Claudio Magris
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Claudio Magris
Claudio Magris « Le but du voyage, ce sont les hommes. » (Déplacements) Claudio Magris, né le 10 avril 1939 à Trieste, « ce labyrinthe d’époques », comme il qualifie sa ville natale dans sa préface à Danube, la quitte à l’âge de dix-huit ans pour suivre des études de langue et de littérature germaniques à l'université de Turin. Diplômé, il adapte sa thèse en un essai (Mythe de l'Empire dans la littérature autrichienne, publié en italien en 1963 , traduit en français et édité par L’Arpenteur en 1991 ) à travers lequel il confronte le regard de plusieurs écrivains (Joseph Roth, Robert Musil, Karl Kraus, Stefan Zweig) au mythe de la Mitteleuropa (« Europe centrale »). Il vit en Autriche et en Allemagne avant de revenir dans les années 1970 en Italie où il enseigne la littérature germaniste à l’université de Trieste. Claudio Magris, à l'image de sa ville natale, est un écrivain de la frontière un homme qui se situe au croisement de plusieurs cultures: « Je suis devenu tel parce que je suis né […] à Trieste, ville des frontières, ville certes italienne mais aussi slovène, croate, autrichienne, arménienne, grecque et juive », affirme Claudio Magris. Trieste est en effet un port qui sous les Habsbourg est l'unique débouché sur l'Adriatique de l'Autriche, et ainsi de l'Europe centrale. Cette ville prospère passe aux mains des Italiens en 1918 avant d'être revendiquée en 1945 à la fois par les Italiens et par les Yougoslaves (aujourd'hui, Slovènes). Le territoire triestin est finalement divisé en deux et la « frontière n'était pas innocente puisque c'était le rideau de fer stalinien. Une frontière qui coupait le monde en deux blocs ». Claudio Magris s'est donc toujours senti « amputé d'une part de [lui]-même ». Tout en pensant que « toutes les frontières des langues » étaient mêlées en lui. En prenant de la distance géographique, l'écrivain redécouvre Trieste, ville mythique, métropole habsbourgeoise et lieu de toutes les rencontres – qui avant lui avait fasciné Italo Svevo ou encore James Joyce –, dans Trieste, une identité de frontière (en collaboration avec l'historien Angelo Ara, 1982) et dans certains essais de Microcosmes (1997, prix Strega). Une oeuvre marquée par la culture de la Mitteleuropa Essayiste et romancier, Claudio Magris est spécialiste de la Mitteleuropa, notion qu'il nourrit de ses recherches depuis ses premiers écrits. Fasciné par la culture de cette Europe centrale, et notamment par l'ère des Habsbourg et par le destin autrichien de la fin du XIXe siècle, cet érudit mêle avec finesse l'histoire, la littérature, les arts et les cultures à son œuvre autobiographique. Selon lui, cette région « a été, au-delà de la différence des nationalités et des langues, le magnifique et mélancolique laboratoire du malaise de la civilisation ». La Mitteleuropa a été le foyer d'une culture de résistance, d'une littérature exceptionnelle empreinte d'un renouveau jamais égalé depuis, dû à la « symbiose entre la langue allemande et la culture juive » qui vit naître d'éminents écrivains et intellectuels. II - L’art du voyage : Danube et ailleurs… Écrivain - voyageur Claudio Magris a publié d’abord une série de chroniques publiées dans le Corriere della Sera à propos des voyages qu’il a accompli dans la grande Europe : Espagne, Autriche, Allemagne, Finlande ; mais également en Australie (Déplacements) .On trouve dans cette œuvre le déclaration du sens profonde qui Magris attribue au voyage : « aller loin pour mieux revenir, arpenter le temps pour savoir savourer l'instant, perdre ses certitudes pour découvrir d'autres possibles, trouver peut-être, dans les drames et les ferments du passé, de quoi lutter contre "l'inconsistance diffuse" de la vie en Occident aujourd'hui. » 1[6] Avec Danube (1989) Magris affronte un long voyage sentimental des sources au delta du grand fleuve, de la Forêt-noire à la mer Noire où on retrouve le spécialiste des Habsbourg et de la culture autrichienne fin de siècle mais surtout un humaniste en quête des richesses d’une civilisation composite : « Il casse les fantasmes autour de la Mitteleuropa en privilégiant son babélisme ». (Magazine littéraire, février 1989) Récit d’un voyage , mais d’un voyage initiatique ,est aussi Microcosmes (traduction en français : 1998, GALLIMARD) où l’auteur s’engage dans une quête qui est le prétexte à l’évocation de lieux, de cultures, de mythes qui forment la trame même de son existence et donc de son identité. Ce voyage part de Trieste, où y rencontre, parmi les habitués du café San Marco, le professeur Juan Octavio Prenz, italien d’origine, écrivant en espagnol et « qui s’est fixé à Trieste parce que la ville lui rappelait le cimetière de bateaux et de figures de proue d’Ensenada de Barragan, entre Buenos Aires et La Plata. » (p. 19) Mais on n’en reste pas là. Le café San Marco n’est qu’un point de départ, comme un rendez-vous pour une longue excursion. Le chapitre suivant nous emmène dans les collines du Frioul (chacun des neuf chapitres est un nom de lieu), dans la Valcellina , qui est l’occasion de rappeler des coutumes rurales, comme la fête des épis de maïs. Un village compte surtout, qui est celui du berceau de la famille Magris. Puis on redescend vers la lagune, « lieu propice aux métamorphoses », avant de remonter dans les forêts de Slovénie, jusqu’au Monte Nevoso, peuplé de loups et de fantômes : « celui qui pénétrait pour la première fois dans la forêt, encore enfant, sentait d’une certaine façon, que ce n’était pas la première fois et que sa propre histoire aussi avait dû commencer très longtemps avant, en un temps conservé et mesuré dans les cercles du tronc… » (p.95) On redescend de nouveau dans l’une des mille îles de l’Adriatique orientale, en Croatie, pour y évoquer les races nombreuses qui ont foulé, sans jamais le posséder, leur sable blanc : « Quand on gratte un nom de famille italianisé, on découvre une strate slave […], mais si on continue, on met parfois au jour une strate encore plus ancienne […]. Les noms rebondissent d’une rive à l’autre. (p. 158) La dernière partie du voyage s’enfonce dans le Tyrol italien, toujours à la recherche d’une identité à la fois diverse et commune, ou plutôt tombant sur son évidence : « Fermeture et mélanges. Frontière tracée et franchie. Le Tyrol se vante d’une virginité ethnique préservée par les montagnes […] perle germanique enfermée dans ses écrins, mais il est aussi lieu de passage et de transit, pont entre le monde latin et le monde allemand. » (p. 194) L’avant-dernier chapitre, intitulé Jardin public, nous ramène à Trieste, où l’on s’intéresse aux petites choses, maintenant qu’on en connaît de si grandes : les enfants qui jouent, le chat qui dort sur un banc, le vieux prêtre qui va dire sa messe. On salue au passage le buste d’Italo Svevo… A peine le jardin est-il troublé un jour, il y a longtemps, par le bruit des bombes. III - « J’espère que l’Europe sera fédérale… » Claudio Magris s’irrite souvent (Cf. Lire, février 2003) d’être considéré comme Monsieur Mitteleuropa (concept qu’il a pourtant largement contribué à établir). Non seulement sa soif de voyage a enveloppé une bonne partie du monde, mais, quand on lui parle d’Europe, sa vue est celle d’un fédéraliste convaincu, englobant tous les Etats alors présents dans l’Union. « La nouvelle Europe devra être, dans sa variété, d’une manière ou d’une autre une civilisation unitaire, non un archipel furieux de nations et d’ethnies obsédées par leurs propres particularités. » « Chaque microscopique identité doit être comprise dans l’universel. […] Il ne faut pas oublier que les diversités ont fleuri au sein des grands empires, le romain ou l’austro-hongrois. Le sentiment d’appartenance à un ensemble plus vaste donne une toute autre valeur à l’identité régionale. » (Entretien publié dans Le Point) C’est cette vision que l’Espagne a récompensée en 2004 en accordant à Claudio Magris le Prix Prince des Asturies pour la Littérature (sorte de prix Nobel espagnol), considérant qu’il incarne avec son œuvre la meilleure tradition humaniste et représente « l'image plurielle de la littérature européenne du début du XXI siècle. Une Europe différente et sans frontières, solidaire et prête au dialogue interculturel. » L’auteur du discours prononcé à cette occasion ajoute : « Avec une puissante voix narrative, Magris indique dans ses livres des espaces qui composent un territoire de liberté, et en eux se cristallise un désir : celui de l'unité européenne dans sa diversité historique. »
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