Les Cahiers Internationaux du Tourisme

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Les Cahiers Internationaux du Tourisme
Les Cahiers Internationaux du Tourisme
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Les Cahiers
Internationaux
du Tourisme
Pratiques touristiques, représentations corporelles
et imaginaires sociaux
Publication du
Centre International de Recherche Vatel
en Tourisme et Hôtellerie
f
Centre International de Recherche Vatel
en Tourisme et Hôtellerie
Mai 2009
Institut Vatel
140, rue Vatel
BP 7128
30913 Nîmes Cedex - France
ISBN : 978 - 2 - 9531711 - 3 - 6
Imprimé par Papier Vert
31 place Grandclément
69100 Villeurbanne
Tél. 04 37 91 03 04
Les Cahiers
Internationaux
du Tourisme
numéro 3
Pratiques touristiques, représentations
corporelles et imaginaires sociaux
Publication du
Mai 2009
CAHIERS INTERNATIONAUX DU TOURISME
PRATIQUES TOURISTIQUES, REPRÉSENTATIONS
CORPORELLES ET IMAGINAIRES SOCIAUX
Textes réunis et présentés par Gilles FERRÉOL
Christian VIVIER et Jean-Yves GUILLAIN
La ré-invention du mouvement : analyse de l’évolution
des représentations de la gestuelle sportive dans
les affiches de loisir tennistique (Belle-Époque –
Seconde Guerre mondiale)
Page 7
Jean-François LOUDCHER
Les représentations corporelles dans le jeu de soule :
de l’activité historique au fait anthropologique
et touristique
Page 35
Bernard ANDRIEU
Néocolonialisme solaire. Tourisme blanc ou dermopolitique ?
Page 53
Frédéric LEMARCHAND
Relations esthétiques au Mont-Saint-Michel : entre
tourisme de masse, religion et écologie
Page 75
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Patrick LEGROS
Voyage au bout de la lune. Socio-anthropologie
des figures imaginaires de voyages entrepris pour
aller de la terre à la lune
Page 91
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Entretien avec Pierre SÉCOLIER
L’agritourisme et ses enjeux
Page 111
Noëline RAMANDIMBIARISON
Le tourisme à Madagascar
Page 117
Comptes rendus et notes critiques
Page 139
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INTRODUCTION
Gilles FERRÉOL*
Les cinq contributions principales réunies dans cette livraison
s’interrogent, chacune à leur façon, sur les relations entre pratiques
touristiques, représentations corporelles et imaginaires sociaux.
Christian Vivier et Jean-Yves Guillain, tout d’abord, analysent
l’évolution de la gestuelle sportive telle qu’elle est perçue à travers
les affiches de loisir tennistique de la fin du XIXe siècle à la fin
des années 1930. Plusieurs techniques ou supports artistiques sont
ainsi mis en évidence, de l’ « arabesque » et du « floutage » à
l’ « arrêt sur image » ou à la « décomposition du mouvement ».
La rupture plastique observée entre la Belle Époque et l’entre-deuxguerres, privilégiant en particulier l’utilisation de la « métaphore »
ou de la « synecdote », demeure étroitement liée à l’apparition,
au lendemain du premier conflit mondial, de la publicité moderne,
sans oublier l’influence des courants avant-gardistes associant
simplification formelle et composition dynamique.
Jean-François Loudcher, de son coté, s’intéresse au jeu de
soule et montre bien comment celui-ci, dont les origines sont très
anciennes, est devenu peu à peu un fait anthropologique combinant
rituel profane et quête de convivialité, la volonté de se fondre dans
un groupe de manière indifférenciée – au détour d’un affrontement
* Professeur de sociologie à l’université de Franche-Comté et directeur du LASA
(laboratoire de socio-anthropologie, EA 3189).
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ou d’une course effrénée – allant de pair avec le désir de partager
des valeurs plus ou moins similaires de liberté et de retour à l’état
sauvage.
Bernard Andrieu questionne, pour sa part, la problématique du
néocolonialisme solaire et le discours cosmétique sur le bronzage qui
lui est associé. La référence à l’exotisme, est-il souligné, sert ici de
paravent à ce que l’on pourrait appeler une « dermo-politique ».
Frédérick Lemarchand se penche, quant à lui, sur les modes
de fréquentation de monuments historiques célèbres, tel le MontSaint-Michel. La massification à laquelle on assiste ne se laisse
pas interpréter de façon univoque, le public – en fonction de ses
attentes ou de ses centres d’intérêt – s’efforçant de concilier, dans
une expérience esthétique devenue complexe et contradictoire,
deux impératifs paradoxaux. : la « consommation profane de signes
culturels », d’une part, et la « représentation écologique d’une
nature sacralisée », de l’autre.
Patrick Legros, enfin, nous invite à parcourir la littérature
de science-fiction consacrée aux différents procédés envisagés,
rivalisant d’ingéniosité et de fantaisies, pour se rendre sur la Lune
et y fouler le sol qu’il s’agisse, par exemple, de téléportation, de
soufflet ou de propulsion. Bon voyage !
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LA RÉ-INVENTION DU MOUVEMENT :
Analyse de l’Évolution des
reprÉsentations de la gestuelle
sportive dans les affiches de
loisir tennistique (Belle Époque Seconde Guerre mondiale)
Christian VIVIER*
Jean-Yves GUILLAIN**
Au risque de surprendre, de déstabiliser, de choquer, voire
même de déplaire, il convient dans ce préambule d’alerter sur la
triple originalité qui guide cette étude. D’une part, elle prend la
source visuelle constituée par l’affiche publicitaire comme étant
digne d’un travail de recherche historique au même titre que le
document écrit à la façon de Marc Ferro et des questions posées par
la « nouvelle histoire » à la fin des années 1970. D’autre part, elle
tente le pari de hisser le thème très particulier des exercices du corps
et, plus précisément, du mouvement issu de la pratique du tennis
au rang d’objet d’étude historique au même titre que les pouvoirs
et contre-pouvoirs politiques, les systèmes économiques et autres
* Maître de conférence UFR STAPS Besançon, Université de Franche-Comté,
Laboratoire des Sciences historiques, EA 2273.
** Docteur en sciences du sport, Université de Lyon-I, CRIS.
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très classiques enjeux sociaux et culturels. Enfin, elle s’essaie à
une réflexion orientée plus spécifiquement sur les représentations
individuelles et collectives qui alimentent la construction des
sociétés. Au demeurant, l’iconographie du mouvement sportif
dans les affiches de loisir tennistique de la fin du XIXe siècle
à la Seconde Guerre mondiale pourrait même espérer atteindre une
dimension interprétative que l’écrit, à lui seul, serait dans l’incapacité d’offrir.
Le chemin est certes sinueux, semé d’obstacles culturels
et méthodologiques. Cependant, au-delà de toute prétention
inconsidérée, gageons au moins que le recoupement de différentes
approches scientifiques ainsi que l’interpellation croisée de notions
et concepts aussi divers que modernité, progrès, publicité, courants
artistiques, territorialisation, qualification de l’espace, culture de
masse, tourisme, etc., devraient attiser la curiosité. Au cœur de cet
entrelacs tant scientifique que thématique, émerge une interrogation
pouvant guider de manière féconde nos investigations. Aussi,
au terme de cette analyse, il devrait être possible d’expliquer
comment et pourquoi les lendemains « modernes » de la Première
Guerre mondiale ré-inventent le mouvement dans l’art graphique
publicitaire.
Enfin, les travaux historiques sur l’image sont d’autant moins
assujettis à la pénurie des archives que la période investie entre
dans le XXe siècle. La richesse du corpus des documents visuels
analysés est importante. En tout premier lieu, 900 tableaux français et étrangers à thème sportif ont permis d’identifier les astuces
conçues et utilisées par les peintres pour évoquer le mouvement.
En second lieu, à partir d’un ensemble de près de 600 affiches de
sport, 42 d’entre elles traitent du tennis.
∴
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I.
Les douze artifices de reprÉsentation
du mouvement dans l’art pictural
L’étude du mouvement dans les affiches de loisir tennistique
requiert l’inventaire et la définition des procédés utilisés par les
peintres pour retranscrire le geste sportif sur un support. Cette réflexion préalable ne prétend pas à l’exhaustivité mais son originalité aspire au moins à constituer les prémisses à l’élaboration d’un
cadre d’analyse qui pourra être complété et enrichi à l’occasion
d’autres travaux portant sur la représentation du mouvement dans
l’art pictural à thème sportif. Douze solutions artistiques ont été
identifiées à la suite de l’examen du corpus retenu.
L’« arabesque » consiste à organiser l’œuvre picturale à partir
d’un jeu de courbes et de lignes. L’artiste se laisse aller à la déformation du corps de l’athlète, à une emphase de traits caractéristiques des qualités physiques (vitesse, adresse, résistance, force,
etc.) attirant inéluctablement l’œil du spectateur qui suit instinctivement les méandres de ces courbes. Ainsi, la lecture de l’œuvre
est artificiellement dynamisée. La « traînée », trace de la position
précédente du corps ou de l’objet de sport laissée sur la rétine (persistance rétinienne), est une seconde astuce prisée du mouvement
action-painting construit autour de la trace-signe, reflet résiduel du
geste artistique du peintre. En troisième lieu, le « floutage » partiel ou total de la scène, avec mise au point sur le décor ou sur le
spectrum, emprunte aux techniques photographiques pour signifier
le déplacement des corps. Plus traditionnelle, la « coupure de la
scène » avec entrée ou sortie d’un ou plusieurs personnages du
cadre de l’image laisse au regard une impression d’irruption ou de
disparition brutale qui invite le regardant à prendre part à l’action.
Cinquième astuce artistique repérée, l’« apposition de deux masses
de couleurs » ou « violence et contraste des couleurs » crée une
vibration rétinienne d’autant plus stimulante que sont composés
des alternances entre les couleurs chaudes et froides ou des chocs
nés de la juxtaposition de couleurs complémentaires. L’« arrêt sur
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image » est un effet flash qui donne l’impression que la scène est
saisie sur le vif. De manière paradoxale, cet artifice consiste à figer
l’action pour mieux suggérer le mouvement. En cela, le choix de
l’immortalisation de l’instant est primordial. Le fin du fin aspire à
arrêter la scène à son plus haut point paroxysmique, là où s’exprime
l’extrême de la tension gestuelle, là où les corps sont mis en déséquilibre, en suspens, au point même de déstabiliser le spectator quant
au respect du principe de gravité. La « décomposition du mouvement » est un septième procédé qui vise à reproduire, en une seule
scène, les étapes d’un déplacement : découpage image par image
ou successions d’arrêts sur images chères aux futuristes, cette astuce s’apparente aux premières expériences chronophotographiques
réalisées par Étienne-Jules Marey et Georges Demenÿ (Pociello,
1999) à la fin du XIXe siècle ou aux kinogrammes contemporains
forts appréciés des entraîneurs et autres techniciens experts des disciplines athlétiques. En huitième lieu, la « dynamisation artificielle
de la composition » peut être divisée en trois sous-catégories : la
plongée de l’action vers le spectateur (composition frontale) ; la
composition ascensionnelle significative de la montée, de l’évolution ou de l’envol ; la contre-plongée qui suscite une impression de
chute. « Métaphore, métonymie et synecdoque » sont réunies en un
même neuvième artifice dont l’intention est de créer un transfert
par analogie permettant d’aller, par extension, de la partie au tout
et inversement : le plus souvent, un objet ou un concept renvoie à
un autre par association d’idées, par rapport de contiguïté. Nouvel
effet, la mise en mouvement d’objets matériels environnant, dénommée « élément ou objet connexe animé », donne l’illusion que
le sportif s’anime, même si son corps est empreint d’immobilité.
Seuls d’infimes détails (nature, vêtements, accessoires corporels,
etc.) expriment un mouvement qui, par association, renvoie immanquablement à celui du corps. Chère aux cubistes, la dislocation du corps constitue un onzième artifice : le corps, déconstruit à
souhait, décomposé et recomposé à partir de formes géométriques
imbriquées, présenté selon des angles de vue multiples et simul-
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tanés, restitue une tension qui souligne le geste sportif. Le dernier
procédé artistique inventorié est la « répétition » : démultiplication
d’un même geste ou dédoublement d’une même figure, effets de
perspective ou d’ondulation, idée de vague. Pour accentuer encore
l’impression de mouvement donnée à leurs toiles, les peintres peuvent s’ingénier à associer plusieurs astuces au cœur d’une même
œuvre pour renforcer encore l’impression de mouvement.
À partir de cette identification des procédés artistiques utilisés
par les peintres pour retranscrire le geste sportif, il est alors loisible
d’envisager une exploitation et un prolongement de cette investigation à l’échelle de l’étude des représentations du mouvement
sportif dans les affiches à thème tennistique.
II. Un traitement quantitatif identifiant
une rupture plastique au lendemain de
la Grande Guerre
Le tableau comparatif des données chiffrées relatives aux procédés de représentations du geste sportif dans les affiches de loisir
tennistique avant et après la Première Guerre mondiale initie, en
première lecture, un certain nombre de remarques et d’hypothèses
explicatives. Cette vision globale, même si elle s’appuie sur un corpus insuffisant en termes quantitatifs (14 affiches retenues pour la
période antérieure à 1914 et 28 pour la période postérieure à 1918),
permet de mettre en exergue quelques interrogations qu’une approche qualitative et une interprétation historique viendront éclairer.
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Tab.1 : Procédés de représentation du mouvement sportif dans les
affiches de tennis avant et après la Première Guerre mondiale
Catégories d’artifices artistiques
Avant 1914
Après 1918
1. Arabesque
3
9
2. Traînée
0
1
3. Flou
1
2
4. Coupure de la scène
0
1
5. Violence des couleurs
1
10
6. Décomposition du mouvement
0
0
7. Arrêt sur image
4
5
8. Dynamisation de la composition
1
7
9. Métaphore/Métonymie/Synecdoque
0
18
10. Objet ou élément connexe animé
6
6
11. Dislocation des corps
0
3
12. Répétition/Vague/Onde
0
1
16
63
Total des artifices répertoriés
Plusieurs remarques et ébauches de réflexion peuvent être faites. En premier lieu, avant 1914, peu d’efforts sont réalisés pour
représenter le mouvement sportif. Lorsqu’il est évoqué par les affichistes, un artifice suffit le plus souvent (16 artifices pour un corpus
de 14 affiches).
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Illustr. 1 : Anonyme, Saint-Raphaël, Chemins de fer PLM, affiche,
J. Minot lith., c.1900, coll. J.-Y. Guillain
En second lieu, après 1918, le mouvement chez l’amateur de
sport devient une caractéristique dominante qui envahit les affiches. Plusieurs effets picturaux sont même utilisés conjointement
par les artistes pour marquer cette « valeur moderne » majeure (63
artifices pour un corpus de 28 affiches, soit une moyenne de deux
procédés artistiques combinés). En troisième lieu, il convient de
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souligner la grande diversité des solutions artistiques permettant
d’évoquer le geste sportif après la Grande Guerre : avant 1914,
sur les 12 procédés inventoriés, seulement 4 sont utilisés ; après
1918, 11 sont exploités. Plus encore, les effets picturaux pratiqués
pour indiquer le mouvement sportif avant la Première Guerre mondiale continuent à être exploités d’autant mieux qu’ils peuvent être
combinés à d’autres. « Arabesque » est un artifice généralisé après
1918. Le procédé artistique « Violence et contraste des couleurs »,
peu utilisé avant 1914, devient très en vogue après 1918. Il en est
de même, à un degré moindre, pour « Arrêt sur image » et « Objet
connexe animé ».
Trois hypothèses explicatives de la variété et de la combinaison
des artifices utilisés après 1918 devront être étudiées attentivement
lors de l’approche qualitative et de l’interprétation historique : la
recherche d’épuration formelle intimement associée à l’invasion
de la « publicité moderne » dans l’Hexagone, le degré de connaissance par des affichistes des activités corporelles, et la nécessité
d’établir une distinction nette entre les placards publicitaires ayant
pour thème central les événements sportifs et ceux orientés sur les
loisirs touristiques. En quatrième lieu, après 1918, de nouveaux artifices sont employés, seuls, pour marquer le mouvement sportif à
l’instar des procédés dénommés « Métaphore, métonymie et synecdoque », « Dislocation des corps » et « Répétition, vague et onde ».
« Métaphore, métonymie et synecdoque » devient même l’effet artistique privilégié par les affichistes après la Première Guerre mondiale (plus d’une sur deux) alors qu’il n’est jamais exploité avant
1914.
Ce premier constat, réalisé à partir de l’identification et du dénombrement des procédés artistiques de re-transcription du mouvement sportif sur l’affiche publicitaire de loisir tennistique avant
et après la Première Guerre mondiale, révèle une accumulation de
mutations artistiques significatives nécessitant une investigation
plus qualitative.
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III. PublicitÉ, place du sport dans la vie
des affichistes et contexte artistique
comme facteurs explicatifs de la rÉinvention figurative du mouvement
La rupture plastique observée entre la Belle Époque et l’entre-deux-guerres, privilégiant notamment l’utilisation de la « métaphore » ou de la « synecdoque », est étroitement liée à l’apparition,
au lendemain du premier conflit mondial, de la publicité moderne.
Dès la fin de la guerre, les entreprises américaines envahissent
le marché européen. Elles ont recours à des techniques et des méthodes de distribution particulièrement « avant-gardistes ». En France,
cette influence point à travers la progressive structuration du métier
de publicitaire, encore embryonnaire avant 1914. Soucieux de se
démarquer des conseils publicitaires prodigués aux États-Unis, les
professionnels de l’époque sont convaincus qu’il est possible de
dégager une véritable « grammaire » originale des formes abstraites aboutissant à la réalisation d’images aptes à produire des réponses émotionnelles spécifiques et prévisibles chez le spectateur.
Naît une publicité scientifique « à la française » qui influence de
manière directe le monde des affichistes. Ces artistes reprennent
les soi-disant acquis de la recherche psychologique pour concevoir
de nouvelles méthodes de communication visuelle susceptibles de
venir « toucher » et éventuellement « piquer » (Barthes, 1980) avec
plus d’efficacité encore la masse. Ces théories conduisent donc à
repenser la composition des affiches. Quatre fondements novateurs
peuvent être isolés.
A. Fondements de l’affiche moderne
Le premier pilier prescrit qu’une affiche doit être lue « rapidement » afin de se mettre en adéquation avec le rythme de la société
moderne. L’affichiste doit donc concentrer son énergie créative sur
la recherche d’une idée synthétique (exemple de l’affiche de Viano,
Beaulieu-sur-mer, 1925).
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Le second pilier demande à ce que toute affiche digne de
ce nom frappe fortement l’attention du passant. C’est ce fameux
« coup de poing », cher à Robert Delaunay, que les affichistes
n’ont de cesse de rechercher dans leurs compositions (cf. l’affiche de Martin-Dupin Cycles Tigra, c.1925.) Ainsi que l’explique
Louis Cheronnet reprenant les termes de Jean Carlu dans un article
de la revue Art et décoration de janvier-juin 1929, « l’affiche doit
être une composition fermée, rythmée sur un système géométrique
simple qui accroche l’œil plus facilement qu’une composition non
limitée et amorphe ». L’évolution graphique favorisée par cette
nouvelle quête permet alors aux affiches, à partir de 1920, de se
démarquer radicalement des affiches-estampes des années 1900.
Après 1918, se généralisent les lignes directrices simples et efficaces, capables d’attirer et de guider l’œil du spectateur par une
trajectoire parfaitement lisible.
Le troisième pilier exige que les affiches soient « simples ».
Ce principe est posé aussi bien pour l’illustration que pour le texte :
« L’illustration ne doit pas être surchargée, ni entourée d’un texte
copieux qui nuirait certainement à la netteté » (Platéus , 1919,
p. 33) (cf. l’affiche de Chancel, Grande quinzaine internationale de
lawn-tennis, 1931.)
Le quatrième et dernier pilier propose que « l’objet-roi » qui
préside à la réalisation de l’affiche soit à même de raconter lui-même sa propre histoire. Est défendue la théorie du « produit en action » représenté en train d’être utilisé ou dans son conditionnement
habituel. Le pari à relever n’est alors rien d’autre que « d’idéaliser
les objets matériels, de créer l’émotion même pour des choses prosaïques » (Carboni, 1950, p. 26).
Dans ce contexte publicitaire, influençant de façon substantielle la production des affiches, on comprend mieux pour quelles
raisons les artistes optent pour l’association ou le transfert d’idées
par analogie pour représenter le mouvement. La métaphore, forme
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rhétorique extrême quant à l’allègement du message, se concilie
parfaitement avec la recherche de simplicité et de lisibilité des
affichistes.
La rupture observée après 1918 quant à cette volonté nouvelle
d’exprimer le mouvement s’explique aussi par le genre publicitaire particulier qu’est l’affiche illustrée. Sportive ou non, elle doit
éveiller l’attention, capter le regard, faire passer un message unique
et lisible, donner envie d’acheter ou de voyager, le tout dans une
atmosphère privilégiant le rêve, la séduction, le confort, la joie et le
dynamisme. Tout cela explique les innovations d’après-guerre des
artistes cherchant à restituer ou à évoquer le mouvement sportif.
L’affiche d’après-guerre apparaît d’abord comme une forme,
brève, de communication de masse. Ses messages triomphent grâce à
un minimum de moyens, parce qu’il faut être capable de « faire du
fort avec du peu » comme aimait à le dire Georges Péninou en parlant du « laconisme » de l’affiche moderne (Péninou, 1989-1990).
Le placard publicitaire devient un agencement de signes denses,
rares, saturés de sens, dont l’efficacité repose sur sa capacité non à
représenter et à imiter, mais à figurer. Une nouvelle vague d’artistes
part à la recherche d’un nouveau langage plus adapté aux temps
nouveaux grâce auquel le sujet de l’affiche, le leitmotiv, la partie la
plus visible du dessin n’évoque plus seulement une sensation d’art
plus ou moins parfaite, mais insiste sur la mémorisation de l’idée
et du souvenir de l’affaire pour laquelle il est conçu : « L’art, ici,
n’est appelé que pour le présenter et doit disparaître une fois la
présentation faite » (revue La Publicité en France, 1923-1924.)
L’adoption d’une approche « scientifique » de la publicité explique ainsi que la priorité devient, pour les affichistes, de trouver
des façons originales et nouvelles d’induire une attention spontanée, quasi hypnotique, chez le public par le biais d’une image saisissante. Il en est de même pour la représentation du mouvement
lorsqu’ils choisissent d’exacerber les contrastes des couleurs ou de
jouer sur les angles de vue novateurs.
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Les affiches de type touristique postérieures à la Grande
guerre soulignent, de leur côté, la joie de vivre liée à la découverte
d’un nouveau site ou à la consommation d’un nouveau produit.
L’affiche, désormais, « procède à la façon des prostituées, fait le
mur, crée l’illusion, sinon du bonheur, du moins du confort et de la
béatitude » (cité par Moles, 1969, p. 112). Elle souligne le plaisir
lié à la découverte d’un nouveau site, mais surtout, de nouvelles activités physiques accessibles aux hommes comme aux femmes. Le
temps semble arrêté sur un univers positif, empli de plaisirs et de
bonheur, dans lequel les personnages, toujours jeunes, vigoureux et
dynamiques, semblent insensibles aux affres du temps. Le monde
étalé sous les yeux du passant, futur consommateur, spectateur ou
touriste, est celui de la réussite et du luxe, mais aussi de la vitesse
et de la mobilité – de nature athlétique – des corps : « Dans tous
les cas, ces activités s’effectuent dans une ambiance de facilité et
de bonne humeur. Les activités purement ludiques jouissent d’une
grande faveur » (ibid., p. 88.)
Les affiches publicitaires illustrées émettent donc de nouveaux
signaux, dans un « langage » spécifique qui est celui du succès, de la
jeunesse, de l’optimisme, de l’insouciance, dans un style simple et
épuré. En conséquence, la façon de décrire, voire tout simplement
d’évoquer le mouvement sportif, rompt avec les usages formels
d’avant 1914. La « métaphore », la « dynamisation de la composition » et la « combinaison des couleurs », artifices souvent utilisés
par les affichistes dans les années 1920 et 1930, s’inscrivent bien
dans le cadre de cette ambition publicitaire nouvelle qui est tout à
la fois de capter le regard, d’étonner, de suggérer et d’influencer les
pratiques de consommation parmi lesquelles peuvent être insérées
les activités physiques de loisir.
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B. Connaissance des activités physiques et émergence
d’œuvres « dynamiques »
Une œuvre artistique n’est jamais que le seul produit d’un
contexte, si prégnant soit-il. Les artistes sont aussi des agents dynamiques, innovateurs et progressistes, qui marquent et guident une
époque. Face aux différences constatées en matière de représentation du corps de l’athlète ou de valeurs sous-jacentes aux activités
physiques représentées, deux facteurs apparaissent en fait discriminants dans la mise en visibilité du sport et, plus particulièrement,
du mouvement : le niveau de pratique d’une activité physique et le
processus d’inspiration et de création des affiches.
Les artistes ayant pratiqué une activité physique, a fortiori de
haut niveau (de Fleurac, Pellos, Samivel), ou ayant suivi de près les
grandes compétitions sportives et ayant pris l’habitude de les « croquer » in situ (Jacoby, Red, Ordner, Ham), créent des placards dynamiques, mettant l’accent sur le mouvement, la vitesse, la vitalité du
sport. Leur connaissance approfondie des disciplines et des sportifs
en font des « croquistes » au style tendu porté par un trait soutenu.
Ils apprécient les corps nus, musclés, forts, en plein effort, voire en
pleine souffrance. Les athlètes sont représentés, en effet, toujours en
mouvement et en tension afin d’exprimer la force, le courage et la
persévérance, ces qualités indispensables à la pratique physique que
connaissent bien ces artistes grands amateurs de sport. Au final, leurs
créations forment une galerie d’illustrations qui exhibe une étude approfondie de la dynamique du geste et de la mobilité des sportsmen.
Les affiches de Paul Ordner (Ordner, Championnat du monde de
tennis professionnel, 1932) en sont des exemples parfaits. La Revue
moderne des arts et de la vie de 1959 fait état de « sa prodigieuse
aptitude à transmettre la vision du mouvement ». L’affichiste semble
montrer de grandes aptitudes dans la saisie du geste. Il capte et laisse
deviner la continuité du mouvement tout en en faisant exprimer la
puissance. Il manie aussi la brosse, apportant un sens de la vie dans
sa peinture.
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À l’inverse, les artistes qui élaborent leurs affiches sans aller
sur les lieux des événements ou préfèrent travailler à partir de cartes postales et de photographies de presse (Roger Broders, Sem,
Don, etc.) se contentent d’une représentation « statique » de ces
mêmes pratiques. Ne connaissant pas « de l’intérieur » le sport, ils
l’abordent comme n’importe quel autre sujet, en ayant tendance
à représenter des scènes dans lesquelles l’émotion, l’énergie et la
passion inhérentes aux activités sportives sont nettement moins
marquées, le tout au profit d’une vision plus mondaine et sociable
des pratiques physiques.
Roger Broders, créateur attitré de la compagnie PLM, incarne
parfaitement cette approche de l’activité athlétique dans le processus de création d’affiches touristiques. Contrairement aux affichistes pratiquants les sports ou s’imprégnant de l’atmosphère des
stades, il ne cherche pas à donner une vision réaliste des activités
physiques qu’il est amené à représenter dans ses œuvres. La réalité
qu’il tente de décrire, c’est une atmosphère sociale, nullement la
réalité de la gestuelle sportive. Comme pour d’autres affichistes
de la période abordant le thème du sport (Sem, Don, Munier, Le
Monnier, etc.), les pratiques physiques ne sont pas des sujets d’étude en soi (cf. l’affiche de Munier, Saint-Raphaël, c.1938). Lorsque
ces artistes se saisissent de ce thème, c’est d’abord comme chroniqueurs de la vie mondaine en villégiature. Pour rendre compte du
mouvement, ils optent donc plutôt pour l’« objet connexe animé »
ou l’« arabesque » que la « dynamisation de la composition », la
« répétition » ou la « dislocation des corps ».
C. Influences des courants avant-gardistes : clarification,
géométrisation et dynamisation
Les styles des affiches publicitaires étudiées s’expliquent
enfin par le courant artistique d’appartenance des artistes ou par
les influences qu’ils subissent en provenance des principales écoles
picturales de la période : « Tout au long du XXe siècle, la publicité
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ne cesse de s’inspirer des grands courants artistiques : Cubisme,
Futurisme, Constructivisme, etc. Les avant-gardes ont enrichi la
stylistique publicitaire » (Serre et Arbaizar, 1990, p. 499.)
L’utilisation, même partielle, du géométrisme cubiste, de la
simplification puriste, des diagonales dynamiques du constructivisme ou encore des innovations typographiques de l’école du
Bauhaus, donne naissance à des œuvres graphiques à thème sportif
particulièrement innovantes.
Cubistes, certaines affiches le sont, non pas au sens où ces
créations possèdent l’aspect fortement fragmenté des œuvres de
Braque et de Picasso à l’époque du cubisme analytique, mais en
ce qu’elles tiennent compte des leçons des évolutions ultérieures
du mouvement : formes géométriques déjà préconisées par Paul
Cézanne, nécessité de volumes équilibrés, le tout dans un esprit de
synthèse et exécuté dans un style sobre et précis (exemples des affiches de Cassandre, La Roche Vasouy, 1926 ou de Dupin, Wimereux,
1929, cf. l’illustr. 2).
Puristes, de nombreuses créations publicitaires le sont lorsqu’elles partent à la recherche de la clarification et de la purification visuelle, mettant nettement l’accent sur les strictes géométries prônées par Charles-Édouard Jeanneret (1887-1965), dit Le Corbusier,
et Amédée Ozenfant (1886-1966), les deux auteurs d’Après le
Cubisme. Les composantes formelles premières des affiches qui
s’inspirent de ce courant sont le carré, le triangle et le cercle.
