5 La femme samaritaine

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5 La femme samaritaine
Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
JÉSUS EN SAMARIE
Jean 4,1-42
INTRODUCTION
Le chapitre 4, à une première lecture, présente une suite de genre biographique, narrant des
épisodes variés au cours d'un déplacement. Jésus doit quitter la Judée. Il traverse la Samarie où il
accueille la foi des samaritains ; puis après deux jours, il se rend à Cana où il guérit le fils d'un
fonctionnaire royal.
Le long récit de 4,1-42 est très bien construit. On y trouve des éléments purement narratifs (vv.
1-6 ; 27-30 ; 39-42) qui encadrent deux importants dialogues où Jésus s'entretient d'abord avec une
femme samaritaine, en l'absence des disciples (vv. 7-26), puis avec ses disciples, en l'absence de la
femme (vv. 31-38).
L'analyse détaillée montrera comment l'habileté technique du narrateur est au service d'une
proclamation thématique, qui culmine dans la confession de foi universaliste des Samaritains (vv. 3942).
1 L'INTRODUCTION NARRATIVE (Jn 4,1-6)
Nous avons en fait, une double introduction narrative : les vv. 1-3 et les vv. 4-6. Aux vv. 1-3,
Jean commence par renouer avec la notice historique de Jn 3,22-26 :
22
Après cela, Jésus se rendit avec ses disciples dans la Judée ; il y séjourna avec eux et il baptisait.
Jean, de son côté, baptisait à Aïnôn, non loin de Salim, où les eaux sont abondantes. Les gens
venaient et se faisaient baptiser. 24Jean, en effet, n’avait pas encore été jeté en prison. 25Or il arriva
qu’une discussion concernant la purification opposa un Juif à des disciples de Jean. 26Ils vinrent
trouver Jean et lui dirent : « Rabbi, celui qui était avec toi au-delà du Jourdain, celui auquel tu as
rendu témoignage, voici qu’il se met lui aussi à baptiser et tous vont vers lui. » (Jn 3,22-26)
23
Au chapitre 4, le narrateur complète et rectifie cette notice pour expliquer la décision de Jésus
de retourner en Galilée :
1
Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’il faisait plus de disciples et en
baptisait plus que Jean, 2– à vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples – 3il quitta
la Judée et regagna la Galilée. (4,1-3)
La rédaction de ces versets est lourde et porte des traces de remaniement. On peut supposer que
l'ultime rédacteur ecclésial y a inséré une glose explicative, pour tenter d'harmoniser l'audacieuse
affirmation de 3,22 avec la vue traditionnelle selon laquelle Jésus ne baptisait pas : s'il y a eu des
activités baptismales parallèles, ce doit être le fait des disciples, et non de Jésus lui-même ! En quittant
la Judée, celui-ci a tenu à mettre fin à ce qui risquait d'être pris pour une concurrence ! Le texte
suggère aussi que le désir d'éviter un conflit avec les Pharisiens de Judée n'était pas non plus étranger à
cette décision.
Les versets suivants 4 à 6 introduisent eux plus directement l'épisode qui va suivre :
4
Or il lui fallait traverser la Samarie. 5C'est ainsi qu'il parvint dans une ville de Samarie appelée
Sychar, non loin de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph, 6là même où se trouve le puits de
Jacob. Fatigué du chemin, Jésus était assis tout simplement au bord du puits. C'était environ la
sixième heure. (4,4-6)
Selon le v. 4, Jésus doit passer par la Samarie. Mais en fait, Jésus part non de Jérusalem, mais
d'Aenon, près du Jourdain :
22
23
Après cela, Jésus se rendit avec ses disciples dans la Judée ; il y séjourna avec eux et il baptisait.
Jean, de son côté, baptisait à Aïnôn… (Jn 3,22-23)
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Géographiquement, il lui aurait été plus facile de passer par la vallée du Jourdain.
Le texte "il lui fallait" edei suppose un motif d'ordre théologique Alors si Jésus doit traverser la
Samarie, c'est que sa mission l'exige.
