DANS le commencement de fon regne, il eut quelques

Transcription

DANS le commencement de fon regne, il eut quelques
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La femme a le droit de monter à l’échafaud ;
elle doit aussi avoir le droit de monter à la tribune.
Olympe de Gouges, 1791
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Nos remerciements à Pauline Binoux, Marina Gacic,
Nathalie Loeffler, Anita Lukic et Solange Polycarpe
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Dans le commencement de fon regne, il eut quelques peines
domeftiques. Idamée vouloit fe mêler des affaires d’état. Son
ambition n’étoit point affez fatisfaite de n’avoir que le
fuperbe nom de reine. Elle vouloit commander & gouverner
le royaume, mais Almoladin lui dit qu’il n’entendoit point
qu’elle s’occupât de l’adminiftration politique ; qu’il lui
permettoit feulement d’adoucir le fort des infortunés,
d’encourager les arts & les talens, puifqu’elle etoit affez
inftruite pour protéger les lettres.
Idamée reconnut la juftice des refus d’Almoladin &
l’importance de fes offres. Elle fe conforma aux uns, &
profita des autres. Elle fe fit un genre de pouvoir fuprême
inconnu jufqu’alors aux femmes : elle voulut donner un effor
à ce fexe toujours foible, timide & contrarié dans fes goûts,
privé des honneurs, des charges, enfin accablé fous la loi du
plus fort. Elle chercha les moyens de le tirer de cet état
d’indolence, de pareffe qui jette fouvent les femmes dans des
travers honteux. Les femmes occupées d’objets effentiels qui
puiffent flatter leur amour-propre, fe livreront moins à cette
infupportable coquetterie, à ces toilettes éternelles qui
fatiguent plutôt la beauté plutôt qu’elles ne fervent à
l’embellir. Toutes les femmes de Siam étoient moins
occupées de leurs ménages que du foin de fe parer. Les
coëffeurs & les marchandes de modes jouent de grands rôles
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dans cette ville ; à peine Idamée étoit devenue reine, qu’on
inventa un bonnet à la chinoife. II étoit fait en pain de fucre,
il avoit trois pieds de hauteur fur quatre de diamêtre, des
rubans argentés & en quantité prodigieufe étoient le plus
petit acceffoire de ce bonnet. Des chaînes & des perles
faifoient le tour de cette pyramide, les fleurs en étoient
l’ornement ; mais le plus impofant de cet édifice étoit un
terrible & nombreux panache en plumes de toutes couleurs.
C’étoit auffi la mode d’empanacher les chevaux, & de loin
on ne diftinguoit pas les femmes qui étoient dans les chars
d’avec les chevaux qui les traînoient. Les paffans
s’occupoient plutôt d’examiner le bonnet que la figure des
femmes. Cette fureur de bonnets s’affoibliffoit
alternativement. Les chapeaux de toute efpece, de toute
couleur, & de toutes fabriques paroiffloient fur l’horifon tous
les huit jours. Les femmes riches fe ruinoient pour fuivre les
modes, & celles d’une fortune médiocre facrifioient les
befoins de la vie au plaifir d’avoir un chapeau ou un bonnet à
la mode. On ne diftinguoit plus la femme de l’artifan d’avec
la femme de condition, tout étoit confondu .... le mérite feul,
dit Idamée, les diftinguera déformais. Les poëtes, les favans,
les littérateurs formoient à Siam une république immente ;
mais , dans ce moment, elle touchoit prefque à fon dernier
période. On avoit perdu, dans un efpace de dix ans, tous les
hommes de lettres les plus recommandables, fans efpoir de
les remplacer. Le génie étoit éteint. Il n’y avoit plus qu’un
genre d’efprit que les littérateurs fe difputoient avec
acharnement. Ils fe modeloient les uns fur les autres, il fortoit
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de leurs entrailles de petits enfans fi reiffemblans, qu’en
vérité on auroit juré qu’ils étoient freres & tous du même
pere. C’eft bien dommage que cette fecte fe fût tant divifée,
au lieu de ne former qu’une même famille bien unie. O
nature ! nature ! toi qui as tant de pouvoir, qui en impofes au
fils pour reconnoître & refpecter le pere, qui répands une
tendreffe douce entre les freres & les fœurs, ta puiffance
s’étend jufques fur les bêtes féroces , tout reconnoît ta loi, les
loups ne fe mangent point ; mais à Siam, les littérateurs fe
dévorent, fe déchirent, fe pillent , & font réciproquement de
leurs enfans des parricides perpétuels. Ils s’égorgent,
s’affaffinent mutuellement. Une production dramatique
vient-elle à paroître, dans peu on en voit une feconde, qui
porte les mêmes caracteres & la même phyfionomie. La
troifieme a encore une reffemblance plus frappante, & enfin
jufqu’à la dixieme génération, on voit cette intereffante
égalité qui régnoit parmi les premiers hommes, & que l’on
regrette en vain ; mais les littérateurs de Siam, quoique tous
égaux, veulent être fupérieurs les uns aux autres. Ils fe
difputent la conception de leur progéniture ; ils dégradent
celui d’entre eux qui n’a pas auffi-bien réuffi, quoique
s’étant fervi de la même matiere & des mêmes moyens. Ils
lâchent groffierement contre lui des écrits ténébreux.
