BOLLYWOOD, L`AUTRE USINE À RÊVES

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BOLLYWOOD, L`AUTRE USINE À RÊVES
CLASSE CINEMA
Bollywood, l’autre usine à rêves
LAGAAN - 2001
Un film de Ashtosh Gowariker
Dossier pédagogique conçu par Edith Yildisogly
Professeure documentaliste
Sommaire
Introduction
Comment Bollywood fait son cinéma
Le film : Lagaan
Objets d'étude et analyses
Le personnage collectif
Une séquence à la loupe : la chasse
Le regard
Les danses
Ressources documentaires
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Introduction
« La couleur, les chansons (six ou sept) chantées par des voix connues et aimées, les danses
exécutées en solo ou en groupe (plus elles sont frénétiques mieux c'est) ; une « mauvaise » fille et une
fille « vertueuse », idem pour les garçons, et une histoire d'amour (sans baisers). Des larmes, des
rires tonitruants, des bagarres, des poursuites, du mélodrame et des personnages campés dans un
vide social absolu. Le tout dans des décors de studios ou des contrées de rêve (Cachemire, Goa) ou
« exotiques » (Paris, Londres Tokyo...). Sur trois films hindis, vous trouverez tous ces ingrédients
dans au moins deux d'entre eux. »
C'est ainsi que Satyajit Ray, cinéaste représentant du cinéma d'auteur indien, décrivait ce
cinéma chantant et haut en couleur, mal connu en Europe occidentale où il est considéré avec une
certaine condescendance : histoires tirées par les cheveux, situations stéréotypées, jeu outré, chansons
et danses omniprésentes voire envahissantes, longueurs, conformisme des formes, lourdeur des
ficelles trop visibles...
Or pour goûter l'intérêt et la saveur de ce type de films, il faut peut-être oublier les critères de
jugement occidentaux et accepter de changer son regard. C'est la condition pour comprendre la
spécificité de ce cinéma qui, parce qu'il a une vocation « commerciale » s'articule parfaitement avec
la société indienne, avec laquelle il est intimement connecté, culturellement et économiquement.
Dans le film dont il est question ici, Lagaan, on trouve un excellent compromis entre
l'intention d'auteur (faire un film historique, un film à idée, à rebours de la mode, avec une maîtrise
éprouvée et consciente de l'art cinématographique) et la construction du spectacle total qui répond au
goût du public populaire indien.
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Comment Bollywood fait son cinéma
1. Origines et succès du cinéma indien
Le cinéma a obtenu un succès fulgurant en Inde, dès les premières projections des vues des
frères Lumière en 1896, et a très vite cherché à inventer ses propres formes.
Image et hindouisme
Le rapport à l'image est naturel et fort dans la culture
indienne où on adore des icônes, des statues représentant
les divinités. Chacun connaît l'histoire des héros des grands
récits mythologiques hindous (la population est hindoue à
83%). Le Râmâyana, un des textes fondateurs de
l'hindouisme, est une véritable grande aventure avec héros,
histoires d'amour (éternel), haines et amitiés (tout aussi
éternelles), monstres, combats contre des adversaires de
plus en plus puissants au cours du récit, avec des armes
qu'il suffit de convoquer pour les obtenir et qu'on a obtenu
par des vertus et des épreuves, comme dans un jeu vidéo.
L'image codifiée de ces héros dans les icônes et les statues,
est vénérée par des offrandes et il est arrivé que certains
fans indiens en déposent au pied d'une affiche de film.
Les héros de ces récits fondateurs sont toujours des
émanations de dieux qui sont eux-mêmes l'expression d'un
principe divin qui les dépasse et les englobe. Le monde est
un tout qui se divise dans les naissances et se réunit dans la
mort pour préparer un nouveau cycle de naissance et de
mort. Le héros mythologique est donc un « avatar », tel
Krishna, incarnation de Vishnou, venu rétablir un ordre
naturel des choses, le dharma, qui a été dérangé. Krishna
redouble le dieu qu'il incarne, il est une forme d'expression de ce dieu.
Dans un autre récit fondateur connu de tous, le Mahâbâratha, la princesse Draupadi se voit
contrainte d'épouser cinq frères en même temps, situation hautement immorale pour un Indien. Mais,
comme l'a démontré Georges Dumézil dans Mythe et épopée où il examine ce récit, ces cinq frères
sont issus du même principe divin dont ils sont l'incarnation et représentent chacun l'un des traits ou
des principes de ce dieu. Ils sont un. La situation de Draupadi est donc moralement acceptable.
On retrouve les grands traits de cette mythologie dans tous ces films populaires et Lagaan ne
fait pas exception : l'exaltation de l'amitié fraternelle et fidèle qui soude les hommes les uns aux
autres de sorte qu'ils ne fassent qu'un, l'amour éternel qui trouve sa source dans l'enfance (c'est à dire
dans l'accord des familles) et que les épreuves ne font que renforcer, la position sacrée de la mère,
aimante et sacrificielle, le respect de ce qui ressemble à une autorité paternelle (toute défaillance de
cette autorité étant cause de catastrophe comme on le voit dans Lagaan où la faiblesse du Rajah met
en péril le dharma - ce qui est peut-être la cause de la sécheresse, car la pluie tombe aussitôt après la
victoire des Indiens), la lutte du bien contre le mal.
Plus intéressant encore : les héros sont des incarnations, des doubles
représentatifs. Ils ont donc valeur de symbole : ils représentent. Et cette
valeur symbolique et représentative des personnages se retrouve aussi dans
les films hindis, qui manient des codes connus de tous et ne visent pas au
réalisme comme le cinéma occidental. Dans Lagaan, Bhuvan est un Krishna
venu rétablir le bon ordre des choses et Gauri est sa Radha, l'amante de
Krishna. Ils sont l'âme du peuple indien, qui réveille son courage et le
galvanise pour l'amener à se libérer.
Les conditions étaient idéales pour favoriser l'émergence rapide et forte
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du cinéma en Inde, mais aussi d'un « star system » qui a vite égalé puis dépassé l'ampleur de celui
d'Hollywood, certaines stars comme Amitabh Bachchan étant traitée comme des quasi divinités.
Quand il se blesse grièvement sur le tournage de Coolie en 2008, la nouvelle est perçue comme un
drame national, on prie dans les temples, on offre des sacrifices pour demander sa survie, une foule
se presse aux portes de l'hôpital pour avoir de ses nouvelles. Et dans le film, le plan où Amitabh
Bachchan est signalé au spectateur.
Théâtre folklorique
Une tradition de théâtre folklorique était très vivace dans tout le pays (avec des formes
régionales), où ces mythes fondateurs hindous étaient représentés. Le cinéma s'est très naturellement
inscrit dans la continuité de cette tradition.
Ce théâtre était en récit, en danse et en chant. Le récit était chanté et mimé dans des danses
évocatrices où toutes les poses du corps et les traits de visage, très mobiles, avaient valeur expressive.
Cette tradition du mime explique aussi la très forte expressivité des visages dans le cinéma hindi, qui
peut paraître outrée à un occidental. Le danseur ou la danseuse pouvait prendre des poses qui
rappelaient la représentation statuaire traditionnelle d'un dieu, des codes limpides pour les Indiens.
Dans la troisième danse du film Lagaan, celle de la fête de Krishna, certaines poses évoquent ces
postures divines et renforcent l'identification Krishna-Radha / Bhuvan-Gauri.
On peut avoir un aperçu de ce théâtre traditionnel dans Le Salon de Musique de Satyajit Ray
(1958), où un mélomane se ruine en finançant des concerts qu'il donne dans son salon pour lui-même
et ses amis. Dans l'un de ces concerts, le troisième, une jeune danseuse mime d'une manière très
explicite, avec les mains, le visage, les positions du corps, un récit dont on devine presque la teneur,
malgré le manque de codes de référence. Autre moyen de se convaincre de la valeur expressive très
forte des corps et des visages : regarder un film hindi en VO non sous-titré, il est étonnamment
compréhensible tant les émotions sont limpides (mais pas forcément simplistes comme on le verra
dans Lagaan, et, comme on le verra aussi plus loin, cette forme d'expression n'est pas une faiblesse
mais une véritable esthétique).
Toutes les conditions étaient donc réunies pour que le cinéma rencontre un rapide engouement
et pour que la culture indienne s'en empare et devienne la première industrie cinématographique au
monde. Bollywood, c'est à dire l'industrie cinématographique de Bombay, produit environ 800 films
par an et 150 millions d'Indiens fréquentent les salles de cinéma une fois par semaine).
2. Cinéma et indépendance
Le cinéma indien s'est développé dans le contexte de la colonisation anglaise et cette
colonisation, paradoxalement, a favorisé son épanouissement.
