le style de colette

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le style de colette
L E S T Y L E DE C O L E T T E
P AR
IRENE
FRIS GH F U GLSAN G
III
L E C H O I X D E S M O T S E T L ’A R T I ) E L E S
P L A C E R D A N S LA P H R A S E
Pour l’écrivain comme pour le critique le style com prend deux
domaines bien distincts: le ehoix des mots et l’art de les placer dans
la phrase. Ces facteurs, d ’une valeur fondam en tale, sont en réalité des
éléments complémentaires. En effet, s’ils sont judicieusement compris, ils englobent toutes les catégories d ’expression artistique. Telle
était la conception de l’antiquité qui nous a transm is une image ou
sont indiquées clairem ent les relations et les fonctions de ces deux
facteurs. Le style est comme une mosaique; de méme que l’on choisit
des pierres de couleurs et de formes différentes, l’artiste choisit ses
mots et les dispose, de m aniére å donner å chacun la place qui lui
convient, de telle facon qu’aiicun d ’entre eux ne peut étre omis ou
déplacé sans altérer la valeur de l’ensemble.
Le travail du critique consiste d ’abord å distinguer méthodiquem ent entre tous les mots qui constituent le vocabulaire d ’une langue
et qui sont a la disposition de l’écrivain. En simplifiant la division
aristotélicienne bien connue, on peut distinguer les mots communs et
les mots spéciaux. P ar les prem iers nous entendons les mots et les
expressions qui appartiennent au Iangage courant, mots communs
aux différentes époques comme å tous les individus d’une méme
époque. Les mots spéciaux sont ceux qui relévent de domaines plus
restreints, comme le patois, le Iangage fam ilier, l’argot et le jargon,
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ainsi que les voeables étrangers et les expressions teehniques. Les
expressions imagées ou figurées que l’on trouve dans la langue littéraire et qui portent la m arque individuelle de l’éerivain form ent un
groupe spéeial d ’une importance particuliere. Bien que, du point de
vue méthodique, on puisse le ranger dans l’étude du choix des mots,
il est si im portant q u ’il en a fallu faire une étude spéciale dans un
article déjå paru: Les images poétiques chez Colette. Enfin, le néologisme, par suite de sa nature purem ent individuelle étant donné
qu'il est hapa .r legomenon, form era un groupe plus restreint d’expressions spéciales.
Dans le vaste fleuve des mots communs d ’une langue, les expres­
sions spéciales sont d’un etfet si frappant qu’elles s’imposent parfois
d'une facon indiscréte. 11 v a done lieu d’exam iner leur role dans le
vocabulaire d ’un écrivain. Mais il im porte d ’établir qu ’on n ’arrive
pas å donner les caractéristiques d ’un style au moyen d ’une liste d’expressions spéciales et moins encore par une énum ération statistique.
Cette m éthode égare le leeteur plus qu’elle ne l’éclaire. Le contexte,
sa valeur dram atique, le milieu stylistique du passage donnent au
mot sa signification décisive, qu’appréciera le critique. Détaché de
son mileu, placé dans un index, le mot est lå, mais dépouillé de sa
valeur. Pour étudier le choix des mots chez Colette, il conviendra
tout d ’abord de distinguer les dilférents genres ou elle s’est exercée:
essai impressionniste, rom an et nouvelle, mémoires et critique. Puis
il faudra tenir compte aussi de la variété des éléments å l’intérieur
de chaque genre. Ainsi les dialogues des rom ans ou nouvelles sont
d’un style réaliste trés ditférent des parties descriptives ou narratives
å caractére subjectif qui sont assimilables aux essais. Dans ces
derniers mémes, la variété des sujets améne parfois de trés grandes
différences dans le style. Inversement, dans les mémoires ou la criti­
que littéraire ou le style est plus relåché, telle rem arque ou telle circonstance nouvelle détermine un changem ent subit de style, ainsi que
nous l’avons dém ontré dans l’étude sur les images poétiques1).
A coté de cette ligne transversale, on peut en tracer une autre qui
suit dans le sens de la longueur la production de Colette et qui est
x) Voir Orbis Lilterarum, Tome III, Fase. L p. 2^0 sq.
L b
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déterminée p ar l’évolution de la pensée et de l'art de Colette dans son
æuvre.
Si nous étudions l’æuvre de Colette dans son évolution, c’est sur­
tout dans ses premieres æuvres, les livres de Claudine, que nous trouvons des expressions speciales tirées d ’un Iangage particulier, le
PATOIS bas-bourguignon. Claudine, comme Colette elle-méme, est
originaire de cette region, ce qui explique tout naturellem ent l’emploi
du patois dans le jargon des jeunes écoliéres et dans les répliques des
gens du pays (répliques de Mélie, du cocher dans Claudine å l’Ecole
et de Luce). On retrouve fréquem m ent ces expressions patoisantes
méme dans les parties narratives. II faut v voir une influence littéraire, voire une obsession. Colette suit ici les directives de Willy,
comme elle nous le révéle dans Mes Apprentissages: „Vous ne pourriez pas, me dit M. Willy, échauffer un peu ces enfantillages? P ar
exemple, entre Claudine et l’une de ses cam arades, une amitié trop
tendre . . . Et puis du patois, beaucoup de mots patois . . . De la
gaminerie . . . “ (p. 98).
On peut répartir les mots patois en trois groupes: le plus im portant
com prend les jurons et autres mots ayant un sens plus 011 moins péjoratif, nom breux dans les deux livres d ’écoliéres, Claudine å l’Ecole
et Claudine å Paris. Les mots du Iangage couranl form ent un petit
groupe. Ils apparaissent surtout dans les répliques, sans valeur péjorative. Enfin, il y a toute une série de désignations d ’anim aux, de
plantes, de fruits, etc., comme par ex. ratecolage, verdelle, po m m e s
de croe, coucou, etc. On les trouve plus rarem ent dans les æuvres
postérieures, comme par exemple „verdelle“ qui signifie un grand
lézard vert dans Prisons et Paradis, p. 27. Dans les livres de Claudine,
l’emploi de mots de patois n ’est pas d ’égale frequence. Nombreux
dans les prem iers volumes, ces vocables sont plus rares dans le troisiéme, Claudine en Ménage, pour disparaitre ensuite entiérem ent1).
Au fur et å m esure que disparait le patois dont l’emploi est déterm iné par le milieu 011 s’est écoulée son enfance, on voit d ’autres
langages apparaitre et gagner du terrain. D’abord le LANGAGE FAx) Une certaine expression avoir du c/out = étre content, s’amuser est pourtant particuliérement frequente dans les deux derniers livres, Claudine en Menage et Claudine s’en va.
O rbis L itteraru m
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MILIER, aussi fréquent dans Claudine en Ménage et l’Ingénue Libertine, comme dans les dialogues des rom ans et nouvelles ultérieurs,
Julie de Carneilhan et Gigi. L ’ARGOT aussi apparait sporadiquem ent
dans les derniers livres de C laudine1), ainsi que parfois dans les
ouvrages transitoires, La Retraite sentimentale et les Livres de Minne,
mais il est lå déjå limité au dialogue, fait qui caractérise également
les æuvres du méme genre de la production ultérieure de Colette. Ce
n ’est que vers 1910 que l’argot trouve un emploi de plus en plus
mar({ué, dans La Vagabonde, L ’Entrave et l’Envers du Music-Hall.
11 en faut chercher la raison dans la connaissance d’un milieu nouveau, milieu d ’artiste de music-hall, découvert å cette époque, décrit
et étudié d ’une m aniére plus approfondie dans les rom ans et que Co­
lette n ’a jam ais abandonné, comme le m ontre la nouvelle de 1937
„Gribiche“ et plusieurs passages de la critique dram atique.
Le noyau du vocabulaire-argot est assez constant, la plupart des
expressions étant des vocables employés dans ce milieu avec lequel
Colette s’est trouvée personnellem ent en contact pendant plusieurs
années. Plus tard on trouvera des expressions d ’argot spéciales, en­
trées peu å peu dans la langue, qui sont done courantes et sur le
point de passer dans le langage familier. Le ton du dialogue est trés
libre, comme le fait rem arquer Gandon 2) et il deviendra de plus en
plus lib re 3). L ’artiste Brague a un langage trés vert qu’on retrouvera
dans les trois ouvrages publiés de 1910 å 1913. 11 y a lå l’ébauche
d ’une caractéristique de langage; cependant elle ne dépasse pas le fait
d ’un choix de mots trés libre. Dans les nom breux monologues de
*) Un passage montre d’une maniére caractéristique comment le parisien reraplace peu å peu tout naturellement le patois. L’expression patoise louache qui,
dans Claudine å l’Ecole, a été expliquée en note comme significant „chique“
(p. 227) et dans Claudine å Paris „tique“ (p. 34) est traduite dans Claudine en
Ménage par une expression paraléle gnian-gnicin (p. 53).
2) Le Démon du Style, p. 211: „Un ton . . . qui ne s’effraye pas de vocables
un peu verts.“ avec la note: „Ce dernier détail étant surtout sensible dans les
dialogues“, un comm entaire qui aurait pu sans doute étre formulé d’une maniére
plus catégorique et qui n ’aurait pas du étre caché dans une note, étant donné
qu’il s’agit la d’un trait caractéristique sans lequel rim age est faussée.
3) Ce qui ressort entre autres d’un petit détail typographique. Dans les trois
livres mentionnés ci-dessus, foutre est toujours écrit f ........., retenue qui cesse å
partir de Chéri.
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l’Envers du Music-Hall, ou s’exprim ent toute une série de personnages différents, on ne trouve pas de ditférences sensibles dans le
Iangage employé. Le Iangage vulgaire n ’est ainsi qu ’une m atiére pre­
miere artistique. 11 est reproduit avec une exactitude pour ainsi dire
phonograpliique afm de donner, sans nuances, une pure description
de la réalité.
