Les Suisses et la Suisse au Brésil

Transcription

Les Suisses et la Suisse au Brésil
Les Suisses et la Suisse au Brésil (1817-1930).
Le renouvellement des communautés d'affaires ou le
recul de l'influence économique de la Suisse
française
par Béatrice Veyrassat
Comment les fonctions et les formes de l'entreprise marchande helvétique
sur les marchés extérieurs ont-elles évolué au XIXe siècle - un siècle de défis
technologiques sans précédent et de bouleversements géographiques et organisationnels du commerce international? Poursuivant une enquête consacrée à l'expansion de la Suisse dans l'hémisphère américain, en particulier
à l'essaimage des gens de négoce en Amérique latine,1 la présente étude
tentera d'apporter quelques éléments de réponse à l'aide de l'exemple du
Brésil: pour les industries d'exportation un marché d'importance, et pour les
entrepreneurs engagés outre-mer un champ ouvert à l'investissement de
capitaux souvent modestes au départ.
Faute de pouvoir suivre les stratégies individuelles d'implantation et de
croissance sur les marchés d'outre-Atlantique - les archives privées et les
monographies de firmes commerciales et bancaires sont rares - la démarche
adoptée ici consiste à interroger des sources officielles: celles relatives à la
représentation économique extérieure, conservées aux Archives fédérales. La
méthode paraîtra discutable à ceux qui penchent pour une histoire sociale et
culturelle du négoce international. Pour une telle histoire, le matériau consulaire et diplomatique ne fournit en effet que peu de clés d'accès. La discrétion des consuls - au XIXe siècle, des consuls honoraires et non des fonctionnaires d'Etat, des négociants de surcroît, qui n'avaient aucun intérêt à
1 Béatrice VEYRASSAT, Réseaux d'affaires internationaux, émigrations et exportations
en Amérique latine au XI)C siècle. Le commerce suisse aux Amériques, Genève 1993
(cité désormais Réseaux d'affaires).
11
dévoiler les agissements, le statut ou la sphère d'influence de leurs confrères
en affaires - entraîne-t-elle le chercheur sur la voie d'une histoire désincarnée? En réalité, si le caractère généralement allusif de ces sources a de quoi
irriter, la constance de l'information permet tout de même de retracer dans
les grandes lignes et dans la durée l'évolution - à défaut de la composition
sociale - des communautés marchandes qui se sont formées dès les débuts du
XIXe siècle à Rio de Janeiro, Bahia, Pernambouc, plus tard aussi dans la
nouvelle métropole du café, la province de Sâo Paulo L'enregistrement des
mouvements des ressortissants suisses, les rapports adressés plus ou moins
régulièrement aux autorités fédérales, ainsi que des enquêtes occasionnelles
révèlent des discontinuités dans le développement et l'organisation des affaires.
1. Emergence et retraite d'une bourgeoisie internationale
des affaires
Dans la période examinée, on note deux césures: une nouvelle division internationale du travail dans le premier tiers du XIXe siècle et l'extension
rapide des ventes en consignation, confiées par des fabricants en Suisse aux
commissionnaires qui essaiment dans les ports d'outre-mer; dans le dernier
tiers du siècle, le déclin des pratiques de la consignation et la disparition de
la plupart des maisons de commission qui avaient assuré un rôle d'intermédiaire entre, d'un côté, les acheteurs de manufacturés ou les fournisseurs de
produits de base en Amérique et, de l'autre, les fabricants européens. La fin
du XIXe et les premières décennies du XXe verront arriver d'autres catégories d'acteurs: une évolution qu'il s'agira d'expliquer.
Rappelons d'abord les faits liés à la première révolution industrielle, à la
chute du Blocus continental et à la fin des guerres napoléoniennes. Dans
presque toute l'Europe continentale, face à la concurrence britannique qui
menace - craint-on - les efforts de redressement industriel, les gouvernements adoptent des mesures douanières protectionnistes. La réouverture de
l'Atlantique pousse les industriels anglais comme ceux de régions manufacturières isolées en Europe à l'exploration de nouveaux débouchés outre-mer.
La Suisse n'a pas d'autre choix que de chercher à compenser ses déficits
commerciaux sur le Vieux Continent par des excédents avec les pays neufs,
auxquels elle destine désormais ses produits textiles et horlogers. Et c'est sur
le front atlantique, au Brésil notamment, que le négoce helvétique sera le
12
plus entreprenant dans la première moitié du XIXe siècle. Ces bouleversements, l'importance croissante de ports comme Buenos Aires, Rio de Janeiro, New York, La Havane ou Veracruz, de Liverpool et du Havre, ainsi
que des pôles de financement du trafic intercontinental - Londres et Paris créent un contexte de mobilité intense, de migrations internationales et de
brassage des nationalités dans les grands centres d'affaires du monde.2 De
nouveaux types d'acteurs apparaissent: les banques d'acceptation - un
groupe restreint mais puissant - spécialisées dans le financement des
échanges transatlantiques.3 Vers ces banques et leur siège, principalement la
City, Paris, voire New York, convergera une élite internationale des affaires,
dont font partie certains Suisses de la diaspora huguenote. La structure de
leurs partenariats - des liaisons fréquentes avec le capital étranger témoigne du cosmopolitisme de leurs intérêts.4 Parallèlement et en symbiose
avec ces marchands-banquiers, une nuée d'intermédiaires investissent les
ports de part et d'autre de l'Atlantique: les maisons de commission,
fréquemment internationales elles aussi, mais formées de partenaires
d'origine généralement plus modeste. Les commissionnaires (ou consignataires), contrairement aux marchands traditionnels et aux armateurs qui opéraient pour leur propre compte, font commerce pour celui de vendeurs et
d'acheteurs en Europe et/ou de clients et de fournisseurs outre-mer. Travaillant sur la base de la commission, ils peuvent s'engager dans les affaires
même sans apporter de grands capitaux: l'étendue de leurs contacts familiaux ainsi que l'appui de banques amies comptent tout autant. Au Brésil, les
commissionnaires suisses arrivent toujours plus nombreux à partir des années 1830: des hommes jeunes généralement, emigrant outre-mer dans
l'espoir de faire fortune. Nous les trouvons à la tête de firmes individuelles
parfois, plus souvent collectives, avec deux ou trois associés, des étrangers
souvent. Presque toujours, les partenariats sont fondés sur la famille propre
2
Charles A. JONES, International Business in the Nineteenth Century. The Rise and Fall
of a Cosmopolitan Bourgeoisie, Brighton 1987, chap. 2 et 3.
Maurice LEVY LEBOYER, Les banques européennes et l'industrialisation internationale dans la première moitié du XIX1 siècle, Paris 1964, pp. 432-444; Stanley
CHAPMAN, Merchant Enterprise in Britain. From the Industrial Revolution to World
War I, Cambridge 1992, pp. 68 ss., p. 98.
Réseaux d'affaires, op. cit., chapitre 2. Voir aussi Louis BERGERON, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l'Empire, Paris 1978, pp. 70-76, et
LEVY-LEBOYER, ibid., pp. 418-444.
13
ou, à défaut, étendus à celles de coreligionnaires - protestants, bien entendu.
Une structure souple, sans direction centrale, est la marque de ces sociétés:
leurs sièges se situent aussi bien dans les deux Amériques que dans les
principaux entrepôts en Europe (Le Havre, Paris, Hambourg, Londres), voire
en Suisse.5
Cependant, ces courants d'affaires et d'entreprises qui, dès les débuts du
siècle, traversèrent l'Atlantique, semblent avoir tari par la suite. A la veille
de la Première Guerre, A. Gertsch, consul général de Suisse à Rio de Janeiro, constate que le commerce de commission n'occupe qu'une faible surface
au Brésil.6 Dans la capitale même, des 18 firmes suisses (souvent avec participation non suisse) nées dans la première moitié du XIXe siècle, 13 n'ont
pas survécu au-delà des années 1850/60. Les plus importantes disparaissent
vers le milieu du siècle. Fondée autour de 1817, celle du Bâlois Henry Riedy,
né à Nantes, plus internationale que suisse, figure encore dans YAlmanaque
Laemmert de l'année 1844 (Riedy, Maintigneux & Cie),7 puis se replie sur
Paris (Egly, Maintigneux & Cie), tandis que Riedy reste au Brésil à la tête du
Banco Comercial, et comme vice-consul de Grèce à Rio de Janeiro.8 Les
trois frères Terrisse, Genevois venus s'installer dès 1815 à Rio et associés
sous le nom de Terrisse & Cie, Rio et Paris (1820-1844), se sont successivement retirés de la scène brésilienne pour transférer leurs opérations à
Paris; en 1844, ils confient la liquidation de leur société du Brésil à Thomann, Weber & Cie, Saint-Gallois immigrés vers 1830. Reprenant une mai-
Nombreux exemples dans Réseaux d'affaires, op. cit., p. 15, chapitre 5 et annexe 7
(inventaire alphabétique des négociants et firmes suisses au Brésil, pp. 401-445. Les négociants - tous protestants - et firmes recensés l'ont été à partir des sources des Archives
fédérales).
6
Archives fédérales (AF) E 2400 / Rio de Janeiro, 2, rapport de gestion (RG) 1911, p. 10.
7
Béatrice ZIEGLER WITSCHI, "Schweizerische Kaufleute in Brasilien im 19. Jahrhundert", in Jahrbuch flir Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, 25 (1988), pp. 147-148. Sur les firmes mentionnées: voir Réseaux d'affaires, op. cit.
o
II figure jusqu'en 1867 sur la liste des membres de la Société Philanthropique Suisse à Rio
de Janeiro (SPS). Les listes de la SPS permettent de suivre la trace au Brésil de certains
négociants quand d'autres sources sont défaillantes: pour les années 1839 à 1877, voir
Henri RAFF ARD, La colonie suisse de Nova Friburgo et la Société philanthropique
suisse de Rio de Janeiro, Rio de Janeiro 1877; 1856 à 1887: AF E 2 2268; 1899 à 1905:
AFE 2001 (A), 2035.
14
son prusso-néerlandaise où il fut associé-gérant pendant plusieurs années, le
Neuchâtelois Jean-Louis Andrié fonde en 1839 Andrié, Kuenzi & Cie (Rio,
Neuchâtel et Paris), dont on perd toute trace après 1846.9 Quant au Vaudois
Auguste Tavel, de la firme germano-suisse Tavel & Ziese (1830-1840), il
rentre fortuné en Suisse. Des sociétaires suisses de Blass & Tesché, entreprise helvético-allemande établie en 1830 et rebaptisée Bänziger & Reimers
en 1843, seul Bänziger (AR) poursuit l'affaire. Cependant, sa société est
liquidée en 1858.10 Quant à la maison de banque et de commission du Genevois Jean François Emery, président de la Direction du Banco Comercial
de Rio de Janeiro de 1844 à 1854, élu en 1853 à la Direction de la Banque
Nationale du Brésil et consul général de Suisse de 1853 à 1856, elle fit faillite en 1855. Les autres sociétés qui se sont éteintes étaient de moindre importance. 11
Résistant plus longtemps à Bahia, où la concurrence était sans doute moindre, les sept maisons de commission créées dans la première moitié du siècle
connaissent cependant le même sort que celles de la capitale. Seules deux
entreprises subsistent jusqu'au XXe siècle: d'origine neuchâteloise, Borei &
Cie, successeurs de Meuron & Cie, et Jezler Frères & Trümpy (SH et GL),
devenue Wildberger & Cie (SH).12 Dans les provinces du Nord,
Année du décès d'un associé, l'Allemand C F . Dau; après la mort en 1857 du fondateur
Jean-Louis Andrié (NE) (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1877, n° 35), son autre associé Jean Frédéric Kuenzi (BE) abandonne vraisemblablement le négoce et place ses
biens dans l'acquisition de titres et valeurs mobilières: "rentier" à sa mort (2.3. 1873), il
laisse une fortune de 83 contos de réis, soit environ 227.000 francs (AF E 2400 / Rio de
Janeiro, 1, RG 1873, n° 30).