Or, malgré son passé prestigieux, la Samarie est une terre que les Juifs regardent comme
païenne. En effet, en 721, Sennacherib, l'empereur assyrien prend Samarie, la capitale du Royaume du
Nord qui disparaît. Seul subsiste le petit Royaume de Juda avec Jérusalem comme capitale. A l'époque,
Samarie était une ville beaucoup plus importante et riche que Jérusalem. La population est alors
déportée et s'installent alors sur cette terre des colons étrangers qui amènent avec eux leurs dieux. Le
second livre des Rois énumère cinq peuplades qui apportèrent leurs idoles :
24
Le roi d’Assyrie fit venir des gens de Babylone, de Kouth, de Awa, de Hamath et de Sefarwaïm et
les établit dans les villes de Samarie à la place des fils d’Israël. Ils prirent possession de la Samarie et
en habitèrent les villes… 29En fait, chaque nation se fit son dieu et le plaça dans les maisons des hauts
lieux, que les Samaritains avaient construites. Chacune des nations agit ainsi dans les villes où elle
résidait : 30les gens de Babylone firent un Soukkoth-Benoth ; ceux de Kouth, un Nergal ; ceux de
Hamath, une Ashima ; 31les Awites, un Nibhaz et un Tartaq ; les Sefarwaïtes continuèrent à brûler
leurs fils en l’honneur d’Adrammélek et d’Anammélek, dieux de Sefarwaïm… 33Tout en craignant le
SEIGNEUR, ils continuèrent à servir leurs propres dieux, selon le rite des nations d’où on les avait
déportés. 34Aujourd’hui encore, ils agissent selon les rites anciens : ils ne craignent pas le
SEIGNEUR ; ils n’agissent pas selon les commandements et les rites devenus les leurs, ni selon la Loi
et l’ordre que le SEIGNEUR a prescrits aux fils de Jacob, à qui il a donné le nom d’Israël. (2 R
17,24.29-31.33-34)
Ce brassage de population fit que les Samaritains eurent plusieurs fois l'occasion de marquer
leurs différences : ainsi leur centre religieux n'est pas Jérusalem mais le Mont Garizim.
La scène se passe ensuite dans la région où Jacob-Israël acheta un champ à Sichem :
18
Jacob, revenant de la plaine d’Aram, arriva sain et sauf à la ville de Sichem qui est au pays de
Canaan et il campa devant la ville. 19Pour cent pièces d’argent, il acquit de la main des fils de Hamor,
père de Sichem, une parcelle du champ où il avait planté sa tente. 20Il érigea là un autel qu’il appela
« El, Dieu d’Israël ». (Gn 38,18-20)
C'est là que pour la première fois, le peuple de Dieu eut une propriété en terre promise. Jocob
lèguera ce domaine à Joseph qui y sera plus tard enseveli :
32
Quant aux ossements de Joseph, que les fils d’Israël avaient emportés d’Egypte, on les ensevelit à
Sichem, dans la portion de champ que Jacob avait achetée pour cent pièces d’argent aux fils de
Hamor, père de Sichem ; ils firent partie du patrimoine des fils de Joseph. (Jos 24,32)
Enfin, le narrateur situe la rencontre de Jésus avec la femme samaritaine au bord d'un puits et il
renoue avec un thème de la littérature biblique patriarcale. C'est près d'un puits que Moïse avait
rencontré les filles de Réouel et que s'étaient préparés les mariages d'Isaac et de Jacob.
Le récit johannique présente d'ailleurs un contact précis avec le récit de Gn 24. Dès la dernière
parole prononcée par l'étranger, Rébecca rentre chez elle en courant et dit aux siens "c'est ainsi qu'il
m'a parlé" :
28
La jeune fille courut annoncer à la maison de sa mère ce qui venait d’arriver. 29Rébecca avait un
frère du nom de Laban. Il courut vers l’homme, dehors, à la source. 30Dès qu’il eut vu l’anneau et les
bracelets aux bras de sa sœur, et entendu sa sœur Rébecca lui dire : « C’est ainsi qu’il m’a parlé », il
s’en alla vers l’homme qui se tenait avec les chameaux près de la source. (Gn 24,28-30)
La Samaritaine procède de même : "il m'a dit tout ce que j'ai fait" (Jn 4,39).