C’est seulement en 1919, dans Mitsou, que Colette est entiérem ent
m aitre de cet instrum ent et peut l’utiliser dans un but artistique. Le
Iangage des deux petites étoiles de music-hall, Mitsou et Petite-Chose,
fait apparaitre la difference de leurs caractéres, de leurs opinions et
de leur cercle d ’amis. Petite-Chose use beaucoup de l’argot, Mitsou
presque jam ais. C’est aussi la prem iere fois que le Iangage est utilisé
comme le fin barom etre qu’il est pour m esurer les nuances les plus
subtiles des intentions du personnage, comme aussi ses mouvements
intérieurs les plus inconscients. Légérement ivre, Mitsou oublie toutes
ses prétentions å la bonne éducation et, subitement, s'accroit le 110111bre des mots d ’argot qui émaillent son discours1).
Le Iangage dévoile ainsi les caractéristiques psychologiques du
personnage. L ’emploi de ce moyen m arque un stade dans l’æuvre de
Colette; ses prem iers rom ans sont essentiellement descriptifs, mais par
la suite le dialogue y jouera un role de plus en plus grand. Dans les
rom ans ultérieurs le trait caractéristique du personnage se révélera
souvent par une petite particularité de Iangage qui le rendra plus
vivant et plus réel pour le lecteu r2). Dans La Chatte, un trait de ce
genre est utilisé pour m arquer un changem ent dans l’état psycho*) A cet égard il convient de relever avec quelle maitrise Colette sait utiliser
l’orthographe pour révéler un trait psychologique. Dans ses premieres lettres
Mitsou se donne beaucoup de peine pour écrire et fait peu de f au tes. La faute la
plus caractéristique est de confondre la term ination de la 2éme personne du pluriel
avec celle du participe passé ou l’infinitif présent. On compte en tout 15 fautes
dans les six premieres lettres. La lettre d’adieux en renferme 28, cf. p. 91 å 9-1,
révélatrices de la peine de la pauvre fdle.
2)
Cf. „Clara Cellerier ne marquait guere ses soixante-huit ans que par l'usage
du mot „saperlipopette", une certaine gaminerie militaire, et son penchant å
dire d’un homme: „11 est beau cavalier". (La Seconde, p. 61). „Pourtant", remarqua Fanny, „elle a dit „grue de théåtre“ et „s’appliquer“. Jamais je ne l’ai
entendu employer un mot d’argot ni un terme cru. Dans sa bouche un écart de
Iangage équivaut un geste de violence.“ (Ibid. p. 17). „Je bourlinguerais encore
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i oo
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logique de i héro'ine. Au début du roman, Camille est caraetérisée par
les détails suivants: „11 savait eomment elle m enait une voiture, un
peu trop vite, un peu trop bien, l’æil å tout et dans sa bouche fleurie
une grosse injure toute préte å l’adresse des taxis“. (p. 5). C’est lå ­
dessus que s’échafaude l’observation d ’Alain quand il se rend compte
du changem ent qui s’est produit en elle: „Pourquoi est-ce que je la
nommais une jeune fille indomptée? se dem andait Alain étonné.Camille
jurait moins en voiture, perdait quelques åpretés de langage“. (p. 68).
C’est sur le méme plan qu ’il faut considérer l’emploi de mots de
JARGON créés par Colette dans Le Toutounier et dans certains pas­
sages de Duo ou se retrouvent les mémes personnages. La caracté­
ristique de tout jargon, c’est qu’il se limite å un cercle trés restreint
et c’est justem ent ainsi q u ’il est utilisé dans ces deux livres pour souligner le caractére d ’intimité fam iliale que présente la vie des trois
jeunes filles ’ ).
Tandis que dans les parties dialoguées du rom an, on peut constater
une liberté presque illimitée dans la reproduction réaliste du langage
parlé, une tendance opposée se fait jour dans les parties descriptives
et narratives. Dans le dialogue objectif, Colette emploie ces effets
stylistiques pour caractériser des personnages imaginaires, c’est seule­
m ent dans les parties descriptives on narratives ainsi que dans les
genres entiérem ent subjectifs, essais, mémoires ou critiques, que
parait Colette elle-méme. Elle témoigne ici d ’une sévérité dans le
choix des mots qui va en augm entant avec les années, bien qu’il y a
ait une grande difference au sein méme des divers genres. Dans
l’Envers du Music-Hall et les livres contem porains, on peut trouver
des mots d ’argot dans les parties narratives: ils sont généralement
placés entre guillemets, exemple parigotes. A p artir de Chéri, on ne
retrouve plus jam ais ce cas dans le rom an ou la nouvelle. Dans la
critique dram atique, qui est un reportage littéraire d ’actualités, il
pour elle — pour nous deux. 11 employait volontiers, dans ses monologues intérieurs, des mots d'un argot romantique.“ (Duo p. 18 sq.). Cf. La Fin de Chéri,
p. 35 et Le Toutounier, p. 22.
*) Pour donner une im pression de la fantaisie linguistique å laquelle il est
donné libre cours ici, citons quelques-unes de ces expressions: antibouen —
baladi —- brédédé — busette —- dipla —- padirac — sisibecque — zog — et des
termes tout a fait hypocoristiques: boudi — guezézi — lolie — picoucian.
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arrive souvent que Colette ait recours å un mot d argot comme étant
la meilleure expression de son idée; elle en use rarem ent sans transi­
tion. Le mot en question est presque toujours présenté entre guillemets ou accompagné d ’une petite rem arque d’excuse ou d’introduction qui diminue la force du choc — tout comme le prescrivait 1 antiquité pour les m étaphores osées. Un exemple sutfira pour donner une
idée de cette forme: „11 lui m anque — texte et interprétation — le
coté „bougresse“ si j ’ose risquer un mot qui d’ailleurs rend m a
pensee.“ (La Jum elle Noire, III, p. 85)1)
La discrétion de Colette dans l’emploi des expressions un peu crues
n ’est done pas due å un refus de 1 argot en soi, le libre ton des dialogues en est le tém oignage2). La contradiction entre ces deux tendances s’explique aisément par une exigence de l’écrivain: sa répugnance insurm ontable å m élanger divers milieux linguistiques, le
gout de la pureté dans l’expression. Dans Mes Apprentissages, Colette
caractérise le choix des mots de Willy, un conglomérat am orphe et
peu original des milieux linguistiques les plus divers. Cette åpre cri­
tique fait ressortir ce que vent éviter Colette, elle devient, sous une
forme negative, la form ule de son art. „Cette prose qui fuyait la
simplicité, méme la clarté, cette phrase å volutes, jeux de syllabes,
prétéritions, truffée de mots techniques, de calembours, qui fait p a ­
rade d’étymologie, coquette avec le vieulx frangais, l’argot, les langues étrangéres mortes et vivantes,“ (p. 117) ’).
!) Cf. ibid. I, p. 235, 11, p. 54, III, p. 91; W , p. 51 et Le Voyage égoiste, p. 110.
On retrouve la méme conception en ce qui concerne les expressions courantes et
banales que l’on rencontre å de rares reprises, comme par exemple: „L écran
exige de Charles Boyer tant de „tetes d’expressions“ disons, pour me rajeunir
„gros premiers plans“ comme tout le m o n de“. (La Jumelle Noire, 1, p. 113).
Colette souligne ici consciemment cette tendance et minaude un peu en 1 employant. C’est justement parce que l ’auteur se reluse å vouloir banaliser la
langue que ces critiques sonl interessantes å lire, méme si leur caractére d actualité a disparu depuis longtemps.
2) Colette n’a aucun préjugé linguistique et parle avec plaisir du charme
naturel de l'argot, comme dans cet exemple: „Méme liermétique, l’argot n ’est
pas une langue rebutante. Le ,.jars“ frangais a toujours puisé, hors frontiéres, ce
que lui im posaient des relations seerétes mais internationales et sa sonorité
s’enrichissait autant.“ (La Jumelle Noire, III, p. 22) cf. „La savoureuse syntaxe
du faubourg“ (L'Envers du Music-Hall, p. 24), Gigi, p. 171.
3) Cf. Pierre Trahard, L’Art de Colette, p. 162 sq.
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En résum é on peut souligner que Colette emploie volontiers des mots
spéciaux, mais qu ’elle ne les emploie que dans un milieu stylistique
qui leur eonvient. Dans les romans, les dialogues sont tirés de la vie
de tous les jours et leur ton doit done étre réaliste. Le cadre épique
du rom an, par contre, s’éléve souvent au-dessus du niveau de la vie
quotidienne et prend parfois la form e d ’un paysage lyrique, par ex.
dans La Chatte et Duo, et le Blé en Herbe, qui se déroule dans
une Norm andie estivale, tout imprégnée d ’une fraicheur d ’eau
salée. C’est le décor qui, dans ces passages, déterm ine l’emploi
du langage im a g é 1). II est aussi d ’une im portance décisive pour le
choix des mots. Ce qui domine ici ce sont les mots communs de la
langue, purs et nobles, qui s’opposent aux expressions spéciales, nouvellement créées, dont 011 se fatigue vite et qui se démodent rapidement.
Cette faculté d ’adaptation linguistique si souple qui se rattache au
sens du milieu stylistique se traduit d ’une m aniére intéressante dans
une série de petits pastiches que l’on trouve ici et lå dans la production de Colette. Dans un certain cas des „Pages oubliées de Mme
Vigée L ebrun“ dans la Chambre éclairée2), le pastiche est voulu et
plus détaillé, avec une pointe d’ironie.
loutefois, les pastiches inconscients sont plus intéressants. Citons
un passage de La Naissance du Jour, ou Colette rend hom mage å
1 am our de sa mére pour le prochain, å son oubli d ’elle-méme, en un
1) Voir Orbis Litterarum, Tome III, Fase. 4, p. 280 sq.
