Le Petit Lézard Vert

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Le Petit Lézard Vert
Le Petit Lézard Vert - page 1
Le Petit Lézard Vert
Qu'il fait calme ! Que c'est bon d'être toute seule, d'aller où je veux ! Il a plu cette nuit.
J'adore la pluie qui tombe très fort sur ma petite tente. Au début, j'ai très peur, le vent porte si
fort le bruit de l'océan que j'ai l'impression qu'il est là, tout près. Je m'attends, d'une seconde à
l'autre, à être engloutie par les vagues. L'orage craque, la toile claque, les grosses gouttes
s'écrasent au-dessus de ma tête... Et pourtant, les piquets résistent, les montants ne fléchissent
pas, l'eau ne m'avale pas. Lentement, je me rassure, je me sens mieux, presque bien, protégée,
isolée du monde et heureuse, en partance vers de merveilleux songes...
J'ai rêvé si fort, j'ai dormi si bien que me voici toute fraîche et reposée. Il est tôt. Tous
les campeurs sommeillent encore. Comme seules vies humaines, j'entends les nettoyeurs
sénégalais siffloter dans les “chiottes” et les livreurs des petites échoppes à l'entrée du
camping. Je m'éloigne de ces bruits du matin. J'ai des envies d'aventure, des goûts de liberté.
L'aurore est douce, une lumière juvénile se glisse entre les pins, rase les caravanes endormies,
câline mes joues, cille mes yeux. Les graminées, qu'on appelle minous, me caressent les
mollets, déposent, vierge, une goutte de rosée. Une jeune épine effleure ma peau; perlent deux
petites pointes rouges. J'arrive à l'extrémité du camp, le bout du monde, là où la liberté est
reine, où mes huit ans sont merveilles. Derrière la palissade, pour moi, il n'y a rien, le vide,
aucune attirance, pas même l'interdit. Comment interdire ce qui n'existe pas ? La vie est ici.
Je retrouve l'endroit où nous avions construit une cabane, l'année passée, dans les ronces
et les genêts. Quelques planches forment encore une petite clairière. Je m'y couche sur le dos,
je m'étire, je suis bien. Quelques mûres, encore vertes, dansent au souffle du matin. Un
oisillon, sans expérience, sautille sur les aiguilles de pin humides. Tout petit, duvet gonflé,
pinson des sables, il frétille, picore de-ci, pique de-là. Hop, il saute sur une branchette fragile,
élancée. Qu'il est doux, brin de vie délicat ! Qu'il est bon d'être ici ! Mais il ne faut pas que je
traîne. C'est dimanche aujourd'hui.
***
A Moliets, il n'y a pas de lundi, ni mardi, ni d'autres jours de la semaine. Uniquement
les vacances, entrecoupées des dimanches. J'aime bien ce jour. C'est la fête de Dieu, alors
nous allons à l'église. Je ne comprends pas pourquoi papa ne vient pas avec nous. Il dit qu'il
n'est pas croyant. Moi non plus, je ne crois pas trop en Dieu. Mais, n'empêche, il fait de belles
fêtes. Et puis, j'aime bien aller à la messe au village, mettre ma belle robe, écouter le curé,
chanter avec tout le monde et observer les enfants des colonies de vacances. Je me dépêche...
Maman a déjà dressé la table du déjeuner dans la caravane. Elle me sourit, m'embrasse.
Je m'installe pour manger. Pierre et papa sont déjà là. Nos vacances dans les Landes, c'est le
bonheur. Nous pouvons partir tout le temps, sur la plage, dans les dunes, n'importe où, quand
nous voulons, à la seule condition de rentrer à l'heure pour les repas. Normal !
... Mmmh, j'avais faim ! Le meilleur moment pour manger le pain français, c'est le
matin quand il est frais. Plus tard, il est tout mou et caoutchouteux d'avoir été conservé dans
un sac en plastique, ou sinon il est très dur. Les Français disent avoir le meilleur pain au
monde. Ils ont non seulement cette chance, mais surtout celle d'avoir les meilleures gencives
du monde ! Je suis quand même supercontente de venir ici tous les ans. J'ai plein de copines
qui parlent la même langue que moi sans être belges. J'aime pas voir des Belges en dehors de
mon pays, j'ai l'impression alors de ne pas être en vacances.