Constructivistes ou néo-plasticistes, maintes affiches s’efforcent de l’être en cherchant l’intégration des facteurs espace et
temps à travers une « rythmique dynamique » procédant par plans
et lignes et par l’utilisation appuyée de la contre-plongée. Leur expression s’appuie sur la ligne droite, des couleurs primaires et une
typographie épurée aptes à produire une dynamisation de l’espace
(exemple de l’affiche de Gid, Monte Carlo Country Club Tennis,
1932).
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Cette connaissance et l’emploi des préceptes les plus avantgardistes de l’époque permettent à l’affiche française de montrer sa
capacité à faire preuve d’imagination, d’un point de vue formel, et
d’efficacité, d’un point de vue commercial, en sachant se dégager
des travers étouffants de l’Art nouveau : « Le style de l’affiche a
singulièrement évolué et l’on ne saurait nier l’impulsion donnée en
ce domaine par Fernand Léger […]. L’affiche de 1933, aux tonalités fortes, est aussi loin de celle de Lautrec, d’un dessin aigu ou
des pimpantes féeries de Chéret » (Vauxcelles, 1933, p. 343.) Les
affichistes publicitaires français de la période donnent en tout cas
l’impression d’avoir digéré maintes avancées formelles des avantgardes artistiques et maintes composantes sociales d’une modernité où le mouvement et le progrès techniques sont particulièrement
marqués. L’utilisation de telle ou telle astuce formelle pour exprimer le mouvement, à partir de 1918, découle incontestablement de
ce contexte artistique.
IV. Quand la domestication des espaces
ouvre un « chez soi » rassurant
favorisant une mobilitÉ corporelle
symbole de modernitÉ
A. La modernité et la « soif » de nouveauté au cœur des
affiches tennistiques
Le premier conflit mondial a ouvert une « crise des valeurs traditionnelles » (Berstein et Milza, 1990, p. 108). La société se transforme littéralement en devenant plus sensible et plus favorable aux
nouveautés. La ruée sur les plaisirs de la paix retrouvée (fêtes populaires, cinéma, dancing, jazz, pratiques sportives, etc.) caractérise
une volonté générale de jouir de la vie après les souffrances et les
privations de la guerre. Les « Années folles » en sont la plus logique conséquence. La rupture artistique consistant à introduire massivement des modes de représentation du mouvement sportif dans
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les affiches de loisir tennistique après la Première Guerre mondiale
s’inscrit dans cette transformation radicale de la société.
La modernité, appréhendée à l’échelle occidentale, est une
notion complexe qui relève d’un mouvement global s’inscrivant
en négation de la tradition : « Moderne s’oppose à traditionnel »
(Domenach, 1995, p. 15.) Elle réside tant dans la nouveauté que
dans la soif de cette nouveauté (Latour, 1991). Dès lors, c’est peutêtre moins l’innovation que l’attente d’innovation qui est responsable de l’accélération des phénomènes et des bouleversements de
la vie.
Le culte du progrès est un phénomène moderne par excellence qui trouve sa traduction la plus directe dans de remarquables
transformations scientifiques et techniques. L’étude des astuces
de représentation du mouvement dans les affiches publicitaires à
thème sportif est un excellent miroir de ce phénomène d’accélération moderne. Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale ont vu la mise au point de nombreuses innovations technologiques dont l’exploitation ne survient, en fin de compte, qu’au
cours de l’entre-deux-guerres. L’exemple de l’aviation est parmi
les plus révélateurs. Comme le résume Paul Bairoch, le premier
conflit mondial fait « passer [l’avion] du statut d’engin de sport
à celui d’engin de mort, puis à celui de véritable moyen de transport » (Bairoch, 1997, p. 551). De même, le train permet de modifier radicalement la vitesse de déplacement des personnes et des
marchandises (Caron, 1997 et 2005) dès la deuxième moitié du
XIXe siècle. Il rapproche le littoral, symbole d’air pur, de fraîcheur
et de beauté naturelle, de la capitale (vers 1900, Étretat est à quatre
heures de Paris par les chemins de fer de l’Ouest comme l’annonce
l’affiche anonyme, Étretat-Lunel, Nouvelles Affiches Artistiques,
c.1900), d’abord, des grands centres urbains, ensuite. Le nombre important de placards publicitaires à thème tennistique vantant les mérites de stations balnéaires, désormais abordables grâce
au développement du réseau de voies ferrées, l’atteste. À la Belle
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Epoque, près d’une affiche sur trois est consacrée à l’accès aux stations touristiques par le train (les chemins de fer de l’Ouest pour
Étretat, les chemins de fer PLM pour Saint-Raphaël ou encore les
chemins de fer de l’État et du Nord-Belge pour la Panne-Bains.) Après
Illustr. 2 : Dupin, Wimereux Plage Chemin de fer du Nord, 1929,
coll. J.-Y. Guillain
la Première Guerre mondiale, la proportion d’affiches faisant la réclame pour l’accès par voies ferrées à des stations touristiques reste
identique, une moitié d’entre elles restant orientée vers des villes
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balnéaires (Wimereux-plage par le chemin de fer du Nord à trois
heures de Paris, Cap Martin Roquebrune ou Monte-Carlo sur la
Côte d’Azur avec les PLM.)
Cependant, le littoral n’est pas la seule destination faisant l’objet d’un traitement publicitaire. De nouveaux espaces à conquérir
constituent de nouvelles cibles offrant de nouveaux débouchés à
toutes sortes de produits et de services. Les eaux (Wallon, 1981 et
Dutheil, 2002) et la montagne, rendue agréable par l’aménagement
touristique de nouvelles terres d’accueil, deviennent des objets nouveaux de convoitise. Les affiches tennistiques se complaisent donc
fort logiquement dans cette référence générale à la vitesse et à son
invention (Studeny, 1995) comme signe caractéristique de modernité. Certains affichistes, soucieux d’inscrire plus encore le produit
à promouvoir dans ce climat général d’accélération et de consommation moderne, n’hésitent pas à associer les pratiques cyclistes
(exemple de la réclame pour les Nouvelles Galeries Parisiennes où
un vélocipède, représenté partiellement, complète le décor d’une
scène montrant une jeune fille se préparant à jouer au tennis autour
de 1895) ou motocyclistes (Thelem, dans une affiche pour les cycles Peugeot-Valentigney datée des années 1900, montre une motocyclette tenue à la main par un homme présenté de dos en grande
conversation avec une jeune femme chic tandis, qu’au second plan,
d’autres jeunes filles s’adonnent à la pratique tennistique) à celle
du tennis. Et si la présence d’un vélocipède, motorisé ou non, n’est
pas toujours le gage idéal de la plus folle vitesse et des dernières
innovations technologiques, au moins est-elle un signe distinctif
marquant comme le montre Philippe Gaboriau (Gaboriau, 2004).
Par la mise en mouvement du corps et l’accès à la vitesse, la petite
reine s’avère, sinon un symbole fort de modernité, du moins un des
emblèmes et des agents du progrès (Weber, 1986).
La ville représente un facteur majeur d’accélération du phénomène de modernité et sa plus belle visibilité. Parce qu’elle regroupe
les individus, elle multiplie les échanges. Affichages publicitaires
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et réclames radiophoniques n’en sont qu’une pâle illustration. Le
désir d’accès à un confort porté désormais à la connaissance de tous
par le développement des moyens de communication et des médias
se fait plus pressant. De même, outre les journaux et, plus particulièrement, les journaux spécialisés qui enregistrent un essor considérable après la Première Guerre mondiale à l’instar du Miroir des
sports créé en 1919, la radio, le phonographe et le cinéma prennent
une place prépondérante dans les loisirs des Français au cours de
l’entre-deux-guerres. L’influence du septième art sur les affichistes
est incontestable. Source d’inspiration, l’image filmée est bien souvent à l’origine des innovations picturales permettant d’évoquer le
mouvement sportif dans les affiches de loisir (entrée/sortie des personnages, contre-plongée, décomposition image par image, etc.).
Au final, la modernité apparaît comme un phénomène global et
complexe qui affecte l’ensemble des processus sociaux avec, certes,
des temps et des spécificités propres à chaque domaine, mais surtout
une intention profonde de se soustraire à la tradition en plongeant
délibérément dans un monde nouveau fait de progrès, de technologie, d’informations, de production de masse et d’innovations en tout
genre, une imprégnation moderne créant le besoin de rendre omniprésent le mouvement corporel et sportif dans l’affiche publicitaire.
B. Domestication et normalisation des espaces favorisant
un engagement corporel
Les affiches touristiques vantant les activités de loisir sportif
des stations de montagne ou de bord de mer sont étroitement liées
aux stratégies des compagnies de chemins de fer. Elles apparaissent
bien comme les principaux promoteurs du tourisme moderne. À
cet égard, l’affiche doit satisfaire un triple impératif : informer, faire
rêver et mettre en scène les usages possibles des destinations. Les
œuvres doivent montrer des paysages de qualité, donner envie de
les découvrir, mais surtout promouvoir les sociabilités et les activités qu’offre la station à une clientèle non autochtone sur des
territoires re-visités et re-construits.
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Les affiches touristiques d’avant la Première Guerre mondiale,
y compris lorsqu’elles traitaient des activités de loisir, n’hésitaient
pas à valoriser les espaces naturels et les populations d’accueil pour
une forme de tourisme « ethnique » tourné vers la connaissance des
us et coutumes des populations régionales « exotiques ». Après 1918,
la classe de loisir devient le sujet unique des représentations graphiques. La plage, la campagne, la montagne sont montrées comme des
lieux privilégiés où une nouvelle classe de loisir conquiert l’espace,
repousse à la marge les populations locales, et se met en scène. Sur
ces territoires de plaisance, la priorité est clairement donnée aux villégiateurs envahissant, colonisant, apprivoisant, « civilisant », par le
biais d’une agitation toute mondaine, littoraux et montagnes. C’est
comme si ces endroits étaient « nettoyés » de leurs indigènes, comme
si, au temps du labeur et de l’échange, traditionnel, se substituait
celui, bien plus « moderne », du jeu et de la consommation.
Si ces sites n’ont pas d’identité préétablie mais celle que leur
donnent les nouveaux arrivants, il apparaît dans le même temps que
les territoires vantés dans les affiches n’ont pas de marquages identitaires forts : les pistes de ski, les téléphériques et les hôtels nouvellement construits, les plages de sable fin, les courts de tennis en terre
battue, sont identiques quel que soit le territoire illustré. Ce qui s’affiche, en définitive, c’est un territoire normé, épuré, décontextualisé.
Un territoire touristique de villégiature « générique », substituable
d’une affiche à l’autre, s’impose ainsi au cours de la période, avec
pour fonction majeure de mettre en scènes de nouvelles formes de
loisir.
À partir de 1918, dans nombre d’affiches, ce n’est en effet
pas seulement une invitation à venir résider dans de nouveaux territoires qui s’affirme, mais c’est une réelle participation qui est
proposée : ce qui est donné à voir, c’est l’exemple de ce que le
touristique-pratiquant peut très bien faire lui-même (cf. l’illustr. 2.)
Les personnages à l’affiche sont du même monde que le regardant,
et l’invitent à venir partager les mêmes plaisirs, d’autant que les
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sites se transforment en « terrains de sport » : « On ne se déplace
pas seulement d’un endroit à un autre, mais d’une émotion à une
autre » (Amirou, 1995, p. 113.)
La nature – comme la cité d’accueil et de séjour – n’est plus
seulement un lieu d’accueil à contempler, mais aussi un défi sollicitant l’investissement corporel des visiteurs. Mer et montagne
passent au second plan des préoccupations comme des compositions. Elles se transforment en « décors » des nouveaux loisirs
sportifs (exemple de l’affiche de Begnini, Brides-les-Bains, 1929).
Statiques avant 1914, les affiches s’animent. Les artistes introduisent l’idée d’aventure et de mouvement. Après le territoire comme
« espace physique » expurgé de ses indigènes, vécu et apprivoisé
par de nouveaux colons, puis imaginé et promu par voie publicitaire à l’attention de nouveaux touristes, est édifié le territoire comme
« espace d’action » : les villégiateurs y apparaissent clairement
comme des « pratiquants » d’activités physiques de loisir.
Cette analyse permet de comprendre pour quelles raisons les
affiches de l’entre-deux-guerres sont plus dynamiques que celles
de la Belle Époque. Les personnages représentés après 1918 sont
plus souvent dans des postures qui expriment la tension, la mobilité, l’activité voire la performance.
À ce mécanisme d’ « appropriation » s’ajoute un processus
marqué de « territorialisation » de l’espace qui institue une frontière
symbolique entre la sphère publique et la sphère privée. Le terrain
de tennis tracé sur le sable, qui délimite la sphère individuelle d’un
« bien » devenu propriété « privée », illustre ce mécanisme. Une approche anthropologique et/ou sémiotique permet d’aborder des pistes
de réflexion autour de la structuration de l’espace et, plus encore, de
la clôture de ce dernier en développant des notions telles que celles
de « frontière » et de « seuil ». Dès lors, même si l’espace n’est pas
toujours délimité physiquement ou juridiquement, il n’en demeure
pas moins que des seuils symboliques apparaissent dans son fonc-
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tionnement. Par exemple, l’enceinte du court de tennis marque symboliquement le lien que la pratique sportive établit avec la civilisation urbaine (affiche de Debrion, Cap Martin Roquebrune, c.1935 ou
de Broders, Monte-Carlo, 1930). Les affiches publicitaires du corpus
retenus sont remarquables à cet égard. De même, la présence, même
au loin, d’une simple maison, d’un club house, d’un grand hôtel (affiche de Ribeo, Pau, c.1930), ou, plus significativement encore, d’un
clocher d’église, voire d’une ville, inscrit la scène dans un contexte
qui, malgré le dépaysement suscité par l’action centrale de l’image,
ne s’éloigne jamais vraiment de la société urbaine connue et appréciée des éventuels et futurs clients.
C’est le cas plus particulièrement des affiches vantant les mérites des stations de montage. La montagne naturelle et sauvage
est peu à peu investie. Ne faut-il pas voir les aménagements qui lui
sont associés comme une manière de dompter le monstre sauvage ?
En faisant ressortir autant de détails urbains (maison, clocher, ville,
etc.) au cœur de l’élément naturel, les affichistes publicitaires réussiraient ainsi à rendre une nature, originellement sauvage, accessible à tous. Le message est clair : la montagne peut être apprivoisée.
Chaque spectateur peut ainsi croire qu’il peut réussir à faire de cet
espace naturel et « sauvage » « sa » montagne. Tout le « chez-soi
sécurisant » est alors ainsi exhibé dans le pronom possessif.
Une analyse analogue peut être développée à partir de la requalification des espaces balnéaires. Pour reprendre Alain Corbin
(Corbin, 1988), l’étendue maritime et le rivage font peur à la population jusqu’au milieu du XVIIIe (les premières stations balnéaires
apparaissent en Angleterre à partir de 1750). La très ancienne terreur
devant le « territoire du vide » cède le pas au « désir du rivage ».
Peu à peu, au cours du XIXe siècle, la mer est apprivoisée et devient
même le grand « bénitier » de la fin du XIXe. De nouveaux modes de
vie s’installent : « De la cure thérapie en bord de mer, on passe vite
à l’idée d’une thérapie ludique transformé en «divertissement pur et
simple» comprenant la pratique des sports nouveaux, dont le tennis »
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(Peter et Tétard, 2003, p. 83.) Le jeu de tennis est alors un moyen de
profiter des plages à marée basse tout en étant proche de la nature.
On peut se demander si cette pratique corporelle ne contribue pas à
aider les populations à apprivoiser petit à petit le rivage et la mer. À
se les approprier. De toute évidence, elle accompagne le phénomène
général de familiarisation de l’espace balnéaire, sa démocratisation
et sa progressive vulgarisation. Elle s’inscrit dans le processus moderne de mutations des mœurs. Plus encore, ne peut-on pas penser
que l’éclosion d’un filet de tennis au beau milieu de la plage, que le
tracé d’un terrain, que la construction d’une enceinte sportive spécialement conçue pour le tennis sont autant d’indices attestant de la présence de l’homme et de son implantation sur un espace longtemps
considéré comme « sauvage », pour ne pas dire hostile ?
Il est ainsi possible de développer l’idée selon laquelle, au début
du XXe siècle, la ville nouvellement ou mieux réglementée devient
une image de maîtrise et de contrôle des individus contrairement à
l’image de « débauche » qui l’accompagnait lors du siècle précédent
(Duby, 1980, 1981, 1983 et 1985 ; Ledrut, 1975 ; Pinol, 1991). Dès
lors, il n’est peut-être pas étonnant de constater que les affichistes
de la Belle Époque n’hésitent pas à intégrer des éléments rappelant
le monde urbain pour susciter un climat rassurant à travers l’idée du
« touriste comme à la maison ». Si un nouveau rapport à la nature
s’établit à la fin du XIXe siècle à travers les randonnées en montagne, la pratique du ski, mais aussi à travers le thermalisme, la baignade, les jeux de plage et le tennis balnéaire, il n’en demeure pas
moins que le succès de la villégiature repose tout autant sur l’idée de
dépaysement que sur la construction ou, tout au moins, l’évocation
d’un « chez-soi sécurisant ». Le touriste de la Belle Époque accepte
donc d’autant mieux d’exprimer ses pulsions, ses émotions et de se
livrer physiquement dès lors qu’il se retrouve dans des conditions de
pratiques et d’existence analogues à celles qu’il a coutume de vivre
dans son quotidien. La villégiature affirme ce paradoxe d’un désir
de dépaysement dans un contexte de quiétude rappelant le home
sweet home.
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∴
À partir du constat d’une évolution marquée quant à la création et à l’utilisation des procédés de représentation de la gestuelle
sportive, l’analyse fait apparaître trois axes d’explication.
Au niveau du signe plastique, l’association d’une simplification formelle et d’une dynamisation de la composition, liée à l’itinéraire d’une grande partie des affichistes ainsi qu’à l’influence
des courants artistiques d’avant-garde, s’inscrit à partir de 1918 en
rupture avec la figuration de la Belle Époque.
Au niveau iconique, les placards publicitaires étudiés transcrivent d’abord la modernité de toute une époque à travers l’omniprésence de la ville, du progrès technique, de la circulation de l’information, de la consommation de masse, des loisirs touristiques et
de la vitesse. Les affiches illustrent ensuite une double attractivité :
d’abord, la possibilité de partir conquérir de nouveaux espaces de
plaisance et de loisirs athlétiques ; ensuite, la capacité à normaliser
et sécuriser des territoires qui deviennent propices à un plein engagement physique.
Cette investigation, outre les constats spécifiques établis en
matière de rupture artistique et de choix des modes de traitement
du mouvement dans les affiches publicitaires à thème tennistique
entre 1918 et 1940, appelle plusieurs remarques finales.
En premier lieu, en se cantonnant aux affiches « tennistiques »,
de surcroît de type publicitaire, cette étude appelle à la prudence en
ce qui concerne les résultats obtenus. Un examen complémentaire,
portant sur d’autres disciplines sportives et d’autres types d’affiches
(politiques, cinématographiques, etc.), devrait en effet utilement
compléter l’analyse proposée ici.
Ensuite, le passage en revue des affiches retenues montre
clairement que la représentation du mouvement corporel s’avère
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fondamentalement, et avant tout, un problème rétinien. Le « choc
visuel » que ressent le spectateur devant une affiche (notamment
lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre d’une recherche de simplicité, de
lisibilité et de captation du regard) provoque, chez lui, une émotion
qui génère la perception ou une ré-invention du mouvement sportif. Plus globalement, il s’avère que l’œuvre graphique – ou picturale d’ailleurs – ne se donne pas pour objectif premier la stricte
représentation du mouvement sportif mais, bien plus, la suggestion
d’une projection imaginaire de celui-ci chez le regardant.
Ce constat remet en question, au moins partiellement, les critiques habituelles relatives à la difficile retranscription de la mobilité sportive par les peintres ou les affichistes. Ainsi, une des
raisons principales mises en avant pour expliquer la disparition
des concours d’art olympiques (1912-1948) au seuil des années
1950 est régulièrement l’incapacité des peintres ou des sculpteurs
à rendre compte de la réalité de la gestuelle et de la dynamique
sportives. Or, l’éventail des astuces formelles dégagé par ce travail
prouve qu’il est possible à un artiste d’évoquer le mouvement par
maints procédés, parfois éloignés de la réalité des pratiques. Le
manque de qualité des œuvres présentées lors des Jeux olympiques
est un faux problème, et donc un faux procès fait aux artistes de
l’époque. L’examen des œuvres publicitaires tennistiques montre
que l’on peut suggérer le mouvement corporel sans même avoir
recours à sa représentation figurative, notamment par la voie de la
métaphore ou de la métonymie. C’est tout le pouvoir de l’influence
du spectateur par la force de suggestion de l’image.
Au final, de tels constats, rompant avec maints préjugés relatifs à l’expression du sport, et tout particulièrement de son essence
première, à savoir le mouvement, appellent à un développement
accru de travaux historiques portant sur l’iconographie sportive dès
lors qu’il est acquis que l’essentiel est moins l’écart de l’œuvre à la
réalité que son pouvoir d’évocation sur le regardant.
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Les reprÉsentations corporelles
dans le jeu de soule : de
l’activitÉ historique au fait
anthropologique et touristique
Jean-François LOUDCHER*
La soule est classiquement présentée comme un jeu d’affrontement collectif populaire entre deux communautés dont l’enjeu
consiste à transporter une « balle » vers un but donné. Ses origines remontent au Moyen-Âge, même si des liens sont possibles
avec d’autres jeux de balles antérieurs en vigueur chez les Romains
ou dans les pratiques enfantines (Loudcher 2006). Ainsi, la plus ancienne source serait attribuée au chroniqueur Lambert d’Ardres dans
l’histoire des comtes de Guines écrite à la fin du XIIe siècle où il est
évoqué un rassemblement de paysans qui jouent à la soule (Dubuc,
1940 ; Mehl, 1990 ; Merdrignac, 2002, p. 219). Pour certains, elle
serait l’ancêtre du rugby (Brier, 1991 ; Jeu, 1977) alors que pour
d’autres (Ehrenberg, 1993 ; Eichberg, 1997 ; Darbon, 2008), il y
aurait une rupture totale avec le sport moderne. Sans doute la vérité
se situe-t-elle entre les deux (Loudcher, 2006). Ainsi, on ne peut
exclure une certaine parenté historique puisqu’une forme très proche du rugby, le hurling au but, se met en place en Angleterre dès
* Maître de conférences/HDR à l’UFR STAPS de l’Université de FrancheComté.
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1602 (Carew, in Elias et Dunning, 1994). Néanmoins, la filiation
directe est loin d’être si évidente car le sport anglais est très localisé
alors que la soule a connu une grande popularité en Europe dès le
Moyen-Âge (Elias, 1976) et particulièrement en France.
Dans ce pays se déroulent, jusqu’au XXe siècle, des rencontres selon des modalités multiples de pratiques plus ou moins recréées. Joue-t-on toujours, dès lors, à la même soule ? Certes,
non ! Les règles varient quelque peu, les enjeux aussi et il semble
difficile de faire un strict parallèle entre une soule jouée par les
piliers de l’USAP de Perpignan à Amélie-les-Bains et les paysans
bretons du XIXe siècle (Souvestre, 1858). Tenter de pointer ces
différences et, peut-être, ces ressemblances est une gageure au vu
des sources éparses. Néanmoins, l’on peut tenter de comparer ces
modalités de pratique par le biais des représentations corporelles
qu’elles requièrent. Se sont-elles modifiées dans l’histoire et, plus
particulièrement, dans le revivalisme de la pratique que connaît
la France depuis une vingtaine d’années, et que signifient-elles ?
C’est le propos qui est esquissé ici à travers une réflexion de type
anthropo-historique.
∴
I.
Une pratique aux origines complexes
et originales
Remonter dans la nuit des temps afin de cerner précisément
les origines de la soule est une démarche un peu vaine tant les
sources sont rares. Néanmoins, celles dont on dispose ainsi que
les différentes interprétations étymologiques du jeu confirment
une certaine universalité de la pratique dans le monde occidental
de même qu’une grande diversité (Mehl, op. cit., p. 69 ; Elias,
1976). Toutefois, l’hypothèse la plus partagée par les historiens
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médiévaux concernant l’origine du mot soule serait celle issue de
la racine latine solea (sandale, soulier) traduisant ainsi une certaine habitude de frapper la balle aux pieds. Le terme de savate,
parfois employé (Merdrignac, 2002, p. 217), viendrait renforcer
cette interprétation malgré une phraséologie utilisée dans le cadre
de la boxe française qui n’a cependant rien à voir avec cette activité (Loudcher, 2000).
Quoiqu’il en soit, la diversité étymologique révèle un jeu aux
contours mal définis au XIVe siècle. Certaines relations existeraient
ainsi entre la soule et le jeu de paume dont la pratique formelle de
cette dernière est attestée à la fin du XIIe siècle (Mehl, op. cit., p.
34). À la Renaissance, les sources décrivant ce jeu se multiplient
et quelques précisions se font jour sur les formes et les lieux de
pratique. Sa localisation géographique est surtout restreinte au
nord de la Seine, en Normandie, en Picardie, en Bretagne, même
si le jeu apparaît parfois dans d’autres régions comme dans le
Sud-Ouest (Gironde) ou le Centre de la France. La forme la plus
commune consistait alors en un affrontement collectif, déterminé
communautairement, autour d’une balle à la taille et à la texture
variables. À Coriat, en Auvergne, au Moyen-Âge, les gens mariés
rencontraient les gens non mariés (Merdrignac, op. cit., p. 227).
À la Renaissance, sire de Gouberville, nobliau normand, et ses
commensaux du Mesnil-au-Val affrontaient régulièrement les habitants de Saint-Maur, un village voisin (Belmas, 2006, p. 117).
La nature de la balle est au cœur de la disparité des pratiques.
Elle pouvait être une vessie de porc ou de bœuf, simplement huilée ou recouverte de cuir et, dans ce cas, elle était soit gonflée et
donc légère, soit garnie de son ou de chanvre et donc plus pesante. Toutefois, elle pouvait aussi être en bois plein ou creux et
donc être plus lourde. On la disputait alors généralement au bâton
(Lecotté, 1957-1958) sur des surfaces glacées permettant de la
faire glisser comme à Chauriat, dans le Puy-de-Dôme.
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Bref, les jeux de choule ou de soule ne sont certes pas des
pratiques traditionnelles figées et ne peuvent être facilement cataloguées comme a pu le faire trop rapidement Arnold Van Gennep
(Loudcher, 2006). Elles sont d’autant plus difficiles à appréhender
que l’on doit tenir compte de leur évolution historique et sociale.
Cependant, une des constantes du jeu « traditionnel » est la référence à la force corporelle et à une endurance physique certaine afin de
pouvoir porter cette soule qui avait parfois trois pieds de tour et pesait plus de dix livres (Dubuc, 1940). De plus, comme ni l’espace,
ni le temps ne sont généralement délimités, la durée de jeu peut
durer cinq minutes ou se prolonger au-delà de vingt-quatre heures à
travers les endroits les plus dangereux. Sire de Gouberville raconte
comment il dut garder le lit pendant plusieurs jours suite à un coup
reçu dans la poitrine, et Jacques Cambry se rappelle le jour où un
souleur trouva la mort en voulant passer par le soupirail d’une cave
dans laquelle la soule était tombée (Cambry, 1796, p. 196). Mais si
le jeu nécessite un engagement physique intense, il n’est pas sans
susciter un certain engouement, certes diversement apprécié, qui
a duré plusieurs siècles. Plusieurs centaines de joueurs pouvaient
participer ; se mélangeaient hommes et femmes comme à Mareil
(Sarthe), à Vouillé (Poitou) ou en Picardie. Dès lors, dans quelle
mesure peut-on dire que ce jeu est réellement violent ?
II. Une pratique « violente » en marge du
processus de civilisation ?
L’engagement corporel est donc essentiel dans ce jeu. Les
horions et autres gnons, sans parler des blessures plus ou moins
mortelles, ont, dès ses origines, fait partie de la soule. Pour autant,
peut-on parler de pratique « violente » dans la mesure où elle répond aux représentations attendues par les joueurs et une certaine
partie de la population ? La question mérite réflexion. La violence,
entendue comme une violation des normes pouvant entraîner des
conséquences sur l’intégrité physique ou psychique de l’individu
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(Loudcher, 2006), est une notion relative : il est alors difficile de
la penser du fait même du peu de règles (normes) connues dans
ce jeu et donc de leur violation possible. Elles existent néanmoins
mais ne portent pas sur le respect de l’intégrité de l’individu ou
sur le déroulement « technique » de la discipline : elles concernent
plutôt l’organisation de l’épreuve (buts, équipes, balles…). De fait,
jusqu’à une date récente, les interdictions prises par les autorités
ne sont pas dirigées vers le contrôle de la violence physique. Au
Moyen-Âge, les responsables d’homicide sont rarement condamnés et peuvent faire l’objet de lettres de rémission (Sorel, 1895).
Le jeu est pourtant interdit car les paysans se distrayant à la soule
seraient peu enclins à s’entraîner au tir à l’arc ainsi qu’aux exercices militaires. De nombreux édits et « arrests » paraissent tant en
France qu’en Angleterre (Sheard et Dunning, 2005). Puis, au cours
du XVIIe siècle, le poids de la religion et de la bourgeoisie s’accentuant envers les distractions populaires (Bercé, 1976, pp. 144-146),
les limitations concernent les périodes de jeu qui doivent éviter
d’empiéter sur les cérémonies religieuses à Carêmes, à Noël ou le
dimanche (grands jours de Clermont de décembre 1665) et sur le
temps de repos (ibid.).
Enfin, au cours du XVIIIe, les problématiques liées à la santé
publique et à l’ordre social deviennent prégnantes. À Brée, en
1761, sont interdites les parties de soule pour des raisons de promiscuité et de peur de la peste (Lecotté, 1957-1958). Des raisons
assez similaires, le 16 janvier 1776, conduisent le Parlement de
Normandie à la supprimer à Tinchebray le Mardi-Gras. En tous
les cas, elle présente un modèle moral désastreux (« yvresse »,
« querelles » et « estropiés ») qui, de surcroît, reçoit un soutien
de la part de la « bourgeoisie » et des ecclésiastiques ainsi que
des autorités locales : le jeu est « un affront fait à la justice, (une)
atteinte à la loi (et) à l’autorité » (Archives départementales de
la Seine-Maritime, archives Chartrier de Belbeuf, 16 J 113). Il
faut qu’une quarantaine de joueurs se noie dans l’étang de Pont-
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Labbé (Bretagne) lors de la poursuite de la balle pour que le jeu
soit interdit par un édit du Parlement en 1779 (Cambry, op. cit., p.
