Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde
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Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde
Arno Schmidt, par Marie-Noël Rio Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde par Doan Cam Thi, Do Kh. et Jean-Pierre Han Dessin de Pierre Skira, 2012. L’Origine de la danse de Pascal Quignard Une étude de Jean Ristat suivi d’un extrait de l’ouvrage Les Lettres françaises du 7 mars 2013. Nouvelle série n°102 www.les-lettres-francaises.fr Vietnam Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde Auteur d’un ouvrage essentiel, Écrire le Vietnam contemporain, qui faisait le point sur la littérature vietnamienne jusqu’en 2006, Doan Cam Thi poursuit en France sa réflexion et son travail de traductrice. Elle vient, par ailleurs, de créer une collection, « Littérature vietnamienne contemporaine », aux éditions Riveneuve. Comment la littérature vietnamienne a-t-elle évolué depuis 2006 ? Doan Cam Thi. Le Vietnam est en pleine mutation ; sur le plan littéraire c’est une période extrêmement riche et féconde et de plus en plus d’écrivains apparaissent. Les Vietnamiens écrivent et lisent toujours beaucoup… La littérature vietnamienne poursuit cette grande tradition d’un pays confucéen croyant à l’incarnation qui contribue à l’édification de l’âme et à la construction de la nation. L’écrivain vietnamien d’aujourd’hui fait plus que jamais partie de cette tradition de lettré confucéen qui interroge, s’interroge sur son époque, se fait philosophe. À cette différence près avec ses prédécesseurs qu’il n’est plus là pour soigner les maux de la société, mais plutôt pour s’interroger sur le mal du siècle. Sont alors apparus dans les livres des antihéros, des personnages qui passent leur temps à boire, à fumer et à aimer, tout en s’interrogeant sur leur temps. Des personnages sans ambition aucune, tournant le dos à toute espèce d’action… Il y a donc une véritable rupture avec l’ancienne génération… Doan Cam Thi. Je parlerai plutôt d’évolution, car des écrivains comme Nguyên Huy Thiêp ou Bao Ninh sont encore beaucoup lus, même par la nouvelle génération. Ce sont des références… classiques, et un peu dépassées, certes ! Votre ambition, avec la création de votre collection chez Riveneuve, est donc de nous faire découvrir la nouvelle génération d’écrivains que nous connaissons peu ou pas du tout en France ? Doan Cam Thi. Il y a urgence en la matière ; il est temps de donner plus de visibilité à cette jeune littérature vietnamienne, montrer au public français qu’il existe une autre littérature. Les trois quarts de la population vietnamienne sont nés après la fin de la guerre. Cette génération, celle des Nguyên Viêt Hà, des Thuân, est littérairement très ambitieuse. Tous ont en commun de se lancer dans le roman, et non plus dans la nouvelle qui a longtemps été le genre prédominant. Il y a un véritable retour au roman qui représente, à mes yeux, un défi plus grand pour le créateur. II . Le s Lettres Les livres que vous publiez dans votre collection sont-ils vraiment représentatifs de la littérature vietnamienne contemporaine ? Doan Cam Thi. Je pense que oui. Ces textes parviennent à marier le contenu et la forme. Si une chronique littéraire demeure une interprétation, une vision du monde, on ne peut quand même pas la formuler avec une écriture des années cinquante ! De ce point de vue, la nouvelle génération est plus ambitieuse que la précédente. Si on prend, par exemple, le roman de Nguyên Viêt Hà, Une opportunité pour Dieu, on s’apercevra qu’il a une manière très singulière de mener son récit. Il a tout cassé et a bouleversé les traditions narratives. Son texte ne suit plus un quelconque ordre chronologique ; plusieurs formes narratives sont déployées, on vagabonde aussi suivant les souvenirs des personnages, suivant leurs pensées. Sa palette langagière est extrêmement riche ; il passe de la cruauté à la tendresse, à une dureté pleine d’humour aussi. Il n’en demeure pas moins un héritier d’une grande tradition littéraire et culturelle. Le Vietnam, malgré les guerres, reste un pays profondément marqué par l’amour de la littérature, par ce besoin de contempler le monde, et par un rapport très particulier de la nature. DR C’était déjà un peu le cas, semble-t-il, dans les ouvrages de Nguyên Huy Thiêp ou de Bao Ninh… Doan Cam Thi. Il y avait chez ces auteurs une sorte de désenchantement. Mais avec la génération suivante, cela s’est encore accentué. Un nouveau sentiment très fort est apparu : celui de la solitude lié à l’Internet et à la culture du numérique. « Pourquoi est-on condamné à la solitude tout en étant un citoyen très actif de la Toile ? » se demandent les romanciers d’aujourd’hui, comme Phong Diep, qui, dans son livre, Blogger, met en scène une jeune fille timide et même immature. Phong Diep s’interroge sur le rapport de la jeune génération à la culture numérique, et, surtout, sur l’influence de l’Internet. Très vite du désenchantement qui caractérisait la génération des Nguyên Huy Thiêp, Bao Ninh,… on est passé au désespoir ! Les écrivains sont devenus comme étrangers à eux-mêmes. C’est ce que l’on retrouve chez une autre romancière comme Thuân. Thuân représente cette génération qui a un solide bagage intellectuel, des expériences géographiques, linguistiques qui sont beaucoup plus riches que ceux de leurs aînés ; c’est la raison pour laquelle leur façon de voir le monde a changé. Leur espace s’est ouvert. Les jeunes Vietnamiens voyagent beaucoup, concrètement, mais aussi de manière virtuelle, par Internet. Ils mettent alors en scène des personnages qui se dédoublent, qui ne savent plus trop qui ils sont. Ils ont le sentiment d’être totalement libres d’autant plus qu’ils communiquent par nickname – sous de nombreux pseudonymes –, mais, dès lors, ils ne sont plus eux-mêmes, et dès qu’ils quittent Internet, ils retombent dans une société qui continue à fonctionner d’une manière traditionnelle, presque archaïque parfois. La société vietnamienne à forte densité rurale a longtemps été caractérisée par l’enfermement, aussi bien spatial que culturel. Les jeunes écrivains sont coincés entre ces deux pôles. Il y a trop de contraste entre le monde virtuel et le monde réel. Dans Blogger, la romancière Phong Diep ne trouve pas d’autres solutions pour son héroïne que le suicide… gagner le gros lot ! Sans trop se fatiguer, ni se battre. Ils publient beaucoup les Coréens, les Japonais, parce qu’ils reçoivent de l’argent des fondations, mais ils ne veulent pas investir. Ils n’ont pas de vraie ligne éditoriale et par ailleurs tout va très lentement. Entre la signature du contrat pour Chinatown, de Thuân, par exemple, au Seuil, et la sortie du livre, il a fallu attendre presque deux ans. Les romanciers dont vous parlez ont-ils déjà été édités au Vietnam sans problème ? Doan Cam Thi. Oui, quant aux problèmes… En tant que chercheur, je pense que la littérature et la réalité littéraire sont trop complexes pour être réduites à une vision simpliste, à une opposition binaire avec, d’un côté, le censeur et, de l’autre côté, le censuré, d’un côté, les officiels et, de l’autre, les non-officiels. Je refuse de me positionner ainsi. C’est trop facile. Bien sûr, la littérature vietnamienne est toujours doublement contrôlée, à la fois par le ministère de la Culture et par le Parti communiste, qui reste le parti unique. Mais, en même temps, et comme partout, il y a des évolutions internes. Il y a toujours des avancées et des reculs, signalons quand même que l’autocensure joue sans doute un rôle non négligeable. Étudier la littérature vietnamienne, c’est justement prendre conscience des compromis, et aussi des affrontements des écrivains face au régime. Prenez le cas de Nguyên Viêt Hà, qui a été victime d’une très grande campagne de presse le dénigrant, en 1999, lors de la sortie de son premier livre que nous publions, Une opportunité pour Dieu. Pourtant, le livre a eu un grand succès et est aujourd’hui réédité. Par ailleurs, Nguyên Viêt Hà sort du pays comme il le veut ; il sera bientôt en France, il est allé aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud… Le rôle d’un traducteur comme moi est simplement de donner un peu plus de visibilité à cette littérature en combattant les clichés qui circulent sur le Vietnam et où il n’est question que de rizières, de pagodes, de princesses, de grands-mères… ! Chaque fois que je rencontre un éditeur pour présenter un auteur que j’ai traduit, la première chose que l’on me demande c’est de parler de sa biographie. Est-ce que mon auteur a été dissident ? Est-ce que mon auteur est un ancien combattant ? Est-ce que mon auteur était boat people ? Est-ce que mon auteur a été victime de répression par le régime ? Eh bien non, mes écrivains n’ont que leurs textes à vendre. Lisez… mais les éditeurs se fichent de l’écriture ! Très étonnamment, on ne parle presque plus de la guerre… Doan Cam Thi. On n’en a plus que des échos très lointains. En revanche, une autre thématique apparaît avec force : c’est celle de l’exil. Un exil qui peut être aussi un exil intérieur. Cet exil est source de souffrance mais aussi source de création. Thuân définit l’exil comme une sorte de fenêtre ouverte sur le monde. En fait, ce qui revient toujours, notamment dans les œuvres de Thuân et de Phong Diep, c’est la question de savoir ce que signifie être vietnamien aujourd’hui. Simplement, ce questionnement se fait – c’est totalement nouveau – avec une certaine dérision et beaucoup d’humour, ce qui leur permet de prendre du recul vis-à-vis de la réalité. Un écrivain comme Thuân, toujours elle, veut écrire des choses extrêmement tristes, mais en faisant rire, c’est sa grande ambition ! Ce qui n’était pas franchement le cas pour les écrivains de la génération précédente… Doan Cam Thi. Aujourd’hui, les écrivains vietnamiens sont en plein débat sur la postmodernité. Ce qu’ils tentent de faire c’est casser les grands élans lyriques et les grands discours. Faire pleurer le lecteur comme le fait si bien une Duong Thu Huong ne les intéresse plus. Si l’écrivain est toujours un penseur, il est aussi un clown. Il sort de sa tour d’ivoire pour se lancer dans la vie quotidienne, pas pour refaire le monde. Mais simplement le raconter tel qu’il est. Nguyên Huy Thiêp et Bao Ninh avaient déjà commencé à le faire. Mais c’est vrai que du côté du lectorat, il est difficile de casser les habitudes. Les gens aiment bien manger ce qu’ils aiment, ce qu’ils ont l’habitude de manger ; ils n’aiment pas changer. Et donc ils aiment bien la littérature passée, celle qui fait sortir les mouchoirs, qui les rassure dans leurs goûts. À vrai dire, le public vietnamien aujourd’hui est beaucoup plus intéressant que le public français. D’ailleurs, les Vietnamiens sont toujours frappés lorsqu’ils apprennent quel genre de littérature de leur pays on lit en France ; ils sont sidérés ! Nous, nous avons réussi à nous libérer de tous les carcans politiques, idéologiques ; lorsqu’on apprécie un texte littéraire, c’est parce que c’est une création autonome, indépendante. En France, en Occident, on essaie toujours de coller des étiquettes sur la littérature, la littérature n’existe jamais comme un système autonome. Pour les Vietnamiens, la littérature, c’est avant tout une recherche, qu’elle soit engagée ou pas. Cela explique, d’une certaine manière, le fait qu’aussi bien dans votre essai que dans votre collection, vous ne faites aucune distinction entre les auteurs vivant au Vietnam et ceux de la diaspora… Doan Cam Thi. La littérature parce qu’elle véhicule des valeurs universelles doit être sans frontières. Elle n’appartient à personne. À l’étranger, nous avons une communauté extrêmement intéressante, riche. Trois à quatre millions de Vietnamiens vivent entre les États-Unis, la France, l’Australie… Pour moi, c’est une véritable richesse. Avoir une double culture est toujours un plus. Dans notre collection, qui a été accueillie par les éditions Riveneuve que je salue ici, nous sortons prochainement trois livres. Avec le premier, T. a disparu, de Thuân, cela fait donc quatre ouvrages. Sept autres titres sont d’ores et déjà prévus… C’est un rythme plutôt soutenu !… Doan Cam Thi. Nous n’avons que trop perdu de temps. Les éditeurs français sont trop calculateurs. Ils veulent tout de suite f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 (s u p p l é m e n t à Entretien réalisé par Jean-Pierre Han l ’Humanité d u 7 ma r s ) Vietnam L Thelma et Lulu à Saigon ’endroit était situé à l’entresol et n’avait pas d’enseigne. L’anonymat plus la discrétion m’avaient empêché de le découvrir jusque-là, caché qu’il était, pour ainsi dire, au pied des tamariniers aux troncs blanchis à la chaux du quartier dit du Plateau, si proche du centre de la ville. L’une de ces averses subites, reliques de la saison des pluies qui traînait encore ses pattes mouillées au mois d’octobre m’avait poussé à l’intérieur. Un zinc de bougnat comme il s’en trouve encore aux limites de la Seine-et-Marne, les bouteilles de butane à livrer en moins. Avec ses tables recouvertes de Formica, l’on aurait dit le bar au 7e étage de l’hôtel Caravelle mais là, point de correspondants US en treillis de combat. Le dernier combattant américain était reparti chez lui au Minnesota et les néons ne buzzaient plus derrière les grillages anti-grenades des boîtes à GI mélancoliques. Le troquet, car il s’agissait bien d’un troquet français, n’avait personne derrière le comptoir, mais trois clients appuyés devant, collés à une fresque étrange de paysage normand envahi par d’immenses vaches laitières. Je ne connaissais pas d’autre fresque vachère dans la ville à part celui du Pho 79, et encore là, la présence de bovidés était indicative de la spécialité de soupe aux nouilles de la maison. Ici, le ciel du mural était d’une pâleur nostalgique, du bleu que l’on associe aux contrées plus septentrionales. Un troquet auvergnat tenu par des Corses peut-être, ou normand tenu par des Bretons échoués l’on ne sait depuis quand sur ces rivages cochinchinois. Le premier avait un air de bambin sans âge et joufflu. Il portait sur sa veste de Tergal polyester l’une de ces serviettes en toile fine des paysans du sud, un krama khméro-viêt à carreaux. L’homme entonnait d’une voix de fausset Le jour où je t’ai rencontrée à chaque tour de dés. Il était en train de mener une partie de 421 avec ses camarades, sans enjeu, sans entrain et un peu mécanique. Le Petit Prince, on va l’appeler. Le deuxième client par contre avait ce regard faussement alangui des rapaces, un drôle de béret pas vraiment basque et vraiment très large sur la tête qui ajoutait de l’ombre à sa barbe de dix jours ; le Petit Commandant. Quant au dernier, avec son ventre satisfait, les pieds nus dans ses Gucci, le Petit-Fils à son grand-père, il avait l’air de s’ennuyer en cette compagnie. Sans doute, derrière ses lunettes Armani, il aurait préféré celle des femmes, plutôt que de subir le zozotement chantant de son camarade. « Je n’ai pas de chance, dit-il, après avoir fini son tour de lancer. Me faire attraper par la police japonaise des frontières en compagnie de deux maîtresses alors que je voulais juste faire visiter à mon fils le Disneyland de Tokyo ! » Le Petit Commandant éclata de rire, un rien sardonique, « avec un passeport de la République dominicaine ! Tu ne doutais de rien ! » « Une broutille qui m’a rendu déshérité par mon père ! C’est le même rire que tu avais quand ces assassins déguisés en reporters t’avaient parlé d’Oussama ? » rétorqua le Petit-Fils à son grand-père. « Je n’ai qu’un seul rire. Et d’ailleurs, une seule vie. Ce n’est pas comme celui-là, qui en aurait… Le protectorat, l’indépendance, le coup d’État militaire, les Khmers rouges, l’occupation vietnamienne, l’après-Khmers rouges… Je ne sais pas, jusqu’à neuf ! » « Il est vrai qu’aux âmes bien nées, il faut cultiver son jardin nombre d’années », se contenta de réciter le Petit Prince. Tous les trois avaient fait leurs humanités dans le système scolaire français de l’étranger. Notre Petit Prince, Norodom Sihanouk, le camarade-monseigneur de son vrai titre, ici même, à Saigon, au lycée Chasseloup-Laubat. Le Petit Commandant, le lion du Panchir Shah Ahmad Massoud, était lui le produit du lycée Esteqel de Kaboul. Quant au dernier, Kim Jong-nam de son identité et petit-fils de Kim Il-sung, il aurait mené paraît-il des études distraites au lycée français de Beijing, ce qui le qualifiait pour cette partie morne de dés dans ce bistro saigonnais aux relents lourds d’Empire (le second) que les pales fatiguées des ventilateurs du plafond peinaient à brasser. Plus d’un millier de Vietnamiens passèrent par les portes des établissements