L’épigramme & la fatyre font fort à la mode dans ce pays :
les pamphlets & les libelles viennent de toutes parts affiéger
les citoyens jufques dans leurs tranquilles foyers. On ne fe
contente pas de les vendre chez les libraires, on les envoie
encore débiter aux portes des fpectacles. Si on ne les achete
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pas, on vous les donne pourvu que vous promettiez de
prendre la peine de les lire. On ne fait plus rendre juftice au
vrai mérite, parce qu’il n’y en a plus. Il ne refte que deux ou
trois hommes recommandables que la dépravation du goût a
découragés. Idamée fait que le génie peut fe trouver dans le
fexe, ainfi que chez les hommes, que l’imagination des
femmes eft fertile en inventions. Il ne manque done que de
les encourager, de les enhardir à marcher dans cette carriere
épineufe ; c’eft le moment favorable, dit-elle, de les faire
paroître fur la fcene ; puifque le mauvais s’en eft emparé,
qu’importe d’entraîner fa décadence entiere ? Souvent il faut
une crife pour produire un bon effet. Si le veritable amourpropre des hommes pouvoit une fois s’enflammer, on verroit
plus de chaleur, plus de feu dans leurs ouvrages qu’il n’y en
a dans la guerre qui s’allume journellement parmi ces
profcrits du Parnaffe : ah ! fi les femmes veulent feconder
mes defirs, je veux que, dans les fiecles futurs, on place leur
nom au rang de ceux des plus grands hommes ; nonfeulement je veux qu’elles cultivent les lettres, les arts, mais
qu’elles foient propres encore à exercer des places dans les
tribunaux, dans les affaires contentieufes, dans
l’adminiftration des affaires de goût. Ce fut, d’après ces
réflexions qu’Idamée dirigea elle-même fon plan fans le
communiquer à perfonne, elle y réfléchit long-temps, le voit,
revoit, le pefe, le retouche, enfuite elle l’adreffe au premier
mandarin fous le nom d’un inconnu. Ce plan étoit ainfi
conçu : La nature, en créant le monde, le peupla d’animaux
de toute efpece. Elle leur donna la faculté de pourvoir à leurs
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befoins, & d’inventer des arts à proportion de l’intelligence
qu’ils avoient reçue. Elle créa donc deux fexes pour fe
reproduire, & répondre à fes vues. Le mâle & la femelle d’un
commun accord contribuoient à l’embellir ; leur émulation
étoit égale, & leurs travaux étoient les mêmes. L’homme feul
a ôté à fa compagne tous les moyens de le remplacer ou de le
foulager dans fes travaux. Les abeilles n’ont qu’un même
travail ; les vers à foie, mâle, femelle, font leur coque de la
même manière, leurs ouvrages font les mêmes. Les
hirondelles bâtiffent de concert le nid de leurs petits, & on ne
diftingue pas le mâle de la femelle, même par le nom. La
femelle du bœuf & du cheval eft occupée indiftinctement
aux travaux publics & domeftiques, & en général tous les
animaux, excepté l’homme, vivent dans une parfaite égalité
avec leurs compagnes. Qu’a produit l’impuiffance &
l’infériorité de la femme ? Des traverfes de toute efpece. Ce
qu’elle a perdu par la force, elle l’a recouvré par l’adreffe.
On lui a refufé l’art de la guerre, quand on lui a appris l’art
de l’allumer ; on lui a refufé la fcience du barreau & celle
des affaires, quand elle eft propre à s’occuper de l’une & de
l’autre. Si les places étoient héréditaires & qu’elles paffaffent
de l’époux à l’epoufe, il y auroit moins de families ruinées,
moins d’enfans fans reffources. La veuve effentielle qui, en
perdant fon époux, fe voit hors d’état d’elever fes enfans, ne
peut, fans frémir, confidérer cette injuftice. Souvent elle a
exercé la place de fon mari abfent ou incommodé ; &
lorfqu’il n’eft plus, elle s’en voit dépouillée pour la voir
paffer entre les mains d’un homme ignorant & pufillanime,
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ou d’un fot qui n’a d’autre mérite que de s’être procuré des
protecteurs, & cette protection fouvent ne lui vient que par la
voie des femmes. Elles n’ont aucun pouvoir publiquement,
elles commandent defpotiquement dans le myftere. C’eft
dans un agréable boudoir qu’elles nomment un géneral
d’armée, un amiral, un miniftre. Tout indiftinctement leur eft
accordé, fans connoître la portée de ce qu’elles exigent. Je le
veux, eft la plus grande fciene des femmes ; mais fi elles
avoient été verfées dans les affaires, inftruites de bonne
heure, elles auroient reconnu le danger de leur afcendant. Les
hommes auroient été plus conféquens, & les femmes moins
frivoles. Enfin, pour l’amour de l’état & du bien public, il
faudroit accorder à ce fexe plus d’émulation, lui permettre de
montrer & d’exercer fa capacité dans toutes les places. Les
hommes font-ils tous effentiels ? Eh ! combien n’y a-t-il pas
de femmes qui, à travers de leur ignorance, conduiroient
mieux les affaires que des hommes ftupides qui fe trouvent
fouvent à la tête des bureaux, des entreprifes, des armées &
du barreau. Le mérite feul devroit mener à ces places
majeures, ainfi qu’aux inférieures, & l’on devroit donner
aux jeunes demoifelles la même éducation qu’aux jeunes
gens. Les femmes, à qui l’on n’a réfervé que le foin du
ménage, le conduiroient bien mieux, fi elles étoient verfées
dans toutes les affaires. Plus inftruites, elles ne connoîtroient
pas toutes ces petiteffes d’efprit qu’enfante une imagination
féconde. Sans ceffe occupées de tout ce qui peut les embellir,
elles négligent même les chofes les plus effentielles ; l’ordre
de leur ménage, les foins vigilans qu’une bonne mere doit
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avoir pour fes enfans ; enfin les femmes feroient plus
intéreffantes, plus utiles dans la fociété, quoi qu’elles en
foient le plus bel ornement & le plus fort foutien, fi elles
étoient plus refpectables & plus refpectées : l’amour-propre,
qui a prefque toujours dirigé les hommes, domineroit encore
davantage l’efprit des femmes effentielles ; la gloire en feroit
des guerrieres intrépides, des magiftrats integres, des
miniftres fages & incorruptibles. Qu’on détruife le préjugé
injuftement établi contre les femmes, pour faire place à
l’émulation, le bien public s’en reffentira avant la révolution
d’un demi-fiecle.
A peine le mandarin finiffoit-il ces phrafes, que le
prince Almoladin reconnut l’efprit & la manie d’Idamée. Il
ne put cependant s’empêcher, ainfi que ces miniftres, d’y
reconnoître un intérêt général ; mais il craignoit d’autorifer
cette entreprife dangereufe. Il fentit bien que fi l’on donnoit
aux femmes des moyens d’ajouter à leurs charmes, le
courage, les lumieres profondes & utiles à l’état, elles
pourroient un jour s’emparer de la fupériorité, & rendre , à
leur tour, les hommes foibles & timides, & qu’il valoit mieux
laiffer les chofes dans l’état où elles étoient, que de donner
naiffance à une révolution qui pourroit, par la fuite, tourner
au défavantage du parti actuellement plus puiffant. Le
premier mandarin, qui joignoit à fes connoiffances profondes
une exceffive galanterie, fe déclara ouvertement le chevalier
du Plan d’ldamée. Il en fit reconnoître tous les avantages, &
peu s’en fallut qu’on ne rendît un édit fur-le-champ qui
déclarât que les femmes exerceroient à l’avenir toutes les
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charges des hommes & feroient nommées à leur place, en cas
de décès ou d’autres inconvéniens, d’après les preuves
qu’elles donneroient de leur capacité.
