Au-dessus de l`Atlantique
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Au-dessus de l`Atlantique
Page 1/13 Course transatlantique en avion. Première Course Transatlantique en avion – 4 au 13 Juin 1981 Je crois me souvenir que c’est dans le courant du mois de mars 1981 que j’ai, pour la première fois, entendu parler de l’organisation d’une première course transatlantique en avion reliant Paris à New York et retour. J’avais, lors de mon premier voyage en Islande, effectué une petite moitié du parcours sur l’Atlantique. Aussi ai-je pris rapidement ma décision. Si cette course devait avoir lieu, il fallait que j’y participe. Je pensais que cette grande première serait fréquentée par des amateurs sur leur avion privé, alors que les courses suivantes seraient plutôt subventionnées par des constructeurs ou des publicitaires, que des pilotes professionnels seraient engagés, un peu comme les courses en mer, à la voile, au large. La traversée de l’Atlantique Nord, le vieux rêve de tout homme ayant l’esprit d’aventure. Et il m’est apparu que tout avait été accompli dans ce domaine. La traversée en bateau, en canot, dans un tonneau et à la rame. La traversée en avion, aussi, bien sûr, et mes rêves d’adolescent avaient été peuplés des Lindbergh, des Costes, des Bellonte, et de tant d’autres. Mais jamais une traversée comparable à la nôtre n’avait été organisée. La course d’une centaine d’avions, partant tous en même temps, et en compétition sur 13 000 kilomètres de Paris à Paris, avec escale à New York. C’est à dire en réalisant en une semaine deux traversées de l’Atlantique Nord. La décision prise, j’en ai parlé avec mon grand ami, André Vouillon. Lui-même était pilote, ainsi que son fils Jean-Louis, et il avait été le propriétaire d’un bimoteur Piper Apache. Jean-Louis accepta d’être mon co-pilote dans cette aventure. Le Comité d’Administration de l’Association Course Transatlantique en Avion (Transat), était composé de dix-huit membres dont M. J. Blond, président de l’Aéroclub de France, Jean Eyquem, journaliste spécialisé et conseiller technique de la course, André Turcat, pilote d’essai, et les autres, tous pilotes. Le règlement de la course indiquait qu’elle se déroulerait sur un parcours « Paris-New York-Paris », pour avions civils, entre le 4 et le 14 juin 1981. Tout avion arrivant à Beauvais-Tillé après le samedi 13 juin à 24 heures GMT serait disqualifié. Les équipages avaient la liberté de suivre l’itinéraire de leur choix, sachant que les escales retenues pour le Page 2/13 classement étaient : Shannon Stornoway et Prestwick en Écosse, Reykjavik en Islande, Narssarsuak , Gothab et Sonderstrom Fjord au Groenland, Goose Bay au Labrador, Gander et Moncton au Canada. L’atterrissage final était prévu à Bridgeport à une soixantaine de kilomètres de New York. Stornoway et Narssarsuak devaient être considérés comme des terrains de secours et de dégagement. Le départ devait être donné au Bourget, l’escale de New York à Bridgeport, et le retour à Beauvais. Pour laisser toutes leurs chances à tous les équipages, quelle que soit la puissance de leur avion, la course se ferait en calculant pour chaque avion, compte tenu du trajet, la différence entre le temps réel et le temps théorique déterminé par le constructeur. L’avion ayant la différence la plus faible entre le temps réel, contrôlé par les observateurs, et le temps théorique calculé sur la vitesse théorique et le parcours, serait le gagnant. Dès lors, je me préoccupai de mettre l’avion en condition. Le premier problème était d’augmenter le rayon d’action en emportant davantage d’essence. À la suite d’une demande faite par les voies officielles, j’ai obtenu l’autorisation d’emporter un réservoir supplémentaire dans la cabine, disposé à la place des deux sièges passagers. De nombreux courriers avec les États-Unis, et un échange d’informations, me permit de calculer que je pouvais emporter 90 gallons