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Mais je me perds dans mes pensées et il faut me préparer pour la messe... Que c'est
agréable ! Quitter mon maillot et me glisser, pour la première fois depuis une semaine, dans
une petite culotte douce et propre; moelleux sur la peau; une robe légère, de jolies chaussettes
blanches, je parais encore plus bronzée.
L'église du village est toute simple. J'ai beau savoir qu'il y fait frais, j'ai toujours la
même sensation en entrant. Un frisson me parcourt tout le corps, la chair de poule hérisse mes
bras. Peut-être est-ce l'émotion d'être de la fête. Ou d'entendre les chants répétés avant la
cérémonie. Je me colle à ma jolie maman, maquillée et sérieuse. Je me sens bien. J'aime bien
écouter ce curé. Pas seulement pour son accent ensoleillé, mais aussi pour ses mots
percutants, ses phrases de combattant, pour sa foi et son Dieu. Quelques chaises devant moi,
un garçon semble très attentif au sermon. Je vois ses longs cheveux blonds rire de temps en
temps. Je voudrais voir son visage, s'il est joli. En tout cas, je préfère le regarder lui, de dos,
que ces sots des colonies qui se pincent en rigolant. La fin de la messe, déjà. Il part vite. Un
short bleu et un tee-shirt jaune s'éloignent, je ne vois toujours pas sa figure, tant pis ! Le
dernier chant s'élève. Ici, tout le monde chante avec élan et ferveur. C'est même agaçant
parfois de les voir rivaliser de cœur, s'exhiber leur joie, sourire leur force, s'unir de leur foi.
Tout cela me semble trop fort et trop visible pour être sincère. Mais je peux me tromper. La
différence est tellement flagrante par rapport aux messes, chez nous, en Belgique où tous
s'ennuient à mourir (ou font bien semblant). Debout, assis, debout, assis, quelques phrases
murmurées, quelques notes susurrées, et ouf, fini ! Par ici la sortie, un paquet de bonnes
résolutions sous le bras et le devoir accompli. Je ne sais pas pourquoi cette passivité et au
contraire, ici, cet excès. La majorité des Français est-elle à ce point anticléricale, obligeant les
croyants à réagir, à se sentir concernés, à combattre un danger. En tout cas, moi, je viens ici
pour passer un bon moment, regarder les beaux garçons, deviner les regards, rire des enfants
de chœur, chanter, écouter le sermon et, surtout, parler sérieusement avec Dieu. Qu'il existe
ou pas n'a finalement pas d'importance.
***
L'heure suivant la messe m'est tout à fait particulière, un moment qui me choque, qui
détonne dans le réel, entre mon passé tout proche et la suite de ma vie. Mon présent est
ailleurs, un peu plus bas, ou bien juste là à côté. Encore plus surprenant, je ne sais pas si
j'aime ou si je déteste ce moment. Je suis engourdie et tout sentiment semble endormi.
D'abord, la gifle de soleil que je reçois en sortant de l'église. La bouffée de chaleur, ensuite,
qui me soulève jusqu'à la voiture. Droite dans ma robe, sérieuse, je suis distraitement les trois
kilomètres me séparant du camping. Pleine de Dieu, de moi-même, de mes découvertes, mes
résolutions, mes remords, rien ne me touche. Et s'écartent de la voiture bouées, ballons,
bonheurs, bébés boudeurs, brouhaha, bleus, blancs, rouges, maillots, rires, soleils, un pain,
une glace, un vélo, une poitrine nue, une odeur... Mes copines reviennent de la plage. Je ne dis
mot, rentre dans la caravane, quitte ma robe et mes sous-vêtements pour une semaine, enfile
le maillot, uniforme indispensable pour revenir sur terre. Tout doucement, je me laisse
redescendre...
***
Chaque famille arrive avec sa chaise de toile, son verre dans l'autre main et le sourire au
visage. Des tables garnies, bouteilles, glaçons, bonnes choses à manger, tous s'installent
autour, vingt, trente heureux.