10
AF E 2001 (A), 1320 (Rio, 1896-1917). Quant à Blass, il est retourné en 1844 à Zurich,
sa ville d'origine.
Celles qui subsistent jusqu'au XXe siècle sont: Daeniker, Wegmann & Cie, devenue Barth
& Cie (1870-1895), reprise (en 1904 ou 1906) par son associé brésilien M. Bento, avant
liquidation (AF E 2200 / Rio de Janeiro, 159; AF E 2001 (A), 1320, 4.2. 1902); Auguste
Leuba & Cie, Rio, Santos et Paris, dissoute en 1908; Leuzinger & Cie, commissionnaires,
puis imprimeurs-relieurs; Billwiller, Gsell & Cie, devenue Scheitlin & Cie; Vollenweider
& Cie, devenue E. Salathé & Cie.
La société appenzelloise Bruderer & Graffai liquidée avant la fin du siècle. Elle s'était
établie au début des années 1830 {Bruderer & Cie depuis 1883), et sa succursale de Londres devint la maison principale. Extension d'une société sise à Paris, la maison veveysanne Gex & Decosterd Frères (1827-1859), devenue Aug. Decosterd & Cie, avec succursa-
15
(Pernambouc et Maranhâo) presque tous les pionniers, au nombre de six, se
sont effacés,13 à l'exception de la firme la plus ancienne, celle de Keller &
Cie (TG).
2. De l'internationale des sociétés familiales aux multinationales. Un modèle universel?
L'évolution esquissée - la prise de contrôle du marché transatlantique par
une classe d'affaires internationale, le désengagement graduel de celle-ci
dans la seconde partie du XIXe siècle - est, selon C.A. Jones, un phénomène
de portée générale, observable aussi bien à Buenos Aires qu'en Inde britannique ou ailleurs encore. Dans l'étude qu'il a consacrée, voici quelques années, à l'histoire sociale du commerce international et qui se veut une contribution au thème de l'impérialisme,14 l'historien anglais s'est attaché à suivre
la métamorphose des formes d'expansion du capital marchand et financier
au travers de la formation, puis de la disparition d'une bourgeoisie cosmopolite, internationale de par ses partenariats autant que par ses stratégies
matrimoniales. Aux yeux de l'auteur, les milieux d'affaires qui, au temps de
la première révolution industrielle, avaient investi les marchés situés à la
le à Londres, puis à Rio (Decosterd & Pradez) s'éteint en 1862. Gänsly & Guillot, associant un Thurgovien et un Français, ne se relève pas d'un incendie (1859). Deux autres
firmes franco-suisses n'ont connu qu'une existence éphémère: Lenoir, Besuchet & Puget,
Bahia, Pernambouc et Paris (1828-1847), ainsi que Floquet & Borei (années 1830). (Voir
Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 425-437, et AF E 2001 (B), 20, Nr. 69, Rapport d'inspection du consulat de Bahia. Annexe: "Essai historique sur la Colonie suisse à Bahia, ses
origines, son développement et son état actuel", 22.5. 1921).
Ont disparu: les maisons Ricou & Bouleau, société franco-suisse (environ 1820-1834),
reprise par un négociant de Hambourg, tandis que E. Ricou (VD) poursuit sa carrière
commerciale à Paris; Bolli & Chavannes Frères (mi-vaudoise, mi-bâloise), Pernambouc,
Maranhâo et Paris (environ 1825 - milieu du XIX' siècle); Brélaz (VD) au Para (18371870). On n'a guère de renseignements sur les affaires de Schafheitlein & Tabler (SG),
représentés depuis 1844 à Pernambouc, ni sur l'entreprise hambourgeoise avec participation bâloise Kalkmann, Rosenmund & Cie (Voir Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 437443, et AF E 2001 (B), 20, Nr. 67, Rapport d'inspection du consulat de Pernambouc. Annexe: "Essai historique sur la Colonie suisse à Pernambuco, ses origines, son développement et son état actuel", 2.7. 1921).
JONES, International Business, op. cit.
16
périphérie du monde développé, ont été en grande partie évincés à la fin du
XIXe siècle et au début du XXe par l'emprise croissante de grandes firmes
intégrées verticalement, développées en sociétés anonymes et en multinationales, dominées par le capital financier de Londres. Ce nouveau modèle
d'organisation industrielle et commerciale s'est mis en place à la faveur d'un
contexte technologique entièrement transformé, notamment - mais ce n'en
est qu'un aspect - par l'avènement du télégraphe. La pose de lignes internationales dans le dernier tiers du XIXe siècle permettait la communication
instantanée avec le monde entier et une communication directe entre producteurs et acheteurs les plus éloignés; elle rendait superflue la chaîne
traditionnelle des intermédiaires.
Par ailleurs, dans le volet le plus fascinant de son enquête, Jones examine
encore les implications idéologiques du renouvellement des structures dans
le monde des échanges. L'internationale des familles marchandes avait été le
support et le vecteur d'une conscience collective établissant des liens de
cause à effet entre commerce et paix, aristocratie et guerre, et l'idée y était
largement répandue que la révolution individualiste et libérale, ainsi que le
libre-échange, mettraient fin à l'ère des despotismes prérévolutionnaires et
des valeurs corporatistes. Mais ni cette bourgeoisie transnationale, ni sa foi
dans la force positive des intérêts individuels n'ont survécu au changement
d'échelle des affaires, à l'exigence accrue de capitaux et à l'avènement de
groupes oligopolistiques. Dans la lutte pour le contrôle des marchés, une
lutte entre le capitalisme marchand des périphéries et les industriels ou les
financiers de la métropole, les stratégies d'adaptation entraînèrent à long
terme deux conséquences:
-
d'une part une tendance centripète: l'abandon pur et simple des affaires
d'outre-mer et le retour en Europe ou le transfert du siège principal vers
les marchés de capitaux (Londres, Paris), ce qui signifiait non seulement
réconciliation avec la nationalité d'origine, mais encore concentration
spatiale de l'autorité manageriale, voire rapprochement des centres de
décision politique;
-
d'autre part une tendance centrifuge: l'intégration de certains marchands
émigTés et de leur famille dans les structures socio-politiques du pays
d'accueil, dont ils cherchaient à se concilier gouvernement et classe dirigeante, afin que fussent défendus leurs intérêts économiques locaux.
17
La "nationalisation" de cette bourgeoisie, un temps si peu soucieuse des nationalités d'origine et dont le ressort mental et idéologique avait été tout entier dans le libéralisme, et sa décomposition en fragments parfois réactionnaires et nationalistes ont contribué, d'après Jones, à l'émergence des nationalismes et de l'impérialisme.
Les thèses de cet historien posent donc d'une part la question des relations
changeantes, d'une révolution industrielle à l'autre, entre fabricants, marchands et financiers, et de l'autre celle de l'effacement d'une identité culturelle et politique, l'identité d'une élite marchande multinationale, peu à peu
marginalisée par l'avènement de nouveaux groupes d'affaires. Les deux sections qui suivent examineront ces thèses à la lumière de l'expansion suisse
au Brésil, dans la mesure où les sources le permettent.
3. Le renouvellement des formes de l'expansion commerciale
Au Brésil, les fonctions du marchand - les commissionnaires mentionnés auraient-elles été usurpées par des industriels se familiarisant progressivement avec les marchés d'outre-mer? Des fabricants suisses auraient-ils cherché à y promouvoir la vente directe de leurs produits, court-circuitant ainsi et supplantant par conséquent - les maisons de commerce, ces premiers relais de l'expansion helvétique sur les marchés extra-européens?
En fait, même si la disparition d'un certain nombre de firmes (ou leur concentration en Europe, comme certains cas l'ont montré) et l'apparition de
nouveaux acteurs (les représentants de fabricants suisses, sur lesquels on
reviendra) semblent plaider en faveur de l'argumentation de Jones, la continuité de l'activité marchande est tout aussi évidente. Dans les arrondissements consulaires du Nord-Est du Brésil, la présence helvétique s'est vigoureusement régénérée dans la seconde moitié du XDC siècle: les provinces de
Pernambouc, Paraiba et Cearâ comptent à nouveau huit maisons suisses en
1861 (soit 26 commerçants et employés de commerce suisses); Pernambouc,
seule en compte 5 en 1894, 4 en 1917, 6 en 1921 - toutes d'origine suisse
alémanique (38 négociants et employés) et 7 en 1928.15 A Bahia, aux deux
II s'agit, en 1921, de trois entreprises importantes s'occupant de textiles en gros: Bernet &
Cie (fondée vers 1820 par Ulrich Keller, devenue brésilienne en 1921); René Hausheer &
18
firmes les plus anciennes (Bore! & Cie; Wildberger & Cie), viennent se
joindre quatre nouvelles sociétés commerciales, sans compter les représentations. 16 Mais à Rio de Janeiro, moindre résistance du secteur purement
commercial? Si les rapports d'inspection des consulats de Bahia et de Pernambouc constituent une source précieuse, l'information reste des plus laconiques en revanche pour l'arrondissement consulaire de la légation suisse.
Son secrétaire et attaché commercial dénombre en 1922 27 maisons - sans
en préciser l'activité ni les raisons sociales. Mais nous apprenons que seules
huit d'entre elles "s'intéressent à l'importation de Suisse".17 En 1928, 11
firmes sont "nettement commerciales", 9 industrielles, 2 se vouent tant au
commerce qu'à la production et 14 s'occupent de représentation.18
Cie (fondée en 1862 par une maison d'Aarau sous le nom de Frey & Salzmann, devenue
Cramer Frey & Cie (1869-1896), Zurich, Bahia, Pernambouc, puis Meili. Diethelm &
de (1896-1914), Zurich, Pernambouc, Rio); Leuzinger, Dietiker & de (fondée en 1863
par Friedrich Monhard (TG) avec l'aide de la Banque de Winterthour). Trois autres sociétés, fondées par des Suisses alémaniques, sont plutôt modestes par le capital engagé - entre
20 et SO contos - et se présentent comme "agences, commissions et consignations": suisse
et brésilienne, Schenker & Rodhgues (depuis 1908 à Pernambouc, représentant la firme
anglaise Schill, Seebohm & Co, Manchester, et d'autres maisons européennes et brésiliennes); Eugenio Bosshard (firme individuelle fondée en 1914) et Schüler & Cie (également
depuis 1914, représentant des firmes anglaises et suisses).On trouvera le détail des raisons
sociales, les noms et origines des associés successifs (souvent le nom des épouses, ce qui
ouvre des pistes pour une étude des stratégies matrimoniales des entrepreneurs), des commanditaires et fondés de pouvoir dans: AF E 2001 (B), 20, Nr. 67, "Essai historique ...
(Pernambuco)"; AF E 2200 / Rio de Janeiro, 129.