Dans la Bible, la rencontre au puits entre un homme et une femme est bien souvent un topos
des fiançailles et des noces. Au livre de la Genèse, c'est au bord d'un puits que Rebecca et Isaac mais
aussi Rachel et Jacob vont se rencontrer :
2
… Voici qu'il y avait un puits dans la campagne… 4Jacob dit aux gens : « Mes frères, d'où êtes41
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vous ? » — « Nous sommes de Harrân », répondirent-ils. 5Il leur dit : « Connaissez-vous Laban, fils de
Nahor ? » — « Nous le connaissons », répondirent-ils. 6Il leur dit : « Va-t-il bien ? » — « Il va bien,
répondirent-ils, voici sa fille Rachel qui arrive avec les moutons. » (Gn 29,2-6)
En situant Jésus assis à même le puits de Jacob, le narrateur suggère une continuité entre sa
présence et l'expérience passée d'Israël. C'est près du puits patriarcal que la femme va découvrir la
Source qui étanche toute soif. C'est aussi là que Jésus affirme que le salut vient des Juifs (4,22).
Enfin, dernier détail, Jésus rencontre cette femme à la sixième heure, c'est-à-dire midi, une
heure anormale pour aller puiser de l'eau. Midi, c'est l'heure de la pleine lumière. C'est donc lorsque le
soleil est au zénith que cette femme samaritaine va reconnaître en Jésus celui qui est la lumière du
monde. Nicodème, lui, était venu de nuit.
La sixième heure, c'est aussi l'heure où Jésus sera présenté à la foule par Pilate. (Jn 19,14) Nous
avons donc ici aussi une allusion à la Passion, d'autant qu'est mentionnée la fatigue de Jésus, lui qui va
être proclamé sauveur du monde par les Samaritains.
2 LA RENCONTRE DE JÉSUS ET DE LA FEMME SAMARITAINE (Jn 4,7-26)
21 La révélation de l'eau vive (vv. 7-15)
Jésus n’est pas pris en défaut par les événements puisque c’est lui qui les provoque et les dirige,
même ici dans cette terre étrangère. C’est lui qui interpelle la femme et assume, de cette rencontre,
toute la dimension « désirante » qu’elle contient.
7
8
Arrive une femme de Samarie pour puiser de l'eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »
Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger.
Sa demande provoque chez son interlocutrice le premier malentendu d’une longue série :
9
Mais cette femme, cette Samaritaine, lui dit :
« Comment ? Toi, un Juif, tu me demandes à boire à moi, une femme samaritaine ! »
Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains.
Le Juif Jésus a en effet deux raisons essentielles de ne pas s'adresser à cette femme : elle est
femme et elle est Samaritaine, tare inguérissable pour un Juif d'alors, les uns et les autres se vouant un
mépris le plus total.
Or, Jésus ne répond pas à la question de la femme comme d’ailleurs à aucune de ses questions.
Il choisit de porter la discussion ailleurs, sur un tout autre niveau qui vise à inverser le rapport de
l’offre et de la demande :
10
Jésus lui répondit : « Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à
boire”, c'est toi qui aurais demandé et il t'aurait donné de l'eau vive. »
« Ce n’est pas moi qui suis demandeur : c’est TOI et tu ne le sais même pas ! » Voilà en
substance ce que signifient les paroles de Jésus. Cette seconde intervention ressortit à la même liberté
provocatrice de Jésus : après avoir décontenancé la femme en lui demandant à boire, il la surprend
cette fois en inversant les rôles : c’est elle qui devrait lui demander de l’eau vivre !