196). Toutefois, c’est au XIXe siècle que ces rencontres sont définitivement condamnées en raison des désordres sociaux qu’elles provoquent (en Basse-Normandie et dans l’Orne en 1852, en
1857 en Bretagne, cf. Dubuc, 1940). Les grands regroupements
sont proscrits dans un pays où s’estompent les violences rurales
(Corbin, 1991). L’exode rural et la déperdition des croyances religieuses que connaît la France dans son expansion industrielle
(Weber, 1983) modifient les relations sociales, mais aussi les pratiques. Les réunions de soule, qui mettent en avant la symbolique d’une force physique indistincte et incontrôlable, font peur
à une autorité soucieuse de l’ordre. Joueurs et spectateurs sont
souvent mêlés et il n’est pas rare que les parties débordent sur la
vie quotidienne à l’image des charivaris. Cette représentation de
la force aveugle s’oppose, en définitive, à une forme plus maîtrisée et individuelle qui se répand au XIXe siècle (Andrieu, 1987).
Le jeu est alors condamné à disparaître ou à se transformer. Se
propagent la gymnastique conscriptive et les sports modernes…
Toutefois, quelques pratiques survivent de manière isolée et plus
ou moins confidentiellement en Normandie et en Picardie entre
les deux guerres (Joly, Les Chouleurs de Normandie, entretien
du 6 juin 2008) et même après. Et d’autres formes, à l’image du
Basket-Rugby évoqué par Arnold Van Gennep, apparaissent. Il
faut attendre les années 1980 pour qu’un réel revivalisme opère.
Sans présence d’arbitre, ni de juges, on peut comprendre que
la violation des règles soit soumise à l’autorité, qu’elle soit politique ou administrative, puisque celles-ci ne sont pas garanties
par une fédération. En réalité, la soule est loin d’être une pratique « violente » car, sans codification, les exactions et les accidents mortels sont, malgré tout, peu fréquents au regard d’autres
« sports ». Toutefois, ses « règles » sont peu visibles : elles sont
intégrées aux traditions et à une mémoire collective orale. Pour
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autant, le jeu est-il une pratique « ritualisée » ? Est-ce la raison pour
laquelle une certaine continuité de la pratique, basée sur des représentations corporelles valorisant l’engagement physique, existe ?
III. Une pratique ritualisÉe ?
En fait, tout dépend de la définition de la notion de ritualisation. Si une des conditions est le « sacrement » ou la cérémonie
(Hocart, 1954), cette dernière est certes présente dans la soule traditionnelle avec le lancer de la balle ou les manifestations liées
à sa présentation. À Mareil en 1718, ou à Tinchebray en 1775,
les derniers mariés de l’année déclenchent le jeu en lançant la
balle après qu’elle ait été présentée au seigneur, exprimant de la
sorte une certaine solidarité entre les membres de la communauté
(Brier, 1993) reliés symboliquement par la balle. En tous les cas,
elle fait l’objet de toutes les attentions et est souvent ornée de
rubans ou d’indications. Toutefois, au XIXe siècle, sa décoration,
dans les quelques endroits où elle se joue, symbolise l’autorité républicaine qui supplante celle du seigneur (Sorel, 1895). La balle
peut ainsi être peinte de couleurs différentes comme en Anjou, à
la châtellenie d’Epinard, où un des quartiers de la balle était en
cuir rouge, un autre en cuir bleu et les deux autres blancs (Dubuc,
1940). De plus, elle est habituellement gardée chez « le maire ou
à la mairie de la commune, semblable au drapeau du régiment
qui demeure chez le colonel » (Sorel, 1895, p. 394). Enfin, l’éteuf
est quelquefois lancé par des conscrits comme ceux de Bellouen-Houlme (Basse-Normandie). Tout se passe comme si la cérémonie se charge symboliquement de valeurs nationales au XIXe
siècle afin que la soule survive.
Dans les années 1980, de telles cérémonies ont quelques fois
lieu, mais ont largement perdu de leurs significations. Les soultimbanques du Sud-Ouest font parfois lancer la balle par le maire
ou une personnalité telle que Herrero (international et entraineur
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de rugby bien connu) (Got, 2005). À Vouillé en 2007, le jeu, basé
sur une histoire ancienne (1779), a été fêté dignement, par le biais
de cérémonies organisées par la municipalité qui tentaient de retracer le rite originel. En effet, à l’époque, l’épreuve consistait à se
disputer une boule en bois entre femmes et hommes, d’une part, et
garçons et filles d’autre part (Veuclin, 1890). Tout un cérémonial
accompagnait le jeu. Si les femmes et les hommes remportaient la
victoire, la boule était jetée dans la rivière, si c’étaient les garçons
et les filles, elle était jetée dans un puits et un des vainqueurs allait la chercher la tête en bas. À Tricot, l’acte du lancer est encore
perpétué par le maire qui délivre la balle aux jeunes mariés. On
peut certes voir, dans la cérémonie, un symbolise de procréation
ou de fertilité (Forget-Decloquement, 1999). Mais on peut tout
aussi bien défendre l’idée qu’elle vise à s’assurer de la fidélité
des mariés de l’année vis-à-vis de la communauté et des autorités.
Quoiqu’il en soit, il est certain que la pratique actuelle n’a pas le
pouvoir (supposé ou réel) de changer les choses (Hocart, 1954).
Notion essentielle dans le phénomène de ritualisation qui peut se
situer, dans un premier temps, au niveau « cosmique ». Dans la
Sarthe, au début du XVIIIe siècle, la victoire de l’une des deux
équipes prédit de bonnes moissons ; en Normandie, au XIXe, il
est de bon augure pour la récolte des pommes que « la Montagne
gagne la partie » (Sorel, 1895, p. 385). Mais ces références sont
rares. Plus encore, la cérémonie du lancer n’est pas religieuse ni
même sacrée, dans la mesure où elle ne se déroule pas dans un
cadre liturgique ou cérémonielle au nom d’une divinité (Veyne,
1987). Que ce soit lors de la cérémonie ou lors de la partie, le jeu
n’a donc pas de fonction magique comme cela est parfois évoqué
(Forget-Decloquement, 1999).
En réalité, cette ritualisation consiste plutôt à renforcer les
liens sociaux et serait d’ordre « totémique » (Hocart, 1954). En
effet, elle permet ainsi de régler quelques comptes extérieurs au
jeu. À la Lande-Patry (Basse-Normandie), « il s’y glissait quan-
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tité d’ivrognes qui maltraitaient à coups de bâton leurs ennemis,
quand ils les reconnaissaient, et souvent des personnes qui ne
leur étaient rien » (Arch. Départ. Seine Inférieure, Parlement de
Normandie, arrêts de janvier-avril 1694, in Dubuc, 1940). De
là, il est commun de prétendre que le jeu de soule pouvait servir
de moyen de régulation en vidant certaines querelles. Certes, à
Condé-sur-Noireau, il existerait un usage fort ancien de se disputer « une pomme de discorde » (Mangon-Delalande, 1843). Mais
les rixes sont avant tout individuelles et il tient surtout à la nature
des récits romantiques d’en faire une pratique organisée socialement (Loudcher, 2006). Le jeu est-il donc une forme de rite de passage (Van Gennep, 1913) ? Difficile à affirmer, puisqu’il peut donner lieu, comme chez sire de Gouberville, à des équipes variables
entre villages formées à l’occasion de discussions préliminaires
et non pas seulement pour assurer l’admission au sein de la communauté des derniers mariés. Plus encore, on l’a vu, les symboles
de la pratique changent et peuvent être ré-inventés au XIXe siècle
(Hobsbawm et Ranger, 1983).
La soule est donc bien un véritable rituel profane (Ségalen,
1998) en même temps qu’un « jeu » autotélique (Caillois, 1958).
L’activité permet non seulement l’exercice d’une certaine « violence » contrôlée, mais aussi l’expression d’une convivialité entre
membres de la communauté. En définitive, ce jeu existentiel participerait à une certaine cohésion sociale sur la base de l’engagement
physique des joueurs. Et, comme tel, il peut y avoir des tentatives
de récupération patriotique. Mais si le jeu réunit, il ne soude pas
réellement les membres d’une même communauté, car c’est avec
des individus issus de groupes différents que le jeu fonctionne et
non avec des équipes organisées : le jeu ne peut subir le diktat
d’une fédération. À la fois individuelle et collective, la forme du
jeu expliquerait ainsi l’impossibilité d’une récupération nationale
sur le modèle sportif. Seul l’engagement physique et le plaisir de
partager des valeurs identiques d’individualité, voire de liberté,
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non forcément affichées, réuniraient les pratiquants dans un rituel
profane et fugace de cohésion sociale. Pour autant, retrouve-t-on
ce rituel de façon comparable dans les formes de revivalisme ?
IV. Un nouveau rite de cohÉsion sociale ?
Il est étonnant que la soule, depuis une vingtaine d’années,
trouve une certaine popularité en France. Certes, le film La Soule,
avec Richard Bohringer et Christophe Malavoy (1988), a joué un
rôle central dans ces initiatives. Il fut ainsi à l’origine de la création
de la Biscandine, dans le Vendômois, ou bien lança les soultimbanques du Sud-Ouest. Mais, au-delà, de multiples autres initiatives ont eu lieu avec des fortunes diverses qui ne s’expliquent pas
à partir de cette seule résurgence. La soule, organisée en août à
Amélie-les-Bains, fête ainsi sa dixième année en 2008. À Vouillé,
elle existe depuis 1997 au moins. Quand à Tricot (Picardie), elle
est attestée en 1950, de même qu’en Normandie dans la région de
Hauteville…
Il apparaît toutefois que, dans la plupart du temps, la notion
d’engagement physique est toujours très présente, mais déclinée de
manière différente. Ainsi, les joueurs de la Biscandine (Vendôme)
par exemple réalisent régulièrement une réunion dans un endroit
qui est, à peu de chose près, le même depuis vingt ans. Les affrontements se font dans un domaine privé qui est une entreprise de
gravière. Idéalement plat, il laisse peu de possibilités de s’évader
à travers champ. D’ailleurs, les deux buts (constitués en 2008 de
deux arbres près desquels il faut déposer la soule) sont fixés à peu
de distance (une centaine de mètres). Dès lors, et même s’il y a
eu quelques variations historiques, l’affrontement physique est
privilégié : les corps sont lourds et la moyenne corporelle doit se
situer aux environs de 90-100 kg. Mauls et regroupements en tout
genre se multiplient : les passes sont courtes, voire inexistantes,
du fait du poids de la balle (moins de cinq kilos) et les coups de
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pieds sont impossibles. Au bout de dix minutes, tous les acteurs
sont indifférenciés tellement la boue les recouvre. D’ailleurs, le
terrain avait été préparé : dix jours auparavant, les tracteurs de
l’entreprise avaient aplani le terrain et creusé une tranchée de plusieurs dizaines de mètres remplie de l’eau des étangs tout proche.
Régulièrement, les souleurs viennent s’enlever la boue des yeux
dans cette eau peu ragoutante. Faut-il considérer cette « soule »
de tranchée comme une relation directe avec les origines sociales
plutôt rurales et culturellement ancrées au pays ? Certes, quelques
professions divergent comme instituteurs, kinésithérapeuthes ou
responsables marketing, mais l’ensemble des deux équipes est majoritairement constituée de vignerons, d’agriculteurs, maçons ou
travaillent manuellement : ce sont, dans la plupart des cas, d’actuels ou d’anciens rugbymen. Cette soule relativement confidentielle est peu ouverte aux joueurs extérieurs. Si le côté rituel la relie
à une pratique traditionnelle, le décompte des points, la fixité de
l’espace et la non-mixité la rapprochent d’une forme sportive. Ce
modèle néosportif met en tous les cas bien en relation la position
lourde du joueur et son assise dans la vie : le jeu serait une sorte
de repère annuelle. Après la joute, la fête est une tradition. Le rite
consiste surtout à célébrer la rencontre par un banquet pantagruélique ou le cochon et la boisson font ressembler les participants à
de « véritables gaulois » (entretien du 7 septembre 2008).
Un peu différent est le modèle véhiculé par les Soultimbanques.
Là-aussi, le film La Soule fut le déclic pour que se crée cette association qui fête sa vingtième année. Ouvert au tout venant, elle
a connu ses heures de gloires. La dimension festive est très présente et les défis sont aussi une constante. Avant de commencer la
partie, on s’insulte « gentiment », voire on se lance de la boue afin
de provoquer l’adversaire. Plus encore, une forme de rituel est présente avec la lecture du code avant la partie retraçant l’histoire et
les grandes lignes de sécurité à respecter. Enfin, le jeu se déroule
à travers un terrain qui n’est pas connu. Si le point de départ et
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d’arrivée sont identiques, il faut néanmoins, pour valider la soule,
la faire passer par des points de passage ainsi qu’y faire passer la
moitié de l’équipe qui nécessite que tous ensemble on aille les
reconnaître. Tous ces éléments contribuent à donner au jeu un
profil nettement différent du précédent. Les embuscades en font
partie et, surtout, ce sont de grandes cavalcades qui sont privilégiées. Les corps sont donc plus effilés, moins pesants et ce n’est
pas un hasard que les femmes soient plus représentées. De plus,
la moyenne d’âge tourne autour d’une vingtaine d’années (Sens,
juin 2008) et les participants sont plutôt en cours de constitution
sociale (étudiants, chômeurs) ou partagent un parcours individuel
(célibataire, divorcé…). Bien sûr, il n’en n’a pas été toujours de
même, surtout dans les années précédentes. Plus encore, au sein
des soultimbanques, de nouveaux arrivants, il y a moins d’une
dizaine d’années (entretien du mois de juin 2008), privilégient
la vitesse de la course au détriment des affrontements. Cette sorte
d’esquive n’est d’ailleurs pas appréciée par les anciens traitant
ces coureurs de quelques noms peu flatteurs. Pour eux, il s’agit,
comme à Tricot (Forget-Decloquemont 1999), autant de garder la
balle que de la passer.
Le plaisir de s’affronter dans la boue, de se vautrer au sol et
de partager un jeu sans trop d’impositions réglementaires semblent être les motivations dominantes des joueurs de Vendôme,
de Vouillé, de Sens et, d’une autre manière, de ceux de Tricot.
Parfois, ces motivations semblent régir quelques parties réalisées
à l’occasion de réunions un peu différentes par les chouleurs de
Normandie (entretien, Joly, op. cit.). Mais ces derniers développent plus les jeux traditionnels et des rencontres privilégiant le
côté éducatif (vélocité et adresse) au détriment de l’affrontement
physique sans pour autant le renier. Cette forme de jeu qui se
développe chez les scolaires, mais aussi lors de certaines fêtes
médiévales, joue la carte de la « mémoire » ou du patrimoine.
Toutefois, cet aspect change la soule traditionnelle au niveau
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des règles « techniques » qui modifient en conséquence les représentations corporelles. De plus, l’implication assez forte des
collectivités locales dans ces pratiques renforce cette tendance
« éducative ».
En définitive, on peut sans doute voir dans les revivalismes
privés (par opposition à ceux « municipalisés ») une certaine forme
de cohésion sociale dans laquelle est toujours favorisé l’engagement physique. Cependant, à l’inverse de la soule traditionnelle,
les joueurs et les équipes ne sont pas issus de communautés bien
repérées. Dès lors, les représentations corporelles qu’offrent la
soule traditionnelle ne proposent-elles pas des valeurs privilégiées
à partir desquelles ces équipes constituent leur rituelle ?
∴
Interpréter le jeu de soule et ses revivalismes du point de vue
des représentations corporelles en le comparant aux pratiques anciennes a-t-il un sens ? Il est permis de se poser la question car ce
jeu populaire collectif, organisé autour de la prise et du transport
d’une balle vers un endroit précis, ne change quasiment pas dans
ses formes originelles jusqu’à nos jours du point de vue de la règlementation « technique ». Ses représentations corporelles sont celles
de la force, de l’endurance physique et de l’engagement corporel.
On ne peut certes expliquer sa résurgence par le désir de recréer de quelconques rituels magico-religieux puisqu’ils n’existaient pas, mais plutôt par un processus social. Le joueur se fond
dans une « équipe » qui n’est pas forcément stable et qui, en même
temps, appartient à une communauté. Sans nul doute, l’insuffisance
de règles, l’absence d’arbitre, le terrain non « normalisé », le plaisir
de se vautrer dans la boue ou sur le sol, participent au jeu et ces éléments tracent une ligne de partage avec le sport. Plus encore, l’engagement physique, qui peut se faire de manière différente, témoi-
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gne de l’implication personnelle du joueur qui s’oppose alors à la
dimension collective du jeu. Bref, si ce jeu existentiel est une sorte
de rituel de cohésion, il ne représente pas réellement un moyen
de souder les membres d’une communauté entre eux si ce n’est
par la fête réalisée à la fin de la partie. C’est plutôt le partage ou
l’assurance de partager quelques valeurs communes qui peut être
interprété de cette manière.
Or, si des différences apparaissent avec quelques formes de revivalismes, ne retrouve-t-on pas, néanmoins, certaines dimensions
de ce jeu existentiel ? Il est certes un moyen de révéler l’individu,
sa force et son individualité, mais la communauté ne lui est en rien
redevable. Pourtant, un certain désir communautaire n’existe-t-il
pas aussi dans les représentations et les valeurs qui y sont associées ? Il rassemblerait les individus selon leur attrait culturel et
social envers la force, l’endurance physique ou l’affrontement. En
tous les cas, il est probable qu’une forme de conjonction existe
entre la volonté de se fondre dans un groupe de manière indifférenciée, au détour d’un affrontement ou d’une course effrénée, et le
désir de partager des valeurs plus ou moins similaires de liberté, ou
du moins de non-contraintes, et de retour à l’état « sauvage ».
Dès lors, si la soule actuelle est une sorte de rituel de cohésion
au même titre que celui pratiqué dans le jeu du Moyen-Âge, c’est
peut-être la recherche d’une autre manière de le réaliser qui diffère.
Ainsi, pour certaines formes de pratique, l’absence de patrimonialisation (Fournier, 2008) peut être interprétée comme une volonté de
re-création autour de valeurs et de représentations corporelles sans
qu’il y ait eu de relations communautaires antérieures. Finalement,
il y aurait du partage social dans la soule, et son revivalisme pourrait être interprété comme une tentative pour recréer des formes
communautaires disparues ou peut-être moins répandues.
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NÉo-colonialisme solaire :
Tourisme blanc ou Dermopolitique ?
Bernard ANDRIEU*
Le désir d’ailleurs (Michel et Urbain, 2004) a justifié la quête
d’exotisme, à la manière de Victor Ségalen. La construction de
l’étranger (Rauch, 2002) ne fait pas toujours partie de la prise de
conscience du caractère colonial de la rencontre au soleil des autres
cultures. Lucien Febvre précisait déjà en 1922 combien une résurrection compensatrice est recherchée par chaque être humain dans
la sensibilité corporelle : au culte de la Terre-Mère, correspond une
« résurrection, non moins universelle, d’une sorte de culte du Soleil
nourricier et guérisseur : nudisme et camping, glissements éperdus dans l’air et l’eau » (Febvre, 1953, p. 230). Georges Hébert
définissait en 1912 le bronzage dans une perspective solaire pour
l’École des marins fusiliers, voyageurs coloniaux : « L’air et la lumière constituent les premiers aliments nécessaires à la peau. Sous
leur influence, celle-ci perd sa rugosité et son aspect livide ; elle
prend une teinte bronzée caractéristique et devient extrêmement
douce au toucher » (Hébert, 1912, p. 63.) * Professeur d’épistémologie du corps et des pratiques corporelles à la Faculté
du corps de Nancy-Université (ACCORPS et LHSP, UMR 717 et GDR 2322 :
Anthropologie des représentations du corps, CNRS).
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L’hommage au Dieu Soleil structure les vacances par un culte
hédoniste et une recherche du loisir exotique. Le tourisme solaire
serait, depuis le XIXe siècle, la cause principale du développement
économique des stations balnéaires. La migration vers le Sud, au
regard des projections de l’INED sur l’habitat et le vieillissement
des populations, renforce la conviction que la chaleur serait plus
favorable à la santé. Comme l’indique Albert Camus dans L’Envers
et l’endroit : « La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur
pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes
en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir
le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de
tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon cœur
fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus
placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha
de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire; le soleil
m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais
non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute,
que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant
avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans
être sûr d’atteindre le but. Autrement dit, je devins un artiste, s’il
est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni sans consentement. Dans
tous les cas, la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé
de tout ressentiment. Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une
sorte de jouissance. Je me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer et le soleil
ne coûtent rien » (Camus, 1986, p. 9)
Comment étudier le tourisme (Boyer, 2002a, p. 400) dès lors
que la composante ethnique est présentée par l’éco-développement
aujourd’hui comme une alternative idéologique au tourisme raciste
des néocolonisateurs ? Car c’est bien le tourisme, en l’occurrence
ici solaire, qui est « un excellent révélateur des transformations
profondes de la conjoncture économique » (ibid.). L’invention, en
passant de l’été à l’hiver, de la Côte d’Azur en 1887 par Stéphane
Liégeard synthétise cet intérêt économique par l’adition d’éléments comme « la mer bleue, le soleil et les fleurs » (Boyer, 2002b,
p. 318). Partir au soleil l’hiver, comme aujourd’hui au Maroc et en
Tunisie, trouve dans la Côte d’Azur un précédent néocolonial, les
Européens franchissant désormais la Méditerranée.
Cette migration vers le soleil comme destin de l’homme blanc
occidental a été décrite par Henry Thoreau entre 1851 et 1860 dans
sa conférence « Marcher », publiée en 1862. Avocat de la Nature,
de la liberté absolue, Thoreau estime que l’être humain est d’abord
un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt qu’un simple
membre de la société. En vivant beaucoup dehors par l’exposition
au soleil et au vent, une certaine rudesse de caractère pourra être
acquise. Mais l’accent est mis, dans cet éloge de la marche, sur l’attraction de l’humanité vers l’Ouest : le soleil « semble migrer quotidiennement vers l’Ouest et nous invite à le suivre. Il est le Grand
Pionnier Occidental que suivent les nations » (Thoreau, 2007, pp.
191-192). Mais la marche vers l’Ouest devient aussi un nouveau pèlerinage, sinon une nouvelle croisade vers le Sud, le soleil devenant
une métaphore religieuse : « C’est ainsi que nous marchons comme
les pèlerins qui vont en Terre sainte jusqu’au jour où le soleil brillera
encore plus que jamais, illuminant peut-être nos cœurs et nos esprits,
déversant sur toutes nos vies une clarté qui nous réveillera, aussi
chaude, aussi sereine, aussi dorée que celle qu’on voit sur la berge
d’une rivière en automne » (ibid., p. 216.)
Cette quête est confirmée en termes économiques par Jean
Viard comme une nouvelle galaxie du tourisme : « L’attrait confirmé
pour le soleil et notamment pour le développement de la pratique
de “la semaine d’hiver au soleil” favorise le tourisme aérien en raison de la distance nécessaire à parcourir pour trouver le soleil et la
durée relativement courte de ces vacances » (Viard, 1998, p. 202.)
La Méditerranée devient un enjeu politique et économique pour le
tourisme.
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Ainsi l’Union pour la Méditerranée (l’appellation officielle
est « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée ») estelle une organisation internationale intergouvernementale à vocation régionale ? Elle est fondée, à l’initiative du président de la
République Nicolas Sarkozy, le 13 juillet 2008, dans le cadre de
la présidence française de l’Union européenne. Elle rassemble
des États riverains de la mer Méditerranée et l’ensemble des États
membres de l’Union. Elle compte 43 membres : les 27 de l’UE,
l’Albanie, l’Algérie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’Égypte,
Israël, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Mauritanie, Monaco, le
Monténégro, l’Autorité palestinienne, la Syrie, la Tunisie et la
Turquie. Cette organisation se coule dans la structure du processus
de Barcelone, un pacte EuroMed (liant l’Europe aux pays riverains)
étant mis sur pied en 1995 à l’initiative de Jacques Chirac.
Cette Union et le développement touristique viennent renouveler la Costa del Sol, qui a pu, au cours des années 1970, constituer une alternative à la Riviera. Le maître mot est de rapprocher
les deux rives en développant une zone de libre-échange comme il
en existe dans d’autres grands pôles géostratégiques sur la planète,
en Amérique latine avec le Mercosur ou en Asie avec l’ASEAN.
La priorité est donnée au domaine environnemental et scientifique : lutte contre les aléas climatiques, dépollution, agroalimentaire, énergie solaire. Les pays du Sud sont des pays jeunes (à fort
taux de populations en dessous de 35 ans), aujourd’hui encore en
pleine expansion démographique. À lui seul, le Maghreb compte
déjà 85 millions d’habitants. Élargie à la totalité des pays du projet
d’Union pour la Méditerranée, la manne passe à 140 millions.
∴
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I.
MÉdecine coloniale, civilisation
blanche et poursuite du soleil Olivier Sirost (Sirost, 1998, p. 75) précise comment le touriste
aventurier est pris sous deux ruses : vivre intensément et devenir
un objet cosmique. L’intensification sensorielle procure l’illusion
qu’ailleurs au soleil la vie sera meilleure ; en se rapprochant de la
nature, le bronzé paraît réintégrer le cosmos par l’action directe du
soleil sur sa peau.
Par son aventure marine (Griffet, 1995, pp. 69-94), Alain
Gerbault ouvre la voie de cette poursuite du soleil. En 1921, il
décide de changer de vie et achète en Angleterre un vieux voilier
de course : le Firecrest (crête de feu, allusion probable au feu de
Saint-Elme), construit en 1892 et qui est un bateau solide mais sans
rouf ni cockpit et dont le gréement n’était pas du tout approprié à
la navigation solitaire. Après un entraînement de plusieurs mois
en Méditerranée, il réalise en 1923 la première traversée de l’Atlantique en solitaire d’est en ouest, ralliant en 101 jours Gibraltar
à New York. Il repart en 1924 pour les mers du Sud, passant par
les Bermudes, le canal de Panama, les Galápagos, Tahiti, les îles
Fidji, la Réunion, Le Cap, l’Île Sainte-Hélène, les îles du Cap Vert
et les Açores, pour rejoindre Le Havre en 1929.
Dans son récit-journal L’Évangile du soleil, publié en 1932
Alain Gerbault exalte le rapprochement de la nature comme un
salut pour la civilisation occidentale : « Nombreux sont ceux qui
ont compris que le bonheur résidait dans ce rapprochement et une
suppression des besoins, et c’est peut-être la seule chose qui peut
sauver notre civilisation de la ruine totale » (Gerbault, 1932, p. 215.)
En 1939, dans un texte plus critique encore contre la civilisation
blanche qui « n’élève pas la condition des indigènes et ne leur apporte pas le bonheur » (Gerbault, 1939, p. 198), Gerbault témoigne exceptionnellement de ses coups de soleil, révélant sa peau
blanche face « aux corps bronzés » des autochtones : « N’étant
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plus constamment au soleil, je perds peu à peu ma pigmentation
bronzée… Cinq ou six jours plus tard, toute ma peau s’en va et se
détache, mais sans me faire souffrir. J’ai attrapé un coup de soleil, ce qui ne m’arrive jamais. Et pourtant ces jours-là, il y avait
beaucoup de nuages, mais c’est souvent par jours nuageux que les
rayons ultra-violets sont les plus dangereux » (ibid., p. 199.)
Mais la peau des métisses trahit la cruauté destructive
de notre « race conquérante » qui, par l’acte de copulation et
d’amour, « s’empare des femmes de la race conquise » (Gerbault,
1932, p. 231). Le temps n’est plus où les enfants des Tropiques
pouvaient « jouer librement toute la journée sous le soleil » (ibid.,
p. 361) : « Pendant nos jeux sur la plage d’Hanavove, je pus remarquer combien nos jeunes amis étaient moins entraînés que moi
à supporter les ardeurs du soleil. Ainsi, 50 ans de contact avec
les Blancs avaient rendu cette race absolument impropre à vivre
dans ce climat tropical. » L’argument de la dégénérescence par
le métissage, cette dégénérescence étant liée à la science de l’acclimation, était très en vogue à l’époque, à travers les congrès de
médecine coloniale.
Gerbault se réfère au docteur Fougerat de David de Lastours
qui soutient sa thèse de médecine à Paris en 1925, publiée aux
éditions du Nouvel Humanisme sous le titre L’Homme et la lumière. Contribution à l’étude de l’insolation, moyen de traitement
et d’hygiène. Il y présente l’Héliothérapie dans l’Antiquité, le
Moyen-Âge et les Temps Modernes, l’époque contemporaine, ses
effets sur l’homme, les bienfaits de l’insolation, l’action physiologique de la lumière. Gazé en 1917, il sera sauvé par les docteurs
Robineau et Colleville par une exposition régulière au soleil. Il
publie en 1930, dans son association Vie et lumière. Défendre son
droit à la vie au Soleil en nudité intégrale, son livre Notions élémentaires d’héliose. Ligue gymnique d’hygiène sociale, avec une
préface du docteur Louis Tanon dans la maison d’édition « Soleil
et Gymnité ». Dans Hygiène, nudité, soleil aux Colonies en 1931,
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il réunit trois communications présentées à La Société de médecine et d’hygiène tropicale pour contester l’imposition des vêtements aux peuples colonisés (Martin, 1994).
La dénonciation de la tuberculose se poursuit par la Société
de médecine et de climatologie de Nice, fondée le 7 avril 1876
par vingt-huit médecins ; celle-ci se fait le promoteur de l’action
de l’air, du soleil, de la température, du magnétisme du sol, du
vent et de la pluie pour un soin global de l’individu. En 1877,
deux Anglais, Arthur Downes et Thomas Porter Blunt, observent
le pouvoir bactéricide de la lumière (Downes et Blunt, 1877) et
démontrent ainsi pour la première fois l’action de l’ultraviolet.
