Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde

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Littérature vietnamienne : une ouverture sur le monde
Arno Schmidt, par Marie-Noël Rio
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Littérature vietnamienne :
une ouverture sur le monde
par Doan Cam Thi, Do Kh. et Jean-Pierre Han
Dessin de Pierre Skira, 2012.
L’Origine de la danse de Pascal Quignard
Une étude de Jean Ristat suivi d’un extrait de l’ouvrage
Les Lettres françaises du 7 mars 2013. Nouvelle série n°102
www.les-lettres-francaises.fr
Vietnam
Littérature vietnamienne :
une ouverture sur le monde
Auteur d’un ouvrage essentiel, Écrire le Vietnam contemporain, qui faisait le point sur la littérature
vietnamienne jusqu’en 2006, Doan Cam Thi poursuit en France sa réflexion et son travail de traductrice.
Elle vient, par ailleurs, de créer une collection, « Littérature vietnamienne contemporaine »,
aux éditions Riveneuve.
Comment la littérature vietnamienne a-t-elle évolué depuis 2006 ?
Doan Cam Thi. Le Vietnam est en pleine mutation ; sur le plan
littéraire c’est une période extrêmement riche et féconde et de plus
en plus d’écrivains apparaissent. Les Vietnamiens écrivent et lisent
toujours beaucoup… La littérature vietnamienne poursuit cette
grande tradition d’un pays confucéen croyant à l’incarnation qui
contribue à l’édification de l’âme et à la construction de la nation.
L’écrivain vietnamien d’aujourd’hui fait plus que jamais partie
de cette tradition de lettré confucéen qui interroge, s’interroge
sur son époque, se fait philosophe. À cette différence près avec
ses prédécesseurs qu’il n’est plus là pour soigner les maux de la
société, mais plutôt pour s’interroger sur le mal du siècle. Sont
alors apparus dans les livres des antihéros, des personnages qui
passent leur temps à boire, à fumer et à aimer, tout en s’interrogeant sur leur temps. Des personnages sans ambition aucune,
tournant le dos à toute espèce d’action…
Il y a donc une véritable rupture avec l’ancienne génération…
Doan Cam Thi. Je parlerai plutôt d’évolution, car des écrivains
comme Nguyên Huy Thiêp ou Bao Ninh sont encore beaucoup
lus, même par la nouvelle génération. Ce sont des références…
classiques, et un peu dépassées, certes !
Votre ambition, avec la création de votre collection chez Riveneuve,
est donc de nous faire découvrir la nouvelle génération d’écrivains
que nous connaissons peu ou pas du tout en France ?
Doan Cam Thi. Il y a urgence en la matière ; il est temps de
donner plus de visibilité à cette jeune littérature vietnamienne,
montrer au public français qu’il existe une autre littérature.
Les trois quarts de la population vietnamienne sont nés après
la fin de la guerre. Cette génération, celle des Nguyên Viêt
Hà, des Thuân, est littérairement très ambitieuse. Tous ont
en commun de se lancer dans le roman, et non plus dans la
nouvelle qui a longtemps été le genre prédominant. Il y a un
véritable retour au roman qui représente, à mes yeux, un défi
plus grand pour le créateur.
II . Le
s
Lettres
Les livres que vous publiez dans votre collection sont-ils vraiment
représentatifs de la littérature vietnamienne contemporaine ?
Doan Cam Thi. Je pense que oui. Ces textes parviennent à marier
le contenu et la forme. Si une chronique littéraire demeure une interprétation, une vision du monde, on ne peut quand même pas la
formuler avec une écriture des années cinquante ! De ce point de vue,
la nouvelle génération est plus ambitieuse que la précédente. Si on
prend, par exemple, le roman de Nguyên Viêt Hà, Une opportunité
pour Dieu, on s’apercevra qu’il a une manière très singulière de
mener son récit. Il a tout cassé et a bouleversé les traditions narratives. Son texte ne suit plus un quelconque ordre chronologique ;
plusieurs formes narratives sont déployées, on vagabonde aussi
suivant les souvenirs des personnages, suivant leurs pensées. Sa
palette langagière est extrêmement riche ; il passe de la cruauté à la
tendresse, à une dureté pleine d’humour aussi. Il n’en demeure pas
moins un héritier d’une grande tradition littéraire et culturelle. Le
Vietnam, malgré les guerres, reste un pays profondément marqué
par l’amour de la littérature, par ce besoin de contempler le monde,
et par un rapport très particulier de la nature.
DR
C’était déjà un peu le cas, semble-t-il, dans les ouvrages de Nguyên
Huy Thiêp ou de Bao Ninh…
Doan Cam Thi. Il y avait chez ces auteurs une sorte de désenchantement. Mais avec la génération suivante, cela s’est encore
accentué. Un nouveau sentiment très fort est apparu : celui de la
solitude lié à l’Internet et à la culture du numérique. « Pourquoi
est-on condamné à la solitude tout en étant un citoyen très actif
de la Toile ? » se demandent les romanciers d’aujourd’hui, comme
Phong Diep, qui, dans son livre, Blogger, met en scène une jeune
fille timide et même immature. Phong Diep s’interroge sur le
rapport de la jeune génération à la culture numérique, et, surtout,
sur l’influence de l’Internet. Très vite du désenchantement qui
caractérisait la génération des Nguyên Huy Thiêp, Bao Ninh,…
on est passé au désespoir ! Les écrivains sont devenus comme
étrangers à eux-mêmes. C’est ce que l’on retrouve chez une autre
romancière comme Thuân.
Thuân représente cette génération qui a un solide bagage
intellectuel, des expériences géographiques, linguistiques qui sont
beaucoup plus riches que ceux de leurs aînés ; c’est la raison pour
laquelle leur façon de voir le monde a changé. Leur espace s’est
ouvert. Les jeunes Vietnamiens voyagent beaucoup, concrètement,
mais aussi de manière virtuelle, par Internet. Ils mettent alors en
scène des personnages qui se dédoublent, qui ne savent plus trop
qui ils sont. Ils ont le sentiment d’être totalement libres d’autant
plus qu’ils communiquent par nickname – sous de nombreux
pseudonymes –, mais, dès lors, ils ne sont plus eux-mêmes, et
dès qu’ils quittent Internet, ils retombent dans une société qui
continue à fonctionner d’une manière traditionnelle, presque
archaïque parfois. La société vietnamienne à forte densité rurale
a longtemps été caractérisée par l’enfermement, aussi bien spatial
que culturel. Les jeunes écrivains sont coincés entre ces deux pôles.
Il y a trop de contraste entre le monde virtuel et le monde réel.
Dans Blogger, la romancière Phong Diep ne trouve pas d’autres
solutions pour son héroïne que le suicide…
gagner le gros lot ! Sans trop se fatiguer, ni se battre. Ils publient
beaucoup les Coréens, les Japonais, parce qu’ils reçoivent de
l’argent des fondations, mais ils ne veulent pas investir. Ils n’ont
pas de vraie ligne éditoriale et par ailleurs tout va très lentement.
Entre la signature du contrat pour Chinatown, de Thuân, par
exemple, au Seuil, et la sortie du livre, il a fallu attendre presque
deux ans.
Les romanciers dont vous parlez ont-ils déjà été édités au Vietnam
sans problème ?
Doan Cam Thi. Oui, quant aux problèmes… En tant que
chercheur, je pense que la littérature et la réalité littéraire sont
trop complexes pour être réduites à une vision simpliste, à une
opposition binaire avec, d’un côté, le censeur et, de l’autre côté,
le censuré, d’un côté, les officiels et, de l’autre, les non-officiels.
Je refuse de me positionner ainsi. C’est trop facile. Bien sûr, la
littérature vietnamienne est toujours doublement contrôlée, à la
fois par le ministère de la Culture et par le Parti communiste, qui
reste le parti unique. Mais, en même temps, et comme partout,
il y a des évolutions internes. Il y a toujours des avancées et des
reculs, signalons quand même que l’autocensure joue sans doute
un rôle non négligeable. Étudier la littérature vietnamienne,
c’est justement prendre conscience des compromis, et aussi des
affrontements des écrivains face au régime. Prenez le cas de
Nguyên Viêt Hà, qui a été victime d’une très grande campagne
de presse le dénigrant, en 1999, lors de la sortie de son premier
livre que nous publions, Une opportunité pour Dieu. Pourtant, le
livre a eu un grand succès et est aujourd’hui réédité. Par ailleurs,
Nguyên Viêt Hà sort du pays comme il le veut ; il sera bientôt en
France, il est allé aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud…
Le rôle d’un traducteur comme moi est simplement de donner un peu plus de visibilité à cette littérature en combattant les
clichés qui circulent sur le Vietnam et où il n’est question que de
rizières, de pagodes, de princesses, de grands-mères… ! Chaque
fois que je rencontre un éditeur pour présenter un auteur que j’ai
traduit, la première chose que l’on me demande c’est de parler de
sa biographie. Est-ce que mon auteur a été dissident ? Est-ce que
mon auteur est un ancien combattant ? Est-ce que mon auteur était
boat people ? Est-ce que mon auteur a été victime de répression
par le régime ? Eh bien non, mes écrivains n’ont que leurs textes
à vendre. Lisez… mais les éditeurs se fichent de l’écriture !
Très étonnamment, on ne parle presque plus de la guerre…
Doan Cam Thi. On n’en a plus que des échos très lointains.
En revanche, une autre thématique apparaît avec force : c’est
celle de l’exil. Un exil qui peut être aussi un exil intérieur. Cet exil
est source de souffrance mais aussi source de création. Thuân
définit l’exil comme une sorte de fenêtre ouverte sur le monde.
En fait, ce qui revient toujours, notamment dans les œuvres de
Thuân et de Phong Diep, c’est la question de savoir ce que signifie
être vietnamien aujourd’hui. Simplement, ce questionnement
se fait – c’est totalement nouveau – avec une certaine dérision
et beaucoup d’humour, ce qui leur permet de prendre du recul
vis-à-vis de la réalité. Un écrivain comme Thuân, toujours elle,
veut écrire des choses extrêmement tristes, mais en faisant rire,
c’est sa grande ambition !
Ce qui n’était pas franchement le cas pour les écrivains de la
génération précédente…
Doan Cam Thi. Aujourd’hui, les écrivains vietnamiens sont
en plein débat sur la postmodernité. Ce qu’ils tentent de faire
c’est casser les grands élans lyriques et les grands discours. Faire
pleurer le lecteur comme le fait si bien une Duong Thu Huong
ne les intéresse plus.
Si l’écrivain est toujours un penseur, il est aussi un clown. Il
sort de sa tour d’ivoire pour se lancer dans la vie quotidienne,
pas pour refaire le monde. Mais simplement le raconter tel qu’il
est. Nguyên Huy Thiêp et Bao Ninh avaient déjà commencé
à le faire. Mais c’est vrai que du côté du lectorat, il est difficile
de casser les habitudes. Les gens aiment bien manger ce qu’ils
aiment, ce qu’ils ont l’habitude de manger ; ils n’aiment pas
changer. Et donc ils aiment bien la littérature passée, celle qui
fait sortir les mouchoirs, qui les rassure dans leurs goûts. À vrai
dire, le public vietnamien aujourd’hui est beaucoup plus intéressant que le public français. D’ailleurs, les Vietnamiens sont
toujours frappés lorsqu’ils apprennent quel genre de littérature
de leur pays on lit en France ; ils sont sidérés ! Nous, nous avons
réussi à nous libérer de tous les carcans politiques, idéologiques ;
lorsqu’on apprécie un texte littéraire, c’est parce que c’est une
création autonome, indépendante. En France, en Occident,
on essaie toujours de coller des étiquettes sur la littérature, la
littérature n’existe jamais comme un système autonome. Pour
les Vietnamiens, la littérature, c’est avant tout une recherche,
qu’elle soit engagée ou pas.
Cela explique, d’une certaine manière, le fait qu’aussi bien dans
votre essai que dans votre collection, vous ne faites aucune distinction entre les auteurs vivant au Vietnam et ceux de la diaspora…
Doan Cam Thi. La littérature parce qu’elle véhicule des valeurs universelles doit être sans frontières. Elle n’appartient à
personne. À l’étranger, nous avons une communauté extrêmement
intéressante, riche. Trois à quatre millions de Vietnamiens vivent
entre les États-Unis, la France, l’Australie… Pour moi, c’est une
véritable richesse. Avoir une double culture est toujours un plus.
Dans notre collection, qui a été accueillie par les éditions
Riveneuve que je salue ici, nous sortons prochainement trois
livres. Avec le premier, T. a disparu, de Thuân, cela fait donc
quatre ouvrages. Sept autres titres sont d’ores et déjà prévus…
C’est un rythme plutôt soutenu !…
Doan Cam Thi. Nous n’avons que trop perdu de temps. Les
éditeurs français sont trop calculateurs. Ils veulent tout de suite
f r a n ç a i s e s
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2013 (s
u p p l é m e n t
à
Entretien réalisé par Jean-Pierre Han
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’Humanité
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)
Vietnam
L
Thelma et Lulu à Saigon
’endroit était situé à l’entresol et n’avait pas d’enseigne.
L’anonymat plus la discrétion m’avaient empêché de le
découvrir jusque-là, caché qu’il était, pour ainsi dire, au
pied des tamariniers aux troncs blanchis à la chaux du quartier
dit du Plateau, si proche du centre de la ville. L’une de ces averses
subites, reliques de la saison des pluies qui traînait encore ses
pattes mouillées au mois d’octobre m’avait poussé à l’intérieur.
Un zinc de bougnat comme il s’en trouve encore aux limites de la
Seine-et-Marne, les bouteilles de butane à livrer en moins. Avec
ses tables recouvertes de Formica, l’on aurait dit le bar au 7e étage
de l’hôtel Caravelle mais là, point de correspondants US en treillis
de combat. Le dernier combattant américain était reparti chez lui
au Minnesota et les néons ne buzzaient plus derrière les grillages
anti-grenades des boîtes à GI mélancoliques. Le troquet, car il
s’agissait bien d’un troquet français, n’avait personne derrière le
comptoir, mais trois clients appuyés devant, collés à une fresque
étrange de paysage normand envahi par d’immenses vaches laitières. Je ne connaissais pas d’autre fresque vachère dans la ville
à part celui du Pho 79, et encore là, la présence de bovidés était
indicative de la spécialité de soupe aux nouilles de la maison. Ici,
le ciel du mural était d’une pâleur nostalgique, du bleu que l’on
associe aux contrées plus septentrionales. Un troquet auvergnat
tenu par des Corses peut-être, ou normand tenu par des Bretons
échoués l’on ne sait depuis quand sur ces rivages cochinchinois.
Le premier avait un air de bambin sans âge et joufflu. Il portait
sur sa veste de Tergal polyester l’une de ces serviettes en toile fine
des paysans du sud, un krama khméro-viêt à carreaux. L’homme
entonnait d’une voix de fausset Le jour où je t’ai rencontrée à
chaque tour de dés. Il était en train de mener une partie de 421
avec ses camarades, sans enjeu, sans entrain et un peu mécanique.
Le Petit Prince, on va l’appeler. Le deuxième client par contre
avait ce regard faussement alangui des rapaces, un drôle de béret
pas vraiment basque et vraiment très large sur la tête qui ajoutait de l’ombre à sa barbe de dix jours ; le Petit Commandant.
Quant au dernier, avec son ventre satisfait, les pieds nus dans ses
Gucci, le Petit-Fils à son grand-père, il avait l’air de s’ennuyer
en cette compagnie. Sans doute, derrière ses lunettes Armani, il
aurait préféré celle des femmes, plutôt que de subir le zozotement
chantant de son camarade.
« Je n’ai pas de chance, dit-il, après avoir fini son tour de
lancer. Me faire attraper par la police japonaise des frontières
en compagnie de deux maîtresses alors que je voulais juste faire
visiter à mon fils le Disneyland de Tokyo ! »
Le Petit Commandant éclata de rire, un rien sardonique, « avec
un passeport de la République dominicaine ! Tu ne doutais de
rien ! » « Une broutille qui m’a rendu déshérité par mon père !
C’est le même rire que tu avais quand ces assassins déguisés en
reporters t’avaient parlé d’Oussama ? » rétorqua le Petit-Fils à
son grand-père.
« Je n’ai qu’un seul rire. Et d’ailleurs, une seule vie. Ce n’est pas
comme celui-là, qui en aurait… Le protectorat, l’indépendance, le
coup d’État militaire, les Khmers rouges, l’occupation vietnamienne,
l’après-Khmers rouges… Je ne sais pas, jusqu’à neuf ! »
« Il est vrai qu’aux âmes bien nées, il faut cultiver son jardin
nombre d’années », se contenta de réciter le Petit Prince.
Tous les trois avaient fait leurs humanités dans le système scolaire
français de l’étranger. Notre Petit Prince, Norodom Sihanouk, le
camarade-monseigneur de son vrai titre, ici même, à Saigon, au lycée
Chasseloup-Laubat. Le Petit Commandant, le lion du Panchir Shah
Ahmad Massoud, était lui le produit du lycée Esteqel de Kaboul.
Quant au dernier, Kim Jong-nam de son identité et petit-fils de Kim
Il-sung, il aurait mené paraît-il des études distraites au lycée français
de Beijing, ce qui le qualifiait pour cette partie morne de dés dans
ce bistro saigonnais aux relents lourds d’Empire (le second) que
les pales fatiguées des ventilateurs du plafond peinaient à brasser.