pénitentiaires coloniaux de Guyane. Des partisans de De Tham, le Tigre gris de Yen The ; des révoltés du bagne de Poulo Condor ; des conjurés de Thai Nguyen et des soulevés de Yen Bay, avec pour bonne mesure des révolutionnaires du soviet de Nghe Tinh et quelques bandits de grand chemin. Ils drainèrent l’or du Maroni pour le compte de l’administration, exploitèrent le bois de rose pour le compte du parfumeur Coty, construisirent le tronçon inachevé d’une route transamazonienne jugée stratégique. Nombre d’entre eux à la fin de leur peine ne furent pas rapatriés. Il y eut une guerre mondiale ou deux, et l’Indochine est loin, avec l’escale obligatoire à Hawaii. Lâchés dans la nature, cette fois à leur compte, ils s’établirent sur place, prenant épouse qui indienne de l’Iguani, qui africaine des Antilles. Par quels chemins, Robert, dit Bob « prince consort » Luong, de père vietnamien et de mère guyanaise, se retrouvait au Vietnam et citoyen français de plein droit, je ne sais. Il aurait pu descendre du dernier des « Thai Nguyen » et qui avait pris pour patronyme celui du leader de ce mouvement, le lettré du « Groupe de Tokyo » Luong Ngoc Quyen ? Toujours est-il que son surnom racontait une autre histoire que celle du nationalisme vietnamien à ses heures matinales. Bob Luong, comme moult de ses compatriotes français à la fin de l’aventure coloniale, grandit en fait à Sainte-Livrade-sur-Lot (nous en sommes à notre troisième fleuve, après le Maroni et le Mékong), dans cet ancien camp militaire vite et mal reconverti en Centre d’accueil des Français d’Indochine (le Cafi). Contrairement à nos trois compères du bistro pour lesquels il aurait pu tenir la quatrième main d’une partie de poker, Bob ne relevait ni Corneille ni Voltaire et s’établit dans le coin, à Villeneuve, précisément aux Une œuvre emblématique D e livre en livre, la romancière Thuân affirme une singulière force d’écriture dans des romans qui saisissent le lecteur là où il ne s’y attendait pas. C’est d’ailleurs tout un symbole si le premier ouvrage de la collection « Littérature vietnamienne contemporaine » aux Éditions Riveneuve a été inauguré par la publication de son livre T. a disparu. Thuân est, en effet, tout à fait représentative d’une nouvelle génération d’écrivains vietnamiens qui se sont ouverts au monde et l’affirment clairement dans leurs écrits. Elle a fait des études à Moscou, s’est ensuite installée en France, mais retourne régulièrement à Hanoi, s’envole pour New York ou Berlin. Elle est connue et reconnue au Vietnam où elle a reçu la plus haute distinction de la littérature en 2008 avec le prix de l’Union des écrivains. Qui est cette fameuse T. qui disparaît un beau jour laissant là, en plan, mari et enfant ? Est-ce le double de l’auteur, dont le patronyme commence par la même initiale, le reste du nom comportant par ailleurs, comme il est précisé, un a et un u ? Seule Vietnamienne du livre, vivant dans la proche banlieue parisienne, T. est-elle l’« absente de toutes choses » ? On pourrait aisément le croire. On assiste là à un étonnant retournement de situation pour qui entendrait voir dans ce roman (comme dans les autres livres de l’auteur) l’affirmation d’une identité bien établie. De pistes en fausses pistes, Thuân Les Lettres nous embarque dans une drôle d’aventure, le récit étant relaté, comme toujours, au présent de l’indicatif, par le mari à « la recherche » de sa femme. Un mari qui ressemblerait à s’y méprendre à un personnage tout droit sorti d’un roman de Kafka, minutieux jusqu’à la maniaquerie et qui, pourtant, ne semble pas s’émouvoir outre mesure de ce qui se passe. Si T. était une étrangère, le mari, pour ce qui le concerne, est étranger à lui-même et au monde. Mais c’est toujours bien du Vietnam dont il est question, en filigrane, alors que, dans un étonnant épilogue, remettant en cause la fonction romanesque du livre, l’auteur apparaît en personne pour se mettre en jeu… Un sixième roman de Thuân, l’Ascenseur de Saigon, doit paraître chez le même éditeur (Riveneuve). On l’attend avec impatience. Jean-Pierre Han T. a disparu, de Thuân, traduction de Doan Cam Thi, Riveneuve Éditions, 240 pages, 15 euros. À signaler les ouvrages de Nguyên Viet Hà, Une opportunité de Dieu, et de Dô Kh., Khmer Boléro, chez le même éditeur. Les Lettres françaises ont dernièrement rendu compte de la Mer et le martin-pêcheur, de Bui Ngoc Tan, éditions de l’Aube (LF 90) et de Crimes, amour et châtiment, de Nguyên Huy Thiêp, éditions de l’Aube (LF 97). f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 (s P HLM du Pont-de-Marot, pour exercer le métier alors peu sollicité de peintre en bâtiment. Un ancien camarade du Cafi, membre de la garde présidentielle du Gabon, lui dénicha un chantier à Libreville, où cela, mais au palais même ! Et à Robert de s’embarquer de nouveau, cette fois avec ses pinceaux, pour l’estuaire majestueux du fleuve Komo. Un beau jour, il fut surpris et en caleçon, la tenue de travail des Vietnamiens en climat tropical, et en haut de son escabeau par, mais par qui donc, par Joséphine, la première dame du pays ! « Le jour où je t’ai rencontrée », aurait susurré doucereusement Sihanouk mais Bob avait entonné « Be Bob… A-Lula, she’s my baby » d’une voix rauque en roulant du pelvis, et de part et d’autre, ce fut le coup de foudre car au palais, on n’avait pas encore installé de paratonnerre. La romance se poursuivait en chansons, jusqu’à la nuit où le président surprit Bob dans un palace parisien, cette fois-ci, sans caleçon. Magnanime, Bongo lui offrit une somme suffisante pour s’en procurer plusieurs paires et désormais ne plus importuner son épouse. Ce que Bob ne fit pas, volens, nolens, et on le retrouva par une mauvaise nuit au pied de son HLM avec deux balles de moyen calibre dans les orifices du nez. La seule chose de bien dans le colonialisme, c’est qu’il rapproche les peuples, dit un Pakistanais de Londres à mon fils lorsque celui-ci essayait de lui expliquer ses origines libano-vietnamiennes. Mais cela, c’est mon histoire à moi, Candide et le Cid compris. Le café du titre, Chez Thelma et Lulu, vient des deux vieilles demoiselles propriétaires. Opiomanes et ridées comme on en trouve sous les tropiques, elles étaient des bandidas des Côtes-d’Armor qui ne s’étaient pas jetées des falaises d’Étretat toutes proches lorsqu’elles étaient poursuivies par les gendarmes, mais qui avaient pris le premier bateau de Saint-Nazaire pour les comptoirs parfumés de l’Extrême-Orient. Do Kh. Texte inédit, 2013 Rencontre avec trois écrivains vietnamiens Nguyen Viet Ha, Do Kh. et Thuân. Débat animé par Jean-Pierre Han et Nguyen Ngoc Giao. mardi 19 mars 2013 de 12 h 30 à 15 h 30 à l’auditorium de l’Inalco, 65, rue des Grands-Moulins 75013. Pour ne pas oublier ierre Daum, l’un des premiers, avait mis au jour en 2009 ce fait longtemps occulté de notre histoire coloniale : le recrutement forcé de 20 000 Vietnamiens en Indochine pour venir travailler dans les usines d’armement françaises à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La guerre perdue, cette main-d’œuvre bon marché a continué à être surexploitée par l’occupant et les patrons collabos. Le malheur, c’est que dans leur pays d’origine ces ouvriers de force étaient considérés comme des traîtres. La majorité d’entre eux pourtant, en France, avaient milité pour l’indépendance de leur pays, derrière la figure emblématique de Hô Chi Minh. Certains de ces exilés ont pu retourner au Vietnam. D’autres sont restés en France. C’est leur histoire que Pierre Daum racontait dans son livre Immigrés de force. C’est leur histoire qu’à sa suite le réalisateur vietnamien Lam Lê vient de filmer dans Công Binh, la longue nuit indochinoise. Film documentaire ? Sans doute, et l’on retrouve les attendus du genre : explications et mises en perspective historique, témoignages de quelques survivants, tous nonagénaires – certains sont décédés après le tournage –, souvent bouleversants parce que livrés sans pathos, témoignages d’une étonnante dignité de la part de ceux qui ont subi tant d’outrages, aller et retour avec le Vietnam et dialogues avec des descendants de công binh (traduction d’ouvrier-soldat) re- u p p l é m e n t à l ’Humanité tournés au pays, etc. Tout cela est bel et bon, passionnant parfois, nécessaire toujours, avec des images d’archives, notamment celles montrant Hô Chi Minh en France en septembre 1946 pour négocier l’indépendance du Vietnam à la conférence de Fontainebleau… Mais Công Binh est bien plus que cela. C’est, quelque part, le regard et le récit d’un Vietnamien exilé en France dès son adolescence au milieu des années soixante. Avec sa sensibilité à fleur de peau sur la question. Que l’on se souvienne que Lam Lê est le réalisateur de ce superbe film qu’était Poussière d’empire, sorti en 1983, la première œuvre cinématographique sur l’Indochine française affichant le point de vue du colonisé… Le film se déroule donc sur ces deux plans, entre le temps passé et le temps présent (que l’on saisit avec les marionnettes sur eau si prisées des touristes, jouant comme dans un chœur les rôles des protagonistes d’antan de cette histoire coloniale si peu glorieuse). En cela Công Binh transcende le genre documentaire, en attendant que Lam Lê nous offre une autre fiction de la facture de Poussière d’empire. J.-P. H. Công Binh, la longue nuit indochinoise, film de Lam Lê. 116 minutes. Immigrés de force, de Pierre Daum. Actes Sud, 288 pages, 23 euros. d u 7 m a r s ) . III Lettres Arno Schmidt l’intempestif Arno Schmidt a mis au point une des plus remarquables machines littéraires contre l’ignorance, l’hypocrisie, la lâcheté. Il ne se range dans aucune catégorie si ce n’est celle des grands écrivains. Heures marinées d’une vie dont je n’ai joui à aucun moment 1914-1979 : une vie de soixante-cinq ans. Enfance dans la mouise à Hambourg-Hamm, adolescence plus heureuse en Silésie, dans une boulimie de lecture (E.-T.A. Hoffmann, Friedrich de La Motte-Fouqué – dont il écrira plus tard une impressionnante biographie –, Ludwig Tieck, Christoph Martin Wieland, Karl May, Jules Verne, Charles Dickens, August Stramm, etc.), débuts professionnels comme employé à la gestion des stocks dans une fabrique de vêtements, les Ateliers Greiff à Greiffenberg, où il travaille en catimini à l’établissement d’une table de logarithmes à dix chiffres et rencontre la femme de toute sa vie, Alice Murawski, qui quitte son travail de secrétaire pour devenir sa secrétaire privée. De 1937 à 1939, il parvient à échapper plus ou moins à l’armée, mais en 1940, la Wehrmacht lui met le grappin dessus, et le voilà à faire le soldat du Reich de mille ans pendant cinq ans, ici et là, en Allemagne, en Alsace, en Norvège. Il s’efface dans l’armée comme il s’effaçait au bureau : la vraie vie est ailleurs. Mais le dégoût et la rage s’accumulent devant la bêtise, la violence et la haine triomphantes. Un an encore prisonnier en Belgique et dans la zone anglaise de l’Allemagne occupée, et le voilà libre, enfin. Alice le rejoint dans la lande de Luneburg, à Cordingen où ils sont logés d’office, démunis de tout, dans un vieux moulin. Ils travaillent un an comme interprètes à la nouvelle école de police de Benfeld, et puis Arno décide de se consacrer entièrement à l’écriture. Décision folle dans leur précarité, dans cette Allemagne entièrement détruite. Il écrit depuis l’âge de dix-neuf ans (ses œuvres de jeunesse, Exercices d’écriture qui dureront jusqu’en 1943, ne seront publiées qu’après sa mort, à l’exception de Pharos ou Du pouvoir des poètes, écrit probablement en Norvège et qui annonce le style de sa maturité, qu’il publiera en 1975 seulement dans Soir bordé d’or). Maintenant il est prêt. Suivent trente-deux années de travail acharné où les Schmidt vivront d’abord longtemps dans une misère noire, puis dans une pauvreté décente, alimentée essentiellement par le peu d’argent que rapportent à Arno quelques récits ou articles alimentaires publiés par des journaux, des traductions (polars anglais et américains, E.A. Poe, Fenimore Cooper, Bulwer-Lytton…) et des « essais radiophoniques dialogués », à partir de 1952. Le premier livre édité sera le recueil Léviathan, en 1949, chez Rowohlt. Les autres suivront en rangs serrés, escortés de disputes avec les éditeurs (Schmidt n’est pas commode), de démêlés avec la justice pour « blasphème et pornographie », en 1955, au moment de la sortie de Paysage lacustre avec Pocahontas, chez Luchterhand-Verlag, de déménagements incessants jusqu’à l’installation définitive, en 1958, au sud-est de la lande de Luneburg, en bordure du petit village de Bargfeld. Des prix prestigieux jalonnent son parcours : grand prix de l’Académie de Mayence, remis par Alfred Döblin en 1951, prix Fontane en 1964, où Schmidt remercie la laudatio de Günter Grass et le gratin littéraire réuni d’un « We are not amused », prix Goethe en 1973 pour lequel il ne se déplace même pas et envoie Alice lire un « discours de remerciement » qui fait scandale. Ça ne l’intéresse pas. Mais un jour de 1977, un jeune inconnu l’aborde à Bargfeld : c’est Jan Philipp Reemtsma, qui vient d’hériter d’un empire industriel et lui offre, par admiration pure, l’équivalent d’un prix Nobel. Au terme enfin confortable de sa vie de chien, Schmitt meurt à son clavier, en pleine rédaction de Julia ou les Peintures. Comme il le voulait. La reproduction exacte des mécanismes cérébraux par un agencement particulier de la prose À partir de 1956, Schmidt découvre James Joyce, dont il projette de traduire Finnegans Wake, projet où ne le suit aucun éditeur (quelle misère et quelle perte, si l’on songe aux profondes affinités entre les deux écrivains !), et Sigmund Freud, où il trouve la confirmation des principes qu’il avait fixés à son écriture, développés dans ses Calculs I, II (publiés en 1955 et 1956), et III (publiés en 1980, post mortem, mais écrits probablement en 1955). Cet amateur éclairé de mathématiques et de physique y expose très précisément sa méthode, tableaux à l’appui. Elle est adossée aux formes codifiées au XVIIIe siècle (le siècle de prédilection de l’écrivain) : grand roman, roman par lettres, entretiens, journal intime… (mais s’interdit les « à la manière de » dont raffolent les néoclassiques, romantiques ou autres), et s’appuie sur notre structure mentale telle qu’elle fonctionne réellement, organiquement, dans une fragmentation et une simultanéité du souvenir (images ou « photos », petits fragments explicatifs ou « textes »), du présent, du rêve et du « jeu de pensées étendu » (ou réminiscences culturelles). À quoi il faut ajouter les deux niveaux d’expérience que sont la réalité objective et la réalité subjective. Ces données induisent une quantité presque infinie d’interférences. L’architecture littéraire doit en montrer les sutures (au contraire de Goethe et de sa « bouillie de prose informe »). Pas de flux narratif donc, de continuum, mais une mosaïque de petites unités d’expériences intérieures et extérieures : le « fleuve » narratif est remplacé par une « cascade ». « L’image de Dieu » (ou de l’écrivain démiurge) est réduite à néant, le présent est « troué », il n’y a aucune place pour les chichis psychologiques, métaphysiques et autres, mais seulement pour le développement de la forme. La langue en prend un coup : Schmidt pulvérise les conventions du dictionnaire (il traite le Duden – l’équivalent du Littré – de « vieille savate éculée », invente des mots, des orthographes, des transcriptions phonétiques à mourir de rire, puise à tour de bras dans d’autres langues, l’anglais surtout…), utilise la typographie pour rendre « cristallins » les différents niveaux de sa composition et leurs constants passages et croisements (jusqu’à devoir publier en 1970, en fac-similé parce qu’impossibles à reproduire, les 1 350 pages format atlas de son Zettel’s Traum), torture la ponctuation pour en extraire toute la capacité expressive, afin d’éliminer « la salade verbale » (du style : « Machin demande à Truc : qu’est-ce qu’il y a ? »), au point qu’en 1959, le Spiegel intitule sobrement son copieux dossier sur Arno Schmidt : « ; . - : : - : ! ! » Cette méthode d’une rigueur inouïe est la porte d’une liberté inouïe, et une déclaration de guerre aux philistins de tout poil, paresseux et ignorants. Rien ! Je ne sais rien ! J’me mêle de rien ! Le monde, c’est ici, là où je suis, où que ce soit, c’est moi, ceux que j’observe autour de moi, ma mémoire et le formidable arsenal de papiers (notes, cadastre, archives, livres…) à partir de quoi je peux convoquer l’espace et le temps – l’entreprise d’Arno Schmidt s’apparente ainsi à celle de Marcel Proust. « L’ermite de la lande » n’a nul besoin de voyager. Il se meut de l’Antiquité (l’agonie du monde grec sous les coups de l’obscurantisme chrétien de Cosmas ou la Montagne du Nord) à la science-fiction (le monde désert d’après la troisième guerre mondiale de Miroirs noirs ou la guerre froide postatomique de la République des savants – un titre emprunté à Klopstock), en passant par les Élyséens ou les enfers de Tina ou De l’immortalité, l’écrabouillement des Lumières sous la botte nazie avec Scènes de la vie d’un faune (« un des plus violents réquisitoires jamais écrits contre le nazisme », dit Claude Riehl, à juste titre), l’imbécillité des conformismes (les deux Allemagnes de Cœur de pierre à fourrer dans le même sac). L’histoire est là tout entière (et les innombrables anachronismes jouent leur rôle de projecteurs), elle est hantée par la barbarie. La race supérieure : Dieu, que les Allemands sont bêtes ! Écrire, c’est résister, construire une forteresse contre l’ignorance, la lâcheté, l’hypocrisie ordinaires, celles des « braves gens » qui ont plébiscité à 95 % le pitre sanglant en 1933, choisi une commode amnésie en 1945 et se sont rangés derrière Adenauer le bigot. Dès Léviathan et la trilogie des Enfants de Nobodaddy (Scènes de la vie d’un faune, Brand’s Haide, Miroirs noirs, 1951-1953), Arno Schmidt met en place ses lignes de force : éros (la sexualité solaire des diverses « louves » ou de Pocahontas, le corps jubilant et prosaïque du narrateur…), la nature (le critère primordial dans tous ses livres, si passionnément observée et aimée qu’elle s’érotise), la connaissance (des langues, de l’histoire, des grands prédécesseurs, des sciences – voir la désopilante solution du problème de Fermat au beau milieu de Miroirs noirs…). Et, par-dessus tout cela, l’exercice solitaire et tenace de la pensée, qui permet de s’échapper des contraintes les plus violentes, et même de la mort (comme dans l’extraordinaire Agadir ou Connais-toi toi-même, le récit inaugural de Léviathan, et donc de l’œuvre entière). La vigie furieuse qu’est Arno Schmidt, sa prose tragique, burlesque, féroce, ne peuvent se ranger dans aucune catégorie. Magistrale leçon de liberté. Les lecteurs français doivent l’essentiel de ce qu’ils connaissent de l’écrivain à Claude Riehl, formidable traducteur trop tôt disparu, en 2006, à cinquante-deux ans. Il découvre Scènes de la vie d’un faune à la fin des années 1970. Il en est bouleversé. Il passera quinze ans de sa vie à traduire l’Ermite de la lande. Ce premier roman de Schmidt avait été publié en 1962 chez Julliard par Maurice Nadeau – un sacré défricheur, celui-là ! –, traduit par Jean-Claude Hémery et Martine Vallette, neuf ans après sa sortie en Allemagne. La République des savants, par la même équipe, avait suivi en 1964. Et puis rien pendant vingt-sept ans (…!). Riehl commence en 1991, avec Enthymésis ou C.J.V.H. (combien je vous hais), le dernier des trois récits de Léviathan. Jusqu’à Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité ? (paru post mortem, en 2008), nous lui devons pas moins de treize titres, dont On a marché sur la lande, en 2005, qui obtint le prix de la traduction Gérard de Nerval. On lira avec le plus grand profit son Arno à tombeau ouvert, paru en 2001 pour accompagner sa traduction de Tina ou De l’immortalité chez Tristram (le principal éditeur d’Arno Schmidt en langue française) : une merveilleuse introduction au génial écrivain, qui n’aimait pas qu’on le qualifie d’allemand. Marie-Noël Rio Pierre Skira, pastelliste et dessinateur P our présenter l’œuvre de Pierre Skira, donnons la parole à Patrick Mauriès, auteur d’une importante monographie de l’artiste : « C’est autour de 1975 qu’il choisit (…) d’abandonner la peinture à l’huile pour se consacrer à la technique exclusive de ce médium si violemment inactuel qu’est le pastel. Technique, et matériau, dont le sort semble désormais ne tenir qu’à un fil. Un seul atelier, semble-t-il, se donne encore pour tâche de maintenir en France la fabrication des mille six cent cinquante nuances de couleurs dans lesquels il se déploie. » IV . L e s Lettres Patrick Mauriès évoque encore son univers, tout entier imprégné du XVIIe siècle : « Crânes renversés, parchemins déchirés, violoncelles éclatés, livres démembrés : c’est, en apparence, la dépouille de la “vanité” janséniste ou baroque qui reprend chair, en pleine modernité dans l’œuvre de Pierre Skira. Œuvre violemment déplacée, paradoxale, inactuelle, (…) “figurative” à l’heure du virtuel, “savante” mais jamais littéraire, sensuelle dans sa rigueur même, exclusivement dédiée enfin à la pratique de ce médium minoritaire, tout au long de l’histoire de l’art, qu’est le pastel. » Pierre Skira et Pascal Quignard ont publié cinq ouvrages ou « monuments » dont le Septante, l’Amour conjugal, Tondo… Les dessins inédits que nous publions feront l’objet d’un livre de Pascal Quignard. f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 ( s u p p l é m e n t à DR Pierre Skira, de Patrick Mauriès, Éditions Gallimard, Le Promeneur. 45 euros. l ’Humanité d u 7 m a r s ) Lettres Quignard et le corps d’avant le langage L’origine de la danse, de Pascal Quignard, dont nous publions le chapitre XII, est un ouvrage qui bouleverse les genres et offre une beauté noire, sidérante. A utant le dire en guise d’attaque, l’œuvre de Pascal Quignard ne ressemble à aucune autre. On me fera remarquer que c’est le propre de toute grande œuvre. En effet. Évidemment, il y a l’aujourd’hui de la littérature dont la rumeur vulgaire et confuse bourdonne à nos oreilles comme une mouche bleue. Elle mêle, chez les libraires et dans une certaine presse, le meilleur et le pire. Nous choisirons le meilleur : par exemple l’Origine de la danse, le nouveau livre de Pascal Quignard. Il m’aura fallu beaucoup de temps et un étrange cheminement pour m’approcher de l’œuvre de cet écrivain, depuis la lecture de ses premiers ouvrages, l’Être du balbutiement (1969), un essai sur Sacher-Masoch, et la Parole de la Délie, consacré à Maurice Scève (1974). Vinrent plus tard les Petits Traités et le Sexe et l’Effroi. Je ne connaissais pas ses romans. Je gardais l’image conventionnelle d’un écrivain fort érudit, brillant et parfois difficile d’accès. Je n’avais pas encore lu et relu ce grand livre, Albucius. Et je voudrais citer ici, à cet instant, ces phrases extraites du roman, lesquelles semblent me répondre : « Si je cite si longuement le texte latin, ce n’est pas seulement pour procurer du plaisir à celui qui aime cette langue, ni pour impatienter celui qui l’ignore dans des assauts de pédanterie. Je le fais lorsqu’une force et une promptitude plus grandes s’y produisent sans qu’on puisse les traduire, et qui se voient sans comprendre, ne serait-ce que par le nombre de mots et la quantité des syllabes. J’assure que dans le même temps il ne se trouvera pas un mot latin dans ces pages qui ne sera traduit aussitôt après qu’on l’aura lu. » Comment n’ai-je pas entendu chez lui, alors que je cherchais de mon côté une écriture « indécidable », une fiction théorique par exemple, une remise en question, un bouleversement des genres ? Comment n’ai-je pas vu qu’il espérait qu’on ne puisse démêler fiction ou pensée dans ses livres ? Ainsi le lecteur pourra-t-il s’interroger sur le genre de l’ouvrage l’Origine de la danse. S’agit-il d’un essai sur la danse, d’une glose sur le mythe de la Toison d’or, de Médée et de Jason, d’une méditation sur la mère et la naissance, le sexe et la mort ? Que sais-je encore ? Tout cela et autre chose : un non-genre, pour reprendre son expression, c’est-à-dire un livre. « Ni philosophie, ni essai littéraire, ni poésie. » Ainsi, lorsque je m’embarquai dans l’Origine de la danse me suis-je senti un moment désarçonné, puis j’ai lâché prise, m’abandonnant au fil des phrases et des chapitres à la rencontre d’une « enfance cherchant à renaître ». Dans ses entretiens avec Pascal Quignard, Chantal LapeyreDesmaison, en 2001, lui demande pourquoi il parle si peu de la danse. Sa réponse ? « J’en parle souvent, très souvent, quoi que vous disiez, sous la forme du corps humain tournant la tête, tombant les bras levés, versant en arrière. Pour moi, ajoute-t- il, c’est un art plus fascinant qu’un autre parce que c’est un art en amont de l’art. L’homme s’est dressé. C’est ce qui le définit comme homme […] je parle du point de vue de celui qui regarde. » Rappelons que, en 1998, il écrit le livret d’un ballet, l’Anoure, pour Angelin Preljocaj ; un peu plus tard, avec Philippe Saire, il crée la Haine de la musique. Puis, à Bruxelles, Pour trouver les enfers, avec Ingrid von Wantoch Rekowski. Travaux qu’il évoque brièvement dans le premier chapitre de l’Origine de la danse, intitulé « La création de Medea ». Medea, livret destiné à Carlotta Ikeda, avec une musique improvisée par Alain Mahé sur un koto (cithare japonaise à treize cordes en bois de paulownia), un ordinateur et des pierres sonores, a été créé à Paris le 26 janvier 2011 sur la scène du théâtre Paris-Villette. Ce livret, intitulé Medea méditante (reproduit au chapitre III) est le point de départ ou le cœur de l’Origine de la danse, comme on voudra. Divisé en cinq actes, Medea méditante est un texte, poème, essai, fiction — tout cela à la fois, et peu importe — d’une beauté noire et d’une force sidérante. (Et s’il fallait rapprocher Pascal Quignard d’un autre grand écrivain, c’est à Pierre Klossowski que je pense, et à son Bain de Diane en particulier.) « Qui est cette femme dont je tombe ? […] Y a-t-il un dedans, y a-t-il un dehors, quand on naît ? / Quel est ce lieu ? Quelle est cette pénombre ? Quelle est cette région ? Quel est ce monde ? Où suis-je, ici ? Quelle est cette secousse d’air qui m’envahit et que j’expire ? Quel est ce sol où je tombe ? / Il était une fois, il y avait un dedans : il est perdu. / Le monde du dedans commence de se perdre dès le cri de la naissance, / dès le premier cri, / et il continue de se perdre dans le langage sans finir. » J’ai scrupule à détacher ainsi des fragments d’un texte qu’il faut respirer à son rythme, parfois haletant et cruel, avec des moments de silence, des blancs, des arrêts, des accélérations. On l’aura compris : qu’il faut danser. Dans le chapitre V, consacré à Colette, plus précisément « Sur trois phrases de Gabrielle Colette », celle-ci : « Le seul être que je vois complet est le fœtus à la veille de naître, qui nage encore », et Pascal Quignard de commenter l’instant natal : « Incroyable danse expulsive (perte des eaux), intrusive (l’intrusion de l’air dans le corps), chute sur la terre (dans la non-motricité, dans la possibilité de la mort, dans la défécation, dans la faim), tel est le fond de l’expérience des hommes. » Cette recherche de l’origine de la danse le conduit à la danse prénatale, certes, mais, en amont de celle-ci, au coït, « danse qui fabrique le nouveau corps à partir de deux corps hétérosexués plus anciens […] qui se chevauchent bruyamment pour se rendre on ne sait où. Danse de la conception qui engendre le concept (le conceptus, le fœtus) du corps avant même que le corps existe et qu’il évolue dans le monde obscur. » Ou bien : « Je danse dans l’air comme si c’était de l’eau. Je danse la danse dont le corps se souvient (la danse perdue) […] Dansant, je m’approche de la naissance, origine de la danse, projection de la force dans la solitude toute neuve d’un corps sexué qui dérive du coït sexuel. C’est ainsi que, m’approchant de la naissance, j’avance vers l’étreinte perdue, qui se tient derrière la danse perdue. » Voilà un premier aperçu de ce livre, l’Origine de la danse, dont le titre fait écho à l’Origine du monde de Courbet. Il est difficile de rendre compte de la richesse de l’ouvrage, dont les thématiques s’emboîtent les unes dans les autres, se développent, se complètent ou s’opposent d’un chapitre l’autre. Une grande fugue, peut-être… Je n’ai cessé ces dernières semaines de lire et de relire l’Origine de la danse, y découvrant chaque fois des éléments nouveaux de réflexion et de rêverie. Par exemple, la présence importante du monde animal — la douce chatte sombre du jardin de Bergheim, par exemple. Ou les cygnes à Sens, les rapaces nocturnes prenant leurs bains quotidiens dans le lac d’Hotonnes. J’aime particulièrement ce que Pascal Quignard dit à propos des grenouilles — thème constant dans son œuvre — à Chantal Lapeyre-Desmaison : « La grenouille est comme nous. Sa vie est à la merci d’un leurre. Elle mue dans son corps puis elle mue dans sa voix. Elle vient de l’eau. Elle connaît l’état de têtard comme nous connaissons celui de fœtus. Elle grimpe sur la berge — comme nous tombons sur le rivage de lumière — c’est ma sœur. Sa voix est rauque et c’est par la voix que le désir appelle — vox rauca, dit Ovide. Voix perdue qui hèle sans finir dans la douceur de la nuit d’été. » Moi aussi j’aimais, enfant, pêcher la grenouille avec un petit bout de chiffon rouge. Il était une fois, en Sologne… J’ai donc ces derniers jours laissé mes livres chinois, ceux des taoïstes ou des confucéens, les poètes comme Su Tung Po. Comme la plupart des lettrés de la Chine impériale, il me plaît que Pascal Quignard ait renoncé à « toute position sociale » et qu’il dise n’appartenir « à aucun groupe, aucune secte, aucune religion, aucun club. [Il n’a] aucun salaire à défendre à partir de quoi on puisse [le] faire chanter. » Il y a dans ces pages de l’Origine de la danse souvent une âme qui frémit, tremble ; la mélancolie d’une blessure secrète dont seul le silence doit rendre compte. La littérature ? L’âme ? Je fais mienne cette phrase : « Je n’aime pas l’âme autant que la nudité, l’origine, le sexuel, le corps sentant et mangeant et mouvant. » Jean Ristat L’Origine de la danse, éditions Galilée, 174 pages, 24 euros. Albucius, Folio, 240 pages, 7,50 euros. Pascal Quignard le solitaire. Rencontre avec Chantal LapeyreDesmaison, Les Flohic éditeurs, 248 pages, 22,87 euros. La douce chatte sombre du jardin de Bergheim J e lève la tête. Je vois la porte du salon qui s’ouvre. Aucun bruit. Personne n’entre. L’air a dû pousser le bois de la porte. Je me résigne à l’un de ces mystères qui peuplent les maisons anciennes. Je baisse mon visage, comptant reprendre le fil de ma lecture, mais je distingue sur le plancher la patte blanche et solennelle de la chatte qui s’étend avec circonspection. Elle avance un peu, elle s’arrête pour me regarder. Elle a un petit oiseau qui saigne dans la gueule. Le passereau vit encore. Les ailes battent encore auprès de ses moustaches. La chatte me regarde avec un peu de crainte. Je fixe la chatte. Je fronce mes sourcils. Je lui jette, parmi les regards les plus sévères que les traits de mon visage sont capables d’exprimer, le regard le plus sombre possible. Je lui jette même un regard noir. Elle hésite, mais à peine. Elle baisse la tête avec détermination. Son regard à elle se fait plus intérieur. On voit que sa fierté est plus grande que son remords. Elle avance de nouveau dans ma direction. Je me lève. Alors elle se retourne lentement dans le même temps que je mets pour glisser une marque Les Lettres dans mon livre, pour le poser sur la table, pour me diriger vers elle, et sort devant moi sans se presser. C’est comme un pas de danse en duo, c’est admirablement exécuté, le mouvement est largo, continûment dynamique, sans aucune brusquerie. Quand j’arrive à la porte du salon, elle est déjà dans le couloir et contourne le coffre. Sans hâter la cadence, elle prend la direction de ma chambre. Je presse le pas, la devance, ferme la porte de la chambre à coucher avant qu’elle ait pu l’atteindre. Mais la chatte s’est déjà détournée et solennellement se dirige désormais vers la cuisine. Il me semble que l’oiseau est mort sous sa moustache. Je retourne au salon où je m’enferme. La vie est ancienne et épuisante. Comme ils survolaient les mers épandues sur la terre, les caméras des satellites révélèrent de longs courants océaniques reliant l’équateur et les pôles. Des petits tourbillons de cent kilomètres de diamètre les poursuivent et les entraînent depuis extrêmement longtemps, sinon jadis. Ces tourbillons plongent jusqu’à un kilomètre de profondeur, formant des cylindres verticaux. f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 (s La friction de ces rouleaux océaniques entre eux étire de longues toiles d’araignée filamenteuses, larges de dix kilomètres et longues de plus de cent kilomètres, qui sont animées de mouvements dont la vitesse peut atteindre cent mètres par jour sur une profondeur de trois cents mètres. Les mouvements horizontaux et ondulants dispersent la chaleur. Les mouvements verticaux et tournoyants font remonter en surface les sels et les algues, premiers maillons de la chaîne vivante. Circulus, rotation, ourdissage et ellipse, cette