A l'exception des Borei (NE), il s'agit ici encore de maisons suisses alémaniques. Ce sont,
en 1921: C. Neeser & Cie, "commerce en gros d'étoffes étrangères et nationales"
(brésiliennes), depuis 1897; J. Studer & Cie, exportation de tabacs et cigares, fondée en
1898. Deux firmes sont issues du groupe C F . Keller-Wildberger: Müller & Cie, s'occupant des achats de cacao pour le compte de Wildberger & Cie, et l'exportateur de cacao
Hugo Kaufmann & Cie. Présentes en outre: une fabrique de cigares (R. Gaeschlin) et
deux représentations {Arthur Gröbli, fondée en 1901, et W. Meister en 1918). Pour le
détail des raisons sociales, voir E 2001 (B), 20, Nr. 69, "Essai historique ... (Bahia)";
Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 428-429, 433-434.
17
AF E 2400 / Rio de Janeiro, 3, RG 1922 (Rapport Redard, pp. 2, 4).
1 fi
Au total, 36 maisons "foncièrement suisses" et quelque 12 entreprises à participation
suisse: Albert GERTSCH, Premier centenaire des relations officielles entre la Suisse et
le Brésil, Lausanne 1929, pp. 18-19. Les listes de maisons dressées à partir des années
1920 pour l'arrondissement de Rio de Janeiro, plusieurs fois mentionnées dans les sources
consulaires, sont restées introuvables, même dans les fonds relatifs aux deux organisations
19
Plutôt que de déclin, c'est d'adaptation ou de renouveau qu'il faut parler. Les
avatars de l'entreprise suisse au Brésil sont en fait liés au type d'articles faisant l'objet d'un trafic international. Il faut distinguer ici les marchandises
traditionnelles, de consommation courante (denrées coloniales et textiles),
des nouvelles catégories de biens, plus complexes et nécessitant de ce fait un
rapport étroit entre producteurs et clients. Par exemple, avec l'importance
croissante des exportations de machines et autres biens d'équipement - ces
nouveaux secteurs moteurs de l'industrie suisse à la fin du XIXe siècle -, le
rayon d'action du commissionnaire non spécialisé sera limité d'autant.
3.1 Commerce colonial et diversifications réussies
Dans les catégories traditionnelles, les firmes les plus durables, assises généralement sur d'importants capitaux, sont celles qui ont coulé leurs opérations
dans le moule de l'économie coloniale brésilienne - c'est-à-dire dans l'acquisition de plantations et l'exportation de denrées indigènes - ou qui ont su
diversifier leurs activités. Ainsi la société neuchâteloise A. Leuba & de
(Rio, Santos et Paris) une entreprise familiale où se succèdent plusieurs générations depuis les années 1820 jusqu'en 1908. Les fondateurs ont passé de
la commission en marchandises d'importation suisse à l'exportation de café
et assuré la représentation de compagnies de navigation françaises
(Chargeurs Réunis du Havre; Transports Maritimes à Vapeur de Marseille).19 A Bahia, c'est la diversification dans l'exportation de cacao, la fabrication de tabac à priser et à fumer, le commerce en gros et en détail de ces
auxquelles elles ont été adressées en Suisse (Bureau suisse de renseignements pour
l'achat et la vente de marchandises, Zurich, et Bureau industriel suisse à Lausanne, institutions qui fusionnent en 1927 sous le nom d'Office suisse d'expansion commerciale,
Zurich et Lausanne): E 2001 (C), 8, Nr. 21, 22, 23 et 24; AF E 2001 (C), 1, Nr. 88. Ces
fonds sont cependant intéressants à maints égards, car ils renseignent sur la présence suisse aussi bien en Amérique qu'en Asie ou en Afrique dans I'entre-deux-guerres.
19
Réseaux d'affaires, op. cit., p. 417; AF E 2 2268 (rapport SPS pour 1887, p. 8); AF E
2200 / Rio de Janeiro, 129 (Sâo Paulo, "Liste des anciennes maisons suisses qui n'existent
plus", 10.4. et 27.4. 1928). Outre la présence à Rio d'Auguste père (1798-1860) et fils (né
en 1808 au Locle), on notera celle de Louis Leuba décédé à l'âge de 26 ans de la fièvre
jaune, le 9.3. 1876 (AF E 2400/Rio de Janeiro, 2, RG 1876 et E 2 1441), et celle d'Henri
Auguste Leuba (né le 21.10. 1844), depuis 1867 à Rio et dernier chef de la maison avant
sa dissolution (AF E 2200 / Rio de Janeiro, 35 (1890); AF E 2001 (A), 1320, 4.2. 1902).
20
articles, l'exportation de cigares et cigarettes - et probablement le financement de compagnies ferroviaires et d'équipement portuaire - qui font vivre
jusqu'au XXe siècle deux puissants groupes, issus des plus anciennes maisons de commission de la place (les Wildberger, relayant la famille Jezler, et
les Borei, successeurs et parents par alliance d'Auguste de Meuron20). Une
diversification qui élargit considérablement leur sphère d'influence. Quant à
Keller & de, fondée à Pernambouc vers 1820, après avoir joué "un rôle
dominant dans le sucre" - secteur en crise à partir du milieu du siècle - elle
s'est reconvertie à l'importation de textiles en gros (Bernet & Cie dès 1875)
et a connu une grande prospérité avant de passer en mains brésiliennes en
1921. 21
3.2 Textiles en gros: l'inversion des affaires
Le négoce des textiles - la branche la plus importante des exportations suisses au Brésil des années 1830 à la Première Guerre - reste un champ d'opération profitable, malgré les progrès de l'industrie brésilienne et le lent dé-
Le groupe Jezler-Keller-Wildberger (SH et TG) a débuté dans les affaires de commission,
avec une branche dans le tabac, sous la direction des frères Jezler, de leurs parents et alliés (Bahia, Hambourg, 1829-1874); sous la raison CF. Keller & Cie (Bahia, Paris dès
1876), il s'est diversifié vers l'exportation de sucre, de café et les services (banque et
change, agences de navigation et d'assurances); Keller, Paris, investira également dans la
construction de tramways au Brésil (voir infra). Après divers changements (1900-1903),
tandis qu'une fraction du groupe a transféré ses opérations en France, un rameau s'en
détache pour passer à la dynastie des Wildberger (dès 1903): il se spécialisera dans la culture et l'exportation de cacao, notamment pour l'industrie suisse du chocolat, investissant
de grands moyens dans l'infrastructure locale: AF E 2001 (B), 20, Nr. 69, "Essai historique ... (Bahia)", dont les renseignements ne concordent pas toujours avec ceux des
monographies sur la firme, publiées par Arnold WILDBERGER, Noticia histórica de
Wildberger e da. 1829-1942, Baia 1942, et Mew Pai Emil Wildberger 1871-1946. Um
suiço a serviço da Bahia, Rio de Janeiro 1979; Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 38-39,
160-162, 432-434. Sur le groupe neuchâtelois de Meuron-de Pury-Borel, né en 1816 de
l'association entre Auguste F. de Meuron et un Allemand, C F . Schlüter, Bahia/Lisbonne,
puis Bahia/Paris, scindé en deux branches en 1913 (Rio et Bahia), l'une transformée en
société anonyme en 1938, voir: AF E 2001 (B), 20, Nr. 69, ibid.; AF E 2200 / Rio de Janeiro, 183 (succession Borei); Hermann H. BOREL, Notice sur Auguste-Frédéric de
Meuron dit de Bahia, s.l., 1952; Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 140-141, 410-411, 428429, 435, 443.
21
AF E 2001 (B), 20, Nr. 67, "Essai historique ... (Pernambuco)".
21
clin de la production en Suisse. La longévité de certaines maisons est frappante. Mais elle n'a été rendue possible que par une restructuration de l'organisation marchande traditionnelle: à l'ancien système, prédominant
jusqu'au-delà du milieu du XIXe siècle, de la consignation (où le fabricant
européen assumait le financement des exportations), se substitue l'importation en compte propre par la maison d'outre-Atlantique. En effet, les fabricants(-exportateurs) en Suisse ayant pratiquement cessé de confier la vente
de leurs tissus aux cosignataires d'Amérique latine, ceux-ci, pour survivre,
se voyaient contraints d'envoyer des agents visiter en Europe les régions de
manufacture et prenaient le parti d'ouvrir à Londres, à Paris, à Zurich ou à
Saint-Gall des bureaux d'achat pour leur propre compte. L'intermédiaire
demeure donc; mais de simple commissionnaire, il passe au rang d'importateur grossiste, avec des succursales dans tout le Brésil, et met en oeuvre des
"capitaux considérables",22 amassés grâce aux consignations. Celles-ci lui
avaient permis, en effet, de toucher des provisions (généralement de 5 %)
sans supporter de risques (méventes, pertes de change) et, avec un peu d'astuce, de tirer profit des intérêts sur avances accordées aux fabricants-exportateurs en Europe comme des crédits consentis aux acheteurs brésiliens.
Dans cette "inversion" du mouvement des affaires, la hausse des coûts de
transaction a incontestablement joué un rôle: l'allongement des délais de
paiement au Brésil (de 8 à 12 et même à 18 mois), lié à la solvabilité précaire du pays, la lenteur des retours et les ventes à l'encan (en dessous du
22
AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1911, p. 10. L'importation directe par des grossistes
est attestée dès les années 1870: à la demande d'une entreprise de Saint-Gall, qui cherche
en 1874 des adresses à Rio, le consul fait observer qu'"il y a peu d'espoir" d'y établir des
relations, toutes les maisons de la place traitant directement avec l'Europe, notamment
avec Saint-Gall (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1874, n° 77. Voir aussi: Recueil de
rapports annuels des consulats suisses, Rapport du consul général de Suisse à Rio de
Janeiro, 1881, Berne 1882, pp. 177-178; Feuille officielle suisse du commerce, (1895),
"Handel mit Brasilien", pp. 969-970). Dans la capitale, les deux plus grands importateurs
de textiles à la fin des années 1920 sont Scheitlin & Cie et Salathé & Cie, maisons à
dominante saint-galloise et bâloise, dont l'origine remonte au commerce de commission
des années 1830/40 (AF E 2001 (C), 8, Nr. 22, Bahia 1927). Deux autres firmes suisses
alémaniques de la branche sont de création plus récente: venues de Bahia, Meili, Diethelm
& Cie, Zurich, Rio (environ 1870-1906), et Blum & Cie, devenue Müller & Cie, implantée à Rio dès les années 1890 (GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., pp. 12-16). En
1921, à Bahia même, une seule maison fait le commerce en gros d'étoffes (supra, note 16)
et Pernambouc compte trois grossistes, suisses alémaniques comme le précédent (note 15).
22
prix de revient) poussèrent de nombreux fabricants suisses à se retirer des
marchés latino-américains.23 Mais il est encore d'autres raisons pour expliquer l'abandon des envois en consignation et l'établissement de relations
directes: la plus grande rapidité et régularité des transports - vers 1860, les
bateaux à vapeur remplacent la navigation à voiles - et surtout l'avènement
du télégraphe - le premier câble transatlantique date de 1866 - rendent plus
prévisible le déroulement des affaires, moins indispensable le maintien
d'aussi grands stocks de marchandises (la base même du système de la consignation) et moins nécessaire la chaîne des intermédiaires.24
En bref, l'idée avancée par Jones - et par d'autres historiens - selon laquelle,
à la fin du XIXe siècle, l'industriel supplante le marchand n'est qu'en partie
correcte. Dans le négoce des textiles, c'est plutôt l'inverse qui se produit: le
fabricant suisse, las des aléas d'une commercialisation lointaine à ses frais,
s'est retiré de l'aventure marchande, laissant l'initiative à la maison de commerce. Celle-ci remportait d'autant plus de succès sur les débouchés extérieurs qu'elle pouvait diversifier son offre en y incorporant des tissus d'origine étrangère. Cependant, si le marché brésilien des textiles continue à être
contrôlé par l'entreprise marchande, celle-ci ne pourra en revanche défendre
son terrain face aux fabricants de machines qui vont prendre pied sous ces
latitudes pour chercher remède à la "grande dépression" des années 1876 à
1885.
