GIDNI 1404 CALIGULA OU DE LA SOLITUDE DU POUVOIR
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GIDNI 1404 CALIGULA OU DE LA SOLITUDE DU POUVOIR
Section – Literature GIDNI CALIGULA OU DE LA SOLITUDE DU POUVOIR ABSOLU Ileana Tănase, ”Valahia” University of Tîrgovişte Abstract: Caligula, the Roman emperor portraying the ultimate tyrant, has, in Albert Camus' play, one greatest wish: to hold the moon in his own hands. Since he is aware that everything is allowed to him, he transfers the limits of his desire beyond the realm of the possible, thus wishing to achieve the impossible here, on earth. The discretion he assumes in relation to all of the kingdom's destinies is not enough to quench his thirst for cruelty. He sentences to death without a single trace of remorse or penitence and he wants to be loved. There is no solitude more irredeemable, more implacable than this. He concedes it himself, as a conscious acknowledgement of a state of things: 'Once upon a time, there was a wretched emperor that nobody ever loved.' Keywords: Caligula, absolute power, possible vs. impossible, cruelty, solitude Caligula, l’empereur romain personnifiant le tyran suprême, éprouve, dans la pièce d’Albert Camus1, un seul grand désir: avoir la lune dans ses propres mains. Comme il sait que tout lui est permis, il pousse les limites de son désir au-delà du possible, voulant atteindre ainsi «l’impossible sur terre». Du moment que l’orgueil d’obtenir n’importe quelle chose humaine lui est satisfait, l’explication du désir de posséder la lune tient à ce qu’il change l’impossible en possible: «Justement! il s’agit de ce qui n’est pas possible, ou plutôt il s’agit de rendre possible ce qui ne l’est pas». (p.36) Pour se montrer digne de la lune, pour la mériter, Caligula se propose de montrer à tous qu’il peut faire quoi que ce soit. Outre la liberté qu’il assume afin de ne pas obéir à des règles ou à des lois contraires à sa volonté aussi changeante, il s’arroge le droit de vie et de mort sur les sujets de l’empire, les envoyant à mourir d’après une liste établie d’une manière tout à fait arbitraire. S’il arrive qu’il en modifie l’ordre, c’est «toujours arbitrairement». Et non seulement qu’il envisage la possibilité d’anéantir tous ceux qui le contredisent ou le contrediraient, éliminant de la sorte les contradictions inhérentes à un tel monde désaccordé, mais il semble savoir par avance qu’on lui donne raison suivant l’éternelle complicité entre la victime et son bourreau. L’étrangeté de sa prétention d’envoyer à la mort ses sujets sans droit d’appel est renforcée dans la pièce par l’intervention d’Hélicon, dont le faux raisonnement revêt, comme tout sophisme, quelque apparence de vérité due à la conjoncture historique à laquelle elle renvoie: «On meurt parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D’où il ressort que tout le monde meurt. C’est une question de temps et de patience». (p. 69) Par la décision de disposer à sa guise de la vie de tous ceux qui l’entourent, Caligula mesure son pouvoir à celui des dieux, auxquels il se substitue à force d’une cruauté qu’il ne cesse d’invoquer ni d’exercer. Il a d’ailleurs bien compris «qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux: il suffit d’être aussi cruel qu’eux». (p. 28) Mais ceux-ci ne représentent que des reflets insignifiants de l’imagination par comparaison à son impitoyable liberté de volonté. A travers l’exercice de sa liberté «sans frontières» comme il l’appelle lui-même, il se déclare capable de rejeter la rivalité des dieux, pratiquant aisément leur «métier»: « Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé 1 A. Camus, Caligula, Paris, Editions Gallimard, 1958. 1404 Section – Literature GIDNI cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme, s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule». (p. 98) Le pouvoir de Caligula ne s’arrête pourtant pas là. Il vise au changement de l’ordre du monde dont il est profondément mécontent: « […] de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus?» (p. 41) Dans la confrontation entre son pouvoir (bien qu’il soit maître suprême des autres, il est, quand même, un être limité) et l’ordre implacable du monde, intervient le facteur clé: sa liberté de vouloir et d’agir. La liberté dont rêve Caligula n’est pas moyenne, médiocre, elle est censée se mesurer à l’impossible, s’égaler à l’absolu, ce qui ne saurait être avéré que par la reconnaissance du manque d’importance du monde qu’il dénonce pour qu’il puisse le dominer: «Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté [...] Dans tout l’Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin venu un empereur pour vous enseigner la liberté». (p. 