tapisserie est originelle. La vie, poursuivant la matière, commença par la rotation – cercle autour du noyau. Trois traits définissent le vivant ; la croissance (le déplacement à l’intérieur du volume se fait par décomposition, suivie d’intégration) ; la motion (le déplacement dans le monde externe définit le motus, le déplacement dans le monde interne définit l’émotion) ; enfin, la reproduction (le déplacement dans le temps effectué par la mort). Toute vie est ab alio. Maintenant procédant d’autrefois. Volume et taille dérivant du déu p p l é m e n t à l ’Humanité voré. Fils ou fille provenant d’une mère, il n’y a rien d’autre dans le monde humain. Elle accoucha de cinq petits sacs translucides et bleus. Au milieu de la nuit qui suivit, je descendis boire un peu de lait froid. Cela m’arrive parfois, quand le cours du sommeil s’est interrompu, pour effacer un rêve qui importune l’âme. L’alourdissement, la difficulté de la digestion d’un verre rempli de lait glacé lestent et replongent le corps dans une brusque somnolence et, si possible, l’absence d’image. Mais j’entendis près de l’âtre des petits cris, des jappements étouffés, un long ronronnement étrange. Je m’approchai. La nuit s’en allait. Je perçus vaguement des formes dans l’ombre. La chatte dévorait ses petits un à un. Ils ne hurlaient pas, ils geignaient et elle les dévorait vivants. Les cris disparurent. La paillasse était noire de sang. La chatte épuisée s’endormit. Je remontai me coucher. Je songeais à ma mère, aux désirs de ma mère. Pascal Quignard d u 7 m a r s ) . V Lettres Claude Simon, peintre d’histoire, de paysages et de natures mortes C laude Simon (1913-2005) a plus connu une célébrité internationale grâce au prix Nobel reçu en 1985, que pour son appartenance à la mouvance du Nouveau roman. Il s’est longtemps cherché à ses débuts : il a publié le Tricheur en 1945, puis la Corde raide, Gulliver et le Sacre du printemps entre 1947 et 1954 – titres qui ne figurent d’ailleurs pas dans l’édition du premier tome de ses romans auquel il avait travaillé, sage résolution car ces ouvrages n’étaient pas aboutis. Il se révèle au public français avec Le vent en 1957. Il est impossible de restituer en ces quelques lignes toute la richesse de cette entreprise romanesque aussi complexe et touffue. Je me contenterai donc de mettre en relief un aspect curieux de sa recherche, qui est ce lien étroit, presque physiologique, avec la peinture. Il n’est certes pas le premier à le faire : avant lui, pour ne citer que les plus célèbres, nous trouvons Henry James, Marcel Proust, Max Aub et Gertrude Stein. Pour le Vent, l’auteur ajoute un sous-titre révélateur : Tentative de restitution d’un retable baroque. Dans cette fiction, un narrateur tente de reconstituer un grand puzzle qui est l’histoire d’un photographe incapable de relater sa propre existence et de parler de ce qui l’entoure. Un foisonnement de séquences souvent entremêlées et parfois lacunaires contribuent à cet édifice fragile et toujours en déséquilibre : « … sur cette histoire, tient-il à souligner, ou du moins ce qu’il en savait, lui, ou du moins ce qu’il en imaginait, n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images… ». Dans ce contexte, où l’on ignore si son personnage ou son narrateur, ou les deux à la fois, ne sont pas l’écrivain, la peinture lui prête main-forte. La structure du retable est un moment de l’histoire sainte ou de la vie d’un saint ou du Christ relatée par bribes. Il retire à cette construction sa succession logique de continuité et s’invente une série de tableautins qui apparaissent dans une discontinuité recherchée. Il existe chez lui des lignes de forces qui structurent sa pensée, son désir d’écriture et la forme même de ses écrits. La plus évidente est l’histoire, l’histoire ancienne parfois, comme dans Géorgiques (1981) ou la Bataille de Pharsale (1969), l’histoire vécue aux premières loges. Ses souvenirs ont donné son chef-d’œuvre, la Route des Flandres en 1960 qui évoque cette fatidique année 1940. Mais jamais la guerre n’est isolée d’autres constantes de son imaginaire. L’art pictural lui sert alors à introduire des éléments qui semblent d’abord incongrus, mais qui révèlent peu à peu la profondeur visuelle de son imaginaire. Il n’est que d’ouvrir la Leçon de choses (1975). Presque tout se déroule dans un huis clos, mi-réel, mi-inventé, dans une maison où des soldats se sont retranchés. Dans ce livre où il a recours à plusieurs modes de récit (de celui qu’on lui connaît à un pastiche brillant de Céline), Claude Simon ne cesse de faire apparaître des « représentations », autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, qui sont autant de tableaux. À l’intérieur, nous trouvons des surfaces qui se métamorphosent en compositions la plupart du temps à l’aspect moderniste : « La pièce tout entière, les murs, les meubles, ses occupants […] sont recouverts d’une impalpable couche de poussière grise, comme une peinture… » Plus loin, je trouve une nature morte : on voit s’entasser « des masses pâles et boursouflées ombrées de rose. Le couvercle [de la boîte] n’adhère plus maintenant que par un coin à l’un des côtés de la boîte. […] Sur le pourtour de la boîte le nom du fabriquant ou de la conserverie est écrit en lettres d’un rouge métallique cernées d’or sur fond vert ». Ces paysages et ces compositions dignes d’un Braque ou d’un Picasso, d’un Vlaminck ou d’un Derain sont innombrables. Parfois des toiles en reproduction apparaissent, comme un Boudin et plus encore un Monet, qui semble être ici le paradigme le plus important. Mais, cela va de soi, l’auteur met sa patte, et il se sert de ces belles harmonies chromatiques pour y introduire le temps (le mouvement) et les traces de la tragédie qui se joue sans qu’on la comprenne. Claude Simon trouve aussi dans la poésie (celle de Rimbaud par exemple quand il écrit cette phrase : « Les grenouilles ont une voix noire »), l’inspiration de ces vedute ou de ces réunions arbitraires d’objets qui métamorphosent les êtres et le monde visible. Il crée ainsi une intensité aux scènes qu’il entend décrire, des combinaisons chromatiques et des échafaudages plastiques. C’est cette étroite interdépendance de l’écriture et de la peinture qui rendent ses livres aussi puissants et subtiles, aussi riches que surprenants à chaque page. Gérard-Georges Lemaire DR Œuvres, tome II, Claude Simon, édition d’Alastair B. Duncan, avec B. Bonhomme et D. Zemmour, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1712 pages, 66,50 euros. Marianne Alphant traverse le XVIIIe siècle Ces choses-là, de Marianne Alphant. POL, 300 pages, 17 euros. «E lle s’éloignait, la main levée en petit signe d’adieu, rassurant, indifférent. Sa tunique flottait avec grâce, elle s’est penchée pour ramasser un instant quelque chose avant de le rejeter dans le fossé. » C’est ainsi que s’achève Ces choses-là, sur une vision de Madame l’Histoire, s’éloignant d’un pas léger, quittant, sans un mot, Marianne Alphant, avec qui, pendant trois cents pages, elle a entretenu un dialogue dans lequel toutes deux essayaient de dire la réalité d’un siècle, le XVIIIe, un siècle fondateur de l’Europe contemporaine, un siècle qui a commencé dans les orgies de la Régence, a traversé les boudoirs des belles maîtresses de Louis XV, et s’est achevé dans le sanglant bouleversement que l’on sait. Cinq ans après la réussite absolue de Petite nuit, autobiographie secrète exhumée des rayons de sa bibliothèque imaginaire, l’auteur du monumental Une vie dans le paysage, biographie définitive de Claude Monet, nous revient avec une nouvelle balade capricante à travers des livres, des images, qui ont marqué sa vie. Aujourd’hui, elle s’interroge sur la possibilité de dire, à travers les mots, la vérité d’un siècle excessif, contradictoire. Ces choses-là est la traversée d’un siècle et d’une civilisation, celle de l’Europe du XVIIIe, VI . L e s des bergeries de Trianon aux cimetières de la Terreur, de la France de Diderot à l’Italie de Casanova, en passant par l’Angleterre des philosophes, l’Allemagne de Kant. L’écrivain effectue cette traversée à coups de listes, de noms, de couleurs, de détails en apparence insignifiants, comme un long poème en prose, qui déplaît à Madame l’Histoire, persuadée, elle, d’obéir à une doctrine, et que la vérité ne gît pas dans les détails. Pour Marianne Alphant, il n’y a pas UNE vérité, mais une multitude de petits faits (la matière d’une étoffe, un mot oublié, des objets conservés à Carnavalet), par la juxtaposition desquels se dessine peu à peu l’image d’un siècle et d’un monde en plein changement. On n’ignore pas que Marianne Alphant est philosophe de formation, mais aussi historienne de l’art, et nourrie de littérature. Et toutes ces facettes de sa personnalité intellectuelle donnent naissance à ce livre à nul autre pareil, dans lequel le Michelet de l’Histoire de la Révolution française croise le G. Lenôtre de Vieilles maisons, vieux papiers, ou les Goncourt des Maîtresses de Louis XV, pour tenter d’effleurer l’impalpable réalité d’un siècle. Ces choses-là évoque parfois, en beaucoup mieux, car moins systématique, Je me souviens de George Pérec, à ceci près que les souvenirs de Marianne Alphant, ses listes, sont tirés de ses lectures, des tableaux qu’elle a vus, des objets qu’elle a touchés, et qui font partie de Lettres f r a n ç a i s e s . M a r s la mémoire collective. Son texte est très beau, aussi fragile que des ailes de papillon, qu’on ne peut serrer entre ses doigts sous peine de les écraser, d’en effacer les couleurs : elle restitue la vérité multiple d’une époque à travers des bribes infimes, mille choses fanées. Marianne Alphant, il y a une vingtaine d’années, a donné une inoubliable préface à l’Anti-Justine, de Restif de la Bretonne, préface intitulée « Souliers rouges, talons verts », sous une couverture rose et verte, d’un rose et d’un vert à la fois acides et passés, les couleurs du XVIIIe avant le rouge sanglant de 93. Ces choses-là est comme une reprise, un développement, de Souliers rouges, talons verts, non plus l’étude d’un polygraphe longtemps méconnu dont on s’aperçoit maintenant qu’il est l’un des plus grands écrivains de son siècle, mais celle de toute une civilisation. Il est difficile de parler de façon « conceptuelle » d’un livre qui est tout sauf conceptuel, qui n’obéit qu’aux lois de la promenade, de l’humeur. Citons plutôt Marianne Alphant. « Le toton, ensuite, le château de cartes, la raquette et les plumes de volant chez Chardin. La paire de ciseaux accrochés à la ceinture de la petite fille. Les jouets du dauphin et ses exercices d’écriture dans une vitrine du musée Carnavalet. La légende du cheval en carton dans le centre duquel on l’aurait caché pour le faire évader. Ses ossements, introuvables, son cœur, etc. 2013 ( s u p p l é m e n t à l Sa sœur, onze ans à la Révolution, Madame Royale que sa mère appelait Mousseline la Sérieuse. Binbin. Bonbon ? Non, Bonbon est le surnom du frère de Robespierre quand il était petit. Binbin est l’enfant de Madame Bertrand, veuve d’un capitaine de vaisseau, dans une comédie de Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ? Peut-être un diminutif de Chérubin, pensez à Beaumarchais » D’une rêverie sur une toile de Chardin, Marianne Alphant passe au dauphin, à sa sœur, évoque Robespierre, Diderot, Beaumarchais. Les figures majeures d’une époque, à partir de détails, de jouets, de souvenirs de lecture. Tout son livre fonctionne ainsi ; Ces choses-là rappelle, par sa forme libre, éclatée, Petite nuit, mais le substrat autobiographique y est bien moindre (même si l’on croise la jeune Marianne lisant dans la chambre de son enfance), à moins qu’il ne faille parler d’une autobiographie, affective, intellectuelle, la façon dont un écrivain s’est formé. On retrouve la fascination de l’auteur pour Rousseau, pour Marie-Antoinette : deux légendes antithétiques, et pourtant si proches, dont le rapprochement résume les contradictions de ce siècle troublé, un siècle qu’on ne peut embrasser, que ce soit pour le condamner ou pour le défendre, mais qui doit être décortiqué à la loupe, avec les pincettes délicates d’un grand écrivain. ’Humanité Christophe Mercier d u 7 m a r s ) Lettres Matzneff dans le siècle Séraphin, c’est la fin !, de Gabriel Matzneff, Éditions de La Table ronde. 262 pages, 18 euros. S éraphin, c’est la fin !, de Gabriel Matzneff, vient clore un ensemble de recueil d’articles qui comprend le Sabre de Didi (1986), le Dîner des mousquetaires (1995), C’est la gloire, Pierre-François ! (2002), Yogourt et Yoga (2008) et Vous avez dit métèque ? (2008). Ce dernier volume regroupe des interventions dans des journaux, des conférences, des lettres, une préface ou des chroniques publiées sur le site www. matzneff.com qui vont de 1964 à l’an passé. On retrouve ici les thèmes chers à l’auteur et qu’il a développés tout au long de son œuvre : l’amour, bien sûr, un goût certain de la liberté, la religion orthodoxe, la lutte contre le décervelage, des hommages aux auteurs qui l’ont accompagné depuis l’adolescence, tels que Rozanov, Flaubert, Casanova, Schopenhauer, ou des proches tels que Georges Lapassade, Guy Hocquenghem, René Schérer ou Pierre Bourgeade… Avec Séraphin, c’est la fin !, on est plongé tout entier dans l’univers matznevien : l’écriture journalistique n’est pas à prendre comme un à-côté de l’œuvre mais bien comme un élément important de celle-ci. Matzneff attache tout autant d’importance à la rédaction d’un article qu’à celle d’une page de roman. Il s’en explique d’ailleurs dans une chronique au titre énigmatique, « Heidegger et le chocolat Menier » : « Qu’est-ce qu’un écrivain ? C’est une sensibilité modelée par une écriture, un univers soutenu par un style. (…) Cette définition signifie qu’il n’y a pas de genre mineur, et qu’un artiste est pleinement lui-même dans chacune de ses œuvres, qu’il s’agisse d’une lithographie ou d’une toile de six mètres sur six, d’une chronique de deux feuillets ou d’un roman de trois cents pages. (…) Un écrivain est comptable de tout ce qu’il signe, et son œuvre est une : il n’existe pas une partie de nos écrits que nous aurions le droit de bâcler, et une autre à laquelle nous apporterions notre soin, car c’est sur la totalité de notre travail que nous serons jugés. Barrès disait à ce propos : “La réputation du chocolat Menier tient à sa qualité toujours égale.” » Mais que vient faire Heidegger dans cette histoire ? Matzneff revient sur les interventions du philosophe en faveur du régime nazi dont il affirme qu’elles ne constituent pas une parenthèse mais qu’elles doivent être prises en compte dans l’appréciation de l’œuvre : « Une seule goutte de poison suffit à empoisonner un tonneau entier d’excellent vin. L’écriture n’est jamais innocente, et le moindre mot, dès lors qu’il est imprimé, peut tuer. » Matzneff est un écrivain qui, de ses premières chroniques dans Combat à nos jours, n’a cessé de s’engager, de défendre des causes. Les interventions sur le monde arabe, et particulièrement sur la Palestine ou l’odieuse guerre de Libye, comptent parmi les passages les plus forts de l’ouvrage. On aimerait lire dans la soi-disant grande presse ces prises de position en faveur d’un monde arabe laïque, Trois autoportraits de la maturité Les Lettres f r a n ç a i s e s Franck Delorieux Jude le Clair-Obscur Disparates, de Jude Stéfan, éditions Gallimard, 136 pages, 17,50 euros. T R DR rois écrivains reviennent, chacun à sa façon, sur leur autoportrait. Le premier, marocain, est économe de livres. Voilà dix ans qu’il ne publiait pas et il se définit, de ce fait, comme « analphabète pendant dix ans ». Il a peu écrit auparavant, mais son style, son ton, la bizarrerie de son nom de plume, réduit à un prénom et à une initiale, ses confidences homosexuelles, très directes, très assumées, en ont fait, dès son premier livre, l’Enfant ébloui, un cas. Et maintenant ? Il parle de son père, de sa famille, de ses amis, de ses amants, au jour le jour, mais comme si, finalement, ils appartenaient à un vague passé, à une réalité un peu lointaine et floue, même si ses interlocuteurs sont là, face à lui, et donc dans la page que nous lisons. Il rapporte leurs propos, leurs gestes, il analyse même, toujours de son ton égal, presque parlé, qui semble non pas monologuer, mais dialoguer avec lui-même. En cela, le livre de Rachid O. est un vrai autoportrait : comme un peintre, mais avec l’instrument de la littérature, il se regarde dans un miroir, se décrit. Dans un taxi, dans un restaurant, dans une chambre d’hôtel. Il est donc, quoi qu’il en dise, bien loin d’être un analphabète, car il manifeste, dans ce livre, comme dans les précédents, la confiance