supplémentaires (340 litres). J’avais déjà dans les ailes 60 gallons dans les réservoirs principaux, 30 gallons dans les auxiliaires et 30 dans les tip tanks (réservoirs de bout d’aile), soit 120 gallons. Nous emportions donc au total 210 gallons, soit 790 litres. Notre consommation horaire était de 56 litres à 65 % de la puissance à 8000 pieds. Par précaution le calcul fut fait sur 60 litres, ce qui nous donnait une autonomie de 13 heures. Rassurant car il nous faudrait certainement par moments voler plus haut, au prix d’une plus grande consommation, et très probablement avec des vents contraires ce qui allongerait le temps en vol. Il nous fallut ensuite résoudre le problème de la navigation. Nous avions bien à bord un VOR et un récepteur radio compas, mais les distances sur l’océan étaient bien supérieures à la portée de ces instruments. Encore que la balise de la pointe sud du Groenland, située au Prince Christian Sund, était particulièrement puissante et portait à plus de 200 nautiques. J’installais le Loran que j’avais dans mon bateau, et un petit vol à Valencia(Espagne) me confirma qu’il était fiable. J’avais trouvé un système qui permettait d’estimer ma dérive à tout moment, et de Page 3/13 la compenser, afin de ne pas allonger la route. Il était essentiel de bien la conserver, pour éviter de perdre du temps et augmenter inutilement la consommation d’essence. La moindre goutte d’essence pouvait être utile sur ce genre de parcours. J’avais tracé au fin marqueur sur ma petite fenêtre de cockpit, à partir d’un point, des lignes divergentes vers l’arrière, de 5° en 5°, vers le haut et vers le bas. En vol, ma tête immobile et bien calée, je mettais en ligne mon œil gauche, un nuage et le point tracé sur ma fenêtre. Si le nuage montait de 5 ou 10°, j’avais une dérive droite de 5 ou 10°. La dérive était à gauche si le nuage descendait sur mes tracés. J’étais très fier de mon dérivomètre qui s’est avéré bien utile tout au long de la course. Ensuite, j’avais décidé de changer les vieilles radios Narco achetées avec l’avion, contre de toutes nouvelles King Silver. Je fis également l’acquisition d’un nouveau VOR et Radio compas, tous deux couplés sur un Directeur de vol qui comportait un Horizon Artificiel électrique (HSI). Un deuxième horizon de secours, pneumatique, commandé par des pompes à vide, était obligatoire en IFR. Il me fallut, en plus de ma VHF, installer un poste de radio à haute fréquence, et sa longue antenne, car les grandes distances ne permettaient pas, à notre altitude, d’être en permanence à l’écoute du contrôleur, et de lui donner toutes les heures notre position sur l’océan. Enfin, notre équipement de survie. Outre les ceintures classiques, je fis l’acquisition en Angleterre, de deux combinaisons étanches du type de celles portées par les ouvriers des plateformes pétrolières. Mais j’ai vite réalisé qu’il était impossible de les enfiler dans l’avion, et nous ne les avons jamais portées. Certains concurrents les enfilaient avant le départ, mais ils nous ont avoué qu’elles étaient particulièrement inconfortables à supporter longtemps. L’avion était bien évidemment équipé d’un canot de sauvetage autogonflable. Les cartes Jeppesen, routières et cartes d’approche, étaient à mes côtés, dans une petite valise, du modèle qu’on peut en voir porter, à l’escale, par les pilotes professionnels des grandes compagnies. Et les pneus. Ceux datant de mon achat avaient « six plis ». Avec l’avion rendu beaucoup plus lourd par le surpoids en essence, je choisis de l’équiper avec des pneus « huit plis », plus épais et plus résistants à l’atterrissage. Les moteurs consommaient un peu d’huile. Dans les ateliers Fenwick à Cannes, je fis installer une poche de 2 litres d’huile. Une petite pompe permettait toutes les 2 ou 3 heures, sur demande, d’en apporter une petite quantité directement aux 2 moteurs. Enfin les pilotes. Jean-Louis n’avait pas la