L’inversion de valeur du soleil qui, de nocif devient bienfaiteur,
et le bienfait des bains de mer appartiennent, pour partie, à ce
vaste retournement culturel qui change l’image du rivage en lieu
de cure. En 1882, Hermann Sabran (1857-1914), administrateur
des Hospices de Lyon, propriétaire du Château de Brégançon,
et conseiller général à Bormes, fait sien ce projet à la presqu’île
de Giens. C’est le docteur Vidal, médecin hyérois, personnalité
scientifique et publique marquante de l’époque, qui définit le suivi
médical et l’organisation de la cure proposée par l’hôpital. La cure
dure en général plusieurs mois et propose l’exposition au soleil
et les bains de mer. Une piscine permettra à l’établissement de
fonctionner été comme hiver. La méthode de traitement du docteur Vidal, illustrée dans ses nombreuses publications, se résumait
ainsi : « Des bains de mer chauds ou froids selon la saison, l’entretien des parquets et même des murailles avec de l’eau de mer,
le séjour le plus prolongé possible au milieu de la buée marine les
jours de vent, la pulvérisation artificielle d’eau de mer les jours
de calme et, avec cela, le grand air et la chaude lumière du soleil
de Provence. »
Le docteur Ernest Nicolas Joseph Ominus, photographié par
Nadar en 1888, parle plutôt de douche de soleil en développant
l’héliothérapie dans le cadre d’un climat méditerranéen. Il établit
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la différence entre cure artificielle dans les sanatoriums et cure naturelle dans une nature solaire : « Qu’est-ce qu’une longue galerie
ouverte, où l’on est couché à l’abri du vent et de la pluie, à côté de
ce qu’on peut donner au malade dans le Midi, le farniente à l’ombre, en face d’une vue splendide qu’inonde la lumière ? » (Ominus,
1891, p. 398.) L’héliothérapie en altitude est bien repérée en 1888
par Paul Pouzet dans le Lyon médical afin de lutter efficacement
contre la tuberculose. En 1893, à Paris, le 1er Congrès international
consacré à cette maladie (Tartarin, 1902, p. 3) présente les techniques allemandes de sanatorium au monde médical.
Entre 1892 et 1911, les thèses de médecine, inventoriées
par Gilbert Andrieu, se multiplient. Elles ont pour auteur : Paul
Raynaud (Des érythèmes produits par la lumière naturelle et artificielle, 1892) ; Milloz (De l’héliothérapie locale comme traitement des tuberculoses articulaires. Bain de soleil prolongé,
1892) ; Louis Ebstein (De la valeur du traitement de la tuberculose pulmonaire par les sanatoriums, 1902) ; Orticoni (De l’héliothérapie : application médico-chirurgicale, 1902) ; Thomas
Nogier, qui sera professeur de physique médicale à la Faculté de
Médecine de Lyon (La Lumière de la vie. Étude des différentes
modalités de la lumière au point de vue physique physiologique et
thérapeutique, 1904) ; enfin Gustave Rivier (La Cure héliomarine
méditerranéenne, 1911).
Avec Niels Ryberg Finsen (1860-1904), prix Nobel 1903,
l’actinothérapie « montre bien le glissement de l’observation à
l’expérimentation et de l’utilisation de la lumière solaire à celles d’appareils spécifiques reproduisant ou renforçant les effets de
cette lumière » (Andrieu, 1988, p. 293). Souffrant lui même de la
maladie de Pioche, Finsen a donné la description suivante de son
travail. « Ma maladie a joué un très grand rôle pour mon développement entier... La maladie était responsable de mes enquêtes
de départ sur la lumière: j’ai souffert de l’anémie et la fatigue
et, puisque j’ai vécu dans une maison faisant face au nord, j’ai
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commencé à croire que l’on pourrait m’aider si je recevais plus
de soleil. J’ai donc dépensé autant de temps que possible dans
ses rayons. Comme un homme médical enthousiaste, j’ai été bien
sûr intéressé pour connaître quel avantage le soleil avait vraiment donné. Je l’ai considéré du point de vue physiologique, mais
n’ai obtenu aucune réponse... De ce temps (environ 1888), j’ai
rassemblé toutes les observations possibles d’animaux cherchant
le soleil et ma conviction fut que le soleil avait un effet utile et
important sur l’organisme (particulièrement le sang). Mon intention était même alors d’employer les effets avantageux du soleil
dans la forme de baignade de soleil ou de bains légers artificiels;
mais j’ai compris qu’il serait inopportun d’agir ainsi si la théorie
n’était pas construite sur des enquêtes scientifiques et des faits définis. Pendant cette recherche théorique, j’ai rencontré plusieurs
effets de lumière. J’ai alors inventé le traitement de variole dans
la lumière rouge et plus loin le traitement de lupus. » La photothérapie de bains de lumières est dès lors appliquée à l’obésité
comme à la neurasthénie avec des lampes à incandescence de couleur bleue, rouge ou verte.
Face à la tuberculose, la cure solaire est recommandée au 1er
Congrès français de climatothérapie et d’hygiène urbaine en 1904
par le docteur Joseph Malgat. Le major Charles Woodruff, chirurgien à New York, publie en 1905 The Effects of Tropical Light on
White Men où il décrit comment les rayons de soleil combattent la
neurasthénie, la faiblesse cardiaque et l’anémie. Mais il reconnaît
aussi que la lumière est ennemie de la vie. En petites quantités,
elle est un stimulant et, en grandes quantités, destructrice. Le docteur Auguste Rollier publie, chez Baillières, en 1914 son livre La
Cure de soleil. Médecin suisse, né à Saint-Aubin, Auguste Rollier
ouvrit à Leysin, en 1903, la première clinique traitant, au moyen
de l’héliothérapie, des tuberculoses chirurgicales : il y pratique les
effets de la lumière sur l’organisme, la climatologie, la technique
générale du bain de soleil, l’action des bains sur l’organisme, le
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contrôle radiographique, les applications et les résultats de la cure de
soleil (le mal de Pott, la coyalgie, diverses tuberculoses, les ostéites,
les adénites, les péritonites, etc.), la convalescence en plein air…
Alain Gerbault, contre la carence solaire provoquée par le colonialisme, utilise les résultats positifs de la médecine coloniale à
travers « les découvertes modernes de la biohéliochimie » qui a
une « valeur nutritive et antirachitique de la nourriture irradiée »
(Gerbault, 1932, p. 402). Obliger les peuples nus et exposés au
soleil à porter des vêtements, selon ce qui serait une œuvre civilisatrice de la pudeur, est aussi dénoncé par la médecine coloniale :
« Ce fait a été reconnu par de nombreux savants qui ont étudié les
bienfaits de la pigmentation par l’héliose et les rayons ultraviolets,
et le danger des vêtements, même légers, qui ne laissent passer que
des rayons rouges. Après les rapports de nombreux savants, ce fait
était reconnu enfin officiellement par le Congrès de médecine coloniale tenu lors de l’Exposition de Paris en 1931 » (ibid., p. 400.)
Le soleil fait peur à l’Européen ou, du moins, celui-ci voudrait le contrôler en organisant le bronzage sur quelques parties
du corps, survalorisées socialement afin d’érotiser partiellement
et symboliquement la nudité : « L’exposition du corps nu aux
rayons solaires est une nécessité sous les Tropiques. L’Européen
apporte avec lui la peur du soleil. Privé de soleil, obligé de porter
un vêtement presque toujours humide par suite d’une transpiration abondante, l’indigène devient une proie facile pour la tuberculose » (ibid., p. 400.)
Ce qui vaut pour le Tropique vaut aussi pour le Maroc, dont
Gerbault, anticipant Camus, exalte les vertus : « Il fait bon alors
boire une tasse de lait chaud et plus tard sentir les rayons de soleil
réchauffer les membres engourdis, ce soleil qui est la providence
des pauvres » (ibid., p. 248.)
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II. Le colonialisme solaire du Docteur
Didier
Dès 1919, l’Institut naturiste du docteur Didier (24 chemin
Pouyane à Alger) est un institut d’ « Hygiène & Médecine par les
agents naturels air, soleil, exercices physique, eau, régimes alimentaires » pour le « traitement des Troubles chroniques, Digestion,
Circulation, Nutrition, Traitement des enfants malingres et déformés ». Dans ce contexte climatique, « l’Algérie est le solarium
rêvé pour les malades des pays du Nord qui se refroidissent et se
glacent », et « Alger, capitale de l’Afrique du Nord, était marquée
pour devenir la capitale française du Muscle et du Naturisme pendant la saison d’hiver ». « Transie de froid et d’humanité l’hiver
en France, la Culture physique a traversé la Méditerranée et a
établi son “Palais d’hiver” à Alger […]. Avec un soleil radieux,
pénétrant, réchauffant qui invite au travail musculaire en plein air,
il convient d’utiliser au mieux l’action curative des rayons en les
recevant à pleine peau, en bains après entraînement préalable. »
Aération et insolation, hydrothérapie et régime alimentaire deviennent des moyens thérapeutiques.
Dans ce texte très colonial, « le retour à la nature peut seul refaire
une race forte », le docteur Didier souhaitant en profiter pour étudier
la race arabe et les mœurs algériens. À raison de deux ou trois séances
par semaine de « culture physique médicale », sont organisés, sous sa
direction ou celle de son adjoint, des « cours généraux pour les sujets
biens portants (7 à 12 élèves) », distincts des « cours restreints pour
les sujets malingres et fatigués (2 à 6 élèves ) », et des « leçons particulières pour les malades ». À l’Institut, se pratiquent aussi le massage
médical, local ou général, et le massage facial. Le bain de soleil en
plein air est complété par le bain de soleil en serre à l’abri du vent.
« La vie civilisée est déformante », et l’Algérie semble une
partie de la France idéale pour retrouver un contact avec la Nature.
Le colonialisme rejoint le terme de colonie naturiste confondant le
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communautarisme nudiste avec la conquête de nouveaux territoires
dans lesquels la nudité publique n’est pas contenue dans les principes religieux.
La Ligue Vivre, créée en 1927 par Marcel Kienné de Mongeot,
rassemble 3 000 membres actifs des Clubs Gymniques (Villaret,
2000) et 25 000 en 1935. Avec en 1928 son Sparta Club, un solarium gymnique est ouvert dans le parc du château de Garambouville
dans l’Eure. Il fut déplacé au Douaire près de Gaillon, au manoir
Jan à Fontenay-Saint-Père à 6 km de Mantes, et enfin au Château
d’Aigremont, par Chambourcy. Kienné de Mongeot lance, en
1926, la revue Vivre Intégralement, revue d’hygiène sociale et de
libre culture, qui deviendra, en 1932, Vivre et Santé, Joie, Beauté
puis, en 1934, Vivre Santé, et en 1939, Vivre D’abord (avant de
reprendre en 1947 et de s’arrêter définitivement en 1962). La revue
est accompagnée de luxueux albums spéciaux, sous le titre général
« À la gloire du corps humain », consacrés à la gymnosophie, la
sensualité ou l’érotisme.
Les Amis de Vivre d’Alger sont très en vogue aux colonies.
Deux sections verront le jour au Maroc, à Rabat et à Casablanca, et
une à Tunis, ce qui se fait aussi en province : dans son enquête publiée en 1931 sous le titre Le Nu intégral chez les nudistes français,
le journaliste Roger Salardenne précise que « l’Algérie est évidemment une terre idéale pour la pratique du nudisme » (Sarladenne,
1931, p. 160). Même si des parcs clôturés existent pour la communauté, les naturistes « organisent de fréquentes excursions le long
des côtes de la Méditerranée ou dans les montagnes algériennes.
Dès qu’ils découvrent un coin assez isolé pour pouvoir évoluer sans
risque en nudité intégrale, ils se débarrassent de leurs vêtements et
s’ébattent librement au grand air. Ils sont trouvé ainsi une formule
excellente de tourisme naturiste ».
Par « tourisme naturiste » (l’internationale coloniale est très active avec le Centre gymnique et de Lumière de Saïgon et le Centre
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de Basse-Terre de Guadeloupe), la communauté peut circuler dans
l’Empire en allant toujours vers plus de soleil et en évitant régulièrement les froids européens. Ce circuit colonial anticipe le trajet
d’héliotropisme actuel à travers l’aménagement touristique.
A. L’hélio-tropisme
Après guerre, le soleil va devenir peu à peu un loisir pour les
citadins, d’abord dans les lieux élevés d’air pur, puis par la démocratisation de la plage. « L’héliotropisme, causé par l’incroyable désir
de jouir du soleil, se manifeste par une dynamique génératrice de
mouvements grégaires, convergeant vers les zones géographiques
les plus aptes à satisfaire les besoins en question » (Laurent, 1967,
p. 47.) Le développent des établissement balnéaires, dans un premier
temps au nom du tourisme aristocratique, aura servi « à privatiser
un espace et surtout à domestiquer une pratique populaire, la baignade » (Bertile, 1993, p. 589).
Si l’invention de la plage (Corbin, 1988) est aristocratique, le
bronzage populaire (Rauch, 1996) apparaît à la fin des années 1950
par la concentration des vacances en été, dont près de 50% se passent
à la mer : en 1967, les slogans se multiplient et n’ont guère changé :
« Plein soleil sur les vacances » (Hotelpla), « Cap sur le soleil » ( le
Tourisme français), « Vacances mer et soleil » (Club mer et soleil),
« Passeport pour la soleil » (Club Méditerranée), « Soleil sans frontières » (Club CELT), « Partez en vacances vers le soleil » (Voyages
Mixtes) « Un nouvel art de vivre au soleil : Djerba » (Hôtelplan), «
Soleil, tourisme et archéologie » (Air France pour le Mexique), « Le
soleil est votre compagnon » (Club Méditerranée) » (Laurent, 1967,
p. 42.)
Le Club Méditerranée (Ehrenberg, 1990 ; Reau 2007) est créé le
27 avril 1950 par un ancien membre de l’équipe belge de water-polo,
Gérard Bliz (1912-1990). L’idée lui vient à la suite d’une visite qu’il
rend à sa sœur (Didy) en 1949 au Club olympique de Calvi.
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Tout en recevant les premiers vacanciers, on invente, avec la
participation des clients, une idée chère à Gérard Blitz, qui sera la
base du succès mondial de la formule, à savoir faciliter les rencontres en abolissant, le temps des vacances, les barrières de l’argent
(avec le forfait tout compris), celles des classes sociales (avec des
activités communes : sport, table commune, vie au grand air) et
celles des religions. Ceci dans un esprit « grec » que l’on peut résumer par la formule « un esprit sain dans un corps sain ». Du matériel supplémentaire est nécessaire ; la société Trigano et Fils, fabricant de tentes et de matériel de camping, est contactée par Blitz en
la personne du fils aîné, Gilbert Trigano (1920-2001).
En 1954, celui-ci rentre au Club, dont il assumera, quelques
années plus tard, la direction générale conjointement avec Gérard
Blitz. Il en deviendra, au début des années 1960, le président-directeur général. Le soleil devient ainsi une colonie touristique régulière
à l’intérieur d’une économie dont le succès est désormais industriel.
B. Bronzé mais pas immigré
Se bronzer, c’est montrer sa peau à la nature mais aux autres
aussi. Si la peau blanche attire symboliquement par ce qui serait
son innocence, sa candeur et sa virginité, la peau bronzée érotise
le désir par son exotisme et par sa chaleur colorée. Réactivant la
mythologie de la femme ou de l’homme noir, dont la sexualité serait ensauvagée et coloniale, la peau noire sert d’horizon esthétique
à la négritude solaire. Mais personne ne veut devenir noir, seulement noir de soleil, comme si le racisme maintenait la peau blanche dans une métamorphose colorée indéfinie. La peau noire est
naturellement protégée du soleil, et la dépigmentation régressive
de l’homme noir à l’homme blanc a suivi la migration climatique
des nouveaux espaces. Se bronzer est un souci des peaux blanches
vivant sous des climats tempérés pour qui le soleil est un plaisir de
la peau et non plus une catastrophe climatique provoquant sécheresse, famine et désert.
- 66 -
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Le bronzage dépend ainsi d’un culte personnel du corps tant
dans l’intensité que dans la variation ou la durée d’exposition. L’effet
immédiat du coup de soleil, puis la brûlure progressive de la peau
assurent à chacun un vécu sensoriel contrasté : de l’insolation calorifique aux frissons de la chair de poule, la peau se déchire en pelade
renouvelant ses cellules. Le bronzage serait un mode de métamorphose dermique, un moyen de changer de peau par une opération
naturelle, apparemment sans danger. En enlevant progressivement
les couches de l’exoderme, une nouvelle peau se révèle transformant
les blancs en bronzés, le touriste en vacancier. La peau bronzée mêle,
pendant le temps de la métamorphose, les deux peaux anciennes.
Basané, l’immigré n’est pas bronzé, même s’il est désigné
comme un « bronzé ». Le bronzé ne l’est pas suffisamment pour
être pris pour un immigré, indiquant combien le bronzage est un
tourisme colonial mais jamais un passage à la limite identitaire de
l’ « arabe », du « négro » , du métisse ou du « marron ». Le souci
constant d’entretenir son bronzage sans être ni trop blanc ni trop
noir maintient en équilibre esthétique une peau provisoirement basanée. L’apparente négritude de la société métissée donne le change au multiculturalisme dans lequel le Blanc ne doit plus être si
colonial qu’avant. Le bronzage mêle les corps sans les confondre,
l’hiver débronzant la peau. Pour rester bronzé, ski d’hiver ou néocolonisation économique de la Méditerranée instaurent un tourisme solaire manifestant autant un niveau de vie élevé qu’une normalisation occidentale des peaux.
Le look bronzé devient une obligation sociale pour être intégré
sans se faire remarquer, tant le marketing solaire définit le bronzage comme une hygiène de l’activité corporelle. Pâle, la peau témoigne d’une socialisation si peu environnementale que le recours
aux UV artificielles devient une prescription narcissique : préparer
sa peau au soleil naturel anticipe la biologie de la peau et maintient le bronzage hors saisons ! Paradoxalement, la blancheur serait
le symptôme de mauvaise santé, d’enfermement et de dépression,
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alors que le bronzage traduirait une sur-activité et une énergie disposée à même la peau : cette mythologie énergétique du soleil, qui
repose sur des faits scientifiques, est comprise comme un croyance
vitaliste dans le travail ; celui qui s’est brûlé au soleil a dû réussir
sa vie pour arborer une telle couleur active !
Être bronzé par la rue et la crasse est stigmatisé comme un
manque d’hygiène. Beaucoup ont une peau abîmée, brunie, ou
rougie, couleur d’exclusion sociale. Le bronzage suppose une couleur de peau sans point noir trahissant une réaction trop vive et
un défaut de protection ; la codification des peaux et des protections maintient dans l’esthétique hygiéniste de la bonne santé ; être
bronzé par une sur-exposition volontaire ou involontaire condamne
le sujet à contrôler sa peau afin de ne pas déchoir socialement et
esthétiquement dans la catégorie des « brûlés » de la vie. Entre
bronzer, brunir et brûler, une hiérarchie sanitaire est instaurée par
la dermopolitique : brûler est l’extrême dérive au soleil par l’incapacité de se maintenir à l’ombre.
∴
Ne pas paraître trop bronzé est devenu une norme sanitaire visant à protéger. La prévention solaire interdit de revenir désormais
hyperbronzé car c’est un signe de vieillissement. Le bronzage est
passé d’un signe extérieur de richesse à une pollution solaire de
la peau qui pourrait tuer. Le discours cosmétique sur le bronzage
nous parle de soins, de maquillages ou de protections mais habille
le corps du costume solaire : « Au fond, c’est la surface qui compte.
L’aspect. Ce n’est pas le naturel qui est au centre de tout cela, mais
sa figure idyllique, adamique : imaginaire et stylisée » (Urbain,
1994, p. 229.) Le bronzage est le costume de la peau. Sa nudité
est habillée de couleur solaire afin de s’éloigner de la blancheur
urbaine du travail. Jamais tout à fait nu, le string diminue à son
maximum la différence entre le bronzage et la blancheur.
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La blancheur devient primitive là où la peau des Bronzés, filmés en 1978 par Patrice Leconte, rend l’estivant Robinson dominateur, éloignant les sauvages autochtones de nos plages. Si Plein
Soleil avec Alain Delon en 1960 décrit comment le soleil peut brûler à la fois la peau et l’âme jusqu’au crime, le bronzage colore la
peau en harmonisant les bruns par l’exposition au bain de soleil.
Ce dernier apporte la lumière, la chaleur et le bronzage, mais ces
dimensions n’ont pas été découvertes en même temps. Être bronzé
devient un gage de succès et de réussite des vacances et du temps
libre, en allant finir sa retraite sous le soleil tropical.
∴
Le néocolonialisme solaire sert donc d’alibi au développement d’un tourisme blanc tout en maintenant, comme dermo-politique, la référence à l’exotisme économique. Derrière les discours
et les motivations esthétiques, la pratique corporelle du bronzage
néocolonial maintient le Sud comme un territoire économiquement
rentable. Les pays de l’Union Méditéranéenne trouvent dans cette
recherche du soleil les moyens d’un développement exceptionnel :
selon l’Organisation mondiale du Tourisme, laquelle se base sur
des données recueillies en 2006, la Tunisie a enregistré une évolution de 2,6%, et le Maroc signalait une croissance de 9,6 % pour la
même période, avec un nombre de touristes de 6,4 millions en 2005
et 6,5 millions en 2006 en Tunisie, contre 5,8 millions en 2005 et
6,4 millions en 2006 pour le Maroc.
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Relations esthÉtiques au MontSaint-Michel : entre tourisme de
masse, religion et Écologie
Frédérick LEMARCHAND*
Le développement de l’industrie culturelle appelle-t-il une
ethnologie de la relation esthétique ? Si l’on s’accorde sur le fait
que la sociologie s’est tournée depuis un demi-siècle au moins vers
le monde du changement, de la vitesse, de l’innovation, en quelque
sorte du « déjà institué », en se forgeant des outils adaptés à l’appréhension de phénomènes sociaux de grande ampleur, et que l’anthropologie regarde au contraire plutôt du côté du petit, du local, du
durable, de l’invisible, du symbolique, alors nous devons convenir
que le premier type d’approche est plus adapté a priori à la compréhension des dynamiques du développement patrimonial tel qu’il
s’est manifesté depuis plusieurs décennies déjà dans un certain
nombre de lieux hérités de notre passé religieux ou industriel. Avec
plus de trois millions de visiteurs par an, un chiffre d’affaires avoisinant celui des plus grandes industries régionales et des projets
d’aménagement considérables entrepris par l’État en vue de son
désensablement, le Mont-Saint-Michel nous renvoie résolument du
côté du flux, de la gestion des masses et de ce que Théodor Adorno
* Maître de conférences HDR en sociologie à l’université de Caen Basse-Normandie
(Centre d’Études et de Recherches sur les Risques et les Vulnérabilités).
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avait fort justement nommé l’industrie culturelle. Mais la massification de la fréquentation du Mont, si elle correspond à une réalité
commerciale aux conséquences sociales et anthropologiques pour
le moins problématiques, n’épuise pas la totalité du sens des visites
effectuées. Loin de procéder d’une pure uniformisation ou standardisation culturelle, les modes de fréquentation des monuments historiques ont, avec l’entrée dans la société de consommation, puis
de communication, subi de grands bouleversements, qui ont plutôt
conduit à un éclatement et à une diversification des pratiques, des
attitudes et des attentes.
Entre pertes et gains de sens, la visite connaît aujourd’hui
des formes beaucoup plus variées et complexes que par le passé,
c’est-à-dire celui des deux grandes époques marquées d’abord par
la société religieuse, puis par la société républicaine et l’Étatnation. Loin d’avoir disparu, mais pas toujours très explicites, les
héritages sémantiques prémodernes et modernes, religieux et laïcs,
mais aussi païens et mystiques, se recomposent au sein des imaginaires sociaux contemporains dans une pluralité de figures que
nous avons précisément choisi d’appréhender. Nature sauvage ou
domestiquée, contes et légendes, maritimité, insularité, marchands
du temps et « Merveille », constituent le substrat d’une pluralité de
relations esthétiques et contribuent à forger les imaginaires sociaux
autant qu’ils en découlent. C’est dans le double mouvement qui lie
les visiteurs au lieu et aux dispositifs (commerciaux, ludiques ou
religieux) qui leur sont destinés, ainsi que dans le regard instituant
porté en retour sur ces formes, que nous avons tenté de comprendre
le sens de la relation esthétique en question.
Partant du constat que nous n’avons affaire ni à un monument
monosémique, ni à une société close, seule une approche socio-anthropologique permettait de rendre compte de cette complexité et de
mettre en relation, ou de confronter, le champ de production des valeurs portées par les visiteurs et une typologie des lieux, ce dont nous
rendrons compte dans la première partie de cet article. L’exploration
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des imaginaires sociaux inscrits dans le site et portés par les visiteurs
précèdera un approfondissement de la question de la vocation religieuse du Mont à l’heure du désenchantement du monde.
∴
I.
Visite au Mont-Saint-Michel
A. Topologie : le haut, le bas
De l’abondante littérature relative au Mont-Saint-Michel, nous
retenons bien volontiers les aspects historiques, légendaires ou esthétiques, souvent ressassés et actualisés, remis au goût du jour et,
somme toute, fort peu remis en cause. Dans les nombreuses publications, rétrospectives ou compilatoires, anciennes ou contemporaines, le lieu nous est toujours révélé comme étant propice à
la méditation, à l’exercice de l’imagination, à l’apprentissage de
l’histoire ou encore à la contemplation esthétique, donc prometteur
d’une expérience unique à qui voudra bien aller à sa rencontre.
Pourtant, s’il existe un consensus « officiel » autour des valeurs
historiques et architecturales de l’abbaye, l’expérience de la visite
confronte celui qui s’y livre, qu’il soit ou non préalablement éclairé
par la littérature susmentionnée, à une réalité parfaitement occultée
des discours légitimes tenus sur le monument : l’existence d’un espace commercial et profane constitué d’infrastructures touristiques
qui semble se confondre avec le village et dont nous allons tenter
de cerner les logiques. À peine franchie l’imposante arche de la
porte d’entrée, c’est le choc esthétique. Ce lieu « magique », dont
la littérature a préalablement largement vanté les multiples vertus,
pédagogiques, spirituelles, voire thérapeutiques, se donne en réalité à voir sous un jour inattendu, composé de restaurants, de snackbars, d’hôtels, de musées-attractions touristiques et surtout d’innombrables boutiques de marchands de souvenirs bordant de part
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et d’autre la rue principale. Depuis le ressaisissement du lieu au
XIXe siècle lors de sa nouvelle « sacralisation » laïque en tant que
monument-historique-de-la-nation, un jeu d’opposition s’est bien
instauré, dans le discours tenu sur le monument, entre l’histoire de
l’art d’une part, et l’histoire sociale de l’autre : la première serait ici
incarnée dans l’abbaye, sorte de « miracle » architectural, et la seconde s’inscrirait dans le village, longtemps habité par des gens de
peu, vivant simultanément de la terre et de la mer et, plus tard, par
les centaines d’ouvriers qui ont travaillé à la restauration du Mont
alors qu’il était purement et simplement menacé de destruction.
Ainsi, ce dernier se diviserait verticalement dans une perspective
socio-spatiale opposant, en haut, la culture élitaire inscrite dans un
lieu dont l’élévation serait le signe même de sa vocation spirituelle,
et en bas, « ici-bas », la culture populaire, villageoise, associée au
commerce et à la matérialité du monde. Dans ce sens, nous pourrions prétendre retrouver les traces de cette division ancienne sous
une forme contemporaine liée au développement touristique qu’a
connu ce siècle : le village n’aurait plus qu’une fonction mercantile
réduite à la forme du « piège à touristes », et l’abbaye ne serait
vouée qu’aux fins honorables de la contemplation, du recueillement ou de l’éducation du citoyen. Cette topologie est bien connue
des gestionnaires du lieu et légitime de nombreuses actions de développement et d’aménagement sur la base de l’opposition entre
culture populaire et culture élitaire.
Cependant, ces considérations empiriques semblent de moins
en moins résister à l’épreuve des faits. D’abord, la visite de l’abbaye, le monument stricto sensu, se termine, comme dans la plupart des musées du monde, par une vaste boutique occupant une
salle entière, dont le produit des ventes constitue une ressource non
négligeable pour la Caisse des Monuments historiques. La logique commerciale est donc bien loin de s’en tenir aux limites de
l’espace profane. Ensuite, l’instauration de la visite libre dans la
décennie 1990, c’est-à-dire non accompagnée d’un passeur, d’un
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guide ou d’un conférencier, a considérablement contribué à banaliser l’expérience du lieu, en même temps qu’elle augmente d’autant
le « rendement » du monument en nombre de visiteurs, suivant une
logique de gestion des flux qui tend à prendre le pas sur la réflexion
patrimoniale. Enfin, si seule l’abbaye constituait la véritable destination des quelques trois millions et demi de personnes qui se
rendent chaque année au Mont-Saint-Michel, comment expliquer
qu’à peine un tiers d’entre eux en franchisse la porte ? L’argument
économique, souvent invoqué, ne suffit pas plus à épuiser la question : d’après les évaluations faites par la Caisse des Monuments
historiques, le coût de l’entrée ne représente qu’une part modique
du budget effectivement dépensé en moyenne par le visiteur (voyage, parking, restauration, achats divers...). Nous sommes donc au
contraire parti de l’hypothèse selon laquelle l’attrait principal du
Mont-Saint-Michel ne réside plus, comme il fut un temps, dans la
« merveille » architecturale en soi qui culmine au sommet du rocher,
mais dans le déploiement et la multiplication de l’image du lieu, à
la fois dans l’expérience esthétique paysagère (l’étendue du regard
sur la baie), et comme lieu de consommation de signes appartenant
à des imaginaires aussi divers que celui du Moyen-Âge ( société de
castes, code de l’honneur, villes et châteaux forts), de la maritimité
(la nature sauvage perdue, la limite entre la terre et l’eau) ou encore
culinaire (l’agneau ou l’omelette « authentiques » contre la « malbouffe » ). Cette nostalgie répond plus ou moins consciemment,
comme nous l’avons montré (Lemarchand et Valognes, 2000), aux
incertitudes et aux vulnérabilités du présent, à l’heure où le sens
de la ville, de la nature ou de l’alimentation semble nous échapper
toujours plus. Le tableau suivant présente succinctement les différentes caractéristiques du lieu qui entrent dans la composition des
imaginaires sociaux et des représentations qui s’y rapportent, ainsi
que les valeurs esthétiques recherchées par les visiteurs :
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Sens et valeurs esthétiques recherchées
•
•
•
•
•
•
•
•
le beau
l’authentique (le fondé sur soi)
le spirituel
l’historique
le sens civique
le sens moral
l’identitaire
l’ontologique (le se sentir-être)
Caractéristiques du monument
•
•
•
•
•
•
•
•
•
•
le monument historique
l’utopie (un ailleurs, hors du temps)
le village (comme forme urbaine)
l’île (au péril du sable ou de la mer)
un lieu de culte et de vie monastique
le rocher
l’architecture (figure du labyrinthe)
un lieu de pèlerinage
la prison
un lieu mythique (Saint-Auber, la
marée remontant à la vitesse d’un
cheval, les sables mouvants...)
