen
et al.. En effet, Trefethen et al. supposaient que l’action des non-linéarités permettrait aux stries de
réinjecter de l’énergie dans les rouleaux. À la place, et se basant sur les travaux de O’Sullivan & Breuer
(1994b) ou Zikanov (1996), Waleffe propose le cycle suivant, illustré figure 1.24 : Les rouleaux forment
Fig. 1.24 – Schéma de principe d’un processus entretenu proposé par Waleffe (1997).
des stries, qui développent des instabilités linéaires inflexionnelles, qui elles-mêmes, lors de leur évolution
non-linéaire, formeront à nouveau des rouleaux, bouclant ainsi la boucle. Des cycles auto-entretenus (selfsustaining process, ou SSP dans la terminologie Waleffe) pourraient ainsi exister dans les écoulements
plans cisaillés, cycles que l’on peut voir comme des ondes non-linéaires oscillantes.
Depuis en particulier les récents travaux de Nagata (1990) ou Clever & Busse (1992), il est en effet connu
que des écoulements plans cisaillés peuvent entretenir des ondes non-linéaires (Ehrenstein & Koch, 1991;
Cherhabili & Ehrenstein, 1997). Ces auteurs ont développé une méthodologie intéressante, qui consiste
à introduire un nouvel effet physique dans le problème (effet thermique, de courbure, etc...) susceptible
d’engendrer une instabilité, saturant pour former une onde d’amplitude finie. En suivant une procédure de
continuation, l’idée est de voir si l’écoulement sans cet effet additionnel supporte cette onde non-linéaire.
Waleffe (1998) alla même jusqu’à introduire une force volumique fictive, générant des rouleaux, et parvint
à trouver une onde non-linéaire dans les écoulements de Poiseuille et Couette plan. Il est intéressant de
préciser que cette onde fonctionne suivant le schéma décrit figure 1.24, et fait donc appel à des mécanismes
physiques “non-modaux” que seules les études de croissance transitoire d’énergie ont permis de mettre
au jour.
Ces études ont atteint leur point d’orgue avec les récents travaux de Faisst & Eckhardt (2003) et Wedin
& Kerswell (2004), qui en suivant le même protocole, sont parvenus à identifier des ondes non-linéaires
dans l’écoulement de Poiseuille cylindrique. À nouveau, ces ondes constituent un équilibre entre rouleaux,
stries et non-linéarités. Ces structures sont illustrées dans le bas de la figure 1.25.
Très récemment, Hof, Van Doorne, Westerweel, Nieuwstadt, Faisst, Eckhardt, Wedin, Kerswell & Waleffe
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Fig. 1.25 – Comparaison entre la structure des ondes non linéaires (stries en échelle de couleur et
rouleaux en champ de vecteurs) prédites théoriquement (bas, Faisst & Eckhardt, 2003), et détectées
expérimentalement dans une bouffée turbulente en employant de la PIV haute fréquence (Hof et al.,
2004).
(2004) sont parvenus, grâce à des moyens techniques très élaborés (PIV haute fréquence et stéréoscopique)
à littéralement “disséquer” un burst turbulent, et ont identifié en son sein les ondes précitées ! La figure 1.25 illustre cet accord. Ces résultats récents et spectaculaires sont à l’origine d’une nouvelle manière
d’aborder la transition turbulente. Dans celle-ci, l’état laminaire, attracteur global à bas Re, devient un
attracteur local dont la taille du bassin d’attraction décroı̂t comme Reγ (où γ est négatif et dépend de
l’écoulement, Trefethen et al., 1993; Chapman, 2002) à plus hauts Re. Les ondes non-linéaires formeraient des “points selles” (Busse, 2004; Wedin & Kerswell, 2004) dans l’espace des phases, qui seraient
régulièrement visités par un écoulement qui se serait échappé de l’état laminaire. Cette nouvelle approche
de la turbulence semble ouvrir les portes d’une meilleure compréhension du phénomène de transition,
avec des implications en termes de prédiction et de contrôle prometteuses (Busse, 2004).
Objectifs de cette thèse
Nous avons vu au cours de cette introduction que les tourbillons, bien que stables, pouvaient présenter
certains comportements (développement d’anneaux tourbillonnaires, déplacement erratique à grandes
longueurs d’onde – vortex meandering –, ...) s’écartant du simple schéma de l’axisymétrisation. Confortés
par la présence de phénomènes non-modaux rencontrés dans les cyclones ou les colonnes à plasma, notre
objectif au cours de cette thèse sera d’analyser la dynamique d’un tourbillon isolé, et plus précisément
de voir dans quelle mesure sa dynamique aux temps courts présente des différences avec sa dynamique
sur des échelles de temps asymptotiquement longues.