qualification de type Twin Comanche, rendue obligatoire pour la course, et ce fut fait en un seul vol avec Turpin. Les Page 4/13 organisateurs nous avaient fait faire, sur mesure, des blousons bien chauds, imperméables et fourrés, ornés des multiples logos des sponsors et des badges. Par précaution, nous avions fait confectionner des pantalons fourrés, et avions emporté deux couvertures dites d’astronaute. Nous étions ainsi relativement protégés d’une panne de chauffage de la cabine. Des essais successifs à mi-charge, puis à pleine charge ont été effectués avec le concours de Turpin. L’avion n’avait aucune peine à décoller, malgré le poids de ses 90 gallons supplémentaires, et je prenais la précaution de faire de longs vols pour le délester et éviter ainsi d’atterrir à pleine charge au retour. À l’occasion d’un vol en Angleterre, je visitais Duxford, un des terrains emblématiques de la RAF pendant la Bataille d’Angleterre. J’y fis l’acquisition d’un sextant datant de la guerre, en excellent état. Déjà familiarisé avec les sextants de marine, je pensais qu’il me serait utile pendant ma Transat. Ce qui fut le cas. Enfin une bouteille d’oxygène et deux masques vinrent compléter l’équipement. À quelques semaines du départ, nous étions fin prêts pour l’aventure. Le numéro 9 qui nous avait été attribué, figurait en bonne place sur la carlingue. La grande majorité des 114 équipages inscrits étaient français. Gerard Pic, mon instructeur à Perpignan, était inscrit sur un Mooney. Carton, propriétaire d’un atelier de mécanique avion sur l’aérodrome de Cannes, participait avec Comboul, journaliste à Nice Matin, sur un Pa 30 Twin Comanche. Pironi, le fameux coureur automobile, sur un Douglas Invader, bombardier rescapé de la dernière guerre. Jean Salis, mécanicien et collectionneur, sur un avion mythique de collection le De Havilland Dragon Rapide. Mes amis Truche et Jacquemin, dentiste et médecin, sur un Piper PA 39 turbo. Mon ami Hattisson, journaliste et pilote professionnel sur un PA 30. Louison Bobet, le champion cycliste et son fils, pilote de ligne, sur un joli bimoteur Beechcraft BE 58. De nombreux britanniques, italiens, et un autrichien, s’étaient inscrits. Quelques citoyens des US avaient traversé l’Atlantique pour prendre le départ au Bourget. Parmi eux, Moriarty, pilote professionnel, convoyeur, aux commandes d’un monomoteur Beechcraft BE 35. Il avait fait la traversée, sans escale, depuis Gander à Terre-Neuve, pour arriver au Bourget la veille du départ. Toutes sortes d’avions étaient inscrits. Des petits monomoteurs aux ailes hautes ou basses, avec des moteurs de toutes les puissances. En particulier, trois monomoteurs PA 24, Comanche 260 CV, un Robin DR 400, un Wassmer, un Gardan, étaient partants. Les bimoteurs puissants et rapides étaient nombreux, des Cheyenne, deux Aérostar, un Partenavia. Piper, Beechcraft, Cessna, Bellanca, tous Page 5/13 les constructeurs étaient représentés. Un Sea Fury TT20, chasseur de la dernière guerre était piloté par un anglais, J.Hawke. Un pilote italien courait dans l’avion de mes rêves, un Siai Marchetti SF 260.Parmi les pilotes engagés, il y avait beaucoup de professionnels, instructeurs et pilotes de ligne. Presque toutes les professions étaient représentées. L’ensemble était bien ce que j’avais imaginé : une sélection unique de « fous volant » de toutes provenances, amateurs éclairés et passionnés qui rêvaient d’aventures. Il peut être intéressant d’apprendre que l’un des Piper Aerostar engagés, avait eu son fuselage entièrement décoré par Niki de Saint Phalle. Il avait été très remarqué sur le tarmac du Bourget, la foule de visiteurs s’agglutinant autour. J’avais demandé à Jacquot, mon mécanicien, d’aller nous attendre à Bridgeport, afin de vérifier l’avion pour notre retour. Claude, mon fils, l’accompagnait. Le 4 juin une petite cérémonie de départ nous fut offerte sur l’aérodrome de Cannes par la chambre