3.3 Machines et matériel électrotechnique, sociétés financières et
organisation des marchés d'exportation
Qu'il s'agisse de construction mécanique ou de chimie, les nouvelles industries à fort contenu technologique ont dès le départ appuyé leur expansion
sur l'exportation directe, par le fabricant; dans toute l'Europe, elles ont établi
des succursales commerciales, chargées du montage et des réparations, ou
Sur le système de la consignation et les problèmes rencontrés outre-mer par cônsignataires
et consignateurs: Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 207-216, 316-318; CHAPMAN, Merchant Enterprise, op. cit., pp. 71-72; JONES, International Business, op. cit., pp. 97-99.
Le Brésil a depuis 1874 des relations télégraphiques avec l'Europe et il est en communication régulière avec la France, l'Angleterre et l'Allemagne par l'entremise d'une dizaine
de compagnies de navigation: AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1884/8S.
23
des agences de vente dans les centres textiles acheteurs de colorants. Quand
ces biens techniques, souvent complexes, feront l'objet d'un commerce intercontinental, cette forme de marketing s'imposera également outre-mer.25
Au Brésil, par comparaison avec d'autres pays latino-américains, Argentine
surtout et Mexique, l'industrie des machines et de l'électrotechnique tarde à
faire son apparition - l'effet sans doute de la Révolution de 1889 et de l'instabilité économique des années suivantes. Le chargé d'affaires de la Confédération au Brésil a plus d'une fois exhorté les industriels de son pays à se
montrer plus actifs sur la place, à y chercher des représentants qualifiés, préconisant aussi la coopération entre entreprises qui ne se concurrencent pas. 26
Avec raison, car dans un pays où des firmes anglaises, allemandes, puis
américaines étaient déjà fortement engagées - financièrement et/ou techniquement - dans le domaine des transports publics (construction de chemins
de fer et tramways, electrification des lignes), ceux qui savaient conjuguer
leurs forces avaient de meilleures chances. Un groupe d'investisseurs naîtra
vers 1910/11 sur l'initiative d'un négociant suisse, Jacques Müller-Merian,
installé à Rio de Janeiro dans le commerce des tissus {Müller & Cie depuis
1906), assurant aussi la représentation des Fabriques Bayer de couleurs
Angela HAUSER-DORA, qui a eu accès aux archives privées de plusieurs grandes entreprises de la branche des machines, note qu'une exportation régulière outre-mer commence
dans les années 1880: Die wirtschaftlichen und handelspolitischen Beziehungen der
Schweiz zu überseeischen Gebieten 1873-1913, Bern 1986, pp. 257-259, 267-269, 286,
293. L'industrie automobile a de même pris pied au Brésil: Martini et les marques de
camions Arbenz et Berna y ont trouvé un bon débouché, du moins avant les difficultés
rencontrées par ces sociétés. La fabrique Saurer d'Arbon sera ensuite pratiquement seule à
y détenir le marché des camions - mais vers 1910, Orion lui dispute cet avantage en y
vendant l'ensemble de sa production annuelle (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1911, p.
11). Voir David ASSEO, "La place de la Suisse dans l'industrie automobile mondiale
d'avant 1914", in P. BAIROCH, M. KÖRNER (éd.), La Suisse dans l'économie mondiale
(15e-20e s.), Genève/Zurich 1990, pp. 149-154.
"Unsere Maschinenindustrie muss sich schon auf breiterer Basis Eingang in den hiesigen
Markt verschaffen. Sie kann nicht mehr warten bis die überseeische Kundschaft sie zu
Hause aufsucht. Vielmehr muss sie ihr entgegengehen und zu jeder Stunde bereit sein, an
Ort und Stelle die nötigen Vorstudien, Pläne und Kostenvoranschläge auszuarbeiten": AF
E 2400 / Rio de Janeiro, 2 (RG 1911, p. 11) et 3 (RG 1916/18, pp. 8-9; RG 1919, pp. 5,
14; RG 1920, p. 10; RG 1923, p. 16).
24
d'aniline et, depuis 1910/11, celle de constructeurs suisses de machines.27
En 1913, le projet se concrétise sous la forme d'un syndicat financier exclusivement suisse, doté d'un capital-actions de 5 millions de francs, avec siège
à Zurich: la Société Suisse pour le Commerce et l'Industrie au Brésil
(Schweizerische Handels- und Industriegesellschaft für Brasilien, SHIG) qui
allait lancer l'industrie des machines sur l'ensemble du marché brésilien.28
Son but consistait non seulement à installer une organisation de vente en
propre (Müller & Cie, ses actifs et passifs, furent entièrement absorbés par la
SHIG) et des succursales dans toutes les grandes places, mais encore à se
créer une clientèle potentielle en plaçant des capitaux dans des entreprises
privées ou publiques au Brésil afin d'en obtenir des commandes. Ainsi, dès
après sa fondation, la SHIG envisageait-elle une participation financière
d'un quart au projet de construction de tramways de la Campos Power Development (elle-même en mains d'une société financière helvético-brésilienne,
avec la participation du même J. Müller) - les trois quarts restants devant
être mis à disposition par la société suisse CF. Keller & Cie, Paris. 29 Vers
1930, la SHIG, qui "fait de bonnes affaires", prendra également une participation dans l'électrification du Chemin de Fer Central de Rio. 30
^Maschinenfabrik
Oerlikon, Schweizerische Lokomotiv- und Maschinenfabrik Winterthur, Th. Bell à Kriens et les Câbleries de Cossonay: AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG
1911, p. 11; GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., p. 16.
Les firmes qui prirent part à la constitution du syndicat étaient, outre la Société de
Banque Suisse, von Roll, Th. Bell, Eternitwerke, Rieter & Koller, Maschinenfabrik Rati,
Gebrüder Bühler, Rauschenbach, Saurer, Fischer, Egloff, Lokomotiv- und Maschinenfabrik Winterthur et Gebrüder Sulzer (ceux-ci avec une participation de 200.000 francs;
600.000 francs provenaient de milieux intéressés au Brésil): HAUSER-DORA, Die wirtschaftlichen und handelspolitischen Beziehungen, op. cit., pp. 187-188, 276-279; AF E
2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1912, pp. 7-8. Sur les sociétés financières et de placement:
HAUSER-DORA, ibid., pp. 182-191, 307; Serge PAQUIER, "Banques, sociétés financières, industrie électrique de 1895 à 1914", in Y. CASSIS, J. TANNER (éd.), Banques et
crédit en Suisse (1850-1930), Zurich 1993, pp. 241-266.
CF. Keller & Cie avaient transféré le siège de leurs opérations de Bahia à Paris (cf. supra, note 20); J. Müller-Merian, Rio, et C F . Keller-Egg, Paris, siégeront dans le conseil
d'administration de la SHIG: HAUSER-DORA, ibid., pp. 278-279.
30
AF E 2001 (C), 8, Nr. 22 (1932). Aussi GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., p. 36
(équipement de la Compagnie des tramways de Bahia).
25
En investissant ses capitaux outre-Atlantique, la société financière, conçue
pour y promouvoir les exportations des firmes représentées dans le syndicat,
exporte aussi un modèle (allemand, belge et suisse) d'organisation et de
contrôle du marché - qui avait déjà fait ses preuves en Europe et au ProcheOrient.
L'histoire de la SHIG serait à faire. Quelle fut la contribution du consortium
suisse et des ingénieurs et techniciens délégués au Brésil à l'industrialisation
du pays (construction ferroviaire, production et distribution d'énergie,
éclairage, électrochimie)? Quoi qu'il en soit, c'est un nouveau courant d'affaires et d'acteurs qui se répand dans l'économie brésilienne.
3.4 Agents de vente et représentants: une nouvelle catégorie
socio-professionnelle
Ce groupe prend de l'importance dès le début du XX* siècle quand la grande
industrie suisse cherche à nouer des contacts plus étroits avec l'outre-mer.
Constructeurs de machines, industriels de la chimie ou de l'alimentation
s'engagent plus directement sur le marché soit en y plaçant leur propre organisation de vente, soit en s'adressant à des agences spécialisées disposant
du personnel technique nécessaire et de représentants-voyageurs.31 Ce qui
distingue agents et représentants des commissionnaires du XIXe siècle, c'est
Leur proportion apparaît encore faible en 1890. C'est ce qu'on peut déduire d'une liste
(incomplète) où figurent quelque 93 ressortissants suisses: y sont mentionnés un ingénieur, deux mécaniciens, deux électriciens - contre une quarantaine de négociants et 17
employés de commerce (AF E 2200 / Rio de Janeiro, 35). A la fin de la Première Guerre,
les techniciens se sont multipliés: "Sie bilden heute schon den gesunden Kern unsrcr hiesigen Schweizer Kolonien" (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 3, RG 1919, p. 14). En 1923,
alors que le chômage sévit en Suisse, sur 87 immigrés se présentant à la légation pour
s'enquérir des possibilités d'emploi, 33 appartiennent aux professions technico-scientifiques, 25 au négoce et 19 à l'agriculture (ibid., RG 1923, p. 15). A la fin des années 1920,
Rio compte 14 représentations et 22 maisons de commerce et firmes industrielles suisses;
sur les 682 membres de la colonie qui exercent une activité professionnelle, 20 % sont des
techniciens et 35 % appartiennent à la branche commerciale (GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., pp. 18-19, 29). A Sâo Paulo, on dénombre 12 représentations sur une trentaine de firmes (industrielles, commerciales, hôtels), toutes créées entre 1898 et 1927 (AF
E 2200 / Rio de Janeiro, 129, Sâo Paulo, 10.4. et 27.4. 1928). Pour Pernambouc et
Bahia, cf. supra, notes 15 et 16.
26
le contrat qui lie les premiers au fabricant et le mode de rémunération - un
fixe modeste, complété par une commission de vente qui peut varier beaucoup selon les débouchés et la nature des articles à commercialiser.32 Pour le
surplus, on ne sait que peu de choses de ces entreprises d'envergure très
variable, parfois importantes quand, aux affaires pour le compte de tiers,
s'ajoutent des activités en compte propre. C'est le cas de Jacques MüllerMerian, déjà évoqué, personnage influent de la colonie suisse à Rio de Janeiro: il aurait travaillé à Bahia chez CF. Keller & de, puis à son compte
comme fournisseur de cacao de cette firme, avant de se lancer à Rio dans le
commerce des tissus, la représentation, le financement de transports publics,
pour se tourner enfin vers l'industrie textile brésilienne.