2) pp. 113— 18. Un seul passage suffit pour montrer le factice de cette idylle
pastorale: „Du haut d un roc sauvage, s élangaient des eaux indomptées, que
leur chute rompait en mille ruisseaux argentins. Cependent, des collines nobles
confours encadraient 1 horizon, un modeste hameau souriait dans la verdure, el
des agneaux plus blancs que le lait, reconnaissant la voix amie de leur gardien
m élaient leurs accents aux siens." (p. 117). Cette faculté d’assim ilation lingui­
stique si étendue apparait encore dans d’autres exemples. Dans une critique de
Coriolan, la structure de la phrase et le choix des mots ont une saveur si latine
qu on dirait un passage de Tite-Live: „Victorieux des Volsques commandés par
Aufidius, qui entouraient Rome, Caius Marcius, vainqueur å Corioles est porté
d enthousiasm e au sénat par Rome reconnaissante". 11 eonvient d’en lire tout
le passage dans La Jumelle noire, I p. 97 sq. Dans une passage de Journal a
Rebours, Colette indique sa faculté d’assim ilation involontaire: „(Comme au
Palais Royal) å chaque bote son cintre surbaissé. Un lit, un escabeau, un bahut
å serrer les bardes — involontairement f u s e des mots désuets — “ (p. 74).
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style qui par son pathétique légérement archaique rappelle l’évangile de Noel: „Je suis la tille d ’une femme qui, vingt fois désespérée
de m anquer d ’argent pour autrui, courut sous la neige, fouettée de
vent, erier de porte en porte, chez des riches, qu un enfant, p u s d un
åtre indigent, venait de naitre sans langes, nu sur des défaillantes
mains nues . .
(p. 10 sq.).
Cette faculté d’assimilation propre å Colette repose sur un sens vil
et prom pt des associations sensorielles souvent rattachées aux mots.
Elle saisit instinctivem ent la force évocatrice de n ’importe quel m o t1).
Colette aime les mots qui ont des nuances et de la perspective, des
„mots qui font image“. C’est sous ce jour qu il convient de considérei
l’emploi assez étendu d ’un groupe déterminé de TERMINI TECHNIC1
qui lui a souvent valu d’étre accusée de préciosité2). 11 est vrai (lu’elle
fait un large emploi de désignations spéciales de plantes et d animuax,
et le m otif profond de ce choix est plus subjectif qu ’artistique. Cette
prédilection pour les mots tirés de la flore et de la faune s explique
d ’une part par la richesse des associations évoquées par beaucoup
de noms anciens qui ont im son féerique et une fascinante luem de
lyrisme prim itif. „Des mots anciens qui heurtent en nous un point
mystérieux, générateur de lumiére et d image“, comme le dit Colette
(L’Entrave, p. 267) 3). A cela vient s’ajouter la joie de ce qui est
énigmatique et å peine compréhensible, comme elle le dit parfois:
„Quelque détail arbitraire, mystérieux, qui me plait comme un mot
dont le sens se voile å dem i.“ (Prisons et Paradis, p. 121). Ce tail
explique l’emploi de beaucoup de noms tout å tait b izan es qui tiim t
!) Cf. Orbi s Litt. Tome III, Fase. 1, p. 8. Colette expriine souvent des sensations
subjectives rattachées a certains mots ex. „Le mot fuite et son bruissement de
couleuvre“ (Mes Apprentissages, p. 197). „Des que le mot „politique“ obséda son
oreille d’un pernicieux cliquetis.“ (La Maison de Claudine, p. 56).“ — un maleftce? A ]>art moi je me permets de penser qu’employer un mot si noir et si lourd
c’était comme on dit, coilTer d’un bien grand chapeau une petite tete. (Le Képi,
P- 55^_
2) Voir par exemple Gandon, op cit. p. 219 el Trahard, op. cit. p. 16/ sq.
3) Cf. „Ils ont des noms charmants, ces oiseaux de la mer et du marécage.
Des noms qui fleurent la comédie italienne, voire le roman héro!que.“ (Les
Vrilles de la Vigne, p. 141). „Elles portent des noms qui me remuent le cæur:
la benoite, la sauge, la potentille, le lupin, le bluet poilu.“ (Aventures quoti
diennes, p. 71).
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IRENE FRISCH FUGLSANG
leur charm e de leur son m ém e1). Colette a gardé l’am our de la sonorité musicale de la forme du mot que l’on trouve chez les enfants,
et qui se perd le plus souvent chez les adultes 2).
Comme le soulignent justem ent Gandon et T rahard (loc. cit.),
c’est le besoin d’expression précise et adéquate qui dicte å Colette
1 emploi de mots d ’histoire naturelle, d ’expressions techniques, de
MOTS ETRANGERS, méme dans les parties subjectives. Ils ne sont
pas 11 équents, mais si Colette leur donne la préférence sur des termes
généraux, c est qu ils sont plus rapidem ent évocateurs. Citons un
exemple de Blé en Herbe ou une impression physiologique est rendue
par une expression em pruntée au langage de la boxe: „Le m al qui
étreignit Philippe, un m oment aprés, comme la cram pe d’un swing
Placé bas. (p. 177). Foutefois la réserve relative aux autres expres­
sions spéciales se m anifeste encore ici quand ces termes apparaissent
dans la critique ou les mémoires ou ils sont soulignés typographiquem ent par la mise en italiques. Ils sont si incom patibles avec le ton de
l’essai, dont la forme est plus poétique, q u ’en certains cas ils sont
remplacés par une périphrase, forme stylistique peu habituelle chez
Colette. Ainsi, dans Le Voyage égoiste on trouvera différentes périphrases pour désigner les patins et les skis: „Les enfants multicolores
de la neige qui vont 1 eclair aux pieds ou debout sur la double et
pliante volige“ (p. 43) 3). II arrive done parfois que deux tendances
*) „Ce n est pas que je professe pour le coqueret alkékenge une admiration
particuliére, mais son nom m ’étonne,“ (Chambre d’Hotel, p. 31). Cf. „Un beau
papillon crépusculaire dont je sais le nom: lychénée.“ (Les Vrilles de la Vigne,
p. 148). „Toutes les plantes de la Provence maritime y disent leurs noms et je
t å c h e d e les apprendre . .
(La Jumelle noire, IV, p. 183) cf. Journal å Rebours,
p. 165) „Je ne lui en veux que de m ’apprendre des vocables latins quand je
voudrais des noms populaires.“ (Gigi, p. 201 cf. ibid. p. 231 pentstémon).
) Cf. la touchante et amusante petite histoire sur le mot presbytére dans La
Maison de Claudine: „J avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé
d’un relief réche en son commencement, achevé en une longue et réveuse syllabe . . . Enrichie d un secret et d un doute, je dormais avec le mot et je l ’emportais sur mon mur.“ (p. 45).
3)
Cf. „Leurs longues ailes de bois effilé liées sur une épaule.“ (ibid. p. 44).
II eonvient cependant de remarquer que l’on trouve le mot bobsleigh å la page 43,
mais il est vrai qu il est particuliérement difficile å transcrire. On s’étonne toutefois de trouver dans Paris de ma Fenétre: „un maelstrom de feu illes“, p. 144.
Marouzeau a formule quelques judicieuses remarques sur l’emploi en général
des m ols étrangers dans son Précis de Stylistique fran^aise, p. 91.
LE STYLE DE COLETTE
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différentes s’opposent: le sens de la précision et le respect du ton du
style, mais c’est généralement ce dernier qui l’importe.
Pour term iner l’examen des différentes expressions speciales, il
nous faut nom m er encore un petit groupe homogene de NEOLOGIS­
MES motivés également par le besoin de précision de l’auteur. Géné­
ralement, Colette éprouve un extréme respect pour les lois du Iangage
et c’est pourquoi les mots nouveaux sont chez elle extrémem ent rares.
P ourtant un de ses sujets favoris, comme les descriptions d’anim aux,
l’a mise en conflit avec les régles gram m aticales courantes, et il est
arrivé qu’elle les ait outrepassées dans certains cas. Le défaut de
formes autonomes du fém inin quant aux noms de certains anim aux
l’a ainsi conduite å écrire „écureuille“ (placé entre guillemets dans
Prisons et Paradis, p. 17). Dans des cas de ce genre, qui sont peu
fréquents, il faut adm ettre que l’écrivain a remédié å une pauvreté
de la langue. Ici la form e correcte et pédantesque risquerait de
nuire au ton du style plus que le nouveau mot qui semble tout
naturel.
En résumé, il ressort que Colette fait un large emploi d ’expressions
spéciales issues de tous les milieux linguistiques. Au fur et å mesure
que son style s’épure, qu ’il trouve une forme plus constante, en particulier au cours de la deuxiéme décade du siécle, l’emploi de chacune
de ces catégories de mots est dicté par des motifs artistiques dont la
concordance doit étre considérée comme l’expression d ’une tendance
générale. II y a toujours chez Colette une distinction bien nette entre
les parties objectives et les parties subjectives de son æuvre dont le
milieu stvlistique est différent et cette différence est strictem ent respectée. Dans les parties dialoguées objectives, c’est la vie de tous les
jours qui constitue le milieu dram atique, et Colette a prété l’oreille
aux expressions les plus crues du Iangage parlé comme å ses plus
fines nuances. Elle a tiré parti de ses connaissances pour donner, sous
une form e artistique, une description de la réalité psychologiquement
caractérisante. Dans les parties subjectives, le ton du style exige une
pureté, une clarté qui préfére les expressions communes de la langue
aux mots spéciaux dont les associations présomptueuses étouffent le
ton fondam ental. Si ces associations traduisent avec netteté les idées
de Colette ou son état d ’åine, elles peuvent toutefois justifier l’emploi
106
IRENE FRISCH FUGLSANG
d ’expressions speciales, tout comme le besoin de précision peut entrainer de légéres dérogations au respect du milieu stylistique qui
est de régle générale.