La féance cepedant fe termina fans avoir rien arrêté fur
cette affaire. Almoladin fe rendit chez la reine, &, après
l’avoir un peu raillée, il embraffa fon fils, en lui difant : Mon
fils, vous ferez gouverné par votre époufe, ainfi que tous vos
fujets, & tout en ira beaucoup mieux. Les hommes
deviendront femmes alors, & comme ils n’auront pas le
pouvoir en main, ni la force, ni le courage, ni les charmes, ils
ne feront que de pauvres idiots, qu’à peine les femmes
daigneront confidérer, & dont elles ne fe ferviront que dans
la néceffité la plus urgente, fi le monde ne finit pas à cette
fameufe révolution.
Idamée avoit envie de fe fâcher ; mais le roi la perfifloit
avec tant de graces, qu’elle n’en eut pas le courage. Elle ne
vouloit pas d’ailleurs paroître avoir imaginé ce plan, & elle
s’y prit avec tant d’adreffe, qu’elle diffuada Almoladin de la
penfée où il étoit que ce plan étoit de fon imagination. Elle
apprit par ce moyen que le premier mandarin avoit foutenu
fon fexe avec chaleur, & qu’on avoit remis au premier
confeil à prononcer définitivement fur cette matiere. Ce
projet fe répandit bientôt par tout le royaume. Les femmes
commencerent à devenir plus réfervées & moins frivoles.
D’abord, on diminua d’un pied & demi les bonnets & les
chapeaux. Ce grand changement fe fit en peu de jours mais
tout-à-coup on vit quelque chofe de bien plus extraordinaire ;
on fupprima les bonnets & les chapeaux en entier ; les
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cheveux en défordre fe jouoient fur le front ; un bouquet de
fleurs feulement,
placé fur le côté, affichoit la négligence
de cette coëffure ; une aimable folie lui avoit donné
naiffance.
La reine, enchantée de ce prodige, ne manqua pas de
perfévérer dans fon deffein. Elle crut qu’il étoit néceffaire de
s’affurer encore davantage du mandarin, qui s’étoit déclare fi
ouvertement le protecteur de ce plan fans en connoître
l’auteur. Elle le fit appeller : il étoit beau, éloquent, & il
applaudiffoit fur-tout avec enthoufiafme aux intentions de la
reine. Elle fut enchantée de fes difcours, ainfi que de fa
perfonne : elle ne ceffoit de vanter ce miniftre à Almoladin,
& d’une maniere dont tout autre prince auroit pris de
1’ombrage.
La reine & ce miniftre fe voyoient fouvent & en
particulier, la médifance infecta bientôt toutes les bouches.
Almoladin fut inftruit de tout, mais il ne s’alarma pas, parce
qu’il connoiffoit la caufe de ces entretiens. Il n’en étoit pas
de même du public qui, n’en étant pas inftruit, foupçonnoit
déja la reine. Almoladin trouva le moyen d’arrêter les vifites
fréquentes du mandarin chez Idamee & les progrès de la
calomnie à fon fujet. Il propofa trois queftions fingulieres à
difcuter publiquement & par trois perfonnages de chaque
fexe : un vieillard de foixante ans, un jeune homme de vingtcinq & un enfant de dix : les femmes à-peu près du même
âge.
La premiere queftion étoit de favoir fi l’on devoit
donner aux jeunes demoifelles une éducation plus forte que
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leur conftitution ; la feconde étoit de décider fi les femmes
auroient affez de courage & de force d’efprit pour être,
inflexibles & conftantes dans leur opinion ; enfin la
troifieme, fi, à certaine révolution que les femmes éprouvent,
comme quand elles deviennent nubiles, ou quand elles
deviennent meres, elles ne demandent pas d'être ménagées &
fi ce management n'eft pas incompatible avec les devoirs que
les hommes font obligés de remplir ?
Les enfans devoient prononcer fur le premier point, les
jeunes gens fur le fecond, & les vieillards fur le troifieme.
On chercha, dans les trois fexes, ce qu'il y avoit de plus
remarquable dans Siam. Idamée, enchantée du projet du roi,
fe flattoit que, par ce moyen, fon plan auroit le plus grand
fuccés : elle ne manqua pas de choifir dans fon fexe une
perfonne qui pût répondre à fon deffein. Le mandarin lui
procura une jeune perfonne élevée parmi des jeunes gens
dont lui feul connoiffoit le fexe. Idamée la fit venir chez elle,
& fut on ne peut pas plus fatiffaite de fa converfation. Il n'en
fut pas de même de la perfonne de vingt ans & de celle de
cinquante, quoique très-inftruites. Elles n'avoient point le
courage & l'intrépidité de la jeune perfonne ; ce qui lui
prouvoit que tout dépend de l'education. On lui oppofa un
jeune homme plus foible qu'elle, tant par la conftitution que
par le caractere ; elle avoit les mêmes vêtemens, au point
que, le jour arrivé, tout le monde prit le change. Cette féance
fe paffa dans une des cours du palais, fi grande & fi
majeftueufe par fa conftruction, que jamais on ne vit une
affemblée plus impofante. Les deux fexes étoient
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avec plaifir l’enfant que Palmire éleve par fes foins
charitables. Elle la chérit comme fa fille : mais au bout de
neuf mois, elle fe vit véritablement mere d'un fils. Ce n'eft
plus un prince, c'eft un bon payfan qu'on éleve fous le
chaume & à conduire la charrue. Quel bonheur plus parfait
que le fien ! lui-même avoit oublié qu'il eût jamais été roi. Il
ne reftoit cependant qu’à cinquante ftades de Siam, & il
voulut toujours favoir, à l’infu de fon époufe, ce qui fe
paffoit à la cour de fon fils. Il écrivit au Mandatin de lui
adreffer fes lettres à Palémon, dans le village de Galles &
fans le fervit du cachet royal, que ces lettres fuffent écrites
d’un ftyle convenable à des pauvres gens. Enfin, il étoit
doublement heureux. II apprenoit que fon fils faifoit des
merveilles fur le trône ; que fes fujets l’adoroient ; que les
belles-lettres fleuriffoient à Siam, & que les femmes furtout
y avoient beaucoup d'émulation ; que la petite fille, qui avoit
remporté le prix, y étoit un grand perfonnage, qu'elle étoit
même infinuée dans les affaires de l'état, & qu'elle avoit, été
employée en ambaffade à la cour de Goleonde. Quinze ans
s’écoulèrent fans que rien de remarquable fe paffât à Siam,
ainfi que dans la paifible retraite. d'Almoladin, fi ce n'eft la
perte du vieux Palemon, qui 1'affligea infiniment. II couloit
des jours heureux & fereins. Il élevoit fon fils dans les
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principes ruftiques ; il l’inftruifit cependant, mais il ne lui
apprit pas moins à labourer la terre, à garder les beftiaux.