Quel sera le sort de cette classe d'affaires quand les premières multinationales suisses s'installeront au Brésil?33 Est-ce précisément cette catégorie
socio-professionnelle qui sera éliminée (ou réduite au salariat), quand l'industriel suisse, après avoir passé par les services de ces agents de vente, ouvrira une (ou plusieurs) unités de production? Le groupe CF. Bally, par
exemple, après avoir créé en 1880 sa propre filiale commerciale au Brésil, y
investira dans la production dès 1925; la Nestlé & Anglo-Swiss Condensed
Milk Co., dont les produits étaient distribués par des agents tiers jusque-là,
prendra en 1920 la vente en main propre, y adjoignant aussitôt l'exploitation
d'une fabrique de lait condensé. Ici encore, on aimerait en savoir davantage
sur les rapports entre négociants suisses émigrés au Brésil et l'implantation
des multinationales.34
32
De 1,5 % à 15 %, note HAUSER-DORA, Die wirtschaftlichen und handelspolitischen
Beziehungen, op. cit., pp. 224, 257, 259, 290. Il est parfois reproché aux maisons suisses
d'offrir trop peu - 3 à 5 % à la fin des années 1920, ce qui "n'est plus suffisant": AF E
2001 (C), 1, Nr. 88(1929).
Bally A.G., qui avait déjà des succursales à Buenos Aires, Montevideo, au Chili et à New
York, est autorisée à établir un trafic de cuir brut au Brésil par décret gouvernemental du
31.12. 1919: AF E 2400 / Rio de Janeiro, 3, RG 1919, p. 6. Sur l'établissement du groupe
Nestlé au Brésil: ibid., pp. 6-7 et RG 1920, p. 11, ainsi que AF E 2001 (A), 1319, 1911.
Voir aussi: HAUSER-DORA, ibid., p. 213 (Société anonyme de Chocolats suisses à Sâo
Paulo), pp. 295-299 (Anglo-Swiss Condensed Milk Co / Nestlé), pp. 299-300 (CF.
Bally); Charles IFFLAND, Alfred STETTLER, Les investissements industriels suisses
au Brésil, Lausanne 1973, pp. 20 ss., 28 ss.
Avant de se constituer en S.A. brésilienne, Nestlé s'est développée grâce à Louis Dapples,
directeur général à Rio, jusqu'en 1927, de la Banque française et italienne pour l'Améri-
27
Après ces "flashes" successifs, qui ont éclairé tour à tour les divers champs
d'action du négoce helvétique au Brésil, nous pouvons conclure d'une part à
la pérennité de l'entreprise commerciale, d'un genre ou d'un autre, bien vivante au moins jusqu'à la Première Guerre; d'autre part à la quasi-disparition à cette date du capitalisme marchand suisse français, pionnier sous ces
latitudes dans la première moitié du XIXe siècle.
Jusqu'au début du XXe siècle, produits de base et textiles continuent à alimenter le gros des affaires internationales des Suisses au Brésil. Mais il est
vrai que, comme l'a observé Jones, la traditionnelle maison de commission
en marchandises et en banque, mêlant les nationalités et fondée sur les
réseaux souvent fort intégrés des diasporas familiales, a pratiquement cessé
d'exister. C'est le cas assez tôt pour les petites firmes. Mais certaines d'entre
elles, relevant les nouveaux défis, passèrent au négoce en compte propre, à
l'importation en gros, ouvrant des bureaux d'achat en Europe, notamment en
Suisse orientale où souvent avait été transféré le centre de décision. D'autres,
se lançant dans toutes sortes d'activités annexes, se développèrent en groupe
d'affaires, une organisation difficile à cerner étant donné ses ramifications et
l'enregistrement de ses activités dans des pays et sous des noms parfois différents. Il se peut que les premières multinationales suisses qui se sont installées dans le Brésil de l'entre-deux-guerres aient absorbé progressivement une
classe d'affaires particulière: les agences et représentations, incarnations
modernes de l'ancienne maison de commission, situées à mi-chemin entre le
négoce et la prestation de services et nées des mutations technologiques de la
fin du XIXe siècle.
que du Sud; un membre de la famille Dapples de Lausanne était présent au Brésil déjà
vers 1830 (chez de Meuron, à Bahia, puis à Rio, dans la fabrication et le commerce de
tabac. Voir IFFLAND, STETTLER, ibid., pp. 21-22; Réseaux d'affaires, op. cit., pp.
410-411). Un autre Vaudois à Rio, C. Pradez de Vevey, travaillait probablement aux ordres de la fabrique (alors petite) fondée par Henry Nestlé à Vevey: en 1876, Pradez se voit
refuser par le Tribunal de commerce de Rio l'enregistrement d'une "marque de fabrique
pour une farine lactée" (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1876, n° 50) - l'invention de
la farine lactée par Nestlé date de 1867. La famille des Pradez était établie de longue date
au Brésil: Charles-Adolphe fut associé de la firme des Veveysans Decosterd & Pradez,
Rio (1859-1862), consignations et agence d'émigration, issue de l'ancienne maison de
commission en marchandises Gex & Decosterd Frères, Bahia, puis Rio.
28
En revanche, ce qui ne fait pas l'ombre d'un doute, c'est le déclin, au sein de
la colonie helvétique, de l'élément francophone et l'effacement de l'entreprise
suisse romande, pourtant prédominante dans la première moitié du XIXe
siècle.35 Cette évolution et les nouvelles formes que revêt l'entreprise marchande reflètent les changements structurels dans l'industrie suisse, le
développement de nouveaux secteurs à forte croissance, ainsi que le poids
économique grandissant des régions alémaniques du pays et de la place financière de Zurich.
4. L'éveil des nationalités
Reste la question de la culture politique des communautés marchandes dispersées dans le monde. On s'en souvient, Jones a vu dans l'éviction, après le
milieu du XIXe siècle, de cette bourgeoisie cosmopolite et libérale - ou dans
sa dislocation (retour dans le monde développé, notamment dans les métropoles financières; ou ancrage des firmes restées dans les pays de la périphérie dans les intérêts locaux et recherche d'accommodements avec le gouvernement) - une explication partielle, mais convaincante, de la montée des
nationalismes et de l'impérialisme à la fin du XIXe siècle et au début du
XXe.
35
Voir AF E 2400 / Rio de Janeiro, 2, RG 1912, pp. 19-20. A la fin des années 1920, sur
704 personnes formant la colonie suisse à Rio de Janeiro, seules 90 sont d'origine romande. A la même époque, il n'y a plus aucun Suisse francophone à Bahia (GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., pp. 28, 36; Gerald ARLETTAZ, "Emigration et colonisation
suisses en Amérique 1815-1918", in Etudes et Sources, 5 (1979), pp. 152, 155). Et sur
52 Confédérés immatriculés à Pernambouc en 1927, 46 proviennent de cantons
alémaniques, 6 de cantons romands: (AF E 2200 / Rio de Janeiro, 129). Le même phénomène s'observe ailleurs au Brésil, à Porto Alegre, Joinville, Sâo Paulo: (ibid. et AF E
2001 (B), 20, Nr. 69).
29
4.1 L'affirmation des identités nationales
Ce repli sur la nationalité, nous l'observons également au Brésil du moins
dans une colonie de l'importance de celle de Rio de Janeiro (les solidarités
internationales restent plus vivaces loin de la capitale ou dans les régions de
moindre immigration). Nous l'observons au niveau de l'entreprise même: les
alliances internationales, si fréquentes dans la première moitié du XIXe
siècle, font place aux partenariats exclusivement suisses (mâtinés parfois,
mais seulement à l'extrême fin du siècle, d'éléments portugais ou brésiliens).
L'helvétisation des sociétés commerciales - d'ailleurs toujours familiales dans la seconde moitié du siècle est aussi nette qu'était peu claire la nationalité des firmes pionnières.36 Le cosmopolitisme de la société marchande
étrangère, qui parfois s'exprimait aussi dans les liens matrimoniaux, s'évanouira parallèlement à l'affirmation progressive de l'identité suisse - et du
sentiment national brésilien.
Une accumulation d"'incidents" à partir des années 1860 (dont une étude
systématique pourrait être entreprise grâce aux sources des Archives fédérales) contribuera pour beaucoup à la cristallisation de sentiments nationaux sinon nationalistes - de part et d'autre. C'est, par exemple, la loi du 22 août
1860, en vertu de laquelle les sociétés anonymes, y compris de bienfaisance,
sont désormais tenues de faire reconnaître leurs statuts par le Gouvernement
du Brésil - cette loi soulève l'indignation des membres de la Société Philanthropique Suisse à Rio. 37 C'est également le cas de la question de l'interprétation des conventions consulaires (la première fut signée en 1861) pour ce
qui est des compétences respectives des consulats de Suisse (ou d'autres
pays) et des autorités brésiliennes en matière de succession des ressortissants
helvétiques décédés au Brésil. Ces conventions constituent une source de
frictions continuelles et de violentes diatribes à la Chambre des Députés
contre l'ingérence des consulats étrangers, ressentie comme une atteinte à la
souveraineté nationale. Ce sont aussi les questions du mariage des Suisses,
de la nationalité des enfants de parents suisses, nés au Brésil et considérés
comme Brésiliens par la Constitution impériale. C'est encore, après le putsch
36
Réseaux d'affaires, op. cit., pp. 139-148. Même phénomène à Mexico: pp. 229-234.
377 GERTSCH, Premier centenaire de la Société /
GERTSCH, Premier centenaire de la Société philanthropique suisse à Rio de Janeiro.
31 mai 1821-1921, Rio de Janeiro 1921, p. 65.
30
de 1889, le problème de la reconnaissance du nouvel Etat républicain par la
Confédération, le gouvernement provisoire ayant décrété la naturalisation
des étrangers résidant dans le pays depuis plus d'un mois. 38
Par ailleurs, la désignation en 1901, à la mort d'Eugène Emile Raffard, consul général de Suisse depuis 1858, d'"un étranger", consul d'Allemagne à
Rio de Janeiro, pour remplacer momentanément Henri Raffard fils (à qui la
gérance provisoire du consulat avait été retirée), souleva un tollé parmi les
Suisses de la capitale39 - alors que trois quarts de siècle plus tôt, un Prussien
assurait la vice-présidence de la Société Philanthropique Suisse et qu'un Genevois faisait partie des membres fondateurs de Germania, une société récréative allemande. La même année survenait un événement qui allait révéler au grand jour les sensibilités identitaires de la colonie suisse à Rio et sur
lequel Raffard fils envoya à Berne un rapport circonstancié.40
4.2 La "Manifestation de sympathie à la Suisse faite à Rio de
Janeiro, le 1erAoût 1901"
C'est la sentence arbitrale prononcée par le Conseil fédéral à Berne le 1 e r
décembre 1900 qui créa l'événement. Mettant fin à un interminable litige
franco-brésilien - diplomatique et parfois militaire - sur la question des
frontières entre la Guyane française et le Brésil, restée insoluble depuis le
Traité d'Utrecht en 1713, l'arbitrage donnait raison à l'interprétation
brésilienne des limites du pays, privant la France d'outre-mer du territoire
amazonien contesté, l'Amapâ.41 Dépit et colère des milieux coloniaux
français, qui accusent la Suisse d'avoir favorisé le Brésil pour y promouvoir
38
AF E 2 997; AF E 2200 / Rio de Janeiro, 35: "Registre des Citoyens Suisses qui ont déclaré vouloir conserver leur nationalité d'origine au Brésil. Ouvert le 19 mai 1890".
39
AF E 2001 (A), 1320, 15.3. et 7.4. 1902.
40
AF E 2001 (A), 1319, 20.8. 1901. Rapport de 38 pages adressé au Conseil fédéral par
Henri Raffard fils et cautionné par son père Eugène Emile Raffard, "souffrant et alité" celui-ci devait mourir le 11.9. 1901.