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A voir l'état des raviers de chips après quelques minutes, on comprend facilement
pourquoi les enfants ont déjà quitté les lieux. Pas tous. La seule petite présente, je me
rapetisse plus encore, espérant être oubliée. Et rapidement, personne ne me voit plus. Ou bien
est-ce le pastis qui trouble leur vue et délie leur langue ? Moi, j'écoute de tous mes yeux et
j'adore. Les conversations se croisent, les confidences se murmurent, “... Après notre
deuxième enfant, nous avons eu un passage à vide”, je tends l'oreille, “Non, c'est moi qui
n'avais plus envie”. Les bêtises fusent comme les noyaux d'olive dans le décolleté d'Annie.
Les accents se mélangent, “bouduh”, s'entremêlent, “peuchère”, s'agacent, “bien sûr, con !”.
Les naturels galopent, “... une superbe fille !”, brillent, “... la trentaine... des seins
extraordinaires !”, scintillent, “... totalement nue... dans les dunes, oui”.
J'adore ces midis d'apéritif où tous se retrouvent, se détendent et profitent de la vie.
J'adore écouter... Viennent ensuite les projets, parties de pétanque, feux de camp, escapade en
Espagne. Et pour ceux qui boivent les derniers, les souvenirs nostalgiques et heureux, les rires
aux larmes, les soupirs.
Tiens, là-bas, devant une tente orange ! Le garçon que j'ai vu à la messe, ce matin. Oui,
c'est bien lui, je reconnais ses longs cheveux blonds bien soignés. Il se retourne, me regarde. Il
est beau ! Zut, voiture “NL” ! Il est hollandais. L'apéritif terminé, tout le monde regagne son
chez soi, pour le repas et la vaisselle (ça, c'est nettement moins gai !).
***
J'ai envie d'aller à la plage tout de suite, il fait si bon aujourd'hui. Nous partons, tous les
enfants ensemble.
— “Défense de vous baigner avant qu'on ne vous rejoigne !”.
Plus haut, sur notre passage, les Hollandais font la sieste. Leur fils, perdu dans sa
blondeur, ne nous regarde même pas. Il est assis à l'ombre sur une grande couverture. Il
tricote, de ses doigts fins, sept petites lettres. Tiens, c'est bizarre ! Ça existe le Scrabble en
néerlandais ?
La courte expédition vers la plage : presque un rituel. Deux voies nous sont offertes.
Soit rejoindre les dunes à l'extrémité du camping, grimper jusqu'aux blockhaus pour découvrir
l'immensité bleue et dégringoler dans le sable; soit emprunter la route devant le camping, je
préfère. Nous passons devant le terrain de boules, désert à cette heure-ci, léchons quelques
vitrines, prenons en route le cortège lent et interminable qui monte vers la plage. C'est l'heure
où la procession des crêpes à dorer prend le sens est-ouest. Vers cinq heures, tout cela
s'inverse, en un peu plus rougi, affaibli et affamé. Combien de fois, depuis trois étés, n'ai-je
pas déjà pris ce chemin ? Toujours avec la même nonchalance et le même plaisir. Arrivée en
haut de la petite côte, à hauteur du “Bellevue”, un petit tressaillement, les questions
fondamentales. De quelle couleur est le drapeau ? La mer est-elle basse ? A-t-elle laissé
derrière elle une “baïne”, cette traînée d'océan, lac salé, bonheur des petits enfants à l'abri des
dangers écumants ? Le courant d'Huchet a-t-il changé de lit ? Quelle est la température de
l'eau ? Le temps d'un pas, ou de deux, toutes les réponses surgissent, lorsque plus rien ne
cache la vue bleue à perte d'horizon. Nous descendons vers les corps étalés, les parasols aux
mille couleurs, et l'eau, l'eau bienfaitrice.
Je m'écroule sur le ventre, ma grande serviette me protégeant du sol brûlant. La tête
lovée dans mon bras, je frissonne de chaleur. Le soleil bouillonne dans mes veines, le bruit
des vagues s'affale sur ma nuque, écume au bout de mes doigts. Tous les cris, les rires, les
mots réveillent ma vie, s'unissent, me chantent je ne sais quelle force, quel désir inconnu. Je
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sens naître en moi une envie violente d'aimer cette terre qui me chérit. Le sable se creuse sous
moi, par endroits résiste à mon poids de plume, frémit sous mon ventre, s'abandonne enfin à
mes formes, épouse mes jambes, avec douceur, avec tiédeur.