Ce jeune homme avoit déja atteint fa quinzièrne année,
lorfqu'il commença à s’ennuyer de Ia vie groffiere de
payfan. II aimoit fon père, il idolâtroit fa mere, mais tout fon
attachement pour les auteurs de fes jours étoit vivement
combattu par la gloire.
Siam commençoit à éprouver quelques hoftilités. On
parloit de la guerre avec le grand Mogol. Le jeune Palemon
(car on lui avoit donné le nom du vieillard) fe fentoit dévoré
par 1'envie de fe fignaler dans les combats. Il faifoit raconter
tous les foirs à fon père, au retour de la charrue, comment on
fe conduifoit à l’armée. Almoladin étoit loin de fe défier
que fon fils lui faifoit ces queftions pour l’abandonner un
jour, & en faire fon profit. Il admiroit même fa curiofité, fon
intelligence & fa capacité ; mais il penfoit que quand on étoit
né au village, on n’aimoit point à vivre parmi les hommes
qui ne refpirent que le fang, l’ambition & la vengeance. Il
penfoit ainfi, parce qu’il avoit vu tout cela de près : mais fon
fils n’étoit pas de ce fentiment ; il ne voyait que la gloire, &
une fecrette ambition le tranfportoit malgré lui. Enfin, il
profita d’un jour de fête ou fon pere & fa mere étoit allés
voir le berger qu’il avoit arraché au pouvoir des Derviches,
avec lequel ils étoient liés depuis quelques années. Le jeune
Palemon refufa de les y accompagner, fous prétexte qu’il
avoit une partie faite avec fes amis de Galles. Almoladin ne
fe douta point du projet de fon fils, & il s’abfenta avec
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confiance. O fort bizarre ! après quinze ans de paix & de
tranquillité, le plus fage des hommes recommence une
carriere épineufe. Son fils eft parti ! fon fils eft difparu. O
pere infortuné ! ô mere trop tendre ! quelle terrible nouvelle
vous apprenez en rentrant chez vous ! Palemon avoit eu la
précaution de laiffer une lettre à l’adreffe de fon père. Elle
commençoit par ces mots : ”j’ai combattu long-temps le
penchant qui me domine. Depuis que je me connois, j’ai une
averfion pour la vie champêtre. J’ambitionnois le fort de
ceux qui portent les armes ; & lorfque vous me racontiez,
mon pere, les exploits de ces vaillants guerriers qui ont fervi
fous le roi de Siam, vous ne lifiez point dans mon ame, fans
doute vous n’auriez point continué d’enflammer mon jeune
cœur. Le mal eft fait. Je n’ai pu m’empêcher de me féparer
de vous, ainfi que de ma tendre mere. J’ai fenti mon cœur fe
déchirer au moment que j’abandonnois la maifon paternelle ;
mais je veux m’élever, je veux adoucir vos peines ; & fi je
m’en rapporte à mon ardeur, bientôt vous me pardonnerez de
vous avoir abandonné. Je ne veux point vous cacher où je
porte mes pas: je prends la route de Siam, & je ne manquerai
point de vous donner de mes nouvelles exactement. “
Palmire fondoit en larmes en entendant la lecture de cette
lettre. Almoladin cherchoit à la confoler, mais lui-même
éprouvoit une douleur plus profonde. Le fils qu’il avoit fur le
trône étoit dans les alarmes, & fon frere alloit lui demander
du fervice comme un fimple soldat. Cependant la fageffe lui
fit retouver fes forces, & il dit à Palmire qu'il falloit fe
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foumettre aux decrets du fort ; qu'on ne pouvoit jamais éviter
ce qui nous étoit préparé par le deftin.
Almoladin voulut laiffer agir fon fils naturellement, fans
même le recommander au Mandarin. Le voilà donc inconnu
dans le royaume de Siam, & demandant au hafard du fervice.
Les milices qui fe faifoient de toutes parts, lui firent bientôt
trouver de 1'emploi. Il rencontra, en arrivant fur le port, un
milicien qui venoit de tomber au fort. Sa douleur étoit
remarquable. II s'arrachoit les cheveux & fe frappoit la tête.
II étoit au moment de fe marier, & on le forçoit d'aller fervir
le roi. Le jeune
Palemon s'avança à lui, & lui dit: Que vous, êtes heureux ! &
vous vous plaignez ! que je voudrois être à votre place, lui
ajouta-t-il ! à ces mots, le milicien le regarde ; il voit que
c’eft un payfan, quoiqu’il ait un air noble & impofant.
Voulez-vous que je vous donne ma place, lui dit-il, puifque
vous n'avez pas de maîtreffe, & que vous paroiffez défirer
fervir le roi. Voilà la bourfe que mes parens viennent de me
rernplir. Je vous la donne ; venez bien vîte avec moi chez le
commandant de la place, & je ne doute pas qu'il ne vous
préfere à moi. Auffi-tôt Palemon le fuivit avec une joie qui
ne peut fe rendre. Le commandant de la place refta étonné en
regardant ce jeune étranger. II lui demanda fon nom, fon état.
— Je me nomme Palemon. Corydas eft mon pere, & ma
mere fe nomme Palmire. Je fuis fils de laboureur, & je fuis ;
du village de Galles. Je n'ai point l'ufage des armes, mais j'ai
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la plus grande envie de fervir le roi, & je me flatte qu'on fera
content de moi.
