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L’AUBE D’UN NOUVEAU MONDE Les Latino-Américains à la conquête de l’Amérique latine Par Emrah Kaynak Alors que la gauche européenne s’enlise toujours plus dans le doute et la résignation, quelques pays insoumis d’Amérique latine édifient pas à pas une alliance alternative - au consensus néolibéral - fondée sur les principes d’autonomie, de solidarité, d’égalité et de justice sociale. Au croisement du nouveau millénaire, le panorama politico-idéologique de l’Amérique latine a connu de profondes mutations. On a assisté à l’installation au pouvoir, au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, au Nicaragua, de gouvernements revendiquant des valeurs progressistes voire socialistes. Quelle est la nature de ces changements. S’agit-il d’un processus révolutionnaire continental ou de simples réformes plus ou moins radicales ? D’aucuns réduisent le mouvement bolivarien a un verbiage sans contours idéologique tandis que d’autres y voient un césarisme à caractère communiste. Cette question n’est pas une coquetterie d’intellectuels mais elle touche l’essence même de ce qui est engagé et sa portée. Rosa Luxembourg est très explicite au sujet de la démarcation entre les forces réformistes « Quiconque et révolutionnaires : se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme luimême ».[1] Au vrai, ce mouvement est justement en mouvement, en quête de sa propre identité. La situation actuelle n’est pas à proprement parler un modèle mais une réalité contingente c’est-à-dire la résultante d’un concours historique et du rapport conflictuel avec l’impérialisme étasunien. Il puise sa matrice historique dans la ligne de pensée et d’action des indépendantistes latino-américains et ses fondements conceptuels dans la réflexion euro-socialiste ; il s’inspire sans sectarisme, à titre positif comme à titre négatif, des luttes d’émancipation du siècle dernier. Bien plus qu’un corpus de préceptes qui voudrait transposer ce qui a été réalisé ailleurs et en d’autres temps, le mouvement bolivarien est un processus ininterrompu et en tension constante qui cherche à construire un projet de société différent du modèle de développement capitalisto-libéral. Gramsci parlait de philosophie de la praxis pour ce type de pratique qui s’inspire d’une base théorique et l’enrichit par ses nouvelles avancées. Il convient d’analyser chaque pays dans ce qui le singularise mais la nouvelle qualité et la force de ce mouvement réside dans la conscience d’expériences semblables et d’intérêts communs. Chaque pays renforce et soutient moralement, culturellement, socialement, économiquement l’émancipation des autres et par là même consolide sa propre émancipation. Sans l’inspiration de la révolution cubaine, le Venezuela n’aurait peut-être pas pris cette nouvelle inflexion ; sans l’exemple vénézuélien, la Bolivie n’aurait peut-être pas pu emboîter le pas et ainsi de suite. Dans les années 70 et surtout dans les années 80, l’Amérique latine constituait l’espace d’expérimentation par excellence des politiques néolibérales. Tous les pays se sont vus imposer les mêmes recettes pour des résultats similaires : les privatisations et la désintégration des politiques sociales ont engendré des contestations populaires et sociales. Les gouvernements progressistes agissent sur mandat de ces mouvements de base : l’avènement de Chavez est subséquent à l’insurrection urbaine de 1999 connue sous le nom de Caracazo ; Evo Morales était le représentant des cocaleros du Chapare ; Rafael Correa s’appuie également sur les luttes indigénistes sans oublier les piqueteros en Argentine et le Mouvement des Sans-terre au Brésil ayant permis la victoire électorale de coalitions de « gauche ». L’ALBA[2] (Alliance bolivarienne pour notre Amérique), dont l’acronyme signifie aussi « aube » en espagnol, se présente comme un schéma d’intégration basé sur les principes de coopération, solidarité et complémentarité et propose d’être une solution de remplacement à un système qui n’a fait qu’accroître les inégalités structurelles et favoriser la concentration de richesses au sein d’une fraction de la population et ce, au détriment du bien-être des peuples. Là où la ZLEA[3] prônait l’intégration du continent par l’expansion commerciale, l’ALBA polarise son attention sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion et plus généralement le développement humain. L’ALBA ne disjoint pas l’économique de la politique, les options économiques étant soumises aux fins politiques. Cette structure fédérative a déjà patronné de nombreuses missions sociales et éducatives relatives à la sécurité alimentaire, l’alphabétisation, le logement, la santé publique, l’information, les échanges culturels - dans la lignée des relations de coopération et d’entraide qui existaient entre Cuba et le Venezuela. Le programme Barrio Adentro (dans les quartiers) qui dispense des soins médicaux dans les quartiers