Mais quel est ce don de Dieu ? La réponse est donnée en Jn 7,37-39 :
37
Le dernier jour de la fête, qui est aussi le plus solennel, Jésus, debout, se mit à proclamer : « Si
quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et que boive38celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Ecriture :
“De son sein couleront des fleuves d’eau vive.” » 39Il désignait ainsi l’Esprit que devaient recevoir
ceux qui croiraient en lui : en effet, il n’y avait pas encore d’Esprit parce que Jésus n’avait pas encore
été glorifié. (Jn 7,37-39)
Il s'agit bien de l'Esprit Saint qui ne sera répandu comme une eau vivifiante qu'après la
glorification de Jésus (sa crucifixion).
Le malentendu s’amplifie alors encore :
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11
La femme lui dit :
« Seigneur, tu n'as pas même un seau et le puits est profond ; d'où la tiens-tu donc, cette eau vive ?
La femme ne comprend pas où Jésus veut en venir, mais derrière l’ironie de sa répartie, se
cache une interrogation plus fondamentale :
12
Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu
ainsi que ses fils et ses bêtes ? »
On voit alors la femme se raccrocher à son histoire, à son identité historique susceptible de lui
fournir une certitude assez solide pour résister à la remise en question que provoquent les paroles de
Jésus. Or, cette certitude derrière laquelle la femme se réfugie, Jésus la fragilise par sa non-réponse à
la question précise de la femme le sommant de décliner son identité. Et Jésus, une nouvelle fois, refuse
de répondre :
13
Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif ; 14mais celui qui boira de
l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en
lui une source jaillissant en vie éternelle. »
Jésus se dérobe à la question de son identité et bien plus, il nie l’efficacité du recours à
l’histoire, au passé, à la tradition : celui qui boira de l’eau de ce puits de Jacob, ton Père, ton ancêtre,
aura encore soif !
La position défensive de la femme est alors abandonnée : elle réclame maintenant cette eau qui
manifeste à la fois son incompréhension, puisqu’elle n’a pas encore compris la dimension symbolique
de la parole de Jésus, mais aussi sa quête existentielle, fruit d’une insatisfaction profonde :
15
La femme lui dit :
« Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n'aie plus soif et que je n'aie plus à venir puiser ici. »
Derrière l’incompréhension de la femme, surgit la quête profonde de son existence, la quête de
quelque chose qui donne réellement sens à sa vie et à son activité quotidienne.
22 La confession de foi de la Samaritaine (vv. 16-26)
Mais Jésus ne fournit pas l’explication attendue, il ne dissipe pas le malentendu. En fait, Jésus,
évitant que le dialogue ne s’enlise dans une discussion de type explicatif conduit la Samaritaine, par
une réflexion incongrue, à s’interroger maintenant sur sa vie privée et l’instabilité de celle-ci :
16
Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici. » 17La femme lui répondit : « Je n'ai pas de
mari. » 18Jésus lui dit : « Tu dis bien : “Je n'ai pas de mari” ; tu en as eu cinq et l'homme que tu as
maintenant n'est pas ton mari. En cela tu as dit vrai. »
Faut-il comprendre que Jésus dévoile l'inconduite d'une femme qui viole la loi rabbinique
n'autorisant que trois mariages successifs ? Ou bien, celle-ci n'est que la personnification de la Samarie
aux multiples dieux ? D'une part, rappelez-vous, après la chute de Samarie, cinq peuplades amenèrent
leurs idoles et d'autre part, le mot Baal qui désigne un dieu païen a aussi un sens commun : un mari !
De toute façon, il s'agit d'une révélation. Jésus dévoile qu’il connaît la vie de cette femme et
cette dernière comprend alors que l’homme qu’elle a en face d’elle est certainement plus grand que
Jacob, qu’il est même un prophète :
19
— « Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète.