Une fois le premier émerveillement passé, les premiers spectateurs indiens ressentent
rapidement une insatisfaction par rapport aux vues et aux films qui leur sont présentés. L'écart
culturel est trop important, ils ne se reconnaissent pas dans les codes et l'esthétique des films
majoritairement américains. Le désir d'un cinéma national est très fort dans ce public et va très vite
susciter le désir de créations locales. Ce rejet d'une culture qui les heurte, cet attachement fier à la
culture du pays se perçoit dans Lagaan où le méchant Capitaine Russell, loin d'être une simple
caricature, « incarne » l'incompréhension et le mépris dont leur culture a fait l'objet de la part des
Anglais pendant la période coloniale : quand il veut forcer le Rajah, pieux végétarien, à manger de la
viande, il renvoie le spectateur indien à des épisodes comme celui de la guerre des Cipayes.
L'incident qui avait mis le feu aux poudres était le fait d'avoir persisté à vouloir imposer aux soldats
indiens des munitions graissées au suif de bœuf et de porc, et dont il fallait ouvrir l'emballage avec
les dents. Ce mépris des interdits religieux hindous et musulmans, avait provoqué une révolte qui
avait jeté à bas la puissante Compagnie anglaise des Indes orientales. A la suite de cette rébellion, la
Couronne britannique retira la gouvernance de l'Inde à la Compagnie et plaça l'Inde sous son
administration directe.
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Paradoxalement cet effort de création nationale va être encouragé par l'administration anglaise
victorienne, qui s'inquiétait de l'image morale désastreuse que le cinéma hollywoodien donnait des
Occidentaux. Un effort encadré toutefois par l'exercice d'une censure morale : pas de baiser par
exemple, pas d'acte sexuel, règles toujours en vigueur aujourd'hui, qui sont contournées dans le
symbolisme évocateur de certaines scènes de danse où la consommation de l'acte sexuel peut être
suggérée, comme dans la quatrième danse de Lagaan.
Les premières créations indiennes vont s'inscrire dans la tradition du théâtre et mettre en scène
des textes fondateurs. Mais, très vite, un cinéma plus en phase avec l'actualité apparaît, les sujets
sociaux sont très prisés : condition des femmes, inégalités sociales,... Le cinéma indien d'avant
l'indépendance est majoritairement humaniste et va contribuer par son caractère réflexif à forger un
sentiment d'identité nationale et à fédérer les mentalités empreintes de régionalisme d'un peuple
largement analphabète et multilingue autour du sentiment d'appartenir à un seul peuple.
Ce cinéma n'était pas seulement humaniste et s'est emparé de tous les genres présents dans les
autres cinémas, avec quelques formes spécifiquement indiennes comme les féeries exotiques tirées de
l'histoire moghole.
Très vite, comme aux Etats-Unis, les sociétés de production se concentrent et trois grands
centres de production émergent : le cinéma de Bombay, celui de Calcutta et le cinéma tamoul de
Madras, trois régions marquées par une tradition de théâtre extrêmement forte, ceci n'étant bien sûr
pas un hasard.
A partir des années 60, années qui voient l'exode rural exploser et la population des grandes
villes comme Calcutta et Bombay quasiment doubler, cet engouement pour les sujets sociaux décline
et le goût du public se tourne peu à peu vers le divertissement : féeries musicales et exotiques ou
films qui évoquent une urbanisation violente.... Cependant même dans ces films violents, les valeurs
indiennes restent présentes (les liens familiaux, la vénération de la mère, la hiérarchie sociale) Aruna
Vasudev, critique de cinéma indienne, décrit la dominante de ces productions : « des romances
absurdes truffées de chants et de danses tournées en contes moraux, validant les valeurs
profondément indiennes qui prônent une vie pauvre et vertueuse, tandis que les citadins riches sont
perçus comme des égoïstes occidentalisés et des matérialistes invétérés. Peu à peu émerge l'idée du
film « masala » (du nom d'un mélange d'épices), c'est à dire du film qui, en apportant tous les plaisirs
(musique, récit, danse, dimension morale, bagarres,...) contentera le plus grand nombre de spectateurs
possibles, toutes castes confondues, c'est l'idée d'un spectacle total.... On cherche une sorte de
formule idéale, qui apportera le plaisir le plus complet au spectateur et concernera le public le plus
large possible ».
Parallèlement, un autre cinéma émerge, plus proche de l'esthétique occidentale et influencée
par elle (notamment par le néoréalisme italien), qui réfléchit sur les formes et veut se démarquer de
ces figures imposées. Un clivage se crée entre un cinéma populaire et un cinéma d'auteur représenté
par des réalisateurs comme Satyajit Ray ou Guru Dutt, qui suscite le mouvement du Nouveau
Cinéma indien, mouvement initié par une décision gouvernementale et
non par une rébellion d'auteurs indépendants. De même que la France,
l'Inde a bénéficié d'une forte volonté gouvernementale de soutenir une
production nationale de qualité en créant une Ecole de Cinéma, une
cinémathèque nationale et un organisme de financement. Cette initiative
gouvernementale a suscité l'émergence d'un cinéma qui a cherché à
élaborer ses propres formes, à partir d'une compréhension théorique du
cinéma, renonçant aux danses et aux chants, construisant des narrations à
structure cohérente. Ce cinéma n'a pas obtenu l'aval du public indien et
reste marginal. Il est plus présent dans les festivals que dans les salles de
cinéma, mais il a rencontré de grands succès critiques.
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3. Cinéma et identité nationale
Dépasser les divisions
La société indienne est une société très hiérarchique et divise sa population en castes, les
brahmanes tout en haut (érudits, religieux, professeurs) qui n'ont pas vocation à s'enrichir mais sont
censés posséder le plus haut degré d'élévation spirituelle (57 % des brahmanes vivent en dessous du
seuil de pauvreté). Viennent ensuite les kshatriyas, guerriers, hommes politiques. Suivent encore en
dessous les vaishya (artisans, commerçants, agriculteurs, bergers, ceux qui produisent) enfin les
sudra, serviteurs de tous les autres. Les Intouchables sont encore en dessous et ont en charge les
tâches les plus rebutantes. La discrimination selon les castes a été combattue dès le milieu du XIXe
siècle, pas seulement par les Anglais. Les injustices liées à cette organisation de la société ont été
dénoncées très tôt dans le cinéma. (Voir à cet égard Tonnerres lointains de Satyajit Ray (1975) où
un couple de brahmanes d'abord respecté et nourri par la population se trouve en difficulté en période
de famine et se voit contraint d'affronter les tabous de sa caste).
Mais ce n'est pas la seule division. Il existe aussi des « castes professionnelles ». Et puis bien
sûr, il y a celles qui reposent sur les religions (hindouisme, islam, religions jaïne et sikhe,
zoroastrisme, christianisme,...). L'hindouisme et l'islam, les deux religions les plus représentées, sont
celles dont la cohabitation reste la plus conflictuelle. La peur des musulmans minoritaires de se voir
culturellement et politiquement noyés dans la nouvelle Inde indépendante de 1947 va déboucher sur
une scission de l'Inde (la Partition) et la création du Pakistan musulman. Les déplacements de
population ont donné lieu à des massacres quand les deux populations se sont croisées, provoquant la
mort de centaines de milliers de personnes.
A ce titre, l'entente entre musulmans et hindous, quand elle est évoquée dans les films indiens
(et elle l'est très souvent), n'est jamais un détail anodin. Et le fait de toucher un intouchable a une
signification dont la force risque d'échapper au spectateur occidental : on entend le bruit de la main
de Bhuvan qui s'abat sur l'intouchable, il répète son geste et ce geste provoque un frémissement dans
le groupe et manque de le dissoudre. La démarche de Bhuvan s'inscrit totalement dans la philosophie
de Gandhi qui exhortait ses compatriotes à l'union et à dépasser ces inégalités et ces divisions.
Cinéma national
Le succès phénoménal de ce cinéma en Inde, mais aussi dans bien d'autres parties du monde,
comme l'Afrique du Sud, est impressionnant. Il rassemble un grand nombre de personnes autour d'un
spectacle commun dont le retentissement populaire est énorme. Les chansons, reprises par tous, sont
vendues et amortissent à elles seules le coût du film, les costumes sont copiés par les tailleurs et
certaines positions immobiles dans les danses sont destinées à les mettre en valeur.
Les films projetés dans de très grandes salles ne sont pas regardés dans le silence, le public
exprime bruyamment son ressenti. Les lieux du film sont choisis pour le plaisir du spectateur : le
village originel fantasmé, lieu idéalisé des traditions préservées, le lieu exotique (Paris, Londres, …),
ou le lieu de tous les jours, celui qui va créer un effet immersif intense (tourner par exemple une
scène dans un des grands cinémas de Calcutta, enivrante mise en abyme pour le spectateur qui
visionne le film dans cette salle). Le plaisir des couleurs aussi, importantes en Inde qui leur dédie une
fête annuelle, est renforcé par de puissants effets de lumière destinés à compenser la grisaille due à la
poussière des écrans.