B. Marchands d’images : les commerces
Un regard anthropologique tourné vers la population de ce
« village » permet de constater, contre toute attente, que les seuls
« habitants » du lieu, dont beaucoup n’y séjournent qu’en période
estivale, sont en réalité des commerçants, quelques travailleurs saisonniers, les moines et l’administrateur du monument. Le Mont
n’est donc pas un lieu habité en tant que village, bien qu’il en ait
toute l’apparence, mais en tant que monument et espace commercial saisonnier. Le village, tel qu’il apparaît au visiteur, se présente
pourtant, de prime abord, à la fois sous l’aspect d’un village du
Moyen-Âge arborant ses façades granitiques tortueuses et ouvragées surmontées de hautes toitures rustiques (qui datent en réalité
du XIXe siècle), et comme un immense commerce déployant, au
son des « aboyeurs » chargés de rabattre la clientèle vers les musées, ses vitrines et ses étals le long des remparts et de la rue principale jusqu’au seuil de l’abbaye. Cette rue commerçante apparaît
de surcroît au visiteur comme un passage a priori obligé, permet-
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tant de le conduire à l’édifice, laissant dans l’ombre les chemins
de traverse ou les voies de contournement. Il est en fait possible
d’éviter la rue principale en empruntant quelques ruelles et escaliers adjacents, non fléchés. Tous ces marchands massés au pied du
temple sont entrés pour une grande part, comme le révéleront les
enquêtes, dans l’imaginaire de ceux qui ont déjà accompli la visite
du lieu. À considérer l’ampleur prise par la logique mercantile, la
profusion de l’imagerie du monument, qui recouvre des produits
aussi divers que des boites de biscuits, des savons ou du papier toilette, prend son sens dans une économie du signe en tant que signe
culturel à consommer. Dans ce sens, la consommation de l’image
prise comme mode de substitution à la réalité, qu’elle soit achetée
dans une boutique ou qu’elle soit acquise par le touriste lui-même,
vient redoubler, voire remplacer, l’expérience esthétique réelle du
lieu. L’image-souvenir de jadis, ramenée au domicile comme cadre
de la mémoire et comme support de remémoration de l’expérience
esthétique, tend à céder la place à une nouvelle forme de relation
à l’image pour elle-même, comme substitut idéal de la réalité, ce
qu’avait bien perçu un ancien administrateur du monument. Ce
dernier comparait le Mont-Saint-Michel à la coquille vide occupée par le bernard-l’ermite, forme creuse et attracteur culturel dont
l’image n’est pas déterminée a priori, mais constituée par ce que
l’on décide d’y projeter. En témoignent la programmation musicale
estivale et le concert qu’y donna, il y a une dizaine d’années, JeanMichel Jarre, qui utilisait les murs du monument comme simple
écran sur lesquels étaient projetées des images hétéroclites.
Signe de ce que la fonction du lieu, en tant que lieu de consommation de signes culturels, l’emporte souvent sur l’authenticité
des contenus, on peut découvrir au Mont des symboles évoquant
d’autre lieux parfaitement étrangers, des Tour Eiffel par exemple,
côtoyant pêle-mêle des objets évoquant d’autres mythologies, liées
à l’évocation du dragon ou plus largement à l’imaginaire médiéval, récemment actualisé dans les jeux de rôles du type Seigneur
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de Anneaux. Il ne reste, en fait, que peu de traces de la véritable
histoire sociale et politique du lieu, le Mont village, le Mont voué
à la ruine et restauré par un jeune inspecteur des monuments historiques du nom de Prosper Mérimée, le Mont prison... En ce sens,
le Mont n’est pas tant saisi par ses visiteurs comme un lieu d’une
mémoire collective authentique que comme un lieu de commercialisation d’images et d’anecdotes saisies dans une logique de divertissement, étymologiquement de détournement. Le visiteur s’y
trouve finalement, confronté aux contradictions propres à ce type
de lieux. Prenons l’exemple de la Grande Rue : sa densité humaine
en haute saison, proche de celle des centres-villes asiatiques, fonctionne comme un espace de flux sociaux et marchands, mais aussi
comme un espace organisant la production d’énoncés esthétiques,
là encore au sens étymologique du « sentir ensemble ». Comment,
dès lors, concilier la réalisation d’une expérience individuelle,
voire intime, du lieu et la présence de l’autre, mais pas de l’autre
comme Autre mais comme masse ? Le touriste, pour l’essentiel
des visiteurs interrogés, c’est toujours l’autre, l’être dévalorisé qui
dévalorise les lieux par sa simple présence, par son agitation et son
inauthenticité. La Grande Rue génère ainsi de nombreuses réactions, conscientes ou inconscientes, visibles dans les postures corporelles des visiteurs autant que saisissables dans leurs discours.
La Grande Rue en tant que sas, dans son agencement matériel et
commercial contemporain, combiné avec les modes de représentations acquis ou préconstruits et les flux de touristes, confronte les visiteurs à leur propre expérience contradictoire de touristes de masse
mais aussi de simple piétons en ville (Relieu, 1996) qui s’évitent
mutuellement, du corps et du regard, tout en étant attirés par les
mêmes boutiques de souvenirs et de bibelots ou par les mêmes restaurants. Le paradoxe de la masse consiste précisément à se représenter, tout en participant de sa constitution, comme extérieur à
elle. En dépit des stratégies d’adaptation ou d’appropriation, depuis l’acceptation résignée jusqu’à la dénégation, en passant par
l’attitude d’extériorisation volontaire vis-à-vis de la masse (les
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rares solitaires ayant quitté le flux), le rejet ou l’indifférence, la
Grand Rue et le village sont souvent appréhendés négativement
et comparés à un « supermarché », un « piège à touristes », ce qui
engendre finalement un rapport déceptif au lieu.
II. De la religion À l’Écologie : VERS une
nouvelle esthÉtique de la nature
A. Du pèlerin au touriste
Pour les acteurs du Mont, qu’il soient guides, moines ou administrateurs, le touriste est le plus souvent perçu négativement,
comme dans le propos de Louis Malle, guide et passeur : « Le
touriste n’a pas de consistance, il est pressé, aveugle et sourd.
Pour moi, chacun est un pèlerin, c’est-à-dire quelqu’un qui voyage, marche, aime respirer l’air marin, ouvre les yeux, écoute, touche la pierre, sent les parfums, goûte le silence : une âme qui se
laisse émouvoir » (Malle, 2000, p. 7.) Selon le recteur du sanctuaire, le rapport des visiteurs au site a changé, « c’est à la fois
plus et moins spirituel. D’un côté, on assiste à un regain des pèlerinages, de l’autre à une déchristianisation des visiteur... Bien
des gens ne savent pas où ils sont ». Par opposition, l’expérience
de la traversée de la baie à pied comme le faisaient les anciens
pèlerins, qui s’effectue désormais le plus souvent sous la conduite
d’un guide, favorise une forme d’appropriation du lieu qui engage
le corps. À la fois « traversée de la mer rouge » et « expérience du
désert », métaphorique et concrète, les pèlerinages estivaux replacent le visiteur dans l’imaginaire et la topographie légendaires et
symboliques du christianisme. Certains de ces pèlerins refusent
de se muer en touristes, repartant aussitôt leur périple accompli et
ne daignant pas arpenter la Grande Rue et ses boutiques. D’autres,
de pèlerins, deviendront momentanément touristes, car « les mots
ne sont pas si opposés qu’il n’y paraît. Tous les voyages que nous
faisons sur les rivages des mondes sans fin ne sont, peut-être, que
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les inscriptions dans l’espace extérieur de ce long pèlerinage à
la vérité de soi-même » (Renard, 2000, p. 11), comme l’écrit le
responsable diocésain de la pastorale du tourisme.
Voilà moins de deux décennies que ces nouvelles formes de
pratiques sociales, rappelant plus ou moins la forme ancienne des
pèlerinages religieux, ont vu le jour au travers de la reprise des chemins de Saint-Jacques, notamment ceux qui mènent à l’abbaye du
Mont-Saint-Michel. Le développement de ces pratiques peut aisément être rapporté au formidable essor qu’a connu la randonnée
pédestre durant la même période et à la volonté, largement exprimée, de ne pas rompre avec le sol, la lenteur, le contact avec les
choses mêmes, et bien plus encore aux dimensions essentielles et
ontologiques que met en jeu la marche à pied. Le développement
concomitant des « itinéraires du patrimoine », dans lesquels la randonnée trouve un sens heuristique, ludique et esthétique, guidant le
marcheur-visiteur vers des centres d’intérêts monumentaux ou historiques, aura sans aucun doute rencontré dans le Mont et sa baie un
terrain dont la richesse n’a eu d’égal que l’originalité et la beauté.
Ressource inépuisable pour des parcours découvertes, la traversée
des « grèves » permet de mettre en scène une nature tantôt laïcisée,
voire technicisée, par l’explication de l’écosystème des herbus, du
phénomène des marées, tantôt enchantée, du chaos biblique à la
mystique forêt de Scissy (Salilot, 1995) et dont l’investissement
des pouvoirs publics pour qu’elle garde son « caractère maritime »
renforce la légitimité. Du patrimoine vernaculaire au « patrimoine
de l’humanité », un vaste ensemble d’objets se trouve ainsi ressaisi
dans le cadre d’une économie patrimoniale locale, multiforme et
complexe. Mais il demeure remarquable qu’au-delà de la diversité
des modalités de ces néopélerinages qui conduisent inéluctablement à l’abbaye, en passant par la traversée de la baie à pied, la
mémoire religieuse des pèlerins du Moyen-Âge, qui se livraient au
rituel de purification par la traversée et l’ascension, constitue une
toile de fond sémantique qui oriente, en partie au moins, ces nou-
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velles pratiques. La rupture sociale et historique d’avec la pratique
du pèlerinage, tel que celui-ci était pratiqué au Moyen-Âge, est cependant visible dans l’articulation contemporaine de ce dernier aux
imaginaires paradoxaux de notre époque, ceux du développement
économique et de la préservation écologique par exemple. Les
tracés sont les mêmes, mais les objectifs ont changé. La religion
comme mode de légitimation de l’être-ensemble a cédé la place à
l’écologie et au développement, fut-il local. La mémoire sociale
du pèlerinage (c’est-à-dire historique et légitimée par la société) ne
constitue plus qu’une sorte de « fil rouge » de ces itinéraire redécouverts et actualisés, dans le souci de retrouver l’objectivité des
tracés enfouis ou disparus. Pour David Brown, le pèlerin et le touriste sont deux faces antithétiques d’une même entité. Le pèlerin
moderne est également nécessairement un touriste (Brown, 1999).
Refaire le chemin, avec de nouveaux objectifs écologiques, et donc
éthiques, serait une manière de réinterpréter une pratique ancienne
à partir des données et des enjeux de l’époque actuelle : ceux liés
à la nécessité de préserver les milieux naturels anthropisés d’une
part, et les œuvres humaines de l’autre.
B. La religion pour mémoire
Pour autant, au-delà des personnes et des groupes engagés
dans la pratique religieuse régulière, la vocation du site, inscrite
dans ses formes mêmes, semble réveiller la religiosité de certains
visiteurs. Ainsi, selon un membre des Fraternités monastiques de
Jérusalem (la nouvelle communauté qui a remplacé la petite communauté bénédictine aujourd’hui dissoute), « certains visiteurs,
arrivant pendant l’office dans l’église abbatiale, se souviennent
qu’ils sont chrétiens, arrêtent leur visitophone et participent à la
célébration avec nous ». La spécificité des Fraternités, « c’est de
vouloir vivre sa vocation au milieu des grandes métropoles », le
Mont-Saint-Michel étant perçu comme « la vision de la Jérusalem
céleste ». Ainsi, pour d’autres visiteurs et groupes de visiteurs, la
religion comme mémoire collective (Halbwachs, 1941), comme
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mémoire mobilisée pendant la visite, permet d’interpréter le lieu.
Cette mémoire est utilisée comme substrat d’une présence dans les
lieux, comme pour ces deux familles que nous avons interrogées,
qui choisirent de se rencontrer au Mont en faisant la traversée à
pied dans le cadre des préparatifs à une cérémonie de fiançailles.
L’idée d’une beauté des lieux – au sens de l’absolu, du sublime –
fait encore sens et est interprétée en fonction des dimensions spirituelles de l’histoire du Mont. Le souvenir vague de l’histoire religieuse du Mont-Saint-Michel, la reconnaissance de la silhouette de
l’église abbatiale et de sa signification, liés à l’émotion ressentie in
situ, contribuent finalement à la construction d’une représentation
esthétique du Mont, oscillant entre passé mythique, force de l’architecture et de la foi, et imaginaire médiéval. L’approche patrimoniale et ses discours, repris partiellement par les différents publics,
qu’ils soient profanes ou savants, peuvent contribuer à remplacer
de manière allusive, approximative ou érudite, la culture religieuse
en recul. Mais l’esthétique du « faux », du ludique ou du spectacle
de parc d’attractions comme rapport au monde intervient également dans la construction de la relation au lieu et à son histoire :
ainsi de jeunes Québécois interpellent-ils un moine à l’issue d’une
messe, lui demandant s’il n’est pas « déguisé », comme « dans
les villages western du Québec ». Bien des visiteurs, au cours de
la visite « libre », ne découvrent qu’ils sont dans une église que
lorsqu’ils sont confrontés à la messe en cours.
Parmi les modes d’interprétation et de relation esthétique
construits par les personnes et les groupes au Mont-Saint-Michel,
s’affirme enfin avec force, dans les énoncés et les attitudes, l’importance de « la nature ». Le Mont est alors saisi et appréhendé
par les qualités de son paysage, plus que par son architecture religieuse et militaire ou son histoire. La lutte entre la terre et la mer, le
phénomène des grandes marées, les sables mouvants, les grèves, la
faune sont alors des points d’appui pour qualifier et apprécier le site
dans son environnement. Les catégories mobilisées ne sont pour-
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tant souvent pas loin de formes de religiosité séculières (Piette,
1993). L’appréhension des grandes marées, ou du caractère maritime du site et de son insularité, procède le plus souvent d’un rapport esthétisé ou fantasmatique à l’objet : on prétend volontiers que
la mer remonte à la vitesse d’un cheval au galop. Si tel était le cas,
peu de pèlerins auraient survécu au voyage. De nombreux visiteurs
affirment également se souvenir avoir vu la digue-route qui relie
le Mont à la terre recouverte par les flots lors des grandes marées,
bien que celle-ci soit insubmersible depuis sa construction au XIXe
siècle. Plus avant, ces constructions redoublent, en quelque sorte,
et vérifient certaines constatations quant au rapport spécifique de
la société française avec la mer : d’un côté « la mer la vraie, celle
qui purifie, celle des héros » et, de l’autre, « la mer des problèmes
sociaux, de la pollution... » (Roux, 1997, p. 122).
C. Le « caractère maritime » comme « vérité »
Si l’idéalité visée par le public s’inscrit, comme nous l’avons
vu, dans la pluralité des imaginaires rattachés au monument – médiéval, architectural, mystique… – oblitérant le plus souvent un
rapport déceptif à une réalité « désenchantée », la sacralisation de la
nature intervient aussi, et très officiellement, dans le discours tenu
par les autorités et les pouvoirs publics sur l’entreprise de « réhabilitation du caractère maritime » du site. L’intitulé de la plaquette
promotionnelle destinée à expliquer les raisons des grands travaux
de réhabilitation, et à justifier auprès du contribuable la dépense
publique engagée, renoue très fortement avec l’absolutisme religieux : « Retrouvez le Mont dans sa vérité. » En effet, si la réalité
du Mont, c’est le tourisme de masse et l’économie industrielle du
patrimoine, sa vérité est à chercher ailleurs, dans son passé religieux, dans la nature. D’ailleurs, les travaux en question visent à
éloigner les immenses parkings sur lesquels s’amoncelaient en été
des milliers d’automobiles et d’autobus aux portes du village, pour
les reléguer quelques kilomètres plus loin, sur le « continent ». La
vérité retrouvée, pour l’imaginaire aménageur très largement in-
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fluencé par des cabinets spécialisés en communication, serait donc
à la fois dans la caractère insulaire du lieu, que le désensablement
vise à restaurer en partie, et dans son détachement apparent d’avec
une activité commerciale, et donc profane, trop visible. La « renaturalisation » du Mont consiste plus largement à effacer les traces
de l’action de poldérisation que l’homme du XIXe, qui cherchait
alors à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », avait
réalisée. En réalité, le pont passerelle qui remplacera l’actuelle digue-route reliant le Mont au continent, sur lequel circuleront des
navettes futuristes, permettra une rationalisation de la gestion du
flux touristique en haute saison, et donc un accroissement de la
fréquentation du site. Si, dans la rhétorique mobilisée par les gestionnaires du site, la nature sacralisée, comme le passé religieux
du Mont, permettent la mise en avant de sa religiosité, au niveau
des pratiques rien ne semble en revanche échapper à la logique
économique, depuis la Caisse des Monuments historiques jusqu’au
« petit » commerçant de la rue principale, en passant par le département, la commune et les quelques gros établissements commerciaux tels que la Mère Poulard.
∴
L’avènement d’un nouvel âge du tourisme mondial, marqué par
le sceau de l’industrie culturelle et de la consommation de masse,
a largement contribué au développement de structures d’accueil et
de services ainsi qu’à celui d’un commerce de l’image, comme en
témoignent depuis fort longtemps déjà les aménagements réalisés
autour de nombreux sites mondialement connus. Le nouveau touriste mondial, le plus souvent drainé par un tour operator ou une
agence de voyage, n’a d’autre choix que de s’adapter aux conditions que lui impose la nature de la visite qui lui est proposée,
c’est-à-dire en tant qu’étape d’un circuit incluant ici les plages du
Débarquement en amont, et la Bretagne ou les châteaux de la Loire
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en aval. Pressé, ce touriste ne connaît qu’une référence, le temps
limité de la visite organisée, et cherche généralement à produire
la preuve de celle-ci, à en inscrire une trace par la réalisation ou
l’achat de photographies ou de films vidéo. Depuis quelques années, on assiste même à une montée des comportements extrêmes
que nous pourrions interpréter comme étant significatifs d’une plus
grande difficulté à être en prise sur le lieu. De plus en plus nombreux sont ceux qui ne franchissent même plus les portes du village
et se contentent de se faire photographier au pied des remparts, en
prenant soin de faire figurer le Mont en arrière-plan. Il existe en fait
trois lieux : à notre première topologie opposant le haut et le bas,
il faudrait ajouter une troisième catégorie, celle du dehors. C’est
d’ailleurs le lieu qui est au centre du projet d’aménagement du site
intitulé « rétablissement du caractère maritime ».
Qu’il s’agisse des comportements extrêmes cités plus haut, ou
du projet actuel de paysagement du site, qui vise également une
meilleure fonctionnalisation du lieu associant un meilleur écoulement des sédiments, mais aussi du flux touristique aux heures de
« grande marée » humaine, l’extériorisation esthétique qui s’opère
est le signe d’un passage très contemporain du lieu à l’image. Mais
le touriste n’a plus peur du béton (Bertho Lavenir, 1998). Les décideurs l’ont bien compris : le moteur de l’économie touristique
du Mont est désormais plus axé sur la diffusion de son image dans
l’espace virtuel de l’économie-monde, par exemple comme support de promotion télévisé pour une grande marque d’automobile
ou de téléphone portable, ou encore comme toile de fond à un jeu
vidéo diffusé à l’échelle la planète entière. Il reste au public, selon
ses propres dispositions et moyens culturels, à concilier, dans une
expérience esthétique devenue complexe et contradictoire, deux
impératifs paradoxaux : la consommation profane de signes culturels, d’une part, et la préservation écologique d’une nature sacralisée, de l’autre.
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RÉFÉrences bibliographiques
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sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob.
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Halbwachs Maurice (1941), La Topographie légendaire des évangiles en
terre sainte, étude de mémoire collective, Paris, PUF.
LEMARCHAND Frédérick et VALOGNES Stéphane (2000), Le MontSaint-Michel et ses publics, rapport à la Mission du patrimoine ethnologique,
programme « Ethnologie de la relation esthétique ».
Malle Louis (2000), Un pèlerinage au Mont-Saint-Michel, Paris, Éd. de
l’Atelier.
Piette Albert (1993), Les Religiosités séculières, Paris, PUF.
Relieu Marc (1996), « Voir et se mouvoir en marchant dans la ville », Courrier
du CNRS, n° 82, mai 1996, pp. 107-109.
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Roux Michel (1997), L’Imaginaire marin des français, mythe et géographie de
la mer, Paris, L’Harmattan.
Salilot Michel (1995). « Le mythe de Scissy, patrimoine du Mont-SaintMichel », Ethnologie française, vol. 25, n°1, janvier-mars, pp. 89-101.
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Voyages au bout de la Lune.
Socio-anthropologie des figures
imaginaires de voyages entrepris
pour aller
de la Terre À la Lune
Patrick LEGROS*
Avant même les premiers pas sur la Lune, l’astre nocturne fut
visité par des Terriens à travers l’Histoire. Mais, pour l’atteindre,
il eut tout d’abord fallu avoir l’idée de s’y rendre. Les premières
conceptions cosmographiques (Duhem, 1954-1959), pour la plupart, envisageaient la Terre comme une planète centrale fixe – ce
qui était certes pratique pour partir –, mais aussi une Lune se déplaçant tout autour, ce qui devenait plus périlleux pour arriver. Deux
autres difficultés devaient fortement freiner les tentations d’éventuels aventuriers : la Lune changeait de formes régulièrement,
jusqu’à disparaître, ce qui compliquait nécessairement les calculs
de trajectoire ; de plus, on ne savait pas quelle distance il fallait
parcourir pour l’atteindre.
Vers -280, Aristarque de Samos met au point un système de
calculs pour mesurer la distance entre les deux astres et, même s’il
commet à cet égard des erreurs, on peut affirmer que sa recher* Maître de conférences en sociologie, Université de Tours (ETTOSS).
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che mène tout droit à l’idée d’un voyage permettant de les relier.
Pourtant, il faudra surtout attendre le XVIIe siècle pour voir se dessiner les premières velléités pour entreprendre une telle odyssée.
En effet, en examinant la Lune avec les premières lunettes astronomiques, Galilée offrira à l’observation terrestre ses principaux
reliefs. Jusque-là, la Lune est bien plutôt un astre sacré, ce qui restreint les tentatives, même imaginaires, d’y aller.
∴
I.
La Lune sacrÉe : un voyage post-mortem
En tant qu’astre mouvant, on accordait à la Lune ce que l’on
allouait à l’âme toujours en déplacement : l’immortalité. Aristote
(Aristote, 1993, liv. I, chap. II) rapporte ce que le philosophe
Alcméon écrivait au VIe siècle av. J.-C. : les êtres divins ainsi que
les astres sont immortels parce qu’ils sont en mouvement perpétuel.
La description cosmologique était essentiellement en rapport avec
l’observation de phénomènes naturels dont on s’évertuait à donner
une explication sacrée. La Lune changeante, l’arc en ciel, l’éclipse,
les différentes couleurs du ciel, tout concourt à la formation de représentations imaginaires et d’expressions religieuses. La Lune fut ainsi
souvent considérée comme un passage pour un monde immortel.
Toutefois, ce n’est pas tant son mouvement qui est la cause
principale de cette attribution que ses changements continus de
formes. En effet, les phases de la Lune font de cet astre le symbole de la mort et de la renaissance. Pour cette raison, elle est,
pour beaucoup de peuples, un lieu de passage pour l’au-delà. Le
voyage vers la Lune est alors souvent réservé aux personnages illustres d’une société (monarque, héros, religieux) (Éliade, 1964,
pp. 139-164). Une fois qu’elle fut habitée par des âmes humaines
et même lorsqu’elle était perçue comme translucide, la Lune devint
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très vite, dans l’imaginaire terrien, un lieu habité. Mais, jusqu’au
XVe siècle, semble-t-il, ses habitants demeurent des divinités et des
monstres fantastiques particuliers. Ces derniers, par exemple, servaient à expliquer les différentes phases lunaires. Parmi ceux-ci,
le dragon tient une place prépondérante. Cette version de l’image
du dragon est apparemment proposée par un annotateur qui aurait
voulu reprendre un passage de l’œuvre de Bernard de Verdun que
le premier copiste aurait omis (Duhem, 1954-1959, vol. 3, p. 456).
Mais il s’agit peut-être aussi d’une démarche personnelle de cet
annotateur, ce qui indiquerait que cette image était diffusée dans
une population bien plus vaste.
En outre, la face cachée de la Lune servait les théologies pour
confirmer la binarité de la Création : une face éclairée et éclairante
pour le Bien, une face invisible pour le Mal. La Lune demeurait
donc un astre hautement sacré dont la visite, si jamais on en avait
eu l’idée, comprenait des risques trop importants. De toute façon,
une telle éventualité aurait été aussitôt condamnée par l’Église.
En effet, la distinction entre un monde sublunaire périssable et
un monde éternel explique en grande partie pour quels motifs on
ne rencontre que très rarement, avant Copernic, des descriptions
d’extra-terrestres. L’Église réfutait les théories selon lesquelles
d’autres puissances (les intelligences célestes) que celle de Dieu
pouvaient donner naissance au mouvement et à la vie. Si, au XIIIe
siècle, par exemple, elle dût procéder à de nombreuses condamnations qui ébranlèrent la théorie des intelligences célestes comprises
comme force de l’âme humaine, en contrepartie, elle rendit fragile
le dogme de la création et la croyance en la survie personnelle de
l’âme. Pour y remédier, elle s’acharna sur les doctrines astronomiques et physiques que les précurseurs de Copernic tentaient vainement de mettre sur pied.
C’est avec le philosophe allemand Nicolas de Cues (14011464), précurseur de Copernic, que la Lune devint un espace
commun. En effet, ayant émis l’idée d’une ressemblance entre la
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Terre et les autres planètes, de Cues est sans doute, d’après Pierre
Duhem, le premier au cours du Moyen-Âge à avoir peuplé d’habitants ces mondes semblables à la Terre, évoquant ainsi ceux de la
Lune et du Soleil : « Nous soupçonnons que les habitants du Soleil
sont plus solaires, plus éclairés, illuminés et intellectuels ; nous
les supposons plus spirituels que ceux qui se rencontrent dans la
Lune et qui sont plus lunatiques ; sur la Terre, enfin, ils sont plus
matériels et plus grossiers ; en sorte que les êtres de nature intellectuelle qui se trouvent dans le Soleil sont beaucoup en acte et
peu en puissance, tandis que les habitants de la Terre sont plus en
puissance et moins en acte ; quant aux habitants de la Lune, ils flottent entre ces deux extrêmes. Ces opinions nous sont suggérées par
l’influence du Soleil, qui est de nature ignée, par celle de la Lune,
qui est à la fois aqueuse et aérienne, par la matérielle lourdeur de
la Terre. Il en est semblablement des régions des autres étoiles, car
aucune d’elles, croyons-nous, n’est privée d’habitants » (Nicolas
de Cues, 1930, liv. II, chap. XII, pp. 153-154.) Très apprécié des
papes qui allaient se succéder durant sa vie, Nicolas de Cues eut
toute liberté de procéder à ces explications surnaturelles. Il permit
la création de l’existence « extra-terrestre », dans l’acception humaine du terme (et non plus uniquement divine ou supérieure, tels
Dieu et les anges). Cette analogie allait ouvrir la voie à une exploration imaginaire potentielle. La rencontre entre les deux peuples
devenait alors possible.
Mais c’est avec la révolution copernicienne que son accessibilité devint véritablement envisageable. Les XVe et XVIe siècles
accueillirent la plus importante découverte cosmographique : la
Terre tourne autour du Soleil, qui devient alors le centre du monde
parce qu’il était « le plus beau » (Gohau, 1990, p. 50) et s’échappe
ainsi du monde sublunaire. Jusqu’à Copernic, la Lune était partagée en deux régions, dont une était soumise à la perdition dans les
deux sens du terme, et l’autre était divine ; attestée aussi bien par
les philosophes helléniques que par les philosophies monothéistes
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musulmanes et juives (à la seule exception que, pour ces dernières,
ce n’étaient pas des dieux qui représentaient les intelligences et
les âmes qui meuvent les cieux, mais des anges ), cette séparation
impliquait l’éternité des astres situés au-dessus de la Lune. Le système de Copernic devait transformer cette conception. « Si donc la
Terre n’est mue ni par un dieu ni par un ange, si, sans cesse, tout
y naît, change et meurt, il faut bien qu’il en soit de même de Mars,
de Jupiter ou de Saturne. Pour qu’on pût admettre ce système, il
fallait qu’on effaçât jusqu’aux derniers vestiges de ces divinités astrales que toutes les philosophies antiques avaient adorées, qu’on
anéantit jusqu’à ces anges, moteurs des astres, que les Musulmans
et les Juifs leur avaient substitués. Il est donc bien vrai que l’adoption de la théorie de Copernic, condition essentielle du progrès de
la Science positive, exigeait, avant tout, une révolution théologique » (Duhem, 1954-1959, vol. 4, p. 317.)