Plus d’un millier de Vietnamiens passèrent par les portes des
établissements pénitentiaires coloniaux de Guyane. Des partisans
de De Tham, le Tigre gris de Yen The ; des révoltés du bagne de
Poulo Condor ; des conjurés de Thai Nguyen et des soulevés de
Yen Bay, avec pour bonne mesure des révolutionnaires du soviet
de Nghe Tinh et quelques bandits de grand chemin. Ils drainèrent
l’or du Maroni pour le compte de l’administration, exploitèrent le
bois de rose pour le compte du parfumeur Coty, construisirent le
tronçon inachevé d’une route transamazonienne jugée stratégique.
Nombre d’entre eux à la fin de leur peine ne furent pas rapatriés.
Il y eut une guerre mondiale ou deux, et l’Indochine est loin, avec
l’escale obligatoire à Hawaii. Lâchés dans la nature, cette fois à
leur compte, ils s’établirent sur place, prenant épouse qui indienne
de l’Iguani, qui africaine des Antilles. Par quels chemins, Robert,
dit Bob « prince consort » Luong, de père vietnamien et de mère
guyanaise, se retrouvait au Vietnam et citoyen français de plein droit,
je ne sais. Il aurait pu descendre du dernier des « Thai Nguyen » et
qui avait pris pour patronyme celui du leader de ce mouvement,
le lettré du « Groupe de Tokyo » Luong Ngoc Quyen ? Toujours
est-il que son surnom racontait une autre histoire que celle du
nationalisme vietnamien à ses heures matinales.
Bob Luong, comme moult de ses compatriotes français à la fin
de l’aventure coloniale, grandit en fait à Sainte-Livrade-sur-Lot
(nous en sommes à notre troisième fleuve, après le Maroni et le
Mékong), dans cet ancien camp militaire vite et mal reconverti en
Centre d’accueil des Français d’Indochine (le Cafi). Contrairement
à nos trois compères du bistro pour lesquels il aurait pu tenir la
quatrième main d’une partie de poker, Bob ne relevait ni Corneille
ni Voltaire et s’établit dans le coin, à Villeneuve, précisément aux
Une œuvre emblématique
D
e livre en livre, la romancière Thuân affirme une singulière force d’écriture dans
des romans qui saisissent le lecteur là où
il ne s’y attendait pas. C’est d’ailleurs tout un
symbole si le premier ouvrage de la collection
« Littérature vietnamienne contemporaine » aux
Éditions Riveneuve a été inauguré par la publication de son livre T. a disparu. Thuân est, en effet,
tout à fait représentative d’une nouvelle génération d’écrivains vietnamiens qui se sont ouverts
au monde et l’affirment clairement dans leurs
écrits. Elle a fait des études à Moscou, s’est ensuite
installée en France, mais retourne régulièrement
à Hanoi, s’envole pour New York ou Berlin. Elle
est connue et reconnue au Vietnam où elle a reçu
la plus haute distinction de la littérature en 2008
avec le prix de l’Union des écrivains.
Qui est cette fameuse T. qui disparaît un
beau jour laissant là, en plan, mari et enfant ?
Est-ce le double de l’auteur, dont le patronyme
commence par la même initiale, le reste du nom
comportant par ailleurs, comme il est précisé, un
a et un u ? Seule Vietnamienne du livre, vivant
dans la proche banlieue parisienne, T. est-elle
l’« absente de toutes choses » ? On pourrait
aisément le croire. On assiste là à un étonnant
retournement de situation pour qui entendrait
voir dans ce roman (comme dans les autres
livres de l’auteur) l’affirmation d’une identité
bien établie. De pistes en fausses pistes, Thuân
Les Lettres
nous embarque dans une drôle d’aventure, le
récit étant relaté, comme toujours, au présent
de l’indicatif, par le mari à « la recherche »
de sa femme. Un mari qui ressemblerait à s’y
méprendre à un personnage tout droit sorti
d’un roman de Kafka, minutieux jusqu’à la
maniaquerie et qui, pourtant, ne semble pas
s’émouvoir outre mesure de ce qui se passe. Si
T. était une étrangère, le mari, pour ce qui le
concerne, est étranger à lui-même et au monde.
Mais c’est toujours bien du Vietnam dont il
est question, en filigrane, alors que, dans un
étonnant épilogue, remettant en cause la fonction romanesque du livre, l’auteur apparaît en
personne pour se mettre en jeu…
Un sixième roman de Thuân, l’Ascenseur
de Saigon, doit paraître chez le même éditeur
(Riveneuve). On l’attend avec impatience.
Jean-Pierre Han
T. a disparu, de Thuân, traduction de Doan Cam
Thi, Riveneuve Éditions, 240 pages, 15 euros.
À signaler les ouvrages de Nguyên Viet Hà, Une
opportunité de Dieu, et de Dô Kh., Khmer Boléro,
chez le même éditeur.
Les Lettres françaises ont dernièrement rendu
compte de la Mer et le martin-pêcheur,
de Bui Ngoc Tan, éditions de l’Aube (LF 90)
et de Crimes, amour et châtiment, de Nguyên Huy
Thiêp, éditions de l’Aube (LF 97).
f r a n ç a i s e s
. M
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2013 (s
P
HLM du Pont-de-Marot, pour exercer le métier alors peu sollicité
de peintre en bâtiment. Un ancien camarade du Cafi, membre
de la garde présidentielle du Gabon, lui dénicha un chantier à
Libreville, où cela, mais au palais même ! Et à Robert de s’embarquer de nouveau, cette fois avec ses pinceaux, pour l’estuaire
majestueux du fleuve Komo. Un beau jour, il fut surpris et en
caleçon, la tenue de travail des Vietnamiens en climat tropical, et
en haut de son escabeau par, mais par qui donc, par Joséphine, la
première dame du pays ! « Le jour où je t’ai rencontrée », aurait
susurré doucereusement Sihanouk mais Bob avait entonné « Be
Bob… A-Lula, she’s my baby » d’une voix rauque en roulant du
pelvis, et de part et d’autre, ce fut le coup de foudre car au palais,
on n’avait pas encore installé de paratonnerre.
La romance se poursuivait en chansons, jusqu’à la nuit où le
président surprit Bob dans un palace parisien, cette fois-ci, sans
caleçon. Magnanime, Bongo lui offrit une somme suffisante pour
s’en procurer plusieurs paires et désormais ne plus importuner son
épouse. Ce que Bob ne fit pas, volens, nolens, et on le retrouva par
une mauvaise nuit au pied de son HLM avec deux balles de moyen
calibre dans les orifices du nez.
La seule chose de bien dans le colonialisme, c’est qu’il rapproche
les peuples, dit un Pakistanais de Londres à mon fils lorsque celui-ci
essayait de lui expliquer ses origines libano-vietnamiennes.
Mais cela, c’est mon histoire à moi, Candide et le Cid compris.
Le café du titre, Chez Thelma et Lulu, vient des deux vieilles
demoiselles propriétaires. Opiomanes et ridées comme on en trouve
sous les tropiques, elles étaient des bandidas des Côtes-d’Armor
qui ne s’étaient pas jetées des falaises d’Étretat toutes proches
lorsqu’elles étaient poursuivies par les gendarmes, mais qui avaient
pris le premier bateau de Saint-Nazaire pour les comptoirs parfumés
de l’Extrême-Orient.
Do Kh. Texte inédit, 2013
Rencontre
avec trois écrivains vietnamiens
Nguyen Viet Ha,
Do Kh. et Thuân.
Débat animé par
Jean-Pierre Han et Nguyen Ngoc Giao.
mardi 19 mars 2013 de 12 h 30 à 15 h 30
à l’auditorium de l’Inalco,
65, rue des Grands-Moulins 75013.
Pour ne pas oublier
ierre Daum, l’un des premiers, avait mis
au jour en 2009 ce fait longtemps occulté
de notre histoire coloniale : le recrutement
forcé de 20 000 Vietnamiens en Indochine pour
venir travailler dans les usines d’armement françaises à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La guerre perdue, cette main-d’œuvre bon marché a continué à être surexploitée par l’occupant
et les patrons collabos. Le malheur, c’est que
dans leur pays d’origine ces ouvriers de force
étaient considérés comme des traîtres. La majorité d’entre eux pourtant, en France, avaient
milité pour l’indépendance de leur pays, derrière
la figure emblématique de Hô Chi Minh. Certains de ces exilés ont pu retourner au Vietnam.
D’autres sont restés en France. C’est leur histoire
que Pierre Daum racontait dans son livre Immigrés de force. C’est leur histoire qu’à sa suite le
réalisateur vietnamien Lam Lê vient de filmer
dans Công Binh, la longue nuit indochinoise.
Film documentaire ? Sans doute, et l’on retrouve
les attendus du genre : explications et mises en
perspective historique, témoignages de quelques
survivants, tous nonagénaires – certains sont
décédés après le tournage –, souvent bouleversants parce que livrés sans pathos, témoignages
d’une étonnante dignité de la part de ceux qui
ont subi tant d’outrages, aller et retour avec
le Vietnam et dialogues avec des descendants
de công binh (traduction d’ouvrier-soldat) re-
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
tournés au pays, etc. Tout cela est bel et bon,
passionnant parfois, nécessaire toujours, avec
des images d’archives, notamment celles montrant Hô Chi Minh en France en septembre
1946 pour négocier l’indépendance du Vietnam
à la conférence de Fontainebleau… Mais Công
Binh est bien plus que cela. C’est, quelque part,
le regard et le récit d’un Vietnamien exilé en
France dès son adolescence au milieu des années
soixante. Avec sa sensibilité à fleur de peau sur
la question. Que l’on se souvienne que Lam
Lê est le réalisateur de ce superbe film qu’était
Poussière d’empire, sorti en 1983, la première
œuvre cinématographique sur l’Indochine française affichant le point de vue du colonisé… Le
film se déroule donc sur ces deux plans, entre
le temps passé et le temps présent (que l’on
saisit avec les marionnettes sur eau si prisées
des touristes, jouant comme dans un chœur les
rôles des protagonistes d’antan de cette histoire
coloniale si peu glorieuse). En cela Công Binh
transcende le genre documentaire, en attendant
que Lam Lê nous offre une autre fiction de la
facture de Poussière d’empire.
J.-P. H.
Công Binh, la longue nuit indochinoise,
film de Lam Lê. 116 minutes.
Immigrés de force, de Pierre Daum. Actes Sud,
288 pages, 23 euros.
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7
m a r s
) . III
Lettres
Arno Schmidt l’intempestif
Arno Schmidt a mis au point une des plus remarquables machines littéraires contre l’ignorance,
l’hypocrisie, la lâcheté. Il ne se range dans aucune catégorie si ce n’est celle des grands écrivains.
Heures marinées d’une vie dont je n’ai joui
à aucun moment
1914-1979 : une vie de soixante-cinq ans. Enfance dans la
mouise à Hambourg-Hamm, adolescence plus heureuse en Silésie,
dans une boulimie de lecture (E.-T.A. Hoffmann, Friedrich de
La Motte-Fouqué – dont il écrira plus tard une impressionnante
biographie –, Ludwig Tieck, Christoph Martin Wieland, Karl
May, Jules Verne, Charles Dickens, August Stramm, etc.), débuts
professionnels comme employé à la gestion des stocks dans une
fabrique de vêtements, les Ateliers Greiff à Greiffenberg, où il
travaille en catimini à l’établissement d’une table de logarithmes à
dix chiffres et rencontre la femme de toute sa vie, Alice Murawski,
qui quitte son travail de secrétaire pour devenir sa secrétaire privée.
De 1937 à 1939, il parvient à échapper plus ou moins à l’armée,
mais en 1940, la Wehrmacht lui met le grappin dessus, et le voilà
à faire le soldat du Reich de mille ans pendant cinq ans, ici et là,
en Allemagne, en Alsace, en Norvège. Il s’efface dans l’armée
comme il s’effaçait au bureau : la vraie vie est ailleurs. Mais le
dégoût et la rage s’accumulent devant la bêtise, la violence et la
haine triomphantes. Un an encore prisonnier en Belgique et dans
la zone anglaise de l’Allemagne occupée, et le voilà libre, enfin.
Alice le rejoint dans la lande de Luneburg, à Cordingen où ils
sont logés d’office, démunis de tout, dans un vieux moulin. Ils
travaillent un an comme interprètes à la nouvelle école de police
de Benfeld, et puis Arno décide de se consacrer entièrement à
l’écriture. Décision folle dans leur précarité, dans cette Allemagne
entièrement détruite. Il écrit depuis l’âge de dix-neuf ans (ses
œuvres de jeunesse, Exercices d’écriture qui dureront jusqu’en
1943, ne seront publiées qu’après sa mort, à l’exception de Pharos ou Du pouvoir des poètes, écrit probablement en Norvège
et qui annonce le style de sa maturité, qu’il publiera en 1975
seulement dans Soir bordé d’or). Maintenant il est prêt. Suivent
trente-deux années de travail acharné où les Schmidt vivront
d’abord longtemps dans une misère noire, puis dans une pauvreté décente, alimentée essentiellement par le peu d’argent que
rapportent à Arno quelques récits ou articles alimentaires publiés
par des journaux, des traductions (polars anglais et américains,
E.A. Poe, Fenimore Cooper, Bulwer-Lytton…) et des « essais
radiophoniques dialogués », à partir de 1952. Le premier livre
édité sera le recueil Léviathan, en 1949, chez Rowohlt. Les autres
suivront en rangs serrés, escortés de disputes avec les éditeurs
(Schmidt n’est pas commode), de démêlés avec la justice pour
« blasphème et pornographie », en 1955, au moment de la sortie
de Paysage lacustre avec Pocahontas, chez Luchterhand-Verlag,
de déménagements incessants jusqu’à l’installation définitive, en
1958, au sud-est de la lande de Luneburg, en bordure du petit
village de Bargfeld. Des prix prestigieux jalonnent son parcours :
grand prix de l’Académie de Mayence, remis par Alfred Döblin
en 1951, prix Fontane en 1964, où Schmidt remercie la laudatio
de Günter Grass et le gratin littéraire réuni d’un « We are not
amused », prix Goethe en 1973 pour lequel il ne se déplace même
pas et envoie Alice lire un « discours de remerciement » qui fait
scandale. Ça ne l’intéresse pas. Mais un jour de 1977, un jeune
inconnu l’aborde à Bargfeld : c’est Jan Philipp Reemtsma, qui
vient d’hériter d’un empire industriel et lui offre, par admiration
pure, l’équivalent d’un prix Nobel. Au terme enfin confortable de
sa vie de chien, Schmitt meurt à son clavier, en pleine rédaction
de Julia ou les Peintures. Comme il le voulait.
La reproduction exacte des mécanismes cérébraux
par un agencement particulier de la prose
À partir de 1956, Schmidt découvre James Joyce, dont il
projette de traduire Finnegans Wake, projet où ne le suit aucun
éditeur (quelle misère et quelle perte, si l’on songe aux profondes
affinités entre les deux écrivains !), et Sigmund Freud, où il trouve
la confirmation des principes qu’il avait fixés à son écriture,
développés dans ses Calculs I, II (publiés en 1955 et 1956), et
III (publiés en 1980, post mortem, mais écrits probablement en
1955). Cet amateur éclairé de mathématiques et de physique y
expose très précisément sa méthode, tableaux à l’appui. Elle est
adossée aux formes codifiées au XVIIIe siècle (le siècle de prédilection de l’écrivain) : grand roman, roman par lettres, entretiens,
journal intime… (mais s’interdit les « à la manière de » dont
raffolent les néoclassiques, romantiques ou autres), et s’appuie
sur notre structure mentale telle qu’elle fonctionne réellement,
organiquement, dans une fragmentation et une simultanéité du
souvenir (images ou « photos », petits fragments explicatifs ou
« textes »), du présent, du rêve et du « jeu de pensées étendu » (ou
réminiscences culturelles). À quoi il faut ajouter les deux niveaux
d’expérience que sont la réalité objective et la réalité subjective.
Ces données induisent une quantité presque infinie d’interférences.
L’architecture littéraire doit en montrer les sutures (au contraire
de Goethe et de sa « bouillie de prose informe »). Pas de flux
narratif donc, de continuum, mais une mosaïque de petites unités
d’expériences intérieures et extérieures : le « fleuve » narratif est
remplacé par une « cascade ». « L’image de Dieu » (ou de l’écrivain démiurge) est réduite à néant, le présent est « troué », il n’y
a aucune place pour les chichis psychologiques, métaphysiques
et autres, mais seulement pour le développement de la forme.
La langue en prend un coup : Schmidt pulvérise les conventions
du dictionnaire (il traite le Duden – l’équivalent du Littré – de
« vieille savate éculée », invente des mots, des orthographes, des
transcriptions phonétiques à mourir de rire, puise à tour de bras
dans d’autres langues, l’anglais surtout…), utilise la typographie
pour rendre « cristallins » les différents niveaux de sa composition
et leurs constants passages et croisements (jusqu’à devoir publier
en 1970, en fac-similé parce qu’impossibles à reproduire, les 1 350
pages format atlas de son Zettel’s Traum), torture la ponctuation
pour en extraire toute la capacité expressive, afin d’éliminer « la
salade verbale » (du style : « Machin demande à Truc : qu’est-ce
qu’il y a ? »), au point qu’en 1959, le Spiegel intitule sobrement
son copieux dossier sur Arno Schmidt : « ; . - : : - : ! ! »
Cette méthode d’une rigueur inouïe est la porte d’une liberté
inouïe, et une déclaration de guerre aux philistins de tout poil,
paresseux et ignorants.
Rien ! Je ne sais rien ! J’me mêle de rien !