Le film masala est une célébration jouissive et collective, de même que l'étaient les
projections des films burlesques américains au début du XXème siècle. Cette dimension collective,
très importante, se retrouve souvent dans la thématique du film où la foule et le groupe sont très
présents, mais aussi au niveau de la création du film, de sa fabrication. Et c'est peut-être la
caractéristique la plus étonnante et la plus intéressante de ce cinéma.
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4. La fabrication d'un film à Bollywood
Emmanuel Grimaud, anthropologue et chercheur au CNRS, a passé plusieurs années à
Bombay et travaillé comme assistant d'un cinéaste indien. Il raconte dans Bollywood Film Studio son
expérience de la réalisation bollywoodienne.
Statut du scénariste
Contrairement au cinéma européen, le cinéma bollywoodien ne considère pas le scénario
comme la base du travail de réalisation. Le projet d'un film ne naît pas de l'écriture d'un récit
filmique, il ne se construit pas autour d'une « bible », mais se fabrique, se pense et se modifie au fur
et à mesure du tournage. C'est sur d'autres bases que le producteur prendra sa décision de financer ou
non le film : sur le choix d'une star, d'une musique et de chansons, d'un chorégraphe (le chorégraphe
est le deuxième personnage important après le réalisateur), c'est à dire autour de ce qui fera la
rentabilité du film : la chanson, la danse en costumes, le prestige de la star.
Le scénariste doit construire une histoire qui tienne compte de ces données préalables. Son
scénario, jamais définitif, est constamment remanié au fil du tournage auquel il doit assister du début
jusqu'à la fin pour rectifier le script en fonction des multiples déconvenues, modifications,
changements multiples qui ne manqueront pas de se produire : défection d'une star, problème
d'accessoire...
Le scénariste n'a pas le statut d'auteur dont il bénéficie en Europe, on ne lui demande pas
d'être original, mais plutôt d'être un habile artisan, de faire quelque chose de bien avec la matière
qu'on lui fournit. Selon Grimaud, la consigne qui lui est donné est souvent de faire un film « à la
manière de » : « Fais quelque chose à la manière de tel ou tel film. Tu ne l'as pas vu ? Regarde-le et
fais-nous un truc dans ce goût-là. » La notion de plagiat serait déplacée, le plaisir de la
reconnaissance est très fort dans ce cinéma : reconnaître le canevas mythologique, le canevas
cinématographique, fait partie du plaisir du spectateur pour qui l'aspect référentiel et hypertextuel est
très important.
On est tout étonné par exemple de retrouver le western spaghetti, et plus précisément Il était
une fois dans l'Ouest, dans le célébrissime (cultissime et pour une fois le terme n'est pas galvaudé)
Sholay de Ramesh Sippy (1975). Ce film est pourtant terriblement indien...
La notion de création dans ce cinéma ne se situe pas dans l'originalité mais dans la recherche
constante d'une formule efficace, sorte de pierre philosophale cinématographique du spectacle total.
Une création collective
Peu d'individualisme dans ce cinéma qui est une création collective à plusieurs titres.
Au cours d'une séance collective de travail, la story session, certainement le moment
fondateur du film, le scénariste expose le projet devant les différents intervenants du film qui vont
donner leur sentiment et exprimer leurs propres attentes. Toutes ces discussions aboutissent à une
forme de consensus qui va donner lieu à une première refonte du scénario. Cette story session va
servir de référence. Et le réalisateur aura en charge la responsabilité de faire en sorte que le projet y
réponde du mieux possible malgré toutes les embûches matérielles.
Difficile et éprouvant travail que celui du réalisateur bollywoodien. La négociation, pratique
très appréciée en Inde, est au cœur de tous les choix esthétiques. Selon Emmanuel Grimaud, l'artisan
en charge des costumes ou de la confection des accessoires aura tendance à ne pas suivre des
directives directes, mais à faire comme il sent, en fonction du projet, puis à rectifier, à plusieurs
reprises, en fonction des remarques du réalisateur, jusqu'à obtention d'un consensus entre les deux.
C'est à dire que le réalisateur n'obtient jamais ou presque ce qu'il avait en tête et il doit faire avec.
Le rôle du costumier n'est pas négligeable, il sait que les costumes qu'il va mettre au point
seront copiés par les tailleurs du pays, que le plaisir du costume est un des plus importants. Il est en
position de négocier. C'est vrai aussi pour le chansonnier, l'accessoiriste,...
Le tournage
Le tournage en lui-même semble être une gageure quotidienne. Selon Emmanuel Grimaud,
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obtenir que les décors soient montés le jour prévu, que les accessoires attendus soient disponibles,
etc... tout cela est compliqué par un manque de ponctualité récurrent. Il ne s'agit pas pour autant de
manque de professionnalisme mais d'une culture différente du temps. Une chose est achevée quand
elle est arrivée à son terme, et non pas en fonction de l'heure prévue. Les spectacles vivants en Inde,
par exemple, durent jusqu'à ce que l'artiste ait le sentiment d'être arrivé au bout.
Par ailleurs, le nombre très important de personnes impliquées fait qu'il faut fendre la foule en
permanence et s'imposer pour arriver du point A au point B, dit Grimaud.
Chaos ?
Il semble ressortir de tout cela (le livre de Grimaud foisonne de données passionnantes qu'il
serait trop long d'énumérer dans le cadre de ce dossier) une impression de chaos. Mais ce qu'on
devrait noter, en faisant l'effort de s'écarter un peu de nos références cartésiennes françaises, est
plutôt l'idée de la création collective, du film comme expression d'une réalité économique et
culturelle, d'un consensus en formation, work in progress à remettre constamment sur le métier
jusqu'au clap final. Le film populaire bollywoodien est plus qu'aucun autre l'expression d'une rêverie
sociale, et donc des espérances d'une société.
Les espaces dans ces films sont vides et grandioses, comme aucune ville indienne ne l'est
jamais. Les valeurs affirmées à coups de massue sont l'expression d'un point de référence qui perdure
(le village traditionnel, le respect des parents, l'amour éternel,...) mais que la réalité indienne des
villes surpeuplées malmène. L'histoire se termine bien, le plus souvent, au moins pour l'essentiel, le
mal est circonscrit, du moins clairement identifiable. Mais ce qui est constamment et fortement
affirmé dans ces films est un fort et tenace optimisme, un dynamisme et un appétit de vivre
roboratifs, pour peu qu'on accepte de s'y abandonner.
Le film : Lagaan
Lagaan est un film de Ashutosh Gowariker, dont il est le film le
plus remarqué. Ashutosh Gowariker a été acteur avant de passer à
la réalisation. Il a notamment joué dans le cinéma engagé du « New
cinéma » indien. Lagaan est sorti en 2001 et a été produit par
Aamir Khan qui joue le rôle de Bhuvan dans le film. Gowariker a
eu du mal à trouver un producteur pour son film, le genre historique
à costume étant peu prisé. Un célèbre producteur lui a déclaré qu'il
était prêt à le soutenir s'il acceptait de glisser une scène de meurtre
à la fin du match de cricket (ce qui signifie que dans le cas de
Lagaan, le scénario était préalablement écrit ou du moins pensé
dans ses grandes lignes).
Aamir Khan, un des acteurs les plus appréciés en Inde, est issu d'une
famille musulmane. Acteur de composition, il est capable de
modifier son apparence et de jouer des rôles très divers. Peu
mondain, il se fait discret et privilégie le choix de films engagés.
Le film est le récit d'une lutte de paysans menacés de famine par
une taxe injuste imposée par le capitaine anglais qui administre leur
province. Celui-ci les met au défi de remporter un match de cricket.
S'ils remportent ce match, ils sont délivrés de la taxe, dans le cas
contraire, ils devront payer le triple, ce qui plongerait toute la région
dans la misère la plus noire. Il n'est donc pas question de perdre ce
match.
Ce film se veut l'expression de toutes les luttes non-violentes
contre l'oppression d'un peuple par un autre et a rencontré un grand
succès en Afrique du Sud.
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Musique et chanson
Ashutosh Gowariker a voulu se démarquer de la vogue des musiques occidentalisantes en
sollicitant la collaboration d'Allah Rakha Rahman, le plus prestigieux des compositeurs de musique
indiens, l'un de ceux qui a accompagné le célèbre et regretté chanteur pakistanais Nusrat Fateh Ali
Khan. Allah Rakha Rahman a étudié la musique classique à Oxford. Pour ce film il a mêlé la musique
classique indienne avec certains accents de jazz, de la musique folklorique indienne et parfois des
thèmes inspirés de Mozart.
Javed Akhtar, le parolier, est le fils d'un grand poète de langue ourdoue (langue des
musulmans indiens). Scénariste et poète, il a reçu plusieurs prix de la meilleure chanson et a été
décoré pour sa contribution à la littérature indienne. Dans le film Lagaan, il a incorporé des traces de
dialectes locaux dans les textes et a cherché à développé une poésie « rurale et cosmique ».