immense, démesurée qu’il place dans la chose écrite, dans la chose lue. Son Maroc est à mi-chemin du Maroc des Marocains et du Maroc des étrangers, parce que, justement, Rachid O. est souvent auprès de Français dont il tente de comprendre le regard. C’est même un des sujets de prédilection de son œuvre et ce qui le rend si singulier dans le paysage littéraire. Il veut témoigner de l’incommunication des univers culturels, psychiques, individuels, emprisonnés, chacun dans son système de repères. Le désir est une des formes de cette incommunication, de ce malentendu. L’amitié, heureusement, non. Aux deux tiers du livre, une conversation avec un ami lui fait penser qu’il « tient là son livre », comme s’il n’avait pas déjà été largement entamé. C’est aussi ce qui donne à la lecture sa vie : le lecteur accepte le pacte étrange que lui a proposé l’écrivain de feindre de n’avoir pas compris où il le conduisait, selon quelle logique il menait sa narration. C’est pourtant une simple logique des impressions et de l’angoisse. Celle d’écrire au plus près d’une vérité dont l’auteur seul au fond édicte la loi. Patrick Autréaux est entré en littérature plus récemment. Il y a quatre ans. C’est un médecin qu’un cancer très grave a fait passer de l’autre côté de la barrière. Il a découvert non seulement le sursis, mais la chosification qu’implique le statut de patient. Dans la vallée des larmes était un premier récit qui aurait pu être le dernier. Il était bouleversant par sa crudité et son humanité. On suivait le récit avec beaucoup de douceur et de frayeur, d’admiration aussi pour la justesse de ton et la violence assumée. Comme devant un film de Bergman. Sont venus ensuite deux textes d’approfondissement poétique. Et voici un quatrième, Se survivre, dont le titre dit assez clairement la tonalité. Que reste-t-il de moi ? semble se demander le médecin maintenant devenu pleinement écrivain. L’hôpital, débarrassé de l’impérialisme américain et de son bras armé qu’est Israël. Impérialisme qui, au demeurant, s’étend sur toute la planète via la moraline qui s’impose avec de plus en plus de violence coercitive. Dans sa conférence sur la censure, Matzneff écrit des lignes qui reviennent comme un leitmotiv dans tout l’ouvrage : « On assiste chez nous, et dans le monde entier, au triomphe de l’hystérie puritaine ? Celle-ci, je vous l’ai dit, nous vient tout droit des ligues pharisaïques, des cercles néoconservateurs d’outre-Atlantique, mais en France, la droite n’est pas la seule à entonner ce refrain ; la gauche fait chorus et c’est la société dans son ensemble qui le chante à gorge déployée. Dans la surenchère moralisatrice les tartuffes culs-bénits et les tartuffes bouffeurs de curés rivalisent d’un zèle flicard. On a brocardé le ministère des Vices et des Vertus, nous avons nos inquisitrices de gauche et nos psychiatres de droite, nos sycophantes des associations et des médias, nous avons nos listes noires, nos appels au lynchage, nos kagébistes de la pensée et des mœurs. » Matzneff est également un passeur qui transmet à ses lecteurs le goût des auteurs qu’il admire. Mais il ne donne pas seulement l’envie de lire. Il émet le souhait que son œuvre procure à ses lecteurs le même élan vital, la même pulsion de vie que lui donnent les œuvres de ses « maîtres et complices » : qu’il soit rassuré, tel est ce que je cherche et ce que je trouve dans son œuvre – et je sais ne pas être le seul. la rue, la chambre se succèdent implacablement. On est hors du rythme ordinaire de la vie. Les poèmes prennent un poids nouveau. Un voyage au Vietnam fait naître une amitié avec un grand poète. Immense leçon de sagesse et de détachement, comme le parcours d’un bodhisattva, dit-il. « Un homme qui se détache mais revient plein de tendresse pour les autres, et qui, de son immense attention, fait son juste milieu – sa maison. » Dans un récit au titre emprunté à la fois à Baudelaire et à René Crevel, Stéphane Lambert, jeune écrivain belge, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, revient sur l’histoire de sa sexualité. Il avait raconté dans un premier texte, Charlot aime Monsieur, son initiation, dans sa prime adolescence par un adulte, peu scrupuleux. Cet épisode retrouve sa place dans sa chronologie, puisque c’est l’histoire de son corps qu’il trace ici. Un corps malmené, parfois malade, parfois désirant, parfois totalement heureux, séduisant et épanoui. Au terme des étapes, l’auteur contemple ce corps étendu et apaisé, transformé. Suis-je un autre ? se demande-t-il. « Je regarde à nouveau l’entièreté du visage. Je prononce mon prénom. Aucun écho. Je reste stupéfait devant la dépouille inerte de mes traits. Je suis ce faux-semblant. Ce double qui prend ma place. » La dernière page réflexive, très fine, très profonde, que Stéphane Lambert consacre à son entreprise autobiographique, « détour nécessaire pour rejoindre l’existence dont on vit écarté », pourrait s’appliquer à Rachid O. et Patrick Autréaux, à peine plus âgés que lui (ils sont nés respectivement en 1970, 1968 et 1974). « Écris comme une riposte au gâchis irréparable. » René de Ceccatty Analphabètes, de Rachid O., Gallimard, 124 pages, 14,90 euros. Se survivre, de Patrick Autréaux, Verdier, 80 pages, 10 euros. Mon corps mis à nu, de Stéphane Lambert, Les Impressions nouvelles,128 pages, 12,50 euros. . M a r s 2013 (s u p p l é m e n t à l appelons que Jude Stéfan, né en 1930, est un poète qui se moque du monde, et plus encore de lui-même. Justice et justesse. Sur sa vie, il n’y a pas grand-chose à dire : longtemps professeur de français dans un lycée de province, auteur d’une vingtaine de recueils, pour la plupart publiés chez Gallimard… C’est tourner court la biographie. Cela suffit, ma foi, pour croquer un poète ; en dire plus serait le desservir. Disparates est rassemblé sur ma table. Allons-y. Le recueil, composé en dix parties, s’ouvre sur une première dédicace : « Aux muses et Parques. » Ce sont les filles faciles de la poésie de Stéfan. Ses vers semblent coupés par les ciseaux de la Sœur terrible, Atropos. On trébuche de rejets en contre-rejets baroques : fantasme d’une fragmentation infinie du monde, de la parole poétique et du sens. On y trouve même, sans pour autant y voir quelque ristatrie, au moins un vers éventré par le milieu d’un mot : « Que j’aime me dénuder épi-/ante-épiée. » L’herméneute trouvera toujours du sens. J’y vois au contraire le parfait arbitraire de la Parque. Obsession de la mort à chaque page de la vie, forcément insignifiante. L’homme est « condamné à sa fin / par péché de naître », quelle que soit sa grandeur ; nulle pensée, nulle joie ne viendra l’en consoler. Stéfan ne mâche jamais ses mots contre cette vie d’ennui et d’attente du temps de disparaître. Je l’en remercie. (Qui osera crier, sottement, contre Rimbaud : vive la vie ! ?) Mais que faire de nos jours déplorables ? Faut-il « se décréer / par le feu dans le flot » ? Se suicider pour mettre fin au défilé regrettable des hommes et des rues ? Même cela fait bâiller le poète. « ‘C’est rien c’est trop’/ la mort de soi / la mort d’autrui. » Stéfan préfère profiter des maigres plaisirs volés au nez et, si j’ose dire, à la barbe de la Parque. Goûter la succulente pourriture des corps. J’aime cette douce crudité : « Sa / bouche me parcourt / à m’engloutir. » Stéfan nous promène dans ses bordels, au milieu des communs culs, des communs seins, à la recherche de celle en qui il s’oubliera et qui sera « mieux aimée même que la mer ». Dans ces moments d’amour charnel, il semble abandonner le qui-vive. Une fenêtre ouverte ? C’est compter sans « la Mort là, toujours à la porte ». Et « la poésie chasse l’amour / qui prétendait la nourrir ». Il y a tout de même la poésie. Le poème permet aussi de « se décréer ». La poésie de Stéfan est une poésie « décréatrice » : il se dévêt de sa vie, transfigure, désosse le langage, nie la syntaxe et abolit le temps. Le poète est en concubinage avec les Anciens, qui ont eu la chance d’échapper « au Crucifié / et à ses vingt siècles d’Église ». Jude le « Sad(d)ucéen » bâtit un labyrinthe livresque et linguistique où le lecteur imprudent peut se perdre. Ses poèmes sont des bric-à-brac exquis d’objets modernes (cinéma, téléphone, niche, square…) et de tournures archaïsantes (suppression des déterminants, déplacement du relatif ou des adverbes, disparition du sujet de la phrase…), pour aboutir à une langue altérée, protéiforme et stéfanienne, qui résiste aux lectures successives. Victor Blanc ’Humanité d u 7 m a r s ) . VII lettres chronique poésie de Françoise Hàn La poésie, c’est la vie N ous autres humains, nous seuls, savons que nous sommes mortels. Les uns en sont obsédés. Pour les autres, la mort donne sens à la vie. Cédric Demangeot est des premiers. Dès le début d’Une inquiétude, il dit de la vie : « Comme dans un cul de femme ça sent heureusement la fumure et la mort. » De la mise au monde, il retient « les contusions qu’on se fait en naissant ». Il avoue avoir peur de la femme, de sa fécondité. En fait, il aime la vie, la vraie, celle qui lui paraît impossible dans la société actuelle. Contre celle-ci, la poésie est « un code de guerre – qu’on se passe entre résistants – pour perpétuer la vie – contre les salauds de l’espèce ». Dans sa rage, il ne manque pas d’un humour qui renverse ou disloque les expressions toutes faites et, partant, les idées reçues, moque les vocables à la mode, pratiquant des coupures ironiques : « La tête est pleine / de puces d’o- / dieux cafards / de placard. » Son inventivité dans ce domaine est celle du vieux langage populaire (ceci est un compliment) doublé d’érudition. Il fait de fréquents appels à des anciens en qui il se reconnaît : Baudelaire, qu’il aime comme un frère, Jean Tortel, Robert Walser, le peintre Turner, d’autres encore, tandis qu’il rejette Francis Ponge. Il s’insurge à juste titre contre « un monde qui se fait fort de transformer en vendable TOUT ce qui lui passe entre les mains » et donc se réjouit que la poésie ne se vende pas. On pourra lui reprocher d’exprimer par endroits une piètre idée du lecteur, qui interpréterait les mots du poète selon une grille préfabriquée. À l’exception de ses camarades de la défunte revue Moriturus, les contemporains sont des morts-vivants, d’où le pessimisme foncier qui le pousse à souhaiter « un livre de lettres de rupture / de démission / de suicide ». En dépit de quoi, la première partie, qui donne au livre son titre Une inquiétude et se présente en tant que marges, produit une impression positive : rien n’est perdu pour qui peut écrire ainsi. La deuxième partie, Morceaux, hétérogène comme son nom l’indique, n’a pas la même verve, la même robustesse, pour tout dire, la même santé. La troisième partie est une série de dessins, de la main de Cédric Demangeot, qui expriment parfaitement son inquiétude. déboussoleurs » qui ouvrent « une brèche dans l’écoulement du temps », ceux qui, « hauts veilleurs » tel Héraclite, découvrent « le feu comme principe premier ». Il y a urgence à contrer un monde qui fait commerce de tout, qui est devenu de façon absolue le royaume ubuesque prophétisé par Jarry, à sortir de son ennui ponctué de fêtes stipulées. Précisément parce que nous sommes mortels, il nous faut « un rythme pour habiter entièrement la vie », un chant qui « s’accorde au feu central ». Aux poètes de donner ce rythme, ce chant. Solitaires, ils n’en sont pas moins solidaires de tous les vivants. C’est une passion. Elle donne force aux poèmes réunis, en seconde partie, sous le titre le Duende d’Orphée. Une citation : « Il est des hommes qui chantent / La bouche pleine de silex / Et des hommes qui meurent / Sans baisser les yeux. // Ce sont danseurs d’alarme vive ». Deux pages en fin de volume éclairent, si nécessaire, les citations, évocations, allusions rencontrées dans le texte. À la première page de l’Invention de la soif, de Maxime H. Pascal, il y a aussi « un point – d’inquiétude qui balafre la langue ». Il n’est pas question de mettre en regard ce petit livre et la somme de Cédric Demangeot. L’un et l’autre ont recours à l’écriture dans un monde insupportable où vivre en marge serait de moins en moins possible, parce que la marge rétrécit, mais ils ne sont pas les seuls. Dans l’Invention de la soif, la préoccupation première n’est pas la mort, c’est le manque. Le H n’a pas toujours été inséré dans la signature de Maxime H. Pascal, une femme au prénom masculin. Dans son rapport au monde, cette lettre a son importance : « entre le h et un des toi / un monde a disparu ». Référence est faite à Hermès, mais : « hermès n’est pas le nom – d’un dieu c’est celui d’une – soif ». L’écriture a plusieurs modes : poèmes en prose, en prose coupée de tirets, en vers, communiqués de presse (ou imités quant au style) à propos d’informaticiens connus, encadrés en caractères gras sur des sujets sociaux. C’est que plusieurs voix sont nécessaires pour dire la surabondance superficielle de notre époque, l’existence urbaine, ses caméras de surveillance, ses codes d’accès, aussi bien que la mémoire d’un monde agreste peut-être pas totalement disparu, comme en témoigne une herbe « faisant germer le béton au ras des murs ». Dans cette notation minuscule, n’y a-t-il pas toute une résistance ? À preuve, l’avant-dernière page : « le pôle d’inaccessibilité n’est pas seulement une construction géographique il se cale sous tes pieds il accentue la marche dans la marge » et ces toutes dernières lignes de l’ouvrage, où s’affirme la puissance d’une alliance rêve-réalité : « Le faucon soulève ses deux – paupières la troisième est – fermée à travers laquelle – il regarde il – s’envole ». « Là-bas, dehors, il fait un tel bruit que l’on n’entend plus rêver les âmes des morts. » Alors deux voix, celle de Zéno Bianu et celle d’André Velter, ont décidé de n’en faire qu’une dans Prendre feu. Ce livre comporte un manifeste suivi de poèmes qui ne sont pas signés de l’un ou l’autre nom, mais lancés en partage. Il débute en invoquant le grand À cinq heures du soir de Lorca. Il fait appel à ceux, peintres, poètes, « grands Une revue en ligne Secousse consacre un numéro à Bernard Vargaftig, pour le premier anniversaire de son décès. Le dossier est dirigé par Bruno Grégoire avec l’aide de Bruna Vargaftig et présenté par François Boddaert, avec de nombreuses contributions de haute qualité et trois textes de Vargaftig. La revue comporte aussi une sonothèque. On y entend des poèmes lus par les auteurs ou par la comédienne Anne Segal. Une inquiétude (1999-2012), de Cédric Demangeot. Flammarion, 2013, 360 pages, 20 euros. L’Invention de la soif, de Maxime H. Pascal. Le Temps des cerises, collection « Action poétique », 2013, 70 pages, 10 euros. Prendre feu, de Zéno Bianu et André Velter. Gallimard, collection « Blanche », 2013, 122 pages, 14,50 euros. Secousse no 9, 27 janvier 2013. http://www.revue-secousse.fr Roma / Roman : une œuvre cardinale et délicate D epuis son premier livre Battue, édité chez Flammarion en 1979, Philippe de la Genardière poursuit sa route singulière dans l’univers contemporain des lettres. Une œuvre riche aujourd’hui de près d’une quinzaine d’ouvrages (romans, essais sur l’art et la musique, poèmes) qui a été couronnée, à l’occasion de la parution de l’Année de l’éclipse chez Sabine Wespieser en 2008, par le grand prix Poncetton de la Société des gens de lettres. Morbidezza (1994), Gazo (1996), Legs, le Tombeau de Samson (1998) et Simples mortels (2003), sont les titres de quelquesuns de ses romans publiés chez Actes Sud. C’est également chez cet éditeur qu’est sorti en librairie, le 6 février dernier, Roma/Roman. « Il y a bientôt trente ans, lorsque j’habitais Rome, confie l’écrivain, j’avais tenté, dans le Roman de la communauté, de convoquer le génie du lieu pour raconter, sur un mode épique, et collectif, les vicissitudes de l’aventure humaine. (…) Cette fois, et dans le souvenir de cette épopée, j’ai choisi de jeter trois personnages fictifs, mais incarnés, dans cette même ville, et ces mêmes jardins, et d’observer leurs réactions face à l’écrasante beauté de Rome, à leur passé dans ces lieux et à l’irrésistible appel de la chair ». Philippe de la Genardière dévoile en effet sur un peu plus de trois cents pages et au fil de six chapitres subtilement écrits au vocatif, les retrouvailles dans la capitale italienne des principaux protagonistes d’un film mythique, Ciné-Roman, vingt ans après sa sortie. Il nous VIII . Le s fait découvrir tour à tour Adrien, le metteur en scène, Ariane, la somptueuse héroïne du film, et Jim, son amant à l’écran. Nous sommes en 2010. Adrien est un réalisateur génial et vieillissant. Incapable d’appréhender la beauté au-delà de la fiction, il cherche à se