déshérités du Venezuela et améliore le réseau hospitalier est la parfaite expression de cette logique. On peut aussi citer les diverses missions Robinson, ayant pour fins la lutte contre l’analphabétisme et l’accès universel aux connaissances fondamentales pour toutes les couches de la société dans et en dehors du pays. La mission Robinson a aussi une version internationale qui vient en appui des programmes d’alphabétisation mis en branle au Nicaragua et en Bolivie. Pour contrer la suprématie politico-culturelle étasunienne, la chaîne de télévision continentale TeleSUR a été fondée en 2005. Ce canal qui diffuse par satellite dans tout le continent a été conjointement constitué par le Venezuela, Cuba, l’Argentine, l’Uruguay, l’Equateur, la Bolivie en vue de promouvoir le processus d’union des pays du Sud. Petrocaribe est pour sa part un accord de coopération régional qui tend à consolider la puissance collective des compagnies pétrolières publiques et à faciliter l’accès aux ressources stratégiques, par une politique de prix préférentiel, aux pays d’Amérique latine et des Caraïbes énergétiquement déficitaires. L’ESSOR D’UNE NOUVELLE CULTURE POLITIQUE Le mouvement bolivarien est parvenu, après des décennies de culture capitaliste enfiévrée, à réhabiliter l’hypothèse socialiste sous les traits du « socialisme du XXIème s ». Hugo Chavez, Evo Morales ou Rafael Correa s’en revendiquent de plus en plus ouvertement. Ce socialisme est basé sur le pratagonisme populaire, selon l’expression consacrée au Venezuela, c’est-à-dire sur la participation consciente, active et constante des masses (pas seulement à l’occasion des suffrages électoraux). Pour ce faire, toute une nouvelle approche de la politique doit émerger. L’initiative politique ne doit pas être accaparée par une quelconque direction éclairée mais appartenir aux citoyens eux-mêmes. Le gouvernement vénézuélien encourage cette participation par l’aménagement de dispositifs d’action, de gestion et de contrôle politiques tels les divers types de référendums, le budget participatif, les conseils communaux, les médias communautaires, la cogestion d’entreprises publiques,… Comme le dit Martha Harnecker, « Il faut passer de la culture du citoyen qui mendie à la culture du citoyen qui conquiert, qui prend des décisions ; qui autogère, autogouverne »[4]. La victoire la plus significative des pays de l’ALBA, au-delà des divers progrès matériels et sociaux engrangés, consiste dans le fait d’avoir restitué un sentiment de dignité à des peuples privés pendant si longtemps de leurs droits fondamentaux de citoyens. A la « culture de l’impuissance »[5] selon l’expression d’Eduardo Galeano, ces peuples opposent la conviction, la force de caractère et l’action. Une utopie est en marche, non d’un monde parfait mais d’un monde réel, concret, clairvoyant quant à ses forces et ses faiblesses, disposé à faire face à l’hostilité des forces impérialistes et à leurs opérations d’ingérence. Ce réalisme n’exclut nullement un droit constitutif de toute nation, celui de penser son avenir et gouverner son destin. Accordons le mot de la fin à Ernesto Che Guevara dont la contribution à la culture politique et l’esprit de résistance du continent latino-américain n’a d’égal que l’influence historique de Simon Bolivar ou de José Marti : « Maintenant cette masse anonyme, cette Amérique de couleur, sombre, silencieuse qui chante dans tout le continent avec la même tristesse et la même désillusion, maintenant cette masse fait définitivement irruption dans sa propre histoire, commence à écrire avec son sang, commence à souffrir et à mourir, parce que maintenant dans les plaines et les montagnes d’Amérique, sur les versants des montagnes, dans les plaines et les forêts, dans la torpeur ou le trafic des villes, sur les rives des grands océans et des rivières, elle commence à ébranler ce monde le cœur empli de l’ardeur de mourir pour ce qui lui revient, de conquérir ses droits bafoués depuis cinq cents ans par les uns ou les autres. Maintenant l'histoire devra compter avec les pauvres d’Amérique, les exploités et les déshérités, qui ont décidé d’écrire eux-mêmes, pour toujours, leur histoire »[6]. [1] Rosa Luxembourg, Réforme ou Révolution, http://classiques.uqac.ca/classiques/luxemburg_ro sa/oeuvres_1/rosa_oeuvres_1.pdf [2] L’Alliance bolivarienne pour notre Amérique est née lors de la 4e Rencontre de l’hémisphère sudaméricain contre l’ALCA, qui s’est déroulée, à La Havane, du 27 avril au 1er, mai 2005. Voir http://www.alianzabolivariana.org [3] Zone de libre échange des Amériques - ALCA en espagnol. [4] Martha Harnecker, laboratoire pour un socialisme du XXIe siècle, Paris, Editions Utopia, 2010. [5] Eduardo Galeano, entrevue réalisée par Ana Delicado, 8 janvier 2010, www.primitivi.org (consulté le 23 janvier 2011). [6] Ernesto Che Guevara, discours à l’Assemblée générale de l’ONU, 11 décembre 1964. Présence et Action Culturelles – Analyse 2011-11