InondationsSous les eaux, à Montargis
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InondationsSous les eaux, à Montargis
JEUDI 2 JUIN 2016 2,00 € Première édition. No 10895 www.liberation.fr A l’origine de la polémique, l’ancien attaquant de l’équipe de France revient, pour «Libération», sur l’éviction du joueur madrilène et les accusations de racisme qu’elle a provoquées. INTERVIEW, PAGES 2-5 MANUEL BRAUN AFP DESCHAMPS-BENZEMA CANTONA S’EXPLIQUE JEUDI IDÉES ET ESSAIS Achille Mbembe, l’antiFinkielkraut Ne pas se replier dans nos identités mais circuler pour se construire: rencontre décapante avec l’historien franco-camerounais n Sociologie: le bistrot, un cas d’école n Philosophie: quand la médecine s’individualise… TOUS LES JEUDIS, 10 PAGES SPÉCIALES CONSACREÉS AUX IDÉES, AUX DÉBATS ET AUX ESSAIS, PAGES 18-27 Inondations Sous les eaux, à Montargis TÉMOIGNAGES, PAGES 12-13 IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,50 €, Andorre 2,50 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,00 €, Canada 5,00 $, Danemark 29 Kr, DOM 2,60 €, Espagne 2,50 €, Etats-Unis 5,00 $, Finlande 2,90 €, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,90 €, Irlande 2,60 €, Israël 23 ILS, Italie 2,50 €, Luxembourg 2,00 €, Maroc 20 Dh, Norvège 30 Kr, Pays-Bas 2,50 €, Portugal (cont.) 2,70 €, Slovénie 2,90 €, Suède 27 Kr, Suisse 3,40 FS, TOM 450 CFP, Tunisie 3,00 DT, Zone CFA 2 300 CFA. 2 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 ÉDITORIAL Par DAVID CARZON Sur le fond, rien ne permet de dire que Didier Deschamps est raciste et même tout prouve le contraire. Alors pourquoi ce sentiment de malaise persistant ? Quand on lit l’interview qu’Eric Cantona nous a accordée pour revenir sur ses propos qui ont mis le feu aux poudres, on se dit que le problème va bien au-delà du cas Karim Benzema. Nier ce malaise, ce serait accepter de faire comme si de rien n’était, faire comme si l’affaire des quotas de 2011 n’avait laissé aucune trace. Comme si les récents débats sur la déchéance de nationalité ne creusaient pas un peu plus une fracture bien réelle. Le symbole d’un Zinédine Zidane, premier joueur et entraîneur français à gagner la Ligue des champions, cache une autre réalité, le bruit de fond d’une jeunesse à qui on ne donne aucun signe qu’elle peut se tromper dans ses conclusions, en dehors des arguments d’autorité… Le mythe de la Coupe du monde 98 n’est plus qu’un souvenir lointain à regarder comment les instances dirigeantes du foot ou le milieu des entraîneurs de Ligue 1 restent un domaine fermé à la diversité. Cette absence d’ouverture crée les conditions d’une suspicion dans laquelle s’engouffrent toutes les interprétations possibles. Et si les politiques ou les intellectuels continuent d’intervenir pour donner leur avis pour tout ce qui touche à l’équipe de France et en faire un enjeu d’exemplarité, comment convaincre que les décisions sont bien prises dans un cadre purement sportif, en dehors de toute pression et de tout calcul ? Autrement dit : si les politiques ne s’étaient pas emparés du cas Benzema, il aurait été plus facile pour Didier Deschamps de rester sur le terrain du sport. Et aujourd’hui, dans les vestiaires et au café du commerce, on ne parlerait que de cette défense qui prend l’eau. • REUTERS Suspicions «La non-sélection de Benzema est injuste, ça m’incite à me poser des questions» Eric Cantona s’explique dans «Libération» après la polémique suscitée par ses propos dans le «Guardian» où il laissait entendre que la mise à l’écart du Madrilène et de Ben Arfa avant l’Euro pouvait être liée à leurs origines. L’ancien Mancunien en profite pour souligner l’absence de diversité dans les hautes instances du foot français. Recueilli par GRÉGORY SCHNEIDER Envoyé spécial à Neustift Im Stubaital C’ est peu dire que l’interview donnée vendredi par Eric Cantona dans le Guardian a valu à l’ancienne star de Manchester United et des Bleus, devenue acteur et auteur de documentaires, les foudres d’une partie de l’opinion publique ou des médias : évoquant «le nom bien français» du sélectionneur des Bleus, Didier Deschamps, il avait laissé entendre que les mises à l’écart de Karim Benzema –mis en examen dans une affaire de chantage à la sextape envers son coéquipier chez les Bleus Mathieu Valbuena– et de Hatem Ben Arfa pouvaient répondre à des considérations racistes, que Deschamps aurait ainsi relayées sans en être à l’initiative. Accusé d’avoir tenu des propos diffamatoires et de jeter de l’huile sur le feu des communautarismes, se sentant mal compris, Eric Cantona nous a contacté dimanche afin de préciser sa pensée et de reprendre la main sur les interprétations de ses propos. Il se trouve que l’interview fracassante donnée mercredi dans le quotidien espagnol Marca du principal concerné, Karim Benzema, meilleur joueur français de sa génération accusant Deschamps «d’avoir cédé à la pression d’une partie raciste de la France», donne à la prise de parole de Cantona un caractère divinatoire et un poids phénoménal. Elle fait surtout sauter le couvercle que les instances du football et les politiques avaient mis sur l’affaire de la sextape, dossier empoisonné depuis le départ qui a valu au président de la Fédération française de foot (FFF), Noël Le Graët, de recevoir des courriers terribles, les uns réclamant la suspension définitive de Karim Benzema – «Il faudrait que je dise quoi ? A mort l’Arabe?» a déclaré Le Graët en janvier sur l’Equipe 21 – et les autres s’étonnant d’une sanction frappant un joueur qui n’a pas été condamné à ce jour, au mépris de la présomption d’innocence. Eric Cantona a été recontacté mercredi pour réagir aux propos de Benzema dans Marca. La prise de parole de Karim Benzema vous a-t-elle étonné ? Absolument pas. Je remarque que tout comme moi, il n’a accusé à aucun moment Deschamps de racisme [«Je ne sais pas si c’est une décision individuelle de Didier car je m’entends bien avec lui, ainsi qu’avec le président Noël Le Graët», a précisément déclaré Benzema, ndlr]. Mais il dit qu’il a cédé à la pression de l’opinion publique, une pression qui se traduit en termes d’ambiance et de Suite page 4 Libération Jeudi 2 Juin 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3 Karim Benzema, en octobre 2013 à Clairefontaine. PHOTO FRANCK FIFE.AFP Les Bleus sous une chape de plomb Tandis que Benzema est revenu sur son éviction mercredi matin, ses excoéquipiers de l’équipe de France ont préféré disserter sur le bon air de la montagne plutôt que de prendre sa défense. Une réserve symptomatique des enjeux écrasants qui pèsent sur les Bleus à la veille d’un Euro à domicile. «J e ne pense pas que Didier Deschamps soit raciste.» En une phrase dont personne ne doute qu’elle est sincère tant le joueur est rétif au mensonge public, Karim Benzema désamorce dans le quotidien espagnol Marca à peu près tous les procès à venir –sauf celui en irresponsabilité, qui ne tardera pas – et coupe l’herbe sous le pied de nombre d’éventuels détracteurs, lesquels ont utilisé ce procès injuste fait au sélectionneur pour tenter de décrédibiliser l’acteur et ancien joueur Eric Cantona depuis une semaine. L’interview de Benzema est posée, dépassionnée: juste bien. «Deschamps a cédé sous la pression d’une partie raciste de la France. Il faut savoir qu’en France le parti d’extrême droite est arrivé au deuxième tour des dernières élections. Mais je ne sais pas si c’est une décision individuelle de Didier, car je m’entends bien avec lui, et avec le président [de la fédération] Noël Le Graët. Je m’entends bien avec tout le monde.» La genèse: la mise en examen de Karim Benzema au tribunal de Versailles le 5 novembre 2015 dans l’affaire du chantage à la sextape dont est victime Mathieu Valbuena, Benzema ayant contacté son coéquipier lors d’un rassemblement des Bleus à Clairefontaine pour le compte d’un de ses amis d’enfance, Karim Zenati, susceptible «d’arranger le coup». A ce jour, Benzema n’est pas condamné: sa mise à l’écart de l’équipe de France relève donc en quelque sorte du principe de précaution. Elle n’a pas appartenu à Le Graët, qui a au contraire plaidé la cause du joueur dans les médias comme en interne, retournant patiemment les édiles fédéraux pour rendre un retour de Benzema possible. Arguties. C’est Deschamps qui a pris la décision aux alentours du 10 avril. Après avoir fait le tour du vestiaire des Bleus autour des deux matchs amicaux disputés fin mars par la sélection. Pour ce que l’on en sait, les réactions des joueurs consultés ont été timides, entre souci de ne pas endosser une responsabilité excédant de beaucoup le terrain et volonté de dire à Deschamps ce qu’il avait envie d’entendre sans pour autant lire dans les pensées du coach. Aucun d’entre eux n’a jamais pris la parole devant les médias pour défendre Benzema: après la piteuse affaire Periscope, Serge Aurier avait eu droit à plus d’égards de ses équipiers. Dans le genre, le milieu du Paris-SG Blaise Matuidi se défaussait ainsi : «Là, je suis en Autriche et je ne sais pas ce que Benzema a dit à la presse espagnole. Et même si je le savais, on est là pour se préparer, il y a la montagne, l’air de la montagne… C’est fabuleux, l’air de la montagne.» Ce silence, couplé à des arguties officielles invoquant «la capacité des joueurs à œuvrer dans le sens de l’unité, au sein et autour du groupe, l’exemplarité et la préservation du groupe» et d’autres stratagèmes du même genre, a coulé une chape de plomb autour des Bleus depuis des mois. Sur une problématique – la possible influence sur la décision d’écarter l’attaquant d’une opinion publique réclamant la tête du joueur hauteur de 73% à 80% selon les sondages– dont il aurait fallu se dire qu’elle existait indépendamment des manipulations et de l’omerta mise en place pour l’étouffer: on confesse s’être fait alpaguer à plusieurs reprises depuis janvier par l’homme de la rue, nous demandant de dénoncer le prétendu «racisme» du sélectionneur national. Cantona a soulevé le couvercle, Benzema l’a fait exploser. Vox populi. L’Euro 2016 a été conçu comme un événement dépassant le foot, une manière de cause nationale soutenue par des investissements publics considérables: sans présumer d’une concession pragmatique de Deschamps à une vox populi qu’il se faisait un devoir d’avoir à l’unisson pour l’événement, le sélectionneur était sous haute pression, et celle-ci excédait sa mission sportive. C’est ce soupçon de mélange des genres qui rattrape la sélection aujourd’hui. Dit autrement: est-ce que Benzema aurait joué si l’Euro s’était déroulé loin du public français, sans comptes à rendre (ou pas dans ces proportions) au monde extérieur? Comme dirait Cantona: on peut se poser la question. G.S. (à Neustift Im Stubaital) 4 u posture politique. Et je remarque aussi que Benzema a été victime de raccourcis incroyables, du type «Benzema dit que Deschamps est raciste». Comme ça, on évite de poser les questions. Trouvez-vous que Karim Benzema a eu un certain courage ? Oui, parce qu’il est toujours en activité et qu’il est sélectionnable chez les Bleus. Non, parce qu’il est normal qu’il s’exprime et agisse comme un citoyen français avant de se penser comme un joueur. Un citoyen qui répond à la problématique suivante: comment barrer la route aux extrêmes ? La question peut vous paraître étrange, mais vous sentez-vous redevable d’une forme de solidarité envers des joueurs d’une dimension comparable à celle que vous aviez quand vous étiez sur les terrains ? Je parle comme un citoyen. Après, il est clair que si on m’enlève un joueur comme Benzema, on me prive d’une partie du plaisir. Je trouve ça injuste, ce qui m’incite à me poser des questions. Avez-vous été surpris de l’ampleur de la polémique qui a suivi votre interview au Guardian ? Je ne m’attends à rien. Et puis je m’en tape, très sincèrement. Après, je sais que l’on vit une époque où ce genre de chose monte très vite et très fort, ça dure vingt-quatre heures, parfois quarante-huit, durant lesquelles les abrutis s’expriment. Après ils oublient, ils passent à autre chose, et c’est le moment où la réflexion entre en jeu. Moi, j’adore que l’on me mette en situation de me poser des questions. C’est la fonction de l’art et l’art me nourrit. Ça permet de susciter, de déclencher, d’apprendre aussi. Quel était le sens de votre comparaison entre Deschamps et les mormons ? Mais pourquoi a-t-on parlé d’insulte? Pourquoi ai-je lu ensuite que les mormons étaient