Lorsqu’en 1609, Galilée mit en évidence que la Lune possédait des montagnes (régions claires) et des mers (régions sombres),
il offrit les premières images sélénographiques donnant accès à ce
territoire encore inconnu. Cette fois, on pouvait aisément savoir
d’où on partait et sur quoi on pouvait arriver. Il manquait néanmoins une motivation première que l’on peut formuler sous la
forme d’une question : pour quelles raisons aller sur la Lune ?
II. La Lune miroir : un voyage utopique
À partir du XVIIe siècle, les voyages vers la Lune sont finalement assez peu nombreux. L’explication la plus vraisemblable
tient au fait qu’elle change régulièrement de forme jusqu’à imaginer
qu’elle puisse mourir et renaître tel un Phénix (par exemple dans
le folklore du Limousin au début du XIXe siècle ; Sébillot, 19041906, p. 30). Il devient par conséquent délicat d’envisager un simple
alunissage surtout en l’absence de planète… Par ailleurs, dans de
nombreux contes et légendes, elle est œuvre du diable ou punie pour
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avoir désobéi au Créateur. Peuplée de monstres variés, elle n’invite
également pas au voyage. L’inconnu attire et rebute aussi bien. S’il
semble ne pas faire de doute à Jean de La Bruyère que la Lune est habitée, elle n’est pas pour autant un astre accueillant : « Que ceux qui
peuplent les globes célestes, quels qu’ils puissent être, s’inquiètent
pour eux-mêmes ; ils ont leur soin, et nous les nôtres » (La Bruyère,
1696, p. 45.) Ses habitants ne sont pas nécessairement de bons chrétiens ou simplement des hommes : « Ressemblent-ils aux hommes ?
Sont-ce des hommes ? […] Et si nous sommes convaincus […] que
les hommes habitent la Lune, examinons alors s’ils sont chrétiens, et
si Dieu a partagé ses faveurs entre eux et nous » (ibid.)
Enfin, la Lune est souvent considérée comme un lieu de pénitence où les hommes offrent aux yeux des Terriens le spectacle de
ce qu’ils pourraient subir s’ils faisaient preuve d’immoralité (notamment le fait de ne pas avoir respecté le repos dominical, légende
attestée aussi bien en France que dans les pays scandinaves, germaniques et anglo-saxons).
La Lune a très souvent été imaginée en corollaire du Soleil.
Dans le Midi, la Lune était même conçue comme un second Soleil,
vieillissant, que Dieu, ne sachant quoi en faire, aurait jeté dans le
ciel (Verdet, 1991, p. 57). Mais, contrairement à elle, le Soleil a peu
souvent servi de territoire habité. La spécificité de la Lune tient,
d’une part, dans sa forme changeante et, de l’autre, dans les taches
qu’elle laisse entrevoir, notamment lorsque l’astre est plein. La diversité de ses formes a produit des évocations par analogie. Par
exemple, « dans de nombreuses civilisations, les cornes de bovidés
sont des symboles de la Lune, à cause de leur forme qui rappelle le
croissant lunaire. Pour les Assyriens, la Lune et la Grande vache
sont associées dans les rites de fécondité » (ibid., p. 55).
Quant aux taches qu’elle laisse transparaître, elles ont été interprétées comme autant de figures animales, monstrueuses ou humaines. La Lune devient alors le réceptacle d’angoisses spécifiques,
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que ce soit la peur de la mort, de l’envahisseur, de l’étrange(r) ou,
plus modestement, de comportements déviants. Dans tous les cas,
il faut comprendre qu’elle représente une frontière dressée pour désigner à l’homme le point nodal de sa propre civilisation. Au-delà
de ce point, il y a des mondes inconnus, réceptacles des angoisses
sociétales. Il faudra attendre le XIXe et surtout le XXe siècle pour
que la Lune devienne un territoire plus positif.
La punition divine permet d’entrevoir le premier moyen de
locomotion utilisé pour atteindre la Lune. Les fautifs sont ainsi
envoyés sur l’astre nocturne par téléportation. Dans le Gers, par
exemple, de nombreuses légendes narrent ainsi le déplacement
d’hommes s’étant rendu plusieurs fois coupables d’avoir ramassé
ou dérobé du bois le dimanche (Sébillot, 1982, pp. 32-33). Certains
subissent le même sort pour avoir manqué de charité (la punition la
plus répandue dans ce cas est la noyade). Un récit du Bourbonnais
(ibid., p. 33), plus intéressant encore, implique une femme (ayant
lessivé le jour de Pâques) et un homme (ayant bouché sa clôture
avec des épines…) punis tous deux, la première à résider jusqu’au
Jugement dernier sur « la » Lune, le second sur « le » Soleil ; après
un échange de planètes, ils souhaitèrent finalement retrouver le
premier astre de leur condamnation. Insulter ou se moquer de la
Lune donne un résultat identique.
Bien plus rarement, les légendes faisant de la Lune un lieu de
pénitence utilisent d’autres procédés de locomotion. Il faut néanmoins citer le vent qui, dans une tradition gasconne (ibid.), emporta
un paysan pour avoir coupé une bourrée un jour de Pâques.
Parfois, c’est la Lune qui descend jusque sur la Terre pour avaler le fautif. Dans une légende wallonne (ibid., p. 38) un voleur de
bois destiné aux feux de la Saint-Jean fut ainsi englouti au sommet
d’une montagne. Il en est de même pour celui qui la regarde fixement pendant un certain temps dans le sud du Finistère (ibid., p. 75).
L’attraction de la Lune la fait ainsi descendre jusque sur la Terre dans
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de nombreuses croyances. Sa filiation avec l’eau (que l’on retrouve
dans un grand nombre de croyances) en fait un élément aqueux. « Les
Australiens savent pourquoi la Lune parfois s’entoure d’un halo :
Balou-la-lune, étant une fois venue sur Terre, avait eu à se plaindre
de l’avarice de l’ibis Mouregou et, pour se protéger du froid, avait
dû se construire une petite hutte circulaire, toute d’écorce claire. À
peine avait-elle fermé l’œil que la pluie s’était mise à tomber et avait
inondé la case de Mouregou. Depuis lors, les Australiens attendent la
pluie du lendemain quand, sur le firmament, Balou-la-lune apparaît
au milieu de sa petite hutte circulaire » (Verdet, 1991, pp. 124-125.)
Lorsque la Lune se miroite dans l’eau des étangs, de nombreuses
légendes décrivent des animaux ou des simples d’esprit qui tentent
de la pêcher. Souvent est-elle prise pour un grand fromage (Sébillot,
1982, p. 47), légendes qui ont dû inspirer Alexandre Dumas dans
Vingt ans après (1845) lorsque d’Artagnan associe la Lune à la fois
au mauvais temps et à un fromage à la crème ou encore, dans un tout
autre genre, Nick Park pour son film d’animation Wallace & Gromit.
A Grand Day out (1989).
Quelques légendes parlent également d’individus qui, gênés
par la luminosité de la Lune, montèrent jusqu’à elle pour la boucher avec des fagots, sans préciser leur moyen de locomotion ; on
peut estimer que ces légendes partent du principe que la Lune peut
être atteinte en gravissant les plus hauts sommets.
Ainsi, parmi les principaux procédés imaginaires utilisés pour
atteindre la Lune, on peut dresser la liste suivante :
- La téléportation : une des figures récurrentes du folklore relevant de la tradition chrétienne est un personnage qui, parce qu’il
a mal agi (n’a pas donné l’aumône, n’a pas respecté des actes religieux, a commis un vol…), se retrouve propulsé dans la Lune. Il
porte alors le plus souvent sa faute sur son dos. Par exemple, s’il a
volé du bois ou s’il l’a coupé le dimanche, le voilà aussitôt portant
un fagot, errant ainsi sur l’astre lunaire (jusqu’au jour du Jugement
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dernier). Pour accentuer le sens de ce voyage lunaire, en Gascogne,
le délit se trouve puni le jour de Pâques (le jour de la montée du
Christ au ciel). Cette figure du folklore est suffisamment fréquente
pour que, dans de nombreux pays, le bois volé se nomme également
le « bois de Lune » (parce qu’il a lieu la nuit). Certaines des espèces
terrestres sont accueillies par la Lune. C’est le cas, par exemple, du
lapin ou du lièvre dont la présence est attestée dans de nombreux
récits mythiques de différents pays (Chine, Japon, Mexique).
- La téléportation assistée : le personnage fautif est, cette fois,
accompagné. Ainsi, sur une imagerie d’Épinal (Le Roi de la Lune,
vers 1860, n°932), Georges, qui a fait l’école buissonnière, voit apparaître (en rêve) le roi de la Lune (ailé et dont la tête est surmontée de deux cornes), qui lui propose d’aller sur sa planète. Arrivé
à destination, il y découvre des enfants à quatre pattes en train de
brouter indéfiniment de l’herbe pour les punir de leur gourmandise,
d’autres enfants sans langue sanctionnés pour leurs mensonges et
leurs bavardages, d’autres encore ensachés pour s’être rendus coupables de bagarre ou de maltraitance envers des animaux. Enfin,
il découvre des enfants attachés à des arbres et fouettés pour leur
paresse par un « nègre » stéréotypé ; il se doute alors des motifs de
sa venue et se trouve bienheureux de se réveiller… sur Terre.
- La construction d’un « pont » : parce qu’elle est changeante,
la Lune est reliée au temps qui passe et se renouvelle. Elle rythme
les pratiques telles que la taille des arbres, l’époque des récoltes
jusqu’à la taille des cheveux (qui sont censés repousser plus vite
en phase lunaire ascendante). Si son influence sur les pratiques
quotidiennes est manifeste, elle n’est pas toujours aussi neutre. En
effet, en attendant d’être foulé par les Terriens, cet astre va faire
descendre sur la Terre les méfaits de son influence néfaste. Elle
peut ainsi féconder toute femme qui aurait l’imprudence d’uriner
face à elle (sa blancheur renvoie au lait maternel). On attribue à la
Lune « rousse » le pouvoir de brûler les jeunes pousses. De nombreux dictons ou proverbes mentionnant la Lune sont d’ailleurs de
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type météorologique, plutôt négatif (« Cerne à la Lune, n’abat jamais mât de hune, car le capitaine le voyant, attend gros temps » ;
« Corne de la Lune d’un bas ronde, mauvais temps sur la Terre
et sur l’onde » ; « Cercle à la Lune vers le soir, vent et pluie, à
minuit, on va sentir et voir » ; « Lune jaune et pisseuse, les mers
seront pleureuses » ; « Lune clair brillant, à son premier croissant,
ou à son plein : bons quarts pour le marin »). Ce pouvoir néfaste
conduit parfois l’homme à vouloir supprimer l’astre, ainsi que le
raconte Henri Pourrat dans une des histoires populaires qu’il a relevée au début du XXe siècle : en érigeant une tour construite de bacholes, un vieux garde « rouge comme un coq » fut à une bachole
de toucher la Lune lorsque la bâtisse s’écroula (Pourrat, 1986).
- Le souffle : parmi les voyages dans l’espace, il faut noter
tous ceux qui s’effectuent au moyen d’un objet spécifique. Il s’agit,
pour la plupart, d’ustensiles domestiques qui ont la particularité
de pouvoir être montés à califourchon ou d’être en rapport avec le
souffle ou le vent… Sur une imagerie d’Épinal (Rêve étoilé, vers
1860, n°629), par exemple, on voit Athanase Fromageot tenter de
rejoindre la Lune à califourchon sur un soufflet ailé. Le temps d’atteindre la Lune, pleine au début du voyage, celle-ci se transforma
en croissant et le pauvre Athanase la manqua. Une nouvelle d’Edgar Allan Poe (Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall,
1835) donne, quant à elle, l’exemple d’un procédé plus conventionnel : un raccommodeur de soufflets part avec trois compagnons
au moyen d’une montgolfière.
- La propulsion : l’invention des armes à explosion permit à
l’imagination d’inventer de nouveaux moyens de transport pour atteindre la Lune. Le canon, particulièrement, inspira quelques légendes. Ainsi, « un conte du Perche dit que le soldat La Ramée, après
avoir mis le diable dans son sac, fit faire un énorme canon qui portait jusqu’à la Lune ; il y plaça son sac qui, avec tout son contenu,
fut rendu en moins d’une minute dans la pleine Lune qui se levait à
l’horizon. Ils n’en sont jamais revenus » (Sébillot, 1982, p. 43).
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Si le folklore d’Ancien Régime (et ses réminiscences du XIXe
et du XXe siècles) fut très inventif pour imaginer des procédés de
locomotion pour atteindre l’astre lunaire, la littérature chercha
essentiellement à correspondre aux avancées scientifiques de son
époque, même si ces dernières semblent aujourd’hui particulièrement loufoques.
Les 69 romans publiés dans la collection des Voyages imaginaires éditée par Garnier sont significatifs de l’engouement du
XVIIIe siècle pour l’aventure utopique. Parmi eux, on y trouve
Les Hommes volants ou les aventures de Pierre Wilkins (1750),
Micromégas (1752), le Voyage de Cyrano de Bergerac dans les empires de la Lune et du Soleil (1787) ou encore le Voyage de Milord
Céton dans les sept planètes (1787).
L’imagination est à la fois horizontale et verticale. Dès que
l’horizontalité n’offrit plus aucune perspective paradisiaque, c’està-dire dès que les principales terres furent explorées (en dehors de
quelques îles désertes, de sommets ou de forêts inexplorés), il ne
restait plus à l’imaginaire humain que les voyages verticaux. L’audessous, malgré l’intimité euphorique qu’il peut procurer (Durand,
1984), demeure le royaume des mondes infernaux. L’au-dessus,
par contre, est resté le monde des divinités positives, le but du mouvement des âmes pour la plupart des civilisations (Éliade, 1972).
L’ascension mystique, que cet au-dessus permet, a un corollaire
fâcheux pour d’éventuels aventuriers du monde céleste : celui de
devoir se confronter à un univers divin, et par conséquent religieux,
qui prononce alors un « sens interdit ». « Assurément le christianisme affirme que le ciel n’est pas un lieu, que Dieu n’est pas corporel, que ces réalités sont ineffables » (Sellier, 1985, p. 21.) Il
est, par conséquent, difficile de se projeter dans l’espace, d’une
part sans connaître les foudres de l’Église, de l’autre pour se retrouver sur des terres nébuleuses. L’aventure utopique permettra
néanmoins de s’y rendre en faisant des globes célestes des miroirs
révélant les faiblesses de la nature humaine.
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Par exemple, après qu’il eût malencontreusement mordu dans
une pomme « cueillie à l’arbre de science », Cyrano de Bergerac
(1933) se retrouve propulsé sur la Lune (il mentionne l’utilisation
de « fioles pleines de rosée » lui permettant de s’élever au moyen
de la chaleur induite déclenchée par l’action du Soleil). Son dialogue avec un de ses habitants apprend que la Terre est peuplée
d’ignorants matérialistes alors que la Lune abrite des âmes savantes se réincarnant dès que leur enveloppe corporelle périt, s’alimentant d’odeurs et dormant sur des lits de fleurs. Un autre Terrien,
présent en ce lieu, affirme qu’il avait trouvé moyen de se faire porter ici-haut avec des oiseaux, cherchant une imagination en liberté
introuvable sur Terre. De retour sur la sphère terrestre, Cyrano de
Bergerac fut condamné par des prêtres au supplice de l’eau pour
avoir dit que la Terre était en fait la Lune…
Le vol des oiseaux fut, sans aucun doute, le principal moteur
qui relia l’imagination à la réalisation matérielle des procédés de
locomotion. Lorsque Fontenelle écrit ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), presque dix ans le séparent des premières
véritables tentatives pour faire voler l’homme au moyen d’ailes.
Vulgarisant les théories cartésiennes, il y narre le fait que si la découverte des Amériques a bien eu lieu, il ne fait nul doute que celle
de la Lune se fasse un jour. L’art de voler ne fait encore que naître,
ajoute-t-il tout en assurant qu’un jour « on ira jusqu’à la Lune ».
Et si ce ne sont pas les Terriens qui atteignent les premiers l’astre
lunaire, comme les Européens l’Amérique, ce seront les « gens de
la Lune » qui auront trouvé le moyen de descendre sur Terre. Un
voyage à Cacklogallinia (Capitaine Samuel Brunt, 1727) met en
scène un procédé similaire en utilisant des « chars volants ».
Mais ces détails sur les moyens de transports pour atteindre la Lune demeurent fort rares et peu fournis en détails et ce
jusqu’à Jules Verne. Lorsque François Rabelais fait visiter la Lune
à Pantagruel, il renseigne uniquement sur la volonté de ce dernier
de voir si elle était pleine… (Rabelais, 1991).
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L’amélioration constante des canons et, notamment, de la distance qu’un projectile pouvait accomplir, offrit à l’imagination humaine la possibilité de se mouvoir immédiatement d’un point de
l’espace à un autre. Jules Verne en profitera pour écrire De la Terre
à la Lune (1865), roman de vulgarisation scientifique, qui connaîtra
dès sa sortie un très fort succès. En 1875, un opéra féerie (terme
remplacé aujourd’hui par celui de « fantastique » ou de « science-fiction ») créé, entre autres, par Jacques Offenbach (Le Voyage dans la
Lune) et fortement inspiré par l’œuvre de Jules Verne, eut un succès
considérable (près de 250 représentations en moins de deux ans).
Son acte I propulse sur la Lune trois voyageurs montés dans un obus
lancé par un canon. En 1902, six ans après la projection officialisant
la naissance du cinéma, c’est au tour de Georges Méliès d’envoyer,
de la même manière, six astronautes sur la Lune, rendant célèbre
cette image d’obus transperçant l’œil de la planète.
III. La Lune masculine : un voyage sans
imagination
Si les détails des procédés utilisés pour atteindre la Lune ne sont
pas nombreux, les déplacements vers elle, quant à eux, ne manquent
pas, que ce soit dans les œuvres artistiques ou le folklore. Pourtant,
ces voyages semblent moins fréquents en Allemagne. Il n’apparaît
pas qu’il y ait ici affaire de religion, ni de fonds culturels mais bien
plutôt de moteurs imaginatifs. En effet, se laissant aller à la phénoménologie de l’imaginaire, Gaston Bachelard associait la rêverie au
genre féminin ; en relatant un phénomène bien connu des linguistes
concernant la traduction des œuvres littéraires dans une autre langue,
il pose le problème principal de la traduction du genre : « De nombreux textes cosmiques où interviennent en allemand le Soleil et la
Lune me semblent personnellement impossibles à rêver en raison de
l’extraordinaire inversion qui donne au Soleil le genre féminin et à
la Lune le genre masculin » (Bachelard, 1989, p. 28.) La rêverie est
facilitée, selon lui, par l’emploi du nom féminin.
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Il est manifeste que si l’on observe différentes représentations
iconiques de la Lune selon leur origine, on constate que cette planète
est généralement personnifiée en un être féminin… lorsque la langue
la désigne au féminin. Une gravure française de 1618, par exemple,
montre une Lune féminine enlacée par un Soleil masculin (Verdet,
1991, p. 76). Une luna italienne du XVe siècle est également féminine (ibid., p. 45). Par contre, une Lune allemande (der Mond) datant
de 1491 est vraisemblablement une figure masculine (ibid., p. 50).
Les auteurs allemands ont pourtant pris connaissance de
Cyrano de Bergerac, de Pierre Wilkins, de Cacklogallinia ou encore
de Micromégas. Dès le XVIIe siècle, Johannes Kepler imagine un
voyage de la Terre à la Lune (Somnium, 1634), mais son texte paraît
en latin jusqu’à sa traduction tardive en allemand en 1898 (Traum
von Mond). Ebehard Christian Kindermann (Die geschwinde Reise
auf dem Lufft-Schiff nach der Oberer Welt, welche jüngsthin fünf
Personen angestellt, 1744), considéré comme le premier écrivain allemand de science-fiction, préfère développer une société égalitaire
sur Mars où les habitants ont établi une voie de communication directe avec Dieu. Karl Ignaz Geiger choisit la même destination (Reise
eines Erdbewohners in den Mars, 1790) ; un siècle plus tard, c’est
encore Mars qui est choisi par Kurd Laβwitz (Auf zwei Planeten,
1897) mais cette fois pour évoquer l’invasion du pôle nord par une
station martienne. Pareillement, un auteur anonyme (Wahrheiten aus
dem Saturn, 1778) préfère Saturne pour y décrire de petits animaux
doués de raison. Goethe choisit, quant à lui, des « îles volantes »
(Megaprazon, 1764). Par ailleurs, à la suite de l’invention des frères
de Montgolfier (1783), les voyages sur la Lune se font encore plus
rares (Heinrich Wilhelm Seyfried, Meine Reise nach dem Monde
oder Geschichte eines Quartzerkirnschen Staates…, 1793).
En outre, les différentes planètes évoquées, imaginaires ou
non, ne servent qu’à développer des propos philosophiques ou
techniques au regard des succès littéraires outre-Rhin ; la féerie est
délaissée pour un temps au profit de l’utopie et de la science. Ainsi,
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les Sélénites servent de prétexte pour juger les Terriens ; de fait, ils
ne peuvent être trop différents sans quoi aucune comparaison ne
serait possible. Quelques exceptions posent en effet le problème de
la relation entre la réalité et le merveilleux. Lorsque Kindermann
écrit que les Martiens courent dix fois plus vite que les Terriens, il
peut encore parvenir à relier les deux notions ; mais lorsqu’il décrit
leur corps fluide et cristallin, leur union devient impossible.
Mais, dans leur grande majorité, les descriptions des voyages utopiques des auteurs allemands du XVIIIe siècle ne se laissent
pas aller au merveilleux. Elles reposent sur des critères de véracité
(d’autant plus après les premiers aérostats). Toutefois, comme ils ne
savent pas comment propulser leurs héros sans inventer des moyens
de locomotion inimaginables, ils occultent sciemment cet aspect du
voyage. Ils préfèrent alors donner des précisions sur l’embarquement, le calendrier, la biographie des personnages… Même le territoire imaginé est empreint de caractères réalistes lorsqu’il est, au
mieux, décrit (ainsi Curieux et récent voyage de l’Islandais Franz
Severin van Dittheffts, 1756 ; Anonyme, Wahrheiten aus dem Saturn,
1778), exception faite, une fois de plus, de Kindermann qui invente
une sorte de vaisseau cosmique composé d’une voile et de sphères
en métal dans lesquelles le vide aurait été fait : grâce à lui, cinq voyageurs parviennent sur Mars, même s’ils s’aident de leurs pagaïes au
cours de leur périple. Sans doute, le fait d’avoir préalablement publié
un ouvrage d’astronomie lui permet ici d’être moins crédible…
La plus importante (et sans doute la seule) exception est à
mettre à l’actif de Gottfried August Bürger (Wunderbare Reisen
zu Wasser und zu Lande, Feldzüge une lustige Abentheuer des
Freyherrn von Münchhausen, wie er dieselben bey der Flasche im
Cirkel seiner Freunde selbst zu erzählen pflegt, 1786); toutefois,
il s’agirait d’une traduction d’un récit écrit en anglais un an plus
tôt par un Allemand… Rudolf Erich Raspe (Baron Münchhausen’s
Narrative of his marvellous Travels and Campaigns in Russia,
1785) qui fait grimper le baron de Münchhausen de la Terre à la
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Lune au moyen d’une tige de haricot turc. Le thème du « cordon »
reliant la Terre à la Lune n’est pas nouveau. On le retrouve dans de
nombreux mythes originels. Les pousses contre nature ne sont pas
plus nouvelles. La légende de saint Hubert (ayant vu un crucifix sur
la tête d’un cerf) l’inspire pour décrire comment un cervidé vit sur
sa tête pousser un cerisier après que le baron l’ait mis en joue avec
un fusil empli de noyaux de cerise en place de balles. L’histoire
de la pousse (presque) infinie de la fève de haricot n’en est qu’un
avatar. Par contre, Bürger surprend dans l’absurde lorsqu’il fait redescendre son héros par une corde qu’il coupe au fur et à mesure
pour la rallonger. Il aurait également pu se servir d’un autre procédé utilisé lors d’un de ses précédents voyages aériens : attrapant,
au moyen de lard attaché à une ficelle, une « brochette » d’oiseaux,
il s’envole dans les airs ; il redescend ensuite sur Terre en tordant
progressivement le cou de chaque volatile.
L’Allemagne est, à l’époque, un empire morcelé qui n’offre
« pas un climat favorable à la satire. Il ne restait donc aux conteurs
que les voies de la parodie et de la menterie, les seules qui n’entament pas la réalité puisqu’elles dénoncent le caractère factice du
merveilleux » (Fink, 1966, p. 304). Si le cadre historique n’offrait
pas aux voyages dans l’espace matière à écriture, le genre masculin
de la planète Lune ne donnait pas matière à imagination. Si Mars
est une planète plus fréquemment visitée, alors qu’elle est aussi de
genre masculin en allemand, c’est qu’elle est inobservable à l’œil
nu, ce qui l’exclut, pour un temps, de l’imagination du folklore.
Pour confirmer cette hypothèse bachelardienne, il conviendrait
d’effectuer d’identiques recherches dans d’autres langues, ainsi en
hébreu qui emploie la Lune au masculin (et qui symbolise à son
origine le peuple nomade ; Chevalier et Gheebrant, 1969, p. 592)
et le Soleil dans les deux genres…
Il faudra attendre la parution, en 1902, de Die Große Revolution.
Ein Mondroman de Paul Scheerbart pour obtenir un succès littéraire
portant sur un portrait de la civilisation lunaire et, en 1912, de Der
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Untergang der Luna de Karl-August Laffert pour vivre la destruction de la Lune… L’invention des fusées à réaction permettra enfin
la réalisation de voyages imaginés (mais peut-on encore parler
d’imagination ?) sur la Lune, ainsi que le prouvent les ouvrages à
succès d’Otto Willi Gail (Hans Hardts Mondfahrt, 1928) et surtout
d’Otfrid von Hanstein (Mond-Rak I, 1929) ainsi que le film de Fritz
Lang (Frau im Mond, 1929).
∴
On sait aujourd’hui que l’imaginaire n’est pas essentiellement
dépendant des éléments naturels auxquels se sont confrontés les
premiers hommes mais bien plutôt des « relations » qu’ils ont eues
avec eux, ainsi que des frontières qu’ils ont dressées. La Lune est
justement, selon ses phases, son opacité ou sa transparence, une
frontière dressée entre le monde divin et le monde terrestre. La
dichotomie de la Lune tient dans son effet répulsion / attirance.
Comme l’imaginaire est un lien entre le monde tel qu’il est perçu
et le monde tel qu’il est voulu, la Lune devient une terre accueillant
soit les défauts, soit les qualités (en miroir) de la civilisation terrienne. Elle est, en quelque sorte, un témoin de la volonté de survie
de l’humanité.
Voyager vers la Lune est donc devenu une nécessité. Ce périple ne débute pas seulement en 1959 lorsqu’un premier satellite
russe s’approche de l’astre lunaire. Mais le voyage imaginaire qui
produisit jusque-là tant de procédés de locomotion aussi loufoques
qu’inattendus s’arrête bien là. Lorsque dans les années 1920 et
1930, les premières fusées à réaction apparaissent, l’imagination
se rapproche sensiblement de la future réalité. La fusée dessinée
par Hergé dans ses deux volumes portant sur le voyage sur la Lune
de son héros (Les Aventures de Tintin : Objectif Lune, 1953 et On
a marché sur la Lune, 1954) représente parfaitement la fin de cette
imagination au profit d’une vulgarisation scientifique encore plus
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célèbre que l’obus de Méliès. En 1959, le module Luna 2 s’écrase
sur l’astre lunaire et la sonde Luna 3 transmet les premières photographies de sa phase invisible depuis la Terre. Le 21 juillet 1969,
Neil Armstrong foule pour la première fois le sol lunaire. Pierrot a
quitté définitivement son refuge.
RÉFÉrences bibliographiques
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L’AGRITOURISME ET SES ENJEUX
Entretien avec Pierre Sécolier*
Titulaire d’un doctorat en sociologie rurale sur l’émergence
de mutations socio-économiques dans les petits métiers lagunaires, Pierre Sécolier est également expert en agritourisme. En tant
qu’agent de développement, il a également assuré, au sein de la
Fédération départementale des CIVAM (Centre d’Initiatives pour
Valoriser l’Agriculture et le Milieu rural) de l’Hérault, le suivi et
l’animation de deux groupes sur le territoire : le CIVAM Bassin de
Thau (regroupement de conchyliculteurs) et le CIVAM Garrigues
de Thau (association d’acteurs du bassin versant).
• Dans quel programme européen s’inscrit le projet
PROTOUR ?
Ce projet s’inscrit dans le programme Grundtvig (ensemble
d’actions menées dans le domaine de l’éducation et de la formation
pour les adultes). Il a pour ambition de répondre aux défis posés par
la nécessité de la mise à jour des connaissances et a pour objectif de
fournir aux adultes les moyens d’améliorer leur savoir-faire et leurs
compétences, et de leur permettre ainsi de s’adapter aux mutations
du marché du travail et de la société à mesure qu’ils avancent dans
la vie.
* Une première version de cet entretien a été publiée dans Durabilis n°6, juinjuillet 2008, pp. 17-18 (propos recueillis par Jérôme Valina).
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• Pouvez-vous nous préciser le contexte économique et
les motivations pour un tel projet?
Au cours des prochaines années, les zones rurales devront relever des défis en matière de croissance, d’emploi et de développement durable. Néanmoins, elles offrent des perspectives réelles
à travers le tourisme qui peut s’appuyer sur le patrimoine culturel
et naturel, l’artisanat et l’offre de structures d’accueil (gîtes ruraux,
chambres d’hôtes, camping à la ferme, etc.) qui sont des secteurs
de croissance dans de nombreuses régions et qui offrent des possibilités à la fois en matière de diversification, au-delà de la production agricole, mais aussi en ce qui concerne le développement de
micro-entreprises dans l’économie rurale.