de Commerce. Une trentaine de personnalités et d’amis étaient venus assister au départ. Ma maman était présente avec Donald et Joan Parser. Maurice Bellonte nous a fait l’honneur de venir nous saluer et nous souhaiter une heureuse traversée. Il avait réalisé en 1930, avec Dieudonné Costes, la première traversée de l’Atlantique nord d’est en ouest à bord du Bréguet XIX « Point d’Interrogation ». J’ai été particulièrement sensible à sa dédicace d’une affiche de la course que je conserve précieusement. Bellonte est décédé à Paris en 1983, deux ans après notre rencontre. Merci tout le monde. C’est parti. Je mets les moteurs en route. La portière ouverte, Jean-Louis et moi saluons de la main. Nous roulons l’avion vers la piste 17. Derniers essais moteurs, et nous décollons. Un premier atterrissage est prévu à Troyes, afin d’attendre du contrôle de Roissy l’autorisation de pénétrer son espace pour un atterrissage au Bourget. Cela afin d’éviter que de nombreux avions de la course ne se présentent en même temps dans le ciel très encombré de Roissy. Nous atterrissons en fin d’après-midi au Bourget et sommes parqués auprès d’une cinquantaine d’avions déjà arrivés. Le lendemain, tous les équipages sont conviés à une réunion. Il s’agissait de faire un dernier point sur la course. Un professionnel nous donne des informations très documentées sur la météo de l’Atlantique nord. Nous apprenons, en particulier, que les fronts se succèdent généralement à 1500 kilomètres. Nous apprenons à estimer le vent en fonction de notre position par rapport au centre de haute ou de basse pression. Le météorologiste donne enfin les premières prévisions qui seront mieux précisées au tout dernier moment avant Page 6/13 notre départ. Les heures de départ sont tirées au sort, les avions décollant tous les quart d’heure. Nous sommes prévus le 7 juin à 6 heures (04:00 GMT). Dès 4 heures du matin, réveil et petit déjeuner à l’hôtel. Catherine, l’épouse de Jean-Louis, son fils aîné et un couple d’amis nous accompagnent à l’avion. Dernières embrassades et recommandations. Nous nous asseyons dans le cockpit, gardons la portière ouverte pour ne pas quitter trop tôt nos accompagnants. Nous nous fixons à nos sièges avec la ceinture de sécurité. Une aube pâle s’est levée alors que nous contactons la tour de contrôle. Autorisation de mise en route, démarrage des moteurs. Au moment de rouler, nous entendons Catherine crier « Au revoir, mes chéris ». Nous sommes bientôt seuls dans le ciel immense. Le soleil se lève, que nous apercevons bien avant ceux qui sont restés au sol. Le contrôleur nous donne ses consignes, et nous voici partis pour une première escale à Reykjavik en Islande, à 1201 nautiques (2224 kilomètres) que nous avalons en 9 heures, soit une vitesse moyenne de 247 km/h. Nous avons survolé successivement les blanches falaises de Douvres, la région de Londres, l’Ecosse et Prestwick, les îles Hébrides et Benbecula, passant de contrôleur à contrôleur, et à 09:45 GMT nous passions enfin le contrôle Atlantique en croisant le 10ème degré de longitude. Nous sommes depuis près d’une heure sur l’océan. Dès lors, il nous faut donner notre position, chaque heure, notre altitude et notre prochain point de report, avec une estimation de l’heure prévue. Notre altitude était constante a 10000 pieds, soit 3300 mètres. À 11:15 GMT, nous passions avec le contrôle de Keflavik, puis avec le contrôle de Reykjavik pour l’approche et l’atterrissage. Comme à mon premier voyage en Islande, l’arrivée fut très belle, par très beau temps. Apres le survol des îles Vestmaneyar, nous fumes autorisés pour une approche à vue de la piste 01, au-delà d’un petit bras de mer. Jean-Louis a filmé tout notre atterrissage, avec la ville qui s’étendait tout autour de l’aéroport. Celui-ci, tel qu’il existe aujourd’hui, a été construit par les Britanniques en 1940 lors de la Seconde Guerre mondiale afin de permettre le