consanguins? Comme si j’accusais Deschamps d’être consanguin ! Ils sont 14 millions dans le monde, le mormonisme est reconnu comme une religion, pas comme une secte. Et pour ceux qui l’ignorent, de nombreux Noirs en sont membres, de grands hommes d’affaires, des sportifs, des scientifiques, des artistes… Quand on insinue que je suis raciste et antifrançais quand je compare Deschamps à un mormon, on insulte les mormons et on fait preuve de discrimination envers eux! J’ai juste dit qu’une grande majorité de mormons se mariaient entre eux par conservatisme: beaucoup d’autres religions sont dans ce cas-là, la religion catholique par exemple. Autre chose: j’ai lu et entendu que j’étais anti-français parce que j’ai plaisanté sur le fait que Deschamps a un nom français pouvant venir de plusieurs générations. Mais Karim Benzema, c’est un nom français aussi. A consonance maghrébine, oui, et vous conviendrez avec moi que ça ne change rien au fait qu’il soit français. Hatem Ben Arfa, que j’ai défendu dans le Guardian, c’est un nom français également. Mais Suite de la page 2 Libération Jeudi 2 Juin 2016 alors, pourquoi ne dit-on nulle part que je suis pro-français? Par définition, les Français d’origine maghrébine ont un nom français. Donc, Deschamps, Benzema et Ben Arfa ont des noms français, les origines des deux derniers ne devant en aucun cas les desservir dans un contexte politico-social particulier. J’attaquerai en justice tous ceux qui ont tenus des propos mensongers et insultants à mon égard. La fédération a qualifié vos propos de «stupides», qu’est-ce que vous… (Il coupe) Ils se sont servis de moi pour effacer l’ardoise et cette ardoise, c’est l’affaire des quotas [en 2011, la FFF a évoqué en interne la mise en place de quotas de jeunes joueurs ayant un grand-parent étranger, ce fait pouvant leur permettre plus tard de rejoindre une autre sélection que l’équipe de France, ndlr]. Ça leur permet d’éloigner ce souvenir dans l’esprit des gens. Des joueurs d’origine maghrébine, il y en a, là on parle terrain, c’est le plus souvent objectif. En dehors, en revanche, c’est subjectif: les dirigeants d’origine maghrébine ou d’Afrique noire, ils sont où? Et les entraîneurs de Ligue 1 d’origine maghrébine? Alors que ce sont eux qui forment les gamins! Ils sont assez forts et compétents pour s’occuper des jeunes joueurs, et ils ne le sont plus quand ces mêmes joueurs passent professionnels? Concernant Benzema, Didier Deschamps n’a jamais prétendu avoir pris une décision sportive: il est mis en examen dans une tentative de chantage visant un coéquipier, tentative présumée qui a de plus eu lieu dans le cadre d’un rassemblement des Bleus à Clairefontaine. N’acceptez-vous pas cette justification? Je dirais que c’est une possibilité. Qui ne me retire pas le droit de m’interroger. La FFF est sous tutelle du ministère des Sports et deux membres du gouvernement, le ministre des Sports Patrick Kanner et le Premier ministre Manuel Valls, ont publiquement réclamé la mise à l’écart de Benzema durant l’Euro. Ces éléments sont suffisants pour émettre un doute sur l’indépen- Depuis les attentats de «Charlie Hebdo», on mélange tout, on parle de déchéance de nationalité, les assignations à résidence pleuvent. On vit une période où on sanctionne une communauté… ou plutôt où on a envie de la sanctionner. Ci-dessous : Le fameux départ en bus après le boycott de l’entrainement à Knysna, au Mondial 2010. Nicolas Anelka venait d’être débarqué pour avoir insulté Domenech. Douze ans plus tôt, les Bleus de 98 (à droite) étaient le symbole fantasmé d’un pays en harmonie avec ses minorités. PHOTOS AP, REUTERS ET GRÉGOIRE KORGANOW dance des choix du monde sportif rapport à la politique. Si l’on remonte votre raisonnement un cran plus loin, vous soupçonnez Valls ou Kanner de calcul politique par rapport aux origines de Karim Benzema… Là encore, je n’affirme rien. Je pose la question. La suspension de Benzema en équipe de France est tombée le 10 décembre, entre les deux tours des élections régionales. Depuis les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, les choses ont changé, l’ambiance a changé, le regard que l’on porte sur la communauté d’origine maghrébine a changé. On mélange tout, on parle de déchéance de nationalité, les assignations à résidence pleuvent. On vit une période où on sanctionne une communauté… ou plutôt une période où on a envie de la sanctionner. Pour en revenir à Benzema, il est présumé innocent. S’il est lavé de tout soupçon cet automne, il aura manqué l’Euro quand même. Quant à Ben Arfa, il n’est coupable de rien. Sauf d’être l’un des deux ou trois meilleurs joueurs français. Oui, mais Deschamps est sélectionneur, il est libre de choisir qui il veut… Bien sûr. Après, vous croyez qu’il peut dire autre chose que «j’ai suivi des nécessités sportives, etc.»? J’ai quand même le droit de me poser des questions. Tenez, il paraît qu’il va m’attaquer en justice. C’est bien la première fois qu’il passera d’une position défensive à une position of- fensive, il verra si c’est si facile… [Une remarque ironique, Cantona ayant été un attaquant brillant quand Deschamps se dévouait, en tant que joueur, aux tâches défensives, ndlr] Avec son agent et son avocat, ils ne seront pas trop de trois pour réfléchir et distinguer ce qui relève de la diffamation du fait de mettre le problème sur la place publique. Ça n’a rien à voir, mais puisqu’on parle de son agent [JeanPierre Bernès], je tiens à dire que ce même agent s’occupe aussi des intérêts de certains joueurs [sousentendu: Didier Deschamps a le pouvoir de valoriser ces joueurs en les sélectionnant chez les Bleus, ce qui ferait la bonne fortune de son agent, ndlr]. Vous trouvez ça normal ? Quand on dirige une fédération, on écarte tout soupçon, me semble-t-il. On vous a prêté l’intention de régler des comptes anciens avec Didier Deschamps… Je n’ai de comptes à régler avec personne. Je parle d’une chose, et ensuite je parle d’une autre. Quand je m’attaque aux banques en demandant aux gens de retirer leur argent, je n’ai aucun compte à régler avec les banques. Le football ne doit-il pas être protégé d’enjeux aussi lourds que les communautarismes ? Doit-il, à l’inverse, être utilisé pour montrer l’exemple, quitte à entrer sur un terrain que ses acteurs maîtrisent mal ? En France, les politiques se sont emparés en 1998 du «Black-Blanc- Beur » [les champions du monde tricolore étaient censés refléter une société multiethnique et harmonieuse, ndlr], ils peuvent bien s’emparer du reste… J’ai beaucoup travaillé sur le sujet en réalisant des documentaires: de Mussolini à Pinochet, en passant par les pays de l’Est, les politiques ont toujours utilisé le foot puisque c’est un sport de masse. Là, avec le cas du champion du monde du Bayern Munich d’origine ghanéenne Jérôme Boateng, victime d’une remarque raciste d’un responsable d’un parti populiste expliquant que les Allemands «ne voudraient pas de lui comme voisin», il s’est passé quoi ? Le fait que son parti soit minoritaire n’y change rien : la politique se sert du sport. Bien sûr que le foot doit montrer l’exemple : c’est un vecteur d’intégration extraordinaire. Zinédine Zidane est devenu samedi le premier entraîneur français à remporter la Ligue des champions après l’avoir gagné comme joueur : il ouvrira une voie. Dernière critique vous ayant touché après l’interview du Guardian : vous jouez avec le feu, appuyant là où ça fait mal aujourd’hui –les communautarismes, en gros. Pourquoi fallaitil soulever le couvercle ? Parce que c’est la grandeur d’une démocratie. C’est sain. Que tout le monde puisse m’écouter, que je puisse écouter tout le monde et que ça concourt à une forme d’enrichissement mutuel. • Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 5 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe A Bobigny, les ados balayent le procès en racisme Les jeunes voient dans l’éviction de Benzema une sanction contre les joueurs caractériels. U Du «black-blanc-beur» à la chasse aux «racailles» Entre le psychodrame de Knysna, l’affaire des quotas et les exigences politiques d’exemplarité, tout concourt pour faire de l’unité post-98 une simple illusion. O n est donc passé de la génération blackblanc-beur en 1998 à un joueur qui pointe du doigt le poids de l’extrême droite en France pour expliquer sa non-sélection. Tollé ? Plutôt glissement progressif et symptôme du mélange des genres. Le symbole explose officiellement en 2010, à Knysna, lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud. Les Bleus refusent de descendre d’un bus et menacent de faire grève après l’exclusion de leur partenaire, Nicolas Anelka. Les footballeurs «racailles» sont pointés du doigt, avec un traitement spécial pour Patrice Evra et Franck Ribéry, considérés comme les chefs de la bande. Au fil des jours, l’histoire s’éloigne du volet sportif, pour s’imbriquer dans le contexte. Quelques mois avant, le président Sarkozy avait lancé la polémique sur l’identité nationale, avec en filigrane la question du patriotisme, des banlieues, des enfants d’immigrés. Débat pour les uns, stigmatisation pour les autres. Un an après Knysna, en 2011, l’affaire des quotas: la discrimination et les clichés touchent aussi les gamins dans le foot. Lors d’une réunion au sommet de la fédération, il est question du physique des Noirs. Le nom de Laurent Blanc, alors sélectionneur des Bleus, est cité. «Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants? Les Blacks. Je crois qu’il faut recentrer, surtout pour des garçons de 13-14 ans, 12-13 ans, avoir d’autres critères, modifiés avec notre propre culture», avait-il déclaré. L’affaire s’essouffle, mais ressort systématiquement depuis cinq ans. En novembre 2014 lorsque Willy Sagnol, ex-joueur de l’équipe de France et alors entraîneur des Girondins de Bordeaux, balance de gros clichés sur les joueurs africains. Puis en février dernier au moment où Serge Aurier, défenseur du PSG, a dérapé sur Periscope en insultant –entre autres– Laurent Blanc, son coach. Quand certains ont dénoncé la sortie d’un voyou ingrat et réclamé des sanctions exemplaires, d’autres se sont demandés pourquoi son entraîneur n’a jamais été puni alors qu’il a baigné dans une affaire aux relents nauséabonds plus grave qu’une poignée d’insultes. Le passé dure longtemps. Fric. La scission est là et s’exprime souvent via les mêmes canaux qu’utilisent les politiques pour s’indigner des affaires des footeux: les réseaux sociaux. Il y a quelques semaines sur Facebook et Twitter, c’était l’incompréhension dans la frange qui dénonce une France dans le déni sur la thématique du racisme: pourquoi des politiques montent au créneau pour défen- dre Michel Platini, embourbé dans des histoires de fric pas clair à l’UEFA et enfoncent Karim Benzema dans son affaire de sextape? En mars, Manuel Valls s’était prononcé publiquement pour réclamer son exclusion de l’équipe de France, arguant la nécessité de l’exemplarité. Payer double. A son échelle, l’attaquant du Real Madrid a fait de la com de la même façon qu’un homme politique. Le résultat du mélange des genres. Il est sorti du guet dans un contexte qu’il a trouvé favorable. Après sa victoire en Ligue des champions, les mots d’Eric Cantona et même la sortie de Guy Roux. En avril, l’ex-entraîneur emblématique de l’AJ Auxerre estimait que le problème de Benzema, c’est de «s’appeler Karim». «Il faut avoir le courage de le dire. S’il s’appelait Jean-Claude et était né à Brest, on ne parlerait pas autant de cette affaire.» Ce glissement ne laisse pas les joueurs insensibles. Quelques heures après la sortie de Karim Benzema, on a croisé l’agent de plusieurs joueurs en Ligue 1. L’un d’entre eux évolue en équipe de France. Il nous a confié: «On parle souvent des polémiques avec mes joueurs de couleur. Ils ne me disent pas que la France est raciste. Ils connaissent la règle du jeu : le meilleur joue. Par contre, ils se disent qu’ils paieront double à la moindre erreur. C’est pour cette raison qu’il garde une certaine distance avec les médias et les instances du foot, même lorsque tout va bien.» RAMSÈS KEFI et RACHID LAÏRECHE n mercredi après-midi banal, à l’Etoile Football Club de Bobigny, en Seine-SaintDenis : les ados du quartier tapent dans la balle sous le regard des éducateurs. L’équipe de France n’est pas très loin. Ces dernières semaines, la sélection des Bleus pour l’Euro 2016 est largement débattue au club. Ici, tous