Cependant, la clientèle visée, qui est aujourd’hui européenne,
a des attentes spécifiques en matière de qualité d’accueil, de découverte du patrimoine, d’authenticité des produits et des services
(gastronomie, artisanat traditionnel, agriculture, etc.). Il est donc
important de former et d’accompagner les agriculteurs et les ruraux, au sens large, aux compétences nécessaires à la diversification de l’économie locale, afin qu’ils sachent et puissent tirer parti
de la demande, des activités récréatives, des savoir-faire traditionnels, des produits de qualité. Aujourd’hui, ces agriculteurs, et particulièrement les femmes, font de l’accueil touristique, prestation
qui s’appuie sur des compétences en marketing et commercialisation que leur expérience professionnelle en production agricole ne
leur a pas permis d’acquérir ou de développer. De même, les animateurs ou formateurs qui sont censés les accompagner dans leurs
démarches de diversification et de professionnalisation n’ont pas
eu l’occasion, dans le cadre de leur formation initiale, d’acquérir
l’ensemble des compétences qui leur permettrait de répondre aux
besoins de leurs clients dans un secteur en pleine mutation.
Compte tenu des besoins spécifiques de ces deux niveaux
d’acteurs, le partenariat mobilisé sur le projet PROTOUR se pro-
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pose, à partir d’une démarche pédagogique participative, d’outiller
les agents de développement et les formateurs afin qu’ils soient
capables de développer une activité de service qui réponde aux attentes de leur clientèle telles qu’exprimées ci-dessus.
Les CIVAM, positionnés sur une logique de développement
rural durable, ont pu constater ces besoins à travers les actions de
formation et formation-développement qu’ils animent pour un public de porteurs de projets ruraux et d’agriculteurs en phase de diversification d’activités. Une étude réalisée au début des années
2000 auprès d’agriculteurs et de porteurs de projet fait apparaître
le besoin de professionnaliser certaines fonctions déjà existantes
comme l’accueil, l’organisation, la commercialisation.
Un deuxième niveau de besoins a été révélé, qui est de l’ordre
de la formation/information à propos du développement local, de
l’accès aux aides et aux programmes nationaux et/ou européens, du
cadre juridique des activités ainsi que des choix et des orientations
des politiques.
L’étude conduite par l’INRA en 2006 sur le Développement
régional Agriculture et IAA en Languedoc-Roussillon souligne la
nécessité, pour le monde rural et agricole, de diversifier son activité
et de professionnaliser les acteurs pour participer à la construction
et à la cohésion d’une Europe compétitive et socialement équitable.
La politique de cohésion 2007-2013, pour contribuer aux objectifs
de Lisbonne, se fixe comme orientations stratégiques « la création
d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité » en augmentant
l’investissement dans les ressources humaines à travers l’éducation
et l’acquisition de compétences, sans oublier « la cohésion territoriale et la coopération ».
Les régions rurales représentent, dans l’Europe élargie, 92%
du territoire, alors que le revenu par habitant est inférieur d’un tiers
à celui des urbains.
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La politique de développement rural, définie au Conseil de
Göteborg les 15 et 16 juin 2001, confirme qu’une économie performante doit aller de pair avec la lutte contre la désertification.
L’axe III de cette politique a pour objectif de contribuer à développer le capital humain dans ces zones, c’est-à-dire à soutenir
et à former les agriculteurs et les divers acteurs impliqués dans la
diversification de l’économie rurale.
• Comment allez-vous, concrètement, mettre en œuvre
cette offre de formation ?
Afin d’y parvenir les objectifs spécifiques du projet sont de :
– – constituer des groupes de réflexion et d’échanges
mobilisant tous les niveaux d’acteurs sur un territoire
donné ;
–– construire un référentiel d’activités et de compétences ;
–– élaborer un curriculum et une mallette pédagogique pour
la formation des agents de développement et formateurs ;
–– expérimenter la formation auprès d’un groupe test dans
chacun des pays partenaires, procéder aux réajustements
nécessaires, valider les outils créés et passer la phase de
traduction et de production en version numérique en libre
accès et téléchargement ainsi que sur support papier et CD
Rom ;
–– évaluer la pertinence des outils, leur adéquation avec
les attentes et l’impact en termes de développement des
compétences ;
–– assurer la diffusion et la valorisation des résultats et des
productions grâce à l’activation des réseaux locaux qui
serviront de relais à une échelle régionale et nationale dès
le démarrage du projet.
- 114 -
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• Quels pourraient être les bénéficiaires de ce projet
et quelles retombées socio-économiques peut-on en
attendre ?
Les retombées à court terme seront pour les agents de développement et les formateurs qui pourront développer leur esprit
d’entreprise et apporter des solutions au secteur agricole, lequel est
obligé de se diversifier. À plus long terme, cela permettra aux agriculteurs de pouvoir mettre en place des activités agritouristiques
afin de pouvoir devenir compétents sur leur territoire.
LES PARTENAIRES DU PROJET
EUROPÉEN PROTOUR
La FD Civam de l’Hérault (France) est chargée de la coordination, du suivi administratif et financier en lien avec IRFA Sud, et
de la diffusion des résultats du projet.
IRFA Sud (France) administre la coordination globale du projet conjointement avec le CIVAM auquel il apportera son expertise
en gestion de projets européens. Il assure le suivi du planning et
veille au bon fonctionnement du partenariat.
VALUE TRAINING & SOLUTIONS (Italie) a pour rôle
d’améliorer visuellement les éléments de la mallette pédagogique
de formation, d’élaborer l’architecture et le contenu, et de dupliquer le CD.
BEST (Autriche) s’occupe de la réalisation d’enquêtes de satisfaction à destination de touristes ruraux et de l’élaboration de
la grille d’enquête. Il apporte sa contribution à l’élaboration d’un
référentiel d’activités et de compétences sur les bonnes pratiques
d’accueil touristique et participe à la conception de la formation «
accompagner en milieu rural ».
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PROGRESIT (Slovaquie) organise les travaux de mise en
œuvre du prototype de la mallette pédagogique de formation : récolte des données de l’évaluation, modifications, réajustement du
prototype et validation de l’outil final.
FOLKUNIVERSITETET (Suède) supervise la mise en place de
formations de deux jours dans chaque pays partenaire à destination
de formateurs, de manière à transmettre les savoirs et méthodes
capitalisés au sein du projet PROTOUR. Il coordonne également la
mise en place d’une plate-forme d’échanges sur le tourisme rural et
l’animation de groupes de travail actifs dans la réflexion.
WREDE (Allemagne) a pour mission de constituer des groupes de travail par modules de formation, de gérer le travail à distance sur la conception des outils et de répartir les tâches au sein
des équipes. Wrede participe, en particulier, à la construction des
objectifs et du programme pédagogique, à l’élaboration des outils,
à l’écriture d’un guide méthodologique, à la conception d’outils
d’évaluation du prototype et à la formation de partenaires pour
l’utilisation du prototype.
ARC (Grande-Bretagne), est en charge, avec IRFA Sud, de
l’évaluation du projet et intervient à chaque meeting pour réorienter, si nécessaire, telle ou telle pratique. ARC est responsable, avec
la FD Civam de l’Hérault, de la réalisation du rapport intermédiaire d’évaluation et du rapport final ainsi que du plan gestion de
la qualité.
Site web : www.protour-rural.eu.
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LE TOURISME À MADAGASCAR
Noëline RAMANDIMBIARISON*
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… » Du
Bellay a écrit, en son temps, un poème pour faire l’éloge de la longue pérégrination du héros de la guerre de Troie et, en même temps,
vanter la force de caractère de cet aventurier mythique. De nombreux exemples montrent que le nomadisme n’est pas uniquement
déterminé par le besoin économique ou une simple fonctionnalité.
Comment expliquer, par exemple, la présence de ces habitants des
Hautes Terres de Madagascar dont l’origine serait située quelque
part à des milliers de kilomètres de là, dans la lointaine Asie ?
D’ailleurs, on peut voir que certaines cultures ou sociétés vont
assumer, très concrètement, cette « pulsion migratoire » et en faire,
tout à fait consciemment, le fondement de leur être-ensemble.
Ainsi, le Portugal porte le témoignage de cet esprit aventureux.
Au niveau individuel, le nomadisme de la « bohême » du XIXe
siècle semble être devenu monnaie courante en ce début du XXIe
siècle.
Le tourisme ne serait-il pas, en fin de compte, la manifestation
de la liberté de l’errant, celle de la personne recherchant d’une manière mystique « l’expérience de l’être » (Maffesoli, 2006) ?
* Professeur de Géographie, Université d’Antananarivo (Madagascar), Faculté
de Droit, d’Economie, de Gestion et de Sociologie.
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- 117 -
Le tourisme, considéré longtemps comme une activité secondaire, a connu des progrès considérables dans les pays développés
par les déplacements des foules qui constituent des phénomènes tant
nationaux, régionaux qu’internationaux. Les pays riches émetteurs
envoient d’innombrables voyageurs vers d’autres contrées développées, mais aussi vers les pays « en développement » qui offrent de
multiples attraits dont l’exotisme.
Or, c’est dans ces pays d’accueil dont Madagascar fait partie que
se pose le problème de l’avenir du tourisme et de l’évolution des activités y afférentes, notamment leur apport dans le développement du
pays. En effet, le tourisme est supposé créateur de richesses, tout en
étant un « bien de consommation » qui n’engendre pas directement
d’autres biens. Il crée, en principe, des emplois, procure des ressources annexes et lance de nombreuses industries : bâtiment, construction de remontées mécaniques, fabrication de bateaux de plaisance, de
caravanes, de toutes sortes de matériel de camping (Derruau, 2002).
Cette mise en place des activités de tourisme est l’œuvre des organisations privées ou publiques, tandis que l’État, qui contrôle par des
règlements d’urbanisme, fonde aussi des organismes spécifiques mettant en place des équipements ou des cadres d’équipement. Il cherche
aussi à instituer des parcs nationaux ou régionaux qui sont à la fois des
réserves naturelles et des lieux de tourisme organisé, et à aménager
des zones vierges en vue de leur utilisation à des fins de loisirs touristiques. L’équipement touristique apparaît donc comme un des aspects
de l’aménagement du territoire. Les loisirs dans les sociétés industrielles modernes deviennent un problème d’actualité, la géographie du
tourisme étant un des aspects de la géographie des loisirs.
Si le tourisme s’est développé surtout à partir du XVIIIe siècle, à la faveur de la révolution industrielle et de l’augmentation du
temps libre en Europe, qu’en est-il à Madagascar ? Si, sur le Vieux
Continent, l’essor de ce secteur est dû à la croissance économique, la problématique ne se poserait-elle pas autrement pour le cas
malgache ?
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Le tourisme, rappelons-le, n’est ni une activité ou une pratique, ni un acteur, un espace ou une institution : c’est un ensemble
mis en système. Et ce système comprend touristes, lieux, territoires
et réseaux, marché, pratiques, lois, valeurs et jeu des autres institutions sociales, sans oublier la culture que joue un rôle primordial.
En fait, les pratiques touristiques sont constituées par un déplacement, puis par une inscription dans le hors-quotidien (Knafou
et Stock, 2003).
À l’échelle mondiale, plus de 700 millions de déplacements
touristiques contribuent à 10% de la richesse mondiale. Plus de
la moitié du PIB de certains États en développement dépend du
tourisme, mais des pays comme la France ou l’Espagne tirent aussi
près de 10% de leurs richesses de cette activité (Office national du
tourisme de Madagascar, 2007). Sous l’instigation de la Banque
mondiale, la problématique de l’ « environnement », associée à la
biodiversité, constituerait le fondement d’un tourisme soucieux
de la protection des formations naturelles, de la couverture forestière. Ainsi, il a été posé que la « question environnementale » serait un des éléments moteurs du « développement touristique » de
Madagascar.
Cette étude comportera trois parties : le contexte historique et
géographique du secteur du tourisme ; la situation actuelle de ce
secteur ; son avenir, compte tenu des problèmes d’environnement
et de développement économique du pays.
∴
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I.
Un contexte spÉCIFIQUE
Il convient de situer Madagascar dans son cadre et dans son
contexte historique pour mieux en saisir les origines et l’évolution.
A. Approche historique
Du fait de sa situation stratégique dans le Sud-Ouest de
l’Océan Indien, l’histoire a orienté les liaisons internationales de
Madagascar, dès les années 1960, vers l’Europe occidentale, essentiellement la France. Madagascar était alors l’escale principale
des lignes régulières des compagnies de navigation (Messageries
maritimes et Havraise Péninsulaire) desservant le Sud-Est de
l’Afrique et les Mascareignes, dans le cadre d’échanges secondaires, nettement à l’écart des courants mondiaux. Il en est de même
pour les relations aériennes, fréquentes et rapides, mais il n’existait
aucune connexion directe avec les réseaux africains. Par contre, les
contacts étaient étroits avec les Mascareignes, Maurice constituant
la plate-forme d’accès vers les pays anglophones, de l’Afrique du
Sud à l’Inde et l’Australie. Madagascar était encore « un bout de
monde » (Bastian, 1967, p. 114).
C’est seulement depuis 1973, selon les responsables du secteur (cf. les Médias Demain Madagascar, 2007), que des études pour
le développement du tourisme dans la Grande Île ont été menées
sans pour autant aboutir à des réalisations concrètes : les investissements privés étaient de taille modeste, le tourisme ayant été classé
comme « secteur à risque » par les établissements bancaires.
C’est dans le cadre de l’ajustement structurel imposé depuis
1983 par les experts de la Banque mondiale, suite au financement
accordé à Madagascar, que le pays devait élaborer, avec l’appui
de ces experts, du Fonds monétaire international, du Programme
de Nations Unies pour le Développement et des agences bilatérales de financement, un ensemble de stratégies. Celles-ci visaient
non seulement le rétablissement des équilibres financiers internes
- 120 -
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et externes, mais aussi la lutte contre la pauvreté, la recherche d’un
meilleur équilibre régional, la protection de l’environnement et
l’amélioration des conditions sociales. C’est dans ce contexte que
s’insérait le développement du tourisme à Madagascar, c’est-à-dire
dans une relation où la croissance économique, la protection de
l’environnement naturel et la lutte contre la pauvreté constituent les
principaux enjeux au croisement desquels se trouve la population
rurale.
L’essor du tourisme a véritablement commencé avec l’apparition des premiers vols charters en 1997. Ce secteur a été toutefois
beaucoup affecté par la crise de 2001-2002 dont les impacts se sont
manifestés par la fermeture d’agence, l’annulation en masse des
réservations, le licenciement du personnel, le non-versement des
vignettes. Au lendemain de la crise, le gouvernement a entrepris
une vaste politique de restructuration et de clarification de l’offre
touristique, favorisant les investissements dans le but d’accroitre et d’améliorer les infrastructures d’accueil et d’accès au pays.
La situation s’est progressivement normalisée avec la réintégration de Madagascar dans la Chambre de compensation de l’IATA
(Association internationale du transport aérien) en juin 2003 et avec
l’entente bilatérale signée avec la France en juillet 2005, permettant l’ouverture du ciel malgache à d’autres compagnies aériennes
qu’Air France et Air Madagascar. Annoncé depuis 1999, dans le
cadre d’une libéralisation du transport aérien, cet accord permettra
tant d’accroître le volume des arrivées que de réduire le prix du
billet (Sarrasin, 2007).
Le tourisme à Madagascar est toutefois confronté à une situation paradoxale. Depuis des années, ce secteur figure parmi les
activités qui rapportent le plus de devises au pays et sa contribution
en PIB est estimée à hauteur de 2%.
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- 122 -
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91,9
90,2
27,8
54
625,9
821
124,5
2005
2007
157,7 210,3
2006
343
796,7 586,7
13 828 2898,9 3150,7 2 789
104,3
2004
755,5 243,88 468,45 1442,2
8 586 8 934 8 376 8 6773 8 675
72,9
2003
Source : Banque centrale de la République de Madagascar, Direction des Études.
Taux moyen
DTS/FMG
(1999-2004)
Milliards
FMG (19992004)
Millions de
DTS
1999 2000 2001 2002
Tableau 1 : Évolution des recettes en devises au titre du tourisme
Mais, du fait de l’absence du système d’information, il n’est
pas possible d’apprécier exactement le niveau de contribution du
secteur à l’économie du pays.
Or, le tourisme à Madagascar diffère de celui des autres îles
de l’Océan Indien et des pays d’Afrique australe, à plus d’un titre.
B. Perspective géographique
C’est à travers les données chiffres émanant du ministère de
l’Environnement, des Eaux et Forêts et du Tourisme qu’il apparaît que les sites les plus fréquentés se localisent dans le Sud et
dans le Nord (respectivement 38,4% et 21% des fréquentations).
Chacune des régions de localisation de ces sites offre des activités
selon ses spécificités.
Tableau 2 : Les sites les plus fréquentés
SUD
NORD
EST
OUEST HAUTES TERRES
Taux 38,40% 21,10% 19,30% 13,90%
7,30%
Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et
du Tourisme (statistiques du tourisme 2007).
1. Le Nord
a) La région de Diana comprend l’Ile de Nosy-Be, l’ « île aux
parfums », à forte vocation balnéaire et disposant d’importants
atouts touristiques, et Antsiranana, à l’extrême-Nord, dotée d’un
site exceptionnel, au fond d’une véritable mer intérieure.
b) La région de la SAVA (Sambava, Antalaha, Vohémar,
Andapa), productrice de vanille, dispose de nombreux sites touristiques dont le Parc National de Marojejy, le Lac Vert.
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2. Le Sud
a) La région de l’Anosy comprend Tolagnaro (Fort-Dauphin)
à l’extrême Sud-Est, centre de « tourisme balnéaire » et de « tourisme de découverte ».
b) La région Atsimo Andrefana, avec Toliara et ses pirogues
à balanciers vezo, ses boutres, et une des plus grandes barrières
coralliennes au monde.
3. L’Est
a) La région Antsinanana, avec Toamasina premier port de
Madagascar avec, au Nord Foulpointe (lagon) et Mahambo (école
de surf), au Sud le canal des Pangalanes, Ambila Lemaitso…
b) La région d’Analajirofo, avec l’île Sainte-Marie, île du girofle, devenue l’île des baleines.
4. L’Ouest
a) La région du Boeny, avec Mahajanga, deuxième port de
Madagascar, la « Cité des fleurs » ayant plusieurs atouts, avec des
opportunités de trekking ou de baignade, des plages dorées et de
récifs coralliens…
b) La région du Menabe, avec Morondava dont les attractions principales sont des baobabs, les Tsingy de Bemaraha, site
du Patrimoine mondial de l’UNESCO, un des paysages les plus
spectaculaires avec ses forêts calcaires aux aiguilles acérées ou
sculptées en lames.
5. Les Hautes Terres
a) La région de la Haute Matsiatra, avec Fianarantsoa, exceptionnel point d’éclatement au milieu d’une ancienne province
qualifiée de « multicolore », aux divers atouts dont la ville d’Am-
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bositra, capitale du travail du bois, le centre d’Ambalavao, capitale
du vin malgache, le site d’Ambohimahamasina, converti au « tourisme solidaire ».
b) La région d’Analamanga, avec Antananarivo, une des capitales les plus pittoresques au monde. Elle le doit à son relief et à son
histoire. Parmi les principales curiosités figurent les douze collines
sacrées, sur la Route nationale 2, le lac Mantasoa, sur la Route nationale 4, la Réserve spéciale d’Ambohitantely.
c) La région du Vakinankaratra avec Antsirabe, à 170 km au sud
d’Antananarivo, capitale de la région agricole du Vakinankaratra,
le plan d’eau d’Andraikiba, le lac de cratère Tritriva, la station piscicole de Manjakatompo, dans le Massif de l’Ankaratra.
Ce tableau concis des diverses régions de Madagascar nous a
permis d’apprécier les multiples potentialités que recèle la Grande
Île, potentialités qui ne demandent qu’à être exploitées : sur une
superficie de 587.041 km2, cette véritable île-contient, disposant
de 5 000 km de zones littorales, jouit, par sa latitude, sa double
façade maritime et sa massivité, de véritables micro-climats (côté
Est humide ; région Nord et Ouest, à saison sèche marquée ; zone
Sud aride), ainsi que d’une flore et faune endémiques.
C. Le capital touristique
1. Les richesses faunistiques et floristiques
Ces différentes régions constituent autant de pôles d’intérêt touristique, selon leurs potentialités respectives. En effet, la dimension
de Madagascar, la diversité des sites, la mobilité qui en résulte permettent une répartition relative des touristes sur les différentes zones,
avec toutefois une concentration le long des principaux circuits : le
circuit Sud d’Antananarivo à Toliara (950km), le circuit Nord d’Antsiranana à Nosy Be (260 kms) et le circuit Est d’Antananarivo à
Toamasina jusqu’à Nosy Boraha ou Sainte-Marie (400 kms).
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Par ailleurs, les richesses de la faune et de la flore, la diversité
biologique caractérisée par des millions d’espèces endémiques font
de Madagascar une destination attrayante. Les invertébrés comptent plus de 100 000 espèces. Chez les reptiles et les batraciens,
95% des espèces sont endémiques. Les caméléons sont emblématiques de la Grande Île, au même titre que les lémuriens, puisqu’ici
vivent les deux tiers des espèces connues, de la plus petite à la
plus grande. Quant aux oiseaux, chez les 285 recensées, plusieurs
familles sont endémiques. Les carnivores comptent sept espèces
sauvages, toutes endémiques. Les mammifères les plus représentatifs sont enfin les lémuriens, des prosiniens primitifs qui ont préservé quelques traits des insectivores. Quant à la flore, Madagascar
a fasciné plusieurs générations de naturalistes à tel point que certains, comme Grandidier, lui ont consacré pratiquement toute leur
vie active. La Grande Île connaît une grande variété d’altitudes, de
températures, de pluviométrie, du bush aride aux luxuriantes forêts
de l’Est, dont les gradients se combinent en d’innombrables niches
écologiques. L’Ouest est le royaume des baobabs. Madagascar en
compte sept espèces contre deux pour l’Australie et une seule pour
toute l’Afrique.
Dans le bush du Sud, les didiéracées aux allures de cactus
géants peuvent former de véritables forêts impénétrables. Parmi les
espèces d’aloès, par exemple, l’aloès Vaombe est peut-être l’une
des plus belles plantes.
Par ailleurs, Madagascar dispose de près d’une trentaine de
parcs nationaux, devenus des aires protégées qui reçoivent la visite
de touristes de plus en plus nombreux. Parmi les plus visités, il faut
citer le parc d’Isalo, au Sud ; celui d’Andasibe, à l’Est ; celui de
Ranomafana et celui de la Montagne d’Ambre. Le lac Alaotra, au
centre de l’île, a été classé récemment parmi ces aires protégées.
De plus, les prestations spécialisées se répartissent dans les sites
touristiques principaux : les croisières et excursions à Antsiranana,
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Mahajanga, Tolagnaro ; les excursions Quad à Antsiranana, Nosy
Be, Sainte-Marie ; les centres de plongée à Anakao, Ifaty (Toliara) ;
le surf et le wind surf à Antsiranana, Mahabo et Nosy Be ; le trekking et l’escalade à Antsiranana, Nosy Be, tandis que des activités
diverses se font dans la région d’Antananarivo.
Le birdwatching, visant à admirer la beauté et à décrire le
mode de vie des oiseaux endémiques ainsi que leur interaction avec
la nature, se pratique surtout entre septembre et novembre sur les
101 sites comportant différents types d’habitats naturels visités.
2. Les acteurs concernés
Il est dénombré environ 231 tours opérateurs (dont 223
à Antananarivo) et environ 27 agences de voyage. Ces opérateurs
sont membres de l’Office national du Tourisme à Madagascar
(ONTM) qui est une plate-forme de concertation et dont la mission
est de valoriser l’image du pays et d’améliorer sa notoriété comme
destination touristique. De plus, l’un des moyens utilisés pour encourager le développement de ce secteur repose sur le concept de
réserve foncière touristique (RFT). Il existe une vingtaine de RFT
(trois à Nosy Be, un à Ankarana, un à la Montagne d’Ambre, un à
Isalo et une quinzaine dans le Sud-Ouest de l’île, entre Morombe
et Anakao).
Par ailleurs, avec l’appui de la firme allemande GATO AG, a
été élaboré le Tourism Master Plan, et un guichet unique pour le
développement des entreprises (GUIDE) a été créé afin de faciliter
l’installation des investisseurs.
Compte tenu de ces atouts et de ce capital touristique, il
convient de présenter et d’analyser la situation actuelle.
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II. ATOUTS ET FAIBLESSES DU SECTEUR
TOURISTIQUE
La destination Madagascar est reconnue sur le marché pour
le tourisme nature et découverte, mais elle dispose aussi d’une
image favorable sur le marché international. La diffusion, en mai
2005, aux États-Unis du dessin animé Madagascar par les Studios
Dreamworks et celle toute récente de Madagascar 2 en novembre
2008 par ce même organisme stimuleront la promotion du pays.
De plus, en comparaison avec les Îles de la Réunion, Maurice
et Seychelles qui ont accueilli 1,2 million de visiteurs en 2005, et
380 500 touristes en 2007, Madagascar n’a accueilli que 311 730
touristes en 2006, 344 348 en 2007. Ainsi, Madagascar ne dispose
que d’une performance très modeste tant au niveau mondial (0,01%
de parts de marché) qu’au niveau régional (10% du nombre total
de visiteurs dans le zone Sud-Ouest de l’Océan Indien) (Sarrasin,
2007).
A. De nombreuses interrogations
1. Situation du réseau routier
Le pays connaît des problèmes d’enclavement des communes,
du fait de l’état lamentable dans lequel se trouve encore 71% du
réseau de routes nationales en terre. Le réseau routier comprend
31 612 km de routes (11 862 km nationales, 12 250 provinciales,
7500 communales), dont près de 12% sont goudronnées (Christie
et Crompton, cités par Sarrasin, 2007). Les pistes touristiques
sont en très mauvais état, malgré l’existence de financement des
bailleurs pour les améliorer. De plus, seuls 7000 km sont praticables en toutes saisons. L’infrastructure n’est pas adéquate, même
sur les voies les plus fréquentées, et quasiment inexistante sur les
sites les moins visités, pourtant à potentiel touristique élevé. En
effet, l’objectif des autorités est de faire du développement (axe
Antananarivo-Antsirabe; Taolagnaro et Nosy Be), par la mise en
- 128 -
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place d’une plate-forme minimale d’infrastructure, et de favoriser
un environnement conforme aux attentes du secteur privé, des investisseurs et de la population. Or, les projets routiers par la voie du
pôle intégré de croissance (PIC) avancent mais n’ arrivent pas dans
les régions touristiques.
2. Situation du réseau aéroportuaire
En même temps que le pays est handicapé par le monopole
d’Air Madagascar sur les vols intérieurs, il souffre aussi d’une
déficience de ses infrastructures aéroportuaires. En effet, avec 12
aéroports et 43 aérodromes, les vols internationaux n’atterrissent
que sur cinq d’entre eux, l’aéroport d’Ivato étant le principal hub
du réseau (interne et externe), le seul aéroport disposant d’une piste
capable d’accueillir de gros porteurs.
Aussi, sans une mise à niveau de ces infrastructures et en particulier des aéroports régionaux, la croissance des pôles touristiques actuels sera difficile.
3. Situation des infrastructures d’hébergement
Il n’existe que trop peu de bons hôtels, de relais et de campement sur les principales destinations touristiques, tandis que les
unités d’hébergement répondant aux exigences d’une clientèle internationale sont très réduites. De plus, les équipements sanitaires
de base ne sont pas satisfaisants. Les sites touristiques spécialisés sont, en outre, rarement équipés pour héberger les touristes,
contraints de s’installer ailleurs.
4. L’énergie et des services
La qualité de l’eau potable reste à désirer et sa desserte n’assure pas la totalité des sites touristiques, alors que le réseau d’électricité n’est pas disponible dans de nombreuses zones d’intérêt touristique. Quant aux réseaux téléphoniques, ils ne couvrent pas
les sites éloignés.
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- 129 -
En ce qui concerne le coût du transport aérien, non seulement
les vols intérieurs sont chers et peu fiables, avec de fréquentes annulations ou de nouvelles programmations, mais les vols internationaux sont onéreux, rendant la destination Madagascar peu concurrentielle sur le marché international, quel que soit le type de tourisme recherché : balnéaire, découverte, aventure ou écotourisme.
De plus, le manque de professionnalisme, lié à la grande dépendance vis-à-vis de l’accès aérien, l’éloignement de Madagascar
par rapport aux principaux pays émetteurs constituent autant d’obstacles au développement du secteur, malgré son capital. Aussi la
structure du système touristique s’en ressent-elle.
B. Deux principaux axes
Compte tenu de ces réalités, la structure du tourisme à
Madagascar se caractérise par l’existence de deux types de tourisme distincts l’un de l’autre : le tourisme national et le tourisme
international.
1. Le tourisme national
Ce type de tourisme est tributaire des limites infrastructurelles.
La carte des voies de communication montre que seuls les
circuits disposant de routes convenables sont fréquentés par
les touristes nationaux. Il s’agit du circuit Est (AntananarivoToamasina-Foulpointe-Fénérive Est-Soanierana Ivongo), du
circuit Sud (Antananarivo-Fianarantsoa-Toliara), du circuit Ouest
(Antananarivo-Mahajanga). Le circuit Antananarivo-Vatomandry
(la mer la plus proche de la capitale) est actuellement très fréquenté
depuis l’ouverture d’une route goudronnée ; il en est de même pour
la Route nationale 6, Ambondromamy-Antsiranana. Le tourisme
national prend ici le caractère de tourisme balnéaire pour les
nationaux en quête de soleil, de baignades sur des plages dorées.
En effet, il est orienté vers les grands centres balnéaires comme
Foulpointe, Mahajanga, Toamasina, Toliara, Tolagnaro qui se
- 130 -
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développent grâce à la construction d’hôtels, à la création d’emplois
pour les jeunes, à la vente de produits du terroir, de la pêche, des
produits artisanaux, des plantes exotiques.