Du fait que les mots spéciaux dépendent d ’un milieu déterminé, il
a fallu les grouper m éthodiquem ent, d ’aprés leurs affinités de sens.
P ar contre, si l’on tient å se faire une idée du vaste ensemble que
constituent les MOTS COMMUNS de la langue, il convient de les
réunir en catégories gram m aticales. II ne s’agit done pas de déterm iner la valeur d’une série d ’adjectifs, mais celle de l’adjectif par
rapport au verbe ou au substantif, ce qui revient å dire la valeur
descriptive de toute une classe de mots et de leurs ra p p o rts 1).
Colette a une fois souligné le caractére de l’adjectif, „le chatoyant,
le fugace, le passionnant adjectif“ ; ce qui fait qu’on a cru étre fondé
å conclure qu ’elle observait une certaine réserve å l’égard de l’adjectif en tant que moyen descriptif2). Cette considération ne tient cepen­
dant pas devant un examen plus approfondi. D’une m aniére générale,
l’adjectif est dans la production de Colette un moyen descriptif de
grande valeur, utilisé sans parcimonie, comme sans prodigalité. Ainsi,
Colette qui, généralement, n ’aime pas les séries de synonymes, est
encore plus prudente devant une accum ulation d'adjectifs synonymes
que devant des verbes ou des substantifs synonym es3).
Son emploi discret de l’adjectif n ’est que le refus de toute exagération. Les adjectifs, chez Colette, n ’ont aucune priorité, par réaction
*) Comme m oyen s descrip tifs, ces trois catégories de m ots entrent n otam m ent
en lign e de com pte. L ’adverbe a bien un caractére ém in em m ent q u alitatif et peut
étre u tilisé com m e un élém en t descrip tif im portant, ainsi que l ’a fait Flaubert.
T ou tefois, le su bstantif, l’ad jectif et le verbe ont ceci de particu lier qu’une descrip tion p eut s’appuyer prin cip alem en t sur une de ces catégories de m ots et
c ’est alors de celle-ci que relévent tous les traits essen tiels de la descrip tion .
2) G andon op. cit. p. 221. Si l ’on fait abstraction du fait que celte citation
est tirée de La V agabonde (p. 14), un des prem iers ouvrages de Colette et ne
peut étre con sid érée com m e typique pour toute sa produ ction, il m e sem ble que
le seul m ot de „fugace" est bien peu de ch ose pour appuyer une telle su p p o si­
tion.
3) Une accu m u lation de syn on ym es ayant un effet essen tiellem en t qu antitatif,
est peu u tilisab le dans un style qui cherche le concret et le précis. Lorsque
C olette désire am plifier, elle y arrive généralem ent par d’autres m oyen s que par
la sim ple accu m ulation . C’est pou rq uoi il est difficile de trouver des séries de
syn on ym es chez Colette et, lors d ’un exam en plus app rofon di on constatera.
LE STYLE DE COLETTE
107
sans doute contre l’usage abusif qu ’ont fait de l’adjectif les romantiques et, de facon générale, le XIXe s .1).
Tandis que l’adjectif exprime une qualité fixe, quelque cliose de
statique, le verbe a un caractére plutot actif et dynamique, du fait
qu ’il désigne ordinairem ent une action qui est en train de se faire,
quelque chose de mobile et de non achevé. Colette met souvent å
profit cette difference esthétique entre le verbe et l’adjectif et c’est
le caractére méme du sujet qui motive la catégorie de mots qu’elle
préfére. Pour décrire le calme de la mer, elle a tout naturellem ent
recours å l’adjectif: „L’eau im périeuse et v e rte , tran sp aren te, so m b re,
bleue et brillante comme un vif dragon.“ (La Vagabonde, p. 240),
tandis que les vagues qui se brisent sur le rivage appellent les qualités descriptives du verbe: „La volute liarmonieuse de lame qui se
clresse, s’incline, s ’enroule comme une verte feuille transparente, se
jette vers moi et fo n d å mes pieds.“ (La Chambre éclairée, p. 167 )2).
Dans la critique dram atique, ces deux catégories de mots se voient
attribuer le méme role pour caractériser les personnages suivant q u ’il
s’agit de m ettre en relief des qualités de méme valeur („Elle est fraiche et ténébreuse, provocante et pleine d’épines, et si avide si rude,
å tout et å elle-méme — “ La Jum elle noire, I, p. 8) ou les phases
changeantes d’une situation, comme par exemple un role de théåtre
(„Pitoéff aboie, pleure, danse, rugit et haléte le role“, ibid., II, p. 240;
cf. I, p. 190). Dans l’ensemble, le verbe occupe une situation prépondérante dans les descriptions de Colette et semble å prem iére vue
sou ven t que ces syn on ym es ne sont qu’app roxim atifs, com m e dans les exem p les
suivants: A d jectifs „Nos m aris grisés, étourdis, é b lo u is.“ (Les V rilles de la Vigne,
p. 129); Verbes „La voir enfler, grossir, devenir ronde.“ (ibid. p. 89); Su bstantifs
„Tout est m ystére, m agie, sortilege.“ (P rison s et P aradis, p. 94).
x) Com m e on le sait le pére de Colette avait nourri des am b ition s littéraires
qui n ’allérent d’ailleurs guere au-d elå de l ’in tention. II est racon té dans Sido
qu’il sou m it une fo is un de ses p oém es å sa fille et le critiq u e-en fan t pronon^a
le sobre jugem ent: „Trop d ’ad je c tifs.“ (p. 82).
2)
Citons un exem p le ou C olette com m ence par em ployer quelques ad jectifs
pour exprim er le m ouvem en t, pour con tin u er par une série de verbes: „Un sable
plus m o b ile que l'onde, ce sable invant qui m arche, onclule, se creuse, vole et
crée sur la plage, par un jour de vent, des co llin es q u ’il nivelle le len d em ain . . . “
(Les v rilles de la Vigne, p. 114 cf. P rison s et P aradis, p. 144, la d escrip tion des
sou rces).
108
IRENE FRISCH FUGLSANG
étre préféré aux autres espéces de mots. 11 ne s’agit pas sans doute
d ’une prédilection artistique, mais bien plutot d ’un sens vif et spon­
tane chez Colette pour le caractére naturel de chaque sujet. C’est
pourquoi le verbe peut prendre un aspect nouveau et surprenant,
lorsqu’il est employé å décrire des objets ou l’élément statique par
tradition nous apparait plus naturel. C’est ainsi que dans l’un de
ses ouvrages. Colette décrit l’aube comme une lutte entre la brise
m atinale et le brouillard nocturne: „Un m atin vers quatre heures,
j ’attendais le m oment im com parable ou la brise, levée avec le soleil
émeut, divise, enfin dissipe les lacs de brouillard qui reposent sur
les prairies basses, l’instant ou touché du rayon, chaque spectre de
brum e se débat et s’évade comme une åm e.“ (Les Heures longues,
]). 176)1).
Le substantif n ’a pas comme l’adjectif ou le verbe une valeur esthétique générale. Les substantifs concrets désignent en prem ier lieu une
chose ou une substance et renferm ent en outre une qualité qui leur
est associée, mais qui est cependant beaucoup plus faible que la
teneur qualitative des a d je c tifs2). Les substantifs concrets sont done
naturellem ent employés comme les éléments indispensables sur lesquels doit s’appuyer toute description, mais ils ne peuvent en indiquer que les contours. Etant donné que la substance en est l’élément
prépondérant, on ne peut pas dans une description souligner une
valeur esthétique générale en augm entant le nom bre des substantifs
concrets. La description ne s’en trouverait pas approfondie, mais
disséminée comme c’est le cas par exemple d’une pure énum ération.
P ar contre l’élément prépondérant des substantifs abstraits est qualitatif ou dynam ique suivant que ce sont des nom ina qualitatis ou
actionis, mais les valeurs qu’ils em pruntent å l’adjectif et au verbe
ne sont plus des valeurs purem ent adjectives, elles sont atténuées par
la nature abstraite du terme méme. Cette nuance vague qu’il implique
peut avoir une valeur descriptive spéciale qui a été notam m ent mise
*) Il con vien t de rem arquer com bien cette tutte entre la lum iére et la nuit
est sou lign ée par le jeu changeant des v o y elles claires et som bres. Cf. un em ploi
an alogu e du verbe dans Les V rilles de la Vigne, p. 145; P rison s et P aradis, p. 44,
La Jum elle noire, I, P- 154.
2) Voir Viggo B røndal, O rdklasserne, partes oration is. Avec un résum é en
frangais. C openhague 1928. p. 97 sq.
LE STYLE DE COLETTE
109
en relief au XIXe s., en particulier par Victor Hugo. L ’emploi trés
limité du substantif abstrait chez Colette n ’a pas toutefois le carac­
tére d’une réaction contre cet emploi, mais plutot d ’une sorte de
réserve, conséquence naturelle de la conception qu ’elle se fait de la
vie et qui est toujours fondée sur des sensations concrétes. Le sub­
stantif abstrait estompe les traits spéciaux de l’objet, en souligne le
caractére général sans délim itation p récise,x) mais Colette cherche la
précision et la clarté pour traduire le résultat de ses observations
d’une m aniére concréte et plastique. Dans ses efforts pour atteindre
une forme plastique, Colette use de toutes les possibilités expressives
de la langue; le sens du mot peut étre souligné par sa sonorité sugge­
stiv e 2). Dans le choix des mots communs, elle tient compte non
seulement de leur signification, mais aussi d ’une valeur esthétique
commune å toute une classe de mots, avant tout qualitative.