Le commandant reconnut tant de mérite dans ce jeune
homme, qu'il ne douta point que ce ne fût par la fuite un de
fes meilleurs guerriers. 11 avoit cinq pieds cinq pouces,
quoiqu'il n’eût que quinze ans. Un homme fi jeune, fi beau,
& qui avoit débuté d'une maniere auffi avantageufe, fit bientôt du bruit à Siam. Sa renommée parvint aux oreilles du roi,
qui demandait à le voir. Il avoit une parfaite reffemblance
avec le monarque ; tous les courtifans en furent tout de fuite
frappés, Le roi l'interrogea fur l’événement qui l'avoit
conduit à Siam. Grand roi, lui dit-il, l'amour de vous fervir,
& de défendre ma patrie, m’a fait abandonner mes parents. Je
ne ferai point ingrat, répond le monarque, & votre zele
martial m’affure que j'aurai en vous un brave homme.
Quoique né au village, vous portez une figure noble, & vous
avez une maniere de vous exprimer qui n'eft point commune.
Je vous reçois donc officier pour vous encourager.
Diftinguez-vous, & je vous promets de l'avancement.
Le jeune villageois tomba aux genoux du roi, le
remercia de fes bontés, & lui promit de combattre fes
ennemis jufqu’à la derniere goutte de fon fang.
Quelques jours après, on arma une flotte de cinquante
vaiffeaux de ligne, pour aller attaquer l’ennemi. Le jeune
homme n’eut pas manœuvré huit jours, qu’il fut en état de
commander la flotte. Il étoit le dernier officier de fon
vaiffeau, mais bientôt il en fut le premier. Tous fes fuperieurs
furent tués, ainfi que la moitié des hommes de l’équipage ; à
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peine eut-il pris le commandement du vaiffeau, qu’il fit des
merveilles. Il divifa la flotte ennemie ; il prit lui-même cinq
vaiffeaux, & le refte fut difpersé ou pris en moins de fix
heures. On fut relâcher au port le plus voifin, d’où on
dépêcha un courier au roi de Siam, pour lui apprendre ces
heureufes nouvelles, & qu’on ne devoit le gain de la batialle
qu’au jeune Palemon. Auffi-tôt le monarque le nomma chef
d’efcadre ; & bientôt après de nouveaux exploits le firent
nommer amiral. L’ennemi fut completement battu de tous les
côtés. Le jeune Palemon, a la tête de la flotte, nétoya la mer
de tous les vaiffeaux ennemis, & rentra dans le port de Siam,
fans avoir perdu un feul vaiffeau, et ayant fait plus de
foixante prifes cofidérables : le roi, ainfi que la cour & tout
le peuple, courut au port pour voir arriver cette nombreufe
armee navale. Tout le monde crioit, en voyant débarquer le
jeune Palemon : Vive l’amiral. On jettoit des lauriers de tous
côtés fous fes pas. Le roi alla lui-même au-devant de lui, le
ferra dans fes bras, & lui témoigna la plus vive
reconnoiffance, en lui diant : On affure que nous avons une
parfaite reffemblance : je vous regarde aujourd’hui comme
mon bras droit, comme mon frere, & comme le plus ferme
appui de mon trône. Venez, que je vous préfente à la reine &
à la princeffe. On le conduifit au temple, pour remercier les
dieux de la victoire que les armes du roi de siam avoit
remportée fur celles de fes ennemis. La reine le combla
d’amitiés ; mais quelle furprife raviffante ! une princeffe de
feize ans s’offre à fes yeux, portant une couronne à la main,
& qu’elle place elle-même fur fa tête. Voilà, dit-elle ; le
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moindre prix que l’on doit à votre conquête. palemon fut
faifi de la plus vive émotion. Cette princeffe avoit nonfeulement la beauté en partage, mais un fon de voix qui
portoit à l’âme ; un air de bonté & de nobleffe à la fois,
qu’on ne pouvoit s’empêcher d’admirer. Auffi étoit-elle
adorée à Siam.
Palemon ne fut pas infenfible à tant de charmes. Il ne put
leur réfister. le premier trait de l’amour pénétra dans fon
cœur, & la jeune prinfesse en fut de même bleffée, en voyant
ce jeune guerrier, dont elle avoit déja fi fouvent entendu
parler. Elle aimoit déja fa gloire. Quoi, difoit-elle à fes
femmes, faut-il qu’un jeune homme fi parfait, fi accompli,
qui réunit tous les avantages, ne foit pas du fang des rois !
Enfin, la paix & le calme revinrent à Siam. Par-tout on
donnoit des fêtes en l’honneur du jeune guerrier ; les femmes
de la cour fe le difputoient, mais il étoit indifférent pour
toutes : il n’avoit des yeux que pour la princeffe. Il eft vrai
que quoi qu’il y eût de jolies femmes à la cour de Siam, il
n’y en avoit aucune qui pût être comparée à la fille de
l’empereur.
Plufieurs têtes couronnées avoient fait demander fa main ;
mais Noradin ne voulut point l'accorder avant d'avoir eu le
confentement de fon pere, & d'avoir découvert le lieu de fa
retraite. Il n'avoit plus que cette princeffe ; il avoit perdu
deux fils, qui faifoient déja l'efpoir de tout fon peuple.
Le roi de Golconde envoya un ambaffadeur
extraordinaire pour demander la main de la princeffe pour
fon fils c'étoit le grand ami de fon pere, & il ne pouvoit guere
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refufer cette demande du monarque. II repondit qu'il y
confentoit, fi le roi de Golconde pouvoit avoir le
confentement de l'ancien roi de Siam fon pere, dont il
n'ignoroit pas, 1'abfence. Tous les fouverains furent priés de
faire chercher le roi Almoladin, chacun dans fon royaume :
toutes les recherches furent vaines. Almoladin vivoit trop
ruftiquement pour qu’on pût le reconnoître. On le cherchoit
dans les villes, parce qu’on favoit qu’il étoit grand
obfervateur, tandis qu’il n’étoit plus qu’un fimple habitant du
hameau de Galles, un laboureur. On ne foupçonne plus ; on
ne va plus chercher les grands hommes à la charrue. De
façon que le roi de Siam, fous le nom de Corydas, refta
parfaitement inconnu.