ravitaillement en route des avions de chasse et de bombardement livrés aux Alliés par les États-Unis. Les militaires commencèrent sa construction en octobre 1940, alors que l’aéroport n’était qu’une surface en herbe. Le 6 juin 1946, les Britanniques remirent les opérations aéroportuaires au gouvernement islandais. Depuis lors, l’aéroport est exploité par la direction de l’aviation civile islandaise (Flugstoðir). À notre arrivée, plusieurs avions participants étaient déjà sur le tarmac, dont un biréacteur Lear Jet Page 7/13 affrété par des journalistes. Ils nous expliquèrent que les conditions météo n’étaient pas bonnes pour un survol du Groenland et qu’une amélioration était prévue pour le lendemain. Le plein fait, et comme il était encore tôt dans l’après-midi, je déposai un plan de vol pour Goose Bay au Labrador à 1334 nautiques. Il sera bien temps de prendre du repos à Bridgeport. Deux heures après le départ, le front froid annoncé avait fourbi ses armes pour nous recevoir. Nous étions à 8000 pieds. Cela commença par une forte pluie et des turbulences. Ensuite, très rapidement survint le givrage. Une fine couche de glace blanchit les bords d’attaque des ailes. Mais la progression fut rapide, et de véritables cristaux couvrirent l’avant des ailes, ainsi que les bords d’attaque des hélices. La vitesse de l’avion commença à décroître et l’appareil se mit à changer d’assiette. On le sentait bien moins répondre aux commandes. Il se faisait lourd. Je ne pouvais plus garder ce niveau de vol. Il était urgent de prendre une décision. De toute manière, il fallait descendre pour atteindre un air plus chaud et nous débarrasser de la glace. Ensuite, nous avions le choix entre faire route directement sur Gander à Terre-Neuve à 1500 ou 2000 pieds au-dessus de l’océan ou bien revenir à Reykjavik. Nous n’étions qu’à la première journée de la course. Le seul impératif était de revenir à Paris avant le 13 juin à 24 h. GMT. Le vent était d’ouest, contraire à notre course et nous n’avions aucune idée vraiment précise de sa valeur. Nous estimions notre vitesse au sol au-dessous de 180 km/heure, soit 100 nœuds, et donc un vent contraire de l’ordre de 80 à 100 km/h. Il nous restait environ 1000 nautiques à parcourir. Il fallait donc compter, selon notre estimation, encore une bonne dizaine d’heures de vol. Nous étions fiers d’avoir déjà fait tout ce parcours dans la journée depuis Paris, et la décision de revenir fut prise d’un commun accord. Le contrôle prévenu, je descendis l’avion jusqu’à 1500 pieds. L’océan au-dessous, bien visible, était méchamment soulevé par le vent. Les vagues, courant d’ouest en est, confirmant ainsi le vent, nous paraissaient monstrueuses. Ce n’était pas le moment de prendre un bain. Le givrage s’arrêta de progresser, mais les bords d’attaque des ailes étaient couverts de glace, et de gros morceaux se détachant des hélices étaient projetés violemment, avec beaucoup de bruit, contre la partie avant du fuselage. En outre, notre pilote automatique était tombé en panne, la pluie ayant pénétré la partie arrière du fuselage. Notre retour à Reykjavik fut très rapide, facilité par un impétueux vent arrière. Notre atterrissage fut salué par les journalistes du Lear Jet qui tournaient en rond et avaient enfin un bon "papier" à Page 8/13 se mettre sous la dent. Nous fûmes longuement interviewés et filmés par FR3, et nous n’avons pu gagner la salle à manger de l’Hotel Loftleidir, sur l’aérodrome, qu’après avoir longuement étanché la soif d’information des journalistes en leur racontant par le menu notre vol et les raisons du retour. Nous avons perdu la journée suivante à essayer, sans succès, de faire réparer le pilote automatique (P.A). Tant pis, nous sommes bien obligés de nous en passer, très probablement jusqu’à New York. Le 9 juin fut une journée superbe. A l’approche du Groenland, on pouvait voir la calotte glaciaire, un immense tapis blanc, reflétant