Tandis qu'une expression particuliére, détachée de son milieu, se
trouve isolée parm i les mots communs et doit son effet å sa force
propre, au moyen des associations spéciales qu’elle peut évoquer,
les mots communs doivent rim pression qu ’ils produisent å leur répartition dans l’ensemble de la phrase, d’ou l’im portance de leur
place et de leur groupem ent pour leur signification et leur valeur.
Le plein effet de chaque mot dépend done de l’ordre des mots dans
la phrase; la valeur expressive å laquelle concourt le sens, la valeur
des sons se trouvent complétées par leur disposition méme. C’est ce
point que nous allons examiner. Comme il est indispensable de posséder une m aitrise souveraine de la période pour arriver å une juxtaposition artisti(iue des mots, avant de passer å un examen détaillé,
nous allons décrire somm airement le caractére et le dévéloppement
de la structure méme de la période chez Colette.
Le styliste se débat contre la période un peu comme le chanteur
qui, avec ses exercises de respiration, passe du staccato du débutant å
la respiration longue et facile, entrainée å toute fatigue. C’est ainsi
que nous pouvons suivre chez Colette le chemin parcouru depuis la
x) Cf. G. L anson, L ’Art de la P rose, p. 239 sqq.
2) Cf. l ’article précédem m en t paru: „Les S en sation s et leur Signification
poétiq u e“, Orbis Litt. T om e III, Fase. 1, p. 7 sqq, ainsi que le Style de Colette IV
qui paraitra ultérieurem ent.
110
IRENE FRISCH FUGLSANG
parataxe saccadée des prem ieres æuvres å l’hypotaxe souple et large
que Fon constate plus tard. Les prem iers livres de Claudine sont
écrits dans une parataxe loul å fait prim itive et sans artifices, ainsi
que le dém ontrera am plem ent cet exemple: „Mélie est blonde, paresseuse et fanée. Elle a été fort jolie. Elle fait la cuisine, m ’apporte de
l’eau et soustrait les fruits de notre jardin pour les donner å de
vagues „connaissances“ (Claudine å Paris, p. 6). Déjå dans la Retraite sentim entale qui inaugure le genre subjectif, plus tard dans les
recueils d ’essais de l’époque de la guerre de 1914— 18, on observe non
seulement une evolution graduelle, mais une tendance directe å
l’hypotaxe qui n ’est pas encore m aitrisée et qui entraine souvent un
certain essoufflement du style: „L’année n ’est plus cette route onclulée, ce ruban déroulé qui depuis janvier m o n ta it vers le printemps,
m o n ta it vers l’été pour s’y épanouir en calme plaine, en pré bril­
lant coupé d ’ombres bleues, taché de géranium s éblouissants, -—
puis descendait vers un autom ne odorant, brum eux, fleurant le
marécage, le fruit m ur et le gibier, puis s’enfoncait vers un hiver sec,
sonore, m iroitant d ’étangs gelés, de neige rose sous le soleil . .. Puis
le ruban ondulé dévalait, vertigineux, jusqu’å se rom pre net devant
une date merveilleuse, isolée, suspendue entre les deux années comme
une fleur de givre: le jour de l’An . . (La Chambre éclairée, p. 142).
Cette division beaucoup trop nette avec depuis —- puis —- puis —
puis p arait gauche et encore alourdie par les nombreuses répétitions
qui, au lieu de dilférencier de beaux détails les rend monotones en
les faisant entrer dans une énum ération x).
J) L ’énu m ération proprem en t dite suit un dévetoppem en t analogu e allan t de
la m on oton ie å la differen ciation . D ans Claudine å Paris nou s trouvons un type
d’én u m ération dépourvu de toute tech nique et qui va de l ’asyn dete au p olysyn déton: „J'ai revu les bois transparents et sans feu illes, les routes bordées de prun elles bleues flétries et de gratte-culs gelés, et le village en gradins, et la tour
au lierre som bre qui seule dem eure verte, et l'E cole blan ch e sou s un so leil doux
et san s reflet.“ (p. 21). Un passage des H eures lon gu es (p. 175) représente un
stade tran sitoire avec beaucoup de variation, m ais si frappante qu’elle en devient
schém atique (dans — dans — parm i — entre —- p artout). La facture la plus
ach evée de l ’én u m ération chez Colette peut étre illustrée par un passage de La
M aison de Claudine (p. 144): „Le mur fleuri égrenait sur eux et sur n ou s des
glycines, d e s cytises, le parfum du tilleul, une corolle plate et tournoyan te de
clém atite, des fruits rouges d ’ifs.“ II y a ici une variation tres hab ile entre les
a rticles in d éfin is et l ’article défini.
LE STYLE DE COLETTE
111
Comme nous avons déjå pu l’observer dans d ’autres domaines,
vers 1920 une évolution s’est aehevée et les genres objectif et subjectif
ont trouvé leur expression dans des formes de style bien établies.
Ces variations apparaissent aussi clairem ent dans la construetion des
plirases. C’est ainsi que dans le genre du rom an qui s’ouvre en 1920
par l’æuvre principale „Chéri“, on trouve généralem ent des plirases
de construetion simple, presque sans incidentes, comme l’illustre
am plem ent l’exemple ci-aprés: „Un fleuve de sauges rouges tournait
m ollement le long de l’allée entre des rives d'asters d’un m auve presc[ue gris. Des papillons souci volaient comme en été, mais l’odeur des
chrysanthém es chauffés au soleil entrait dans le hall ouvert. Un bouleau jaune trem blait au vent, au-dessus d ’une roseraie de Bengale
qui retenait les derniéres abeilles.“ (Chéri, p. 46). Les écarts que l'on
peut constater å cette norm e sont im putables le plus souvent å des
variations dans le ton du style. Flanqués par des extrémes, d ’un coté
les derniers rom ans rigoureusem ent objectifs, qui reprennent la parataxe simple, de l’autre des livres comme Duo et Blé en Herbe, oii l'on
trouve dans les descriptions de la nature une hypotaxe capricieuse
qui se rapproclie beaucoup des essais subjectifs, les livres de „Chéri“
représentent un stade interm édiaire bien équilibré. Dans sa période
fortem ent hypotaxique qu’elle posséde en m aitre dans les essais impressionistes, Colette varie å l’extréme les modes de rattachem ent des
m em bres de la phrase. P ar exemple elle rattachera les membres de
la phrase par un participe, un pronom relatif, „et“, deux appositions
et un asyndéton: „Une voiturette, touehée seulement p ar l'aile d ’un
des grands joueurs, versa sur la m arge gazonnée son chargem ent de
lilas et de jeunes am ants qui revenaient, embaumés de la foret, et la
jeune femme ne fut plus que plaies, robe blanche imbibée de rouge,
face rayée de sang comme un flane de tigre, — le jeune homme ne
valait guére m ieux.“ (p. 26). Les participes sont chez Colette de
prem iére im portance pour la construction de la p h ra s e 1), comme
*) D ans l'h istoire de la critique stylistiq u e fran^aise, le participe présent a
été tantot å la m ode, tantot rejeté (voir F. Brunot, H istoire de la L angue FranQaise, IV, 2 p. 1165 sqq.). La p rincip ale ob jection contre le participe c ’est qu’il
rom pt „la fluidité de la p h rase11 peut-étre å cause de sa terin in aison fortem ent
a ccentu ée. Par l’em ploi éten du du participe présent, Colette a augm enté la force
con stru ctive de la période et il m e sem ble — m ais l'oreille d ’un étranger n ’est
112
IRENE FRISCH FUGLSANG
cela apparait avec force de la phrase inoubliable dans La Maison de
Claudine par laquelle Colette term ine un des plus beaux chapitres
sur sa mere: „Pourtant elle ne s’excusa pas d ’avoir ri, 111 ce jour-lå,
ni ceux qui suivirent, car elle nous tit cette gråce, ayant perdu celui
q u ’elle aim ait d ’amour, de dem eurer parm i nous pareille å elle-méme,
acceptant sa douleur ainsi qu’elle eut accepté l’avénement d ’une
saison lugubre et longue, mais recevant de toutes parts la bénédiction
passagére de la joie, — elle vécut balayée d ’om bre et de lumiére,
courbée sous des tourm entes, résignée, changeante et généreuse, parée
d ’enfants, de fleurs et d ’anim aux comme 1111 domaine nourricier“
(p. 162). C’est dans une période comme celle-ci qu ’on peut m esurer
l’évolution qui s’est produite dans l’art de Colette. Dans des livres
comme la Maison de Claudine, La Naissance du Jour et les ouvrages
contem porains, la période se déroule ainsi facilement, comme une
suite de sons soutenue par une respiration libre et calme.
Dans l’examen des différents groupes de mots choisis par Colette,
nous avons essayé de définir les caractéres essentiels de chacun
d’entre eux. Nous nous sonunes efforcés de fixer les couleurs pures
de sa palette linguistique. Dans un ensemble, le jeu des couleurs
dépend de leurs rapports, de la répartition des lumiéres et des ombres
qui donnent au tableau achevé sa perspective et sa profondeur. La
faculté m aitresse de Colette est sa „fidélité å la dictée des sens“
(Gandon). La plus grande partie de ses observations reléve du
domaine des perceptions sensorielles, l’élément qualitatif est done
de loin le plus im portant en ce type de style pittoresque. O 11 comprend alors pourquoi chez Colette presque toutes les particularités
intéressantes de L ’ART I)E PLACER LES MOTS DANS LA
PHRASE se rapportent å l’adjectif, a sa position par rapport au
substantif, å la place qu’il occupe dans la phrase. Alors que Colette
se tient sur la réserve quant il s’agit d ’une accum ulation d ’adjectifs,
elle s’efforce, quand il s’agit de les ordonner, d en augm enter 1’efTet
peut-étre pas un juge absolu m en t sur — que cet em ploi n ’a pas affaibli l ’ampleur de la périod e. Ces participes présents app araissen t com m e les gradins
natu rels de la construction. D ans le p assage cité, les participes ac ce ptan t et
recevant sont fortem en t accentu és et sou lign en t en m ém e tem ps les deux p oin ts
p rincip aux de l'idée, tand is que ayant se trouve atténué, étant donné qu’il a å
la fo is un caractére parenthétique et con cessif.