Contexte : les prémisses de la lutte pour l'indépendance
Dans ce film, Gowariker effectue un retour aux sources de ce qui a fait l'unité indienne et qui
a mené à sa libération et son indépendance. C'est une sorte de célébration commémorative des
qualités et des valeurs indiennes que défendait Gandhi, dont la philosophie est largement représentée
ici : affirmation de l'importance de la foi et du courage, tolérance religieuse, lutte contre le statut
inique des intouchables, végétarisme, résistance non-violente contre l'oppression, plaidoyer pour
l'union et le rassemblement et la construction d'une société autogérée et fraternelle, sans maître.
Le scénario de Lagaan évoque les révoltes contre les taxes injustes qui reviennent
régulièrement dans l'histoire de l'Inde et pas seulement pendant la colonisation. Et l'idée de la famine
est très présente dans les mémoires. Celle de 1943 évoquée dans Tonnerres lointains a provoqué des
millions de morts.
La brutalité de Russell est à peine caricaturale quand on considère l'histoire de la colonisation
anglaise, particulièrement brutale sous l'administration de la Compagnie anglaise des Indes
orientales. La Couronne britannique qui a pris en main l'administration directe du pays après la
Révolte des Cipayes de 1857 s'est avérée plus souple et plus respectueuse des usages locaux. On
observe cette distinction dans Lagaan, où un hommage est rendu au fair play anglais pendant le
match de cricket lors duquel les arbitres veillent à ce que les règles soient strictement respectées et où
les beaux coups des Indiens sont salués et applaudis par les Anglais.
Le match de cricket repose aussi sur une base historique. Il représente un héritage de la
colonisation anglaise que les Indiens n'ont pas renié. Les premières compétitions apparaissent à la fin
du XIXe siècle, la première compétition anglo-indienne a lieu en 1893 (l'année du récit). Mais c'est
seulement après l'indépendance, en 1952, que l'Inde remporte son premier match contre l'Angleterre à
Madras. L'un des joueurs, Pankaj Roy déclare alors : « la victoire contre ceux qui étaient nos maîtres
encore cinq ans plus tôt a revêtu un sens spécial. » la première victoire internationale a été remportée
en 1968. Ce sport est aujourd'hui l'objet d'un grand engouement en Inde.
Ainsi le canevas mythologique sur lequel repose le film se double d'un canevas historique. La
république indienne se raconte sa propre histoire fondatrice : Once upon in India. Le cinéma inspiré
du mythe fabrique du mythe.
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Objet d'études et analyses
Les séquences d'exposition
Comme dans le récit théâtral, la scène d'exposition est primordiale. Elle donne le ton du récit,
met en place les personnages et les conflits latents. L'exposition ici est le lieu où s'exprime trois
grandes figures du cinéma hindi : le personnage collectif, le groupe, dont l'individu émane, la lutte
symbolique et manichéenne qui se met en place et va faire de Bhuvan le héros (héraut?) de son
peuple, l'amour éternel (mais toujours contrarié) qui ancre le récit dans la tradition mythologique. Et
la façon dont tout cela s'inscrit dans un ordre du monde.
1. Première séquence d'exposition : le personnage collectif
L'exposition des lieux et des personnages se conduit par étapes. Le premier personnage qui
apparaît est le personnage collectif du village : une enfilade de personnages connectés les uns aux
autres, présentés les uns après les autres, par une caméra fluide, dans un rythme soutenu qui rappelle
une ronde.
L'idée de personnage collectif est très importante dans le film où on montre régulièrement le
comportement du groupe : le groupe réagissant à un discours, le groupe dubitatif, le groupe en liesse.
Ce sont des suites de plans sur les visages révélant une émotion identique, des mouvements
panoramiques ou des sauts de plan à plan sur des visages portant des expressions identiques. Des
plans généraux montrant des mouvements de foule, des marches épaule à épaule. Des plans de
groupe où Bhuvan est montré comme partie intégrante d'un tout, puis peu à peu partie émergente de
ce tout. La représentation du groupe s'exprime souvent par l'image du cercle ou de la courbe
(déplacement sinueux des villageois indiens venus assister au match alors que les Anglais sont
alignés sur des chaises, immobiles et à distance les uns des autres). De manière générale les
déplacements et les positions des Anglais sont représentés par des lignes droites (celle qu'on voit au
centre du terrain circulaire de cricket ?).
L'idée du groupe est associée cinématographiquement à la culture indienne et s'oppose à ce
qu'on perçoit à l'image comme une culture occidentale de l'individu. Pour bien en prendre la mesure
il faut être attentif aux arrière-plans dans les plans qui représentent Bhuvan et les comparer avec les
plans qui représentent Russell. Le premier est souvent « icôniquement » en contact avec sa tribu, le
deuxième est entouré de vide (d'autant qu'il s'isole peu à peu dans son propre camp). L'idée plane que
l'individu seul court à l'échec et que l'union permet la victoire.
Quand Elizabeth aperçoit Bhuvan et ses compagnons qui observent le match de cricket, c'est
lui seul qu'elle voit et quand elle demande son nom, le serviteur Ram Singh traduit le «comment
s'appelle-t-il ? » par « elle demande vos noms à tous ». Il fait cette traduction par souci des
convenances, pour masquer le sentiment qui vient d'échapper à Elizabeth, mais cette traduction peut
aussi être entendue dans cette optique. Elizabeth va conseiller l'équipe par amour pour Bhuvan. A
l'inverse Bhuvan se rapproche d'elle dans l'intérêt du groupe, du moins officiellement.
Le premier personnage du village est la mère de Bhuvan, on la voit en plongée totale, dressée
entre ciel et terre. Ces trois éléments apparaissent dans cet ordre : la terre en plongée totale, sèche,
craquelée ; la mère, écrasée par une plongée totale, qui scrute le ciel ; le ciel qui n'annonce aucune
pluie. Le fait qu'elle soit le premier personnage n'est pas anodin. La mère est un personnage très
important dans les films bollywoodiens, elle dispose d'une aura quasi sacrée, la mère veuve plus
encore. L'importance de son rôle ici est soulignée par sa position presque poétique, entre ciel et terre,
mais aussi par le fait qu'elle envoie Hari Bhai chercher Bhuvan et que c'est au moment où Bhuvan
aura cette information que les séquences d'exposition se termineront. Et c'est par sa prière dans la
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dernière chanson du film que les joueurs trouveront la dernière énergie pour gagner, alors qu'ils sont
au comble du désespoir. Elle impulse le début et la fin, le lien entre la terre et le ciel.
Puis le mouvement s'enclenche : en arrière-plan, derrière la mère de Bhuvan, Hari Bhai
apparaît derrière une haie. Il l'appelle « mère », elle l'appelle Hari Bhai. Bhai est un titre moins
déférent qui indique simplement qu'ils ont le même âge, sans notion de respect particulier. Un bruit
de poules et des cris attirent l'attention sur Bhura et Goli, deux villageois qui s'entendent « comme
chien et chat ». (Un plan où on voit Hari Bhai intervenir pour les calmer, montre la distance qui les
sépare : une grosse haie de broussaille qui occupe la moitié de la largeur du champ et les relègue sur
les côtés, figurant la désunion entre les frères et le besoin d'un intercesseur.)
Un bruit lointain de troupe attire les enfants de Goli, qui écoutaient la dispute, et la caméra les
suit jusqu'au cœur du village où passe un défilé rectiligne de cipayes, puis montre les villageois qui
assistent à ce défilé. C'est l'occasion d'une série de plans sur plusieurs personnalités qu'on retrouvera
par la suite : un forgeron au visage hostile qui trempe une lame dans l'eau froide, un potier. On
s'arrête sur un gros plan de Guran, le diseur de bonne aventure au regard un peu fou, qui maudit les
Anglais entre ses dents. Puis la caméra glisse vers les mains de Gauri et jusqu'à son beau visage.
Gauri est la fiancée de Bhuvan, à qui Guran était en train de prédire l'avenir.
Un appel les interrompt : Gauri est interpellée par Hari, qu'elle appelle Hari Kaka (oncle).
Ils sont rejoint par Lakha, le fils de Hari et le futur traître, qui exprime un désir menaçant
envers Gauri. (La dimension du viol est très souvent présente dans les films indiens et correspond à
une réalité. Beaucoup de viols en Inde et beaucoup de viols impunis).
Gauri, pour se débarrasser de l'insistance de Lakha, appelle son père, Isar Chacha, qui apparaît
en arrière-plan par un changement de focale.
Enfin Gauri part à la recherche de Bhuvan et met fin à cette série de présentations très brèves
mais étroitement connectées entre elles dans un mouvement fluide. En 5'20'', l'ensemble d'un village
et des conflits qui l'animent a été exposé.
A plusieurs reprises cette façon de filmer le groupe est reprise dans le film.