Le monde, c’est ici, là où je suis, où que ce soit, c’est moi,
ceux que j’observe autour de moi, ma mémoire et le formidable
arsenal de papiers (notes, cadastre, archives, livres…) à partir de
quoi je peux convoquer l’espace et le temps – l’entreprise d’Arno
Schmidt s’apparente ainsi à celle de Marcel Proust. « L’ermite
de la lande » n’a nul besoin de voyager. Il se meut de l’Antiquité
(l’agonie du monde grec sous les coups de l’obscurantisme chrétien
de Cosmas ou la Montagne du Nord) à la science-fiction (le monde
désert d’après la troisième guerre mondiale de Miroirs noirs ou
la guerre froide postatomique de la République des savants – un
titre emprunté à Klopstock), en passant par les Élyséens ou les
enfers de Tina ou De l’immortalité, l’écrabouillement des Lumières sous la botte nazie avec Scènes de la vie d’un faune (« un
des plus violents réquisitoires jamais écrits contre le nazisme »,
dit Claude Riehl, à juste titre), l’imbécillité des conformismes (les
deux Allemagnes de Cœur de pierre à fourrer dans le même sac).
L’histoire est là tout entière (et les innombrables anachronismes
jouent leur rôle de projecteurs), elle est hantée par la barbarie.
La race supérieure : Dieu, que les Allemands sont bêtes ! Écrire,
c’est résister, construire une forteresse contre l’ignorance, la lâcheté, l’hypocrisie ordinaires, celles des « braves gens » qui ont
plébiscité à 95 % le pitre sanglant en 1933, choisi une commode
amnésie en 1945 et se sont rangés derrière Adenauer le bigot.
Dès Léviathan et la trilogie des Enfants de Nobodaddy (Scènes
de la vie d’un faune, Brand’s Haide, Miroirs noirs, 1951-1953),
Arno Schmidt met en place ses lignes de force : éros (la sexualité
solaire des diverses « louves » ou de Pocahontas, le corps jubilant
et prosaïque du narrateur…), la nature (le critère primordial
dans tous ses livres, si passionnément observée et aimée qu’elle
s’érotise), la connaissance (des langues, de l’histoire, des grands
prédécesseurs, des sciences – voir la désopilante solution du problème de Fermat au beau milieu de Miroirs noirs…). Et, par-dessus
tout cela, l’exercice solitaire et tenace de la pensée, qui permet de
s’échapper des contraintes les plus violentes, et même de la mort
(comme dans l’extraordinaire Agadir ou Connais-toi toi-même,
le récit inaugural de Léviathan, et donc de l’œuvre entière).
La vigie furieuse qu’est Arno Schmidt, sa prose tragique,
burlesque, féroce, ne peuvent se ranger dans aucune catégorie.
Magistrale leçon de liberté.
Les lecteurs français doivent l’essentiel de ce qu’ils connaissent de l’écrivain à Claude Riehl, formidable traducteur trop tôt
disparu, en 2006, à cinquante-deux ans. Il découvre Scènes de
la vie d’un faune à la fin des années 1970. Il en est bouleversé.
Il passera quinze ans de sa vie à traduire l’Ermite de la lande.
Ce premier roman de Schmidt avait été publié en 1962 chez
Julliard par Maurice Nadeau – un sacré défricheur, celui-là !
–, traduit par Jean-Claude Hémery et Martine Vallette, neuf
ans après sa sortie en Allemagne. La République des savants,
par la même équipe, avait suivi en 1964. Et puis rien pendant
vingt-sept ans (…!). Riehl commence en 1991, avec Enthymésis
ou C.J.V.H. (combien je vous hais), le dernier des trois récits de
Léviathan. Jusqu’à Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité ? (paru
post mortem, en 2008), nous lui devons pas moins de treize titres,
dont On a marché sur la lande, en 2005, qui obtint le prix de la
traduction Gérard de Nerval. On lira avec le plus grand profit
son Arno à tombeau ouvert, paru en 2001 pour accompagner
sa traduction de Tina ou De l’immortalité chez Tristram (le
principal éditeur d’Arno Schmidt en langue française) : une
merveilleuse introduction au génial écrivain, qui n’aimait pas
qu’on le qualifie d’allemand.
Marie-Noël Rio
Pierre Skira,
pastelliste et dessinateur
P
our présenter l’œuvre de Pierre Skira, donnons la parole
à Patrick Mauriès, auteur d’une importante monographie de l’artiste : « C’est autour de 1975 qu’il choisit (…)
d’abandonner la peinture à l’huile pour se consacrer à la technique exclusive de ce médium si violemment inactuel qu’est le
pastel. Technique, et matériau, dont le sort semble désormais
ne tenir qu’à un fil. Un seul atelier, semble-t-il, se donne encore
pour tâche de maintenir en France la fabrication des mille six
cent cinquante nuances de couleurs dans lesquels il se déploie. »
IV . L
e s
Lettres
Patrick Mauriès évoque encore son univers, tout entier imprégné du XVIIe siècle : « Crânes renversés, parchemins déchirés,
violoncelles éclatés, livres démembrés : c’est, en apparence, la
dépouille de la “vanité” janséniste ou baroque qui reprend chair, en
pleine modernité dans l’œuvre de Pierre Skira. Œuvre violemment
déplacée, paradoxale, inactuelle, (…) “figurative” à l’heure du
virtuel, “savante” mais jamais littéraire, sensuelle dans sa rigueur
même, exclusivement dédiée enfin à la pratique de ce médium
minoritaire, tout au long de l’histoire de l’art, qu’est le pastel. »
Pierre Skira et Pascal Quignard ont publié cinq ouvrages ou
« monuments » dont le Septante, l’Amour conjugal, Tondo…
Les dessins inédits que nous publions feront l’objet d’un livre
de Pascal Quignard.
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
2013 (
s u p p l é m e n t
à
DR
Pierre Skira,
de Patrick Mauriès, Éditions Gallimard,
Le Promeneur. 45 euros.
l
’Humanité
d u
7
m a r s
)
Lettres
Quignard et le corps d’avant le langage
L’origine de la danse, de Pascal Quignard, dont nous publions le chapitre XII, est un ouvrage
qui bouleverse les genres et offre une beauté noire, sidérante.
A
utant le dire en guise d’attaque, l’œuvre de Pascal Quignard
ne ressemble à aucune autre. On me fera remarquer que
c’est le propre de toute grande œuvre. En effet.
Évidemment, il y a l’aujourd’hui de la littérature dont la
rumeur vulgaire et confuse bourdonne à nos oreilles comme une
mouche bleue. Elle mêle, chez les libraires et dans une certaine
presse, le meilleur et le pire. Nous choisirons le meilleur : par
exemple l’Origine de la danse, le nouveau livre de Pascal Quignard.
Il m’aura fallu beaucoup de temps et un étrange cheminement
pour m’approcher de l’œuvre de cet écrivain, depuis la lecture de
ses premiers ouvrages, l’Être du balbutiement (1969), un essai sur
Sacher-Masoch, et la Parole de la Délie, consacré à Maurice Scève
(1974). Vinrent plus tard les Petits Traités et le Sexe et l’Effroi. Je
ne connaissais pas ses romans. Je gardais l’image conventionnelle
d’un écrivain fort érudit, brillant et parfois difficile d’accès. Je
n’avais pas encore lu et relu ce grand livre, Albucius. Et je voudrais
citer ici, à cet instant, ces phrases extraites du roman, lesquelles
semblent me répondre : « Si je cite si longuement le texte latin, ce
n’est pas seulement pour procurer du plaisir à celui qui aime cette
langue, ni pour impatienter celui qui l’ignore dans des assauts de
pédanterie. Je le fais lorsqu’une force et une promptitude plus
grandes s’y produisent sans qu’on puisse les traduire, et qui se
voient sans comprendre, ne serait-ce que par le nombre de mots
et la quantité des syllabes. J’assure que dans le même temps il ne
se trouvera pas un mot latin dans ces pages qui ne sera traduit
aussitôt après qu’on l’aura lu. »
Comment n’ai-je pas entendu chez lui, alors que je cherchais
de mon côté une écriture « indécidable », une fiction théorique
par exemple, une remise en question, un bouleversement des
genres ? Comment n’ai-je pas vu qu’il espérait qu’on ne puisse
démêler fiction ou pensée dans ses livres ?
Ainsi le lecteur pourra-t-il s’interroger sur le genre de l’ouvrage l’Origine de la danse. S’agit-il d’un essai sur la danse,
d’une glose sur le mythe de la Toison d’or, de Médée et de
Jason, d’une méditation sur la mère et la naissance, le sexe
et la mort ? Que sais-je encore ? Tout cela et autre chose : un
non-genre, pour reprendre son expression, c’est-à-dire un livre.
« Ni philosophie, ni essai littéraire, ni poésie. » Ainsi, lorsque
je m’embarquai dans l’Origine de la danse me suis-je senti un
moment désarçonné, puis j’ai lâché prise, m’abandonnant au
fil des phrases et des chapitres à la rencontre d’une « enfance
cherchant à renaître ».
Dans ses entretiens avec Pascal Quignard, Chantal LapeyreDesmaison, en 2001, lui demande pourquoi il parle si peu de
la danse. Sa réponse ? « J’en parle souvent, très souvent, quoi
que vous disiez, sous la forme du corps humain tournant la tête,
tombant les bras levés, versant en arrière. Pour moi, ajoute-t-
il, c’est un art plus fascinant qu’un autre parce que c’est un
art en amont de l’art. L’homme s’est dressé. C’est ce qui le
définit comme homme […] je parle du point de vue de celui
qui regarde. » Rappelons que, en 1998, il écrit le livret d’un
ballet, l’Anoure, pour Angelin Preljocaj ; un peu plus tard, avec
Philippe Saire, il crée la Haine de la musique. Puis, à Bruxelles,
Pour trouver les enfers, avec Ingrid von Wantoch Rekowski.
Travaux qu’il évoque brièvement dans le premier chapitre de
l’Origine de la danse, intitulé « La création de Medea ». Medea,
livret destiné à Carlotta Ikeda, avec une musique improvisée par
Alain Mahé sur un koto (cithare japonaise à treize cordes en bois
de paulownia), un ordinateur et des pierres sonores, a été créé
à Paris le 26 janvier 2011 sur la scène du théâtre Paris-Villette.
Ce livret, intitulé Medea méditante (reproduit au chapitre III)
est le point de départ ou le cœur de l’Origine de la danse, comme
on voudra. Divisé en cinq actes, Medea méditante est un texte,
poème, essai, fiction — tout cela à la fois, et peu importe — d’une
beauté noire et d’une force sidérante. (Et s’il fallait rapprocher Pascal Quignard d’un autre grand écrivain, c’est à Pierre
Klossowski que je pense, et à son Bain de Diane en particulier.)
« Qui est cette femme dont je tombe ? […] Y a-t-il un dedans,
y a-t-il un dehors, quand on naît ? / Quel est ce lieu ? Quelle est
cette pénombre ? Quelle est cette région ? Quel est ce monde ?
Où suis-je, ici ? Quelle est cette secousse d’air qui m’envahit et
que j’expire ? Quel est ce sol où je tombe ? / Il était une fois, il y
avait un dedans : il est perdu. / Le monde du dedans commence
de se perdre dès le cri de la naissance, / dès le premier cri, / et il
continue de se perdre dans le langage sans finir. » J’ai scrupule à
détacher ainsi des fragments d’un texte qu’il faut respirer à son
rythme, parfois haletant et cruel, avec des moments de silence,
des blancs, des arrêts, des accélérations. On l’aura compris :
qu’il faut danser.
Dans le chapitre V, consacré à Colette, plus précisément « Sur
trois phrases de Gabrielle Colette », celle-ci : « Le seul être que je
vois complet est le fœtus à la veille de naître, qui nage encore »,
et Pascal Quignard de commenter l’instant natal : « Incroyable
danse expulsive (perte des eaux), intrusive (l’intrusion de l’air
dans le corps), chute sur la terre (dans la non-motricité, dans
la possibilité de la mort, dans la défécation, dans la faim), tel
est le fond de l’expérience des hommes. » Cette recherche de
l’origine de la danse le conduit à la danse prénatale, certes, mais,
en amont de celle-ci, au coït, « danse qui fabrique le nouveau
corps à partir de deux corps hétérosexués plus anciens […]
qui se chevauchent bruyamment pour se rendre on ne sait où.
Danse de la conception qui engendre le concept (le conceptus,
le fœtus) du corps avant même que le corps existe et qu’il évolue
dans le monde obscur. » Ou bien : « Je danse dans l’air comme
si c’était de l’eau. Je danse la danse dont le corps se souvient
(la danse perdue) […] Dansant, je m’approche de la naissance,
origine de la danse, projection de la force dans la solitude toute
neuve d’un corps sexué qui dérive du coït sexuel. C’est ainsi que,
m’approchant de la naissance, j’avance vers l’étreinte perdue,
qui se tient derrière la danse perdue. »
Voilà un premier aperçu de ce livre, l’Origine de la danse,
dont le titre fait écho à l’Origine du monde de Courbet. Il est
difficile de rendre compte de la richesse de l’ouvrage, dont les
thématiques s’emboîtent les unes dans les autres, se développent,
se complètent ou s’opposent d’un chapitre l’autre. Une grande
fugue, peut-être…
Je n’ai cessé ces dernières semaines de lire et de relire l’Origine
de la danse, y découvrant chaque fois des éléments nouveaux de
réflexion et de rêverie. Par exemple, la présence importante du
monde animal — la douce chatte sombre du jardin de Bergheim,
par exemple. Ou les cygnes à Sens, les rapaces nocturnes prenant
leurs bains quotidiens dans le lac d’Hotonnes. J’aime particulièrement ce que Pascal Quignard dit à propos des grenouilles
— thème constant dans son œuvre — à Chantal Lapeyre-Desmaison : « La grenouille est comme nous. Sa vie est à la merci
d’un leurre. Elle mue dans son corps puis elle mue dans sa voix.
Elle vient de l’eau. Elle connaît l’état de têtard comme nous
connaissons celui de fœtus. Elle grimpe sur la berge — comme
nous tombons sur le rivage de lumière — c’est ma sœur. Sa voix
est rauque et c’est par la voix que le désir appelle — vox rauca,
dit Ovide. Voix perdue qui hèle sans finir dans la douceur de la
nuit d’été. » Moi aussi j’aimais, enfant, pêcher la grenouille avec
un petit bout de chiffon rouge. Il était une fois, en Sologne…
J’ai donc ces derniers jours laissé mes livres chinois, ceux
des taoïstes ou des confucéens, les poètes comme Su Tung Po.
Comme la plupart des lettrés de la Chine impériale, il me plaît
que Pascal Quignard ait renoncé à « toute position sociale » et
qu’il dise n’appartenir « à aucun groupe, aucune secte, aucune
religion, aucun club. [Il n’a] aucun salaire à défendre à partir
de quoi on puisse [le] faire chanter. »
Il y a dans ces pages de l’Origine de la danse souvent une âme
qui frémit, tremble ; la mélancolie d’une blessure secrète dont
seul le silence doit rendre compte. La littérature ? L’âme ? Je fais
mienne cette phrase : « Je n’aime pas l’âme autant que la nudité,
l’origine, le sexuel, le corps sentant et mangeant et mouvant. »
Jean Ristat
L’Origine de la danse, éditions Galilée, 174 pages, 24 euros.
Albucius, Folio, 240 pages, 7,50 euros.
Pascal Quignard le solitaire. Rencontre avec Chantal LapeyreDesmaison, Les Flohic éditeurs, 248 pages, 22,87 euros.
La douce chatte sombre du jardin de Bergheim
J
e lève la tête. Je vois la porte du salon qui
s’ouvre. Aucun bruit. Personne n’entre. L’air
a dû pousser le bois de la porte. Je me résigne
à l’un de ces mystères qui peuplent les maisons
anciennes. Je baisse mon visage, comptant reprendre le fil de ma lecture, mais je distingue
sur le plancher la patte blanche et solennelle de
la chatte qui s’étend avec circonspection. Elle
avance un peu, elle s’arrête pour me regarder.
Elle a un petit oiseau qui saigne dans la gueule.
Le passereau vit encore. Les ailes battent
encore auprès de ses moustaches.
La chatte me regarde avec un peu de crainte.
Je fixe la chatte. Je fronce mes sourcils. Je
lui jette, parmi les regards les plus sévères que
les traits de mon visage sont capables d’exprimer, le regard le plus sombre possible. Je lui
jette même un regard noir. Elle hésite, mais à
peine. Elle baisse la tête avec détermination.
Son regard à elle se fait plus intérieur. On voit
que sa fierté est plus grande que son remords.
Elle avance de nouveau dans ma direction. Je
me lève. Alors elle se retourne lentement dans le
même temps que je mets pour glisser une marque
Les Lettres
dans mon livre, pour le poser sur la table, pour
me diriger vers elle, et sort devant moi sans se
presser. C’est comme un pas de danse en duo,
c’est admirablement exécuté, le mouvement est
largo, continûment dynamique, sans aucune
brusquerie. Quand j’arrive à la porte du salon,
elle est déjà dans le couloir et contourne le coffre.
Sans hâter la cadence, elle prend la direction de
ma chambre. Je presse le pas, la devance, ferme
la porte de la chambre à coucher avant qu’elle
ait pu l’atteindre. Mais la chatte s’est déjà détournée et solennellement se dirige désormais
vers la cuisine. Il me semble que l’oiseau est
mort sous sa moustache. Je retourne au salon où
je m’enferme. La vie est ancienne et épuisante.
Comme ils survolaient les mers épandues sur
la terre, les caméras des satellites révélèrent de
longs courants océaniques reliant l’équateur et
les pôles. Des petits tourbillons de cent kilomètres
de diamètre les poursuivent et les entraînent
depuis extrêmement longtemps, sinon jadis.
Ces tourbillons plongent jusqu’à un kilomètre
de profondeur, formant des cylindres verticaux.
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
2013 (s
La friction de ces rouleaux océaniques entre eux
étire de longues toiles d’araignée filamenteuses,
larges de dix kilomètres et longues de plus de cent
kilomètres, qui sont animées de mouvements
dont la vitesse peut atteindre cent mètres par
jour sur une profondeur de trois cents mètres.