Son fidelle Mandarin ne manque pas de lui faire part de
l’élévation étonnante & rapide de fon fils Palemon. De fon
côté, Palemon propofoit à fon pere de le préfenter au roi de
Siam, qui difoit-il, défiroit abfolument connoître toute la
famille.Almoladin, fous le nom de Corydas, répondit à fon
fils d’affurer le roi de tous fes remercîmens & de fon refpect,
mais qu’il étoit né au village, & qu’il ne vouloit point
connoître la cour. Palemon fe propofoit d’aller voir en
triomphe les auteurs de fes jours, mais l’amour avoit fait de
grands progrès dans fon cœur, & la jeune princeffe étant
tombée malade, tant d’amour que de crainte d’être unie à
tout autre qu’à Palemon, cela dérangea fes projets. Oui, difoit
en elle-même cette jeune princeffe, fi on ne me forçoit pas du
moins dans mes vœux je vivrois auprès de mes parens, en
1'aimant fecrettement toute ma vie. Une barriere immenfe eft
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entre lui & moi, & je ferai toujours malheureufe. Enfin, on
défefperoit de fes .jours. Un des plus habiles médecins de
Siam dit qu'il falloit envoyer la princeffe à la campagne, &
lui laiffer le choix, en hommes comme en femmes, de ceux
qui conviendroient le mieux à fon caractere, & qui lui
feroient le plus agréables ; qu'il y avoit plus d'ennui & de
langueur dans fa fituation, qu'un genre décidé de maladie.
Il fut donc arrêté quelle partiroit dans peu de jours pour
le château de Pegu. Elle choifit elle-même fa maifon ; mais
le roi crut lui faire un cadeau en lui donnant 1' homme de fa
cour le plus recommandable pour 1a garde de fon château.
Palemon fut nommé à cet effet. Que l’amour a un pouvoir
fecret & admirable ! les plus dangereux furveillans font
fouvent ceux qui fervent le mieux deux jeunes cœurs qui
brûlent dans le myfere.
La joie de la princeffe ne peut fe concevoir. A peine a-telle abandonné les portes de Siam, que 1'air de la campagne,
1’afpect de fon amant, raniment infenfiblement fes forces, &
lui donnent un nouvel éclat de beauté. La faveur étonnante
de Palemon excite la jaloufie ; & les complots de cour font
en peu de temps de rapides progrés. Tous les fouverains de
l’Afie redoutoient le roi de Siam depuis qu'il avoit à la tête
de fes troupes ce guerrier intrépide, ce héros redoutable.
Malgre tous fes avantages, Palemon ne fe croyoit pas
digne de la princeffe. II fe regardoit comme le dernier des
hommes ; fon amour s'augmentoit par la contrainte & les
difficultés qu'il prévoyoit. Quoi ! fe difoit-il en homme
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d'efprit, le roi m'a nommé fon frere, l'appui de fa couronne,
& je n'ofe prétendre au titre d'époux de fa fille ! ... Mon
courage a mérité fon eftime ; peut-être fans moi feroit-il au
pouvoir de fes ennemis, & le préjugé l'empêche de me
récompenfer par le don de la main de fa fille. Qui fert bien fa
patrie & fon fouverain, ne peut-il pas prétendre à la couronne
? Je n'ai point cette ambition mais je défirerois que le roi,
pour prix de mes heureux travaux, m'accordât le titre de fon
gendre ... C'eft ainfi que des mouvemens d'un fang royal
l'élevoient fouvent au deffus de fon fort.
La princeffe étoit entourée de ferviteurs perfides, qui
voyoicnt avec peine la préférence de Palemon fur tous les
autres courtifans. Malheureufemertt pour lui et pour la
princeffe, fa premiere femme d'honneur éprouvoit la plus
vive paffion pour Palemon ; & fon dédain irrita cette femme
jufqu’à la haine, & la porta à confpirer contre l’homme qui
avoit cependant fu l’intéreffer. Mais l’amour propre blessé
chez les femmes les rend prefque toujours cruelles. Son
attention & fa jaloufie la mirent bientôt à même de
s’appercevoir de la paffion réciproque de la princeffe & de
Palemon. La perfide, pour achever de s’en convaincre,
vantoit les charmes & les vertus de Palemon en préfence de
la princeffe, qui la prit vivement en affection. Elle porta la
reconniffance plus loin, elle en fit la confidente. Un jour que
le roi étoit venu voir fa fille, il s’enferma quelques heures
avec Palemon pour parler des affaires de l’état, & fur tout
pour le confulter sur l’hymen que lui propofoit le roi de
Golconde. On croira aifément que Palemon employa toutes
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les reffources de fon efprit & de fon éloquence, pour
perfuader encore plus au roi qu’il ne pouvoit terminer cette
alliance, fans le confentement de fon pere, & fans attendre
que fa fille fût tout-à-fait rétablie. Il ajouta même qu’il
croyait devoir lui confeiller de confulter avant tout le
penchant de fa fille ... Mais paffons à la conversation avec la
princeffe. Elle fe promenait avec fa confidente dans le parc :
elles s’enfoncerent dans une allée ; la princeffe la fit affeoir à
côté d’elle : caufons à notre aife, lui dit-elle, ma bonne amie,
& dites-moi ce que vous penfez de l'entretien de mon pere
avec Palemon dans ce moment-ci. De quoi s'occupent-ils ?
parleroient-ils de mon mariage ? Ah! fi Palemon lifoit dans
mon cœur, s'il avoit deviné mes fentimens, fi je pouvois me
flatter de l’avoir intéreffé, fans doute je détournerois mon
pere du cruel projet de me féparer de lui, de la reine, de ce
que j'ai de plus cher au monde. Je fais que ce héros n'est
point fait pour moi ; mais je le verrois quelquefois, & je
fouffrirois dans le filence ; nous en parlerions fouvent en
fecret. O ma bonne amie ! vous repréfentez-vous tous mes
tourmens ? Cette cruelle confidence jouiffoit intérieurement
de voir le défefpoir de la princeffe, & elle fut 1’augmenter en
l'affurant que Palemon ne penfoit point à 1'amour; qu’il étoit
né indifférent, & que la gloire feule avoit des charmes à fes
yeux. Je crois que vous vous trompfcz fur fon compte, lui dit
la princeffe ; je penfe au contraire qu’il joint l’art de la
guerre l'art de vouloir charmer, & qu'il porte un cœur fenfible
& tendre. Je me rappellerai fans ceffe le jour qu'il fe préfenta
à mes yeux pour la premiere fois. Le bruit de fes exploits
24
avoit frappé mes oreilles ; mon efprit en étoit faifi ; je ne
pouvois croire qu'un jeune homme né fous le chaume eût
produit un fi grand homme. On ne m'entretenoit que de fes
victoires, & l’on ne me parloit point de fes charmes. II revint
à Siam à la tête de la flotte ; mon pere ordonna un facrifice ;
il voulut que mes innocentes mains couronnaffent ce guerrier
magnanime ; moi-même je me fentis glorieufe d'un auffi bel
emploi. Je le vis arriver au milieu de toute la cour, & aux cris
d'allégreffe du public : mon pere le tenoit par la main ; il me
le préfenta : je fentis tout-à-coup une révolution terrible, mon
cœur fe troubla pour la premiere fois ; mais retenue par la
prudence, je n’ofois laiffer éclater mon agréable furprife.