Mécanismes physiques. Inspirés par les analyses de phénomènes non-modaux en mécanique des
fluides, notre but sera dans un premier temps d’évaluer la capacité d’un tourbillon stable à présenter
des comportements de croissance d’énergie de perturbations, et s’écarter ainsi de la prédiction modale.
Mais dans un deuxième temps, nous souhaitons identifier les mécanismes physiques à la source de l’amplification. En effet, si en écoulement plan cisaillé, il n’existe que deux effets physiques bien identifiés (le
mécanisme de Orr et l’effet lift-up), l’adjonction de nouveaux ingrédients physiques (en l’occurence la
rotation) peut être à la source de nouveaux mécanismes.
Pour répondre à ce double enjeu, nous allons utiliser une quantité récurrente dans la littérature sur les
phénomènes non-modaux : les perturbations optimales. Ces conditions initiales particulières, qui maximisent leur énergie à un instant donné (voir le chapitre 2 pour les aspects techniques), fournissent
• une mesure objective du potentiel de croissance du tourbillon car aucune perturbation ne peut croı̂tre
davantage. Par exemple, si elles présentent un gain inférieur à l’unité, on peut assurer qu’il n’existera
pas de mécanismes de croissance.
• un moyen d’accéder aux mécanismes amplificateurs. En effet, de par leur nature, on peut espérer que
les perturbations optimales profitent au mieux de ces mécanismes. Ainsi, l’étude de leur dynamique
révélera les rouages de l’amplification.
Cette étude menée dans un cadre linéaire, est justifiée en soi car elle permet, outre la découverte
d’éventuels mécanismes physiques, d’accéder aux pseudo-modes, c’est-à-dire aux structures qui émergeront,
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après filtrage et amplification, en réponse à une excitation stochastique continue (Trefethen et al., 1993;
Farrell & Ioannou, 1993b).
Puis dans un deuxième temps, nous poserons la question du rôle des non-linéarités. En résolvant l’évolution
non-linéaire des perturbations optimales linéaires, nous examinerons si l’action des non-linéarités est de
brimer la croissance d’énergie ou plutôt de faire tomber le tourbillon dans le bassin d’attraction d’un
nouvel état non linéaire (ou SSP).
Le découpage du manuscrit est donc le suivant :
? au chapitre 2, nous exposons les aspects techniques de cette thèse, avec la formulation du contrôle
optimal qui nous permettra d’obtenir les perturbations optimales d’un écoulement tournant. Puis,
les points clés des approches numériques (linéaire et non-linéaire) seront détaillés.
? le chapitre 3 sera consacré à l’amplification d’énergie dans les tourbillons, avec un accent tout particulier sur les mécanismes physiques sous-tendant l’amplification. Nous identifierons dans les tourbillons la présence de deux mécanismes endémiques. Tout d’abord nous présenterons le mécanisme
anti-lift-up, menant naturellement à la génération d’anneaux tourbillonnaires. Puis nous décrirons
un mécanisme non axisymétrique combinant un effet local d’advection à un autre global d’induction
permettant de faire émerger un mode d’oscillation du vortex (de translation à grandes longueurs
d’onde, et de type mode de couche critique à plus courtes longueurs d’onde).
? au chapitre 4, nous examinerons l’effet des non-linéarités sur les mécanismes précédemment détectés.
Nous verrons en particulier que le cas axisymétrique évolue de sorte à présenter les germes d’une
instabilité inflexionnelle ou centrifuge. Dans le cas non axisymétrique, un nouvel état non-linéaire
(SSP) sera clairement identifié. Cet état, prenant la forme d’un tripôle, sera lui-même susceptible
de développer une instabilité à caractère elliptique.
? Pour finir, nous évoquerons au chapitre 5 quelques perspectives, basées sur nos résultats et également
sur des travaux récents (e.g. Wedin & Kerswell 2004, Hof et al. 2004)
Enfin, précisons que le manuscript a été rédigé en prenant un parti-pris pédagogique ; c’est la raison pour
laquelle le lecteur trouvera ici et là des encadrés à vocation pédagogique, historique ou tout simplement
hors-piste...
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