Sur l'histoire de la sentence et son écho en Amérique, en France et en Suisse: Martin
NICOULIN, "La Suisse et la fin de l'Amérique française. L'Arbitrage du 1 e r décembre
1900", in Passé pluriel. En hommage au professeur Roland Ruffieux, Fribourg 1991,
pp. 155-169.
31
ses propres intérêts matériels - ceux de l'émigration et des capitaux.
Protestations de la presse genevoise qui affirme que "si la Suisse a des
intérêts vitaux et essentiels avec l'une des parties en cause, ce n'est pas avec
le Brésil mais bien avec la France".42 Et satisfaction - jubilation nationale du côté brésilien. Constituée en Comité d'initiative, une partie de la presse
de Rio de Janeiro va mobiliser la population de la capitale ("toutes les écoles
supérieures, instituts, associations brésiliennes et corporations civiles et
militaires"43) pour "une grande manifestation populaire à la République
Suisse,.... nation à tant de titres si chère aux Brésiliens", avec le concours de
Campos Salles, Président de la République, et de ses ministres. Ce sera une
démonstration ouvertement nationaliste - en témoigne le choix assez
provocateur à l'endroit de la France du député du Para, Etat
"particulièrement favorisé par l'arbitrage", comme l'un des orateurs officiels.
Au sein de la colonie helvétique, cette initiative va déchaîner les passions principalement celles des milieux d'affaires.44 Leur réaction à l'organisation
de cette fête populaire, républicaine et d'unification nationale, célébrant une
victoire brésilienne autant, sinon plus, que les bons offices de la
Confédération, mais trahissant aussi l'existence de sentiments anti-français,
révèle des clivages à l'intérieur de la grande bourgeoisie suisse immigrée.
Les uns acquiescent à l'idée d'une telle manifestation. D'autres la trouvent
"des plus inopportunes" et adressent à la presse, au nom de la Colonie, une
protestation signée par 47 personnes (sur un total d'environ 300 membres),
qui estime blessant l'hommage du peuple brésilien à la Suisse, car "il y entre
l'intention de la remercier comme d'une faveur". Or, dans la sentence de
Berne, c'est la justice "pure et absolue" qui s'est exprimée et non une
quelconque sympathie pro-brésilienne. Protestation noble assurément; mais
ne cache-t-elle pas d'autres motifs, du moins chez certains?
42
Cité par NICOULIN, ibid., p. 167. Sur le rôle de la Suisse dans l'arbitrage (et sur la perception négative de ce rôle par certains milieux français): Yves COLLARI", Marco
DÜRRER, Verdiana GROSSI, "Les relations extérieures de la Suisse à la fin du XIXe
siècle. Reflets d'une recherche documentaire", in Eludes et Sources, 9 (1983), pp. 78-89
(p. 87).
Plus d'une cinquantaine de collectivités politiques, militaires, culturelles et scientifiques,
sans compter de nombreux notables ni les représentants du corps consulaire étranger, assisteront à la cérémonie du 1 er août, décrété jour férié pour les fonctionnaires.
Tout ce qui suit s'appuie sur le rapport détaillé de H. Raffard, qui prit un soin particulier à
préciser la position de chacun - et dans son entreprise et dans la polémique.
32
L'adversaire le plus actif, en effet, est le gérant de la succursale à Rio de
Janeiro de Borei & Cie, successeurs de Meuron & de, une firme implantée
à Bahia depuis 1817 et orientée vers la France.45 C'est à l'instigation de
celui-ci, H.A. Duringer (TG), que le "Jornal do Brasil" va dénoncer dans ses
colonnes ce qu'il considère comme une "faute de protocole", un manque de
courtoisie internationale et d'égards envers la France. Parmi les opposants
figurent encore - mais leurs motifs sont moins clairs - les dirigeants et
associés des plus grandes maisons suisses de commerce textile, dont les
ténors: Robert Diethelm (TG), de Meili, Diethelm & de, Max Blum (ZH),
de Blum & Cie, Jacques Müller, présents à Bahia avant de s'installer dans la
capitale,46 ainsi que plusieurs associés de Gsell, Wild & Cie (plus tard
Scheitlin & Cie), et ceux de deux firmes issues de Vollenweider & Cie (Eug.
Meyer & Cie; Ed. Salathé & Cie). Ces maisons suisses alémaniques ontelles des intérêts en France? Beaucoup plus vraisemblablement, elles sont les
héritières d'une vocation internationaliste et de traditions libérales. Ces
négociants qui refusent énergiquement d'adhérer à une démonstration
nationale brésilienne et de faire étalage de sentiments patriotiques par la
même occasion, paraissent opter pour une position de neutralité - souvent
une position dont profitent leurs intérêts à l'étranger.
Dans le camp adverse, on trouve avant tout des personnages bien intégrés
dans la société de Rio de Janeiro et dont les activités sont fortement liées à
l'économie locale. H. Raffard nomme plusieurs Romands, parmi lesquels
Après 1837, Auguste de Meuron dirigeait ses entreprises brésiliennes depuis Paris. Après
sa mort (1852), sa soeur Henriette, épouse de Charles-Edouard Borei, et ses fils Edouard
et Antoine conduisent la société jusqu'au décès d'Henriette à Paris le 18.1.1886. C'est
pour se conformer à la loi française que la raison sociale est modifiée devant notaire
(Cherrier, Paris) en 1891. L'histoire des connexions françaises de Borei & Cie, successeurs de Meuron & Cie, en particulier de la branche de Bahia, qui se détachera en 1913
de celle de Rio, mieux connue, serait à faire (AF E 2001 (B), 20, Nr. 69; E 2200 / Rio de
Janeiro, 183).
Selon Gertsch les deux derniers avaient fait partie du groupe C F . Keller, Bahia, Paris - on
aimerait connaître les rapports de J. Müller avec la banque Etienne Müller & Cie à Paris,
par laquelle un emprunt obligataire de 70 millions de francs fut émis sur le marché
français en 1882 pour la construction du port de Bahia (Flavio SOMOGYI, "Un exemple
de la présence économique française au Brésil: l'empire Bouilloux-Lafont", in Transport
et commerce en Amérique latine, 1800-1970, sous la direction de F. MAURO, Paris
1990, p. 114).
33
Henri Leuba (NE), chef d'Auguste Leuba & C/e, exportateur de café,
membre du Conseil d'administration de la Bourse de Rio, E.E. Berla (VD ou
TI?), président de la principale compagnie de tramways de la ville, et son
frère Paul, courtier, ainsi que les Leuzinger (GL), ancienne et importante
imprimerie de la capitale, détenant pratiquement le monopole de la
fabrication d'articles de papeterie pour les besoins du commerce et des
autorités.47 Sont également partisans de la manifestation brasilianohelvétique, les Raffard eux-mêmes (GE): Henri, époux d'une Pauliste de la
bonne société, et son père Eugène Emile, consul général depuis 1858 et
doyen du corps consulaire à Rio de Janeiro, négociant et banquier influent
de la place. L'un et l'autre ont de nombreuses relations politiques - parmi
elles, le Président de la République Campos Salles, propriétaire de
plantations à Sâo Paulo et ancien président de cet Etat, où Raffard fils fut
"négociant", intéressé tout comme Campos Salles aux entreprises de
colonisation suisse.48
Ce serait simplifier la réalité que de dire du rapport de Raffard sur les
dissensions internes de la communauté helvétique qu'il illustre aussi des
antagonismes entre Suisses alémaniques et Suisses francophones. Mais c'est
bien par un clivage culturel et politique que se terminera l'épisode à l'aube
du XXe siècle.
4.3 La fin d'une hégémonie
Le document en question témoigne non seulement des divergences d'intérêts
économiques - le phénomène analysé par Jones - entre réseaux d'affaires
outre-mer, dont le centre logistique et financier se situe en Europe, à Paris
(le cas de Borei & Cie), voire à Zurich (commerce textile), et entrepreneurs
qui, à la périphérie du monde développé, visèrent à resserrer leurs liens avec
l'élite politique et économique locale (les Raffard, par exemple). Mais encore
il illustre clairement la propension des Suisses francophones soit à
47
ZIEGLER WITSCHI, "Schweizerische Kaufleute", op. cit., p. 155.
48
Ibid., pp. 160, 165; GERTSCH, Premier centenaire, op. cit., 1929, p. 58; AF E 2001
(A), 1320, 1.3. 1902.
34
rechercher des avantages dans la proximité financière française,49 soit à
arrimer leurs intérêts économiques à ceux des équipes dirigeantes du payshôte.
Dans le Brésil du XIXe siècle, impérial et esclavagiste, l'émancipation des
Noirs d'Afrique était le problème politique majeur. De sa solution dépendait
la respectabilité internationale du pays. L'importation de travailleurs libres
d'Europe constituait ainsi une source de profit tout à la fois pour quelques
entrepreneurs indigènes et pour les agences d'émigration en Suisse (qui
touchaient une commission pour chaque immigré) pour les sociétés de
colonisation ou encore pour les banquiers faisant les avances nécessaires au
financement des transferts humains ou à l'aménagement des plantations.
C'est encore une histoire à écrire: celle des rapports entre colonisation,
banque et collaboration avec le gouvernement brésilien ou avec les barons de
la terre, acharnés à développer une difficile immigration.
N'était-ce pas là un quasi-monopole de la Suisse française? Depuis la
fondation de Nova Friburgo en 1819 (émigration de plus de 2'000 Suisses),
jusqu'à l'abolition de l'esclavage (1888) et à la chute de Pedro II (1889),
depuis le premier représentant au Brésil, nommé par le Directoire fédéral en
1819, le Fribourgeois S.-N. Gachet, jusqu'au dernier consul général sous
l'Empire, le Genevois E.E. Raffard, en passant par le Neuchâtelois Ch.
Perret-Gentil, le poste-clé de Rio de Janeiro, dans la proximité du pouvoir,
fut dans les mains de Suisses romands aux visées colonisatrices.50 Gachet,
né à Paris en 1770, est arrivé au Brésil en qualité de diplomate du
gouvernement de Fribourg pour négocier avec le roi Jean VI un projet de
colonisation (1817/18). En fait, il représentait surtout les intérêts d'une
compagnie commerciale et agence d'émigration dirigée par Brémond, un
49
Voire dans l'expansion française en Amérique latine (citons l'exemple du banquier J.B.
Jecker, de Porrentruy, à Mexico, d'ailleurs naturalisé Français: Réseaux d'affaires, op.
cit., pp. 250-255), au Proche-Orient (Thomas DAVID, "Louis Rambert (1839-1919): un
Vaudois au service de l'impérialisme français dans l'Empire ottoman", in B. ETEMAD, T.
DAVID (éd.), La Suisse sur la ligne bleue de VOutre-mer. Les Annuelles, Lausanne
1994) ou encore en Afrique du Nord (Jacques POUS, Henry Dunant l'Algérien ou le mirage colonial, Genève 1979).
50
Avec d'éphémères exceptions: A. Tavel (VD), consul de 1828 à 1832, peut-être J.F.
Emery (GE), négociant et banquier (faillite en 1855), consul de 1853 à 1856, et H. David
(BS), de 1856 à 1858.
35
Français réfugié dans le canton de Fribourg lors de la Révolution. L'un et
l'autre se révélèrent des hommes d'affaires sans scrupules et tombèrent en
disgrâce aussi bien au Brésil qu'en Suisse.51 Perret-Gentil, ancien associé
des marchands-banquiers lenisse & de, Rio et Paris, consul depuis 1838,
abandonnera le commerce de marchandises pour celui de l'immigration.