s’accordent sur un point: le racisme latent que pointe Cantona n’est pas une réalité avérée. Mais l’éviction de Karim Benzema suscite une déception unanime. «Si on ne regarde que la partie professionnelle, ce n’est pas normal qu’il n’ait pas été sélectionné. C’est son comportement médiatique qui a joué dans sa non-sélection, il y a trop d’affaires qui l’entourent, et luimême le sait», explique Mickaël Lama, entraîneur des 14-15 ans. Chez les plus jeunes, les «affaires» qui entourent Karim Benzema importent moins que l’Euro 2016. Ryan, 13 ans, se dit «très déçu» par la composition du groupe de Didier Deschamps. Pour lui, Karim Benzema a fait une belle saison, qui aurait dû être récompensée par une présence à l’Euro. Pour le reste, il dit ne pas très bien connaître «ces histoires de sextape.» Derrière la surmédiatisation des «affaires Benzema», les mots d’Eric Cantona accusant Didier Deschamps de racisme sont très mal accueillis au club de Bobigny, commune qui connaît une importante mixité et dont les membres affirment croire en cette France «blackblanc-beur». Pour Godi, 14 ans, la non-sélection de l’attaquant du Real Madrid n’est pas du tout une «histoire de couleur de peau». «Je ne pense pas qu’il y a du racisme dans le football, car ici, tout le monde se parle, les Arabes, les Chinois, les Blancs, les Noirs!» L’entraîneur des 12-13 ans, Cheick Sall, confirme et ajoute : «Je ne me permettrais pas de juger Didier Deschamps. Zlatan a insulté la France et il n’a rien eu, la sanction doit être appliquée à tous. Pour moi, Benzema fait surtout partie de cette génération de joueurs caractériels qui sont évincés progressivement. C’est plus une histoire de génération que de racisme.» A l’Etoile Football Club de Bobigny, la mise à l’écart de Benzema est l’occasion de rappeler une leçon: l’attitude du joueur dépasse les limites du terrain. ROZENN MORGAT 6 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 SUR LIBÉRATION.FR Trois minutes pour comprendre une thèse Un concours annuel a sacré VU SUR LE WWW mardi trois doctorants qui ont su brillamment résumer leur thèse en 180 secondes, rendant passionnants et drôles les sujets les plus barbares à coups de métaphores inventives. Les meilleurs exemples en vidéo. EXPRESSO/ Agression d’un policier: «Entre province et capitale, y a-t-il deux poids, deux mesures?» En 2013, le ministre Valls promettait à un agent pris à partie sur une plage marseillaise d’être promu. Alors que l’épisode de la voiture brûlée à Paris ravive ce souvenir, Yazid Halil attend toujours. Par STÉPHANIE HAROUNYAN Correspondante à Marseille C’ est en découvrant, dans la presse, l’affaire du policier blessé lors de l’incendie de sa voiture, en marge de la manifestation parisienne du 18 mai, que Yazid Halil a voulu réagir. En 2013, ce policier marseillais de 37 ans avait lui aussi eu droit aux félicitations du ministre de l’Intérieur. Lui aussi avait risqué sa vie en service, pour venir en aide à un couple de touristes agressés par des jeunes gens. A lui aussi, on avait promis de l’avancement. Mais trois ans après, il attend toujours que les promesses faites face caméra se concrétisent. Yazid Halil face à Manuel Valls et Patrick Mennucci, en 2013. A.-C. POUJOULAT. AFP Attroupement. En 2013, Yazid Halil est maître nageur de la police nationale affecté à la plage des Catalans, l’une des plus fréquentées de Marseille. Trop, selon le policier, qui doit assumer avec l’aide d’un seul réserviste la sécurité sur le sable et dans l’eau. «J’avais fait un rapport pour dire qu’avec cette fréquentation, la plage était impossible à surveiller, explique-t-il. Et que nous, les policiers, nous n’étions pas non plus en sécurité.» Le 8 juillet, la plage était effectivement surpeuplée quand il remarque un attroupement dans l’eau. Une quinzaine de jeunes prennent un couple à partie, le bousculent. Le policier tente de calmer l’affaire. «Mais d’un coup, ils sont passés à une trentaine autour de moi. Les coups ont commencé à pleuvoir…» Yazid Halil est immergé jusqu’à la taille, ses agresseurs en profitent pour lui plonger la tête sous l’eau à plusieurs reprises. «J’ai beaucoup de trous de mémoire, confie-t-il, jusqu’au moment où j’ai vu mon collègue arriver et gazer les jeunes.» Cette intervention lui sauvera la vie. A l’époque, l’affaire est largement médiatisée, la bande d’agresseurs –tous mineurs– interpellée, et Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, descend à Marseille pour applaudir le policier. Yazid Halil, alors mal en point, quitte son lit d’hôpital pour le rencontrer sur la plage. «Il m’a félicité pour avoir sauvé la vie de ce couple, et aussi pour ne pas avoir fait usage de la force. Puis en aparté, il m’indique qu’au vu de mon comportement exemplaire, il me nommerait brigadier-chef. Le préfet de police, que je rencontre quelque temps après, me le confirme.» Un avancement dit «au titre de d’avocat n’ont jamais été payés. Le policier ne lâche rien, écrit à François Hollande, à Bernard Cazeneuve, qui a remplacé Manuel Valls, interpelle à nouveau le préfet de police. Rien n’y fait. Il perd courage, jusqu’à ce qu’il découvre, l’an dernier, l’existence d’un médiateur interne à la police nationale. Il lui envoie son dossier. S’ensuit une enquête de sept mois dont les conclusions sont rendues en février dernier : «Il me donne raison sur les trois points – l’avancement, le remboursement de la cure et les frais d’avocat. Mais c’est un avis consultatif.» Une commission doit statuer sur son cas en juin. Mais après tant de désillusions, Yazid a perdu confiance et dénonce un «harcèlement moral». Pour le syndicat Alliance, qui soutient le brigadier, son cas est loin d’être isolé. «Lorsque des policiers sont grièvement blessés, les ministres se déplacent, avancent des choses et s’en vont. Sauf que derrière, l’administration ne suit pas», affirme Jean-Marie Allemand (Alliance), qui évoque le cas de deux démineurs du Vaucluse gravement blessés : «Tout le monde est venu à l’hôpital. Certes, on les a fait passer au grade au-dessus, ce qui représentait un gain de 40 euros par mois, mais sachant qu’ils ne pouvaient plus travailler, qu’ils avaient été amputés… Et il a fallu que je croise Manuel Valls lors d’un congrès pour que ce dossier soit réglé. Sinon, on y serait encore !» Il ajoute : «Yazid, il se défend, mais les collègues qui voient ça se disent qu’ils vont risquer leur vie et que derrière, ils n’auront rien…» «Rancœur». Après deux ans d’arrêt, Yazid La plage des Catalans, où le policier était affecté en 2013. PHOTO Y. HALIL. ONLY FRANCE l’article 36», qui implique qu’une commission administrative paritaire statue. Pour Yazid Halil, la décision tombe en janvier 2013: il est promu… brigadier, un grade auquel il aurait accédé de toute façon deux ans plus tard, d’après le tableau d’avancement de la police. S’estimant lésé, il interpelle le préfet de police, d’autant qu’un autre problème se pose: normalement, quand un fonctionnaire est blessé en service, ses frais médicaux et d’avocat sont pris en charge. L’administration a bien payé les soins, mais elle pinaille sur le remboursement d’une cure thérapeutique prescrite par le médecin. De même, ses frais HISTOIRE DU JOUR Halil a repris son activité et fait de la prévention dans les écoles. «J’ai toujours la fibre pour aider les gens, mais j’ai beaucoup de rancœur. La police, c’était une vocation. Je ressens un abandon total. Et quand je vois l’affaire du policier de Paris, où en une semaine tout est réglé [il a été décoré de la médaille d’or de la sécurité intérieure et Bernard Cazeneuve a annoncé sa promotion comme gardien de la paix, ndlr]. Est-ce qu’il y a deux poids, deux mesures entre la province et la capitale? Pour qu’une victime puisse se reconstruire, il faut que la reconnaissance soit à la hauteur.» En septembre, le brigadier sera sur les bancs du tribunal pour le procès de ses agresseurs. Un moment qui l’angoisse : «La position de l’administration à mon égard me fait douter. On a l’impression de ne pas être à sa place de victime.» D’ici là, en juin, la commission devrait avoir statué. Du moins, Yazid l’espère: «Il y avait déjà eu une commission en mars, juste après la remise du rapport du médiateur, mais mon cas n’a pas été examiné. Ils avaient perdu mon dossier.» Contacté, le préfet de police de Marseille indique ne pas avoir été mis au courant de l’existence du rapport. Ses services assurent qu’ils suivront le dossier de très près. • Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 7 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe SUR LIBÉRATION.FR Mai dans la vie des femmes WHO RUN THE WORLD ? Chaque mois, Libération fait le point sur les histoires qui ont fait l’actualité des femmes, de leur santé, de leurs libertés et de leurs droits. Au programme du neuvième épisode : affaire Baupin, tuto gynéco, offensive anti-IVG… MONTAGE DR Attentats: le tourisme antiterrorisme d’élus belges et français en Israël SOMALIE Deux personnes sont mortes lors de ce qui est apparu tout d’abord comme une fusillade dans l’université UCLA de Los Angeles, mercredi, dont le campus est resté bouclé plus de deux heures. De nombreux étudiants étaient cloîtrés, et des «centaines» de policiers étaient mobilisés pour sécuriser les lieux, selon le Los Angeles Times. La police a finalement annoncé que le tireur comptait parmi les victimes, et qu’il s’agissait d’un meurtre doublé d’un suicide. Les islamistes shebab ont revendiqué une attaque à la voiture piégée mercredi contre l’hôtel Ambassador dans le centre de la capitale, Mogadiscio, qui a fait au moins 10 morts. Dans la soirée, différentes sources faisaient état de combats «en cours» dans le bâtiment. «L’attaque a débuté avec une forte explosion et des moudjahidin sont entrés», ont affirmé les shebab dans un communiqué publié sur Internet, confirmant que «des combats étaient encore en cours». EGYPTAIR Une boîte noire du MS804 détectée Un navire de la marine française a capté des signaux venant d’une des deux boîtes noires du vol Paris-Le Caire d’Egyptair qui s’est abîmé le 19 mai en Méditerranée, avec 66 personnes à bord, ont annoncé mercredi les autorités égyptiennes. Il faudra attendre une semaine avant l’arrivée d’un autre bateau équipé pour remonter à la surface les deux enregistreurs de vol, a précisé l’Aviation civile. Les causes du crash ne sont toujours pas connues. MALI Quatre morts dans deux attaques contre l’ONU Un Casque bleu chinois et trois civils – un Français et deux Maliens – travaillant pour l’ONU à Gao (nord du Mali) ont été tués dans une double attaque mardi visant un camp des Nations unies et les locaux d’un prestataire de services, selon la Mission de l’ONU au Mali. Trois autres Casques bleus ont été «grièvement blessés» et plus de dix des membres du personnel de la Minusma ont été blessés. et avec des intervenants appartenant à la police et au conseil national de sécurité (censé regrouper les évaluations et élaborer des stratégies, mais sans efficacité). Constituée en février et présidée par Georges Fenech, député (LR) du Rhône, la commission d’enquête française sur les attentats de Paris s’était déjà rendue en Belgique (à Molenbeek), en Grèce et en Turquie. En Israël, le clou de son séjour n’a pas été la courte et discrète rencontre de ses membres avec Benyamin Nétanyahou, mais la visite guidée de l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv. Car celui-ci passe pour «le plus sûr du monde» Le sida en Russie? La faute à la capote, aux sex-toys et à l’Occident En janvier, la Russie comptait un million de séropositifs, une «catastrophe nationale», selon le Centre fédéral de lutte contre le sida. Moscou a demandé de vérifier ces données à l’Institut de recherche stratégique de Russie (Risi), dont la mission officielle est de s’occuper des «questions de sécurité nationale» et de «lutter contre la falsification de l’histoire». Les «experts», parmi lesquels ne figure aucun spécialiste du sida, ont présenté lundi leur rapport aux élus sur les causes de l’épidémie et proposé des solutions pour la combattre. Pour la directrice adjointe de l’Institut, Tatiana Gouzenkova, une historienne connue pour ses considérations sur «la fin de l’UE» et ses critiques de la politique ukrainienne, il existe deux modèles concurrents pour lutter contre le sida. Selon elle, le «problème du sida est instrumentalisé dans le cadre d’une guerre de l’information menée contre la Russie» par