***
L'air chaud pèse sur mes sens et m'enfonce dans les songes où les bruits sont
froissements, clapotis, murmures et soupirs. M'envahissent des rêves que ma réalité ne
comprend pas, des rêves de grandes personnes, des histoires qu'un voile flou me cache, des
secondes éternelles, des pensées interdites et délicieuses, des picotements de plaisir sur le
visage, des lèvres... J'ouvre lentement les yeux, prends conscience du baiser barbu. Papa est
penché sur moi :
— “Pardonne-moi. Tu avais un sourire si doux. Tu étais si belle dans ton sommeil. Je
n'ai pas pu résister à l'envie de t'embrasser.”
Je souris, ferme les paupières de nouveau, tente de rattraper mon histoire, de me
replonger dans le sable. Mais le rêve est déjà loin et ne m'a laissé qu'une petite lueur de
bonheur.
Le soleil en a profité pour m'effleurer du bout de ses petites langues de feu, j'ai chaud,
un peu de sueur perle au-dessus de mes lèvres et sur le front. Oh ! qu'elle est bonne cette main
douce sur mon ventre, main de maman, fraîche et onctueuse “Nivéa”.
— “On peut aller se baigner ?”
Chouette ! Maman veut bien que j'aille dans l'océan. Avec mon grand frère, je ne risque
rien. Le plus difficile est d'entrer dans l'eau, elle semble glacée. Tout tremblants, nous
avançons lentement, un sourire crispé accroché aux lèvres. Les vaguelettes commencent à
nous masser les chevilles, le sang s'habitue à la température. Bien vite, les vagues nous
frappent et, plus loin, nous recouvrent. J'ai chaud, je ris, c'est formidable. J'ai peur en les
voyant arriver, mais je m'amuse à les défier et à garder mon sang-froid. Quand elles ne sont
pas trop grandes, nous attendons jusqu'au dernier moment pour sauter bien droit, très haut.
Alors, comme des petits chiens, nous pataugeons très vite avec nos pattes avant, pour garder
la tête hors de l'eau. Il faut surtout ne pas redéposer les pieds trop tôt sinon le retour de la
vague nous attrape et le rouleau nous emporte pour une bonne tasse. Papa nous a dit de
plonger dans les vagues trop hautes et menaçant de s'abattre sur nous. Elle est là, à quelques
mètres devant moi, elle se dresse, dangereuse, gigantesque. Pierre plonge. J'hésite, je me suis
retrouvée trop loin un jour. Trop tard ! Son ventre se creuse, elle retombe. Je serre les poings
et les dents, je crie très fort pour me donner la force de la combattre. Elle s'effondre sur ma
tête, fouette mon visage, gifle mon ventre, balaie mes jambes, me roule, m'enroule, me boule,
déboule, tourneboule, carambole, griffe mon corps d'un banc de cailloux, me lance sur ses
bords, me vomit, me rejette sur la plage. Ouf ! Haletante, toussant l'eau salée et du sable plein
le maillot, je rigole. Je vais reprendre mon souffle sur ma serviette de bain. Je retournerai à
l'eau plus tard...
Papa et Bernard reviennent tout ragaillardis de leur balade aux coquillages. Pas très
fructueuse leur recherche ! Normal. Ils auraient du mal à découvrir tourelles et buccins là où
se posent leur regard : sur les corps des jeunes et jolies nudistes ! A Moliets, sur l'immense
étendue de sable fin, aucune délimitation ne permet ou n'oblige de bronzer “pet-tout-nu”. Du
côté de la baignade surveillée uniquement, le maillot est obligatoire. Partout ailleurs, c'est
comme on veut. Plus on s'éloigne des deux drapeaux bleus, plus les corps se dénudent. Je ne
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vais pas souvent me promener par là. Maman ne l'interdit pas, mais je suis mal à l'aise de les
voir. J'ai envie de regarder par curiosité et très vite, je rougis.
— “Viens, on va voir !”
— “Qu'est-ce que tu veux aller voir ?”
— “Viens. Là-bas. Y a plein de gens !”