Par sa demande anodine et sans rapport avec ce qui précède, Jésus révèle l’instabilité et donc
l’insatisfaction de la vie conjugale de cette femme. Il ne la juge pas, il ne lui dit pas : "c’est bien ou
c’est mal". On est en dehors de tout jugement moral. Il met simplement en évidence que là non plus
elle ne peut avoir de certitudes, de sécurité : pas plus dans son histoire, sa tradition, les habitudes
sociales de son temps que dans sa vie conjugale. Et la femme qui ne saisit toujours pas où Jésus veut
en venir saisit pourtant qu’elle a affaire à quelqu’un qui sort de l’ordinaire, un homme différent,
puisqu’il connaît sa vie mais ne la juge pas : « je vois que tu es un prophète ».
Alors, puisqu’il est prophète, elle va porter l’entretien sur l’unique sujet où elle croit avoir
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encore quelque certitude : elle aborde le domaine religieux :
20
Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu'à Jérusalem se trouve le lieu où il
faut adorer. »
La femme attend de Jésus qu'il prenne position sur la question religieuse : quelle est la vraie
religion, demande-t-elle, la vôtre ou la nôtre ? Mais Jésus dé-sécurise une nouvelle fois son
interlocutrice : la Samaritaine est dépossédée de toute possibilité de faire son salut, puisque la certitude
religieuse elle-même s’effondre :
21
Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que
vous adorerez le Père. 22Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons ce que nous
connaissons, car le salut vient des Juifs. 23Mais l'heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs
adoreront le Père en esprit et en vérité ; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père. 24Dieu
est esprit et c'est pourquoi ceux qui l'adorent doivent adorer en esprit et en vérité. »
La rupture est totale, puisque l’univers entier de la femme est disqualifié, jusque dans ses
convictions religieuses. Sa réaction est alors significative de l’insécurité dans laquelle Jésus l’a placée.
Dans le doute total sur tout ce qui fait l’essentiel de sa vie, elle ne peut plus que s’en remettre à celui
qu’elle attend, le Messie ; et ce qui est puisé aux sources de sa tradition religieuse se transforme en cri
d’espérance :
25
La femme lui dit : « Je sais qu'un Messie doit venir — celui qu'on appelle Christ. Lorsqu'il viendra, il
nous annoncera toutes choses. »
Et alors que Jésus a mené son interlocutrice d’incertitude en incertitude sans qu’elle ait pu
comprendre où il voulait en venir, il lui donne alors une réponse à la demande qui transparaît dans son
attente du Messie :
26
Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. »
Littéralement, Jésus dit : "Moi, Je Suis, qui te parle". "Je Suis" : ce sont les mots que Moïse
entendit au buisson ardent lorsqu'il demandait à Dieu quel était son nom : "Mon nom est Je suis qui je
serai" (Ex 3,14). Jésus ne se contente pas de se présenter comme le Messie, il dit qu'en lui, c'est le Dieu
sauveur et libérateur qui se révèle.
Le Jésus de Jean a donc amené cette femme à confesser son attente du Messie promis, attente
qui rejoint ce que Jésus annonce de lui-même. Jésus ne s’est pas posé d’emblée comme la réponse,
mais a conduit son interlocutrice à évacuer toutes les fausses solutions et à formuler elle-même
l’attente fondamentale de sa vie.
De manière significative, la déconstruction de l’univers de la femme est parallèle chez elle à
une découverte progressive de la personnalité de son interlocuteur : elle l’appelle successivement
« juif » (v. 9), « Seigneur » (v. 11), « plus grand que notre père Jacob » (v. 12), « prophète » (v. 19) et
peut-être « Messie » (v. 26). C’est ce dialogue, construit sur un profond malentendu et où l’un des
deux refuse de se situer au premier niveau de la demande de l’auteur, qui va faire surgir la foi.
Une dernière remarque : d'une certaine manière, cette femme se trouve à la merci de Jésus !
Dans le même temps, elle est "à l'abri de toute volonté de puissance. Ni par la parole qu'elle entend,
ni dans le corps qui lui exprime à la fois son besoin et son don, elle n'éprouve la moindre domination.
Jésus, c'est l'amour qui fait grandir. Il remet cette femme dans la vérité de son désir"1.