Très habilement, il commence par faire accepter au Directoire la création
d'un consulat général à Rio de Janeiro (1841), ce qui lui confère des
attributions quasi diplomatiques; puis il étend le réseau de représentation en
direction des terres agricoles du sud (et de ses intérêts privés). Perret-Gentil,
qui se fera d'ailleurs naturaliser Brésilien, se lie avec une famille de
l'aristocratie foncière et marchande de Sâo Paulo, celle du sénateur
Vergueiro, qui monopolisa un temps les affaires de colonisation du pays, et
dont il devient un collaborateur actif en 1851. Il nomme un des fils
Vergueiro vice-consul de Suisse à Santos, tandis que son frère Auguste,
également au Brésil, épouse une Vergueiro. Au Parana, Perret-Gentil sera
directeur de la colonie Superagui, financée par la banque genevoise Georges
Melly, Robert & de. "Sous la tutelle des grands propriétaires et des
spéculateurs", la traite des Noirs fait place à une "véritable traite des
Blancs":52 quelque 3.000 Suisses immigrent entre 1850 et 1856. Leur sort
sera misérable. Alarmé par l'afflux des plaintes, le Conseil fédéral enverra
J.J. Tschudi en mission extraordinaire auprès de la Cour impériale
(1860/61)53 et finira par intenter un procès à Vergueiro & de. Quant au
nouveau consul général, E.E. Raffard, associé de Melly & Raffard à Rio de
Janeiro,54 qui n'apparaît cependant pas sous les traits d'un affairiste, il a
NICOULIN, La genèse de Nova Friburgo. Emigration et colonisation suisse au Brésil
1817-1827, Fribourg 1978, pp. 33-49, 126-128, 167-168.
ARLETTAZ, "Emigration et colonisation suisses", op. cit., pp. 161, 168. Sur les activités
colonisatrices et diplomatiques de Perret-Gentil: ibid., pp. 161 ss.; GERTSCH, Premier
centenaire, op. cit., 1929, pp. 73 ss.; ZIEGLER WITSCHI, Schweizer statt Sklaven.
Schweizerische Auswanderer in den Kaffee-Plantagen von Sâo Paulo (1852-1866),
Stuttgart 1985, pp. 112-115, 54-76 (le titre choisi par l'historienne révèle parfaitement un
discours historique axé sur la restauration de l'intérêt national suisse).
Il a pour mission de régulariser la situation juridique et confessionnelle des colons. Il
obtient une amélioration de la législation touchant à la colonisation des terres et signe la
première convention consulaire entre les deux pays (1861).
54
Quels rapports avec G.C. Melly à Superagui, qui s'inquiétera de l'état de la succession de
Perret-Gentil, comprenant cette colonie (AF E 2400 / Rio de Janeiro, 1, 4.7. 1866, n° 116
et 19.1. 1867, n° 25)?
36
partie liée, lui aussi, avec l'immigration, dont il ne cessera de défendre les
avantages pour la Suisse, comme pour le Brésil, en particulier pour les terres
à café de Sâo Paulo.55
Cependant, les autorités fédérales manifestent une hostilité grandissante visà-vis de la politique d'immigration du Brésil et des projets de colonisation,
presque invariablement voués à l'échec. En Suisse, la question migratoire
devient un enjeu politique national. Autant sans doute que la grande crise
économique des années 1876 à 1885, accompagnée d'un mouvement
d'expatriation massive (1880-1884), l'effroyable misère des colons suisses au
Brésil - des rapports de "dépendance" inversés en vérité - a encouragé
l'interventionnisme de l'Etat et l'adoption d'une politique migratoire
"anticolonialiste".56 Entre Berne et Rio de Janeiro, du fait d'intérêts
ouvertement contradictoires en matière de politique migratoire, la tension
est allée croissant. Mais aussi la tension entre les autorités fédérales et ceux
qui ont servi la politique brésilienne, notamment certains titulaires du
consulat général. Le problème Nord-Sud n'est donc pas seulement un
problème de rapports hostiles entre la Suisse et le Brésil, mais aussi entre la
Suisse et une bourgeoisie d'affaires d'origine helvétique, implantée de longue
date en périphérie et bien intégrée dans les milieux brésiliens. En 1901, à la
mort du consul Raffard, le Vorort, porte-parole de l'industrie d'exportation,
intervient énergiquement pour imposer un candidat "non lié aux intérêts
locaux" - formule lourde de sous-entendus - et jouissant d'une "bonne
situation".57 Il propose trois négociants alémaniques.58 C'est le Saint-Gallois
ARLETTAZ, "Emigration et colonisation suisses", op. cit., pp. 169-178.
Restreignant la liberté d'émigration par le biais de lois sur les agences d'émigration (1880,
1888) et par la création d'un Bureau fédéral d'émigration (1888): ARLETTAZ,
"L'émigration suisse outre-mer de 1815 à 1920", in Etudes et Sources, 1 (1975), pp. 60
ss.
Raffard, effectivement "ruiné" par la crise bancaire, débiteur du consulat, laissera une
situation comptable inextricable à son successeur - quant à Raffard fils, il se voit retirer la
gestion provisoire du poste en raison de malversations financières. (Sur tout ceci: AF E
2001 (A), 1320).
Albert Barth (SH), importateur de textiles, immigré en 1861 et retiré des affaires depuis
1895 (il laissera une fortune de 1.650.000 francs, entièrement léguée à des institutions
publiques en Suisse et au Brésil: AF E 2200 / Rio de Janeiro, 159), Hans Huber et Max
Blum (ZH). Les sections romandes du Vorort proposent en revanche Henri Leuba (NE) ...
Détail intéressant: deux des trois candidats proposés, comme les deux successeurs de Raf-
37
Auguste Wegelin, directeur de la branche d'importation d'une grande firme
allemande, Theod. Wille & de, qui sera finalement choisi, suivi plus tard du
Bernois Albert Gertsch. Avec ce dernier, nommé aussi chargé d'affaires, le
consulat général de commerce est transformé en consulat de carrière, poste
occupé par un consul professionnel, payé par la Confédération.
Après un si long règne romand, la mainmise de la Suisse allemande, via le
Vorort, sur le poste de Rio de Janeiro peut être vue comme un événement
hautement symbolique. Il traduit tout à la fois les changements structurels
dans l'industrie helvétique, l'amenuisement de la présence suisse française
au Brésil et une cassure politique entre deux cultures marchandes. Cet
événement est aussi chargé de symbolisme que la décision arbitrale de Berne
qui, en 1900, mettait un terme aux poussées de l'impérialisme formel
français en Amérique latine.
Zusammenfassung
Gestützt auf Quellen über die wirtschaftliche Vertretung im Ausland
entwirft diese Studie ein Bild der Geschäftstätigkeit der von Nord- bis
Südbrasilien verstreuten schweizerischen Handelsniederlassungen, der
Strategien zur Eroberung sogenannt "peripherer" Märkte und der
Entwicklung der Handelsgesellschaften zu Beginn des Finanz- und
Industriekapitalismus. Die Arbeit geht von zwei grundlegenden Fragen aus:
dem Wandel der Beziehungen zwischen Fabrikanten, Kaufleuten und
Geldgebern des internationalen Handels angesichts der noch nie
dagewesenen Herausforderungen des XIX. Jahrhunderts - technologischer
Umbruch und Globalisierung des Handels - einerseits und der kulturellen
und politischen Identität einer an den Rand der entwickelten Welt
emigrierten Kaufmannsbourgeoisie andererseits, die hin und her gerissen ist
zwischen persönlichen Interessen und der Ausrichtung auf das Mutterland -
fard, figuraient parmi les signataires de la protestation suisse à la manifestation du 1er
août 1901 - ceux qui s'étaient désolidarisés des Raffard, Leuba et autres ressortissants
francophones.
38
der Kontrolle der überseeischen Geschäfte durch Entscheidungs- und
Finanzierungszentren in Europa, in der Schweiz.
Haben die zunehmende industrielle Konkurrenz und der infolge der rasch
fortschreitenden Mechanisierung gestiegene Kapitalbedarf dazu geführt,
dass die Hersteller von der selbst finanzierten Vermarktung in der Ferne
abkamen und an ihrer Stelle die Mittelsleute des Aussenhandels - seien es
Zwischenhändler oder Finanzleute - zu Galionsfiguren der wirtschaftlichen
Expansion wurden? Oder ging die Macht in die Hände von Industriellen
über, die dynamisch genug waren, selbständige Mittelsmänner zu
Gefolgsleuten zu machen oder sie durch vertikale Integrationsstrategien gar
ganz auszuschalten? Die zweite These wird von zahlreichen Historikern
vertreten, welche die Zerstörung der auf familiären Verbindungen
beruhenden Handelsnetze auf den wachsenden Einfiuss der grossen
multinational ausgerichteten Firmen zurückführen, die vom Finanzkapital
der "Zentren" beherrscht werden.
Der Fortbestand der Schweizer Handelsunternehmen steht ausser Frage. Bis
zu Beginn des XX. Jahrhunderts bildeten Textilien das Rückgrat der
schweizerischen Geschäftstätigkeit in Übersee, wobei das vom
Fabrikanten/Exporteur finanzierte Kommissionsgeschäft nach der Erfindung
des Telegraphen durch den Import durch Grosshändler in Rio de Janeiro
abgelöst wurde, die auf eigene Rechnung arbeiteten und direkt mit ihren
Einkaufsbüros in Europa in Verbindung standen. Dorthin wurde nun sehr
oft der Hauptsitz der Firma verlegt. Den Ersten Weltkrieg überdauerten
auch jene Schweizer Firmen, die sich auf die gewinnträchtigsten Bereiche
der brasilianischen Plantagenwirtschaft spezialisiert hatten - den Anbau und
Export von Kaffee und Tabak (Bundesstaat Bahia; in der Regel mit
Niederlassung oder Hauptsitz in Paris), während sie gleichzeitig ihre
Investitionen in Brasilien diversifizierten (Hafenanlagen, Eisenbahn- und
Strassenbahngesellschaften.Banken, Versicherungen, Schiffahrtsagenturen).
Allerdings verlieren die herkömmlichen Kaufleute auf diesem Terrain die
Kontrolle über den Markt. Der Aufschwung hochtechnisierter Industrien
Ende des XIX. Jahrhunderts (Investitionsgüter, Elektrotechnik) verändert
das Gesicht des Handels und bringt die Direktausfuhr durch einen oder eine
Gruppe von Industriellen, die in Erwartung zukünftiger Bestellungen
Unternehmen in Übersee finanzieren (so z.B. die 1913 in Zürich gegründete
Schweizerische Gesellschaft fiir Handel und Industrie in Brasilien). Im Zuge
dieser neuen Geschäftstrends - und noch vor dem Auftauchen der ersten
39
Schweizer Multis in Brasilien in der Zwischenkriegszeit - erscheint zudem
eine neue sozio-professionelle Klasse auf der Bildfläche: die
Verkaufsagenten und Vertreter, im Spannungsfeld zwischen Handel und
Dienstleistungen.
Der Fortbestand der Handelsunternehmungen scheint also in der einen oder
anderen Form bis zur Krise 1929 und der Verabschiedung einer
nationalistischen Wirtschaftspolitik durch die Regierung Vargas gesichert.