replonger avec ses comédiens dans le scénario amoureux qu’il a créé pour l’écran. Actrice d’un seul film, Ariane a tiré sa révérence au septième art, elle est aujourd’hui psychanalyste et exerce à Paris. Jim a lui aussi délaissé les plateaux de cinéma mais pour leur préférer la table d’écriture. Du balcon romain du campo dei Fiori, il « rêve » de l’œuvre à naître, « future et déjà écrite » : Roma / Roman, dont l’incipit a été pensé dans la langue de Dante, mais dont la rédaction se fera finalement en français. « C’est chaque fois la même chose quand vous venez à Rome, les temps s’embrouillent », écrit de la Genardière. Aussi des bribes de dialogues s’immiscent-elles comme des saltimbanques dans le jeu des fictions. Ariane voit son double, « cette ancienne Carmela se laisser déshabiller par un inconnu, la nuit et à la lumière de la lune, dans les jardins de la villa M., plus précisément dans le carré des Niobides ». Et Jim « se retrouve vingt ans en arrière, dans une chambre moite, face à la chair dorée et enfiévrée d’une certaine Ariane, réclamant un pal entre ses cuisses (…) avant de se découvrir l’instrument d’un plaisir qui était à lui seul sa propre fin ». Remonter le fil de l’histoire, c’est prendre rendez-vous avec la mémoire. C’est renouer avec la géographie des lieux et des désirs. C’est retrouver les émotions, et aussi les illusions. C’est prendre le large, affronter des « périls qui ne se comptent plus » lorsque, dit joliment le romancier, « on prend la mer, à la voile et à la page ». Lettres f r a n ç a i s e s . M a r s corps se percevaient quand ils flânaient dans la ville jadis, et commerçaient, riant aux éclats ou se prenant à partie, ou quand ils forniquaient sous leur toit ». Dans les pages des Lettres françaises d’octobre 2008, Jean Ristat saluant la sortie de l’Année de l’éclipse, évoque « ce phrasé ample qui envoûte le lecteur et l’entraîne, presque malgré lui, de page en page, vers le dénouement tragique d’une vie : celle de son héros, éponyme d’une génération, Basile ». On retrouve ici, bien que dans un tout autre contexte, ce même envoûtement, cette même prose savante et crue, poétique et sauvage, dont les échos semblent rassemblés dans les roulis d’un vent de houle pour former une musique étrange et attachante qui ne nous lâche plus. Il faut lire Roma/Roman et se laisser emporter dans ce théâtre de la ville, par le dédale des ruelles, par les allées de la villa M. perchée sur le Pincio, près des statues de marbre et des fontaines, à l’ombre légère des pins parasols et des cyprès des jardins. Il faut lire ce roman d’une force cardinale et délicate où l’auteur nous fait partager sa passion pour le cinéma, pour l’œuvre de quelques grands réalisateurs italiens et français et, en particulier, pour l’univers d’Alain Resnais, à qui l’ouvrage est dédié. DR Roma / Roman, de Philippe de la Genardière. Éditions Actes Sud, 320 pages, 21,80 euros. Et pourtant, est-ce Adrien l’illusionniste ? Ou Rome l’ensorceleuse ? Une fois de plus le charme opère, les personnages se libèrent comme envoûtés par la magie des lieux, du temps thaumaturge et des contretemps de la passion. Comme si ces ciels d’autrefois étaient à nouveau de terre et de feu, de mirages et de miracles. Comme si en un instant « toute la mémoire du monde » nous était révélée avec sa « minuterie perpétuelle ». Comme si la fiction l’incarnait, l’habitait. Comme si à Rome, les heures anciennes se reconstruisaient. Comme si « le bruit que faisaient les hommes et leurs 2013 (s u p p l é m e n t à l ’Humanité Marc Sagaert d u 7 ma r s ) savoirs Une ontologie du rêveur Rêve et existence, de Ludwig Binswanger. Traduit, préfacé et annoté par Françoise Dastur. Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 120 pages, 10 euros. DR L udwig Binswanger (1881-1966), psychiatre suisse qui tenta d’appliquer le système philosophique heideggerien et husserlien, bref la phénoménologie sous ses différentes formes, à la pratique psychiatrique, fut, entre autres raisons, rendu célèbre par un de ses patients : le danseur Nijinski, qui, on le sait, commença à délirer après son mariage à Buenos Aires. Comme Rimbaud, comme Dino Campana, Nijinski passa l’essentiel de sa vie dans le silence et dans le délire. Binswanger tenta vainement de le soigner. L’apport de l’analyse existentielle, ou Daseinsanalyse, fut considérable dans l’histoire de la psychiatrie moderne, dans la mesure où refusant les habituelles normes de la maladie mentale et mettant en cause certains principes de Freud, notamment sur le rêve et sur les modalités de l’expression de l’inconscient, elle concevait différemment le rapport du médecin et du malade et surtout définissait autrement la subjectivité du patient. On ne s’étonne pas, rétrospectivement, que Michel Foucault ait consacré à Rêve et existence de Binswanger son premier grand texte théorique, en 1954, lors de la précédente traduction de ce texte par Jacqueline Verdeaux, chez Desclée de Brouwer. À moins de vingt-neuf ans, Foucault, qui avait déjà en tête une histoire de la médecine et une réflexion qui associerait sa conception de l’individualité et sa critique de toutes les formes de dénaturation de l’individu par des pratiques juridiques, psychiatriques, médicales et, plus généralement, anthropologiques, se saisit donc de l’œuvre encore méconnue de Binswanger, pour élaborer une esquisse de critique de la psychiatrie et de la psychanalyse freudienne et proposer une véritable histoire du rêve. Il abandonnera toutefois ce point de vue et mettra en place une autre forme d’analyse historique dont il redéfinira les méthodes et les objets. La longue préface qu’il rédigea pour la première traduction de Traum und Existenz laisse toutefois transparaître des obsessions tenaces de sa pensée philosophique et font déjà éclater ce qui sera son grand style, nourri de réminiscences antiques et curieux de textes secrets. La zone qui est circonscrite par le rêve est qualifiée par Foucault dans les dernières lignes de sa préface (à présent dans le premier tome des Dits et écrits, p. 119, Gallimard, 1994) de « moment fondamental où le mouvement de l’existence trouve le point décisif du partage entre les images où elle s’aliène dans une subjectivité pathologique et l’expression où elle s’accomplit dans une histoire objective ». L’un des grands intérêts du rêve pour les philosophes et les poètes, dès l’antiquité, était qu’il formait une sorte de pont entre le monde individuel et le monde collectif. La liberté du rêveur, sa faculté de constituer un monde qui échapperait aux lois objectives de la perception et de la communication, paraît exacerbée. Mais cette liberté est elle-même soumise à des lois de communication au moment où le rêve est verbalisé, exprimé, communiqué. Les rêveurs ne butent pas sur l’individualité irréductible de chacun de leurs mondes, puisqu’ils peuvent parler de leurs rêves. Et une fois exprimés, ces rêves peuvent être interprétés soit en termes prophétiques, soit en termes de messages divins, soit, plus tard, avec la psychanalyse, comme des indices de pulsions inconscientes qui trouvent là leur satisfaction. Mais Binswanger était perplexe devant cette dernière thèse. L’échec des théories freudiennes de l’interprétation du rêve était, comme le souligne Foucault, indiqué par « la répétition des rêves de mort : ils marquaient en effet, une limite absolue au principe biologique de la satisfaction du désir ». Binswanger, par ailleurs, traite le rêve en le dissociant « des analyses psychologiques qu’on peut en faire ». Foucault, résumant la pensée de Binswanger, écrit : « L’expérience onirique, au contraire, détient un contenu d’autant plus riche qu’il se montre irréductible aux déterminations dans lesquelles on tente de l’insérer. » Foucault et Françoise Dastur dans sa nouvelle traduction de Traum und Existenz insistent sur l’importance des analyses de Sartre (dans l’Imaginaire) pour comprendre la position de Binswanger : « Le monde du rêve, écrit Françoise Dastur dans sa préface, n’est cependant pas, à l’opposé du monde esthétique, un monde simplement représenté, mais un monde vécu, souffert et agi. » Le rêve va donc être analysé, dans la pratique analytique, non pas comme la simple expression d’un univers inconscient qui cherche son langage et la satisfaction de désir qu’il dévoile, mais comme une modalité d’existence spécifique. L’originalité poétique des interprétations de rêves que propose Binswanger, à partir de quelques récits de patients, est de les confronter aux grands rêves mythologiques et de mettre en relief ce qu’ils ont de commun dans la spatialisation du monde intérieur. Le rêve est donc une porte secrète pour entrer plus généralement dans la psychose. Binswanger, résume Françoise Dastur, est « le premier à orienter la recherche psychopathologique dans la direction d’une appréhension globale du monde du malade en tant que forme symbolique ». En s’appuyant sur de nombreux textes antiques, poétiques ou philosophiques, surtout à partir de rêves d’oiseaux, de vols, de tortures infligées à des victimes immobilisées par des rapaces sanglants, Binswanger, dit sa traductrice, comprend le rêve dans sa dimension ontologique et non plus seulement psychologique. Le rêve rappelle à chaque individu le conflit entre un univers individuel et un univers collectif auquel le réveil lui rendra l’accès. Mettant le rêve sur le même plan que l’art, la religion, le mythe, Binswanger refuse de l’interpréter comme un simple langage qui traduit des pulsions, mais y voit au contraire une dimension fondamentale de ce que, sur le modèle de Heidegger, il appelle le Dasein, un être-là qui est la forme d’existence de l’homme. René de Ceccatty Un grand festin de langues Face à la disparition de nombreuses langues, Nicholas Evans montre pourquoi la préservation de la richesse linguistique de l’humanité est indispensable. Ces mots qui meurent. Les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire, de Nicholas Evans, traduit par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 390 pages, 28,50 euros. O n connaît le récit biblique de la Tour de Babel : avec la destruction de la Tour, allégorie de la prétention humaine à poursuivre la quête d’un savoir sans limites, Dieu aurait voulu punir les hommes en leur imposant de parler une multitude de langues qui les empêcheraient de se comprendre mutuellement. La diversité linguistique de l’espèce humaine a donc été très tôt vécue comme un fardeau, voire une punition. Et l’avènement d’un monde globalisé et interconnecté ne semble pas avoir fait changer ce point de vue : il y a quelques années encore, un sénateur américain assénait sans vergogne qu’il y avait 6 000 langues dans le monde, soit 5 999 de trop. On imagine très bien quelle était, selon lui, la langue destinée à triompher des autres… Ces mots qui meurent, du linguiste australien Nicholas Evans, se propose de faire litière de ces lieux communs devenus dangereux à une époque où, tous les quinze jours, meurt le dernier locuteur d’une langue ainsi vouée à la Les Lettres disparition. Selon Evans, la diversité linguistique de l’humanité est un extraordinaire témoignage de la vitalité et de la créativité humaines. Et l’homogénéisation linguistique entraînée par les dominations coloniales puis par la mondialisation débridée est un danger alors que l’extinction des langues s’accélère au point que, vers le milieu du XXIe siècle, la moitié des 6 000 langues humaines aura disparu. Alors que, depuis les premières migrations hors d’Afrique, l’histoire des hommes a vu les langues se multiplier au gré des déplacements et des rencontres entre différents groupes humains et linguistiques, le processus est en train de s’inverser. Or, si les langues menacées sont souvent défendues, notamment par leurs locuteurs les plus cultivés, c’est souvent d’un point de vue « romantique » : elles seraient l’expression de l’« âme d’un peuple », elles auraient des « qualités esthétiques », etc. Nicholas Evans nous propose sur cette question d’autres arguments, autrement plus convaincants. Les langues sont d’abord les clés de l’appréhension d’un environnement. La fréquentation des populations aborigènes d’Australie et l’apprentissage de leurs nombreuses langues ont permis à Evans et à d’autres chercheurs d’être confrontés à des lieux, à des plantes ou f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 (s à des animaux qui sans cela seraient restés inconnus. L’auteur rappelle que la découverte récente de la prostarine – un médicament efficace contre le VIH de type 1 – remonte à une conversation entre un guérisseur tribal samoan et l’ethnobotaniste Paul Allen Cox concernant les usages médicaux traditionnels du tronc d’un arbre particulier. Le fait que Cox connaisse le samoan fut un élément clé de cet échange. On voit là, directement, l’importance de la survie des langues, même des plus rares. Les langues sont aussi les réceptacles d’une histoire humaine souvent oubliée. C’est par la langue des Roms que l’on peut retracer le parcours de Tsiganes européens, de l’Inde en passant par l’Asie mineure jusqu’à l’Europe centrale puis occidentale. C’est en croisant les glyphes olmèques millénaires et les langues indigènes de l’Amérique centrale encore parlées de nos jours que l’on a pu reconstituer la signification des pierres trouvées à La Mojarra et donc trouver une porte d’entrée essentielle sur la première grande civilisation précolombienne. Mais les langues sont surtout un témoignage de l’incroyable diversité des modes de pensée humains. Après avoir constaté qu’on ne trouve pas de différences sensibles quant à la manière de raisonner chez les jeunes enfants jusqu’à u p p l é m e n t à l ’Humanité l’âge de quatorze mois, et ce, quelle que soit la langue des parents, l’auteur remarque que les choses changent par la suite. À partir de ce moment, l’apprentissage passif puis actif d’une langue transforme les schémas mentaux des enfants jusqu’à l’âge adulte. Evans donne un aperçu saisissant et un peu déstabilisant pour un simple locuteur des langues occidentales, des différentes manières de penser que la structure des langues implique. Ainsi chez les Indiens navajos, ce n’est pas la distribution indo-européenne entre le sujet et l’objet qui structure une phrase, mais la hiérarchie entre les êtres vivants. Pour les locuteurs australiens du kayardild, les notions de gauche et de droite sont négligées alors que les localisations sont déterminées systématiquement en rapport aux points cardinaux que tous les locuteurs savent repérer en n’importe quelle circonstance. C’est cette incroyable diversité des manières de penser que cherche aussi à défendre Evans, pour que chacun puisse mieux s’y confronter. La polyglottie qu’il prône n’est donc en rien un simple hobby pour désœuvrés. Car, comme il le rappelle : « Nous étudions les langues étrangères parce que nous ne pouvons pas vivre suffisamment de vies. » Baptiste Eychart d u 7 m a r s ) . IX arts chronique de Gérard-Georges Lemaire Voyage dans le temps de l’art I Gauguin chez Bécassine Le petit cercle de Pont-Aven est devenu l’un des grands poncifs de l’art de la fin du XIXe siècle. L’exposition de Rueil-Malmaison en est la énième expression. Mais le curieux, l’amateur, sans y découvrir de grands chefs-d’œuvre, aura au moins le plaisir d’y voir des tableaux et des dessins intéressants d’artistes moins connus qui ont participé à cette aventure artistique. Je laisserai donc de côté les œuvres de Gauguin (sa Fenaison en Bretagne de 1888 est intéressante, mais fait figure de prolégomènes à un travail futur), de Sérusier (et son surprenant Portait d’Aline Marie Chazal ), d’Émile Bernard et de Maurice Denis (dont la Bollée de cidre de 1894 est une belle composition mineure). Je m’intéresserai plutôt aux peintres beaucoup moins connus, comme Maxime Maufra avec sa Crique et sa puissante Falaise et arc-en-ciel (1895), ou comme Henri Moret pour son Île de Groix (1893). En fait, la partie la plus passionnante de cette petite anthologie des peintres mythiques de Pont-Aven réside dans sa seconde partie, qui montre ceux qui ont continué dans cet esprit ou ceux qui s’y sont rattachés par la suite. Je dois dire que j’ai été séduit par les toiles d’Émile Jourdan, en particulier le Naufrage près de la tourelle, même si elle bien tardive (1915). Ce Jourdan possédait une vraie force. Et je reconnais volontiers que j’ai été intrigué par Ferdinand Loyen du Pulgaudeau, dont je ne savais rien. Ce n’est pas un génie méconnu, mais un artiste doué qui a eu des audaces chromatiques dans ses marines. Enfin, Henri Moret m’a retenu, surtout avec sa Rivière à Pont-Aven. « Les Peintres de Pont-Aven autour de Gauguin », Atelier Grognard, Rueil-Malmaison, jusqu’au 