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2. Une séquence à la loupe : la séquence de la chasse
La deuxième séquence d'exposition nous fait quitter le village nourricier et nous déplace dans
la forêt plus inquiétante. Elle met en place les deux principaux protagonistes de l'histoire : Bhuvan, le
villageois rebelle et le capitaine Russell. C'est dans cette séquence que le conflit va se mettre en place
et constituera le fil directeur du film. Elle dure 3'40''. Ce qui est intéressant dans cette séquence, c'est
la façon dont on pose la relation de ces deux personnages par le jeu complexe des déplacements dans
l'espace.
Elle commence par une suite de 7 plans en champ contre-champ, centrée sur Bhuvan et les
chevreuils.
Plans 1 et 2 : exposition
La séquence s'ouvre sur un plan large coupé horizontalement : dans la partie haute, le ciel ;
dans la partie basse, le haut d'une forêt dont certaines cimes d'arbre qui émergent semblent se mêler
au ciel. Un mouvement de caméra descendant va suivre la courbe des branches d'un arbre et se
rapprocher vers le sol en resserrant le plan pour s'arrêter sur le visage en gros plan de Bhuvan, tapi au
sol aux aguets. On glisse donc, par un jeu de caméra, d'un lieu large à un lieu étroit, par la continuité
de l'arbre : harmonie entre le haut et le bas, macrocosme en harmonie avec le microcosme, ce rapport
à la nature et au monde sera tout au long du film ce qui caractérise le héros. Il représente l'émanation
d'un ordre naturel des choses. Un être qui a vocation à rétablir le dharma.
Le son relaie cet effet : au début du plan on entend des cris d'oiseaux de proie qui résonnent,
puis en descendant ceux d'un oiseau des forêts, jusqu'à ce qu'on discerne peu à peu le bruit intime et
de plus en plus fort de la respiration de Bhuvan, essoufflé et concentré.
Bhuvan immobile regarde droit devant lui, le bruit de sa respiration et l'intensité de son regard
témoignent d'une concentration extrême. Il est entièrement absorbé par ce qu'il voit et nous ignorons
tout de ce qu'il regarde, ce qui ajoute à cette tension. C'est le plan 2 qui révélera le contre-champ, ce
qui se trouve en face et que regarde Bhuvan : un couple de chevreuils. La continuité sonore entre les
deux plans (on entend la respiration de Bhuvan sur le plan 2) permet d'identifier les chevreuils
comme étant la cible du regard de Bhuvan.
Champ contre-champ et suspens
L'alternance de plans en champ contre-champ se poursuit ensuite. Les plans de plus en plus
courts rendent l'augmentation de la tension. Le moment où il va jeter son caillou (dont on ne voit pas
bien à quoi il va servir) approche, il compte : « un », « deux », un plan pour chaque chiffre en
alternance avec un plan sur la cible.
Du point de vue de la construction narrative, le fait que le spectateur ignore les intentions de
Bhuvan ajoute une dimension supplémentaire au suspens. Les plans serrés sur les personnages
(Bhuvan, les chevreuils) ne permettent pas d'avoir une idée claire de la situation. L'attention de
Bhuvan est absorbée par ce face à face et il ne voit rien d'autre.
Plan 8 et 9 : filmer une course, le déplacement dans l'espace
Le plan 8, extrêmement court (moins d'une seconde), juxtapose avec force les deux bruits et
les deux impacts : le caillou jeté (qui a fait fuir les chevreuils) et la balle qui visaient ces chevreuils.
La juxtaposition des deux gestes (tirer la balle, jeter le caillou) permet de donner une dimension forte
au jet du caillou : c'est un acte de lutte. Le caillou était bien une arme.
La véritable cible de Bhuvan apparaît dans le plan 9 : le capitaine Russell dont on entend
d'abord le cri du dépit, aussitôt le coup tiré : « Raté ! » Le mot retentit dans le plan 9, sur le visage
satisfait et vindicatif de Bhuvan dont a maintenant compris les intentions. Le chevreuil est l'enjeu
d'une lutte entre deux personnages inégalement armés, dont l'un pratique la violence et l'autre la
réponse non-violente préconisée par Gandhi (prendre de manière non-violente les Anglais à leur
propre jeu). Le fait que le chevreuil soit l'enjeu a un autre sens : les Indiens ici sont végétariens.
Bhuvan lutte pour défendre une culture et une tradition que le capitaine Russell est en train de
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bafouer (et qu'il continuera de bafouer dans la séquence suivante en cherchant à forcer le Rajah
végétarien à manger de la viande).
On ne quitte pas le point de vue de Bhuvan : le capitaine Russell est filmé en plan subjectif, à
travers le feuillage où son adversaire secret se cache. Et par les gros plans sur son visage, on décode
son ressenti (toujours assez explicite dans le cinéma indien) : rage, envie de revanche, excitation de la
compétition, … des particularités qui le mèneront à la victoire finale.
Cette alternance de plans et cet effet de superposition vont se continuer dans tout le reste de la
séquence. Mais cette fois il ne s'agit plus d'un face à face entre Bhuvan et le chevreuil. Ce sont
maintenant le capitaine Russell et Bhuvan qui sont mis en regard, par le jeu des alternances de plans,
quand ils se dirigent ensemble vers la même cible. Par ailleurs, au fil de la séquence, Bhuvan en
s'interposant prend la place du chevreuil et va devenir la nouvelle cible du Capitaine Russell.
Ce glissement des rôles dans la chasse se fait par étapes.
Le jeune Indien va devenir la cible, on le devine dès le plan 11 où le cri du Capitaine Russell :
« Coinçons cet animal » s'entend sur le plan de Bhuvan aux aguets dans un arbre.
Les déplacements sont représentés de manière
rigoureuse, avec un souci de réalisme. On montre
d'abord le Capitaine et le chevreuil allant dans la
même direction, vers la gauche, alors que Bhuvan
court vers la caméra : il s'écarte à la gauche de
Russell pour se mettre à distance. Puis on les
montre en train de courir en parallèle dans un plan
où ils se superposent (Bhuvan au premier plan, le
Capitaine en arrière-plan), ils sont adversaires,
concurrents. Quand ils s'arrêtent, chacun dans un plan séparé, chacun regardant devant soi vers la
cible commune, leur point de rencontre, d'une certaine manière ils se font face par le biais du
chevreuil. Ils sont côte à côte, dans des espaces séparés, dans des plans séparés, mais réunis sur le
terrain de bataille que symbolise le chevreuil.
Le fait que chacun des trois protagonistes de cette séquence ne soit jamais filmé dans le même
plan (sauf une fois) permet de rendre les situations interchangeables et de faire glisser
progressivement Bhuvan dans le rôle de la cible.
Le Capitaine Russell regarde dans une seule direction : celle de l'animal. Bhuvan jette
régulièrement des coups d'oeil à gauche pour guetter le moment d'intervenir. Depuis le début de la
séquence, on marque bien la présence d'un hors-champ toujours à la droite de Bhuvan, jamais à sa
gauche. Et quand finalement un canon de fusil survient et l'arrête, c'est à sa gauche qu'il apparaît,
surgi d'un hors-champ qui n'était pas évoqué, ce qui redouble l'effet de surprise.
Du point de vue de la logique narrative, cette scène a été pensée avec minutie.
Le canon du fusil ou la superposition et le raccord dans l'axe
Dans le 27e plan de la séquence, le canon du fusil qui menace le cou de Bhuvan, arrive
comme en continuité de celui du Capitaine Russell, dans le plan précédent où on le voit commencer à
mettre en joue, à lever sa carabine. L'apparition progressive du canon d'une carabine similaire par la
droite, sans qu'on en voie le porteur, fait de Bhuvan, cinématographiquement, la véritable proie du
Capitaine et on comprend alors la dimension symbolique de cette chasse. D'ores et déjà les places
sont interchangées, la superposition est faite.
Dans le plan suivant, on découvre l'agresseur de Bhuvan, au bout de son fusil, fusil allongé
par un effet de forte contre-plongée, dont l'homme long et maigre semble encore être la continuité
mécanique. A ce plan, le 28, se superpose un plan extrêmement court : celui du Capitaine Russell en
train de tirer. Les deux plans sont fortement connectés par un raccord dans l'axe qui crée presque
l'illusion que c'est le fusil pointé sur Bhuvan qui a tiré. Le fort nuage de poudre ajoutant à la
confusion.
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Nouvelle superposition, du son cette fois, sur le plan de Bhuvan, défait, laissant tomber sa
pierre : « Enfin, je l'ai eue, cette foutue bestiole. », dit le Capitaine Russell, en hors-champ. Puis plus
loin : « Trouvons quelque chose de plus gros. ».
Bhuvan est dénoncé et amené devant le Capitaine : on les met en présence l'un de l'autre dans
un plan d'ensemble. Plan sur le chevreuil mort qui a terminé son travail d'intermédiaire. Le fait que
Russell mette en joue Bhuvan et dévie vers le lapin montre qu'il considère ce dernier non pas comme
un adversaire mais comme une proie. C'est ce mépris qui lui fera sous-estimer son adversaire et le
conduira à l'échec. On pense à cette citation de Gandhi : « D'abord, ils vous ignorent, ensuite, ils se
moquent de vous, ensuite ils vous combattent et enfin vous gagnez... L'Inde est libre.»