le soleil de juin, haut sur l’horizon. Les icebergs détachés de la banquise jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de la côte, se présentaient sur l’océan d’un bleu azur, comme des masses de tailles diverses, éclatantes de blancheur sous le pâle soleil du Nord. Évoluant à 12000 pieds, nous avons frôlé les sommets de glace à certains endroits, nous sommes passés au-dessus de profondes vallées jusqu’à apercevoir l’aérodrome de Narssarsuak et son fjord profond sur la côte ouest. La piste était bien visible, avec deux beaux icebergs montant la garde dans le fjord, en bout de piste. Déjà 667 nautiques parcourus, il nous en restait encore 674 jusqu’à la côte américaine. Nous sommes en contact avec le contrôle du Labrador qui nous annonce du mauvais temps et du vent fort à Goose Bay (35 nœuds et 45 en rafales). Neuf heures après notre départ de Reykjavik, dans la couche nuageuse des 500 pieds, nous sommes autorisés pour un ILS (Système d’atterrissage aux instruments), et nous atterrissons très secoués avec une visibilité très proche des minima. Happy Valley-Goose Bay (Labrador) est située dans la province la plus à l’est du Canada, du côté extrême ouest du lac Melville, un long lac d’eau salée qui s’avance à 210 km à l’intérieur des terres à partir de la mer du Labrador, et se déverse dans l’océan Atlantique. En 1941, les États Unis et le Canada ont construit, sur le site actuel, un terrain d’aviation pour les aéronefs de lutte anti sous marine et pour les avions faisant escale vers la Grande Bretagne. Au cours de la période allant du mois d’octobre 1942 à la fin de la guerre, 22 500 chasseurs et bombardiers construits aux États-Unis et au Canada firent route vers l’Europe en y faisant escale. Notre ravitaillement en huile et essence est fait à l’abri d’un hangar à cause du vent fort qui emporte l’huile sortie du bidon. Jean-Louis doit faire rempart avec son corps. Nous apprenons que certains pilotes, dont Gérard Pic, ont évité Goose pour se poser plus loin à Labrador City. Et, dans la foulée, une fois les pleins effectués, nous sommes repartis pour Bridgeport. Page 9/13 Il fait très mauvais. La pluie et les fortes turbulences nous poursuivent pendant près de 3 heures. C’est d’autant plus pénible que notre PA n’ayant pas été réparé, nous devons être aux commandes en permanence, malgré le sommeil qui nous guette à chaque instant. Je me souviens de cette nuit comme si c’était hier. J’étais dans l‘avion, mains fixées sur le manche. Mes yeux se fermaient insensiblement, ma tête se penchait vers la gauche et je sentais l’avion dévier, partir, partir, partir. Je me réveillais brutalement, corrigeais..... et le phénomène recommençait. Tout cela par une nuit noire, avec les nuages accompagnant le vol, comme un doux oreiller, et seulement l’horizon artificiel pour me stabiliser. Jean-Louis à côté de moi dormait, confiant. Finalement le jour se leva et le beau temps revint. Nous vîmes clairement le Saint Laurent, immense, en survolant la petite ville de Sept Iles. Puis vint le contrôle de Boston, ensuite celui de New York, et enfin le contrôle de Bridgeport pour l’atterrissage. Nous nous sommes retrouvés sur la mer, au cap 240, pour une longue finale à vue pour la piste 24. Cela faisait environ dix-huit heures depuis notre décollage de Reykjavik, dont 16 aux commandes, sans pilote automatique. Nous fumes accueillis par la douane et Claude qui prit une photo mémorable de ma sortie sur l’aile. L’ambiance était festive. Des adolescents, élèves d’une école voisine, se mettaient à la disposition des équipages, au fur et à mesure de leur arrivée, pour les guider vers leur hôtel et les aider avec les bagages. Nous avons confié l’avion à Jacquot qui, avant notre arrivée, avait été sollicité par d’autres équipages pour réviser leur avion. Un électronicien vint à bord réparer le pilote automatique, pendant que, ayant gagné notre chambre d’hôtel, nous