Les mouvements horizontaux et ondulants dispersent la chaleur. Les mouvements verticaux et
tournoyants font remonter en surface les sels et
les algues, premiers maillons de la chaîne vivante.
Circulus, rotation, ourdissage et ellipse, cette
tapisserie est originelle. La vie, poursuivant la
matière, commença par la rotation – cercle autour du noyau. Trois traits définissent le vivant ;
la croissance (le déplacement à l’intérieur du
volume se fait par décomposition, suivie d’intégration) ; la motion (le déplacement dans le
monde externe définit le motus, le déplacement
dans le monde interne définit l’émotion) ; enfin,
la reproduction (le déplacement dans le temps
effectué par la mort).
Toute vie est ab alio. Maintenant procédant
d’autrefois. Volume et taille dérivant du déu p p l é m e n t
à
l
’Humanité
voré. Fils ou fille provenant d’une mère, il n’y
a rien d’autre dans le monde humain.
Elle accoucha de cinq petits sacs translucides et bleus.
Au milieu de la nuit qui suivit, je descendis boire un peu de lait froid. Cela m’arrive
parfois, quand le cours du sommeil s’est interrompu, pour effacer un rêve qui importune
l’âme. L’alourdissement, la difficulté de la
digestion d’un verre rempli de lait glacé lestent et replongent le corps dans une brusque
somnolence et, si possible, l’absence d’image.
Mais j’entendis près de l’âtre des petits cris, des
jappements étouffés, un long ronronnement
étrange. Je m’approchai. La nuit s’en allait. Je
perçus vaguement des formes dans l’ombre.
La chatte dévorait ses petits un à un. Ils ne
hurlaient pas, ils geignaient et elle les dévorait
vivants. Les cris disparurent. La paillasse était
noire de sang. La chatte épuisée s’endormit. Je
remontai me coucher. Je songeais à ma mère,
aux désirs de ma mère.
Pascal Quignard
d u
7
m a r s
) . V
Lettres
Claude Simon, peintre d’histoire,
de paysages et de natures mortes
C
laude Simon (1913-2005) a plus connu une célébrité
internationale grâce au prix Nobel reçu en 1985, que
pour son appartenance à la mouvance du Nouveau
roman. Il s’est longtemps cherché à ses débuts : il a publié le
Tricheur en 1945, puis la Corde raide, Gulliver et le Sacre du
printemps entre 1947 et 1954 – titres qui ne figurent d’ailleurs
pas dans l’édition du premier tome de ses romans auquel il
avait travaillé, sage résolution car ces ouvrages n’étaient pas
aboutis. Il se révèle au public français avec Le vent en 1957.
Il est impossible de restituer en ces quelques lignes toute
la richesse de cette entreprise romanesque aussi complexe et
touffue. Je me contenterai donc de mettre en relief un aspect
curieux de sa recherche, qui est ce lien étroit, presque physiologique, avec la peinture. Il n’est certes pas le premier à le faire :
avant lui, pour ne citer que les plus célèbres, nous trouvons
Henry James, Marcel Proust, Max Aub et Gertrude Stein.
Pour le Vent, l’auteur ajoute un sous-titre révélateur :
Tentative de restitution d’un retable baroque. Dans cette
fiction, un narrateur tente de reconstituer un grand puzzle qui
est l’histoire d’un photographe incapable de relater sa propre
existence et de parler de ce qui l’entoure. Un foisonnement de
séquences souvent entremêlées et parfois lacunaires contribuent à cet édifice fragile et toujours en déséquilibre : « …
sur cette histoire, tient-il à souligner, ou du moins ce qu’il en
savait, lui, ou du moins ce qu’il en imaginait, n’ayant eu des
événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme
chacun, comme leurs propres héros, que cette connaissance
fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves
images… ». Dans ce contexte, où l’on ignore si son personnage
ou son narrateur, ou les deux à la fois, ne sont pas l’écrivain,
la peinture lui prête main-forte. La structure du retable est un
moment de l’histoire sainte ou de la vie d’un saint ou du Christ
relatée par bribes. Il retire à cette construction sa succession
logique de continuité et s’invente une série de tableautins qui
apparaissent dans une discontinuité recherchée.
Il existe chez lui des lignes de forces qui structurent sa
pensée, son désir d’écriture et la forme même de ses écrits.
La plus évidente est l’histoire, l’histoire ancienne parfois,
comme dans Géorgiques (1981) ou la Bataille de Pharsale
(1969), l’histoire vécue aux premières loges. Ses souvenirs ont
donné son chef-d’œuvre, la Route des Flandres en 1960 qui
évoque cette fatidique année 1940. Mais jamais la guerre n’est
isolée d’autres constantes de son imaginaire. L’art pictural
lui sert alors à introduire des éléments qui semblent d’abord
incongrus, mais qui révèlent peu à peu la profondeur visuelle
de son imaginaire.
Il n’est que d’ouvrir la Leçon de choses (1975). Presque tout se
déroule dans un huis clos, mi-réel, mi-inventé, dans une maison
où des soldats se sont retranchés. Dans ce livre où il a recours à
plusieurs modes de récit (de celui qu’on lui connaît à un pastiche
brillant de Céline), Claude Simon ne cesse de faire apparaître
des « représentations », autant à l’extérieur qu’à l’intérieur,
qui sont autant de tableaux. À l’intérieur, nous trouvons des
surfaces qui se métamorphosent en compositions la plupart
du temps à l’aspect moderniste : « La pièce tout entière, les
murs, les meubles, ses occupants […] sont recouverts d’une
impalpable couche de poussière grise, comme une peinture… »
Plus loin, je trouve une nature morte : on voit s’entasser « des
masses pâles et boursouflées ombrées de rose. Le couvercle
[de la boîte] n’adhère plus maintenant que par un coin à l’un
des côtés de la boîte. […] Sur le pourtour de la boîte le nom
du fabriquant ou de la conserverie est écrit en lettres d’un
rouge métallique cernées d’or sur fond vert ». Ces paysages
et ces compositions dignes d’un Braque ou d’un Picasso,
d’un Vlaminck ou d’un Derain sont innombrables. Parfois
des toiles en reproduction apparaissent, comme un Boudin et
plus encore un Monet, qui semble être ici le paradigme le plus
important. Mais, cela va de soi, l’auteur met sa patte, et il se
sert de ces belles harmonies chromatiques pour y introduire
le temps (le mouvement) et les traces de la tragédie qui se joue
sans qu’on la comprenne.
Claude Simon trouve aussi dans la poésie (celle de Rimbaud
par exemple quand il écrit cette phrase : « Les grenouilles ont
une voix noire »), l’inspiration de ces vedute ou de ces réunions
arbitraires d’objets qui métamorphosent les êtres et le monde
visible. Il crée ainsi une intensité aux scènes qu’il entend
décrire, des combinaisons chromatiques et des échafaudages
plastiques. C’est cette étroite interdépendance de l’écriture et
de la peinture qui rendent ses livres aussi puissants et subtiles,
aussi riches que surprenants à chaque page.
Gérard-Georges Lemaire
DR
Œuvres, tome II, Claude Simon,
édition d’Alastair B. Duncan, avec B. Bonhomme
et D. Zemmour, « Bibliothèque de la Pléiade »,
Gallimard, 1712 pages, 66,50 euros.
Marianne Alphant traverse le XVIIIe siècle
Ces choses-là,
de Marianne Alphant. POL,
300 pages, 17 euros.
«E
lle s’éloignait, la main levée en petit
signe d’adieu, rassurant, indifférent.
Sa tunique flottait avec grâce, elle s’est
penchée pour ramasser un instant quelque chose
avant de le rejeter dans le fossé. »
C’est ainsi que s’achève Ces choses-là, sur
une vision de Madame l’Histoire, s’éloignant
d’un pas léger, quittant, sans un mot, Marianne
Alphant, avec qui, pendant trois cents pages,
elle a entretenu un dialogue dans lequel toutes
deux essayaient de dire la réalité d’un siècle, le
XVIIIe, un siècle fondateur de l’Europe contemporaine, un siècle qui a commencé dans les orgies
de la Régence, a traversé les boudoirs des belles
maîtresses de Louis XV, et s’est achevé dans le
sanglant bouleversement que l’on sait.
Cinq ans après la réussite absolue de
Petite nuit, autobiographie secrète exhumée des
rayons de sa bibliothèque imaginaire, l’auteur
du monumental Une vie dans le paysage, biographie définitive de Claude Monet, nous revient
avec une nouvelle balade capricante à travers
des livres, des images, qui ont marqué sa vie.
Aujourd’hui, elle s’interroge sur la possibilité
de dire, à travers les mots, la vérité d’un siècle
excessif, contradictoire.
Ces choses-là est la traversée d’un siècle et
d’une civilisation, celle de l’Europe du XVIIIe,
VI . L
e s
des bergeries de Trianon aux cimetières de la
Terreur, de la France de Diderot à l’Italie de
Casanova, en passant par l’Angleterre des philosophes, l’Allemagne de Kant. L’écrivain effectue
cette traversée à coups de listes, de noms, de
couleurs, de détails en apparence insignifiants,
comme un long poème en prose, qui déplaît à
Madame l’Histoire, persuadée, elle, d’obéir à
une doctrine, et que la vérité ne gît pas dans
les détails.
Pour Marianne Alphant, il n’y a pas UNE vérité, mais une multitude de petits faits (la matière
d’une étoffe, un mot oublié, des objets conservés
à Carnavalet), par la juxtaposition desquels se
dessine peu à peu l’image d’un siècle et d’un
monde en plein changement.
On n’ignore pas que Marianne Alphant est
philosophe de formation, mais aussi historienne
de l’art, et nourrie de littérature. Et toutes ces
facettes de sa personnalité intellectuelle donnent
naissance à ce livre à nul autre pareil, dans lequel
le Michelet de l’Histoire de la Révolution française croise le G. Lenôtre de Vieilles maisons,
vieux papiers, ou les Goncourt des Maîtresses de
Louis XV, pour tenter d’effleurer l’impalpable
réalité d’un siècle.
Ces choses-là évoque parfois, en beaucoup
mieux, car moins systématique, Je me souviens
de George Pérec, à ceci près que les souvenirs
de Marianne Alphant, ses listes, sont tirés de
ses lectures, des tableaux qu’elle a vus, des
objets qu’elle a touchés, et qui font partie de
Lettres
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
la mémoire collective. Son texte est très beau,
aussi fragile que des ailes de papillon, qu’on
ne peut serrer entre ses doigts sous peine de les
écraser, d’en effacer les couleurs : elle restitue
la vérité multiple d’une époque à travers des
bribes infimes, mille choses fanées.
Marianne Alphant, il y a une vingtaine
d’années, a donné une inoubliable préface à
l’Anti-Justine, de Restif de la Bretonne, préface intitulée « Souliers rouges, talons verts »,
sous une couverture rose et verte, d’un rose et
d’un vert à la fois acides et passés, les couleurs
du XVIIIe avant le rouge sanglant de 93. Ces
choses-là est comme une reprise, un développement, de Souliers rouges, talons verts, non plus
l’étude d’un polygraphe longtemps méconnu
dont on s’aperçoit maintenant qu’il est l’un
des plus grands écrivains de son siècle, mais
celle de toute une civilisation.
Il est difficile de parler de façon « conceptuelle » d’un livre qui est tout sauf conceptuel,
qui n’obéit qu’aux lois de la promenade, de
l’humeur. Citons plutôt Marianne Alphant.
« Le toton, ensuite, le château de cartes, la raquette et les plumes de volant chez Chardin.
La paire de ciseaux accrochés à la ceinture
de la petite fille. Les jouets du dauphin et ses
exercices d’écriture dans une vitrine du musée
Carnavalet. La légende du cheval en carton
dans le centre duquel on l’aurait caché pour
le faire évader. Ses ossements, introuvables,
son cœur, etc.
2013 (
s u p p l é m e n t
à
l
Sa sœur, onze ans à la Révolution, Madame
Royale que sa mère appelait Mousseline la
Sérieuse.
Binbin.
Bonbon ?
Non, Bonbon est le surnom du frère de
Robespierre quand il était petit. Binbin est l’enfant de Madame Bertrand, veuve d’un capitaine
de vaisseau, dans une comédie de Diderot, Est-il
bon ? Est-il méchant ? Peut-être un diminutif de
Chérubin, pensez à Beaumarchais »
D’une rêverie sur une toile de Chardin, Marianne Alphant passe au dauphin, à sa sœur,
évoque Robespierre, Diderot, Beaumarchais.
Les figures majeures d’une époque, à partir de
détails, de jouets, de souvenirs de lecture. Tout
son livre fonctionne ainsi ;
Ces choses-là rappelle, par sa forme libre, éclatée, Petite nuit, mais le substrat autobiographique
y est bien moindre (même si l’on croise la jeune
Marianne lisant dans la chambre de son enfance),
à moins qu’il ne faille parler d’une autobiographie,
affective, intellectuelle, la façon dont un écrivain
s’est formé. On retrouve la fascination de l’auteur
pour Rousseau, pour Marie-Antoinette : deux
légendes antithétiques, et pourtant si proches, dont
le rapprochement résume les contradictions de ce
siècle troublé, un siècle qu’on ne peut embrasser,
que ce soit pour le condamner ou pour le défendre,
mais qui doit être décortiqué à la loupe, avec les
pincettes délicates d’un grand écrivain.
’Humanité
Christophe Mercier
d u
7
m a r s
)
Lettres
Matzneff dans le siècle
Séraphin, c’est la fin !,
de Gabriel Matzneff, Éditions de La Table ronde.
262 pages, 18 euros.
S
éraphin, c’est la fin !, de Gabriel Matzneff, vient clore
un ensemble de recueil d’articles qui comprend le Sabre
de Didi (1986), le Dîner des mousquetaires (1995), C’est
la gloire, Pierre-François ! (2002), Yogourt et Yoga (2008) et
Vous avez dit métèque ? (2008). Ce dernier volume regroupe
des interventions dans des journaux, des conférences, des
lettres, une préface ou des chroniques publiées sur le site www.
matzneff.com qui vont de 1964 à l’an passé. On retrouve ici
les thèmes chers à l’auteur et qu’il a développés tout au long
de son œuvre : l’amour, bien sûr, un goût certain de la liberté,
la religion orthodoxe, la lutte contre le décervelage, des hommages aux auteurs qui l’ont accompagné depuis l’adolescence,
tels que Rozanov, Flaubert, Casanova, Schopenhauer, ou des
proches tels que Georges Lapassade, Guy Hocquenghem, René
Schérer ou Pierre Bourgeade… Avec Séraphin, c’est la fin !,
on est plongé tout entier dans l’univers matznevien : l’écriture
journalistique n’est pas à prendre comme un à-côté de l’œuvre
mais bien comme un élément important de celle-ci. Matzneff
attache tout autant d’importance à la rédaction d’un article
qu’à celle d’une page de roman. Il s’en explique d’ailleurs
dans une chronique au titre énigmatique, « Heidegger et le
chocolat Menier » : « Qu’est-ce qu’un écrivain ? C’est une
sensibilité modelée par une écriture, un univers soutenu par
un style. (…) Cette définition signifie qu’il n’y a pas de genre
mineur, et qu’un artiste est pleinement lui-même dans chacune
de ses œuvres, qu’il s’agisse d’une lithographie ou d’une toile
de six mètres sur six, d’une chronique de deux feuillets ou d’un
roman de trois cents pages. (…) Un écrivain est comptable de
tout ce qu’il signe, et son œuvre est une : il n’existe pas une
partie de nos écrits que nous aurions le droit de bâcler, et une
autre à laquelle nous apporterions notre soin, car c’est sur la
totalité de notre travail que nous serons jugés. Barrès disait
à ce propos : “La réputation du chocolat Menier tient à sa
qualité toujours égale.” »
Mais que vient faire Heidegger dans cette histoire ? Matzneff revient sur les interventions du philosophe en faveur du
régime nazi dont il affirme qu’elles ne constituent pas une
parenthèse mais qu’elles doivent être prises en compte dans
l’appréciation de l’œuvre : « Une seule goutte de poison suffit
à empoisonner un tonneau entier d’excellent vin. L’écriture
n’est jamais innocente, et le moindre mot, dès lors qu’il est
imprimé, peut tuer. » Matzneff est un écrivain qui, de ses
premières chroniques dans Combat à nos jours, n’a cessé de
s’engager, de défendre des causes. Les interventions sur le
monde arabe, et particulièrement sur la Palestine ou l’odieuse
guerre de Libye, comptent parmi les passages les plus forts de
l’ouvrage. On aimerait lire dans la soi-disant grande presse
ces prises de position en faveur d’un monde arabe laïque,
Trois autoportraits de la maturité
Les Lettres
f r a n ç a i s e s
Franck Delorieux
Jude le Clair-Obscur
Disparates,
de Jude Stéfan, éditions Gallimard, 136 pages, 17,50 euros.
T
R
DR
rois écrivains reviennent, chacun à sa façon, sur leur
autoportrait. Le premier, marocain, est économe de livres.
Voilà dix ans qu’il ne publiait pas et il se définit, de ce
fait, comme « analphabète pendant dix ans ». Il a peu écrit
auparavant, mais son style, son ton, la bizarrerie de son nom
de plume, réduit à un prénom et à une initiale, ses confidences
homosexuelles, très directes, très assumées, en ont fait, dès son
premier livre, l’Enfant ébloui, un cas.