un Occident qui cherche à imposer son modèle, fondé sur «un contenu idéologique néolibéral, insensible aux spécificités nationales et à l’absolutisation des droits des groupes à risque, les VU DE MOSCOU toxicomanes et les LGBT» alors que Moscou propose des solutions qui «prennent en compte les particularités culturelles, historiques et psychologiques de la population, en se fondant sur des valeurs traditionnelles». Plus explicitement: le rempart le plus sûr contre le sida, c’est le couple monogame, hétérosexuel et fidèle. L’ennemi, selon le rapport, c’est le préservatif: non seulement les fabricants de contraceptifs incitent les mineurs à multiplier les relations sexuelles le plus tôt possible, mais aussi «cinq contacts avec protection, à l’adolescence, sont équivalents à un contact non protégé», affirme un coauteur du rapport. En outre, le porno reste trop accessible et les fabricants de sex-toys sont des «lobbyistes dont l’objectif est de pervertir la population». Et pour ce qui est de l’éducation sexuelle à l’école, elle est imposée à la Russie par l’Oc- cident, dans le but de «contenir démographiquement un concurrent géopolitique». En attendant, la moitié des séropositifs d’Europe vivent en Russie, dont 1,5% à2% de la population sont contaminés, note le médecin Dimitri Trochtchanski, qui a traité les premiers cas de VIH en Russie à la fin des années 80. Et si aucune mesure drastique n’est prise rapidement, 6 millions de personnes seront touchées d’ici à 2020. L’un des moyens de contenir l’épidémie serait d’assurer un accès maximal aux traitements. «Seuls 20 % des séropositifs peuvent se payer les médicaments», regrette le médecin. Ce dernier craint que le document obscurantiste du Risi, «dont l’objectif est de justifier les financements de l’Institut», soit dangereux: «Il risque d’être utilisé par les législateurs», affirme-t-il. C’est d’ailleurs ce qu’a déjà promis une députée connue pour son opposition aux programmes de réduction des risques sanitaires, incluant la distribution de seringues et de préservatifs: «Ce n’est pas tant le sida qu’il faut combattre, que la drogue et le dévergondage.» V.D. (à Moscou) en raison des mesures qui y sont appliquées depuis 1972, année de l’attaque sanglante menée par des membres de l’Armée rouge japonaise pour le compte du Front populaire de libération de la Palestine (26 morts). Depuis, l’arsenal des mesures sécuritaires de l’aéroport n’a cessé d’être renforcé, pour atteindre des sommets de sophistication. Ce n’est pas un hasard si le responsable actuel de ce système se voit régulièrement proposer des ponts d’or à l’étranger. L’Etat hébreu s’est plié en quatre pour accueillir les parlementaires français et belges à Jérusalem et à TelAviv: leur visite aide à redo- rer le blason d’Israël et conforte l’image de «fer de lance de la lutte antiterroriste» que cherche à donner le Premier ministre. En outre, Nétanyahou répète à l’envi que les terrorismes de l’Etat islamique et des Palestiniens seraient les doigts d’une même main. A l’entendre, Israël, la France, la Belgique et «toutes les démocraties occidentales éclairées» seraient sur le même bateau. Le moment est donc venu de s’entraider, ce qui explique pourquoi il insiste auprès des Français et des Belges pour une intensification des échanges de renseignements avec les services israéliens. N.B. (à Tel-Aviv) LA PHRASE «L’économie mondiale est prise au piège d’une croissance molle qui nécessitera de recourir de manière plus large et mieux coordonnée aux politiques budgétaires, monétaires et structurelles.» AFP ÉTATS-UNIS «Israël, terre promise de l’antiterrorisme.» Tel pourrait être le nouveau slogan publicitaire de l’Etat hébreu, après les visites que viennent d’y effectuer les commissions d’enquête créées en France et en Belgique après les attentats de Paris et de Bruxelles. Certes, les élus français et belges ne s’étaient pas concertés, mais ils se sont rendus en Israël à quelques heures d’intervalle et ils y ont, au début de la semaine, effectué quasiment le même parcours. A savoir: des rencontres avec des spécialistes de l’antiterrorisme issus du Shabak (la Sûreté générale) et de l’Aman (les renseignements militaires), ÁNGEL GURRÍA secrétaire général de l’OCDE Dans son dernier rapport sur les perspectives économiques publié ce mercredi, l’Organisation de coopération et de développement économique estime que la croissance mondiale ne devrait pas dépasser 3% cette année et 3,3 % en 2017. «Si une croissance aussi faible se prolonge, le risque est que les perspectives d’emploi soient moindres pour les jeunes et que les engagements pris envers les personnes âgées en matière de santé et de retraite ne puissent être tenus», estime Catherine Mann, chef économiste de l’OCDE. Pour 2017, la Russie (-4,3%) et le Brésil (-1,7%) devraient en récession. La Chine verrait la hausse de son produit intérieur brut (PIB) passer de 6,5% cette année à 6,2% l’an prochain. Seule l’Inde (avec 7,5%) échappe au marasme. Du côté des pays industrialisés, la reprise modérée se poursuivrait aux Etats-Unis (1,8% et 2,2%). Les pays de la zone euro devraient connaître une légère amélioration avec une croissance de 1,6% cette année et 1,7% en 2017. En France, «la croissance économique devrait atteindre 1,4 % cette année et 1,5 % en 2017», prévoit l’OCDE. 8 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 SUR LIBÉRATION.FR Tu mitonnes Chaque jeudi, passage en cuisine et réveil des papilles. Cette semaine, ode à la pistache, fruit de la contemplation et du grignoteur qui baye aux corneilles, avec une somptueuse recette de cake aux carottes, épices, pistaches et amandes, crème à l’eau de rose. Un hommage parfumé à la cuisine iranienne. PHOTO EMMANUEL PIERROT . VU PROFIL Odile RenaudBasso, première femme à la tête du Trésor C’est une première. Mercredi, le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, a annoncé la nomination d’une femme à la tête du Trésor, la plus influente administration de Bercy: le 30 juin, Odile Renaud-Basso, 51 ans, jusqu’à présent directrice générale adjointe de la Caisse des dépôts, va ainsi succéder à Bruno Bézard, qui quitte la fonction publique pour le fonds d’investissement franco-chinois Cathay Capital. Le 18 mai, par décret, un «comité d’audition pour la nomination des directeurs d’administration centrale» a été mis en place dans le but de «promouvoir la parité et la diversification des parcours» jusqu’au sommet de l’administration. Voilà qui explique que trois des quatre candidats étaient des femmes. Enarque, Odile Renaud-Basso prend la direction d’une administration où elle a déjà occupé plusieurs postes. Après avoir commencé sa carrière à la Cour des comptes, elle avait passé une dizaine d’années à la direction du Trésor avant de rejoindre les sphères européennes. «C’est surtout la capacité d’assurer immédiatement cette dimension européenne» qui a guidé ce choix, a précisé Le Foll. A Bruxelles, Renaud-Basso a passé cinq ans à la Direction générale des affaires économiques et financières. Elle a ensuite occupé les fonctions de chef de cabinet adjointe du président du Conseil européen, en pleine crise de la zone euro. Elle a aussi été directrice adjointe de cabinet de l’ex-Premier ministre Jean-Marc Ayrault. N.R. PHOTO AFP EXPRESSO/ Admission post-bac: l’algorithme dévoilé (à moitié) Ils réclamaient le code source in extenso et la note explicative allant avec. Ils devront se contenter d’une partie de la réponse. Mercredi, le ministère de l’Education nationale a dévoilé en partie l’algorithme d’APB (admission post-bac), cette plateforme informatique géante qui répartit les futurs étudiants dans 12000 filières de l’enseignement supérieur (prépa, BTS, fac…). L’association Droits des lycéens avait saisi la Commission d’accès aux documents administratifs fin avril pour faire pression sur le gouvernement, qui s’était engagé en décembre à «lever le secret» sur le fonctionnement d’APB, objet de tous les fantasmes. Généralisé en 2008 pour simplifier les inscriptions administratives, APB est depuis devenue une énorme machine opaque. Surtout pour les affectations à l’université. Censées être ouvertes à tous, les universités sont de plus en plus nombreuses à déclarer des «filières en tension», quand les demandes d’inscription excèdent les capacités d’accueil. En janvier, 347 filières, soit 14% de l’ensemble des licences, étaient concernées. Dans ces facs-là, sur quels critères sont «choisis» les étudiants? Les informations publiées apportent des réponses, confirmant ce qui avait déjà été évoqué par le ministère sans que cela ne soit jusqu’ici formalisé et donc diffusé aux futurs étudiants… Cette publication intervient au lendemain de la clôture des vœux pour la prochaine rentrée. «Il aurait été trop anxiogène pour les familles de publier ces informations au dernier moment», justifiait l’entourage de la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Quand une université est débordée par le nombre de demandes, un premier tri s’opère: APB est alors paramétré pour donner la priorité aux élèves de l’académie (ceux qui y ont passé leur bac ou qui y résident). Une fois ce tri fait, si les candidats sont toujours trop nombreux, nouvelle moulinette: l’algorithme est alors programmé pour les trier en fonction de l’ordre de leurs souhaits. En deux étapes : d’abord en regardant le premier vœu relatif (le premier parmi les filières non sélec- Bloctel C’est le nom du nouveau service d’opposition au démarchage téléphonique mis en place par le gouvernement, qui fait suite à la loi consommation. Il est entré en service mercredi, a annoncé Martine Pinville, secrétaire d’Etat chargée de la Consommation: «Les consommateurs peuvent dès aujourd’hui inscrire leurs numéros de téléphone, fixe ou portable, sur Bloctel» pour éviter les appels téléphoniques intempestifs. L’inscription se fait sur le site bloctel.gouv.fr et doit être confirmée par courriel. Sous peine d’amende, toutes les entreprises de démarchage devront retirer de leurs bases de données les numéros de téléphone de la liste. LA FRESQUE tives) et ensuite, si cela ne suffit pas, le premier vœu absolu (toutes filières confondues). La moulinette APB crée un groupe avec tous les premiers vœux relatifs. Et si ça ne suffit pas, sont prioritaires ceux qui ont choisi la fac en premier vœu absolu… Et quand ils sont encore trop nombreux, tirage au sort parmi ce dernier groupe (pratiqué 188 fois l’année dernière)! Autrement dit, un élève qui demanderait en premier une prépa a très peu de chance, voire aucune, d’aller dans une fac en capacité limitée, inscrite en second choix. «Pourquoi ces règles n’ont pas été rendues publiques avant la clôture, hier soir ? C’était pourtant un engagement du ministère et cela aurait pu permettre aux lycéens de faire un choix éclairé», a réagi mercredi Clément Baillon, le président de l’association Droits des lycéens. «Des flous demeurent, pointe-t-il, comme l’utilisation faite par les universités des notes aux épreuves anticipées du bac, et des bulletins scolaires: ont-elles la possibilité de les consulter?» M.Pi. Joe Sacco ou l’horreur de la bataille de la Somme C’est la pièce maîtresse du nouveau musée de Thiepval ouvert au public mercredi: une fresque de 60 mètres dessinée par Joe Sacco, célèbre auteur de romans graphiques, offrant un panorama terrible du premier jour de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916. C’est après avoir découvert la bande dessinée de Sacco la Grande Guerre que la direction du musée a su qu’elle tenait «sa tapisserie de Bayeux», susceptible de montrer au public ce que fut le jour le plus sanglant de l’histoire britannique. PHOTO DENIS CHARLET.AFP SANTÉ Généralistes : vers une consultation à 25 euros ? L’assurance maladie propose d’augmenter le prix de la consultation de base des médecins généralistes à 25 euros, contre 23 actuellement, pour un budget global compris entre 570 et 737 millions d’euros, selon les pistes détaillées dans un document consulté mardi par l’AFP et qui sert de base aux négociation entre les syndicats de médecins libéraux et l’assurance maladie autour de la future convention médicale, texte qui régit pour cinq ans les relations entre les deux parties et fixe les honoraires des praticiens. «La stratégie de défense de Baupin est en complet décalage.» QUATRE ÉLUES ÉCOLOGISTES qui ont accusé le député d’agression ou de harcèlement sexuels Quatre des accusatrices de Denis