8 avril 2013. Catalogue : 128 pages, 19 euros. II Paul éluard et l’art nègre Paul éluard a entretenu des rapports privilégiés avec les artistes, et pas seulement avec ceux qui ont appartenu peu ou prou au groupe surréaliste. La première chose qui m’a frappé dans cette mise en scène de la relation du poète avec la création plastique, c’est son intérêt très marqué pour ce qu’on appelait alors l’art nègre. C’est en réalité ses profondes convictions anticoloniales qui l’ont conduit à s’intéresser à l’art de l’Afrique (on attribuait ce penchant plutôt à André Breton). En 1925, il signe dans la Révolution surréaliste un article cinglant baptisé « La suppression de l’esclavage » et, quatre plus tard, l’Art sauvage, dans la revue belge Variétés. éluard a cultivé un goût de l’exotisme et du voyage sous des cieux lointains (il s’en est ouvert à Joë Bousquet) et il cultive le mythe rousseauiste du bon sauvage. Toutefois, il voit dans ces peuples ce qui pourrait un jour ébranler les certitudes de l’Occident. C’est donc avec un mélange de naïveté et de rêveries poétiques qu’il considère ces cultures et leurs produits fascinants. En 1931 il cosigne un tract surréaliste, « Ne visitez pas l’exposition coloniale ». En dehors de ce combat et de ces songes contrariés, éluard se passionne pour certains artistes, à commencer par Giorgio De Chirico. Mais il aime les dessins de Man Ray et loue Max Ernst dans Marianne en 1937. Cela ne l’empêche pas de composer un petit livre sur Matisse en 1944 et de ponctuer l’ouvrage de Hans Bellmer, les Jeux de la poupée (1949), de ses écrits. Il est aussi attiré par Giacometti et par Dora Maar, par Toyen, l’artiste tchèque, par Fernand Léger et par Magritte. Il faut se souvenir que son premier recueil paru en 1920 a été illustré par André Lhote et les Animaux et leurs hommes ; les Hommes et leurs animaux par Valentine Hugo en 1927. S’il nous présente de beaux documents, parfois rares, le catalogue est un peu décevant, car on ne parvient pas à embrasser dans sa totalité le rapport d’éluard avec les artistes, et les motivations de ses choix et de ses engagements. Enfin, on ne perçoit pas du tout l’homme qui a composé l’extraordinaire Anthologie des écrits sur l’art de 1964, publiée en trois volumes. « Paul éluard, poésie, amour et liberté », palais Lumière, Évian, jusqu’au 26 mai Z013. Catalogue : Silvana Editoriale, 224 pages, 35 euros. Que le CentrePompidou lui rende hommage avec une superbe exposition est vraiment un événement. Native de l’Irlande, sa vocation naît en grande partie quand elle visite l’Exposition universelle de Paris en 1900. Elle décide de faire ses études artistiques à la Slade School of Fine Arts à Londres dès l’année suivante. En 1902, elle est à Paris et entre à l’Académie Julian et à l’Académie Colorassi. Elle retourne à la Slade School de Londres où elle apprend la technique de la laque. En 1907, elle s’installe définitivement à Paris. Là, elle suit l’enseignement d’un grand maître de la laque japonaise. Elle se fait remarquer : le couturier et collectionneur Jacques Doucet lui commande un paravent et une table et puis un salon entier. Elle décore l’appartement de Suzanne Talbot à partir de 1919, ce qui la fait connaître jusqu’aux États-Unis. L’incroyable audace de ses formes, des matériaux employés, de son style en fait une figure tout à fait hors norme. De son grand paravent en laque noire, en or et en bronze (1922-1923) à son Fauteuil au serpent (entre 1919 et 1923), toute son œuvre met en valeur sa virtuosité, son écriture capricieuse et toujours pleine de surprises. Ses succès lui permettent d’ouvrir la galerie Jean Désert en 1922 et d’y présenter ses projets de meubles et de tapis. Son compagnon, l’architecte roumain Badovici, l’inspire et la seconde dans son entreprise. On se rend compte qu’elle ne se plie pas aux règles de l’Art déco ni à aucune règle, mais qu’elle se passionne pour les courants plutôt abstraits (comme le néoplasticisme de Mondrian et de ses amis) pour créer un mobilier et une décoration d’esprit ultramoderne, à la fois fonctionnel et parfois ludique et plein d’humour. Au cours de sa longue et féconde carrière, Eileen Gray a laissé une trace indélébile dans l’univers du décor d’intérieur jusqu’à nos jours. Il était temps qu’on puisse reconnaître son authentique empreinte et les signes tangibles de son inventivité. Je m’en réjouis. III Eileen Gray, la muse d’un Art déco bien à elle Eileen Gray (1878-1976) figure parmi les plus grands créateurs des arts appliqués de la première moitié du XXe siècle. « Eileen Gray », Centre Pompidou, jusqu’au 20 mai 2013. Catalogue : Centre Pompidou, 232 pages, 39,90 euros. Eileen Gray, sa vie son œuvre, deux volumes sous coffret, Éditions de la Différence, 272 pages et 204 pages, 45 euros. Les portraits symboliques de Mustapha Boutadjine «J DR officiels. Avec ces « Femmes e ne suis pas portraitiste d’Alger », la référence à Dedans l’âme. Le choix lacroix est évidente ; son travail s’est imposé de luiest admirable mais il a peint ce même. Je pense que la représentableau avec d’autres références. tation du sujet est fondamentale, Moi, je remets surtout en cause mais le fait de dessiner le visage tout l’ordre établi. Je suis contre d’une personne me rapproche ce que l’on perpétue – Picasso, de l’idée qu’elle défend et que a donné l’exemple en revisitant je partage. Le portrait est plus cette œuvre. Mon œuvre est une symbolique et emblématique sorte de « contre-pied », où des qu’une scène réaliste. C’est Françaises de « souche », comme aussi une manière de revenir Germaine Tillon ou Simone de à l’essentiel, surtout quand les Beauvoir, Jacqueline Guerroudj valeurs sont en perdition comme ou Danièle Minne, se trouvent maintenant. J’ai ma façon de aux côtés de grandes Algéfaire les portraits : avec des mariennes : Baya El Kahla, Djamila gazines de luxe, des revues de la Tamazgha. Bouhired, Djamila Boupacha. Je presse bourgeoise, avec ses choix éditoriaux mondains, ses marques de produits présente quatorze femmes qui ont pris part à ce inaccessibles, ses logos, ses publicités clinquantes combat. Il se trouve que je suis d’origine algéet ses mensonges récurrents. Je les déchire et je rienne : j’ai donc voulu célébrer le 50e anniversaire les colle, donc j’existe ! J’ai commencé par des de l’indépendance de l’Algérie et cette magnifique figures révolutionnaires, des simples maquisards révolution populaire. Ce sujet dérange des deux méconnus ou des personnages qui ont marqué côtés de la Méditerranée : c’est parfait, cela me l’histoire, puis des romanciers et des poètes. Le ressemble. J’aime déranger. La preuve ? Il n’y a meilleur exemple, c’est le thème de « Black is tou- eu que Pierre Guimbard de la Vivienne Art Gajours beautiful », géographie de grandes figures lerie qui ait voulu me présenter pendant le mois noires, de l’Afrique aux États-Unis en passant par de juillet, date anniversaire de cette révolution. » les Antilles, guidées par la révolte permanente de Propos recueillis par Gérard-Georges Lemaire Frantz Fanon. C’est un exercice difficile et passionnant sur la mémoire et l’histoire. J’ai décidé de « Les Femmes d’Alger » à Bagneux, du 8 au 21 mars, raconter ma propre histoire par un discours esthé- Maison de la musique et de la danse. tique à contre-courant des manuels et des penseurs à Paris, à la mairie du13e, du 25 mars au 5 avril. X . L e s Lettres f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 ( Hodler, ou la modernité du paysage « Ferdinand Hodler », Fondation Beyeler, jusqu’au 26 mai 2013. Catalogue, 212 pages, 62,50 francs suisses. D ’emblée, l’œuvre s’impose. Cinq figures de femmes se tiennent devant un arrière-plan à peine esquissé ; l’organisation de la toile a tout d’une chorégraphie tant l’agencement des corps, les figures immobilisées dans des attitudes rythmiques évoquent une danse secrète, comme un rituel ancien. Et, de fait, à la fois la taille de l’œuvre (6 × 9 m), mais aussi l’aspect hiératique des personnages font penser à l’aspect intemporel de la peinture murale égyptienne. Le titre, Regard dans l’infini (1913-1917), s’accorde parfaitement avec cette vision qui, tout en restant figurative, tourne le dos à la réalité et illustre parfaitement la tendance stylistique appelée symbolisme. Il existe cinq versions de cette toile ; l’artiste a conservé chez lui jusqu’à la fin de sa vie une version de plus petites dimensions, également exposée ici. L’auteur de l’œuvre est probablement le peintre le plus reconnu et le plus respecté en Suisse – Ferdinand Hodler. On pourrait même dire qu’il fait partie du patrimoine helvétique avec tous les risques que cette position impose. C’est que la production plastique de Hodler est souvent assimilée dans son pays aux scènes d’histoire impressionnantes qui, en s u p p l é m e n t à l cherchant à magnifier les sujets, à les « héroïser », figurent les personnages dans des poses parfois exagérées, presque artificielles et qui ne vont pas sans une dose de grandiloquence. Mais le peintre est avant tout paysagiste. La manifestation bâloise nous en propose un choix important où, à ses débuts, Hodler travaille sur le motif et étudie les œuvres de Corot ou Courbet. Rapidement toutefois, la représentation de la nature rejoint les préoccupations de l’avant-garde des premières décennies du XXe siècle : ses paysages indiquent la volonté d’abstraction et de transposition de la nature dans un rythme de formes colorées. Hodler donne à son travail un cadre théorique en « inventant » le principe paralléliste, qui exprime selon lui « l’élément éternel de la nature, en dégageant la beauté essentielle… la structure essentielle ». Énoncé en 1897, ce principe esthétique trouve son expression avec les toiles où les trois éléments, lac, montagne et ciel, alternent symétrie verticale et horizontale. Face à l’universel de la nature, un autre thème bouleversant ; le cycle de la vie. Dans une série consacrée à sa maîtresse, la chanteuse d’opéra Valentine Godé-Darel, Hodler décrit sans aucune concession les ravages progressifs de la maladie. Des dizaines de dessins, gouaches et toiles décrivent, à partir de 1914, le lent glissement du corps vers une horizontalité définitive. ’Humanité Itzhak Goldberg d u 7 ma r s ) Cinéma / Théâtre CHRONIQUE CINÉMA PAR LUC CHATEL Sorties de route I En octobre 1988, quinze ans après son coup d’État, le dictateur Augusto Pinochet décidait d’organiser un référendum, sous la pression internationale. En fonction du résultat, il resterait ou non au pouvoir. Tout en soupçonnant le régime de truquer le processus, l’opposition décide de jouer le jeu et mise sur la réalisation de spots télévisés pour le « no ». C’est ce travail de communication politique que raconte le film No, réalisé par Pablo Larraín, à travers le personnage principal de René Saavedra – inventé mais inspiré de personnes réelles –, jeune publicitaire qui va concevoir les spots (interprété par un excellent Gael Garcia Bernal). Ce choix crée des tensions parmi les dirigeants de l’opposition : René Saavedra est un libéral, fasciné par la modernité, sans convictions très affirmées. L’agence qui l’emploie est proche du pouvoir et réalise des films pour la télévision nationale ou pour des marchands de fours microondes. Autour de lui, l’équipe de communication du « no » va faire le pari du contre-pied, celui de ne pas se fixer sur le passé et sa face sombre mais de mettre en avant les thèmes de l’avenir et de la joie. Pour cela, René Saavedra va utiliser une imagerie américaine centrée sur le bien-être, le sport, la consommation, la vie de famille, l’humour... Un slogan est repris en cœur par les figurants des clips : « Chili, la joie arrive ». Le film relate une scène durant laquelle un ancien prisonnier politique, membre du comité de pilotage de la campagne, dénonce cette vision angélique qui édulcore les souffrances vécues par le peuple chilien. Si l’on peut apporter un bémol au film – qui a, par ailleurs, le double mérite de reconstituer finement cette époque et de nous tenir en haleine alors même que l’on connaît le dénouement ! – c’est qu’il n’ait pas plus développé cette interpellation porteuse d’une profonde complexité et d’interrogations fondamentales. Comment préparer une liberté nouvelle et un avenir porteur No, de Pablo Larrain, avec Gael Garcia Bernal, Antonia Zegers, Alfredo Castro, 117 minutes, en salles. II Quatre ans après la Fièvre du samedi soir et deux ans avant War Games, John Badham réalisait un chef-d’œuvre qui ressort en copie neuve : C’est ma vie, après tout ! Ce film fut un des premiers à aborder une question toujours très actuelle : l’euthanasie. Un sculpteur trentenaire à qui tout réussit est victime d’un violent accident de voiture au volant de sa Porsche. Il est transféré à l’hôpital de la ville, Boston, où un éminent professeur de médecine, le docteur Emerson (John Cassavetes), se démène pour le sauver. Malgré ses efforts, Ken Harrison (Richard Dreyfuss) restera paralysé des quatre membres. Après des mois de soins intensifs, il réalise que sa vie est désormais passée. Lui qui vivait de ses mains, de ses sens, est torturé par ce que son cerveau lui suggère et qu’il ne peut plus réaliser : sculpter, caresser, aimer. Il va alors se battre contre son entourage, de sa femme au personnel soignant, pour leur faire admettre ce qu’il vient de réaliser : malgré les apparences et la vivacité intacte de son esprit, il est déjà mort... Ken Harrison va tout faire pour convaincre le professeur Emerson de le laisser mourir, alors que ce dernier y est fermement opposé. Contrairement à quelques films que l’on a pu déjà voir sur ce sujet, celui de John Badham sort du lot. Il se distingue par l’incroyable énergie qui s’en dégage. Pas une minute il n’utilise les ressorts faciles de la pitié larmoyante et de la complaisance victimaire. Richard Dreyfuss est totalement transcendé par ce personnage attachant et insupportable dont il fait ressortir avec maestria la sincérité, la douce folie et l’humour corrosif. Alors que le film est particulièrement long (deux heures) et qu’il se déroule principalement dans une chambre d’hôpital, il s’en dégage une sensation de mouvement permanent. Elle est due non seulement au jeu incroyable de Richard Dreyfuss, qui déploie une gamme d’expressions impressionnante, mais aussi aux dialogues d’une profondeur et d’un rythme remarquables. Le tout servi par une musique magistrale d’Arthur B. Rubinstein. Le film est adapté d’une pièce de théâtre à succès de Brian Clark (jouée en France, en 1980, sous le titre Une drôle de vie). Le réalisateur a également très bien saisi l’univers des soignants, avec ces infirmières et infirmiers où se croisent tous les tempéraments, des plus obséquieux aux plus avenants. Au milieu, au-dessus, règne le professeur Emerson, qui veut établir à la manière d’un autocrate le règne tout-puissant du soin et du traitement, oubliant au passage la volonté du patient et sa liberté de choisir sa sortie. C’est ma vie, après tout ! de John Badham, avec Richard Dreyfuss, John Cassavetes, 119 minutes. Ferdinand Bruckner, notre contemporain ui dira jamais pour quelles raisons tel auteur jadis adulé tombe soudainement dans l’oubli, végète dans le purgatoire, avant d’en ressortir soudainement, dans le meilleur des cas, des années plus tard ? On ne peut, à chaque fois, que suggérer quelques éléments de réponse toujours forcément insatisfaisants. La destinée de l’auteur autrichien Ferdinand Bruckner est, de ce point de vue, plutôt emblématique. Bruckner, qui connut son heure de gloire dans les années vingt du siècle dernier au point de faire de l’ombre à Brecht en personne, fut sans conteste l’un des dramaturges phares de la République de Weimar, également apprécié hors des frontières de son pays. Ainsi sa pièce les Criminels, que présente en ce moment le metteur en scène-directeur de la Comédie de Valence, Richard Brunel, fut créée en France par Georges Pitoëff dès 1929, un an seulement après avoir été composée… En Allemagne, et même avec l’épisode de son émigration à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, l’importance du dramaturge qui côtoya tout ce qui se fait de plus intéressant en matière théâtrale, d’Ernst Toller à Ödon von Horvath, ne se démentit pas jusqu’à sa mort survenue à Berlin en 1958. Mais en France ? Ce n’est qu’avec la mise en scène de Richard Brunel réalisée en 2011 que le nom et l’œuvre de Bruckner resurgissent avec force pour occuper une place qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Sans doute doit-on cette renaissance au travail de traduction effectué, pour les Criminels, par Laurent Muhlheisen, et aux efforts éditoriaux menés conjointement par les Éditions théâtrales et la Maison