Mon frère me tire par la main. Nous courons vers l'attroupement au milieu des corps
étendus, vacanciers ou Landais du dimanche, frétillant d'une grande tache multicolore. Nous
arrivons au noyau de curieux, comme un cœur qui bat au milieu des touristes. Pierre m'attrape
le bras et déjà se faufile.
— “Non, laisse-moi. J'ai pas envie.”
— “Mais si. Allez. Viens.”
J'ai peur sans savoir pourquoi. Il me happe et je plonge avec lui, me glisse parmi les
peaux tannées et salées. Au centre du cercle, quelqu'un dort, couché sur le dos, il n'a pas vingt
ans. Que se passe-t-il ? Tout le monde chuchote, personne ne rit. Les vacances semblent si
loin d'ici. J'ai peur, j'ai envie de crier, je tremble. Un C.R.S. colle son oreille sur la poitrine du
jeune homme. Il se relève, inspire très fort et souffle tout ce qu'il peut dans la bouche qu'il
entrouvre. Il recommence, recommence encore, écoute de nouveau le cœur, inspire
profondément, expire dans la bouche, avec sang-froid. Le thorax se soulève fortement, je
frissonne. J'ai froid et me colle à Pierre qui regarde fixement, la bouche ouverte. Un autre
maître nageur prend le relais, s'accroupit, insuffle un peu de vie à son tour. Personne ne
semble respirer. Tous les regards, volontaires, désirent la même chose. Le temps n'existe plus.
Le soleil avance dans le ciel, la mer crie sa force, mais nul ne l'entend. Les deux sauveteurs,
eux, poursuivent inlassablement le même rituel. Ils écoutent, ils mélangent leur souffle, ils
écoutent, ils tirent la tête en arrière et embrassent de nouveau. Leurs mains, leurs jambes sont
couvertes de sable. Ils luttent sans échanger une parole, au bord de l'épuisement, le visage
crispé. Ils se relaient, repoussant le moindre temps mort. Rien ne semble pouvoir les arrêter,
perpétuel puits de vie, intarissable pulsion de vie dans les poumons endormis.
L'oreille se relève, prise d'angoisse, se colle de nouveau, cherche, glisse sur le torse
bronzé. Un murmure s'élève. Le C.R.S. lève le bras ordonnant le silence. Il se replonge,
appuie son oreille, l'enfonce, se relève d'un bond. Leurs regards se croisent, l'instant d'une
seconde, se comprennent. L'autre tend ses muscles luisant de sueur et de sable. Les deux
mains l'une sur l'autre, il s'enfonce de toutes ses forces sur le torse sans vie. Une fois, deux
fois, de grosses gouttes coulent sur son visage. Encore plusieurs fois, il recommence, enragé,
acharné, tombe sur le côté, épuisé, immédiatement se replace, se remet à l'ouvrage. Son
compagnon arrête le geste, le regarde. Ses yeux tristes lui disent : non ! Une couverture vient
se glisser sur le visage du jeune homme qui dort, lentement. Plus rien ne presse maintenant.
Le petit monde silencieux se disperse, nous retournons près de maman. Pierre explique, j'ai
une grosse boule dans la gorge :
— “Maman, je vais rentrer au camping...”
— “Déjà ?”
— “Oui. J'ai envie.”
— “Comme tu veux.”
La marche dans le sable brûlant, le goudron qui colle aux pieds, la dune à grimper, la
mer d'un côté, le ciel, l'hélicoptère qui arrive, le camping de l'autre, les tentes et les caravanes
endormies, il est tôt encore.
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Je me couche à l'ombre, le dos sur un tapis de mousse. Je suis triste. J'imagine. Peutêtre, dans une caravane, une maman ou une femme attend quelqu'un que plus jamais elle ne
reverra. C'est horrible ! Des larmes coulent sur ma joue, des sanglots m'étouffent. L'air est
chaud, je ferme les yeux, je revois son visage heureux d'homme endormi par la mer, je souris.
Un écureuil descend du pin, vient boire tout près de moi. Je m'étire, je suis bien. C'est bon de
ne rien faire pendant des heures, de regarder les arbres, d'imaginer, de penser, d'écouter, de
vivre.
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