Et maintenant ? Il parle de son père, de sa famille, de ses amis,
de ses amants, au jour le jour, mais comme si, finalement, ils appartenaient à un vague passé, à une réalité un peu lointaine et floue,
même si ses interlocuteurs sont là, face à lui, et donc dans la page
que nous lisons. Il rapporte leurs propos, leurs gestes, il analyse
même, toujours de son ton égal, presque parlé, qui semble non
pas monologuer, mais dialoguer avec lui-même. En cela, le livre de
Rachid O. est un vrai autoportrait : comme un peintre, mais avec
l’instrument de la littérature, il se regarde dans un miroir, se décrit.
Dans un taxi, dans un restaurant, dans une chambre d’hôtel. Il
est donc, quoi qu’il en dise, bien loin d’être un analphabète, car il
manifeste, dans ce livre, comme dans les précédents, la confiance immense, démesurée qu’il place dans la chose écrite, dans la chose lue.
Son Maroc est à mi-chemin du Maroc des Marocains et du
Maroc des étrangers, parce que, justement, Rachid O. est souvent
auprès de Français dont il tente de comprendre le regard. C’est
même un des sujets de prédilection de son œuvre et ce qui le
rend si singulier dans le paysage littéraire. Il veut témoigner de
l’incommunication des univers culturels, psychiques, individuels,
emprisonnés, chacun dans son système de repères. Le désir est
une des formes de cette incommunication, de ce malentendu.
L’amitié, heureusement, non.
Aux deux tiers du livre, une conversation avec un ami lui fait
penser qu’il « tient là son livre », comme s’il n’avait pas déjà été
largement entamé. C’est aussi ce qui donne à la lecture sa vie : le
lecteur accepte le pacte étrange que lui a proposé l’écrivain de
feindre de n’avoir pas compris où il le conduisait, selon quelle
logique il menait sa narration. C’est pourtant une simple logique
des impressions et de l’angoisse. Celle d’écrire au plus près d’une
vérité dont l’auteur seul au fond édicte la loi.
Patrick Autréaux est entré en littérature plus récemment.
Il y a quatre ans. C’est un médecin qu’un cancer très grave
a fait passer de l’autre côté de la barrière. Il a découvert non
seulement le sursis, mais la chosification qu’implique le statut
de patient. Dans la vallée des larmes était un premier récit qui
aurait pu être le dernier. Il était bouleversant par sa crudité et
son humanité. On suivait le récit avec beaucoup de douceur
et de frayeur, d’admiration aussi pour la justesse de ton et la
violence assumée. Comme devant un film de Bergman. Sont
venus ensuite deux textes d’approfondissement poétique.
Et voici un quatrième, Se survivre, dont le titre dit assez
clairement la tonalité. Que reste-t-il de moi ? semble se demander
le médecin maintenant devenu pleinement écrivain. L’hôpital,
débarrassé de l’impérialisme américain et de son bras armé
qu’est Israël. Impérialisme qui, au demeurant, s’étend sur
toute la planète via la moraline qui s’impose avec de plus
en plus de violence coercitive. Dans sa conférence sur la
censure, Matzneff écrit des lignes qui reviennent comme un
leitmotiv dans tout l’ouvrage : « On assiste chez nous, et dans
le monde entier, au triomphe de l’hystérie puritaine ? Celle-ci,
je vous l’ai dit, nous vient tout droit des ligues pharisaïques,
des cercles néoconservateurs d’outre-Atlantique, mais en
France, la droite n’est pas la seule à entonner ce refrain ; la
gauche fait chorus et c’est la société dans son ensemble qui
le chante à gorge déployée. Dans la surenchère moralisatrice
les tartuffes culs-bénits et les tartuffes bouffeurs de curés
rivalisent d’un zèle flicard. On a brocardé le ministère des
Vices et des Vertus, nous avons nos inquisitrices de gauche et
nos psychiatres de droite, nos sycophantes des associations
et des médias, nous avons nos listes noires, nos appels au
lynchage, nos kagébistes de la pensée et des mœurs. »
Matzneff est également un passeur qui transmet à ses
lecteurs le goût des auteurs qu’il admire. Mais il ne donne
pas seulement l’envie de lire. Il émet le souhait que son œuvre
procure à ses lecteurs le même élan vital, la même pulsion de
vie que lui donnent les œuvres de ses « maîtres et complices » :
qu’il soit rassuré, tel est ce que je cherche et ce que je trouve
dans son œuvre – et je sais ne pas être le seul.
la rue, la chambre se succèdent implacablement. On est hors
du rythme ordinaire de la vie. Les poèmes prennent un poids
nouveau. Un voyage au Vietnam fait naître une amitié avec
un grand poète. Immense leçon de sagesse et de détachement,
comme le parcours d’un bodhisattva, dit-il. « Un homme qui se
détache mais revient plein de tendresse pour les autres, et qui,
de son immense attention, fait son juste milieu – sa maison. »
Dans un récit au titre emprunté à la fois à Baudelaire et à René
Crevel, Stéphane Lambert, jeune écrivain belge, auteur d’une
quinzaine d’ouvrages, revient sur l’histoire de sa sexualité. Il avait
raconté dans un premier texte, Charlot aime Monsieur, son initiation, dans sa prime adolescence par un adulte, peu scrupuleux.
Cet épisode retrouve sa place dans sa chronologie, puisque c’est
l’histoire de son corps qu’il trace ici. Un corps malmené, parfois
malade, parfois désirant, parfois totalement heureux, séduisant et
épanoui. Au terme des étapes, l’auteur contemple ce corps étendu
et apaisé, transformé. Suis-je un autre ? se demande-t-il. « Je regarde
à nouveau l’entièreté du visage. Je prononce mon prénom. Aucun
écho. Je reste stupéfait devant la dépouille inerte de mes traits. Je
suis ce faux-semblant. Ce double qui prend ma place. »
La dernière page réflexive, très fine, très profonde, que Stéphane
Lambert consacre à son entreprise autobiographique, « détour
nécessaire pour rejoindre l’existence dont on vit écarté », pourrait
s’appliquer à Rachid O. et Patrick Autréaux, à peine plus âgés
que lui (ils sont nés respectivement en 1970, 1968 et 1974). « Écris
comme une riposte au gâchis irréparable. »
René de Ceccatty
Analphabètes, de Rachid O., Gallimard, 124 pages, 14,90 euros.
Se survivre, de Patrick Autréaux, Verdier, 80 pages, 10 euros.
Mon corps mis à nu, de Stéphane Lambert,
Les Impressions nouvelles,128 pages, 12,50 euros.
. M
a r s
2013 (s
u p p l é m e n t
à
l
appelons que Jude Stéfan, né en 1930, est un poète qui
se moque du monde, et plus encore de lui-même. Justice
et justesse. Sur sa vie, il n’y a pas grand-chose à dire :
longtemps professeur de français dans un lycée de province,
auteur d’une vingtaine de recueils, pour la plupart publiés chez
Gallimard… C’est tourner court la biographie. Cela suffit, ma
foi, pour croquer un poète ; en dire plus serait le desservir.
Disparates est rassemblé sur ma table. Allons-y. Le recueil,
composé en dix parties, s’ouvre sur une première dédicace : « Aux
muses et Parques. » Ce sont les filles faciles de la poésie de Stéfan.
Ses vers semblent coupés par les ciseaux de la Sœur terrible, Atropos. On trébuche de rejets en contre-rejets baroques : fantasme
d’une fragmentation infinie du monde, de la parole poétique et du
sens. On y trouve même, sans pour autant y voir quelque ristatrie,
au moins un vers éventré par le milieu d’un mot : « Que j’aime
me dénuder épi-/ante-épiée. » L’herméneute trouvera toujours
du sens. J’y vois au contraire le parfait arbitraire de la Parque.
Obsession de la mort à chaque page de la vie, forcément insignifiante. L’homme est « condamné à sa fin / par péché de naître »,
quelle que soit sa grandeur ; nulle pensée, nulle joie ne viendra l’en
consoler. Stéfan ne mâche jamais ses mots contre cette vie d’ennui
et d’attente du temps de disparaître. Je l’en remercie. (Qui osera
crier, sottement, contre Rimbaud : vive la vie ! ?)
Mais que faire de nos jours déplorables ? Faut-il « se décréer / par
le feu dans le flot » ? Se suicider pour mettre fin au défilé regrettable
des hommes et des rues ? Même cela fait bâiller le poète. « ‘C’est
rien c’est trop’/ la mort de soi / la mort d’autrui. » Stéfan préfère
profiter des maigres plaisirs volés au nez et, si j’ose dire, à la barbe
de la Parque. Goûter la succulente pourriture des corps. J’aime cette
douce crudité : « Sa / bouche me parcourt / à m’engloutir. » Stéfan
nous promène dans ses bordels, au milieu des communs culs, des
communs seins, à la recherche de celle en qui il s’oubliera et qui
sera « mieux aimée même que la mer ». Dans ces moments d’amour
charnel, il semble abandonner le qui-vive. Une fenêtre ouverte ?
C’est compter sans « la Mort là, toujours à la porte ». Et « la
poésie chasse l’amour / qui prétendait la nourrir ». Il y a tout
de même la poésie. Le poème permet aussi de « se décréer ». La
poésie de Stéfan est une poésie « décréatrice » : il se dévêt de sa vie,
transfigure, désosse le langage, nie la syntaxe et abolit le temps. Le
poète est en concubinage avec les Anciens, qui ont eu la chance
d’échapper « au Crucifié / et à ses vingt siècles d’Église ». Jude le
« Sad(d)ucéen » bâtit un labyrinthe livresque et linguistique où le
lecteur imprudent peut se perdre. Ses poèmes sont des bric-à-brac
exquis d’objets modernes (cinéma, téléphone, niche, square…)
et de tournures archaïsantes (suppression des déterminants,
déplacement du relatif ou des adverbes, disparition du sujet de
la phrase…), pour aboutir à une langue altérée, protéiforme et
stéfanienne, qui résiste aux lectures successives.
Victor Blanc
’Humanité
d u
7
m a r s
) . VII
lettres
chronique poésie de Françoise Hàn
La poésie, c’est la vie
N
ous autres humains, nous seuls, savons que nous sommes
mortels. Les uns en sont obsédés. Pour les autres, la
mort donne sens à la vie.
Cédric Demangeot est des premiers. Dès le début d’Une inquiétude, il dit de la vie : « Comme dans un cul de femme ça sent
heureusement la fumure et la mort. » De la mise au monde, il retient
« les contusions qu’on se fait en naissant ». Il avoue avoir peur de
la femme, de sa fécondité. En fait, il aime la vie, la vraie, celle qui
lui paraît impossible dans la société actuelle. Contre celle-ci, la
poésie est « un code de guerre – qu’on se passe entre résistants –
pour perpétuer la vie – contre les salauds de l’espèce ». Dans sa
rage, il ne manque pas d’un humour qui renverse ou disloque les
expressions toutes faites et, partant, les idées reçues, moque les
vocables à la mode, pratiquant des coupures ironiques : « La tête est
pleine / de puces d’o- / dieux cafards / de placard. » Son inventivité
dans ce domaine est celle du vieux langage populaire (ceci est un
compliment) doublé d’érudition. Il fait de fréquents appels à des
anciens en qui il se reconnaît : Baudelaire, qu’il aime comme un
frère, Jean Tortel, Robert Walser, le peintre Turner, d’autres encore,
tandis qu’il rejette Francis Ponge. Il s’insurge à juste titre contre
« un monde qui se fait fort de transformer en vendable TOUT ce
qui lui passe entre les mains » et donc se réjouit que la poésie ne se
vende pas. On pourra lui reprocher d’exprimer par endroits une
piètre idée du lecteur, qui interpréterait les mots du poète selon une
grille préfabriquée. À l’exception de ses camarades de la défunte
revue Moriturus, les contemporains sont des morts-vivants, d’où le
pessimisme foncier qui le pousse à souhaiter « un livre de lettres de
rupture / de démission / de suicide ». En dépit de quoi, la première
partie, qui donne au livre son titre Une inquiétude et se présente en
tant que marges, produit une impression positive : rien n’est perdu
pour qui peut écrire ainsi.
La deuxième partie, Morceaux, hétérogène comme son
nom l’indique, n’a pas la même verve, la même robustesse,
pour tout dire, la même santé. La troisième partie est une série
de dessins, de la main de Cédric Demangeot, qui expriment
parfaitement son inquiétude.
déboussoleurs » qui ouvrent « une brèche dans l’écoulement du
temps », ceux qui, « hauts veilleurs » tel Héraclite, découvrent
« le feu comme principe premier ».
Il y a urgence à contrer un monde qui fait commerce de
tout, qui est devenu de façon absolue le royaume ubuesque
prophétisé par Jarry, à sortir de son ennui ponctué de fêtes
stipulées. Précisément parce que nous sommes mortels, il nous
faut « un rythme pour habiter entièrement la vie », un chant
qui « s’accorde au feu central ». Aux poètes de donner ce
rythme, ce chant. Solitaires, ils n’en sont pas moins solidaires
de tous les vivants.
C’est une passion. Elle donne force aux poèmes réunis, en
seconde partie, sous le titre le Duende d’Orphée. Une citation :
« Il est des hommes qui chantent / La bouche pleine de silex /
Et des hommes qui meurent / Sans baisser les yeux. // Ce sont
danseurs d’alarme vive ».
Deux pages en fin de volume éclairent, si nécessaire, les
citations, évocations, allusions rencontrées dans le texte.
À la première page de l’Invention de la soif, de Maxime
H. Pascal, il y a aussi « un point – d’inquiétude qui balafre la
langue ». Il n’est pas question de mettre en regard ce petit livre
et la somme de Cédric Demangeot. L’un et l’autre ont recours
à l’écriture dans un monde insupportable où vivre en marge
serait de moins en moins possible, parce que la marge rétrécit,
mais ils ne sont pas les seuls. Dans l’Invention de la soif, la
préoccupation première n’est pas la mort, c’est le manque.
Le H n’a pas toujours été inséré dans la signature de Maxime
H. Pascal, une femme au prénom masculin. Dans son rapport
au monde, cette lettre a son importance : « entre le h et un des
toi / un monde a disparu ». Référence est faite à Hermès, mais :
« hermès n’est pas le nom – d’un dieu c’est celui d’une – soif ».
L’écriture a plusieurs modes : poèmes en prose, en prose
coupée de tirets, en vers, communiqués de presse (ou imités
quant au style) à propos d’informaticiens connus, encadrés en
caractères gras sur des sujets sociaux. C’est que plusieurs voix
sont nécessaires pour dire la surabondance superficielle de notre
époque, l’existence urbaine, ses caméras de surveillance, ses
codes d’accès, aussi bien que la mémoire d’un monde agreste
peut-être pas totalement disparu, comme en témoigne une herbe
« faisant germer le béton au ras des murs ». Dans cette notation
minuscule, n’y a-t-il pas toute une résistance ?
À preuve, l’avant-dernière page : « le pôle d’inaccessibilité
n’est pas seulement une construction géographique il se cale
sous tes pieds il accentue la marche dans la marge » et ces toutes
dernières lignes de l’ouvrage, où s’affirme la puissance d’une
alliance rêve-réalité : « Le faucon soulève ses deux – paupières la
troisième est – fermée à travers laquelle – il regarde il – s’envole ».
« Là-bas, dehors, il fait un tel bruit que l’on n’entend plus
rêver les âmes des morts. » Alors deux voix, celle de Zéno Bianu
et celle d’André Velter, ont décidé de n’en faire qu’une dans
Prendre feu. Ce livre comporte un manifeste suivi de poèmes
qui ne sont pas signés de l’un ou l’autre nom, mais lancés en
partage. Il débute en invoquant le grand À cinq heures du
soir de Lorca. Il fait appel à ceux, peintres, poètes, « grands
Une revue en ligne
Secousse consacre un numéro à Bernard Vargaftig, pour
le premier anniversaire de son décès. Le dossier est dirigé par
Bruno Grégoire avec l’aide de Bruna Vargaftig et présenté
par François Boddaert, avec de nombreuses contributions
de haute qualité et trois textes de Vargaftig.
La revue comporte aussi une sonothèque. On y entend des
poèmes lus par les auteurs ou par la comédienne Anne Segal.
Une inquiétude (1999-2012), de Cédric Demangeot. Flammarion,
2013, 360 pages, 20 euros.
L’Invention de la soif, de Maxime H. Pascal. Le Temps des cerises,
collection « Action poétique », 2013, 70 pages, 10 euros.
Prendre feu, de Zéno Bianu et André Velter. Gallimard, collection
« Blanche », 2013, 122 pages, 14,50 euros.
Secousse no 9, 27 janvier 2013. http://www.revue-secousse.fr
Roma / Roman : une œuvre cardinale et délicate
D
epuis son premier livre Battue, édité
chez Flammarion en 1979, Philippe
de la Genardière poursuit sa route
singulière dans l’univers contemporain des
lettres. Une œuvre riche aujourd’hui de près
d’une quinzaine d’ouvrages (romans, essais sur
l’art et la musique, poèmes) qui a été couronnée, à l’occasion de la parution de l’Année de
l’éclipse chez Sabine Wespieser en 2008, par
le grand prix Poncetton de la Société des gens
de lettres. Morbidezza (1994), Gazo (1996),
Legs, le Tombeau de Samson (1998) et Simples
mortels (2003), sont les titres de quelquesuns de ses romans publiés chez Actes Sud.
C’est également chez cet éditeur qu’est sorti
en librairie, le 6 février dernier, Roma/Roman.
« Il y a bientôt trente ans, lorsque j’habitais
Rome, confie l’écrivain, j’avais tenté, dans
le Roman de la communauté, de convoquer
le génie du lieu pour raconter, sur un mode
épique, et collectif, les vicissitudes de l’aventure humaine. (…) Cette fois, et dans le souvenir de cette épopée, j’ai choisi de jeter trois
personnages fictifs, mais incarnés, dans cette
même ville, et ces mêmes jardins, et d’observer
leurs réactions face à l’écrasante beauté de
Rome, à leur passé dans ces lieux et à l’irrésistible appel de la chair ».