Que le fentiment de l’amour eft different de tous les autres !
plus il eft impétueux, moins il éclate ; il ravit les forces,
même l'ufage de la parole. Une aimable contrainte faifit les
fens ; on eft abattu fans horreur ni fouffrance ; & le guerrier
qui venoit de mettre en pieces cent mille hommes, ne
produifit point fur moi, par fa préfence, cette terreur
qu'infpire la vue d’un héros intrépide. Je le vis ; je ne pus le
regarder comme un mortel fanguinaire, mais comme le dieu
Mars, tout rempli de l'image de Vénus : le fourire de l'Amour
étoit fur fa bouche. Sa jeuneffe, fa nobleffe & cet air martial,
fans être farouche, préfentoient à mes yeux un dieu fous les
traits d’un mortel. Lorfque je lui offris la couronne, & qu'il fe
jetta à mes pieds pour la recevoir, je ne puis vous rendre tout
ce qui fe paffa en moi. La reine & le roi prirent le change, &
penferent que mon trouble & mon émotion étoient 1'effet de
la terreur feule. Je le compris bientôt à la converfation que
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me tint le roi. Que de telles erreurs favorifent un coeur trop
fenfible ! Enfin, mes chagrins, ma maladie ne font que le
fruit de cette entrevue, qui ne s'effacera jamais de ma
mémoire. II faut renoncer, je le fais, à l’efpoir d'être unie
avec lui ; mais je ne puis de même renoncer à mon amour. Le
trait brûlant dont je fuis, confumée ne s'éteindra qu’avec ma
vie.
La déclaration que venoit de faire la princeffe à cette
cruelle confidente, lui infpira le projet de mettre cet aveu à
profit pour fes propres intérêts. Elle fe décida à faire part au
jeune héros de la paffion que la princeffe avoit pour lui, pour
juger, par la maniere dont il recevroit cette confidence, s'il
etoit lui-même infenfible à l’amour. S'il n'eft pas indifférent,
fi la princeffe eft payée de retour, alors, dit-elle, je lui ferai
appercevoir tous les dangers de cet amour peu fortable, &
j'efpere qu'il écoutera plus favorablement mes fentimens &
ma tendreffe. Elle affecta de plaindre beaucoup fa maîtreffe,
en lui difant même, qu'elle ferviroit fon amour, fi elle
pouvoit fe perfuader que Palemon en fût digne ; & qu'elle
mettroit tout en ufage pour combler fes voeux. Ah ! qu'il
ignore à jamais mes fentimens fecrets, lui repondit la jeune
princeffe, je ferois bien plus à plaindre s'il en étoit jamais
inftruit ; mais il étoit néceffaire pour moi de m'épancher dans
le fein d'une amie. Elle finiffoit ces paroles, quand le roi &
Palemon arriverent enfemble. La princeffe fe leva, fut audevant de fon pere, mais elle ne put retenir fes larmes ; elle
étoit*agitée par la crainte que fon pere ne lui parlât de
mariage. Elle ne fe trompa point : le roi lui dit : ma fille, je
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fuis au comble de mes vœux. Mon bonheur eft parfait de
vous voir rétablie. Le roi de Golconde vous attend avec
impatience. O mon pere, s'écria-t-elle, en fe jettant à fes
pieds, qu'importe le roi de Golconde à mon bonheur, à votre
félicité ! Je fuis la feule qui vous refte de vos enfans, & vous
voulez me facrifier aux ufages ordinaires. Ah ! mon pere,
que je vive toujours auprès de vous, près de la reine, & je
pafferai les jours les plus heureux ; je préférerai mon fort au
fceptre le plus brillant, à l'empire du monde : le roi ferra fa
fille dans fes bras, chercha tous les moyens poffibles de la
confoler & de la calmer, Palemon détourna fon vifage pour
cacher fes larmes : le roi s'en aperçut : ha! ne cachez pas vos
pleurs, lui dit Noradin ; guerrier magnanime, je vois que ma
fille vous intéreffe. Vous lifiez bien dans fon cœur quand
vous m'avez voulu détourner de cette alliance ; je vous en ai
beaucoup d'obligation ; & toi, ma fille, raffure-toi, je vais
tenter tout pour rompre cet hyménée. II quitta fa fille après
l'avoir comblée de careffes. Elle l'accompagna jufqu'à fa
voiture. La princeffe, Palemon & la cruelle confidente
revinrent tous trois fe promener dans le parc. Ils obfervoient
le plus profond filence. Palemon ne détournoit pas les yeux
de deffus la princeffe ; la princeffe de fon côté ne ceffoit de
le regarder, mais auffi-tôt elle baiffoit les yeux ; leurs regards
fe rencontroient fouvent, & fe confondoient. La perfide
confidente fentit la fureur de la jaloulie s'élever plus que
jamais dans fon ame. Elle ne perdoit pas un mot de cette
converfation muette, de ce vrai langage des amans. Ne
pouvant plus foutenir un tableau fi intéreffant, elle quitta
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brufquement la princeffe, fous prétexte qu'elle avoit quelque
ordre preffant à exécuter.