nous allongions sur nos lits avec délices. Le règlement nous imposait 24 heures de repos. Il était essentiel de faire réparer notre pilote automatique dans la journée. Le petit atelier d’électronique sur place s’en chargea et la réparation s’avéra parfaite. Le lendemain, 11 juin, â notre réveil, de nombreux équipages arrivés avant nous, étaient déjà repartis. Nous avons discuté de la route à prendre pour le retour. Nous n’avions plus, pour arriver avant le 13 juin à 24 heures GMT, que les journées des 11, 12 et 13 juin. Il fallait que nos étapes se succèdent sans délais, sans perte de temps. La route de Bridgeport par Gander (Terre-Neuve) à Reykjavik avait, à 50 nautiques près, la même distance que celle passant par Goose et Narssarsuak. Mais il y avait 1385 nautiques d’océan, soit environ 10 heures de vol, sans aucune terre. Aussi nous faisions route contre le soleil avec un maximum d’heures de nuit. Par contre, la route par Goose Bay à Reykjavik nous était déjà familière, et nous avions la Page 10/13 possibilité d’avoir en dégagement la longue piste de Narssarsuak au Groenland. Nous avons finalement estimé cette dernière route moins aventureuse, et il nous restait trois jours. Mais nous étions loin de nous douter que ce choix nous ferait arriver en retard et perdre notre classement dans la course. Nous avons atterri à Goose Bay vers 17 heures. En route, l’une de nos deux pompes à vide, commandant l’horizon pneumatique, était tombée en panne. Il y avait bien une deuxième pompe sur le moteur gauche, mais nous avons décidé de ne pas prendre le risque de perdre cette deuxième pompe sur l’océan. L’atelier local nous avait proposé de faire expédier par l’avion courrier du soir, une pompe neuve qui pourrait être montée dans la nuit. Nous avons couché dans le seul hôtel de Goose, le Labrador Inn, et à 5 heures du matin, l’avion enfin réparé, nous avons pris le départ. La météo annonçait une forte dépression centrée sur l’Islande, et nous avions des vents contraires, alors que nous espérions un courant portant d’ouest en est. Les concurrents partis avant nous, directement vers Reykjavik, avaient évité de justesse cette profonde dépression. Le vent puissant de l’ordre de 45 nœuds, limitait notre vitesse sol. Nous avons, en conséquence, décidé de refaire notre plein au Groenland, à Narssarsuak, et en profiter pour obtenir une nouvelle météo. L’aéroport, appelé « Blue One » pendant la guerre, avait été construit en 1942 pour permettre aux avions construits aux US de rejoindre l’Angleterre depuis Goose Bay, soit pour être livrés aux forces combattantes, soit pour augmenter les effectifs de la huitième armée de l’air américaine. Bien avant de voir la terre, nous admirons la vue de milliers d’icebergs disséminés sur l’océan. Nous entrons dans le fjord, et apercevons vers le fond une épave qui sert de balise. Le fjord tourne plus loin à gauche, et la piste se présente, toujours gardée à l’entrée par ses deux icebergs en faction. Ayant atterri, nous refaisons le plein. La météo nous annonce encore des vents d’est très puissants. Nous décollons néanmoins. La piste de Narssarsuak est plein est/ouest, et en pente vers le fjord à l’ouest. Notre décollage se fait donc dans le sens de la montée, pénalisant, et contre un vent très fort. Aussitôt décollés, il nous faut virer à gauche, très proches de la montagne qui ferme la vallée, et fortement secoués par les turbulences engendrées par les crêtes. Nous faisons route vers la sortie du fjord, virons à gauche pour prendre de l’altitude, et trouver le cap. Le contrôle nous informe qu’il nous faut être vigilants, car un avion de la course, dans l’incapacité de se poser à Reykjavik du fait des très mauvaises conditions, revient vers nous. Or la station n’est pas Page 11/13 équipée de radar pour assurer la réparation. Nous sommes inquiets. Le vent est vraiment fort et turbulent. Nous appelons par radio le météorologiste de