LE STYLE DE COLETTE
113
qualitatif. Le seul enehainem ent des adjectifs en une série leur confére å tons méme valeur. Placés d ’une m aniére variée, inattendue,
ils gagnent en nuances expressives, et peuvent méme exprim er les
rapports des choses dans le temps et l'espace. Pour l’adjectif employé
comme épithéte la tendance å en souligner les cotés qualitatifs se
m arque par la fréquente antéposition. Cette tendance est surtout sen­
sible dans les écrits å caractére subjectif d ’ou est tirée å de rares
exceptions prés la docum entation suivante. Elle ne vise qu’å fournir
un choix représentatif des aspects essentiels de l’antéposition.
P a rticip e p ré s e n t au m a scu lin :
Le chatoyant le fugace le passionnant adjectif (La V agabonde); accablan t regarcl, im prévoyant orgueil, foudroyant souvenir (Les Vrilles de
la Vigne); vivant écheveau, te nace et uivant fil (La Paix chez les Bétes);
m ordant soleil, m alveillant vieillard (Les Heures longues); assou rd issa n t
gong (La Chambre éclairée); terrifian t clair de lune, blessants saphirs,
b rulan t velours, bondissants cheveux (La Maison de Claudine); fondant
liommage (Le Voyage égoiste); éblouissant visage (La Naissance du Jour);
rayonnant plum age (Journal å R ebours);
P a rticip e p rés en t au fem in in :
m ouvantes collines, luisante denture, frétillante créature, accablante
tristesse (Les Vrilles de la Vigne); vivante pallissade, viv a n te h u m i d it é (La
Paix eliez les Bétes); surprenante rum eur, im posante généralité, chevrotante Marseillaise, puissante explosion (Les Heures longues); trem blante
complaisance, é m o u v a n te h u m i d it é , sanglante aventure (La Maison de Clau­
dine); sifflantes h iron d elles, confiante gråce, savante melasse (Le Voyage
égoiste); chancelante et brillante jeunesse (Aventures quotidiennes); défaillantes m ains, puissante bouche, trem blante æuvre, brulantes vérités (La
Naissance du Jo u r); grelottante agonie, puissantes pattes, puissante fourmiliere, foudroyante patte, cliq u etan te la ngouste, confiante épouse, puissan­
tes chémies (Prisons et Paradis); hésitante aurore (Journal å Rebours);
A u tre s catégories d ’a d je c tif s au m asculin :
large et opulent crapaud (La R etraite sentim entale); ardenl bouquet,
délicat sqélette, vide et vague désir, am oureux désespoir (Les Vrilles de la
Vigne); brusque souffle, prom pt sourire, magnifique et sur espoir, noirs
avions, patriotique m iracle, bref crépuscule, épais et rouge hum us, chimérique bébé, Ires ca th o liq u e h a rem , suspect em barras (Les Heures longues);
lourds feuillages, m iraculeux odorat, vif ra yo n , lourd oiseau (La Chambre
O rbis L itte ra ru m
8
114
IRENE FRISCH FUGLSANG
éclairée); apre caquct, d o u b l e r o n r o n , m ystérieux privilege, féérique mensouge (La Maison de C laudine); im placable mémoire (Le Voyage égoiste);
t e r r i b l e j e u , soyeux et fail)le déchirem ent (Aventures quotidiennes); org u e i l l e u x e f f o r t , som bre cristal, convulsif cordage, lum ineux rivage, véridique aspect, fragiles jalons, sonores coteaux, im pondérable duvet, calmes
jardins, terrestre et tiede parfum (Prisons et Paradis); sonore plancher,
trouble cristal. capricieux travail (La Naissance du Jour); m éridional p a r­
fum (La Chatte); caverneux m urm ure (Journal å R ebours);
A u t r e s c a té g o r i e s d ’a d j e c t i f s au f e m i n i n :
raide et mince cascade, ardente paresse (La Retraite sentim entale); len­
tes vocalises, suave pourriture, lourdes ailes, rose lumiére, a g r e s t e o d e u r ,
p n i s i b l e o d e u r , inexplicable sourire (Les Vrilles de la Vigne); blanche
chair, raideuse vie, énorm es et rudes images, courte et raide chevelure,
inexorable lenteur, tiede union, injuste exaspération, comique poupée, l o y a ­
les m e n a c e s , m onotone abondance, triple richesse, unique voyageuse, chirurgicale am itié (Les Heures longues); froide lumiére, mince colonne, fe­
minine chaleur, brunes épaules, m uette prom enade, immobile caresse (La
Cham bre éclairée); t r i s t e o d e u r , capiteuse vapeur, penible séance, gauloises
taquineries, cynique æillade, v ig o u r e u s e o d e u r , blanches corolles, grossiére
vue (La Maison de Claudine); lourdes larmes, a f f r e u s e d e n t , indifférente ct
végétable splendeur, massive arcade, m iraculeuses machines (Le Voyage
égoiste); folie et froide outrecuidance, brillante et le g e r e t e r r e , sombre
exaltation (Aventures quotidiennes); m iraculeuse éteule, rigoureuse prudence, blanche écume, bienlieureuse insensibilité, sombre aurore, chaude
nuit, couleuvrine chatte, seeréte étable (Prisons et Paradis); m i s é r i e o r d i e u s e h u m i d i t é , longue lourde table å écrire, généreuse rosée, p l a t e s c h a t tes, insidieuse im patiente suggestion, a f f r e u s e i n n o e e n c e , m o n s t r u e u s e s i m ­
p l i c i t é , blanche odeur, tiede et vivante terre, respectueuse suspicion, sterile
gym nastique, fréle créature, injuste hostilité, brune face, indiscutable et
directe origine, exécrable illum ination, b e n i g n e h u m i d i t é , froide et tutoyeuse cordialité (La Naissance du Jour); rurale sensibilité (Sido); in n o c e n t e d é b a u e h e (Le T outo u n ier); a p é r i t i v e o d e u r (Journal å R eb o u rs);1)
Cette docum entation donne rim pression d ’une forte tendance å
1 antéposition qui souligne la valeur qualitative et émotionnelle de
l’adjectif, il convient cependant de relever que ce trait n ’est pas aussi
dom inant qu il parait. Dans certains de ses prem iers ouvrages, comme
par exemple dans La Retraite sentimentale, Colette use exagérément
*) Les c itation s sou lign ées par la m ise en italiqu es sont em p loyées com m e
d o cu m en tation dans l’exam en qui suit.
LE STYLE DE COLETTE
115
de l’antéposition qu ’elle ne parait pas exaetement controler. A partir
de 1920 environ, l’antéposition est fréquente, mais controlée, seule­
ment elle semble exagérée dans Prisons et Paradis ou les moyens
poétiques paraissent un peu trop soulignés. P ar la suite l’emploi de
cette construetion se fait plus rare, Colette n ’ayant plus cultivé avec
la méme ferveur l’essai de caractére impressionniste, comme au
zénith de sa production.
Parm i les mots-clef qui nous ouvrent le m onde des idées de Colette,
on trouve au prem ier rang ceux qui appartiennent au domaine des
sens. A coté des claires observations sensorielles, traduites par des
adjectifs caractéristiques ou des comparaisons, on reléve des adjec­
tifs d’une signification vague et vaste, placés devant le substantif et
dont la valeur est essentiellement émotionnelle. Ainsi, la série des
adjectifs caractérisant l'idée d ’odeur: capiteuse, vigoureuse, paisible,
triste, agreste, apéritive et l’expression trés individuelle: blanche
odeur. H u m id ité est également un mot-clef du méme genre qu’accompagne des épithétes suggestives: émouvante, vivante, miséricordieuse,
bénigne.
Dans les descriptions d ’anim aux, il arrive assez souvent qu’une
qualité soit indiquée par un adjectif antéposé. Ainsi la qualité apparait comme inhérente et presque invariable et l’adjectif prend la fonction d’un véritable épitheton o rn a n s 1). Nous citerons quelques exemples tirés de la docum entation sus-mentionnée: safftantes hirondelles, cliquetante langouste, double ronron.
Pour rendre une caractéristique poussée å l’extréme, paradoxalem ent exprimée, on peut juxtaposer un substantif et un adjectif de
qualité presque contraire. Dans ce cas, pour éviter un non-sens,
l’adjectif semble devoir étre placé en téte, ce qu’illustre un passage
des Heures longues (p. 137) ou il est plaisam m ent parlé d ’un tres
catholique harem . Catholique est ici placé avant le nom, tandis que
deux lignes plus loin l’adjectif islamique est naturellem ent placé aprés
le nom: „harem islam ique“ . C’est un cas analogue que l’on trouve
dans les exemples suivants: loyales m enaces, ajfreuse innocence,
m on stru eu se sim plicité, innocente débauche.
*) Voir A. Blinkenberg, L ’Ordre des M ots en franqais m oderne, II, p. 108,
(C openhague 1933).
116
IRENE FRISCH FUGLSANG
Colette ne se retuse pas å utiliser dans l’antéposition le participe
présent å valeur adjeetivale et les exemples en sont aussi nom breux
que eeux des autres catégories d ’adjectifs. Bien que limité le choix que
nous avons fait des exemples n ’est pas fortuit et représente done bien
une tendance générale. P ar contre, je n ’ai pas réussi å trouver chez
Colette des exemples d’antéposition de participes passes employés
adjectivement. On peut du moins en déduire que l’auteur semble en
éviter l’emploi. La régle générale selon laquelle on doit éviter l ’antéposition des adjectifs en able ible, if, ique, al, el, il, esque, n ’est pas
respectée dans la pratique. 11 n ’est pas difficile d en trouver des
exemples. La term inaison vocalique et accentuée du participe passé
semble done étre la seule term inaison adjeetivale qui soit inutilisable
dans l’antéposition. Colette ne semble done avoir évité l’antéposition
d’aucune autre catégorie d ’adjectifs pour des raisons euphoniques.