38) Au-delà de l’image qu’il construit pas à pas avec la menace de mort qu’il profère partout, se trouve insinué le «glaive» de ses paroles au moyen desquelles il dit des choses troublantes sur la condition humaine. C’est d’ailleurs le titre dont il a appelé le traité, «Le Glaive», le «grand traité qui égalera les plus célèbres», destiné à dévoiler le «pouvoir meurtrier» des mots. Caligula possède, outre la fourberie de dominer ses sujets, la capacité de comprendre la juste valeur des mots. Et si dans la vie de chaque jour le pouvoir des mots prononcés est une autre face de son autorité sur les autres, Caligula tente dans ce traité qui sera «à la hauteur des plus célèbres» l’aventure de la séduction des mots non-prononcés, menaçants de par leur mutisme, dirigés, cette fois-ci, vers ses virtuels collaborateurs dans le registre poétique. Mais tout cela n’existe que dans l’esprit de Caesonia, qui aurait souhaité que l’empereur fût aussi le poète absolu, alors que ce dernier se délimite catégoriquement des poètes dans l’oeuvre desquels il ne voit que l’impuissance de vivre: «Les autres créent par défaut de pouvoir. Moi, je n’ai pas besoin d’une oeuvre: je vis». (p. 141) Caligula se veut omniprésent. Il arrive jusqu’à affirmer qu’il est le destin même, destin non pas pour lui, mais pour tous ceux auxquels il décide le train de vie. La raison pour laquelle il affirme qu’il s’est converti en destin est due à ce que le destin ne saurait être changé ni entendu non plus, aussi longtemps que l’on suppose que c’est lui qui partage le bien et le mal dans la vie de chacun, sans qu’il en ait la bonne balance ni pour le bien, ni pour le mal. Ce qui est donné une fois pour toutes dans la pièce c’est le mal dont sont frappés les sujets de Caligula; pourtant ils ne réagissent point, ils ne font qu’envisager une future opposition au destin, symbolisé par Caligula, qui s’était lui-même proclamé leur destin. Entretemps, on avait chuchoté, çà et là, qu’un complot allait se former contre lui. Et comme l’histoire des hommes s’est depuis toujours prêtée à des trahisons, on a chargé le vieux patricien de donner à l’empereur la nouvelle sur le complot. Pourquoi le vieux patricien? Camus, suggère-t-il par là que la sagesse acquise le long du temps ne sert pas à grand-chose du moment qu’elle est mise au service d’une grande trahison? Toutefois, le jugement moral, même provenant d’un être immoral tel Caligula, ne manque pas de se faire voir: «Si ce que tu dis était vrai, il me faudrait supposer que tu trahis tes amis, n’est-ce pas? [...] Et je ne puis pas supposer cela. J’ai tant détesté la lâcheté que je ne pourrais jamais me retenir de faire mourir un traître. Je sais bien ce que tu vaux, moi. Et assurément tu ne voudras ni trahir, ni mourir» (p.p. 107-108) 1405 Section – Literature GIDNI Selon la pensée du patricien, Caligula aurait dû jouir du goût de la trahison. Mais Caligula se montre d’un coup ami de la vérité, ami d’une façon de juger, impartiale et froide, ne tenant compte ni de sa propre personne ni du bien qu’aurait mené dans sa vie la trahison du vieux patricien. On aurait dit qu’un esprit non-humain juge d’une part et d’autre, un esprit qui n’a rien des fourberies de ce monde, tel est le geste de Caligula, lorsqu’il condamne la trahison. Mais peu après, il brûle du désir de prendre sa revanche, de frapper et de vaincre. Il ne peut cependant pas s’empêcher de demander au maître du complot la raison pour laquelle il n’est pas aimé: «Cherea, pourquoi ne m’aimes-tu pas?» (p. 111) Caligula invoque le droit d’être aimé alors qu’il ne fait que tuer au hasard, se montrant, par l’aléatoire de ses gestes, l’être le plus puissant de l’empire et le plus primitif à la fois. Du point de vue de son strict comportement, il ne marche que dans une seule voie, celle des instincts primaires. Instincts qui s’avèrent froids, cruels, prêts à humilier et abaisser quiconque pour la seule raison qu’il se trouve apparaître dans le chemin de l’empereur. Mais que lui importe si tout cela lui donne le pouvoir sur les autres, s’il ne peut se faire obéir que par la violence? Son seul désir est de dominer. Le pouvoir sans bornes dont il jouit lui vient de la liberté qu’il prend de faire ce qu’il veut, dans une histoire étrange mais vraie dont il sera lui-même victime. Initialement, il lui arrive de prendre au sérieux son idée de liberté, parce qu’on lui permet de faire n’importe quoi, de faire le mal inconditionnellement. Personne ne semble lui parler ouvertement, personne ne se révolte en face de ses cruautés, par contre, il y a des voix qui trouvent sa manière d’agir tout à fait juste. Ce sont ceux qui se reconnaissent pareils à lui: le plaisir d’être dominé flotte confusément