Le conflit qui va conduire le film est en place, le face à face est posé entre les deux
protagonistes qui ne se quittent pas du regard pendant tout le reste de la séquence et semblent même
avoir de la peine à se dégager de ce défi mutuel des regards. La séquence se termine quand le
Capitaine est obligé de quitter les lieux parce que le Rajah l'attend.
Et le spectateur a compris qu'il ne s'agit pas d'un conflit de personnes mais d'une
confrontation dont la signification est bien plus large.
3. Troisième séquence d'exposition : Le couple amoureux
Tout film bollywoodien qui se respecte comporte une grande histoire d'amour, un amour qui
prend souvent ses racines dans l'enfance et qui s'affirme dans l'épreuve. Guran, le diseur de bonne
aventure, a annoncé un prochain mariage à Gauri, mais a précisé qu'il y aurait « un obstacle ». On
découvre dans cette troisième séquence l'amoureux de Gauri et la nature de l'obstacle.
Au moment où Gauri le rejoint, Bhuvan est d'humeur sombre, il vient à l'instant de subir une
humiliation et n'a pas la tête à l'amour. Les deux personnages sont dans des états émotionnels
incompatibles.
Il multiplie les manifestations de mauvaise humeur : il ne répond pas à ses appels et
s'approche en la laissant s'époumoner, il fait semblant de ne pas comprendre l'allusion au mariage. Il
la traite sans ménagement et Gauri n'en sera que plus jalouse quand il manifestera de l'attention et du
respect envers Elizabeth.
A la fin de la scène, quand il la quitte et qu'elle veut le rattraper, il a les yeux perdus dans le
lointain il n'est littéralement pas là. Le dernier plan de la séquence est un plan général qui dévoile ce
qu'il est en train de regarder (ou l'image qu'il a en tête et qui l'absorbe) : le palais du gouverneur
anglais, noyé dans une végétation luxuriante (alors que l'endroit où il se tient est désertique et
désolé). Voici l'obstacle annoncé par Guran.
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Le regard
Le film repose sur un conflit entre deux personnes, qui lui-même fait écho à un conflit
historique, on l'a vu. Ce conflit s'exprime dans l'intensité d'un long regard, dans un face à face qui a
lieu à la fin de la séquence de la chasse, entre Bhuvan et le Capitaine Russell. Chaque fois qu'ils se
rencontrent, ils se regardent de la même façon. A la fin de la scène de chasse, Bhuvan baisse les yeux
pour la première fois, vaincu.
De manière générale, dans ce film, les regards sont très éloquents, d'une manière qui peut
sembler trop appuyée pour le spectateur occidental, mais il faut y voir un héritage du théâtre indien,
proche du mime. Ce cinéma indien se soucie davantage d'expressivité et de symbole que de réalisme.
L'expression des visages est proche du masque, celui de Guran représentant un excès, de l'aveu même
des autres personnages.
Le regard permet de montrer les sentiments non exprimés, inavouables, dérangeants,
inconvenants voire interdits : le désir brutal dans les yeux de Lakha, la jalousie dans ceux de Gauri, la
passion dans ceux d'Elizabeth, peut-être le désir de meurtre chez Bhuvan et le Capitaine Russell lors
de la scène de chasse. Ils font l'objet de longs plans fixes. Quand ces sentiments s'expriment par des
mots, c'est qu'ils sont arrivés au paroxysme.
Capter le regard peut représenter un enjeu.
Dans les scènes où il s'efforce de convaincre et de rassembler autour du match de cricket,
Bhuvan attire le regard de tout le groupe sur lui. Et les interrogations, les doutes, le ressenti de
chacun, non exprimé verbalement, se laisse deviner sur les visages des villageois qu'on montre tour à
tour, dans la façon dont ils le regardent.
Gauri capte malgré elle celui de Lakha, notamment dans la troisième danse, où elle danse
merveilleusement, portant le désir de celui-ci à son comble. C'est à la suite de cette danse qu'il se
décide à trahir les siens. Bhuvan déclenche la passion d'Elizabeth au premier regard. Elle n'est pas
séduite par sa conversation, à laquelle elle n'a pas accès. Les scènes de contemplation, les regards
longs, appuyés sont légion dans ce film. La souffrance de Gauri et la source de sa jalousie, c'est
qu'elle ne parvient pas à capter le regard de Bhuvan, alors qu'Elizabeth y parvient totalement.
Le regard de Bhuvan
Bhuvan a le regard plus énigmatique (mais c'est une constante dans le cinéma indien de ne pas
dévoiler la psychologie du héros avant la fin). Il a le regard profond et qui voit loin. Il regarde
souvent « au delà », ce qui donne à Gauri l'impression de ne pas pouvoir capter son regard. Alors que
les autres personnages regardent le plus souvent quelque chose ou quelqu'un. Dans la deuxième
chanson, celle où Bhuvan essaie de convaincre les autres de le suivre, il parvient à susciter de l'espoir
chez Goli qui se met à regarder lui aussi vers un avenir plein d'espoir, les yeux perdus, avant de se
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secouer et de reprocher à Bhuvan de lui donner de faux espoirs. Au fil du film et notamment dans les
deux dernières chansons, on voit de plus en plus de personnages, les hommes en particulier, avoir ce
regard : tourné vers l'avenir, l'espoir ou la divinité. Enfin dans la dernière chanson, tous les regards se
tournent vers l'au-delà, le ciel, l'espoir. Bhuvan a entraîné les autres dans son sillon.
Par contre, alors que les sentiments des uns et des autres sont toujours exprimés de manière
limpide, on ne parvient pas à démêler les sentiments de Bhuvan vis à vis d'Elizabeth. Il est
impossible de savoir s'il est séduit par elle, ou flatté de plaire à une Anglaise (à plus forte raison si
c'est la sœur de Russell) ou fasciné par le précieux savoir qu'elle apporte pour permettre la victoire, à
moins qu'il n'en joue tout simplement, par intérêt. Son regard ne permet pas de le savoir, alors même
que les regards dans le film ont cette vocation, les autres personnages n'ont pas de regards
équivoques. L'opacité des regards de Bhuvan est très intéressante parce qu'elle va permettre de laisser
se développer une ambiguïté riche de sens possibles, dont certains heurteraient la sensibilité indienne,
mais qui donne une profondeur au récit. L'amour entre Elizabeth et Bhuvan est absolument exclu.
Dans le cinéma de ce type, certaines conventions sont incontournables. Gauri est incontestablement
la seule bonne fiancée, la seule fiancée possible. Et c'est justement parce que c'est exclu qu'il est
permis de penser qu'on a laissé sciemment la place à des interprétations moins convenables mais
autrement plus excitantes. Car cette ambiguïté du regard ne se résout jamais, même après que Bhuvan
ait exprimé par des mots et des actes son amour pour Gauri.
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Les danses
On passerait à côté de l'essentiel de ce type de cinéma si on ne se penchait pas sur les danses.
Les danses « filmi » s'inspirent des danses traditionnelles indiennes ou de danses occidentales comme
le rock'n roll. Elles peuvent être extérieures à l'histoire et constituer des pauses dans le récit ou être au
contraire étroitement connectées à la construction narrative comme dans le cas de Lagaan. Quoi qu'il
en soit, elles constituent comme une ponctuation dans le film et surviennent dans les moments
émotionnellement forts.
Le travail du chorégraphe de danse filmi et de trouver la bonne mesure entre la danse et le
déplacement spontané. Le chorégraphe de cinéma fait un travail spécifique, qui n'a pas grand chose à
voir avec celui du chorégraphe tout court. Parce qu'une scène de danse n'est pas juste une danse
filmée, la danse est mise en scène plan par plan, elle est émaillée d'inserts, de gros plans, sur les
visages des danseurs, sur un accessoire, elle fait alterner les plans d'ensemble et les gros plans sur les
visages des danseurs ou des spectateurs. Le travail du chorégraphe est un travail de réalisateur, il est
comme on l'a dit plus haut le deuxième réalisateur du film.
Les six danses de Lagaan sont intérieures au récit et y sont naturellement intégrées, elles
comportent une amorce qui les inscrit dans le récit.
1. Première danse : l'entraînement euphorique
Dans la première danse, c'est Bagha le muet qui bat le rappel avec son tambour, rassemblant
tout le village pour lui montrer le ciel chargé de nuages annonciateurs de pluie. L'euphorie collective
monte et s'exprime dans le surgissement de la chanson, puis tous se mettent à danser en chantant une
injonction collective au ciel, au nuage et à la pluie. La danse s'éteint quand l'euphorie s'arrête pour
laisser place à la consternation : les nuages sont passés sans donner de pluie. La prière n'a pas été
entendue.