En exam inant de plus pres cette documentation, on en pourra dégager
une régle plus générale relative au rapport euphonique entre les adjec­
tifs et les substantifs p u ’ils précédent, rapports qui témoignent d ’une
certaine constance. Seuls les adjectifs les plus courants de la langue,
norm alem ent „antéposés“ et dont 1 accentuation se trouve ainsi affaiblie n ’entrent pas en ligne de co m p te1). Ainsi, un adjectif dont le son
final a un caractére m asculin sera suivi d ’un substantif de deux ou
de plusieurs syllabes, ex.: accciblant regard, orgueilleux effort, etc.
Si le substantif est monosyllabique, l’adjectif a une term inaison féminine: terrible jen. On trouve cependant quelques cas d ’adjectifs å
term inaison m asculine devant des mots monosyllabiques, exemples
qui m ontrent bien ce que Colette s’elforce d ’éviter. Exemples: un
tenace et v iv a n t fil (La Paix chez les Bétes, p. 238) et l’assourdissant
gong des repcis (La Cham bre éclairée, p. 178). Ce dernier exemple
est tout particuliérem ent fåcheux vu le choc des deux nasales étroitem ent apparentées, mais ici comme lå les sons accentués se suivent
im m édiatem ent: v iv a n t fil, tandis que dans v if rayon, terrible jeu,
une sy 11abe moins accentuée perm et un abaissem ent de la voix. On
trouve dans La Maison de Claudine un cas apparem m ent du méme
x) A d jectifs qui se rapprochent de la sign ificalion bon, m auvais, grand-petit
(qualité, nom bre, degré) qui sont m inu tieu sem en t étudiés et com parés chez
A. BMnkenberg op. cit. II, p. 51 sqq.
LE STYLE DE COLETTE
117
genre: terrifiant elair de lune, ou „elair de lune“, eependant, ayant
valeur de loeution unique joue le role d ’un mot de plusieurs syllabes.
De méme au féminin, les mots monosyllabiques ou ceux que la prononciation rend monosyllabiques de fait („onde, om bre“ ) commengant p ar une voyelle connaissent le méme risque du ehoe des syllabes
accentuées, tandisque l’exemple affreuse d en t rentre dans la eatégorie
de terrible jeu. II ne m ’est pas possible de citer d’exemples chez
Colette d’adjectifs du type de „puissante om bre“. On peut done en
déduire que l’auteur s’est efforcée d ’en éviter l’emploi. Je me bornerai
å signaler les exemples „onde inquiétante“ (Heures longues, p. 138),
„ombre plum euse“ (La Naissance du Jour, p. 19). Ainsi, la seule
restriction apportée å l’antéposition de l’adjectif et du participe pré­
sent employé adjectivement est une précaution euphonique en vue
d ’éviter le choc des syllabes accentuées1).
Enfin, c’est gråce å l’antéposition qui permet rheureuse répartition
des adjectifs qu ’est m aintenu l'équilibre de la phrase. II est rare de
rencontrer chez Colette un exemple comme celui-ci: „Tes doigts
secs et chauds et fins“ (Les Vrilles de la Vigne, p. 24). L ’accum ulation
d’adjectifs placés aprés le substantif, d’ailleurs assez rare chez elle,
nous l’avons vu, est nuancée en tout cas d ’une variation entre l’asyndéte et „et“, mais les adjectifs sont plus fréquem m ent répartis avant
et aprés le substantif comme dans les exemples suivants: „Blessants
saphirs aigus“ (La Maison de Claudie, p. 11) ou „Parfaite et vivante
argile rouge.“ (La Naissance du Jour, p. 80). Ce fait devient tout
particuliérem ent sensible lorsque d ’autres caractérisations se rattachent au substantif et viennent alourdir la phrase. Ex.: „La longue,
lourde table å écrire, å lire, å jouer, l’interm inable table.“ (La Nais­
sance du Jour, p. 17) ou „La rigide ham pe de soleil pailletée de
poussiére (ibid., p. 83).
Ces considérations d’euphonie et de rythm e liées å l’antéposition
de l’épithéte sont pour Colette étroitement rattachées au souci d’insister sur la valeur qualitative de l’expression, deconserver å l’adjectif
La qu estion de l ’eu p h on ie et de la cacop h on ie sera traitée d ’une m aniére
d étaillée dans l ’étude suivante. 11 eon vien t eep en d an t de relever å eet égard que
m algré son sou ci d ’euph onie, C olette surprend p arfois par les rapport cacop h on iq u es de certain s ton s u n iform es dans les ad jectifs an tép osés ex. legeres
lerres, plates chattes.
118
IRENE FRISCH FUGLSANG
sa fraicheur et son intensité. De méme lorsqu’elle emploie l’adjectif
dans d ’autres fonctions, comme apposition ou prédicat, Colette tire
parti de toutes les possibilités qu’une place originale de l’adjectif apporte å l’enrichissement de l’expression. Aussi variées que soient ces
possibilités, on peut pourtant distinguer trois types d ’un caractére plus
général. L ’accent peut porter sur l’adjectif placé en téte, par une
sorte d ’anticipation du caractére qualitatif. II peut au contraire
venir comme un effet final, ou encore peser au milieu de la phrase,
1 adjectif étant alors placé comme å la charniére, en chiasme, cas
assez fréquent chez Colette. L ’apposition placée en téte est d ’un effet
trés fort et un exemple m ontrera å quel point il est apparenté å
l ’antéposition de l’épithéte: ,.Le besoin véhément de toucher, vivcintes,
des toisons ou des feuilles, des plumes tiédes, l ’émouvcinte hum idité
des fleurs ..
(La Maison de Claudine, p. 68). Dans cet exemple
ainsi que dans d autres du méme genre, on voit trés clairem ent å
quel point les qualités sensorielles, la description des sensations,
déterm inent l’accentuation speciale donnée å l’a d jectif 1).
L ’apposition prend une force nouvelle lorsqu’elle est placée en fin
de la phrase, comme par ex: „Je n ’avais jam ais vu, jusqu’å présent,
l’envers mauve, presque blanc des fleurs de clématite, p en da n tes ..
(La Chambre éclairée, p. 168 cf. ibid. p. 169)2).
Colette a notam m ent recherché ce genre d’effets dans un domaine
particulier afin de rendre sensibles les effets sensoriels suggérés. Dans
la description des couleurs, elle place souvent dans un ordre peu
ordinaire les adjectifs de couleur et affectionne le chiasme: „Ses
belles joues se teignaient de bleu livide, de violet so m b re sa bouche
fardée. (Bella-Vista, p. 214). Le chiasme est employé å la fois pour
intensifier 1 effet, comme dans 1 exemple précédent et pour souligner
le contraste. D’une m aniére générale, il tend å produire un effet
*) On peut citer des exem p les du m ém e ordre pour les autres sens: „D’entendre m élo d ieu se la v o ix de sa fureur v éritab le.“ (Sido, p. 87). „Une pluie recente
fait plus bleus les sap in s, plus b ondissantes les c a sc a te lle s.“ (Les H eures longues,
p. 111 cf. 44); „L ne journée de sirocco, puis une nuit sans éto iles ont laissé
tiedes les d a lles.“ (Ibid. p. 133, cf. Les V rilles de la Vigne, p. 123).
2)
Un exem p le d ’effet anap lioriq ue dans un parallélism e iso co le que l ’on
trouve dans Chéri (p. 47) est un cas isolé: „Léa se leva, gran d e dans sa robe
d ’autom n e d ’un vert sourd, belle, sou s son chapeau de satin brodé de loutre,
jeune, parm i ces décom bres qu’elle parcourut d’un oeil d o u x .“
LE STYLE DE COLETTE
119
pittoresque1). Deux passages avec les mémes couleurs, mais de
chiasme différent, m ontrent que le chiasme cyclique peut avoir un
effet aussi intense que le chiasme epanastrophique: „Un cham p de
blé, hier vert, sera jaune demain . .
(Les Heures longues, p. 156).
„Les reine-claude, vertes hier sous leur poudre d ’argent, ont toutes,
ce soir, une joue d ’a m b r e . . . (Les Vrilles de la Vigne, p. 41). Mais
l’effet du chiasme cyclique n ’est pleinement obtenu que si son dernier mernbre term ine la phrase"). Pour souligner une couleur, pour
intensifier une impression, le chiasme peut étre combiné å une répétion anaphorique: „Au m oment ou Edmée, vive, de blanc vétue, de
blanc chaussée, parut et tendit sa main, gantée de blanc.“ (La Fin
de Chéri, p. 19). C’est en changeant subitement l’ordre des mots que
Colette souligne ce que toute cette blancheur a d’éblouissant et de
surprenant. Par contre, la seule répétition anaphorique peut accentuer
le caractére monotone de l’empression cherchée: „D’hommes gris
comme celui-lå, gris de vétement, gris de figure, gris de poil.“ (Journal
å Rebours, p. 12). La répétition anaphorique produit un effet trés
m arqué lorsqu’elle introduit plusieurs plirases, mais Colette esl assez
prudente dans l’emploi des pures anaphores qui am énent souvent
un lort effet lyrique, comme il ressort de l’exemple suivant: „. .. une
sorte de labour å petites ondes réguliéres, qui n ’a ni tin ni commencem ent et qui est rose. Rose sous un viel vert påle, pur, blessé d’une
grande plaie brune et dorée å l’Est, ou couve le soleil imminent.
Rose au point que toute autre couleur semble bannie de la glébe fallacieuse qui constitue notre sol provisoire. Rose sans accidents ni
variantes, avec un pli d ’azur au revers de chaque nue.“ (Journal a
Rebours, p. 85 sq.)3).