à côté de la tentation de dominer, ce qui rappelle la dualité de l’être humain qui le pousse à se sentir en proie aux tendances les plus contradictoires. Les patriciens ne tardent pas à reconnaître la grande influence de Caligula sur eux. Scipio parle de sa ressemblance à Caligula dont il a appris la leçon de «tout vouloir»: «[...] quelque chose en moi lui ressemble pourtant. La même flamme nous brûle le coeur. [...] Il m’a appris à tout vouloir» (p. 123) Cherea considère que l’incertitude où les a jetés le comportement halucinatoire de Caligula est la seule modalité qui leur permet de réfléchir à leur condition: «Reconnaissons au moins que cet homme exerce une indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. Et c’est pourquoi tant de haines le poursuivent.» (p. 128) D’où il ressort que si la liberté négative de Caligula sert à quelque chose, c’est à rendre les gens pensifs. Mais dans ce cas, l’effort même de rechercher inconditionnellement la liberté, serait-il encore nécessaire? Une liberté qui ne mène qu’à la souffrance, pourrait-elle être légitime d’aucune façon? Caligula lui-même affirme, vers la fin de la pièce, que sa liberté «n’est pas la bonne». Prise dans une autre perspective, en tant que liberté d’un fou, («Oui, je sers un fou. Je suis né esclave» dit Hélicon en se référant à la condition d’esclaves où les avaient amenés les gestes irraisonnés de Caligula), la liberté se place à un autre niveau, là où elle commence à se définir par rapport au déterminisme. D’où la question légitime: l’homme est libre en ce sens qu’il est capable de faire ce qu’il a choisi de faire ou il est libre parce que son choix ne saurait être autre, vu sa propre détermination au contrôle de laquelle il ne peut échapper? Autrement dit, c’est son mérite d’avoir choisi ce qu’il a choisi ou bien c’est sa culpabilité d’avoir fait ce que lui a dicté sa propre personnalité? Et s’il ne fait que le mal, peut-il être trouvé coupable du moment qu’il ne s’en repent point, n’étant guère conscient de la responsabilité morale de ses actions? Combien de ses actes peuvent être conçus comme libres et combien comme 1406 Section – Literature GIDNI déterminés? Le dilemme aurait une réponse dans la mesure où l’on aurait en vue la seule perspective qui fasse trancher les choses, perspective dans laquelle on pourrait les envisager nettement. L’opposition entre le libre arbitre et le déterminisme s’expliquerait et se réconcilerait à la fois par le fait que si, au premier abord, on avait l’impression qu’un homme a agi librement et que l’ultérieurement, on arrivât à la conclusion qu’il a agi d’une manière et non d’une autre parce que «c’est ainsi qu’il est fait» - donc il n’aurait jamais pu agir autrement, alors ce qu’on a cru être «liberté de volonté» est infirmé par la théorie déterministe de l’enchaînement nécessaire entre la cause et son effet. Dans le cas de Caligula, l’effet consiste dans l’ensemble des crimes dus au libre arbitre ou aux troubles mentaux d’un personnage qui, en dépit de tous ses gestes irrationnels et irraisonnés, révèlent sa configuration ultime d’être tragique. Peu importe s’il s’agit de volonté ou de folie, du moment que l’effet est toujours le même. Ce qui le situe à la hauteur du statut de humain est la persévérance avec laquelle il ne cesse de se demander sur la condition mortelle destinée aux hommes, condition qu’il trouve incacceptable: «Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.» (p. 26) Dans un univers où il ne trouve ni sa place, ni la raison de son existence, où il a essayé, tour à tour, de s’enivrer de son «indéniable liberté», Caligula est seul et isolé. Mais il reprend espoir lorsqu’il a fait une découverte de proportions: il comprend tout d’un coup que «rien ne dure, la douleur non plus ne dure pas» (p. 151) Par de telles réflexions il devient du personnage «nuisant et cruel, égoïste et vaniteux» qu’il était un être tragique. La réplique de Cherea fait replacer Caligula au milieu des hommes auxquels il est lié par des qualités et des défauts semblables: «je ne puis te haïr puisque je ne te crois pas heureux. Et je ne puis te mépriser puisque je sais que tu n’es pas lâche» (p. 112) Le tyran redevient homme. Et, quelque temps après, il semble d’autant plus humain qu’il réfléchit à la solitude qu’il a choisie ou qui l’aura choisi, lui, pour être, dans l’histoire, Caligula, l’empereur qui envoyait à la mort sans aucune trace de remords ni de repentir, tout en voulant qu’on l’aimât. Implacable, impitoyable solitude. Il le dit lui-même, comme une constatation lucide d’un état de fait: «Il était une fois un pauvre empereur que personne n’aimait» (p. 62) 1407
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