Antoine-Vite, qui ont décidé de publier un certain nombre de pièces de l’auteur. Cinq volumes sont d’ores et déjà prévus, le premier, 1920 ou la Comédie de la fin du monde, regroupant deux comédies, Harry et Annette, venant tout juste de sortir. Deux comédies qui marquent l’entrée en théâtre de celui qui s’appelait encore Theodor Tagger Les Lettres et qui expliquent peut-être en quoi Bruckner nous est contemporain. En effet, ce que mettent violemment à nu ces deux pièces et les Criminels, ce sont simplement les ressorts d’une société désormais régie par le capitalisme brut. Les personnages des pièces de Bruckner ne pensent qu’à l’argent, devenu leur nouveau dieu, passent leur temps à élaborer des combines, à spéculer, achètent et vendent, même leur corps, le tout sans aucun état d’âme et avec un féroce appétit. L’ère de la modernité dans laquelle nous vivons encore était ainsi ouverte. Entre les deux comédies écrites par Theodor Tagger au début des années vingt et les Criminels signés Ferdinand Bruckner, la qualité d’écriture et de composition a évolué. On est passé d’une matière brute, avec des dialogues cependant déjà coupés au couteau, à une élaboration dramaturgique d’une complexité parfaitement maîtrisée. Avec à la base la même volonté d’opérer dans le genre du Zeitstück, autrement dit de la « pièce actuelle », lorgnant vers le théâtre documentaire. C’est donc bel et bien de la société allemande de l’époque, une société rongée par « l’anarchie capitaliste », pour reprendre l’expression de Laurent Mulheisen, dont il est question. Et là la peinture, ou plutôt la composition musicale (Bruckner a toujours été un passionné de musique), est sans concession. D’une force qui emporte tout sur son passage. Soit, donc, très précisément, dans les Criminels, la coupe verticale d’un immeuble sur trois niveaux et sept pièces, sept lieux et espaces différents. Bruckner donne donc à voir les habitants de cet immeuble et les différents liens qui les unissent peu ou prou. Toute une microsociété avec ses différentes classes en quelque sorte. Mais ce n’est pas seulement l’immeuble qui est ainsi découpé ; ce sont aussi les personnalités de ses habitants qui sont mises à nu et exposées sur la lame du microscope. N’oublions pas que Bruckner était féru de psychanalyse, f r a n ç a i s e s . M a r s 2013 (s patine à l’ensemble : les décors, en changeant, semblent glisser, et nous nous retrouvons loin de la sécheresse du passage d’un lieu, d’une pièce, à un autre. Cela oblige par ailleurs les comédiens, tous vraiment excellents à l’instar de Claude Duparfait, l’homme à femmes chômeur, coupable idéal pour la justice, et qui sera donc condamné à mort pour le crime qu’il n’a pas commis, à une gestuelle particulière, à des mouvements de groupe par ailleurs bien réglés, mais qui enlèvent encore une fois une certaine violence à l’ensemble. On le regrette d’autant plus qu’il y a là un véritable travail de troupe (ils sont seize sur le plateau à interpréter chacun plusieurs personnages), une vraie vision de la part du metteur en scène dont la direction d’acteurs est particulièrement efficace. Durant trois heures, c’est tout un monde en pleine déréliction, pitoyable, dans lequel nous finissons tous par être des criminels (c’est la morale de la pièce), qui nous est jeté au visage, le double du nôtre sans aucun doute rongé jusqu’à l’os par la vermine capitaliste. Ferdinand Bruckner est vraiment notre contemporain ; nous le redécouvrons aujourd’hui. DR Q d’espoir sans tourner le dos à un passé récent qui brûle encore les âmes et les corps ? Comment rendre justice aux victimes sans sombrer dans la vengeance pure et sans entretenir une lamentation morbide ? Ce sont là des questions que rencontrent tous les pays qui sortent de régimes d’oppression, comme ce fut le cas en Amérique du Sud, en Afrique du Sud ou de façon très actuelle dans certains pays arabes. Ce dilemme est trop vite évacué par le réalisateur : l’ancien prisonnier politique claque la porte et le jeune publicitaire a la voie libre pour disserter sans fin sur le progrès et le bonheur... jusqu’à la victoire libératrice du « no ». Or cette victoire de 1988 qui verra s’installer la démocratie laissera pendant de très nombreuses années, et jusqu’à aujourd’hui encore, des familles de victimes de la dictature confrontées à une justice très lente et imparfaite... qui connaissait un fort développement à son époque. Ce qui va unir, faire lien entre les différents personnages, c’est bien sûr un crime commis sur la personne de la patronne du débit de boisson de l’étage inférieur, crime dont nous connaissons l’auteur. À partir de là enquête et jugement vont être menés qui vont nous faire changer de lieu, encore que le palais de justice du deuxième acte nous est aussi présenté en coupe verticale dans les didascalies de l’auteur. Richard Brunel et sa scénographe Anouk Dell’Aiera ont contourné le problème et substitué à la verticalité prônée par l’auteur une horizontalité savante : tout se passe chez eux sur le même plan, mais avec trois plateaux tournants les lieux et les espaces changent selon les besoins de la pièce. C’est esthétiquement beau, mais pas forcément éclairant pour ce qui concerne la compréhension de ce qui se passe sur le(s) plateau(x). Cela donne de la u p p l é m e n t à l ’Humanité Jean-Pierre Han Les Criminels, de Ferdinand Bruckner. Mise en scène de Richard Brunel. Théâtre national de Toulouse du 13 au 15 mars, puis ClermontFerrand les 27 et 28 mars, et Théâtre du Nord, à Lille, du 4 au 12 avril. 1920 ou la Comédie de la fin du monde, de Ferdinand Bruckner. Éditions théâtrales-Maison Antoine-Vitez. 190 pages, 18 euros. Les Criminels. Éditions théâtrales, 136 pages, 17 euros. d u 7 m a r s ) . XI mUSiQUe Les connections d’aldo Romano The Connection, d’Aldo Romano, New Blood Quartet, avec Baptiste Herbin, Alessandro Lanzoni, Michel Benita, 1 CD, Dreyfus Jazz/BMG. e n 1959, le Living theatre fait sensation à new York en jouant la pièce the Connection, qui met en scène un groupe d’héroïnomanes attendant leur dealer. Des musiciens les accompagnent, dont le saxophoniste Jackie mcLean et le pianiste Freddie Redd qui a composé les morceaux. Un film sera adapté de la pièce en 1961, et la musique éditée chez Blue note. Le batteur et compositeur aldo Romano reprend les sept morceaux de cet album en y ajoutant trois compositions, dont deux écrites par les jeunes musiciens virtuoses qui l’accompagnent : le pianiste alessandro Lanzoni (vingt ans) et le saxophoniste Baptiste Herbin (vingt-six ans). ils illuminent tous deux cet album dont l’énergie vitale et la tonalité joyeuse contrastent avec la gravité du sujet. Une nouvelle fois, aldo Romano démontre son insatiable curiosité, son incroyable talent de passeur entre les styles, les générations, les périodes et son sens du détail, de la perfection. « Les jazzmen se droguaient pour fuir le mépris » Dans son nouvel album, le batteur et compositeur de jazz aldo Romano reprend des morceaux composés par le pianiste Freddie Redd en 1959 pour une pièce du Living theatre qui évoquait crûment la drogue, the Connection. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de reprendre cette musique du pianiste Freddie Redd qui accompagna la pièce The Connection, sur les héroïnomanes, présentée en 1959 au Living Theatre de New York ? Aldo Romano. L’idée de cet album, je l’ai depuis longtemps. Cette pièce a croisé ma route à deux reprises. D’abord en 1962, quand j’ai accompagné le saxophoniste américain Jackie mcLean à Paris. il rentrait de la tournée qu’il avait faite avec le Living theatre. il avait joué dans the Connection. et lui-même était enfoncé dans la drogue. Je me souviens l’avoir ramené plusieurs fois sur mon dos à sa chambre d’hôtel. ensuite, en juillet 1968, alors que je jouais au club de jazz Le Chat qui pêche, à Paris, un metteur en scène m’a proposé un rôle dans l’adaptation française de the Connection. On l’a jouée quelques mois plus tard au théâtre des arts, rue de Rochechouart. J’étais le seul musicien sur scène qui ne touchait pas à la drogue. Pendant ces années 1960-1970, j’ai été entouré de jazzmen héroïnomanes ou cocaïnomanes. La plupart étaient des artistes qui avaient un talent fou. J’en ai vu sombrer tellement... il me fallait faire le deuil de tous ces décès, de tout ce gâchis et de toute cette tristesse. Je pense que la jeune génération m’a aidé à le faire, à l’image de ce pianiste et de ce saxophoniste d’une vingtaine d’années qui jouent sur mon nouvel album. ils sont totalement clean. en les côtoyant, j’ai acquis la certitude que cette époque était bien révolue. À lire les témoignages de jazzmen américains des années 1940, 1950 et 1960, on ne sait pas toujours clairement pourquoi ils se droguaient : était-ce à cause du racisme qu’ils subissaient à l’époque, parce qu’ils pensaient trouver ainsi l’inspiration ou bien parce que c’était leur façon d’accompagner la révolution be-bop ? Aldo Romano. tout cela est vrai. La raison principale était quand même liée au racisme de la société américaine. et quand ces musiciens venaient jouer en europe pour y trouver un havre de paix, ils étaient tout de suite rattrapés par les dealers... Les jazzmen se droguaient aussi pour fuir l’incompréhension face à leur musique. avec les années 1940 et l’arrivée du be-bop, le jazz devient trop intellectuel pour être compris. même par la société noire d’ailleurs, qui préfère le gospel, le blues et des musiques pour danser. Ces musiciens avant-gardistes étaient relégués à la marge, ils jouaient dans des clubs pourris sur des pianos désaccordés. Immigré italien, vous aviez vous aussi des humiliations à oublier et des raisons de tomber dans l’héroïne... Aldo Romano. Oui, j’ai failli sombrer. J’étais môme quand j’ai commencé à jouer et découvert la drogue. J’ai cru que si j’en prenais, je deviendrais aussi bon que tous ces génies que j’accompagnais. mais je n’ai pas plongé car je vivais encore dans un giron familial qui me protégeait. il est vrai par ailleurs que j’ai connu le racisme. Un instituteur m’avait traité de « rital ». assez vite, je me suis trouvé une échappatoire, et ce fut la langue française. J’ai dévoré tous les classiques, bien avant de m’intéresser à la littérature italienne. Cette passion a été ma protection, mon armure. Ces musiciens étaient vos idoles, parliez-vous avec eux de leur rapport à la drogue ? Leur déchéance vous attristait-elle ou vous mettait-elle en colère ? Aldo Romano. J’en ai beaucoup parlé avec le trompettiste Don Cherry. Je lui demandais sans cesse. « mais pourquoi Don ? Pourquoi ? » il me disait qu’il arrivait à décrocher pendant un moment et qu’il replongeait aussitôt car l’envie était trop forte. J’en ai parlé avec Chet Baker aussi, enfin... j’essayais d’en parler car c’était plus difficile avec lui, il pouvait devenir très vite violent. mais Chet ne voulait pas arrêter, il disait : « Pourquoi arrêter, ça fait si mal... » il a évité plusieurs fois l’overdose en prenant de la méthadone. Oui, j’étais triste de les voir ainsi. Je me souviens, par exemple, du saxophoniste Steve Lacy qu’on a ranimé une nuit avec le contrebassiste J-F Jenny-Clarke en lui faisant du bouche-à-bouche et des massages cardiaques. et j’étais aussi en colère. Par exemple, quand à cause de ça, un concert était raté, ou pire... Pour mon premier voyage aux États-Unis, en 1966, je suis parti avec Don Cherry. Lorsque nous sommes arrivés à new York, il a totalement disparu pendant un mois pour se droguer. Je me suis retrouvé sans un rond... un survivant à new York ! Je vivais chez des gens qui me laissaient dormir dans l’entrée, par terre. Quel était le rôle des maisons de disques et des clubs ? Aldo Romano. Pour les maisons de disques et les clubs, je ne sais pas trop. en revanche, il y avait des leaders qui payaient des musiciens en doses : les trompettistes Freddie Hubbard et Lee morgan... et même Jackie mcLean. Les jazzmen français ont-ils été épargnés par le fléau de l’héroïne ? Aldo Romano. non, pas du tout. mais je préfère ne pas trop évoquer de noms... Je peux citer le saxophoniste Barney Wilen ou le contrebassiste alby Cullaz. Je me souviens aussi de michel Finet, ce jeune contrebassiste mort asphyxié : il était tellement camé qu’il avait laissé tomber sa cigarette allumée, et sa chambre d’hôtel a pris feu... Propos recueillis par Luc Chatel nanos opéras à Garnier avec Zemlisky et Ravel a vec Un nain au royaume de la cruauté d’alexander Zemlinsky sur un livret d’Oscar Wilde (1922) et Un enfant au royaume du fantastique de maurice Ravel sur un livret de Colette (1925) la vie parisienne retrouve enfin en ces temps de bourdon une qualité – tragique, comique ou fantaisiste – que l’on croyait perdue. Oscar Wilde avait été, en début de siècle, le librettiste de la sauvage Salomé de Richard Strauss. Celui-ci, à l’aube d’une grande carrière, avait fait frissonner le public et cela juste avant une guerre qui ne serait plus du spectacle. Dans Le nain, moins sensible aux mœurs des cours royales espagnoles, Oscar Wilde retrouvait un univers que Zemlinsky connaissait bien, celui de la disgrâce physique qu’il incarnait personnellement. il avait par ailleurs ressenti le choc mortel d’une passion amoureuse, privée de retour, pour alma Schindler, la future alma mahler. Un nain difforme est donné en cadeau d’anniversaire à l’infante alors qu’il recherche probablement le signe d’un sentiment en retour ou du moins une attitude « normale » à son égard. mais l’infante le rejettera après moult simagrées et devant les quolibets d’une cour dénuée de la moindre compassion. Le nain est renvoyé comme un vulgaire et inutile jouet. a. Zemlinsky appartenait au cercle viennois mais vécut toujours en marge de ses grands collègues Schoenberg, Berg, etc. Sa musique ne comporte guère de profonde révolution esthétique. C’est un style, une sensibilité mais complice des recherches et des découvertes des marginaux du temps. il mourut solitaire aux etats-Unis en 1942. La musique du spectacle est bien servie par l’Orchestre de l’Opéra mené par le chef américain Paul Daniel, déjà venu sous nos tropiques avec des chanteurs aussi impressionnants que Charles Workman doublé Les Lettres françaises, foliotées de i à Xii dans l’Humanité du 7 mars 2013. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Claude morgan, Louis aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. XII . Le s Lettres d’une sorte de poupée-robot pour le rôle du nain en la personne de la rigide Ghita de Beatrice Uria-monzon qui ajoute ainsi une corde à son arc. Vieille connaissance aussi que Vincent Le texier, désormais bien installé à l’Opéra national et dont la voix semble provenir d’une autre planète. Demeure une mise en scène, des décors et des costumes de Richard Jones et antony mcDonald qui ne sont malheureusement pas parvenus à créer un univers de perversion ou de folie. D’une mise en scène à l’autre Changeons d’univers ! Si Claude Debussy est la grandeur, maurice Ravel est le charme et Gabriel Fauré la dentelle de luxe. nous n’avions jamais éprouvé un tel charme à une représentation de l’enfant et les sortilèges pourtant souvent monté. Sans compter l’humour musical du compositeur, une denrée plutôt rare ; précisons que tout est . M a r s 2013 (s u p p L é M e n t Claude Glayman. Opéra national de Paris/ Palais Garnier le 4 février 2013. www.les-lettres-francaises.fr Responsables du site : Sébastien Banse et Philippe Berté. 5, rue Pleyel / immeuble Calliope, 93528 Saint-Denis Cedex. téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. e-mail : [email protected]. Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste eychart (savoirs). Conception graphique : mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (marseille), marco Filoni (italie), Rachid mokhtari (algérie). Correcteurs et photograveurs : SnJH. f r a n ç a i s e s réglé au millimètre près avec le dévoilement de tableaux successifs sur scène, illustrant les rencontres de « bébé », Gaëlle mechaly avec un zeste de rite toujours surprenant. Si Colette et maurice Ravel se sont, paraît-il, querellés, cela ne déborde jamais sur le secret de leur collaboration d’artistes. La direction de Paul Daniel tombe avec une justesse de métronome au milieu de décors merveilleux de Richard Jones et andrew mac Donald, qui évoquent discrètement l’univers de Lewis Caroll. La partition de maurice Ravel est à la fois d’une richesse inouïe et d’une vélocité qui assimile chaque intervention à un instant « webernien » notamment lors de de l’exécution de Fantaisie lyrique, l’un des joyaux de l’ensemble de son œuvre. Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois. Prochain numéro le 4 avril 2013. à L ’HuManité d u 7 M a r s )