2. Deuxième danse : la danse argumentative
Dans la deuxième, Bhuvan vient de convaincre Goli de rejoindre son équipe de joueurs de
cricket, c'est le premier recrutement jugé sérieux. Il est important parce que les trois personnes qui le
suivent jusque là sont Tipu, un enfant, Guran, le diseur de bonne aventure un peu fou, et Bagha le
muet, trois personnages que personne ne prend au sérieux dans le village.
Bhuvan vient de réussir à
susciter de l'espoir dans le cœur
de Goli qui exprime le rêve de
ne plus jamais connaître la faim.
Il hésite à y croire : « Nous
n'aurons plus jamais faim. Notre
rêve va-t-il se réaliser ? Non
Bhuvan, ce n'est pas bien d'avoir
de faux espoirs. » Bhuvan : « Il
faut avoir la foi Goli. Avec foi et
courage on finit toujours par
gagner. » Guran qui a entendu au
loin renchérit : « Bien dit ! », et
fait entendre le son de son
instrument, puis entame un chant
sur la foi et le courage qui s'appuie sur la tradition religieuse.
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Chant qui déclenche la danse chantée par Bhuvan, danse par laquelle il incite les autres à se
mettre en mouvement : « Allez viens ! », « le ciel est à nous », « N'aie aucune crainte », « tu es le roi
de cette terre ». Comme dans la première chanson, les villageois sortent de leur maison et se
rassemblent autour de la danse, regardent et écoutent mais cette fois sans y participer, malgré les
exhortations de Bhuvan. Gauri est la première à reprendre son chant, ce qui enclenche une danse
exécutée par la maigre troupe recrutée par Bhuvan. Gauri chante en passant de l'un à l'autre, chacun
lui tournant le dos. Puis Goli reprend le refrain, puis en arrière-plan, la voix de Isar Kaka le reprend à
son tour : il est convaincu lui aussi et rejoint le groupe. Le chant devient finalement polyphonique, on
tourne en rond autour d'Isar Kaka, personnage respecté dans le village, et les inserts de plans sur les
visages des observateurs révèlent que ceux-ci sont moins hostiles, moins fermés, les femmes
sourient. Le discours de Bhuvan n'a pas encore porté ses fruits mais il a eu un impact.
La danse était un moment argumentatif destiné à emporter l'adhésion, à fédérer les villageois.
Et de nouveau c'est l'idée du groupe et du rassemblement, de l'union nécessaire, qui gouverne la
manière de filmer.
3. Troisième danse : marivaudage
Dans la troisième danse, c'est la jalousie de Gauri qui éclate. Elizabeth a participé au rite de la
fête d'anniversaire de Krishna. Son intérêt pour Bhuvan est trop évident et Bhuvan la traite avec trop
de sollicitude au goût de Gauri. Un plan fixe sur les trois personnages en train de regarder les statues
de Krishna et de son amante Radha montre Bhuvan pris entre les deux femmes. Lui et Gauri sont en
jaune, proches physiquement l'un de l'autre, Elizabeth est en blanc, un peu plus à distance de Bhuvan,
mais plus en avant dans le champ, plus grande et plus visible. C'est elle qui capte visuellement
l'attention. Gauri paraît petite, elle est muette et légèrement en retrait, elle occupe moins d'espace
qu'Elizabeth dans le champ et semble, par sa couleur, une continuité de Bhuvan dont l'attention est
accaparée par sa conversation avec Elizabeth. Au moment où Bhuvan évoque la ferveur de l'amour
entre Khrishna et Radha, la caméra bouge, exclut Gauri et se resserre sur Bhuvan et Elizabeth,
suggérant une connivence forte entre les deux.
Cette fois la danse se déclenche sans amorce : nul besoin de l'annoncer, les festivités autour de
Krishna et Radha suffisent à la justifier. La danse commence par une ronde de femmes autour de
Bhuvan, ronde filmée en plongée absolue et esthétisante, qui empêche de distinguer Gauri. Le plan
suivant est filmé à hauteur de danseur : Gauri et Bhuvan dansent et la chanson est commencée par
Gauri qui utilise la légende de l'amour de Krishna et de Radha pour faire une scène de jalousie à
Bhuvan et lui demander des comptes sur son attitude vis-à-vis d'Elizabeth : « Si Krishna rencontrait
un jour une nymphe en mal d'amour... Radha ne pourrait qu'être jalouse. » Le jeu de danse entre le
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groupe d'hommes et le groupe de femmes permet d'illustrer la tentation que représentent les autres
femmes pour Bhuvan et de dédramatiser la situation (inconvenante parce que la rivale est
« blanche ») mais permet aussi à Bhuvan de déclarer son amour pour Gauri. « Les nymphes ne sont
qu'étoiles, Radha la lune n'a pas d'égales » : Gauri est l'unique et elle est celle qui convient, alors que
les étoiles sont multiples, lointaines et inaccessibles.
Les plans sur les spectateurs permettent de voir des visages réjouis qui s'amusent de la
jalousie de Gauri, mais montrent aussi la fascination d'Elizabeth, exclue de ce jeu par sa position, son
immobilité, sa couleur blanche (celle de la femme veuve inaccessible), elle est la lointaine étoile,
fixe. Un autre spectateur, Lakha, plongé dans l'ombre, se ronge de jalousie. Ses aller retour de fauve
enfermé et son regard mauvais annoncent la trahison. Mettre en regard Elizabeth et Lakha, suggère
qu'elle aussi est tourmentée par l'amour ou le désir.
Lors de cette danse, Bhuvan rappelle qu'en terme d'amour, c'est le corps qui parle le mieux :
« Si Krishna éprouve de l'amour pour Radha, pourquoi est-ce qu'il ne lui dit pas ? », chante Gauri. Ce
à quoi il répond : « L'amour a son propre langage, il envoie ses messages. Krishna laisse les yeux
parler, telle est sa volonté » Outre que cette remarque souligne encore l'importance et l'éloquence des
regards, elle indique que les mots ne suffisent pas et invite à décoder d'autres signaux.
Les femmes accompagnent Gauri et répètent ses mouvements, de même du côté de Bhuvan
avec les hommes. Et le village rassemblé en rond autour d'eux les regarde : le cercle encore, le
groupe, et au centre les individus qui en sont l'émanation et dont la situation est à lire de manière
universelle, collective et symbolique.
Le plan où les hommes font le geste d'inviter à la danse est suivi par un plan poitrine sur
Elizabeth dont l'émotion est visible : elle est intérieurement happée par la danse. Par le jeu du
montage c'est elle qu'on invite ou qui se sent invitée.
Quand elle exprime son admiration pour la danse de Gauri, à la fin des festivités, c'est
clairement un détournement convenable de son véritable sentiment.
Dans la séquence qui suit immédiatement cette danse, la représentation d'un bal anglais
auquel Elizabeth participe crée un effet de contraste très fort entre les deux cultures, tant il paraît
lourd et empesé, sans couleur, sans saveur.
4. Quatrième danse : l'accomplissement amoureux
La quatrième chanson est celle de la déclaration d'amour de Bhuvan. Les premières notes se
déclenchent au moment où Gauri réalise qu'il veut l'épouser, que c'est bien elle qu'il aime. Et les
premiers mots surgissent au moment où il lui attrape le bras pour la retenir : un premier contact entre
les deux corps, sachant que le cinéma indien interdit les scènes de baiser. Ceci équivaut à un baiser.
Cette déclaration se fait sur le même lieu que celui de leur première rencontre dans le film. Ils
n'étaient alors pas sur la même longueur d'onde, et vêtus de couleurs différentes, cette fois ils se
touchent, éprouvent le même sentiment et sont tous deux habillés de la même couleur orange.
Cependant cette scène ne lève pas l'ambiguïté sur les sentiments de Bhuvan : dans un montage
alterné la chanson se fait à trois et dans deux lieux en même temps. Dans le même temps, et
parallèlement, Elizabeth dans le palais du gouverneur, habillée en robe légère rouge et les cheveux
défaits, vit la révélation du sentiment amoureux et du désir. Son changement de couleur et la
contiguïté des plans dans le film laisse penser « cinématographiquement » que cette exultation est la
suite de la déclaration de Bhuvan. Elle poursuit la chanson entamée par les amants et y participe sur
un mode occidental. « Ces roses sont d'un rouge si beau. Elles semblent offrir un baiser. » Elizabeth
fantasme une relation avec Bhuvan. A moins qu'entre les lignes on n'indique que son sentiment est
d'une certaine manière réciproque, car les fiancées semblent interchangeables : Gauri voilée qui se
dérobe et attire Bhuvan dans une maison s'avère être Elizabeth, les deux femmes se superposent sans
qu'on sache de qui c'est le fantasme secret, d'Elizabeth ou de Bhuvan. A moins qu'il ne s'agisse du
souvenir d'un amour consommé. La scène de la danse anglaise avec Bhuvan est évidemment fausse et
s'avère être un rêve éveillé d'Elizabeth qui danse toute seule en tenue de nuit, parmi des voiles
flottants, mais pourrait être aussi celui de Bhuvan. Quand on revient à la réalité de Gauri et Bhuvan,
les cheveux noirs de Gauri (Elizabeth est brune aussi) provoquent un instant d'hésitation.