Pour un réel développement régional, il convient alors pour
les responsables du secteur d’inciter les nationaux disposant d’un
pouvoir d’achat élevé à circuler à travers l’île.
2. La dimension internationale
Les touristes internationaux sont surtout attirés par des pays
éloignés qui présentent des curiosités, des foyers touristiques isolés, au caractère spectaculaire. Un certain nombre de touristes
empruntent des vols charters, par le biais de tours opérateurs en
Europe pour venir à Madagascar, où l’hébergement est assuré, en
liaison avec les tours opérateurs, par des établissements hôteliers
de classe, selon les catégories de touristes. Trois principales catégories visitent Madagascar (Sarrasin, 2007) : le touriste d’aventure
et de découverte (43%), le touriste balnéaire (15,3%) et le touriste
« vert » (41,7%) avec le marché de « niche » que représentent les
écotouristes, en forte progression au cours des dix dernières années. Les activités se présentent comme suit.
Tableau 3 : Répartition des activités touristiques à Madagascar
Activités
Écotourisme Soleil et plage
Taux
55%
19%
Activités Sports et
Autres
culturelles aventures
15%
8%
3%
Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et
du Tourisme, 2007.
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- 131 -
En fait, ce type de tourisme se résume à un tourisme d’exploration de sites naturels, les plus attractifs, de curiosités qui font le
charme du déplacement des visiteurs : lémuriens, oiseaux, orchidées, piscine naturelle. Il s’agit de foyers isolés, regardés et non
aménagés pour un tourisme de séjour : c’est le cas des Tsingy du
Bemaraha, dans la zone occidentale de l’île et dont l’accès n’est
possible que par des véhicules tout terrain. Parfois, ces « isolats
culturels » (Lozato-Giotart, 2003) sont unipolaires et sans hébergement, les retombées sur l’activité régionale ne se résumant que
par des services de restauration limités et de petits commerces de
souvenir. Les flux de devises sont minimes.
L’impact sur la population locale paraît donc pratiquement négligeable et les contacts entre touristes étrangers et habitants quasi
inexistants, sauf par le biais du tourisme sexuel qui semble sévir
actuellement.
Compte tenu de ces réalités, l’avenir du tourisme international
se révèle donc incertain, car s’apparentant surtout à un tourisme
d’exploration, de découverte. On pourrait penser que ce type de
tourisme est encore marginal et les responsables doivent alors se
résoudre, pour le moment, à orienter et axer les touristes étrangers
vers la biodiversité, vers les sites naturels.
III. UN AVENIR EN POINTILLÉ
A. Une réalité complexe
Du fait de l’éloignement de Madagascar vis-à-vis des pays
émetteurs, il est évident que le développement du secteur touristique est inexorablement tributaire des moyens de transport. Du fait
de cette étroite dépendance, Madagascar en tant que pays récepteur
est placé sous la tutelle des pays émetteurs. Il se trouve que le foyer
émetteur majeur est la France : de 1999 à 2007, la France tient la
première place avec 54% et 58% contre 8 et 11% pour l’île de la
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© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
Réunion. De plus, le développement du tourisme reste lié au développement du trafic aérien, la mise aux normes des infrastructures
aéroportuaires favorisant en qualité et en qualité le tourisme. Or, le
développement du trafic aérien reste lié au développement du pays
et à la stabilité de celui-ci.
Tableau 4 : Répartition par pays d’origine
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007
France
54%
55%
56%
52%
58%
58%
57%
56%
58%
Réunion
8%
9%
10%
5%
11%
10%
12%
13%
11%
Amérique
5%
4%
4%
5%
3%
4%
5%
3%
3%
Angleterre
3%
3%
3%
4%
2%
3%
2%
3%
3%
Suisse
2%
2%
2%
4%
2%
2%
2%
2%
2%
Allemagne
4%
4%
%4
5%
3%
4%
3%
3%
3%
Italie
6%
5%
5%
5%
7%
7%
6%
6%
5%
Autres
18%
18%
16%
20%
16%
12%
13%
14%
15%
Source : Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts et
du Tourisme.
Des initiatives ont été lancées pour faire du tourisme un vecteur de développement durable et le rendre profitable aux populations d’accueil. Des chartes et des labels ont été adoptés, des voyagistes établissant des codes de conduite à l’intention des voyageurs
et se fixant des règles de déontologie.
Mais ces déclarations d’intention ne sont pas toujours suivies
d’effets. Il y a décalage constant entre l’intention des autorités et
les moyens disponibles, ce qui nuit à la crédibilité auprès des opérateurs tant nationaux qu’internationaux. Le modèle de développe-
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
- 133 -
ment, appliqué par les institutions financières internationales, place
le gouvernement malgache dans la situation paradoxale suivante :
d’un côté, faire la promotion du tourisme comme secteur d’exportation porteur de croissance ; de l’autre, réduire son budget et
sa capacité d’intervention dans le contexte d’assainissement des
finances publiques que commande l’ajustement structurel.
Par ailleurs, la création des grandes industries touristiques a
un faible impact économique au niveau de la masse. Les flux de
capitaux entrants ne sont pas réinvestis sur place, idem pour les
bénéfices : cas de l’île de Nosy Be, du Nord de Mahajanga.
La question se pose de savoir s’il faut implanter dans le pays
un grand tourisme ou un tourisme de masse.
Il faut reconnaître que la faible compétitivité et la rentabilité
limitée des activités hors transport aérien, en cas d’augmentation
des capacités d’hébergement, constituent une menace pour le secteur, tandis qu’un environnement aussi fragile n’autorise pas le
tourisme de masse. S’il s’agit d’instaurer un « grand » tourisme,
il faut alors développer les hôtels de classe internationale ; s’il
s’agit de tourisme de masse, il faut alors développer les routes pour
désenclaver les régions. Prenons l’exemple des zones éloignées
et isolées qui se distinguent par une flore et une faune endémiques : elles sont réservées aux étrangers, car les touristes nationaux n’ont pas les moyens d’y accéder (nécessité de voiture tout
terrain…)
B. L’importance de la question environnementale
Quant à la problématique de la préservation de l’écologie
à Madagascar, largement associée à la biodiversité, elle s’est
construite autour du risque de dégradation causé essentiellement
par une logique productiviste (pratique du tavy, des feux de brousse…), menaçant ainsi la couverture forestière. Les Nations Unies
ont estimé qu’au cours des soixante dernières années, 75% de la
- 134 -
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
couverture forestière avait disparu, la dégradation de l’environnement par la destruction des forêts accroissant la vulnérabilité des
pauvres en milieu rural.
À notre connaissance, le tourisme a peu d’impact sur l’écologie. Ce sont plutôt les grandes entreprises, c’est-à-dire les investisseurs internationaux, les multinationales comme Quitfer (au
Sud), Sherritt (à l’Est), qui sont en train de détruire l’écologie malgache par l’exploitation abusive des richesses tant minières que
végétatives.
Encadré : Madagascar. La biodiversité malgache sacrifiée
à la plus grosse mine de nickel du monde
À Moramanga, une énorme balafre entaille la forêt primaire.
Malgré la biodiversité unique de cette région, la plus grande mine
de nickel au monde et un gigantesque pipeline sont en construction, avec un impact irréversible sur l’environnement de l’île.
À près de quatre heures de marche d’Andasibe (100 km à l’est
d’Antananarivo), bulldozers et ouvriers sont à pied d’œuvre sur le
site du pipeline, laissant derrière eux une entaille de 20 mètres de
large.
Plus bas, la rivière est rouge, polluée par le chantier, située
dans la zone humide de Torotorofotsy. À perte de vue, des forêts
primaire et secondaire, des montagnes et des torrents. Parfois, les
cris surprenants de indri, le plus grand des lémuriens, troublent la
quiétude.
Madagascar, joyau de la biodiversité mondiale, abrite bon
nombre d’espèces uniques : environ 98% des mammifères terrestres, 92% des reptiles et amphibiens et 80% de la flore sont
endémiques.
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
- 135 -
Ambatovy, le site de la mine, « est en plein cœur de la forêt
primaire, pas loin de la future aire protégée décidée par le gouvernement », explique à l’AFP Léon Rajaobelina, vice-président pour
Madagascar du groupe américain Conservation International.
Pourtant, c’est ici que l’État a autorisé en 2006, via un permis
environnemental, la construction de la plus grande mine de nickel
au monde par le canadien Sherritt, pour un investissement record
dans ce pays très pauvre d’environ quatre milliards de dollars.
C’est actuellement l’un des cinq plus gros projets miniers au
monde. La mine, construite à Moramanga (20km d’Andasibe), exploitera aussi du cobalt et du sulfate d’ammonium à partir de 2010
et pendant 27 ans.
Source : AngolaPress, octobre 2008.
∴
Le développement du secteur du tourisme se révèle être officiellement le deuxième pourvoyeur de devises après la pêche
(Bertile, 2005) et le gouvernement actuel considère ce secteur
parmi les plus porteurs. Or, il se trouve que le tourisme ne peut
guère remplir le rôle économique que les autorités attendent de lui.
Si le secteur est appelé à susciter la création des emplois par l’implantation des établissements hôteliers, à stimuler les industries qui
lui sont liées, à procurer des ressources annexes, il ne pourra le
faire sans l’implantation d’infrastructures en aval. Au lieu de favoriser le développement, ce secteur doit être d’abord développé.
Dans le cas de la nécessité de protéger les sites naturels pour préserver le tourisme, cette attitude va à l’encontre de l’économie de
survie des groupes de paysans pauvres. Par ailleurs, il semble utile
d’évoquer ici les effets pervers de ce type d’activités dans un pays
- 136 -
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
pauvre comme Madagascar ; en effet, ces dernières années, on assiste à un essor inquiétant du tourisme sexuel, de la prostitution, de
la prostitution des enfants.
Pour conclure provisoirement, nous reprenons ici le point de
vue d’un sociologue malgache (Ranaivoarison, 2005, p. 132) :
« Pour ce qui concerne les impacts de cas concrets constatés
à l’échelle des divers écosystèmes de Madagascar, cette soustraitance opérée par l’expert international consiste à déterminer
les modalités d’une exclusion des sociétés lignagères de leur équilibre écosystémique naturel pour les intégrer à deux choix alternatifs, soit en les marginalisant via la mendicité sur de petits emplois
informels […], soit en les s’expatriant dans un environnement à
travers des zones franches, de la prostitution, du petit commerce,
du vol ou des crimes. »
RÉFÉrences bibliographiques
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Madagascar, Paris , Nathan.
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et LUSSAULT Michel (sous la dir. de), Dictionnaire de Géographie et de
l’Espace des Sociétés, Paris, Belin, p. 931-934.
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Paris, Belin.
- 138 -
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
COMPTES RENDUS
Martine LEFEUVRE-DÉOTTE, Les
Campeurs de la République. 70 ans de vacances
utopiques, Paris, Bourin, 2006, 270 p.
Fondé à Nice le 31 mars 1937 sur un projet collectif, porté par
un réseau d’interconnaissances et marqué par une forte identité,
le Groupement des Campeurs universitaires (GCU) a toujours défendu des idéaux d’autogestion et de solidarité, de responsabilité
et de bénévolat. L’ouvrage de Martine Lefeuvre-Déotte, rédigé à
partir d’une enquête menée en 2004-2005 sur un corpus d’une
trentaine de récits de vie et d’une soixantaine de questionnaires,
s’interroge sur une réalité sociale spécifique : « celle d’une association centrée sur un unique corps de métier : les “hussards noir”
de la République » (p. 15).
Le premier chapitre rend hommage aux fondateurs, notamment Albert Taste, Maurice Fontvieille ou Paul Loyer, mutualistes
et laïques convaincus, assignant aux loisirs une triple finalité : « se
détendre en se délivrant de la fatigue », « se divertir en évitant l’ennui » et « s’épanouir en développant sa personnalité et en échappant à la routine du travail » (p. 24). Le « vrai » campeur doit, dans
cette optique, se singulariser du « saucissonneur bruyant, sale, qui
laisse ses boîtes de conserves, ses pelures de melons et ses bouteilles vides sur son passage » (p. 64).
Le qualificatif figurant dans l’appellation GCU, est-il précisé,
ne fait ici référence qu’à un lointain décret, celui du 17 mars 1808,
par lequel « Napoléon I° pose le principe que l’enseignement public,
dans tout l’Empire, ne peut être confié qu’à l’Université » (p. 25).
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La montée du Front populaire et l’éclosion des mouvements
de jeunesse via le scoutisme, les relations nouées entre la MAAIF
et la franc-maçonnerie, le désenchantement de la période vichyssoise et l’entrée dans la Résistance, les tensions occasionnées par
la souscription à un emprunt obligatoire au début des années 1950
puis la volonté de former une élite et d’ouvrir le Groupement à
d’autres milieux constituent quelques moments forts de cette saga.
Par la suite, l’ère de la massification s’est accompagnée d’une
professionnalisation de la gestion, la décrue des effectifs à partir
de 1986 allant de pair avec de nombreuses remises en cause. On
évoque ainsi pêle-mêle l’égoïsme, l’indifférence et une réglementation de plus en plus contraignante. Plus préoccupant encore : la
rhétorique « gécéusienne » devient pour certains totalement obsolète, sans contenu (p. 230). D’où la nécessité de proposer d’autres
modes de fonctionnement : double parrainage et élargissement du
recrutement, embauche d’un personnel salarié, installation de résidences mobiles, mise en place d’activités de plein air encadrées
par des formateurs diplômés… L’esprit du « don », fort heureusement, semble perdurer, même s’il s’apparente parfois, comme
l’avait bien montré Marcel Mauss, à un « cadeau empoisonné ». Si
à ce jour le GCU avec ses 50 000 adhérents est propriétaire d’un
patrimoine estimé à plus de quarante millions d’euros, on ne doit
pas pour autant oublier la valeur du capital dévouement ayant permis d’édifier toutes ces réalisations.
Un livre, on l’aura compris, très attachant et qui, par les témoignages recueillis et les archives consultées, nous aide à mieux
comprendre l’ « énigme de l’engagement militant » au sein d’une
histoire partagée par quatre générations successives.
Gilles FERRÉOL
Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie,
LASA, EA 3189)
- 140 -
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
Jean-Michel HOERNER, Géopolitique du
tourisme, Paris, Armand Colin, 2008, 200 p.
Dans son introduction, l’auteur fait observer que le tourisme
apparaît très souvent comme un « fourre-tout », « enfermé soit dans
des considérations économiques générales, soit dans une approche
de l’imaginaire qui ne le rend guère crédible » (p. 5). Un nouveau
regard, débouchant sur une réflexion plus approfondie, est donc
nécessaire. Cela suppose notamment que certaines dérives de type
« coloniste » puissent être dénoncées, une multitude d’images défilant devant nos yeux comme « celles d’habitants pauvres qui côtoient des visiteurs aisés ou affichant leur supériorité, celles de la
prostitution et de la pédophilie, la honte qui en résulte, la détérioration des métiers traditionnels, le renchérissement de l’immobilier aux dépens des classes moyennes locales en voie d’émergence,
les effets d’une inflation importée dans le registre des produits de
consommation, le sentiment enfin que les pays visités vendent leur
âme en même temps que leur peuple » (p. 9).
Cinq chapitres structurent l’argumentation. L’accent est
d’abord mis sur l’importance de plus en plus grande de la globalisation et des flux migratoires, sur le processus de domination d’une
partie du monde sur l’autre et sur le « choc des civilisations » qui
peut en découler. Les dimensions interculturelles ou géostratégiques
sont ici essentielles. La figure de l’homo festivus est ensuite déclinée et replacée dans un contexte historique de longue période, des
panégyries et des grands pèlerinages au thermalisme et aux chaînes
hôtelières. Le développement du capitalisme et, plus récemment,
des loisirs et du temps libre constitue à cet égard un facteur clé.
Beaucoup, portés au-delà de ce qu’ils sont vraiment et succombant
à une sorte de « barbarie » ou de « plaisir ostentatoire », semblent
alors, pour paraphraser Philip Muray, « enclins à blanchir le présent et à condamner sans appel tous ceux qui oseraient en repérer
la pathétique noirceur » (p. 15). A-t-on, par exemple, interrogé des
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touristes qui reviennent du Maroc ? « Savent-ils que 40% de la, population y est analphabète ? » Quant à ceux qui vont en Chine, « se
sont-ils souciés des conditions de travail des ouvriers qui fabriquent
leurs ordinateurs ou leurs téléphones portables ? » (p. 17).
Le poids de l’industrie, des pôles ou des stations touristiques,
qu’il s’agisse du chiffre d’affaires, des emplois créés (directs ou induits) ou des revenus générés, est également bien mis en évidence,
de même que le rôle majeur dévolu au secteur aérien, de plus en
plus confronté à la concurrence et aux contraintes de rentabilité ou
de regroupement. En fonction du prix, de la durée du séjour ou de
la qualité des prestations offertes, l’heure est à présent à la recherche d’une offre de produits ou d’équipements correspondant à des
« niches » ou des « segments de marché » : affaires, agrément, art
de vivre, détente, animation sportive… On parle aussi, en se plaçant cette fois dans la mouvance d’un paradigme alternatif, de modalités « durables », « équitables » ou « solidaires », « éthiques »
ou « responsables », ces qualificatifs n’étant pas parfois dénués
d’ambiguïtés.
Si « le tourisme a cessé d’être la passion de quelques-uns
pour prendre l’allure d’une invasion de plus en plus prégnante »
(p. 25), il est temps, conclut Jean-Michel Hoerner, de promouvoir
des relations de partenariat ou de codéveloppement profitables à
tous, de sorte que nous ne soyons plus de « simples prédateurs »
mais des acteurs engagés œuvrant au « rapprochement des peuples » (p. 185).
Gilles FERRÉOL
Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie,
LASA, EA 3189)
Ridha ABDMOULEH, La Cause écologique en
Tunisie : son image, son public, ses atouts et ses
handicaps, Sfax, Publications de la Faculté des
Lettres et Sciences humaines, 2008, 220 p.
La question écologique – qu’il s’agisse par exemple du réchauffement climatique ou de l’exploitation abusive des ressources naturelles, de l’urbanisation anarchique ou de pollutions de
toutes sortes, avec leur cortège de victimes confrontées aux maladies, à l’exode ou à la pauvreté – constitue l’une des principales
préoccupations de notre époque. Certains auteurs, tels Hans Jonas
ou Ulrich Beck, en appellent aux principes de responsabilité et de
précaution ; d’autres, à l’instar de Serge Moscovici ou de Michel
Serres, plaident pour un « recyclage des cultures », un « nouveau
pacte avec la nature » et une refonte de nos attitudes et de nos
comportements face à la croissance et au développement, au progrès et à la matérialité.
Les pays du Sud, contrairement à une opinion souvent exprimée en Occident, ne sont pas indifférents à ces problèmes et
entendent, à leur façon, combattre tous ces fléaux. C’est le cas,
en particulier, de la Tunisie. L’ouvrage de Ridha Abdmouleh, prenant appui sur diverses enquêtes par questionnaires menées dans
la région de Sfax, s’inscrit dans cette perspective. Le travail proposé se compose de cinq chapitres, regroupés en deux grandes
parties.
La première porte sur les perceptions de l’environnement.
Celui-ci est avant tout considéré par les personnes interrogées
comme source de vie, producteur d’authenticité, unifiant la diversité des écosystèmes et imposant respect et admiration. C’est
aussi ce qui est associé à la santé ou à la propreté, à une esthétique
ou à un devoir civique, plus prosaïquement à une réalité vécue
au quotidien au contact de son voisinage immédiat. La dimen-
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
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sion religieuse, si présente dans la culture arabo-islamique, est
également ici une référence essentielle : la terre étant un bien
précieux que Dieu a conféré à l’homme, celui-ci se doit de la
préserver. Sont alors évoquées, à juste titre, « une dynamique et
une complémentarité entre le passé et le présent, la tradition et la
modernité, la science et le sacré » (p. 76). La prise de conscience
des risques encourus va de pair, dans les nomenclatures populaires, avec la dénonciation d’une industrialisation trop massive, de
l’insalubrité de certains lieux, du laisser-aller des autorités, de la
mauvaise gestion des déchets ménagers, des méfaits du tourisme
ou du capitalisme sauvage.
Une fois cet éclairage apporté, place à l’étude des conduites,
les actions de sensibilisation mises en place étant jugées plutôt
positivement et le degré d’implication dans des associations fluctuant très classiquement selon l’âge, la localisation géographique,
le niveau de diplôme, la situation familiale ou la profession. Les
plus jeunes, les plus instruits ou ceux qui appartiennent aux classes aisées disposent d’un potentiel protestataire élevé et sont les
mieux informés et les plus mobilisés ; à l’inverse, les couches
populaires, les moins diplômés, ceux qui vient dans des quartiers
défavorisés sont plus enclins à adopter une attitude de retrait, de
résignation ou de passivité. Même césure concernant la variable
genre, les femmes – soumises à de multiples contraintes et ayant
moins de disponibilité – ne pouvant pas se consacrer autant qu’elles le souhaiteraient à la défense de ces idéaux.
Si tous ces facteurs interagissent, les composantes d’ordre
psychologique – sens de l’altruisme ou de l’abnégation, désir
d’autonomie, de s’approprier son propre espace – jouent un rôle
non négligeable (p. 165) et peuvent être analysées en termes de
« dissonance cognitive » ou de « rationalisation ».
Dans La Fin des villes, conclut l’auteur, Chombart de Lauwe
faisait observer à juste titre que « celui qui sait lire l’environne-
- 144 -
© cirvath - les Cahiers Internationaux du Tourisme - n° 3
ment y découvre la civilisation tout entière », les représentations
qui s’y manifestent traduisant le rapport de l’individu à son corps,
à son habitat et à son cadre de vie, à la sphère politique et à la
société civile.
Gilles FERRÉOL
Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie,
LASA, EA 3189)
Bernard ANDRIEU, Bronzage. Une petite
histoire du soleil et de la peau, Paris, CNRS
éd., 2008, 128 p.
Dès les premières lignes de sa préface, la dermatologue Nadine
Pomarède souligne à juste titre que cet ouvrage retrace une « histoire inédite », celle du bronzage, laquelle nous aide à décrypter
« les rapports que l’homme a depuis longtemps entretenus avec l’astre solaire, encensé et craint tout à la fois » (p. 7). De nos jours,
cette ambivalence est toujours très présente : d’un côté, l’exposition au soleil, « synonyme de vacances et de loisirs », se voit attribuée de nombreuses vertus thérapeutiques en raison de son « action microbicide, cicatrisante, analgésique et stimulative » (p. 44) ;
de l’autre, elle comporte des risques et peut entraîner des dégâts,
plus ou moins réparables, au niveau du patrimoine génétique de
nos cellules, songeons entre autres au vieillissement prématuré ou
aux mélanomes.
L’étude des mythologies égyptiennes, grecques ou romaines
est ici très instructive, de même que celle des cultes aztèques ou
nippons. D’Héliopolis à Cuzco, de Déméter et Perséphone à l’Inca
Pachacutec ou à la déesse Amaterasu, peur et vénération se succèdent, mettant l’accent tantôt sur des sacrifices ou des punitions,
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tantôt sur des remerciements ou des bienfaits. La relativité des normes en matière esthétique est également bien mise en évidence. La
blancheur du visage, par exemple, constitue, dans les représentations qui prédominent du XVI° au XVIII° siècle, la quintessence
de la beauté et témoigne, sous le règne de Catherine de Médicis,
de la distinction de l’aristocrate, la céruse étant le produit-phare de
l’époque.
Le regard de l’autre, les expériences de la nudité ou du naturisme (ce que le célèbre géographe Élisée Reclus désignait sous
l’appellation de gymnosophie), le fait d’utiliser des crèmes de protection, des gels ou des huiles spécifiques, de porter tel ou tel type
de maillot (du bikini au string) sont autant d’éléments à prendre
en compte pour saisir cette « métamorphose dermique ». Celle-ci
peut être perçue comme un « moyen de changer de peau à moindre frais » (p. 26). On peut y voir toute une gradation, la brûlure
apparaissant comme une dérive extrême de la hiérarchie sanitaire
contemporaine, si soucieuse de prévention car préoccupée par le
fort accroissement des cancers cutanés. La composante socio-économique, qu’il s’agisse du développement des stations balnéaires
ou du chiffre d’affaires des industries touristiques ou cosmétologiques et de leurs produits dérivés (du parasol et des lunettes filtrantes aux cures, aux compléments beauté et aux cabines d’UV), pèse
par ailleurs fortement.
Au total, une contribution bien informée, souvent inédite et
qui, plaisamment illustrée, se situe au carrefour de la biologie, de
la sociologie et de l’anthropologie. Derrière le « teint hâlé » et le
« métissage des couleurs », surgissent en effet de multiples questionnements ayant trait aux codes de bienséance et aux pratiques
corporelles, aux processus d’intégration et d’exclusion, à l’affirmation de soi et aux contraintes collectives.
Gilles FERRÉOL
Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie,
LASA, EA 3189)
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Olivier CHOVAUX et Charles COUTEL
(études réunies par), Éthique et spectacle
sportif, 2003, Arras, Artois Presses Université,
144 p.
Le spectacle sportif, fait observer Alain Lottin dans une préface très éclairante, a envahi notre vie quotidienne : « La ménagère
qui s’active chez elle est subitement transportée, par le biais de la
radio, au milieu de l’océan Atlantique et vit en direct l’aventure
d’Ellen MacArthur ou de Loïc Perron. Les habitants de Lens ou
de Lille qui somnolent sont tirés de leur torpeur vers 22 h 30 par
le tintamarre des coups de klaxon qui saluent […] la victoire du
Racing ou du LOSC ; le silence, en revanche, est lourd de signification » (p. 7.) Une telle médiatisation ne risque-t-elle pas de pervertir, profondément et durablement, un certain nombre de valeurs
éthiques universelles comme celles se rapportant à la fraternité et à
la générosité, au partage et à l’abnégation ?
La confrontation des points de vue des sociologues, des juristes
et des philosophes s’avère, à cet égard, très fructueuse car elle nous
invite d’emblée à « dépasser la vision angélique d’un sport aseptisé,
à la fois étranger et imperméable à ses conditions d’émergence, de
structuration et d’expan­sion », Charles Coutel dénonçant avec brio
divers sophismes (dont ceux du « jeunisme » ou de la « mondialisation ») et plaidant pour une réinscription de ces pratiques au sein
d’une « civilisation pleinement humaniste » (p. 27).
Les contraintes de codification et de régulation, poursuit
Didier Deleule, ne peuvent être ici passées sous silence, la figure
du juge-arbitre (lequel « veille avec plus ou moins de souplesse à
l’application de règles qu’il n’a pas instituées, mais que chacun
a […] intériorisées », p. 15) incarnant des principes de contractualisation et d’équité, déjà bien mis en exergue au tout début du
XVIIIe siècle par Barbeyrac dans son Traité du jeu.
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La conjonction de facteurs endogènes et de causes plus structurelles attire par ailleurs notre attention sur le renforcement des
identités collectives, la sublimation d’enjeux territoriaux ainsi que
la montée de comportements partisans, souvent associés à un « patriotisme de métier et de clocher ». L’histoire du football nordiste et
des passions qu’il engendre en fournit une belle illustration et nous
aide à mieux comprendre ce qui constitue – Olivier Chovaux a raison d’y insister – le « véritable creuset de la nation artésienne »
(p. 64). En ce sens, comme le soulignent Jean-Charles Basson et
Williams Nuytens, les tribunes des stades ne sont pas coupées du
monde mais véhiculent des valeurs emblématiques et des codes de
sociabilité, entre « parrainage » et « patronage ».
La problématique du dopage, notamment dans le cyclisme
ou l’athlétisme, et de la déontologie profes­sionnelle (via les tribulations juridiques suscitées par les affaires Ben Johnson, OMValenciennes ou Festina) font également l’objet d’un examen approfondi de la part de Loïc Sallé et de Manuel Carius. Le célèbre
arrêt Bosman et la réforme du financement des transferts, nous
rappelle fort opportuné­ment Mathieu Verly, s’inscrivent dans cette
perspective.
Dans sa conclusion, Manuel Gros réaffirme la nécessité d’une
approche pluridisciplinaire prenant en compte « l’opposition paradigmatique entre réalité et virtualité », l’« univers sportif » – est-il
argué – étant, comme celui du théâtre, « exagéré, emprunt d’emphase pour être lisible » (p. 136).
Un ouvrage, au total, décapant prenant appui sur des contributions solidement étayées.
Gilles FERRÉOL
Université de Franche-Comté (laboratoire de socio-anthropologie,
LASA, EA 3189)
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CAHIERS INTERNATIONAUX
DU TOURISME
Direction Rédacteurs en chef :
Anne-Marie Mamontoff, Université de Perpignan Via
Domitia Gilles Ferréol, Université de Franche-Comté
Directeur de la publication :
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Secrétaire de rédaction :
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Le comité éditorial Deniz AKAGÜL, Université de Lille-I
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d’Antananarivo (Madagascar)
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monographiques ou comparatistes émanant de professionnels
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Contenu
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Ceux-ci peuvent être écrits en français, en anglais et en espagnol,
et doivent comprendre un résumé en français, en anglais et en
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(Vidal, 2001), (Vidal et al., 2001), ou (Vidal, 2001a), (Vidal,
2001b) si deux publications parues la même année sont
citées.
–– Pour les références bibliographiques en fin d’article, utiliser
la présentation suivante :
• Ouvrages : BECK, U. 2001. La société du risque, Paris,
Aubier.
• Articles : BECK, U. 2003. « La société du risque globalisée revue sous l’angle de la menace terroriste », Cahiers
Internationaux de Sociologie, n°21, p.27-33.
• Ouvrages collectifs cités en totalité : CHANNOUF, A. et
PICHEVIN, M-F. (sous la dir. de), 1998. Le pouvoir subliminal : influence non consciente sur le comportement,
Lausanne, Delachaux et Niestlé.
• Contribution à un ouvrage collectif : MORIN, M. 2006.
« Pour une approche psycho-socio-environnementale des
risques sanitaires », dans K. WEISS et D. MARCHAUD
(sous la dir. de), Psychologie sociale de l’environnement,
Presses Universitaires de Rennes, p. 165-177.
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Mai 2009