Baupin ont regretté mercredi les déclarations du député écologiste, qui conteste farouchement toute accusation de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle et ne reconnaît, dans un entretien à paraître ce jeudi dans l’Obs, que «des jeux de séduction». Pour Isabelle Attard, Elen Debost, Annie Lahmer et Sandrine Rousseau, la «stratégie de défense» de Denis Baupin est «en complet décalage avec l’importance, la répétition et la concordance des faits décrits par les 13 femmes qui témoignent […]. En niant les actes, en tentant de décrédibiliser les victimes, Denis Baupin emploie là une stratégie malheureusement bien trop classique dans ce type d’affaire», regrettent les quatre élues, qui appellent «les femmes qui auraient eu à subir les comportements déplacés de M. Baupin à témoigner, à révéler les faits». Libération Jeudi 2 Juin 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9 SUR LIBÉRATION.FR L’Euro de foot expliqué aux enfants Le nouveau P’tit Libé vient de sortir ! Cette fois-ci, on parle Euro de foot. Comment marche ce championnat ? Qui en sont les stars ? Et après tout, pourquoi le foot est-il un sport aussi populaire ? Le P’tit Libé a chaussé ses crampons pour expliquer tout ça aux 7-12 ans. INTOX AFP «[Il faut] interdire le paiement des jours de grève dans la fonction publique, dans les entreprises publiques.» GUILLAUME PELTIER porte-parole du parti Les Républicains dans l’une de ses «Douze propositions pour reconstruire la démocratie sociale» DÉSINTOX Guillaume Peltier semble oublier une chose essentielle: la loi prévoit déjà de ne pas payer les fonctionnaires quand ils font grève. Et ce, depuis 1961. La loi de finance rectificative dispose que «l’absence de service fait, pendant une fraction quelconque de la journée, donne lieu à une retenue». En cas de grève, et donc de service non effectué, une retenue sur le traitement est opérée. Les articles L2512-1 à L2512-5 du code du travail rappellent ainsi qu’une retenue sur salaire s’applique aux agents de la fonction publique et des entreprises chargées de la gestion d’un service public. Le montant de la retenue varie toutefois selon les catégories de fonctionnaires. Pour les agents publics de l’Etat, une circulaire de 2003 rappelle la règle du «trentième indivisible». Que les agents se mettent en grève une heure ou une journée entière, la retenue sur le salaire sera la même. Pour la fonction publique territoriale, la jurisprudence a établi la règle de la proportionnalité. Soit 1/30e pour une journée de grève, 1/60e pour une demi-journée… Même chose dans la fonction publique hospitalière. Concernant le secteur public des transports, la loi de 2007 sur le service garanti rappelait que «la rémunération d’un salarié participant à une grève est réduite en fonction de la durée non travaillée en raison de la participation à cette grève». P.M. Richard Gasquet, à terre et battu EN IMAGE Pour la première fois, Richard Gasquet avait franchi le mur des huitièmes de finale à RolandGarros, qui l’avait vu échouer à quatre reprises avant l’édition 2016. Pour la première fois, après deux belles copies rendues face à Kyrgios et Nishikori, on sentait la tête de série numéro 9 capable de chatouiller les sommets Porte d’Auteuil, tant les absences (Federer, Monfils) ou abandons (Nadal) s’étaient multipliés jusque-là. Mais comme d’habitude, Gasquet a montré ce qui le séparait encore des tout meilleurs mondiaux. En l’espèce Andy Murray, numéro 2. Après une «remontada» dans le premier set et une belle bataille dans le deuxième, l’ancien petit prince du tennis français s’est fait dominer de la tête –beaucoup– et des épaules –un peu– par l’Ecossais (7-5, 6-7, 0-6, 2-6). Un petit prince jamais sacré ne peut prétendre être roi. A la différence du tenant du titre, Stan Wawrinka, qualifié pour les demies. PHOTO CHRISTOPHE ENA. AP Le conflit social noyé sous les inondations? La pluie aurait-elle enfin décidé de jouer en faveur de François Hollande ? En squattant les gros titres des médias depuis le début de la semaine, les inondations ont relégué le conflit social entourant la loi travail au second plan, permettant une désescalade entre l’exécutif et la CGT en coulisses. Vu les revendications de la centrale syndicale, on est encore très loin de la sortie de crise, mais le ton a changé. Des raffineries et dépôts pétroliers, la contestation s’est déportée vers les transports en commun cette semaine. «Nous ne sommes pas sortis du conflit mais ce changement de nature va plutôt dans le bon sens», a noté le chef de l’Etat, mercredi, lors du Conseil des ministres. Globalement, «le climat n’est plus le même que la semaine dernière où les angoisses étaient liées à une éventuelle pénurie d’essence», abonde un de ses conseillers. Evidemment, l’Elysée et Matignon mettent ce début de dégel sur le compte de leur fermeté. Après une cacophonie rarement égalée depuis le début du quinquennat sur une réécriture de l’article 2 de la loi El Khomri, Hollande et Valls ne varient pas d’un iota: la loi, qui est un «texte de progrès», ne sera pas retirée. Par ailleurs, les invectives échangées par Philippe Martinez et le patron du Medef, Pierre Gattaz, permettent à Valls de poser en homme du compromis. A Matignon, les mots pour qualifier la CGT ont radicalement changé. Plus question de dire qu’un syndicat ne peut pas faire la loi. On note au contraire que «le sujet réel de préoccupation de M. Martinez sur le dumping social est loin d’être médiocre», tout en assurant que le texte contient toutes les garanties pour l’empêcher. De son côté, le leader de la CGT dit que le retrait de la loi travail n’est plus «un préalable» et vante le compte per- ANALYSE sonnel d’activité – une première depuis le début du conflit. «Martinez a remporté une partie de la partie, note un conseiller de l’exécutif. Il était inconnu, il est connu. Il a tenu la ligne dure décidée lors du congrès de Marseille en avril et la centrale s’est refait une santé médiatique» après la mauvaise passe sur l’affaire Lepaon. Mais Martinez réclame toujours le retrait de «quatre articles majeurs»: revenir sur la primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, «le périmètre des licenciements collectifs», la question du référendum en entreprise et la médecine du travail. Soit, sur le fond, la même impasse que depuis trois mois. L.Br. CONFLIT Un jeune militant CGT en préventive Un syndicaliste est en prison depuis deux semaines et pourrait y rester jusqu’à son jugement, le 9 juin à Lille. La justice reproche à Antoine C., 28 ans, brancardier, d’avoir frappé un policier lors de la manifestation lilloise du 17 mai contre la loi travail. Ce qu’il nie. A la cour d’appel de Douai, le parquet a requis son maintien en détention provisoire au motif qu’il pourrait recommencer et pourrait ne pas se présenter à l’audience. Que s’est-il passé? Le 17 mai, en début de manif, trois costauds se ruent sur cet homme de petite taille. Il se débat, il est maîtrisé, à terre, un genou sur sa tête. Ce sont des policiers en civil. Selon eux, ils se sont approchés d’Antoine pour contrôler son identité, et le militant a répondu par un coup de poing au visage de l’un des fonctionnaires. Le militant dit qu’il s’est débattu parce que des gens dont rien ne dit qu’ils étaient policiers lui ont sauté dessus. De fait, sur une vidéo qui circule sur Facebook (mais qui ne montre pas le début de la bagarre), ceux qui tapent sont en jean et tee-shirt et ne portent aucun brassard. Ce que confirment dans le dossier les policiers qui ont analysé la vidéo image par image, selon l’avocat d’Antoine C. 10 u MONDE Libération Jeudi 2 Juin 2016 RWANDA «La terrible journée» de Kabarondo racontée aux assises Témoignage Mardi, dans le procès à Paris d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira, poursuivis pour génocide, l’abbé Incimatata a livré un récit accablant du massacre de l’église du village, le 13 avril 1994. L’ le 7 avril au matin. Après la messe, ce jour-là, une dame m’a dit que les meurtres avaient commencé dans un secteur proche. Dans l’aprèsmidi, un second secteur a suivi.» Ces secteurs –équivalents administratifs des cantons – sont ceux tenus par le colonel Rwagafilita, «l’homme fort de la préfecture», en lien direct avec Kigali, craint par tous les bourgmestres. Le soir, l’abbé Incimatata voit arriver dans sa paroisse les premiers réfugiés, qui viennent chercher sa protection. Un réflexe gravé dans la mémoire collective des Tutsis, depuis les pogroms de 1959 et 1962. «A 9 ans, j’ai moimême fui les persécutions en me réfugiant dans une église», explique l’abbé. Jusqu’à 1994, les édifices religieux sont considérés comme des sanctuaires inviolables. ESCORTE Le 8 avril, Oreste Incimatata célèbre la messe – il le fera jusqu’au bout, même le jour du massacre. Les tueries s’étendent de secteur en secteur. Le flot de réfugiés qui arrivent à l’église grossit. Le prêtre discute de la situation avec le bourgmestre, qui consent à lui prêter une escorte de Kabarondo. «Dans notre secteur, pour aller chercher des vivres à il y avait des partis d’opposition très l’évêché. «Je ne peux pas oublier forts, ce qui explique pourquoi les cette journée. C’est la dernière fois tueries n’ont pas commencé tout de que j’ai vu ma famille. A mon retour suite, commente Incimatata. A cette à Kabarondo, il y avait une centaine réunion, les extrémistes du Hutu de réfugiés à l’église. Tout le monde Power voulaient “poursuivre le traracontait la traque. Notre secteur vail” [tuer des Tutsis, selon le vocaétait cependant toujours épargné.» bulaire des génocidaires, ndlr] mais Les jours suivants, ils étaient minoritaires. Nous Octavien Ngenzi avons décidé de tenter de vient rencontrer pacifier les secteurs où OUGANDA les réfugiés, à pluil y avait des meursieurs reprises. tres. Ngenzi est allé RWANDA D’après Incimachercher les miliRÉP. tata, il leur protaires pour nous DÉM. Kigali CONGO pose même de aider.» Sur la Kabarondo s’installer dans un place du marché, bâtiment commula population atnal, mieux protend le verdict de la BURUNDI tégé. «Si c’est pour réunion. L’abbé ap20 km être tués, nous préfépelle au calme. «Vous rons mourir dans l’église», nous embrouillez : Baralui répond une Tutsie. Des ronhira nous dit de tuer les Tutsis et des d’autodéfense sont organisées vous nous dites le contraire ?» lui autour de la paroisse. Les violences lance la foule. Barahira, le représense rapprochent. L’abbé court d’un tant du MRND, le parti présidentiel, endroit à l’autre, parfois accompa- est alors présent sur la place, d’après gné de Ngenzi. l’ecclésiastique. Le 11, le bourgmestre convoque une Devant la cour d’assises, depuis pluréunion avec tous les responsables sieurs jours, l’accusé nie pourtant IE CÉLIAN MACÉ TA NZ AN C’est le premier témoin à aborder le carnage de l’église, qui marque, à Kabarondo, le commencement du abbé Incimatata ne pouvait processus d’extermination à grande pas changer le cours d’un échelle de la population tutsie. La génocide, planifié et rigou- précision de son verbe et de sa méreusement exécuté, mais il vient de moire – il a détaillé sans notes son changer celui du procès d’Octavien emploi du temps d’il y a vingt-quaNgenzi et Tito Barahira. Il fut le tre ans quasiment heure par heure– protagoniste central d’un effroya- contraste avec l’approximation de ble épisode de l’histoire du ceux qui l’ont précédé à la barre plus Rwanda: le massacre de l’église de tôt dans la journée. Des paysans huKabarondo. Son église. Celle où il tus aux costumes trop grands pour avait accueilli 4000 personeux, qui ont décrit un rasnes fuyant les tueries entre RÉCIT semblement au terrain de le 7 et le 13 avril 1994. Mardi, football du village où Tito aux assises de Paris, jusque tard Barahira aurait donné le coup d’endans la soirée, Oreste Incimatata voi des tueries. est venu raconter l’horreur et té- L’autre accusé, Octavien Ngenzi, moigner du rôle des deux accusés était un ami proche d’Oreste Inci– l’un étant le bourgmestre de Ka- matata. A Paris, mardi, les deux barondo à l’époque des faits, l’autre, hommes se revoient pour la preson prédécesseur, à la tête du parti mière fois depuis avril 1994. L’exlocal – pendant ces cinq premiers bourgmestre parle avec la gorge jours du génocide. nouée. L’homme d’église, partie ciL’audition du prêtre rescapé, grand vile au procès, ne laisse rien transet digne, s’exprimant à la barre de paraître de son émotion. Il débute façon