Gleichzeitig verzeichnet man jedoch das Schwinden des frankophonen
Elements und die Verdrängung der Unternehmen aus der französischen
Schweiz, die in diesen Breitengraden einst eine Pionierrolle gespielt hatten.
Die Veränderung des Welthandelsgefüges weist aber auch soziale und
kulturelle Aspekte auf: das Verschwinden einer multinationalen
Handelsklasse, die in der ersten Hälfte des XIX. Jahrhunderts die Kontrolle
über den transatlantischen Markt gewonnen hatte und den Untergang einer
kulturellen und politischen Identität: jene einer kosmopolitischen
Bourgeoisie, die sich kaum um nationale Herkunft kümmerte und die
sowohl bei der Wahl ihrer Geschäftspartner als auch in Heiratsfragen eine
internationale Strategie verfolgte. Während über die Nationalität der
Pionierfirmen wenig bekannt ist, ist die „Helvetisierung" der
Handelsgesellschaften in der zweiten Hälfte des Jahrhunderts unverkennbar.
Parallel zu dieser nationalistischen Abkapselung kommt es im speziellen
Kontext der schweizerischen Präsenz in Rio de Janeiro auch zum Bruch
zwischen der französischen und deutschen Sprachgemeinschaft; einem
Bruch, der 1901 in der deutschschweizerischen Übernahme - via Vorort des
Schweizerischen Handels- und Industrie-Vereins - des Generalkonsulats in
Rio gipfelte, das seit 1817 stets den Diplomaten, Kaufleuten und Bankiers
aus der Romandie vorbehalten war.
Dieser Wechsel ist bezeichnend für den schwindenden Einfluss der
französischen Schweiz und die strukturellen Veränderungen in der
schweizerischen Industrie, nämlich die zunehmende wirtschaftliche
Bedeutung der deutschsprachigen Landesteile und des Finanzplatzes Zürich.
Vor allem aber kommt darin ein politischer Bruch zwischen zwei
Geschäftswelten zum Ausdruck, die völlig gegensätzliche wirtschaftliche
Interessen verfolgen: zwischen Handelsorganisationen, deren logistische und
finanzielle Zentren in Europa angesiedelt sind (Paris, Zürich) und einer
40
Unternehmerklasse, die in Brasilien dauerhafte Beziehungen zu der
wirtschaftlichen und politischen Elite aufbauen möchte, um ihren Interessen
im Kolonisationsgeschäft, d.h. dem Import von freien Arbeitskräften aus
Europa als Ersatz für die Sklaven, Nachdruck zu verleihen. Die Romands
hatten als Inhaber dieser Schlüsselposition in Rio de Janeiro, in
unmittelbarer Nähe zur Imperialmacht, die Kolonisationsprojekte und die
Propaganda des brasilianischen Staates bzw. der einheimischen
Grossgrundbesitzer und Spekulanten in Europa stets rückhaltlos mitgetragen
und gefördert. Dann allerdings bewog das unbeschreibliche Elend tausender
verschuldeter und ausgebeuteter Kolonisten - Abhängigkeitsverhältnisse
unter umgekehrtem Vorzeichen - den Bundesrat, die nationalen Interessen
der Schweiz in der Migrationsfrage wahrzunehmen (ausserordentliche
Mission von J.J. Tschudi 1860/61). Die Ernennung eines Deutschschweizer
Kaufmanns zum Generalkonsul 1901 ist zweifellos auch als Desavouierung
der brasilianischen Einwanderungspolitik und aller, die sie unterstützten, zu
betrachten.
Compendio
Attingendo alle fonti relative alla presenza economica elvetica all'estero, lo
studio schizza un quadro di quel che sono state le attività e gli interessi
economici delle comunità mercantili svizzere sparse dal Nord al Sud del
Brasile, delle strategie di penetrazione dei cosiddetti mercati "periferici" e
dell'evoluzione dell'impresa commerciale entrata nell'era del capitalismo
industriale e finanziario. Due, in particolare, sono le questioni che
sottendono l'intero lavoro: da una parte, quella delle mutevoli relazioni che
legano fabbricanti, mercanti e esponenti della finanza internazionale, presi a
rispondere alle sfide senza precedenti poste dall'Ottocento - mutamenti
tecnologici e mondializzazione degli scambi; dall'altra, quella dell'identità
culturale e politica di una borghesia imprenditoriale emigrata alla periferia
del mondo sviluppato, divisa tra interessi strettamente legati all'economia
del paese ospite e tropismo metropolitano - controllare gli affari d'oltremare
a partire da centri decisionali e finanziari situati in Europa, in Svizzera.
L'argomentazione parte e si sviluppa attorno a due enunciati. È stata la
concorrenza industriale sempre più serrata e l'accresciuta esigenza di
41
capitali dovuta ai rapidi progressi della meccanizzazione, a far sì che il
manifatturiere rinunciasse progressivamente a sobbarcarsi i costi della
commercializzazione in contrade lontane, facendo dell'intermediario
impegnato nel commercio estero - mercante o finanziere che fosse - una
figura di prua dell'espansione economica? O è stato invece il potere, passato
ora nelle mani di industriali più dinamici, a fare dell'intermediario un
satellite, laddove non l'abbia eliminato del tutto con strategie di integrazione
verticale? Quest'ultima tesi è sostenuta da numerosi storici, i quali
attribuiscono lo smantellamento delle, reti mercantili fondate sulle diaspore
familiari al peso crescente esercitato, a partire dalla fine dell'Ottocento,
dalle grandi imprese, sviluppatesi in multinazionali e dominate da un
capitalismo finanziario di "centro".
Di fatto, non è la sopravvivenza dell'impresa mercantile svizzera ad essere
messa in forse da questo processo. Fino all'inizio del Novecento, i tessili
continuano ad alimentare gli affari degli svizzeri oltre-Atlantico; ma al
commercio per consegna, il cui finanziamento incombeva al fabbricanteesportatore, viene a sostituirsi, con l'avvento del telegrafo, l'importazione in
conto proprio, fatta da grossisti stabilitisi a Rio de Janeiro e in contatto
diretto con i propri uffici acquisti in Europa, dove spesso sono trasferite le
loro sedi principali. Hanno resistito, fin oltre la prima guerra mondiale,
anche le ditte svizzere che seppero occupare i canali più redditizi
dell'economia legata alle piantagioni brasiliane - la coltura e l'esportazione
di cacao e tabacco (centri di produzione nello Stato di Bahia, succursale o
casa-madre generalmente a Parigi) -, diversificando al contempo i propri
investimenti in Brasile (impianti portuali, compagnie ferroviarie e
tranviarie, banche, assicurazioni, agenzie di navigazione). Vi è tuttavia un
terreno in cui il mercante tradizionale ha perso il controllo del mercato.
L'impulso conosciuto, alla fine del Novecento, da industrie a forte contenuto
tecnologico (apparecchiature e macchinali, elettrotecnica) comporta infatti
nuove forme di organizzazione commerciale: l'esportazione diretta, fatta dal
singolo produttore, o da un consorzio di industriali che finanziano imprese
d'oltremare allo scopo di ottenerne commesse (tra queste, la Società svizzera
per il Commercio e l'Industria in Brasile, fondata a Zurigo nel 1913). Nel
solco di questi nuovi canali d'affari - prima ancora dell'apparizione delle
prime multinazionali svizzere in Brasile, nel primo dopoguerra - entra in
scena anche una nuova categoria socio-professionale: quella degli agenti di
vendita e dei rappresentanti, a metà strada tra negozio e servizi.
42
L'impresa commerciale svizzera in Brasile, di qualsiasi genere essa sia, ha
dunque carattere di perennità e rimane ben viva fino alla crisi del 1929 e
all'adozione di una politica economica di stampo nazionalista da parte del
governo Vargas. Quel che si osserva parallelamente è, tuttavia, il
progressivo regredire della componente francofona e il graduale
arretramento dell'impresa svizzera romanda, che pure fece opera di pioniere
a queste latitudini.
Il rinnovamento strutturale che interessa il mondo degli scambi, comporta
però anche aspetti sociali e culturali: scompare il ceto imprenditoriale
multinazionale che aveva preso il controllo del mercato transatlantico nella
prima metà dell'Ottocento e si spegne un'identità culturale e politica - quella
di una borghesia cosmopolita, poco curante delle nazionalità d'origine,
internazionale per alleanze, come per strategie matrimoniali.
L'elvetizzazione delle società commerciali nella seconda metà del secolo è
tanto netta, quanto poco chiara era invece la nazionalità delle case
fondatrici.
Oltre ad una tendenza a ripiegarsi su un sentimento di appartenenza
nazionale, quel che si osserva, nel contesto particolare della presenza
svizzera a Rio de Janeiro, è anche la frattura tra la comunità linguistica
francofona e gli ambienti germanofoni - frattura che diventò palese, nel
1901, quando la Svizzera tedesca, attraverso il Vorort dell'Unione svizzera
del Commercio e dell'Industria, prese il controllo del Consolato generale
svizzero a Rio, che dal 1817 era sempre stato feudo di diplomatici,
commercianti e banchieri romandi. Questo gesto riflette, da una parte, lo
scemare dell'influenza svizzera francese, dall'altra, i cambiamenti strutturali
in atto nell'industria elvetica - in particolare, il peso economico crescente
acquistato dalle regioni germanofone del paese e dalla piazza finanziaria di
Zurigo. Ma è soprattutto segno di una rottura politica tra due classi
imprenditoriali dagli interessi economici divergenti, e cioè tra reti mercantili
che hanno centro logistico e finanziario in Europa (Parigi, Zurigo) e
imprenditori che, in Brasile, cercano di creare legami durevoli con l'élite
economica e politica locale - ancorando, in particolare, i propri interessi in
attività di natura coloniale e più propriamente nel commercio
d'importazione di lavoratori liberi provenienti dall'Europa e impiegati in
sostituzione degli schiavi. Gli svizzeri (romandi) detentori dei posti chiave a
Rio de Janeiro, vicini al potere imperiale, non smisero mai di promuovere o
di sostenere i progetti di colonizzazione e la propaganda in Europa dello
43
Stato brasiliano e dei grandi proprietari e speculatori indigeni. La
spaventosa miseria in cui versavano migliaia di coloni sfruttati e indebitati in un rovesciamento dei rapporti di "dipendenza" - indusse tuttavia il
Consiglio federale a rinnovare l'interesse dell'opinione pubblica svizzera in
materia di emigrazione (missione straordinaria di J. J. Tschudi nel 1860-61)
- e la nomina di un commerciante svizzero tedesco al posto di Console
generale (1901) fu forse, in questo senso, anche un modo di sconfessare la
politica brasiliana di immigrazione e quanti l'avevano servita.
44
Schweizerisches Bundesarchiv, Digitale Amtsdruckschriften
Archives fédérales suisses, Publications officielles numérisées
Archivio federale svizzero, Pubblicazioni ufficiali digitali
Les Suisses et la Suisse au Brésil (1817-1930). Le renouvellement des communautés
de'affaires ou le recul de l'influence économique de la Suisse française
In
Studien und Quellen
Dans
Etudes et Sources
In
Studi e Fonti
Jahr
1995
Année
Anno
Band
21
Volume
Volume
Autor
Veyrassat, Béatrice
Auteur
Autore
Seite
11-44
Page
Pagina
Ref. No
80 000 185
Das Dokument wurde durch das Schweizerische Bundesarchiv digitalisiert.
Le document a été digitalisé par les. Archives Fédérales Suisses.
Il documento è stato digitalizzato dell'Archivio federale svizzero.