Dans ce récit, rien ne nous est dit sur le devenir de la Samaritaine (nul ne sait, au bout du
compte, si elle a vraiment cru). C’est que l’évangéliste veut inviter ses auditeurs à ne pas s’attarder sur
le cas historique de cette femme. Il préfère inviter chacun à devenir contemporain de Jésus, à rentrer
dans ce dialogue déstabilisant, mais constructif et interpellant avec le Révélateur paradoxal !
Jésus apparaît donc comme celui qui révèle l’homme à lui-même : devant Jésus, l’auditeur
de l’évangile se découvre dépourvu de sens à sa vie et privé de liberté. Lui qui se croyait maître de luimême et de son destin se trouve mis à nu ; toutes les certitudes sur lesquelles il s’appuie ne sont
1
Yves SIMOENS, Selon Jean, tome 2, page 215.
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qu’illusions. A cet égard, l’attitude des disciples, telle qu’elle nous est présentée dans la suite du texte
est significative.
3 L'ETONNEMENT ET L'INCOMPREHENSION DES DISCIPLES (Jn 4,27-38)
31 La mise en scène (vv. 27-30)
Le dialogue avec la Samaritaine a pris fin avec sa confession de foi (v. 26). Le second volet du
récit commence alors. Il est très bien construit : une scène extérieure (les Samaritains, alertés par la
femme se mettent en route vers Jésus) se joue tandis qu'une scène intérieure (Jésus resté au même
endroit et parlant aux disciples) éclaire le sens de ce qui se passe et de ce qui s'est passé.
Pour découvrir la façon dont le narrateur construit le personnage des disciples, reprenons et
suivons pas à pas, les allusions qu’il fait à ceux-ci tout au long du chapitre. En effet, au v. 8, le texte
mentionne le départ des disciples partis acheter de quoi manger :
8
Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger.
Habituellement, les exégètes ne s’arrêtent guère sur ce verset, apparemment anodin ! Mais on
peut interpréter ce verset différemment. L’absence des disciples consécutive à leur départ manifeste
l’idée que l’entretien entre Jésus et la Samaritaine ne peut être que personnel sans aucun intermédiaire
possible : la rencontre de foi qui semble en découler n’appelle, en aucune manière, la médiation d’une
instance ecclésiale (les disciples « baptiseurs »). Si notre interprétation est correcte (les disciples
comme figure de l’Eglise), cette absence peut être relue comme le refus d’accorder à la communauté
chrétienne, non pas une fonction médiatrice mais un pouvoir quelconque sur ce qui fait l’intimité de la
rencontre avec le Révélateur.
Le retour des disciples se situe après la déclaration de Jésus en « Je suis » ego eimi du v. 26. Et
avant le départ de la femme pour la ville au v. 28 :
27
Sur quoi les disciples arrivèrent. Ils s'étonnaient que Jésus parlât avec une femme ; cependant
personne ne lui dit « Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »
On assiste ainsi à un chassé-croisé entre la femme et les disciples : ils sont partis en ville (v. 8)
quand vient la femme vers Jésus (v. 9) ; elle part à la ville (v. 28) dès lors qu’ils viennent (v. 27). A
aucun moment, il n’y a dialogue entre eux et la Samaritaine. Si l’on ajoute que la venue des
Samaritains près de Jésus n’est pas causée par la présence des disciples en ville mais par l’activité
missionnaire de la femme, il est juste de conclure que la présence des disciples en Samarie est marquée
par la stérilité : elle ne sert pas la tâche missionnaire !
L’ironie de l’évangéliste consiste à nous indiquer non seulement l’étonnement des disciples qui
ne comprennent pas que Jésus parle à une Samaritaine, mais surtout les questions qu’ils ne formulent
pas. Pas un ne dit : "que cherches-tu ? ou "de quoi parles-tu ?". Le message est clair : les disciples
refusent d’entamer le dialogue avec Jésus. Les disciples sont ici disqualifiés par rapport à la
Samaritaine !
A ce premier échec de communication, fait suite le départ de la femme vers la ville (vv. 28-30)
et vers une mission couronnée de succès :
28
La femme alors, abandonnant sa cruche, s'en fut à la ville et dit aux gens : 29« Venez donc voir un
homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? » 30Ils sortirent de la ville et allèrent
vers lui.