extrêmement précise et apai- son récit par «l’étincelle du génosée, constitue un tournant à mi-par- cide»: «J’ai appris la mort du présicours de ce procès historique qui dent Habyarimana [dans un attendoit durer en tout huit semaines. tat contre son avion, ndlr] à 5 h 50, Par Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 11 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Des vêtements ayant appartenu aux victimes, au mémorial du génocide de Murambi (Rwanda). PHOTO ALEX MAJOLI. MAGNUM la voiture rouge du bourgmestre partir vers la préfecture. Elle est revenue une demi-heure plus tard, avec des gendarmes armés. Ils ont commencé à tirer. Sur nous! Les policiers municipaux aussi. La bataille était perdue. Certains jeunes ont tenté de forcer les rangs des miliciens pour fuir vers la forêt. Je voyais les gens tomber. Les corps s’entassaient sur la place.» –parfois jusqu’à l’absurde– avoir eu connaissance de l’hécatombe qui frappe le pays avant le 13 avril. «Tout autour, on tuait des gens, on tuait des enfants, on éventrait des femmes, tout le monde ne parlait que de ça. Il est impossible qu’il n’ait pas été au courant, balaye Oreste Incimatata. Barahira n’était pas un tendre. Il était connu pour sa brutalité et il était bien décidé. Son seul point commun avec Ngenzi, c’était leur parrain politique, Rwagafilita: c’était le père, le chef, il était impensable de le contredire.» Est-ce directement de lui que Ngenzi prend ses ordres ? Quelques heures après la réunion, le bourgmestre revient de ABONNEZ VOUS «Les femmes, les enfants, les vieux avaient été tués à l’arme blanche. Les tueurs sont venus achever les nourrissons le lendemain. La nuit, ils ne tuaient pas.» ORESTE INCIMATATA prêtre la préfecture sans les militaires. Puis s’oppose aux rondes des réfugiés. «A mon avis, il avait reçu des instructions. A partir de ce jour-là, Ngenzi ne m’a plus jamais parlé. C’est là que tout a changé.» «AUTODÉFENSE» Le registre de la paroisse compte désormais 3 500 noms, «mais on s’est arrêté de noter, il y avait trop de monde». L’abbé reprend sa respiration. Il arrive à la «terrible journée» du 13. «Je sortais de la messe quand un conseiller communal est venu me dire : il faut que les réfugiés rejoignent la population pour organiser l’autodéfense. J’ai pensé que c’était une idée merveilleuse. J’ai demandé aux hommes de venir, et aux femmes et aux enfants de rester à l’église. Nous nous dirigions vers la place quand des hommes sont revenus en criant : “Ce n’est pas une réunion, c’est un piège, ils nous tirent dessus !”» L’attaque de Kabarondo a commencé. Elle durera des heures. Autour de l’église, les Tutsis résistent en jetant des pierres et des briques «destinées à agrandir la paroisse». «On était attaqué de toute part. J’étais devenu un commandant de guerre. J’allais d’un groupe à l’autre pour les encourager, raconte le prêtre. A un moment, j’ai vu «GOÛT DE LA VÉRITÉ» Retranché dans son bureau, Oreste Incimatata voit depuis la fenêtre les grenades lancées sur le toit de l’église, puis les lance-roquettes arriver. Il se cache alors sous le lit de sa chambre pour éviter les éclats. D’ici, il écoute les Hutus vociférer contre ces Tutsis qui «sont difficiles à tuer». Il entendra aussi le massacre des réfugiés de l’église, une fois les portes ouvertes. «Quand je suis sorti, j’ai vu des bébés téter le sein de leurs mères mortes. Les femmes, les enfants, les vieux avaient été tués à l’arme blanche. Les tueurs sont venus achever les nourrissons le lendemain. La nuit, ils ne tuaient pas.» L’abbé réussira à quitter Karabondo en cachette en soudoyant des militaires. Arrêté à plusieurs reprises au cours de sa fuite, il échappera à la mort de justesse. A la barre, Oreste Incimatata ne fatigue pas. Il parle depuis bientôt trois heures. «Il y a des témoins qu’on n’a pas envie de laisser partir, lâche Françoise Marthe, l’avocate d’Octavien Ngenzi. Ce que vous dites a le goût de la vérité.» L’abbé est notamment questionné sur son ancien ami. «C’est un homme intelligent, opportuniste aussi. Je pense qu’il a reçu des ordres à la préfecture. Qu’il les a appliqués, peut-être à contrecœur, je ne sais pas.» L’avocat général, Philippe Courroye, ne s’en contente pas : – Selon vous, monsieur l’abbé, le génocide au Rwanda était-il préparé? – C’est une certitude. – Il y avait des listes ? – Des listes de Tutsis à éliminer au niveau national et local, oui. – Les bourgmestres en avaient-ils connaissance ? – Je ne peux pas imaginer autre chose. Les bourgmestres étaient des courroies de transmission très sûres. – Donc Ngenzi savait ? – Il savait. – Selon vous, il se rallie donc à la thèse génocidaire ? – A partir du 11, absolument. • ABONNEZ-VOUS À LIBÉRATION Offre intégrale 25€ XIZUWQ[[WQ\XT][LM LMZuL]K\QWVXIZZIXXWZ\ I]XZQ`LM^MV\MMVSQW[Y]M 7ЄZMoL]ZuMTQJZM[IV[MVOIOMUMV\^ITIJTMR][Y]¼I] S’ABONNER À LIBÉ EN CONTACTANT LE 03.44.62.52.08 OU SUR WWW.LIBERATION.FR/ABONNEMENT/ 12 u FRANCE Libération Jeudi 2 Juin 2016 A Montargis (Loiret), mercredi. Le Loing, qui traverse la ville, a dépassé son niveau de 1910. PHOTOS ALBERT FACELLY Par ÉLISE GODEAU Envoyée spéciale à Montargis CAMILLE GÉVAUDAN et RICHARD POIROT L a ville de Nemours coupée en deux par le débordement du Loing, l’autoroute A10 fermée en direction d’Orléans, montée des eaux sur plusieurs axes routiers près de Blois, des départements placés en vigilance rouge (Loiret et Seine-et-Marne) ou orange (Meuse, Moselle, Meurthe-etMoselle, Loir-et-Cher), et des pompiers qui ont effectué 8000 interventions en quelques jours. Côté SNCF, la circulation est interrompue depuis mardi soir sur plusieurs axes, notamment entre Paris-Montparnasse et Versailles-Chantiers, suite à des menaces d’effondrement d’un mur, entre Moret-sur-Loing (Seine-et-Marne) et Montargis (Loiret), ou encore entre Paris et Nevers. Petit-Morin, des affluents de la Marne. Mais la capitale n’est pas vraiment menacée. «L’eau va continuer à croître progressivement à Paris. Les voies sur berges seront inondées, mais il n’y aura pas de conséquences graves en ville. Cependant, en cas de pluies importantes dans les prochains jours, la réaction des bassins pourrait être forte, les lacs réservoirs à l’amont de Paris étant presque pleins et ayant donc des capacités d’écrêtement faibles», explique encore Vazken Andréassian. Tongs. Dans la «Venise du Gâtinais», comme on surnomme parfois Montargis (Loiret), la décrue s’amorçait mercredi. Dans les rues, les habitants ont chacun leur technique : des bottes de pluie – voire des cuissardes, pour les mieux équipés– ou bien des tongs pour pouvoir se déplacer sans craindre l’eau. Certaines artères sont toujours noyées sous plusieurs dizaines de centimètres d’eau. Les riverains les plus exposés Lit. La France vit au rythme des crues. ont quitté leurs maisons la veille, mais Il est tombé de dimanche à mardi, les pompiers continuent d’intervenir l’équivalent de deux mois de précipi- pour évacuer certaines rues. Le Loing tations en Ile-de-France, en Picardie, a dépassé son niveau de 1910. «Pris en dans la région Centre, selon Météo- sandwich» entre le canal de Briare et le France. L’eau est tombée «sur des sols Loing, Bertrand Plouviez, 48 ans, vériqui étaient déjà humides. […] La même fie que sa porte d’entrée est bien calfeupluie au cœur de l’été, sur des sols secs, trée. «Avec mon voisin, on a carrément aurait eu beaucoup moins d’effet», sou- cassé le muret devant nos maisons, pour ligne Vazken Andréasque l’eau qui arrive par l’arrière sian, directeur adde la maison et qui vient du joint scientifique à Loing, puisse se déverser l’Institut de recherde l’autre côté, dans che en sciences et le canal de Briare.» Montargis technologies pour Les gens s’entraiOrléans L’Ouanne l’environnement et dent, certains prenLOIRET l’agriculture (Irsnent des photos. Loing tea). Du coup, pluLes enfants jouent Lo sieurs cours d’eau dehors, car les écoire sont sortis de leur lit, les sont fermées. Elle notamment le Loing et le seront aussi ce jeudi. l’Yerres, affluents de la Météo France annonce 10 km Seine ainsi que les Grand et de la pluie, encore. • Inondations «On sauve les objets à valeur sentimentale» Météo En trois jours, il est tombé par endroits l’équivalent de deux mois de pluie. A Montargis, les habitants racontent leur lutte contre l’eau. Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 13 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe HAUTEUR D’EAU À LA STATION PARIS AUSTERLITZ En mètres 9 Crue de janvier 1910 8,62 m 8 7 Crue de janvier 1982 6,15 m 6 5 4,37 4 3 2 1,75 1 0 25 mai 11h 1er juin 17h HAUTEUR D’EAU À LA STATION MONTARGIS En mètres 3,36 Crue de janvier 1982 2,68 m 3 2,3* 2 1 0 0,39 25 mai 11h Source : Vigicrues FRÉDÉRIQUE DUFAUT, 46 ANS «ON A ATTRAPÉ LES DESSINS DES ENFANTS» DOMINIQUE BRANCHU, 58 ANS «J’AI PRIS UNE COUETTE» «On s’était préparé parce que le Loing était en crue : on avait donc calfeutré toutes les entrées de la maison mais l’eau est passée par les murs, on la voyait s’infiltrer par le carrelage. Je ne pensais pas que c’était possible, on ne s’y attendait pas. J’ai été débordée par la rapidité des événements. En quinze minutes, on avait de l’eau jusqu’aux genoux. Puis ça montait moins vite, alors on a fait la chaîne pour transférer des objets à l’étage, avec mes fils et mon mari. Ça nous a pris deux heures, dans le noir, car on avait coupé le courant. D’abord, on pense aux choses importantes et de valeur qu’on peut sauver, à l’électronique. Mais on réalise rapidement qu’on ne peut pas faire grand-chose pour le gros électroménager, et puis ce sont des choses qu’on peut remplacer. J’ai donc donné priorité aux objets à valeur sentimentale. On a tout de suite attrapé les cartons contenant des dessins de mes enfants, des photos et le carton avec les décorations de Noël. Heureusement, c’était bien rangé. On a aussi pris les bouteilles de vin, en faisant attention que les étiquettes ne se décollent pas. La nourriture, on l’a montée en dernier. Tant pis pour le reste. La chaudière, la tondeuse, la machine à laver, le karcher, l’aspirateur… c’est perdu. On a quand même réussi à surélever la moto et le motoculteur. Je n’aurais jamais pensé que l’eau pouvait rentrer comme ça dans une maison en pierre meulière, sans qu’on ne puisse rien y faire. Il y a même eu une espèce de vague, un afflux d’eau soudain, à un moment. C’est assez angoissant.» Recueilli par É.G. «N’ayant pas la télévision, je n’avais pas trop suivi les infos, et je ne savais pas que la situation allait être critique à ce point chez nous. Quand l’eau est arrivée, j’ai commencé par écoper. Au début, il n’y avait pas grand-chose. Et maintenant, mon frigidaire flotte sur un mètre d’eau dans mon salon… Je vis au rez-de-chaussée. Mon réflexe a été de prendre quelques habits, et de surélever les autres. J’ai monté mon lit sur des tréteaux. En allant chez le voisin qui m’héberge, j’ai aussi emporté une couette. Mais dans la panique, j’ai oublié mon ordinateur. Je l’ai récupéré depuis, il est un peu humide, j’espère ne pas avoir tout perdu. «Ce qui me désole en revanche, c’est que je n’ai pas pris les trois clés USB sur lesquelles cinq ans de travail sont enregistrés. Je fais du dessin assisté par ordinateur. Plus de 400 dessins et peintures sont dessus, et je ne sais pas où elles sont. Je fais de la musique. Pour mon piano, c’est foutu, il y a de l’eau jusqu’aux touches. J’ai pensé à prendre mes autres instruments. Ma guitare, une tambura, une guitare basse. On se souvient de ce qu’on a laissé petit à petit. Je viens de penser à la belle photo de ma mère, décédée en 2009, qui était accrochée au mur. Elle est naze. Et puis ça, ce n’était pas numérisé. Pour l’électroménager, l’assurance s’en chargera. Ce n’est que du matériel. Mais c’est impressionnant, tout est inondé. Aujourd’hui, Montargis est vraiment la “Venise du Gâtinais”, comme on la surnomme parfois !» Recueilli par É.G. MURIEL LESEURRE, 55 ANS «LE PIANO A ÉTÉ EMPORTÉ PAR LA RIVIÈRE» «En arrivant de Paris pour voir l’ampleur des dégâts, on a découvert un trou béant à la place d’un des murs de notre maison de Montargis. Nos locataires ont été évacués mardi. La maison est située sur une presqu’île, comme encerclée entre plusieurs bras du Loing, en crue. Sur un des côtés, l’eau a imbibé le bâtiment, et le courant a fini par emporter un mur. Derrière ce mur, il y avait une pièce de stockage, où on gardait des choses qu’on ne pouvait pas emporter ou garder à