Philippe de la Genardière dévoile en effet
sur un peu plus de trois cents pages et au fil
de six chapitres subtilement écrits au vocatif,
les retrouvailles dans la capitale italienne des
principaux protagonistes d’un film mythique,
Ciné-Roman, vingt ans après sa sortie. Il nous
VIII . Le
s
fait découvrir tour à tour Adrien, le metteur en
scène, Ariane, la somptueuse héroïne du film,
et Jim, son amant à l’écran.
Nous sommes en 2010. Adrien est un réalisateur génial et vieillissant. Incapable d’appréhender la beauté au-delà de la fiction, il cherche à se
replonger avec ses comédiens dans le scénario
amoureux qu’il a créé pour l’écran. Actrice
d’un seul film, Ariane a tiré sa révérence au
septième art, elle est aujourd’hui psychanalyste
et exerce à Paris. Jim a lui aussi délaissé les
plateaux de cinéma mais pour leur préférer la
table d’écriture. Du balcon romain du campo
dei Fiori, il « rêve » de l’œuvre à naître, « future
et déjà écrite » : Roma / Roman, dont l’incipit a
été pensé dans la langue de Dante, mais dont la
rédaction se fera finalement en français.
« C’est chaque fois la même chose quand
vous venez à Rome, les temps s’embrouillent »,
écrit de la Genardière. Aussi des bribes de dialogues s’immiscent-elles comme des saltimbanques dans le jeu des fictions. Ariane voit
son double, « cette ancienne Carmela se laisser
déshabiller par un inconnu, la nuit et à la lumière
de la lune, dans les jardins de la villa M., plus
précisément dans le carré des Niobides ». Et
Jim « se retrouve vingt ans en arrière, dans une
chambre moite, face à la chair dorée et enfiévrée
d’une certaine Ariane, réclamant un pal entre ses
cuisses (…) avant de se découvrir l’instrument
d’un plaisir qui était à lui seul sa propre fin ».
Remonter le fil de l’histoire, c’est prendre
rendez-vous avec la mémoire. C’est renouer
avec la géographie des lieux et des désirs. C’est
retrouver les émotions, et aussi les illusions. C’est
prendre le large, affronter des « périls qui ne se
comptent plus » lorsque, dit joliment le romancier, « on prend la mer, à la voile et à la page ».
Lettres
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
corps se percevaient quand ils
flânaient dans la ville jadis,
et commerçaient, riant aux
éclats ou se prenant à partie,
ou quand ils forniquaient sous
leur toit ».
Dans les pages des Lettres
françaises d’octobre 2008, Jean
Ristat saluant la sortie de l’Année de l’éclipse, évoque « ce
phrasé ample qui envoûte le
lecteur et l’entraîne, presque
malgré lui, de page en page,
vers le dénouement tragique
d’une vie : celle de son héros,
éponyme d’une génération,
Basile ». On retrouve ici,
bien que dans un tout autre
contexte, ce même envoûtement, cette même prose savante et crue, poétique et sauvage, dont les échos semblent
rassemblés dans les roulis d’un
vent de houle pour former une
musique étrange et attachante
qui ne nous lâche plus.
Il faut lire Roma/Roman et se laisser emporter dans ce théâtre de la ville, par le dédale
des ruelles, par les allées de la villa M. perchée
sur le Pincio, près des statues de marbre et des
fontaines, à l’ombre légère des pins parasols
et des cyprès des jardins. Il faut lire ce roman
d’une force cardinale et délicate où l’auteur
nous fait partager sa passion pour le cinéma,
pour l’œuvre de quelques grands réalisateurs
italiens et français et, en particulier, pour l’univers d’Alain Resnais, à qui l’ouvrage est dédié.
DR
Roma / Roman,
de Philippe de la Genardière.
Éditions Actes Sud, 320 pages, 21,80 euros.
Et pourtant, est-ce Adrien l’illusionniste ?
Ou Rome l’ensorceleuse ? Une fois de plus
le charme opère, les personnages se libèrent
comme envoûtés par la magie des lieux, du
temps thaumaturge et des contretemps de la
passion. Comme si ces ciels d’autrefois étaient
à nouveau de terre et de feu, de mirages et de
miracles. Comme si en un instant « toute la
mémoire du monde » nous était révélée avec sa
« minuterie perpétuelle ». Comme si la fiction
l’incarnait, l’habitait. Comme si à Rome, les
heures anciennes se reconstruisaient. Comme
si « le bruit que faisaient les hommes et leurs
2013 (s
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
Marc Sagaert
d u
7
ma r s
)
savoirs
Une ontologie du rêveur
Rêve et existence,
de Ludwig Binswanger. Traduit, préfacé et annoté par Françoise
Dastur. Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques »,
120 pages, 10 euros.
DR
L
udwig Binswanger (1881-1966), psychiatre suisse qui
tenta d’appliquer le système philosophique heideggerien
et husserlien, bref la phénoménologie sous ses différentes
formes, à la pratique psychiatrique, fut, entre autres raisons,
rendu célèbre par un de ses patients : le danseur Nijinski, qui,
on le sait, commença à délirer après son mariage à Buenos
Aires. Comme Rimbaud, comme Dino Campana, Nijinski
passa l’essentiel de sa vie dans le silence et dans le délire.
Binswanger tenta vainement de le soigner.
L’apport de l’analyse existentielle, ou Daseinsanalyse, fut
considérable dans l’histoire de la psychiatrie moderne, dans la
mesure où refusant les habituelles normes de la maladie mentale
et mettant en cause certains principes de Freud, notamment sur
le rêve et sur les modalités de l’expression de l’inconscient, elle
concevait différemment le rapport du médecin et du malade
et surtout définissait autrement la subjectivité du patient. On
ne s’étonne pas, rétrospectivement, que Michel Foucault ait
consacré à Rêve et existence de Binswanger son premier grand
texte théorique, en 1954, lors de la précédente traduction de
ce texte par Jacqueline Verdeaux, chez Desclée de Brouwer.
À moins de vingt-neuf ans, Foucault, qui avait déjà en
tête une histoire de la médecine et une réflexion qui associerait sa conception de l’individualité et sa critique de toutes
les formes de dénaturation de l’individu par des pratiques
juridiques, psychiatriques, médicales et, plus généralement,
anthropologiques, se saisit donc de l’œuvre encore méconnue
de Binswanger, pour élaborer une esquisse de critique de la
psychiatrie et de la psychanalyse freudienne et proposer une
véritable histoire du rêve. Il abandonnera toutefois ce point
de vue et mettra en place une autre forme d’analyse historique
dont il redéfinira les méthodes et les objets.
La longue préface qu’il rédigea pour la première traduction
de Traum und Existenz laisse toutefois transparaître des obsessions tenaces de sa pensée philosophique et font déjà éclater
ce qui sera son grand style, nourri de réminiscences antiques
et curieux de textes secrets. La zone qui est circonscrite par
le rêve est qualifiée par Foucault dans les dernières lignes de
sa préface (à présent dans le premier tome des Dits et écrits,
p. 119, Gallimard, 1994) de « moment fondamental où le mouvement de l’existence trouve le point décisif du partage entre
les images où elle s’aliène dans une subjectivité pathologique
et l’expression où elle s’accomplit dans une histoire objective ».
L’un des grands intérêts du rêve pour les philosophes et les
poètes, dès l’antiquité, était qu’il formait une sorte de pont
entre le monde individuel et le monde collectif. La liberté du
rêveur, sa faculté de constituer un monde qui échapperait
aux lois objectives de la perception et de la communication,
paraît exacerbée. Mais cette liberté est elle-même soumise à
des lois de communication au moment où le rêve est verbalisé,
exprimé, communiqué. Les rêveurs ne butent pas sur l’individualité irréductible de chacun de leurs mondes, puisqu’ils
peuvent parler de leurs rêves. Et une fois exprimés, ces rêves
peuvent être interprétés soit en termes prophétiques, soit en
termes de messages divins, soit, plus tard, avec la psychanalyse,
comme des indices de pulsions inconscientes qui trouvent là
leur satisfaction. Mais Binswanger était perplexe devant cette
dernière thèse.
L’échec des théories freudiennes de l’interprétation du
rêve était, comme le souligne Foucault, indiqué par « la répétition des rêves de mort : ils marquaient en effet, une limite
absolue au principe biologique de la satisfaction du désir ».
Binswanger, par ailleurs, traite le rêve en le dissociant « des
analyses psychologiques qu’on peut en faire ». Foucault, résumant la pensée de Binswanger, écrit : « L’expérience onirique,
au contraire, détient un contenu d’autant plus riche qu’il se
montre irréductible aux déterminations dans lesquelles on
tente de l’insérer. »
Foucault et Françoise Dastur dans sa nouvelle traduction
de Traum und Existenz insistent sur l’importance des analyses
de Sartre (dans l’Imaginaire) pour comprendre la position de
Binswanger : « Le monde du rêve, écrit Françoise Dastur dans
sa préface, n’est cependant pas, à l’opposé du monde esthétique, un monde simplement représenté, mais un monde vécu,
souffert et agi. » Le rêve va donc être analysé, dans la pratique
analytique, non pas comme la simple expression d’un univers
inconscient qui cherche son langage et la satisfaction de désir
qu’il dévoile, mais comme une modalité d’existence spécifique.
L’originalité poétique des interprétations de rêves que propose Binswanger, à partir de quelques récits de patients, est de
les confronter aux grands rêves mythologiques et de mettre en
relief ce qu’ils ont de commun dans la spatialisation du monde
intérieur. Le rêve est donc une porte secrète pour entrer plus
généralement dans la psychose. Binswanger, résume Françoise
Dastur, est « le premier à orienter la recherche psychopathologique dans la direction d’une appréhension globale du monde
du malade en tant que forme symbolique ».
En s’appuyant sur de nombreux textes antiques, poétiques
ou philosophiques, surtout à partir de rêves d’oiseaux, de
vols, de tortures infligées à des victimes immobilisées par des
rapaces sanglants, Binswanger, dit sa traductrice, comprend
le rêve dans sa dimension ontologique et non plus seulement
psychologique. Le rêve rappelle à chaque individu le conflit
entre un univers individuel et un univers collectif auquel le
réveil lui rendra l’accès. Mettant le rêve sur le même plan que
l’art, la religion, le mythe, Binswanger refuse de l’interpréter
comme un simple langage qui traduit des pulsions, mais y
voit au contraire une dimension fondamentale de ce que, sur
le modèle de Heidegger, il appelle le Dasein, un être-là qui est
la forme d’existence de l’homme.
René de Ceccatty
Un grand festin de langues
Face à la disparition de nombreuses langues, Nicholas Evans montre pourquoi la préservation
de la richesse linguistique de l’humanité est indispensable.
Ces mots qui meurent. Les langues
menacées et ce qu’elles ont à nous dire,
de Nicholas Evans, traduit par Marc
Saint-Upéry, La Découverte, 390 pages,
28,50 euros.
O
n connaît le récit biblique de la Tour de
Babel : avec la destruction de la Tour,
allégorie de la prétention humaine à
poursuivre la quête d’un savoir sans limites,
Dieu aurait voulu punir les hommes en leur
imposant de parler une multitude de langues
qui les empêcheraient de se comprendre mutuellement. La diversité linguistique de l’espèce
humaine a donc été très tôt vécue comme un
fardeau, voire une punition. Et l’avènement d’un
monde globalisé et interconnecté ne semble pas
avoir fait changer ce point de vue : il y a quelques
années encore, un sénateur américain assénait
sans vergogne qu’il y avait 6 000 langues dans
le monde, soit 5 999 de trop. On imagine très
bien quelle était, selon lui, la langue destinée à
triompher des autres…
Ces mots qui meurent, du linguiste australien Nicholas Evans, se propose de faire litière
de ces lieux communs devenus dangereux à
une époque où, tous les quinze jours, meurt le
dernier locuteur d’une langue ainsi vouée à la
Les Lettres
disparition. Selon Evans, la diversité linguistique
de l’humanité est un extraordinaire témoignage
de la vitalité et de la créativité humaines. Et
l’homogénéisation linguistique entraînée par les
dominations coloniales puis par la mondialisation débridée est un danger alors que l’extinction
des langues s’accélère au point que, vers le milieu du XXIe siècle, la moitié des 6 000 langues
humaines aura disparu. Alors que, depuis les
premières migrations hors d’Afrique, l’histoire
des hommes a vu les langues se multiplier au
gré des déplacements et des rencontres entre
différents groupes humains et linguistiques, le
processus est en train de s’inverser.
Or, si les langues menacées sont souvent
défendues, notamment par leurs locuteurs les
plus cultivés, c’est souvent d’un point de vue
« romantique » : elles seraient l’expression de
l’« âme d’un peuple », elles auraient des « qualités esthétiques », etc. Nicholas Evans nous
propose sur cette question d’autres arguments,
autrement plus convaincants.
Les langues sont d’abord les clés de l’appréhension d’un environnement. La fréquentation des populations aborigènes d’Australie
et l’apprentissage de leurs nombreuses langues
ont permis à Evans et à d’autres chercheurs
d’être confrontés à des lieux, à des plantes ou
f r a n ç a i s e s
. M
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2013 (s
à des animaux qui sans cela seraient restés inconnus. L’auteur rappelle que la découverte
récente de la prostarine – un médicament efficace contre le VIH de type 1 – remonte à une
conversation entre un guérisseur tribal samoan
et l’ethnobotaniste Paul Allen Cox concernant
les usages médicaux traditionnels du tronc d’un
arbre particulier. Le fait que Cox connaisse le
samoan fut un élément clé de cet échange. On
voit là, directement, l’importance de la survie
des langues, même des plus rares.
Les langues sont aussi les réceptacles d’une
histoire humaine souvent oubliée. C’est par
la langue des Roms que l’on peut retracer le
parcours de Tsiganes européens, de l’Inde en
passant par l’Asie mineure jusqu’à l’Europe
centrale puis occidentale. C’est en croisant les
glyphes olmèques millénaires et les langues
indigènes de l’Amérique centrale encore parlées de nos jours que l’on a pu reconstituer la
signification des pierres trouvées à La Mojarra
et donc trouver une porte d’entrée essentielle sur
la première grande civilisation précolombienne.
Mais les langues sont surtout un témoignage
de l’incroyable diversité des modes de pensée
humains. Après avoir constaté qu’on ne trouve
pas de différences sensibles quant à la manière
de raisonner chez les jeunes enfants jusqu’à
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
l’âge de quatorze mois, et ce, quelle que soit
la langue des parents, l’auteur remarque que
les choses changent par la suite. À partir de
ce moment, l’apprentissage passif puis actif
d’une langue transforme les schémas mentaux
des enfants jusqu’à l’âge adulte. Evans donne
un aperçu saisissant et un peu déstabilisant
pour un simple locuteur des langues occidentales, des différentes manières de penser que
la structure des langues implique. Ainsi chez
les Indiens navajos, ce n’est pas la distribution
indo-européenne entre le sujet et l’objet qui
structure une phrase, mais la hiérarchie entre
les êtres vivants. Pour les locuteurs australiens
du kayardild, les notions de gauche et de droite
sont négligées alors que les localisations sont
déterminées systématiquement en rapport aux
points cardinaux que tous les locuteurs savent
repérer en n’importe quelle circonstance.
C’est cette incroyable diversité des manières
de penser que cherche aussi à défendre Evans,
pour que chacun puisse mieux s’y confronter.
La polyglottie qu’il prône n’est donc en rien un
simple hobby pour désœuvrés. Car, comme il le
rappelle : « Nous étudions les langues étrangères
parce que nous ne pouvons pas vivre suffisamment de vies. »
Baptiste Eychart
d u
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m a r s
) . IX
arts
chronique de Gérard-Georges Lemaire
Voyage dans le temps de l’art
I
Gauguin chez Bécassine
Le petit cercle de Pont-Aven est devenu l’un des grands poncifs
de l’art de la fin du XIXe siècle. L’exposition de Rueil-Malmaison
en est la énième expression. Mais le curieux, l’amateur, sans y découvrir de grands chefs-d’œuvre, aura au moins le plaisir d’y voir
des tableaux et des dessins intéressants d’artistes moins connus
qui ont participé à cette aventure artistique. Je laisserai donc de
côté les œuvres de Gauguin (sa Fenaison en Bretagne de 1888 est
intéressante, mais fait figure de prolégomènes à un travail futur), de
Sérusier (et son surprenant Portait d’Aline Marie Chazal ), d’Émile
Bernard et de Maurice Denis (dont la Bollée de cidre de 1894 est une
belle composition mineure). Je m’intéresserai plutôt aux peintres
beaucoup moins connus, comme Maxime Maufra avec sa Crique
et sa puissante Falaise et arc-en-ciel (1895), ou comme Henri Moret
pour son Île de Groix (1893). En fait, la partie la plus passionnante
de cette petite anthologie des peintres mythiques de Pont-Aven
réside dans sa seconde partie, qui montre ceux qui ont continué
dans cet esprit ou ceux qui s’y sont rattachés par la suite. Je dois
dire que j’ai été séduit par les toiles d’Émile Jourdan, en particulier
le Naufrage près de la tourelle, même si elle bien tardive (1915). Ce
Jourdan possédait une vraie force. Et je reconnais volontiers que
j’ai été intrigué par Ferdinand Loyen du Pulgaudeau, dont je ne
savais rien. Ce n’est pas un génie méconnu, mais un artiste doué
qui a eu des audaces chromatiques dans ses marines. Enfin, Henri
Moret m’a retenu, surtout avec sa Rivière à Pont-Aven.