Narssarsuak qui nous confirme que les conditions empirent à Reykjavik avec 60 nœuds dans les rafales. J’en discute avec Jean-Louis. Nous sommes partis pour vivre intensément une aventure passionnante que nous savons unique. Nous ne sommes pas décidés à prendre des risques ; et c’est ce que nous avons fait depuis le départ et nous en félicitons. Nous décidons d’un commun accord de revenir à Narssarsuak, où nous passons la nuit, après avoir fait les pleins et mis l’avion à l’abri dans un hangar. Nous apprenons qu’un concurrent a crashé son bimoteur sur la piste de Godthaab, plus au nord, sans mal pour les pilotes. Nous apprenons également qu’un monomoteur Comanche, perdu sur l’Atlantique, ne donne plus de nouvelles depuis plusieurs heures. Il y aurait deux pilotes professionnels à bord. À l’aube du 13 juin, le vent est tombé. Je consulte au bureau météorologique les cartes des dépressions sur l’Atlantique. Je réalise qu’en volant trois heures environ vers le sud-est, je vais rencontrer des vents d’ouest relativement forts de l’ordre de 30 nœuds. Un rapide calcul, compte tenu de la différence horaire, me permet de croire que nous avons une chance d’arriver cette nuit prochaine avant minuit. La décision est prise. Décollage vers la montagne et toujours les fortes turbulences, virage à gauche et cap au sud sur le fjord et au sud-est à 9000 pieds pour survoler les montagnes plus ou moins couvertes de neige. Nous dépassons le Cap du Prince Christian, pointe sud du Groenland. Nous sommes seuls, loin de tout, cap au sudest, sur un océan toujours houleux. Le contact radio en Haute Fréquence avec le contrôle est permanent. Nous transmettons régulièrement notre position estimée. Trois heures plus tard la dérive change de direction. De droite elle passe à gauche. Nous avons gagné les vents d’ouest. Cap sur l’Irlande. Il fait nuit lorsque nous atterrissons à Shannon. Nous avions prévenu les autorités par radio que nous participions à la Transat et nous demandions de passer rapidement les formalités et un ravitaillement immédiat. Nous fumes surpris par la rapidité et la gentillesse des hommes en service. Moins d’une heure nous suffit et nous décollons enfin pour notre dernier vol de 850 kilomètres vers Beauvais. Jamais, de tout notre voyage, le temps ne fut aussi parfait. La nuit était calme, la pleine lune brillait et éclairait le sol. Nous avons survolé la côte sud-est de l’Irlande, la côte est du Pays de Galle, le canal de Bristol, la ville de Bournemouth sur la Manche, et enfin la côte française au nord de Rouen, avant de nous retrouver sur le sol français. Nous avons atterri à Beauvais-Tillé. Il était 0 heures quarante GMT le Page 12/13 14 juin. Nous étions en retard et disqualifiés. Nous avions mis cinquante-six heures de vol pour faire notre aller-retour de Paris à New York, et avions vaincu deux fois l’Atlantique nord. Mais la météo, notre manque d’expérience, notre souci de la sécurité, des pannes et peut-être un petit manque de chance, tout cela nous a fait prendre du retard. Qu’importe. Ce fut une extraordinaire expérience et un merveilleux voyage. Je crois me souvenir que Moriarty a remporté l’épreuve dans la classe des monomoteurs, dans son Beechcraft B 25, avec quelque chose comme 48 heures de vol. À ma connaissance il aurait réussi la traversée sans escale, environ 16 heures de vol et, pour la plus grande portion, à 500 pieds (16 mètres) au-dessus de l’océan (contrairement aux turboréacteurs, un moteur à explosion consomme moins d’essence au niveau de la mer. J’ai eu le grand plaisir de recevoir un très beau trophée de l’Aéro-club Médical de France représentant les ailes de la victoire. Catherine et Jean-Louis ont fait un très beau reportage filmé et parlant, sur cassette vidéo. Deux ans plus tard, retournant aux US, j’ai choisi, à l’aller, de faire route directement de Reykjavik a Gander, Terre-Neuve. Mais ceci est une autre histoire. Page 13/13