Paris. «C’est impressionnant de voir nos meubles à quelques centimètres du cours d’eau, qui menace de grignoter encore plus la maison. Dans cette pièce, il y avait aussi un piano. Il a vraisemblablement été emporté par la rivière, puisqu’il n’est plus là. Même chose pour des cartons, où on conservait des souvenirs, des tableaux, et de la jolie vaisselle de Gien, qu’on gardait pour les enfants. La moitié de la pièce est partie et le courant continue à frôler dangereusement ce qu’il reste du carrelage. Ça donne l’impression que le Loing passe juste en dessous de notre plancher. «Des meubles sont encore là, mais ils ont été complètement attaqués par l’eau et sont sans doute fichus. Et on arrive trop tard pour sauver tous les objets qui nous tiennent à cœur. La seule chose qu’on puisse faire, c’est vider ce qui reste, mettre quelques petites choses de côté pour l’assurance. Et il nous faut être prudents, vu la situation. On ne connaît pas la solidité du sol. «Il va falloir faire de gros travaux. Au-delà du matériel, ça fait vraiment mal au cœur. C’est sentimental : c’était la maison d’enfance de mon mari, là où il a grandi. Quand on a appris qu’une partie de la bâtisse partait avec la rivière, on a été très affectés. Qu’est ce qu’elle va devenir ? A ce rythme, le premier étage pourrait s’effondrer aussi.» Recueilli par É.G. 31 mai 18h30 * station indisponible suite à la communication coupée par l'inondation puis inondation de la station elle-même ANGÉLIQUE TOUALBIA, 42 ANS «L’ORDINATEUR ET LA TABLETTE» «Chez moi, c’est catastrophique. Je n’ai presque rien pu sauver. Mardi, je faisais la sieste à l’étage avec mon bébé, et j’ai été réveillée par du bruit venant de la rue : tout le monde était dehors car l’eau commençait à monter. Mais elle était encore loin et elle arrivait doucement. Je ne me suis pas vraiment rendu compte de la gravité de la situation. J’ai commencé à ramasser certains objets pour les protéger: de la décoration, des coussins, des couvertures… J’ai mis en sécurité les appareils électroniques comme l’ordinateur et la tablette. Mais sans vraiment y croire, sans véritablement réfléchir à ce qui était important de sauver. Je n’ai pas tout enlevé car je ne pensais pas que l’eau monterait autant. Et puis je suis partie chercher mes autres enfants à l’école. Le temps de faire l’aller-retour, tout était inondé. Ma maison comporte un étage, mais ma cuisine et ma salle à manger sont au rez-de-chaussée. L’eau y est montée sur plusieurs dizaines de centimètres. Derrière, on ne voit même plus le jardin. Tout est ruiné. J’ai pu confier mes enfants à des amis, mais c’est temporaire. C’est une catastrophe, je ne sais juste pas quoi faire. Je suis complètement perdue, ma priorité, ce sont mes enfants.» Recueilli par MARINE GIRAUD 14 u FRANCE Libération Jeudi 2 Juin 2016 LES MAIRIES FONT CAUSE COMMUNE Intercommunalité Contraints par la loi à se regrouper d’ici 2017, de nombreux élus municipaux ont déjà opté pour l’union, avec moins de résistance qu’attendu. Au 99e Congrès des maires de France, porte de Versailles, à Paris, mercredi. Mais le mouvement a dépassé toutes les prévisions : pas moins de 164 regroupements de plus de 50 communes, voire plus de 100. A l’Assemblée des communautés de u Congrès des maires de France, on les appelle «les commuFrance, la commune a tou- nautés XXL». Autre déferlante imjours été objet de culte. prévue, celle des communes nouCette «petite république dans la velles, fusion pure et simple de grande», comme le dit le président plusieurs d’entre elles. Instaurées du Sénat, Gérard Larcher, au public en 2010, elles sont 317 à ce jour. du grand auditorium porte de Ver- «Certaines réformes chahutent plus sailles, à Paris, semble éternelle. Le les élus que les habitants», philosopolitologue Pascal Perrineau, qui phe Françoise Gatel, maire de Châprésente une étude du Ceviteaugiron (Ille-et-Vilaine) et pof sur le sujet, en rajoute : RÉCIT rapporteure de la commis«La commune fait patrie.» sion intercommunalité de Mais voilà, le temps des petites pa- l’Association des maires de France tries semble bien fini. Depuis la loi (AMF). «Nous avons anticipé la loi», Notre (nouvelle organisation des témoigne Benoît Arrivé, maire de la territoires), les communes n’ont commune nouvelle Cherbourg-enplus le droit de rester dans leur Cotentin (Manche), née «après des splendide isolement. Au 1er jan- heures et des heures de discussion» vier 2017, elles sont tenues de se re- de la fusion de cinq villes membres grouper dans des intercommunali- de la communauté urbaine de Chertés d’au moins 15 000 habitants. bourg. Cette structure «était déjà Lors du débat au Parlement, ce chif- dans le cœur des habitants, car c’est fre avait fait hurler: il semblait inat- leur bassin de vie», assure le maire. teignable dans les zones rurales. Autour de Cherbourg, onze inter- Par ALAIN AUFFRAY et SIBYLLE VINCENDON Photos IORGIS MATYASSY A communalités se sont regroupées en une seule. Autre pionnier: Didier Huchon, maire de Sèvremoine (Maine-et-Loire). Dans son pays de Mauges, six communes nouvelles se sont formées, «à l’unanimité des conseils municipaux». «MESURES RURALICIDES» Dans le monde rural, la commune nouvelle se révèle une heureuse surprise: elle présente les avantages du regroupement, avec la mutualisa- tion des services, et elle met l’ensemble à l’abri de toute baisse de dotations de l’Etat pour les trois prochaines années. André Laignel, vice-président PS de l’AMF et fervent défenseur de la commune, enjoint les élus à se méfier «de cette petite carotte parce que la carotte sera brève et la vie sera longue». Mais pour Vincent Aubelle, professeur à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, la commune nouvelle est la réforme la plus intéressante. Elle DGF : L’ÉTAT JOUE LA MODULATION Ne pas asphyxier la croissance naissante, ni se dédire sur sa gestion budgétaire «rigoureuse» : c’est l’équation que François Hollande doit résoudre dans son discours ce jeudi après-midi devant l’Association des maires de France (AMF), dont les élus, remontés comme des coucous, réclament l’étalement voire l’annulation de la baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) prévue pour 2017 (lire sur Libération.fr). Pour les villes, cela représente un nouveau tour de vis de 2 milliards d’euros. Le choix «ça ne sera pas “vannes ouvertes”», prédit un grand élu proche de Hollande. D’où l’idée de moduler un peu plus la dotation de l’Etat en fonction de la taille des communes, pour aider surtout les petites. L.Br. «oblige à sortir de l’intercommunalité palliative telle qu’on la pratique depuis vingt ans» et dont «le bilan sur les coûts reste à faire». Les communes nouvelles se structurant à partir de chartes ouvertes, elles peuvent se montrer plus inventives. Au fil des témoignages, il apparaît que les regroupements sont désormais admis par les élus. Certes, il reste des résistances. Philippe Dubourg, maire de Carcarès-SainteCroix, une commune rurale des Landes, dénonce ainsi, «au risque d’être un peu archaïque, une fuite en avant qui nous dépasse». Il parle de «mesures ruralicides» qui «signent la mort de nos communes». De fait, le forcing de certains préfets pour réaliser les plus grandes intercommunalités possibles donne à certaines petites communes le sentiment de servir de bouche-trou. Même si l’idée des mariages progresse, la question de la représentation des villages au sein de l’exécutif des grandes agglomérations inquiète. Comme le rappelle le sénateur PS Alain Richard, «les intercommunali- Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 15 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Issy-Boulogne, un mariage d’argent Séparées par la Seine, les deux villes des Hauts-de-Seine veulent s’associer par simple délibération municipale. Avec la dette boulonnaise en toile de fond. E trente-six ans de développement immobilier à forte dose de bureaux. La ville est suffisamment opulente pour pouvoir financer sur fonds propres 20 millions d’euros d’équipements en 2015. Rive droite, Boulogne-Billancourt, ex-patrie de la régie Renault. Après avoir aménagé pendant quinze ans les anciens terrains du constructeur automobile, Boulogne est prospère. A cela près que la société d’économie mixte (SEM) d’aménagement de la commune présente un déficit financier de 250 millions d’euros. En cause: l’absence d’investisseurs sur les 11 hectares de l’île Seguin, depuis 2008. E- IS IN EN SE T-D N I SA n annonçant en avril que Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, allaient s’unir en une commune unique, André Santini, maire Nouveau Centre d’Issy, et Pierre-Christophe Baguet, maire LR de Boulogne, ont créé la surprise. Ce rapprochement ne figurait en effet dans «Hold-up». Une fusion pour aucun des deux programmes faire partager la dette? Pas du tout, municipaux. rétorque Baguet. «L’île Seguin, Député LR de Boulogne mais c’est mon affaire.» Et d’ailleurs, pourtant opposant farouche du rectifie-t-il, «il n’y a pas de déficit maire, Thierry Solère, ne décolère de la SEM, il y a des comptes négapas contre ce fait accompli. «Si l’on tifs». Certes, la société ne vend fait cela, il faut expliquer pour- rien et n’encaisse donc aucune requoi», estime-t-il. Il rappelle que cette, mais «on verra à l’arrivée». pas un des deux n’a fait campagne «Je n’ai aucun problème sur l’île sur cette hypoSeguin, affirme le maire. Ça VAL-D’OISE thèse. «Pierrevaut quelque chose, Christophe l’île Seguin. J’ai des HAUTSBaguet s’est promoteurs qui DE-SEINE fait élire sur le font la queue Nanterre slogan : “Pasleu leu.» Boulognesionnément Ce qui a motivé PARIS Billancourt boulonnais !” sa démarche rappelle-t-il. vers la fusion, VALIssyÇa ne donne explique-t-il, ce DE-MARNE les-Moulineaux pas vraiment sont les prélèvemandat pour une ments opérés par fusion.» Pour l’opl’Etat au titre de la 3 km ESSONNE posant, «on ne peut pas péréquation entre villes faire cette fusion sans l’avis riches et pauvres. Une fois les de la population». Légalement, si. communes mariées en une seule, Il suffit d’avoir deux délibérations Baguet compte se «redonner des concordantes des conseils muni- marges de manœuvre». Par quel cipaux des villes concernées. Et miracle? A Issy-les-Moulineaux, à en juger par le secret et la rapi- Santini, qui n’a pas voulu répondre dité qui ont entouré la décision à nos questions, se plaint lui aussi des deux élus, un référendum ne de ces prélèvements, qu’il qualifie semble pas d’actualité. dans la presse de «hold-up». Restent les enjeux de personnes. Opulente. Géographiquement, Qui sera maire? «C’est moi, répond l’union de ces deux communes Pierre-Christophe Baguet. André séparées par la Seine est curieuse, Santini deviendra président du la continuité territoriale étant plu- territoire.» Au second l’urbanisme tôt la base de ce genre de démar- qu’il aime tant. Et quoi de mieux che. Rive gauche, la florissante que de voir sa commune dispaIssy-les-Moulineaux, avec un raître quand on ne s’est jamais endettement proche de zéro et un résolu à désigner un dauphin ? trésor de guerre accumulé au fil de S.V. 10 000 élus, remontés contre la baisse des dotations de l’Etat, sont réunis jusqu’à ce jeudi. tés sont aussi le lieu d’un rapport de forces». Gilles Grimaud, maire de Segré (Maine-et-Loire), s’inquiète de la diminution du nombre d’élus : «Avec la commune nouvelle on passera de 225 élus à 35. Ne pourrait-on pas le faire par étapes?» La loi prévoit qu’au 1er janvier 2017, la nouvelle carte administrative sera bouclée. Pour toujours? Evoquant les quatre textes législatifs intervenus depuis six ans, Larcher écarte toute perspective d’une nouvelle réforme: «Il me paraît essentiel que nous n’allions pas vers un nouveau chamboule-tout à chaque alternance. L’idée de reve- nir en arrière peut paraître sympathique, mais ça ne fait pas avancer.» Exactement ce que François Baroin, président de l’AMF, a déclaré samedi dans un entretien au Monde. NUMÉRO DE CHARME Tel n’est pas l’avis de son nouveau mentor Nicolas Sarkozy, qui recevait mercredi quelques centaines de maires de droite au siège de son parti LR. Toujours à la peine dans les sondages, malgré un frémissement, l’ex-chef de l’Etat a offert aux élus un grand numéro de charme. «Il n’est pas question de toucher au réseau des 36000 communes de France», at-il promis, sous les applaudissements. Au nom de l’efficacité et de la rationalité, le même Sarkozy était pourtant de ceux qui voulaient