« Les Peintres de Pont-Aven autour de Gauguin », Atelier Grognard,
Rueil-Malmaison, jusqu’au 8 avril 2013. Catalogue : 128 pages, 19 euros.
II
Paul éluard et l’art nègre
Paul éluard a entretenu des rapports privilégiés avec les artistes,
et pas seulement avec ceux qui ont appartenu peu ou prou au groupe
surréaliste. La première chose qui m’a frappé dans cette mise en
scène de la relation du poète avec la création plastique, c’est son
intérêt très marqué pour ce qu’on appelait alors l’art nègre. C’est
en réalité ses profondes convictions anticoloniales qui l’ont conduit
à s’intéresser à l’art de l’Afrique (on attribuait ce penchant plutôt à
André Breton). En 1925, il signe dans la Révolution surréaliste un
article cinglant baptisé « La suppression de l’esclavage » et, quatre
plus tard, l’Art sauvage, dans la revue belge Variétés. éluard a
cultivé un goût de l’exotisme et du voyage sous des cieux lointains
(il s’en est ouvert à Joë Bousquet) et il cultive le mythe rousseauiste
du bon sauvage. Toutefois, il voit dans ces peuples ce qui pourrait
un jour ébranler les certitudes de l’Occident. C’est donc avec un
mélange de naïveté et de rêveries poétiques qu’il considère ces
cultures et leurs produits fascinants. En 1931 il cosigne un tract
surréaliste, « Ne visitez pas l’exposition coloniale ». En dehors de
ce combat et de ces songes contrariés, éluard se passionne pour
certains artistes, à commencer par Giorgio De Chirico. Mais il
aime les dessins de Man Ray et loue Max Ernst dans Marianne en
1937. Cela ne l’empêche pas de composer un petit livre sur Matisse
en 1944 et de ponctuer l’ouvrage de Hans Bellmer, les Jeux de la
poupée (1949), de ses écrits. Il est aussi attiré par Giacometti et par
Dora Maar, par Toyen, l’artiste tchèque, par Fernand Léger et par
Magritte. Il faut se souvenir que son premier recueil paru en 1920
a été illustré par André Lhote et les Animaux et leurs hommes ; les
Hommes et leurs animaux par Valentine Hugo en 1927. S’il nous
présente de beaux documents, parfois rares, le catalogue est un
peu décevant, car on ne parvient pas à embrasser dans sa totalité
le rapport d’éluard avec les artistes, et les motivations de ses choix
et de ses engagements. Enfin, on ne perçoit pas du tout l’homme
qui a composé l’extraordinaire Anthologie des écrits sur l’art de
1964, publiée en trois volumes.
« Paul éluard, poésie, amour et liberté », palais Lumière,
Évian, jusqu’au 26 mai Z013. Catalogue : Silvana Editoriale,
224 pages, 35 euros.
Que le CentrePompidou lui rende hommage avec une superbe
exposition est vraiment un événement. Native de l’Irlande, sa
vocation naît en grande partie quand elle visite l’Exposition
universelle de Paris en 1900. Elle décide de faire ses études
artistiques à la Slade School of Fine Arts à Londres dès l’année
suivante. En 1902, elle est à Paris et entre à l’Académie Julian
et à l’Académie Colorassi. Elle retourne à la Slade School de
Londres où elle apprend la technique de la laque. En 1907, elle
s’installe définitivement à Paris. Là, elle suit l’enseignement
d’un grand maître de la laque japonaise. Elle se fait remarquer :
le couturier et collectionneur Jacques Doucet lui commande
un paravent et une table et puis un salon entier. Elle décore
l’appartement de Suzanne Talbot à partir de 1919, ce qui la
fait connaître jusqu’aux États-Unis. L’incroyable audace de ses
formes, des matériaux employés, de son style en fait une figure
tout à fait hors norme. De son grand paravent en laque noire,
en or et en bronze (1922-1923) à son Fauteuil au serpent (entre
1919 et 1923), toute son œuvre met en valeur sa virtuosité, son
écriture capricieuse et toujours pleine de surprises. Ses succès
lui permettent d’ouvrir la galerie Jean Désert en 1922 et d’y
présenter ses projets de meubles et de tapis. Son compagnon,
l’architecte roumain Badovici, l’inspire et la seconde dans son
entreprise. On se rend compte qu’elle ne se plie pas aux règles
de l’Art déco ni à aucune règle, mais qu’elle se passionne pour
les courants plutôt abstraits (comme le néoplasticisme de Mondrian et de ses amis) pour créer un mobilier et une décoration
d’esprit ultramoderne, à la fois fonctionnel et parfois ludique
et plein d’humour. Au cours de sa longue et féconde carrière,
Eileen Gray a laissé une trace indélébile dans l’univers du décor d’intérieur jusqu’à nos jours. Il était temps qu’on puisse
reconnaître son authentique empreinte et les signes tangibles
de son inventivité. Je m’en réjouis.
III
Eileen Gray, la muse d’un Art déco bien à elle
Eileen Gray (1878-1976) figure parmi les plus grands créateurs des arts appliqués de la première moitié du XXe siècle.
« Eileen Gray », Centre Pompidou, jusqu’au 20 mai 2013.
Catalogue : Centre Pompidou, 232 pages, 39,90 euros.
Eileen Gray, sa vie son œuvre, deux volumes sous coffret,
Éditions de la Différence, 272 pages et 204 pages, 45 euros.
Les portraits symboliques
de Mustapha Boutadjine
«J
DR
officiels. Avec ces « Femmes
e ne suis pas portraitiste
d’Alger », la référence à Dedans l’âme. Le choix
lacroix est évidente ; son travail
s’est imposé de luiest admirable mais il a peint ce
même. Je pense que la représentableau avec d’autres références.
tation du sujet est fondamentale,
Moi, je remets surtout en cause
mais le fait de dessiner le visage
tout l’ordre établi. Je suis contre
d’une personne me rapproche
ce que l’on perpétue – Picasso,
de l’idée qu’elle défend et que
a donné l’exemple en revisitant
je partage. Le portrait est plus
cette œuvre. Mon œuvre est une
symbolique et emblématique
sorte de « contre-pied », où des
qu’une scène réaliste. C’est
Françaises de « souche », comme
aussi une manière de revenir
Germaine Tillon ou Simone de
à l’essentiel, surtout quand les
Beauvoir, Jacqueline Guerroudj
valeurs sont en perdition comme
ou Danièle Minne, se trouvent
maintenant. J’ai ma façon de
aux côtés de grandes Algéfaire les portraits : avec des mariennes : Baya El Kahla, Djamila
gazines de luxe, des revues de la
Tamazgha.
Bouhired, Djamila Boupacha. Je
presse bourgeoise, avec ses choix
éditoriaux mondains, ses marques de produits présente quatorze femmes qui ont pris part à ce
inaccessibles, ses logos, ses publicités clinquantes combat. Il se trouve que je suis d’origine algéet ses mensonges récurrents. Je les déchire et je rienne : j’ai donc voulu célébrer le 50e anniversaire
les colle, donc j’existe ! J’ai commencé par des de l’indépendance de l’Algérie et cette magnifique
figures révolutionnaires, des simples maquisards révolution populaire. Ce sujet dérange des deux
méconnus ou des personnages qui ont marqué côtés de la Méditerranée : c’est parfait, cela me
l’histoire, puis des romanciers et des poètes. Le ressemble. J’aime déranger. La preuve ? Il n’y a
meilleur exemple, c’est le thème de « Black is tou- eu que Pierre Guimbard de la Vivienne Art Gajours beautiful », géographie de grandes figures lerie qui ait voulu me présenter pendant le mois
noires, de l’Afrique aux États-Unis en passant par de juillet, date anniversaire de cette révolution. »
les Antilles, guidées par la révolte permanente de
Propos recueillis par Gérard-Georges Lemaire
Frantz Fanon. C’est un exercice difficile et passionnant sur la mémoire et l’histoire. J’ai décidé de « Les Femmes d’Alger » à Bagneux, du 8 au 21 mars,
raconter ma propre histoire par un discours esthé- Maison de la musique et de la danse.
tique à contre-courant des manuels et des penseurs à Paris, à la mairie du13e, du 25 mars au 5 avril.
X . L
e s
Lettres
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
2013 (
Hodler, ou la modernité
du paysage
« Ferdinand Hodler »,
Fondation Beyeler, jusqu’au 26 mai 2013.
Catalogue, 212 pages, 62,50 francs suisses.
D
’emblée, l’œuvre s’impose. Cinq figures de femmes se tiennent devant
un arrière-plan à peine esquissé ; l’organisation de la toile a tout d’une chorégraphie tant l’agencement des corps, les figures
immobilisées dans des attitudes rythmiques
évoquent une danse secrète, comme un rituel
ancien. Et, de fait, à la fois la taille de l’œuvre
(6 × 9 m), mais aussi l’aspect hiératique des
personnages font penser à l’aspect intemporel
de la peinture murale égyptienne. Le titre,
Regard dans l’infini (1913-1917), s’accorde
parfaitement avec cette vision qui, tout en
restant figurative, tourne le dos à la réalité et
illustre parfaitement la tendance stylistique
appelée symbolisme.
Il existe cinq versions de cette toile ; l’artiste a conservé chez lui jusqu’à la fin de sa
vie une version de plus petites dimensions,
également exposée ici.
L’auteur de l’œuvre est probablement le
peintre le plus reconnu et le plus respecté
en Suisse – Ferdinand Hodler. On pourrait
même dire qu’il fait partie du patrimoine
helvétique avec tous les risques que cette
position impose.
C’est que la production plastique de Hodler est souvent assimilée dans son pays aux
scènes d’histoire impressionnantes qui, en
s u p p l é m e n t
à
l
cherchant à magnifier les sujets, à les « héroïser », figurent les personnages dans des poses
parfois exagérées, presque artificielles et qui
ne vont pas sans une dose de grandiloquence.
Mais le peintre est avant tout paysagiste.
La manifestation bâloise nous en propose
un choix important où, à ses débuts, Hodler
travaille sur le motif et étudie les œuvres de
Corot ou Courbet. Rapidement toutefois, la
représentation de la nature rejoint les préoccupations de l’avant-garde des premières décennies du XXe siècle : ses paysages indiquent
la volonté d’abstraction et de transposition de
la nature dans un rythme de formes colorées.
Hodler donne à son travail un cadre théorique en « inventant » le principe paralléliste,
qui exprime selon lui « l’élément éternel de la
nature, en dégageant la beauté essentielle…
la structure essentielle ». Énoncé en 1897, ce
principe esthétique trouve son expression
avec les toiles où les trois éléments, lac, montagne et ciel, alternent symétrie verticale et
horizontale.
Face à l’universel de la nature, un autre
thème bouleversant ; le cycle de la vie. Dans
une série consacrée à sa maîtresse, la chanteuse d’opéra Valentine Godé-Darel, Hodler
décrit sans aucune concession les ravages
progressifs de la maladie. Des dizaines de
dessins, gouaches et toiles décrivent, à partir
de 1914, le lent glissement du corps vers une
horizontalité définitive.
’Humanité
Itzhak Goldberg
d u
7
ma r s
)
Cinéma / Théâtre
CHRONIQUE CINÉMA PAR LUC CHATEL
Sorties de route
I
En octobre 1988, quinze ans après son coup d’État, le dictateur Augusto Pinochet décidait d’organiser un référendum, sous
la pression internationale. En fonction du résultat, il resterait
ou non au pouvoir. Tout en soupçonnant le régime de truquer
le processus, l’opposition décide de jouer le jeu et mise sur la
réalisation de spots télévisés pour le « no ». C’est ce travail
de communication politique que raconte le film No, réalisé
par Pablo Larraín, à travers le personnage principal de René
Saavedra – inventé mais inspiré de personnes réelles –, jeune
publicitaire qui va concevoir les spots (interprété par un excellent Gael Garcia Bernal). Ce choix crée des tensions parmi les
dirigeants de l’opposition : René Saavedra est un libéral, fasciné
par la modernité, sans convictions très affirmées. L’agence qui
l’emploie est proche du pouvoir et réalise des films pour la
télévision nationale ou pour des marchands de fours microondes. Autour de lui, l’équipe de communication du « no » va
faire le pari du contre-pied, celui de ne pas se fixer sur le passé
et sa face sombre mais de mettre en avant les thèmes de l’avenir
et de la joie. Pour cela, René Saavedra va utiliser une imagerie
américaine centrée sur le bien-être, le sport, la consommation,
la vie de famille, l’humour... Un slogan est repris en cœur par
les figurants des clips : « Chili, la joie arrive ». Le film relate une
scène durant laquelle un ancien prisonnier politique, membre
du comité de pilotage de la campagne, dénonce cette vision angélique qui édulcore les souffrances vécues par le peuple chilien.
Si l’on peut apporter un bémol au film – qui a, par ailleurs, le
double mérite de reconstituer finement cette époque et de nous
tenir en haleine alors même que l’on connaît le dénouement ! –
c’est qu’il n’ait pas plus développé cette interpellation porteuse
d’une profonde complexité et d’interrogations fondamentales.
Comment préparer une liberté nouvelle et un avenir porteur
No, de Pablo Larrain, avec Gael Garcia Bernal, Antonia Zegers,
Alfredo Castro, 117 minutes, en salles.
II
Quatre ans après la Fièvre du samedi soir et deux ans avant
War Games, John Badham réalisait un chef-d’œuvre qui ressort
en copie neuve : C’est ma vie, après tout ! Ce film fut un des premiers à aborder une question toujours très actuelle : l’euthanasie.
Un sculpteur trentenaire à qui tout réussit est victime d’un violent
accident de voiture au volant de sa Porsche. Il est transféré à
l’hôpital de la ville, Boston, où un éminent professeur de médecine, le docteur Emerson (John Cassavetes), se démène pour
le sauver. Malgré ses efforts, Ken Harrison (Richard Dreyfuss)
restera paralysé des quatre membres. Après des mois de soins
intensifs, il réalise que sa vie est désormais passée. Lui qui vivait
de ses mains, de ses sens, est torturé par ce que son cerveau lui
suggère et qu’il ne peut plus réaliser : sculpter, caresser, aimer. Il
va alors se battre contre son entourage, de sa femme au personnel soignant, pour leur faire admettre ce qu’il vient de réaliser :
malgré les apparences et la vivacité intacte de son esprit, il est
déjà mort... Ken Harrison va tout faire pour convaincre le
professeur Emerson de le laisser mourir, alors que ce dernier y
est fermement opposé. Contrairement à quelques films que l’on
a pu déjà voir sur ce sujet, celui de John Badham sort du lot. Il
se distingue par l’incroyable énergie qui s’en dégage. Pas une
minute il n’utilise les ressorts faciles de la pitié larmoyante et
de la complaisance victimaire. Richard Dreyfuss est totalement
transcendé par ce personnage attachant et insupportable dont il
fait ressortir avec maestria la sincérité, la douce folie et l’humour
corrosif. Alors que le film est particulièrement long (deux heures)
et qu’il se déroule principalement dans une chambre d’hôpital,
il s’en dégage une sensation de mouvement permanent. Elle
est due non seulement au jeu incroyable de Richard Dreyfuss,
qui déploie une gamme d’expressions impressionnante, mais
aussi aux dialogues d’une profondeur et d’un rythme remarquables. Le tout servi par une musique magistrale d’Arthur B.
Rubinstein. Le film est adapté d’une pièce de théâtre à succès
de Brian Clark (jouée en France, en 1980, sous le titre Une drôle
de vie). Le réalisateur a également très bien saisi l’univers des
soignants, avec ces infirmières et infirmiers où se croisent tous
les tempéraments, des plus obséquieux aux plus avenants. Au
milieu, au-dessus, règne le professeur Emerson, qui veut établir
à la manière d’un autocrate le règne tout-puissant du soin et
du traitement, oubliant au passage la volonté du patient et sa
liberté de choisir sa sortie.
C’est ma vie, après tout ! de John Badham, avec Richard Dreyfuss,
John Cassavetes, 119 minutes.
Ferdinand Bruckner, notre contemporain
ui dira jamais pour quelles raisons tel
auteur jadis adulé tombe soudainement
dans l’oubli, végète dans le purgatoire,
avant d’en ressortir soudainement, dans le
meilleur des cas, des années plus tard ? On
ne peut, à chaque fois, que suggérer quelques
éléments de réponse toujours forcément insatisfaisants. La destinée de l’auteur autrichien
Ferdinand Bruckner est, de ce point de vue,
plutôt emblématique. Bruckner, qui connut son
heure de gloire dans les années vingt du siècle
dernier au point de faire de l’ombre à Brecht en
personne, fut sans conteste l’un des dramaturges
phares de la République de Weimar, également
apprécié hors des frontières de son pays. Ainsi sa
pièce les Criminels, que présente en ce moment
le metteur en scène-directeur de la Comédie de
Valence, Richard Brunel, fut créée en France par
Georges Pitoëff dès 1929, un an seulement après
avoir été composée… En Allemagne, et même
avec l’épisode de son émigration à l’arrivée
d’Hitler au pouvoir en 1933, l’importance du
dramaturge qui côtoya tout ce qui se fait de
plus intéressant en matière théâtrale, d’Ernst
Toller à Ödon von Horvath, ne se démentit
pas jusqu’à sa mort survenue à Berlin en 1958.
Mais en France ? Ce n’est qu’avec la mise en
scène de Richard Brunel réalisée en 2011 que le
nom et l’œuvre de Bruckner resurgissent avec
force pour occuper une place qu’ils n’auraient
jamais dû quitter. Sans doute doit-on cette renaissance au travail de traduction effectué, pour
les Criminels, par Laurent Muhlheisen, et aux
efforts éditoriaux menés conjointement par les
Éditions théâtrales et la Maison Antoine-Vite,
qui ont décidé de publier un certain nombre de
pièces de l’auteur. Cinq volumes sont d’ores et
déjà prévus, le premier, 1920 ou la Comédie de
la fin du monde, regroupant deux comédies,
Harry et Annette, venant tout juste de sortir.