« ils allèrent vers lui » (v. 30) : c'est bien le témoignage de la Samaritaine et non le travail des
disciples qui amène les Samaritains à Jésus.
32 La mission de Jésus et de ses disciples (vv. 31-38)
321 La mission de Jésus et l'incompréhension des disciples (vv. 31-34)
À ce moment, les disciples interviennent en invitant Jésus à manger (v. 31) :
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31
Entre-temps, les disciples le pressaient : « Rabbi, mange donc. »
Mais il leur dit : « J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. »
33
Sur quoi les disciples se dirent entre eux : « Quelqu'un lui aurait-il donné à manger ? »
34
Jésus leur dit : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son
œuvre.
32
Au v. 32, Jésus affirme que les disciples ne connaissent pas (ne savent pas) ouk oidate quelle
est sa nourriture alors que la Samaritaine, en 4,25, sait oida que le Messie doit venir et que les
Samaritains, en 4,42, savent oidamen que Jésus est le sauveur du monde. Les disciples sont donc
caractérisés par un non-savoir confirmé par leur incapacité à comprendre la portée symbolique des
paroles de Jésus.
Au v. 33, à la différence du v. 27, les disciples posent cette fois une question. L’ironie du
narrateur consiste à souligner qu’ils se la posent entre eux et non à Jésus ! Ils s’enferment sur euxmêmes évitant que le Révélateur ne les questionne et ne les emmène où ils ne voudraient pas aller. Les
disciples, à la lumière de l'Ecriture auraient dû saisir le sens de la parole de Jésus :
L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. (Dt 8,3)
Au v. 34, le Jésus johannique, palliant une nouvelle fois la déficience de ses disciples, continue
le dialogue malgré leur refus de s’adresser à lui. Il développe un thème majeur du IV e évangile, celui
de sa mission : faire la volonté du Père, voilà sa nourriture (cf 5,30.36 ; 6,38 ; 17,4…). Ce qui se passe
en Samarie et qui s'est passé en l'absence des disciples relève ainsi directement de la mission confiée à
Jésus par le Père.
Ici, plus encore que la femme, les disciples sont malmenés ! Leur incompréhension porte sur ce
qui est le cœur de la mission du révélateur johannique à laquelle ils n’ont pas participé. Ils n’évitent
pas mieux que la femme le malentendu. Plus grave encore, en s’enfermant sur eux-mêmes et en
refusant d’adresser directement leurs questions à Jésus, ils courent le risque de passer à côté de la
révélation !
322 Les modalités de la mission (vv. 35-38)
Jésus développe ensuite les modalités selon lesquelles les disciples doivent, malgré tout,
participer à cette mission (vv. 35-38) :
Au v. 35, l’urgence de la tâche missionnaire est d’abord soulignée au moyen de l’image
traditionnelle de la proximité de la moisson :
35
Ne dites-vous pas vous-mêmes : “Encore quatre mois et viendra la moisson” ? Mais moi je vous
dis : levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson !
Ensuite, au v. 36, après l’urgence de la mission, c’est sa nécessité qui est affirmée ainsi que la
joie commune au moissonneur et au semeur :
36
Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui
sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble.
Mais, le v. 37 précise que si il y a bien une joie commune, il ne saurait être question de
confondre le semeur et le moissonneur :
37
Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit : “L'un sème, l'autre moissonne.”
Enfin, au v. 38, il ressort de cette distinction que les disciples ne font que ramasser ce que Jésus
a semé :
38
Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucune peine ; d'autres ont peiné et vous avez
pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine. »
Cette moisson est le résultat non de leur peine ouk umeis kekopiakate mais de la peine d’autres
alloi kekopiakasin , au premier rang desquels Jésus, assis fatigué kekopiakos au bord du puits (v. 6),
mais aussi peut-être la Samaritaine qui, avant eux, a accompli la tâche missionnaire !