La princeffe prit le change ; & convaincue de la fidélité
& de l'attachement de fa confidente, elle ne s'oppofa point à
fon éloignement. Palemon fe voyant feul avec la princeffe,
bonheur dont il n'avoit encore pu jouir jufqu'à ce moment,
retrouva l'ufage de la parole, & il ofa dire a la princeffe que,
quoiqu'il ne défirât point qu’elle s'éloignât jamais du roi &
de la reine, il ne pouvoit s'empêcher de plaindre le roi de
Golconde, qui perdoit l'efpoir de la voir jamais devenir
l'époufe de fon fils. Ah ! lui repondit-elle, quels regrets peuton avoir d'une femme qu'on n'a point vue ! ... Que feroit-ce,
madame, s'il avoit joui du bonheur de vous voir ! fans doute
il feroit bien plus à plaindre. La princeffe ne favoit que
répondre : elle ne s’aperçut que trop de tout l’amour de
Palemon. Elle craignoit de lui en impofer, en détournant la
converfation, mais en la lui laiffant continuer , elle craignoit
encore davantage. — Ah ! lui dit-elle enfin, que les filles des
fouverains font infortunées ! croyez-vous, madame, reprit
Palemon, que les fils de laboureurs le foient moins, quand ils
ont les fentimens auffi élevés que ceux des fils de rois ? —
Ah! que ne fuis-je, dit la princeffe dans un rang obfcur ! Ils
formoient ainfi tous deux des vœux contraires, & qui
cependant avoient le même but. Que le jeune Palemon fe
feroit cru heureux s'il avoit eu une veritable connoiffance de
fon fort ! mais la deftinee vouloit encore qu'il l’ignorât. La
confidente revint heureufement pour les deux amans ; mais
l'Amour, qui les avoit déja bleffés l’un & 1'autre avant cette
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converfation, fe fit fentir plus vivement à leurs cœurs depuis
qu'ils étoient convaincus de leur flamme réciproque.
L'empereur du Mogol, informé des exploits de
Palemon, apprit en même-temps qu'il étoit fils de laboureur,
& que fon ambition égaloit celle des rois. II crut qu'il
pourroit fatisfaire ce héros en lui offrant fa fille & la moitié
de fon royaume, s'il vouloit abandonner la cour de Siam &
paffer a fon fervice. La paix qu'il avoit été forcé de faire étoit
ignominieufe pour lui, & préjudiciable aux intérêts de fon
empire. La vengeance des rois eft égale à celle des dieux. II
n'y a point de facrifice qu'ils ne faffent pour triompher &
pour abattre le pouvoir de leurs égaux. II envoya donc en
fecret une perfonne de confiance à Siam, chargée d'entretenir
ce héros, & de lui faire de fa part les propositions les plus
avantageufes.
Le retabliffement de la princeffe le ramena bientôt à la
cour de Siam ; les deux amans s'en étoient affez dit pour ne
pas chercher à s'entretenir encore. De retour à Siam, on fit
des fêtes en l’honneur du retabliffement de la princeffe. Les
tournois étoient abolis depuis plus de cinquante ans à Siam :
Noradin voulut rétablir ces jeux admirables. II prétendoit,
avec jufte raifon, que cet ufage rendoit les hommes plus
honnêtes & plus galans auprès des dames, & qu'un noble &
franc chevalier étoit incapable de jamais manquer à une
femme, quels que fuffent fon âge & fon rang.
Les jeunes gens de Siam avoient befoin de cette école.
Ils arrivoient chez les dames à toutes heures du jour en
bottes, & le fouet à la main. Auffi indécens dans leurs propos
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que dans leur coftume, ils ne parloient que de colifichets &
de chevaux, affichant un mépris général pour toutes les
femmes. Méchans fans efprit, petits-maîtres fans graces, (car
on ne diftinguoit point par la coeffure & le vêtement
l'homme de cour du commis-marchand) ils marchoient de
ridicules en ridicules, & de vices en vices.
Le roi de Siam
voulut donc élever l’ame de fes fujets, fur-tout des
courtifans, qui étoient plus corrompus que les autres, &
dégénéroient même déja en baffeffe & en lâcheté. II n'avoit
qu'un héros dans fon royaume, & ce héros, à qui portoient
envie tous ces hommes corrompus, fortoit des mains de la
nature, quoiqu'iffu du fang des rois. Enfin, le jour du premier
tournois arriva. Tous les grands de la cour entrerent en lice ;
mais le jeune Palemon fut vainqueur de tous. II fut donc
encore de nouveau couronné par la princeffe. Quel nouvel
empire Palemon ne prit-il pas dans fon cœur ! On ne parloit
que de lui ; on ne louoit que fa perfonne, fa vaillance, fon
intrépidité, fes graces, fa jeuneffe & fon efprit. L'envoyé
fecret du grand Mogol fut témoin de tous ces hommages
publics rendus à Palemon. II fe tranfporta le lendemain chez
ce héros admirable. Déja cet envoyé étoit connu à Siam: on
obfervoit fa conduite, fes actions ; on fuivoit fes pas, fes
démarches, & on ne manqua point de dire au roi qu'il s'étoit
rendu chez Palemon, & qu'il étoit refté au moins trois heures
renfermé avec lui dans fon cabinet. Le roi n'en prit aucune
défiance; il connoiffoit trop les fentimens de fon héros, pour
le foupçonner de quelque affreux complot. La princeffe ne
pouvant plus contenir fon amour, chargea fa confidente de
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déclarer à Palemon qu'elle ne e voyoit pas indifféremment;
qu'elle fe flattoit que fon pere n'auroit point de répugnance à
l’unir avec lui, s'il pouvoit jamais craindre de le perdre.
La confidente accepta la commiffion, efpérant en faire
fon profit. Elle écrivit donc au nom de la princeffe, au jeune
héros de fe rendre chez elle, quelle avoit quelque chofe à lui
communiquer de fa part. L'intrépide guerrier, brûlant
d'amour, arrive auffi prompt que l'éclair chez la confidente
de la princeffe ; mais quel fut fon étonnement d'entendre
cette femme, qui l'avoit plufieurs fois tourmenté par fes
hommages, lui peindre tout le trouble de fon cœur !
La princeffe, dit alors Palemon, ne vous a-t-elle chargée de
rien pour moi ? vous a-t-elle ordonné de me faire cet aveu ?
eft-ce là le motif de la lettre que vous m'avez écrite ? Cette
confidente preffée de la forte, ne put fe difpenfer de
découvrir au héros les fentimens de la princeffe, fa fituation
& fon amour pour lui. .
Palemon fut tranfporté. Sa gloire, fon élévation, tous fes
avantages, étoient moins intéreffans à fes yeux, moins
flatteurs que cet aveu. Il ne favoit que répondre au difcours
de la confidente ; mais tandis qu'il diffimuloit fes fentimens,
l'envie & la jaloufie fermentoient dans tous les cœurs, On
chercha les moyens
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