Deux comédies qui marquent l’entrée en théâtre
de celui qui s’appelait encore Theodor Tagger
Les Lettres
et qui expliquent peut-être en quoi Bruckner
nous est contemporain. En effet, ce que mettent
violemment à nu ces deux pièces et les Criminels,
ce sont simplement les ressorts d’une société
désormais régie par le capitalisme brut. Les
personnages des pièces de Bruckner ne pensent
qu’à l’argent, devenu leur nouveau dieu, passent
leur temps à élaborer des combines, à spéculer,
achètent et vendent, même leur corps, le tout
sans aucun état d’âme et avec un féroce appétit.
L’ère de la modernité dans laquelle nous vivons
encore était ainsi ouverte.
Entre les deux comédies écrites par Theodor
Tagger au début des années vingt et les Criminels
signés Ferdinand Bruckner, la qualité d’écriture
et de composition a évolué. On est passé d’une
matière brute, avec des dialogues cependant déjà
coupés au couteau, à une élaboration dramaturgique d’une complexité parfaitement maîtrisée.
Avec à la base la même volonté d’opérer dans le
genre du Zeitstück, autrement dit de la « pièce
actuelle », lorgnant vers le théâtre documentaire.
C’est donc bel et bien de la société allemande
de l’époque, une société rongée par « l’anarchie
capitaliste », pour reprendre l’expression de
Laurent Mulheisen, dont il est question. Et là
la peinture, ou plutôt la composition musicale
(Bruckner a toujours été un passionné de musique), est sans concession. D’une force qui
emporte tout sur son passage.
Soit, donc, très précisément, dans les Criminels, la coupe verticale d’un immeuble sur trois
niveaux et sept pièces, sept lieux et espaces différents. Bruckner donne donc à voir les habitants
de cet immeuble et les différents liens qui les
unissent peu ou prou. Toute une microsociété
avec ses différentes classes en quelque sorte.
Mais ce n’est pas seulement l’immeuble qui est
ainsi découpé ; ce sont aussi les personnalités
de ses habitants qui sont mises à nu et exposées sur la lame du microscope. N’oublions
pas que Bruckner était féru de psychanalyse,
f r a n ç a i s e s
. M
a r s
2013 (s
patine à l’ensemble : les décors, en
changeant, semblent glisser, et nous
nous retrouvons loin de la sécheresse du passage d’un lieu, d’une
pièce, à un autre. Cela oblige par
ailleurs les comédiens, tous vraiment excellents à l’instar de Claude
Duparfait, l’homme à femmes chômeur, coupable idéal pour la justice,
et qui sera donc condamné à mort
pour le crime qu’il n’a pas commis,
à une gestuelle particulière, à des
mouvements de groupe par ailleurs
bien réglés, mais qui enlèvent encore une fois une certaine violence
à l’ensemble. On le regrette d’autant
plus qu’il y a là un véritable travail
de troupe (ils sont seize sur le plateau à interpréter chacun plusieurs
personnages), une vraie vision de
la part du metteur en scène dont la
direction d’acteurs est particulièrement efficace. Durant trois heures, c’est tout
un monde en pleine déréliction, pitoyable, dans
lequel nous finissons tous par être des criminels
(c’est la morale de la pièce), qui nous est jeté
au visage, le double du nôtre sans aucun doute
rongé jusqu’à l’os par la vermine capitaliste.
Ferdinand Bruckner est vraiment notre contemporain ; nous le redécouvrons aujourd’hui.
DR
Q
d’espoir sans tourner le dos à un passé récent qui brûle encore
les âmes et les corps ? Comment rendre justice aux victimes
sans sombrer dans la vengeance pure et sans entretenir une
lamentation morbide ? Ce sont là des questions que rencontrent
tous les pays qui sortent de régimes d’oppression, comme ce
fut le cas en Amérique du Sud, en Afrique du Sud ou de façon
très actuelle dans certains pays arabes. Ce dilemme est trop vite
évacué par le réalisateur : l’ancien prisonnier politique claque la
porte et le jeune publicitaire a la voie libre pour disserter sans
fin sur le progrès et le bonheur... jusqu’à la victoire libératrice
du « no ». Or cette victoire de 1988 qui verra s’installer la démocratie laissera pendant de très nombreuses années, et jusqu’à
aujourd’hui encore, des familles de victimes de la dictature
confrontées à une justice très lente et imparfaite...
qui connaissait un fort développement à son
époque. Ce qui va unir, faire lien entre les différents personnages, c’est bien sûr un crime
commis sur la personne de la patronne du débit
de boisson de l’étage inférieur, crime dont nous
connaissons l’auteur. À partir de là enquête et
jugement vont être menés qui vont nous faire
changer de lieu, encore que le palais de justice
du deuxième acte nous est aussi présenté en
coupe verticale dans les didascalies de l’auteur.
Richard Brunel et sa scénographe Anouk
Dell’Aiera ont contourné le problème et substitué à la verticalité prônée par l’auteur une
horizontalité savante : tout se passe chez eux
sur le même plan, mais avec trois plateaux tournants les lieux et les espaces changent selon
les besoins de la pièce. C’est esthétiquement
beau, mais pas forcément éclairant pour ce
qui concerne la compréhension de ce qui se
passe sur le(s) plateau(x). Cela donne de la
u p p l é m e n t
à
l
’Humanité
Jean-Pierre Han
Les Criminels, de Ferdinand Bruckner.
Mise en scène de Richard Brunel. Théâtre national
de Toulouse du 13 au 15 mars, puis ClermontFerrand les 27 et 28 mars, et Théâtre du Nord,
à Lille, du 4 au 12 avril.
1920 ou la Comédie de la fin du monde,
de Ferdinand Bruckner. Éditions théâtrales-Maison
Antoine-Vitez. 190 pages, 18 euros.
Les Criminels. Éditions théâtrales, 136 pages,
17 euros.
d u
7
m a r s
) . XI
mUSiQUe
Les connections d’aldo Romano
The Connection,
d’Aldo Romano, New Blood Quartet, avec Baptiste Herbin,
Alessandro Lanzoni, Michel Benita, 1 CD,
Dreyfus Jazz/BMG.
e
n 1959, le Living theatre fait sensation à new York en
jouant la pièce the Connection, qui met en scène un
groupe d’héroïnomanes attendant leur dealer. Des musiciens les accompagnent, dont le saxophoniste Jackie mcLean
et le pianiste Freddie Redd qui a composé les morceaux. Un
film sera adapté de la pièce en 1961, et la musique éditée chez
Blue note. Le batteur et compositeur aldo Romano reprend
les sept morceaux de cet album en y ajoutant trois compositions, dont deux écrites par les jeunes musiciens virtuoses qui
l’accompagnent : le pianiste alessandro Lanzoni (vingt ans) et
le saxophoniste Baptiste Herbin (vingt-six ans). ils illuminent
tous deux cet album dont l’énergie vitale et la tonalité joyeuse
contrastent avec la gravité du sujet. Une nouvelle fois, aldo
Romano démontre son insatiable curiosité, son incroyable
talent de passeur entre les styles, les générations, les périodes
et son sens du détail, de la perfection.
« Les jazzmen se droguaient pour fuir le mépris »
Dans son nouvel album, le batteur et compositeur de jazz
aldo Romano reprend des morceaux composés par le pianiste
Freddie Redd en 1959 pour une pièce du Living theatre qui
évoquait crûment la drogue, the Connection.
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de reprendre
cette musique du pianiste Freddie Redd qui accompagna la
pièce The Connection, sur les héroïnomanes, présentée en 1959
au Living Theatre de New York ?
Aldo Romano. L’idée de cet album, je l’ai depuis longtemps.
Cette pièce a croisé ma route à deux reprises. D’abord en
1962, quand j’ai accompagné le saxophoniste américain Jackie mcLean à Paris. il rentrait de la tournée qu’il avait faite
avec le Living theatre. il avait joué dans the Connection. et
lui-même était enfoncé dans la drogue. Je me souviens l’avoir
ramené plusieurs fois sur mon dos à sa chambre d’hôtel.
ensuite, en juillet 1968, alors que je jouais au club de jazz
Le Chat qui pêche, à Paris, un metteur en scène m’a proposé
un rôle dans l’adaptation française de the Connection. On
l’a jouée quelques mois plus tard au théâtre des arts, rue
de Rochechouart. J’étais le seul musicien sur scène qui ne
touchait pas à la drogue. Pendant ces années 1960-1970, j’ai
été entouré de jazzmen héroïnomanes ou cocaïnomanes. La
plupart étaient des artistes qui avaient un talent fou. J’en ai
vu sombrer tellement... il me fallait faire le deuil de tous ces
décès, de tout ce gâchis et de toute cette tristesse. Je pense que
la jeune génération m’a aidé à le faire, à l’image de ce pianiste
et de ce saxophoniste d’une vingtaine d’années qui jouent sur
mon nouvel album. ils sont totalement clean. en les côtoyant,
j’ai acquis la certitude que cette époque était bien révolue.
À lire les témoignages de jazzmen américains des années 1940,
1950 et 1960, on ne sait pas toujours clairement pourquoi ils
se droguaient : était-ce à cause du racisme qu’ils subissaient à
l’époque, parce qu’ils pensaient trouver ainsi l’inspiration ou
bien parce que c’était leur façon d’accompagner la révolution
be-bop ?
Aldo Romano. tout cela est vrai. La raison principale était
quand même liée au racisme de la société américaine. et quand
ces musiciens venaient jouer en europe pour y trouver un havre
de paix, ils étaient tout de suite rattrapés par les dealers... Les
jazzmen se droguaient aussi pour fuir l’incompréhension face
à leur musique. avec les années 1940 et l’arrivée du be-bop,
le jazz devient trop intellectuel pour être compris. même par
la société noire d’ailleurs, qui préfère le gospel, le blues et des
musiques pour danser. Ces musiciens avant-gardistes étaient
relégués à la marge, ils jouaient dans des clubs pourris sur des
pianos désaccordés.
Immigré italien, vous aviez vous aussi des humiliations à oublier
et des raisons de tomber dans l’héroïne...
Aldo Romano. Oui, j’ai failli sombrer. J’étais môme quand
j’ai commencé à jouer et découvert la drogue. J’ai cru que si
j’en prenais, je deviendrais aussi bon que tous ces génies que
j’accompagnais. mais je n’ai pas plongé car je vivais encore
dans un giron familial qui me protégeait. il est vrai par ailleurs
que j’ai connu le racisme. Un instituteur m’avait traité de
« rital ». assez vite, je me suis trouvé une échappatoire, et ce
fut la langue française. J’ai dévoré tous les classiques, bien
avant de m’intéresser à la littérature italienne. Cette passion
a été ma protection, mon armure.
Ces musiciens étaient vos idoles, parliez-vous avec eux de leur
rapport à la drogue ? Leur déchéance vous attristait-elle ou vous
mettait-elle en colère ?
Aldo Romano. J’en ai beaucoup parlé avec le trompettiste
Don Cherry. Je lui demandais sans cesse. « mais pourquoi Don ?
Pourquoi ? » il me disait qu’il arrivait à décrocher pendant un
moment et qu’il replongeait aussitôt car l’envie était trop forte.
J’en ai parlé avec Chet Baker aussi, enfin... j’essayais d’en parler car c’était plus difficile avec lui, il pouvait devenir très vite
violent. mais Chet ne voulait pas arrêter, il disait : « Pourquoi
arrêter, ça fait si mal... » il a évité plusieurs fois l’overdose en
prenant de la méthadone. Oui, j’étais triste de les voir ainsi. Je
me souviens, par exemple, du saxophoniste Steve Lacy qu’on
a ranimé une nuit avec le contrebassiste J-F Jenny-Clarke en
lui faisant du bouche-à-bouche et des massages cardiaques.
et j’étais aussi en colère. Par exemple, quand à cause de ça,
un concert était raté, ou pire... Pour mon premier voyage aux
États-Unis, en 1966, je suis parti avec Don Cherry. Lorsque nous
sommes arrivés à new York, il a totalement disparu pendant
un mois pour se droguer. Je me suis retrouvé sans un rond... un
survivant à new York ! Je vivais chez des gens qui me laissaient
dormir dans l’entrée, par terre.
Quel était le rôle des maisons de disques et des clubs ?
Aldo Romano. Pour les maisons de disques et les clubs, je
ne sais pas trop. en revanche, il y avait des leaders qui payaient
des musiciens en doses : les trompettistes Freddie Hubbard et
Lee morgan... et même Jackie mcLean.
Les jazzmen français ont-ils été épargnés par le fléau de l’héroïne ?
Aldo Romano. non, pas du tout. mais je préfère ne pas
trop évoquer de noms... Je peux citer le saxophoniste Barney
Wilen ou le contrebassiste alby Cullaz. Je me souviens aussi
de michel Finet, ce jeune contrebassiste mort asphyxié : il était
tellement camé qu’il avait laissé tomber sa cigarette allumée,
et sa chambre d’hôtel a pris feu...
Propos recueillis par Luc Chatel
nanos opéras à Garnier avec Zemlisky et Ravel
a
vec Un nain au royaume de la cruauté
d’alexander Zemlinsky sur un livret
d’Oscar Wilde (1922) et Un enfant au
royaume du fantastique de maurice Ravel sur
un livret de Colette (1925) la vie parisienne
retrouve enfin en ces temps de bourdon une
qualité – tragique, comique ou fantaisiste – que
l’on croyait perdue.
Oscar Wilde avait été, en début de siècle,
le librettiste de la sauvage Salomé de Richard
Strauss. Celui-ci, à l’aube d’une grande carrière, avait fait frissonner le public et cela
juste avant une guerre qui ne serait plus du
spectacle. Dans Le nain, moins sensible aux
mœurs des cours royales espagnoles, Oscar
Wilde retrouvait un univers que Zemlinsky
connaissait bien, celui de la disgrâce physique
qu’il incarnait personnellement. il avait par
ailleurs ressenti le choc mortel d’une passion
amoureuse, privée de retour, pour alma Schindler, la future alma mahler.
Un nain difforme est donné en cadeau d’anniversaire à l’infante alors qu’il recherche probablement le signe d’un sentiment en retour
ou du moins une attitude « normale » à son
égard. mais l’infante le rejettera après moult
simagrées et devant les quolibets d’une cour
dénuée de la moindre compassion. Le nain est
renvoyé comme un vulgaire et inutile jouet.
a. Zemlinsky appartenait au cercle viennois mais vécut toujours en marge de ses
grands collègues Schoenberg, Berg, etc. Sa
musique ne comporte guère de profonde
révolution esthétique. C’est un style, une
sensibilité mais complice des recherches et
des découvertes des marginaux du temps.
il mourut solitaire aux etats-Unis en 1942.
La musique du spectacle est bien servie
par l’Orchestre de l’Opéra mené par le chef
américain Paul Daniel, déjà venu sous nos
tropiques avec des chanteurs aussi impressionnants que Charles Workman doublé
Les Lettres françaises, foliotées de i à Xii
dans l’Humanité du 7 mars 2013.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis,
et Jean Paulhan.
Directeurs : Claude morgan, Louis aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
XII . Le
s
Lettres
d’une sorte de poupée-robot pour le rôle
du nain en la personne de la rigide Ghita de
Beatrice Uria-monzon qui ajoute ainsi une
corde à son arc. Vieille connaissance aussi
que Vincent Le texier, désormais bien installé
à l’Opéra national et dont la voix semble
provenir d’une autre planète. Demeure une
mise en scène, des décors et des costumes de
Richard Jones et antony mcDonald qui ne
sont malheureusement pas parvenus à créer
un univers de perversion ou de folie.
D’une mise en scène à l’autre
Changeons d’univers ! Si Claude Debussy
est la grandeur, maurice Ravel est le charme
et Gabriel Fauré la dentelle de luxe. nous
n’avions jamais éprouvé un tel charme à
une représentation de l’enfant et les sortilèges pourtant souvent monté. Sans compter l’humour musical du compositeur, une
denrée plutôt rare ; précisons que tout est
. M
a r s
2013 (s
u p p L é M e n t
Claude Glayman.
Opéra national de Paris/ Palais Garnier le 4
février 2013.
www.les-lettres-francaises.fr
Responsables du site : Sébastien Banse et Philippe Berté.
5, rue Pleyel / immeuble Calliope, 93528 Saint-Denis Cedex.
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Secrétaire de rédaction : François eychart.
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Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot
et Baptiste eychart (savoirs).
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Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (marseille),
marco Filoni (italie), Rachid mokhtari (algérie).
Correcteurs et photograveurs : SnJH.
f r a n ç a i s e s
réglé au millimètre près avec le dévoilement
de tableaux successifs sur scène, illustrant
les rencontres de « bébé », Gaëlle mechaly
avec un zeste de rite toujours surprenant. Si
Colette et maurice Ravel se sont, paraît-il,
querellés, cela ne déborde jamais sur le secret
de leur collaboration d’artistes. La direction
de Paul Daniel tombe avec une justesse de
métronome au milieu de décors merveilleux
de Richard Jones et andrew mac Donald,
qui évoquent discrètement l’univers de Lewis
Caroll. La partition de maurice Ravel est à
la fois d’une richesse inouïe et d’une vélocité
qui assimile chaque intervention à un instant
« webernien » notamment lors de de l’exécution de Fantaisie lyrique, l’un des joyaux
de l’ensemble de son œuvre.
Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction
décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.
Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi
de chaque mois. Prochain numéro le 4 avril 2013.
à
L
’HuManité
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