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Frère Didier van HECKE, l'Évangile de Jean, GB GSA, 2013/2014.
4 LA CONCLUSION NARRATIVE (Jn 4,39-42)
La première partie du récit de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine (4,4-26) a mis en scène
le malentendu et l'ironie qui s'instaure entre Jésus et la femme, malentendu qui aboutit à la foi des
Samaritains :
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Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de la femme qui
attestait : « Il m'a dit tout ce que j'ai fait. » 40Aussi, lorsqu'ils furent arrivés près de lui, les
Samaritains le prièrent de demeurer parmi eux. Et il y demeura deux jours. 41Bien plus nombreux
encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui ; 42et ils disaient à la femme : « Ce n'est
plus seulement à cause de tes dires que nous croyons ; nous l'avons entendu nous-mêmes et nous
savons qu'il est vraiment le Sauveur du monde. »
La seconde partie du récit (le v. 27 et les vv. 31-34) met en scène le malentendu et l'ironie, qui
s'adressent non plus cette fois à la femme mais aux disciples ! La raison de ce déplacement est la
suivante : l'auditeur chrétien de l'évangile court le risque de se sentir supérieur à cette femme. Le
narrateur, par la présentation qu'il propose des disciples, l'invite à constater que ceux auxquels il a
tendance à s'identifier le plus facilement ne sont pas dans une situation plus favorable que la
Samaritaine, bien au contraire !
La supériorité de cette femme par rapport aux disciples réside justement dans le fait qu'elle
prend le risque d'une parole, aussi imparfaite soit-elle. La seule attitude possible face à Jésus n'est pas
celle des disciples mais celle de la femme. Cette mise en scène souligne avec force l'une des
convictions centrales du narrateur : il n'y a pas de savoir objectif sur la révélation. Le seul savoir
authentique naît d'une rencontre avec le Révélateur, rencontre d'où peut surgir la foi :
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Bien plus nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui
Le second aspect du questionnement consiste en une réflexion sur la mission (vv. 35-38) : d'une
part, la communauté chrétienne ne peut prétendre à une quelconque mainmise sur ce qui relève de la
rencontre et de la naissance de ce qu'on peut appeler la foi et d'autre part, le disciple récolte une
moisson qui n'est de toute manière pas le fruit de son travail, mais celui du Christ.
Dans ce récit, la vraie figure du missionnaire, c'est la femme : rencontrée par le Christ,
elle devient témoin auprès des siens, mais s'efface jusqu'à disparaître totalement, pour laisser le
Christ rencontrer ceux à qui elle l'a annoncé.
Le témoin est celui qui rend compte de cette parole : "il m'a dit tout ce que j'ai fait". Cette
rencontre avec le Révélateur est progressive : la foi est un processus.
La mission du disciple consiste à favoriser l'occasion de la rencontre. Le disciple s'efface
derrière le révélateur et sa seule place est encore et toujours du côté de celui qui est au bénéfice de la
parole de révélation.
Plan
INTRODUCTION ............................................................................................................................................................. 40
1 L'INTRODUCTION NARRATIVE (Jn 4,1-6) ....................................................................................................... 40
2 LA RENCONTRE DE JÉSUS ET DE LA FEMME SAMARITAINE (Jn 4,7-26) .......................................... 42
21 La révélation de l'eau vive (vv. 7-15) ......................................................................................................... 42
22 La confession de foi de la Samaritaine (vv. 16-26) ............................................................................... 43
3 L'ETONNEMENT ET L'INCOMPREHENSION DES DISCIPLES (Jn 4,27-38) ......................................... 45
31 La mise en scène (vv. 27-30) ......................................................................................................................... 45
32 La mission de Jésus et de ses disciples (vv. 31-38) ............................................................................... 45
321 La mission de Jésus et l'incompréhension des disciples (vv. 31-34)...................................... 45
322 Les modalités de la mission (vv. 35-38) ............................................................................................ 46
4 LA CONCLUSION NARRATIVE (Jn 4,39-42) .................................................................................................... 47
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