') Cf. Le Style de Colette, I, Orbis Litt. Tom e 111, F ase. 1, p. 5 sq.
2) Cf. La M aison de Claudine, p. 177 et Le V oyage égoiste, p. 85. Cet eflet ne
se lim ite d ’ailleu rs pas å l ’adjectif. D ans P rison s et P arad is (p. 63), on trouve
un exem p le d ’un verbe ayant la m ém e fonction: „Un ru isseau suspendu que
noircit le passage du nuage, que le retour du rayon répand et bleuit . . .
3) Cf. la d escrip tion du p aon dans P rison s et P aradis, p. 14: „Bleu le col, bleu
le capara^on de plu m es lisse s . . . Vert.s, oxyd és d orange, ils vont, verts dans leur
orbe de velou rs noir som m eillen t les yeux de leur q u eu e.“ Cf. La Chambre
éclairée, p. 12 noir; Journal å R ebours, p. 179 neige. La rép étition épiphorique
produit le m ém e effet, m ais Colette l’em p loie rarem ent. Ex. A ventures quotidienn es, p. 50 or.
120
IRENE FRISCH FUGLSANG
Toutefois chez Colette le chiasme n ’est pas limité aux descriptions
des couleurs1). Elle l’emploie surtout pour exprim er un contraste el
le chiasm e se compose alors évidemment de deux notions différentes.
P ar contre, si le chiasme est épanastrophique — ou ce qui est plus
rare
s il comporte la répétition cyclique de la méme notion, on
obtiendra une intensification ou une amplification de l’effet comme
c est d ailleurs le cas dans la plupart des répétitions. C’est précisém ent cet effet que (.olette met en valeur dans l’exemple suivant:
„M aintenant l’aube est å moi seule, et seule je la savoure.“ (La Chamhre éclairée, p. 166)2).
Colette obtient un effet artistique plus discret et plus intéressant
en pla^ant en chiasm e les adjectifs-prédicats, comme dans ces exem­
ples: „Que ses bras sont doux et frais ses cheveux sur mon front.“
(Dialogues de Bétes, p. 40) et: „.. .avait la peau blanche et belle la
gorge.“ (La Jum elle noire, II, p. 134). L ’accent ne porte pas seule­
ment sur les différentes qualitée, mais p ar le rapprochem ent des ad­
jectifs sur la „coexistence'4 de ces qualités. La perception de deux
qualités de ce genre fournit une impression d ’ensemble indissociable,
un eflet psychologique que Colette réussit å reproduire par ce procédé
de style.
Dans les exemples examinés jusqu’ici, l’accentuation de l’adjectif
comme épithéte, apposition au prédicat, souligne leurs qualités isolées
et l’emploi en chiasm e leurs rapports réciproques. Colette veut resti­
tuer les élements qui constituent les impressions, les nuances sensorielles, fortes ou assourdies, contrastantes ou uniformes. Souvent
elle ne se contente pas d’exprim er la perception, elle s’efforce de la
J) Le ch iasm e est trés em ployé par Colette sou s ses m u ltip les form es. A. B linkenberg o. c. I, pp. 55, 187, 194; II, pp. 106, 115 a relevé quelques p assages dans
La M aison de Claudine ou 1 on peut trouver des exem p les variées de ce p ro­
cédé.
2)
Cf. l ’effet d’am plification dans A ventures q u otid ien nes, p. 50: „La foule
reprit le bravo, le répéta m ille fois, et m ille fo is le jeta etc.“ cf. L es H eures longues. p. 7. C olette n ’a pas tou jou rs su éviter un certain m aniérism e en em ployant
cette form e, com m e par ex. dans „Pour vou s apprendre que le k aolin se cache
com m e la truffe, que com m e la trufTe il se revét d ’une argile grossiére." (A ven­
tures qu otid ien n es, p. 91).
LE STYLE DE COLETTE
121
saisir dans son évolution. La disposition des mots cherche å refléter
le processus méme de la sensation, les phases successives d ’impressions isolées réunies enfin en un ensemble par l’éclair de la percep­
tion.
Dans le cadre n arratif du rom an, ou le choix des mots et la structure de la phrase cherchent å éviter l’extraordinaire, les moyens expressifs de la construction sont des éléments aussi discrets. C’est
ainsi qu’il semble tout naturel, dans cet exemple de Blé en Herbe,
que le déterm inant comm un des trois objets paralléles ne vienne qu’å
la fin: „Pliil ouvrit les yeux et vit passer au-dessus de lui les ventres
ombrés, les grands becs effilés et les pattes sombres, repliées en plein
vol, d’un couple de courlis.“ (p. 18). Toutefois Fordre des mots est
aussi déterminé psychologiquement; ce sont précisément l’observation des trois détails qui précédentes qui perm ette d’affirm er que les
oiseaux qui volent sont des courlis. Dans un autre exemple, deux
compléments circonstanciels sont intercalés entre le verbe et l’objet,
de sorte que les trois qualités per^ues sim ultaném ent par la vue ne
sont pas séparées dans la description, en méme temps que la „suspen­
sion de l’esprit“ causée par hyperbate chez le lecteur reproduit la
surprise de l’observateur: „Philippe apercut, sous les prunelles
blcuex, en haut de la frcdche joiie enfantine de son arnie, la nacre, le
sillon des larmes noeturnes et de l’insomnie, ce reflet satiné, couleur
clair de lune, q u ’on ne voit qu’aux paupiéres des femmes contraintes
de souffrir en secret.“ (ibid. p. 195 cf. Les Vrilles de la Vigne, p. 92 Y).
Dans ses æuvres å caractére subjectif, l’emploi fréquent de ces
formes est d’une audace parfois risquée. On y voit une tendance
m arquée å construire la période de telle fa<jon qu’elle ne culmine que
tout å la fin. Le procédé est justifié psychologiquement dans l’exemple
suivant ou tous les détails secondaires, préparatoires, doivent exJ) F élix B oillot, P sy ch o lo g ie de la C onstruction dans la P hrase l'rang.aise m o ­
derne, 1930, a rendu com pte dans un interessant chapitre in titu lé Les E ffets
in tellectu els p. 87 sqq. des ressources de la con stru ction pour l ’exp ression des
rapports logiq u es de la pensée. Un rapport cau sal par exem p le peut étre sou lign é
par une inversion . D ans un chapitre suivant „Les effets sensoriels", on regrette
de ne pas trouver une étude des m oyen s an alogu es pour l'expression de la p er­
ception.
122
IRENE FRISCH FUGLSANG
prim er cl’abord un arriére-plan de sensations plus étouflees qui accom pagnent le détail prim aire sur lequel se concentre l’observation:
,,Sur le balcon de bois, parm i la glyeine défaite et les fleurs aplaties
d ’une sauge rouge, emportées de la bourrasque de cette nuit, ils
gisaient, ce m atin, comme les pétales d ’un pavot effeuille, les deux
pa pilion s verts et roses. (La Paix chez les Bétes, p. 127)1).
Si le niotif psychologique passe å l’arriére-plan, le but et l'elfet
des moyens expressifs prennent un caractére purem ent esthétique.
La sensation concréte est connne embellie, traduite p a r une forme
poétique qui suit d’autres lois. Ce coté spécial du style de Colette fera
l’objet d ’une étude ultérieure. Nous citerons un seul exemple pour
m ontrer le ton du style qui en résulte: „Souvent, il choisit cette heure
de nuit pour s’éveiller, se lever d’entre les pins å la fa veur du m istral —
lui, le m aitre d ’aout . . . Dénoué, mol et pareil å la vague, å l’écharpe,
å la chevelure, rose et noir, il s’enfle comme s’il couvait un astre —
puis, elfagant sur son passage les fragiles jalons de l’homme, sifflant,
sautant les voies, il se met en m arche, l’enfant des jours sans pluie
et des nuits sans rosée — le feu . .. (Prisons et Paradis, p. 58).
En résumé, de toutes les particularités du style de Colette examinées dans cette étude se dégage ce trait commun: le m otif psycho­
logique les conditionne. Ces moyens d ’expression ne sont que des
instrum ents destinés å décrire un objet, une personne, une sensation,
facteurs qu ’il s’agit de représenter d ’une m aniére aussi précise, aussi
tangible, aussi plastique que possible. Pour cela Colette épuise toutes
les ressources expressives de la langue. La qualité suggestive des sons
s’ajoute å la signification des mots, la valeur des ditférentes catég'ories de vocables est en harm onie avec le caractére du sujet, et par
l’art avec lequel elle dispose les mots, Colette obtient une telle concor1)
Cf. ibid. p. 240: „Au prem ier tournant de la route forestiére, il faut, lorsque
nou s repartons, que la voiture s’arréte court, car ses roues ont bien fa illi écraser,
rouges et or com m e le soleil qui se couche, m a je s tu e u x sou s leur m anteau å
traine poin tu e, ro n ds et cossus com m e des bou qu ets de cam pagne, einq faisans
qui traversaien t la voie sans båte, dédaigneux, fam iliers, et qui sem blent nou s
dire sur le rythm e de leur petit pas dan diné de p ou les grasses, etc. „L’anticip ation des qu alités est ici voulu e et on peut constater que tou tes les qu alités
visu elles sont exp rim ées sou s form e d ’an tép osition .
LE STYLE DE COLETTE
123
dance entre ces moyens divers q u ’elle réussit méme å reproduire par
des effets de style les proportions et les dimensions du monde extérieur. Ce jeu entre l’effet direct que produit le sens des mots et l’effet
indirect suggéré par leur valeur esthétique fait que l’expression for­
melle d ’une impression prend si souvent chez Colette l’aspect d’un
reflet vibrant ou l’on continue å percevoir la vie et les mouvements.
(A suivre).