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Cette danse fait partie de celles qui permettent d'évoquer l'acte sexuel de manière indirecte.
Gauri et Bhuvan ont fait l'amour : « Tout mon corps est embaumé depuis que tu l'as touché », chante
Gauri. C'est le seul amour concret, les deux amants se touchent, alors qu'Elizabeth se contente de
tendre la main vers un reflet dans l'eau du bassin au bord duquel elle s'étend. Ce qui tendrait à
indiquer qu'entre Elizabeth et Bhuvan, les choses sont restées platoniques.
Mais à la fin de la chanson, les deux femmes apparaissent par surimpression dans le même
plan, de part et d'autre de Bhuvan (comme dans la séquence de l'anniversaire de Krishna). Elles
apparaissent sur le même plan et leurs danses se font écho. Puis l'image d'Elizabeth s'efface et Gauri
et Bhuvan s'enlacent. Suit un plan de nuit, soleil couchant, où le couple apparaît en ombre chinoise. Il
n'est alors pas possible de distinguer l'identité de la femme que Bhuvan prend dans ses bras, même si
à cause de la taille, on pense plutôt à Elizabeth. La séquence se termine sur ce plan, dans une totale
ambiguïté, alors que les voix des deux femmes chantent en polyphonie.
5. Cinquième danse : la danse guerrière
La cinquième danse rythme l'entraînement des hommes pour le match de cricket. C'est une
danse dynamique, qui suit les courses, les mouvements des hommes, où les femmes chantent pour
encourager les hommes.
Elle se déclenche dès le début de la séquence, au lever du soleil, dans le rythme des pas des
joueurs. La position que ceux-ci tiennent au sommet de la colline, sur un pied, les bras levés, est une
position rituelle d'ascèse et de prière. L'ascèse dans les récits hindous est le moyen d'obtenir de la
force et de la puissance. La course se termine auprès du temple sous les cloches rituelles. Union,
respect des codes traditionnels et religieux, donc de sa propre culture, sont les bases de la victoire
indienne.
La chanson de Bhuvan est un discours destiné à galvaniser le groupe avant le match :
« Répète le mon ami ». Tous la reprennent à l'unisson. Bhuvan a réussi à fédérer les énergies et à
rassembler les ennemis jurés (Goli et Buhra), musulmans et hindous, les intouchables et les autres,
les villageois de différents villages, c'est encore le message d'union de Gandhi qu'on entend : « Si
cinq doigts s'unissent, ils formeront un poing », chante Bhuvan. C'est un discours de combat, mais un
combat pacifique qui respecte le principe de l'ahimsa, le principe de non-violence hindou.
Les plans sont presque tous des plans collectifs : hommes marchant en ligne vers le même
but, hommes dispersés courant vers le même objectif, hommes regardant dans la même direction et
chantant ensemble : « Marchons, marchons », de plus en plus nombreux, Bhuvan n'ayant plus besoin
de chanter. Tout cela sous le regard heureux des femmes et notamment de la mère de Bhuvan qui
marque son indispensable approbation (dans ce type de films, les femmes sont toujours reléguées
dans les rôles d'infirmières, de nourrices ou de prieuses, ici on remarquera que Gauri propose à
plusieurs reprises de jouer sans qu'on la
prenne au sérieux).
Toutes les activités d'entraînement sont
stylisées afin de conserver le rythme et créer
un effet de danse continuelle. C'est le
moment le moins dansé du film, le plus
proche du déplacement spontané. Les
femmes répondent à ce chant par un chant
d'encouragement. Le village est entièrement
soudé pour aller vers la victoire. Cette danse
répond à la deuxième où Bhuvan dansait et
chantait seul, tandis que les autres se détournaient. (De nombreuses scènes sont ainsi redoublées et
mises en regard dans ce film, créant une forte impression de circularité, ce serait un autre objet
d'étude.)
Après l'intervention des femmes, un moment fort de la danse : celui où la caméra par un effet
de travelling montre l'union, la cohésion de l'équipe des joueurs : chacun chante à son tour, la
chanson est reprise de l'un à l'autre et l'image décrit une avancée dynamique vers la droite. De grands
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mouvements de bras vers le haut expriment l'espoir et la détermination.
Cette séquence d'entraînement n'est pas sans rappeler celles d'un certain type de films
hollywoodiens où on rassemble une équipe improbable, souvent composée d'outsiders, qui, après un
entraînement difficile, finissent par trouver une cohésion et remporte finalement la victoire. La
musique ici, la danse, le rythme, la chanson, expriment cette cohésion, cette harmonie trouvée par le
groupe, où chacun tient son rôle, la place qui lui convient et permet à l'ensemble de triompher. Ce
n'est pas une vision égalitaire du monde, mais une vision complémentaire.
6. Sixième danse : la prière
La dernière chanson est une fervente prière, au moment où les villageois sombrent dans le
désespoir et pensent que tout est perdu. C'est une voix de femme qui monte, sans qu'on n'en perçoive
la source, sur un plan d'ensemble où on voit les hommes au soir, abattus sur le sol et pleurant en
pensant à la défaite et aux famines futures.
Dès les premiers mots de la prière, les pleurs cessent, le silence se fait, chacun écoute, les
têtes se relèvent vers le temple où les femmes sont en prière. Un long travelling latéral fait défiler les
visages des hommes, habités par la même expression, unis dans une douleur et une angoisse
communes. Un plan rapproché sur le couple Krishna Radha, lumineux et rouge dans la nuit, montre
le pouvoir rassérénant des dieux. C'est la mère de Bhuvan qui chante et ce chant fait écho avec
l'ouverture du film où elle représentait visuellement une sorte d'intercesseur sacré mais encore cloué
au sol et impuissant, déconnecté du ciel.
Le discours des femmes dans cette prière, est totalement à l'opposé de celui de Bhuvan dans la
précédente danse : au discours volontaire et guerrier marqué par le dynamisme et le désir de
revanche, celui-ci répond par la passivité, l'humilité, le recueillement, le fait de s'en remettre à un
ordre qu'on ne maîtrise pas. (Deux principes vitaux complémentaires dans le bouddhisme, autre
grande religion de l'Inde, mais Gandhi affirmait qu'aller au fond d'une religion venait à rejoindre
toutes les autres).
Bhuvan reprend cette prière et les hommes se joignent à lui en tapant dans les mains, puis en
se levant et en se joignant au chant. Les plans d'ensemble dévoilent une immense population, comme
si l'union autour de Bhuvan n'avait cessé de grandir du début à la fin du film autour de lui. La scène
tournée de nuit avec un éclairage au feu dégage une forte impression de spiritualité.
Ce moment de recueillement a redonné courage aux Indiens, en raffermissant leur union
autour des valeurs centrales de leur culture et leur permettra de remporter la victoire.
La place de ces six danses dans le film a une importance incontestable. Elles ne sont ni
décoratives ni vouées au simple divertissement. Elles participent au récit et prennent en charge
l'expression d'aspects psychologiques (les sentiments inavouables, les désirs cachés, les fantasmes, la
dynamique des groupes) ou mystiques (le lien spirituel entre la terre et le ciel, l'intercession de la
prière,...). Pour les apprécier il faut donc décoder leur valeur symbolique et renoncer à la référence
d'un réalisme direct auquel le public populaire indien répugne visiblement.
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Quelques suggestions pour continuer :
Bibliographie
Bollywood et les autres : voyage au cœur du cinéma indien, Ophélie Viel – Buchet-Chastel 2011
Les cinémas de l'Inde, Yves Thoraval – L'Harmattan 1998
Le cinéma indien : indian cinema, Emmanuel Grimaud et Kirstie Gormley 2008
Bollywood Film Studio, Emmanuel Grimaud – CNRS Editions 2004
Le Râmâyana – Albin Michel 2006
Filmographie
Mother India, Mehboob Khan (1957)
Sholay, Ramesh Sippy (1975)
Deewar, Yash Chopra (1975)
Devdas, Sanjay Leela Bhansali (2002)
Slumdog millionnaire, Danny Boyle (2008)... même si ce film n'est pas indien
et pour découvrir l'autre cinéma indien :
Le salon de musique, Satyajit Ray (1958)
Le maître, la maîtresse et l'esclave, Guru Dutt (1962)
Salaam Bombay, Mira Nair (1988)
Sitographie
sur le site du festival de La Rochelle
http://www.festival-larochelle.org/festival-2013/le-centenaire-du-cinema-indien
Le site du ciné club de Caen
http://www.cineclubdecaen.com/analyse/cinemaindien.htm
Un article d'Aruna Vasudev sur le Nouveau cinéma indien
http://lemagazine.jeudepaume.org/2011/10/le-nouveau-cinema-indien-par-aruna-vasudev/
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