en finir avec cette «anomalie française». Protecteur des maires ruraux, il a dit son attachement aux cantons: «Je crois de toutes mes forces à leur utilité», a-t-il proclamé. «A l’écoute du terrain», il a garanti aux maires une grande liberté, tant dans l’organisation des rythmes scolaires que dans la décision de s’engager, ou pas, dans des regroupements de communes. Parole de candidat. • FESTIVAL DU CINÉMA Okada Media présente NIGÉRIAN nollywoodweek.com du 2 au 5 juin 2016 Projections, Ateliers, Débats, Musique, Culture, Gastronomie Cinéma l’Arlequin 76 Rue de Rennes 75006, PARIS 16 u VOUS Libération Jeudi 2 Juin 2016 ASKIP, Par VIRGINIE BALLET faut plus dire CHANMÉ Lexique Pour rester au fait du langage des jeunes qui évolue sans cesse, Violette Duplessier, 16 ans, et David Kuhn, 42 ans, publient «J’ai le seum», un manuel de survie en terres ados. A lors les yeuves, on se croyait pépouze? Oui vous, les croulants (au moins quadra), on pensait chiller OKLM pendant que d’autres taffent pour le bac? Sérieux? Le seum, grave. Parce qu’il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que les ados qui révisent en plein mois de juin, il en est deux qui ont décidé de remettre les parents au travail. Violette Duplessier, collégienne francilienne de 16 ans, et David Kuhn, journaliste, auteur de 42 ans («autant dire, un pied dans la tombe», plaisante-t-il) publient ce jeudi un guide (1) à l’usage des adultes qui souhaiteraient (enfin) comprendre leur progéniture. Au programme? Une leçon de langage des 12-16 ans, et quelques clés pour se repérer au royaume du sébum. «Ce n’est surtout pas un dictionnaire», précise David Kuhn, pour qui «on est plus proche du guide touristique sans prétention». Destination: l’adolescence. «Pour y avoir séjourné au moins une fois, n’importe quel adulte sait à quel point ce pays est un “Mordor existentiel”, écrivent les auteurs en guise de prologue. C’est loin, c’est cher, pas forcément beau, les conditions d’hygiène y sont douteuses et l’autochtone est assez peu avenant, quand il n’est pas carrément hostile.» «Ping-pong». Par chance, David Kuhn disposait d’une fixeuse pour explorer sans risque ce territoire. Violette Duplessier, sa jeune coauteure, est la fille d’un ami un peu largué, qui ne «comprenait strictement rien à ce qu’elle raconte, narre-t-il. Une fois, il m’a dit que sa fille l’appelait parfois “gros”, ce qui a fini par lui filer des complexes». Il était donc temps de fournir un manuel de survie «pour les vieux paumés», dixit Violette Duplessier, «conçu comme un ping-pong» entre générations, exercice qu’ils manient à l’évidence avec délectation quand on les rencontre dans les locaux de leur maison d’édition. Pont-levis. La méthode fut simple: «Dès que mon père ne comprenait pas un mot, il l’inscrivait sur une liste, et je lui en donnais la définition», explique la demoiselle, jean troué et top noir (note: on ne dit plus «tee-shirt» depuis la préhistoire, semble-t-il). Le «vieux» assumé du binôme, lui, est venu ensuite poser son «texte de vieux», parfois moqueur, mais toujours «très bienveillant». «Il y a un langage différent pour chaque tranche d’âge», observe Violette Duplessier, qui tacle: «Vous, c’est plutôt le langage château fort, chez nous ça vient de partout.» Du rap, de la rue, de l’arabe, de l’anglais… La dernière tentative marquante d’abaisser le pont-levis entre ces deux mondes remonte à 2014, lorsque parut le Dictionnaire des ados français, de Stéphane Ribeiro (lire Libération du 31 octobre de cette année-là). A ceux qui étaient trop saucés de se prendre pour de bons élèves parce que maîtrisant le swag, vous êtes trop des boloss. «C’est un langage évolutif, qui change rapidement», avertit David Kuhn. D’où les pages blanches à la fin du livre, pour compléter, personnaliser, ou procéder à une interro en règle. D’ici là, un cours de français stylé s’impose. A vos stylos, on ramasse les copies dans deux heures. Et silence dans les rangs. • (1) J’ai le seum, de David Kuhn et Violette Duplessier, éditions Ipanema, 144 pages, 9,90 euros. RÈGLE 1: ABRÉGER Le Nokia 3310 a fait son temps, les smartphones et leurs correcteurs d’orthographe sont partout, et pourtant, l’abréviation continue, semble-t-il, de régner en maître dans les échanges virtuels: «TKT» («t’inquiète»), «SLT» («salut»), mais aussi GlaN («j’ai la haine») ou encore OKLM («au calme», sigle popularisé par Booba dans un single en 2014)… Mais pourquoi tant de flemme ?! La réponse est dans la question, bande d’insolents. «La flemme», souffle Violette Duplessier en levant les yeux au ciel. C’est cette même pulsion de glande qui poussera à lâcher un énigmatique «balec», plutôt que de s’échiner à écrire qu’on s’en frappe les parties; à amputer «vas-y» de son «v» initial («azy»), ou encore à faire d’«askip» («à ce qu’il paraît») une poétique anaphore. C’est aussi cette délicieuse paresse qui leur fait parfois dire qu’un emoji vaut mieux qu’un long discours. «Moi, au moins, si un parent braque mon Facebook, il comprendra rien», dixit Violette Duplessier. «J’avoue !» («je suis d’accord avec toi»). Cas pratique : «Azy, askip la prof de français est pas là. TKT on va être OKLM.» («Il semblerait que la professeure de français soit absente. Nous allons pouvoir passer du bon temps.») Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 17 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Le 31 août 2012, dans le XIXe arrondissement de Paris. PHOTO JEAN-MICHEL SICOT RÈGLE 4: ÊTRE STYLÉ Avant la rencontre avec le doctissime spécimen adolescent auteure de cette bible, une collègue chébran a glissé dans notre besace cette interrogation existentielle : peut-on encore dire «chanmé» ? «Non merci», a tranché l’intéressée, intraitable. Quid du «swag» ? «Les gens qui disent swag, je les dénigre, je les bannis, c’est pas mes amis», répond Violette Duplessier (l’adolescence frôle parfois la dictature). Trois heures de colle pour quiconque oserait nous traiter de «has been». Avoir de l’allure de nos jours se dit donc être «frais», «stylé». Les plus séduisant(e)s sont qualifiés de «peufra», verlan de «frappe», employé dans le langage militaire pour évoquer l’envoi de bombes. Vous l’avez ? Les mecs craquants et un brin mauvais garçons (oui, on est restés québlo dans Hélène et les garçons) sont, pour leur part, des «bandidos», allusion, semble-t-il, au gang de bikers texans. Ce qu’on découvre là, c’est du «fat» (ça envoie du lourd). Alors pour fêter ça, «on s’enjaille» ? Selon le Robert, qui vient d’intégrer ce verbe venu de Côte-d’Ivoire et dérivé du enjoy anglais («Il a trahi en passant dans le dico, de l’autre côté», s’amuse David Kuhn), il s’agit là de «s’amuser, faire la fête». Variante : «On va se casser le crâne.» «Mais rien à voir avec l’alcool», jure Violette Duplessier. RÈGLE 2: RESTER FLOU «C’est un langage volontairement flou, qui louvoie. Un peu comme le jeune, cette anguille», blague David Kuhn. Il n’empêche qu’à bien regarder certains mots présents dans le livre, on ne peut effectivement s’empêcher de se sentir un brin lost in translation: ainsi, si par malheur vous vous épanchez un peu trop sur les platitudes pénibles qui meublent évidemment votre vie de vieux, ne vous étonnez pas de vous voir stoppé(e) d’un «staive» («c’est ta vie»), ou pire, d’un «osef» («on s’en fout»). Plus étonnant encore, les adjectifs à double sens: «dar» peut tour à tour signifier «bien» ou son contraire. Cas pratique : «Gava, être en mode “soum soum” chez les ados, ça déchire.» («Mon gars, cette immersion en sousmarin dans l’adolescence est fort plaisante.») Cas pratique : «Téma le bandido trop frais de 3e C, il envoie du fat.» («Observe le bellâtre scolarisé en troisième C, il est absolument charmant.») RÈGLE 3: TACLER «Faites pas crari vous avez tout compris au bouquin» ou sa variante «Crari, vous avez tout compris au bouquin», aurait pu nous lancer n’importe quel spécimen de 15 ans. Comprendre : «Ne prétendez pas avoir tout assimilé, nous ne sommes pas dupes.» Inutile d’essayer de leur «mettre des disquettes» (de les arnaquer, d’abuser de leur confiance) à ces fins limiers, sous peine de passer pour une bouffonne, ou pire : un Kevin. Soit «un individu d’une débilité profonde». L’héritier du mythique et peu enviable Régis des Nuls, en somme. Comprendre les ados, on l’avait pressenti, «c’est ghetto» (ça n’est pas simple), limite on se sent «gâtée». Mais pas comme à Noël quand Mamie tricotait des jolis pulls, plutôt comme une vieille tomate flétrie sur un étal, en fin de marché. «Hassoul» (mot arabe pour «bref»), on aura essayé. Précision importante en matière de survie : «ne vous faites pas de gifs» (de films), le «tête-à-tête» n’a rien de romantique, c’est une exhortation à la bagarre. Ayant renoncé à toute dignité, on se sent désormais «trop rincée». Traduction ? «Nulle, pourrie, qui ne sert à rien.» Merci Violette. Cas pratique : «Crari, tu vas me mettre une disquette? Viens, on part en tête-à-tête.» («N’imagine pas pouvoir me berner, allons croiser le fer dans une ruelle.») l’essentiel COMMUNIQUÉ du jeudi 2 juin 2016 Spécial Habitat Social Semaine nationale des HLM (4-12 juin 2016) : “être acteur d’une société qui change” La Semaine nationale des HLM se tiendra du 4 au 12 juin. Cette quatrième édition entend mettre l’accent sur les mutations sociétales que les acteurs du logement social accompagnent et anticipent au quotidien. “E tre acteur d’une société qui change” : tel sera, du 4 au 12 juin prochains, le leitmotiv de la Semaine nationale des HLM. Pour cette quatrième édition, l’événement s’est en effet donné pour but de valoriser les enjeux majeurs que sont la dynamique des territoires, le renouvellement urbain, la cohésion sociale, le pouvoir d’achat, la transition énergétique ou encore les évolutions démog r a p h i q u e s. Au cœur de mutations sociétales que les acteurs du logement social accompagnent et anticipent au quotidien, le Mouvement HLM entend démontrer par l’exemple ce travail de fond réalisé sur le terrain par les bailleurs et la créativité du secteur et des habitants, dans une logique toujours plus participative. Français sur cinq, les organismes HLM sont en prise directe avec les mutations de notre société : nouvelle donne démographique, effritement du pouvoir d’achat, cohésion sociale fragilisée, rappelle JeanLouis Dumont. Face à ces évolutions, tout attentisme est à proscrire. Nous avons le devoir d’agir. Partout sur le territoire, les organismes HLM apportent des solutions nouvelles. Notre volonté est tout autant d’être acteur d’une société qui ch a n g e q u e de donner les moyens d’agir aux habitants. Plus que la promesse d’un toit, l’habitat social contribue aujourd’hui à construire la société de demain.” Partout sur le territoire, les organismes HLM apportent des solutions nouvelles Cette ambition n’est pas un vain mot pour Jean-Louis Dumont, le président de l’Union sociale pour l’Habitat (USH), à l’initiative de la Semaine. “En logeant un Cet esprit anime le projet Cap HLM. Portée par l’Union sociale pour l’habitat, cette démarche collective vise à définir une nouvelle feuille de route pour le Mouvement HLM afin d’adapter ses missions et ses propositions aux attentes de la société française. Co-construit avec l’ensemble des collaborateurs et parties prenantes du Mouvement, le projet doit permettre, à la veille de l’élection présidentielle, de promouvoir les ambitions du secteur, d’identifier des nouvelles perspectives et de fixer les conditions de la réussite. Signalons enfin que la Semaine renouvelle également son concours de courts- métrages “HLM sur cour(t)” : ouvert à tous, débutants ou professionnels, ce concours offre la possibilité à chacun, quels que soient son origine et son parcours, d’exprimer sa vision du vivre-ensemble. Trois courts-métrages sélectionnés par un jury de professionnels du logement et du cinéma sont actuellement tournés et montés. Un prix récompensera le meilleur court-métrage le 9 juin prochain. n Les HLM en dix chiffres Ils logent celles et ceux qui peinent à trouver un toit à un prix abordable, ils participent au dynamisme de l’économie française et ils sont essentiels à l’organisation de villes durables, soucieuses de mixité. Dix chiffres pour prendre la mesure de l’importance des HLM en France. 4,7 millions Les logements locatifs et les foyers gérés quotidiennement par les quelque 740 organismes HLM. Plus de 10 millions Les personnes logées au sein du parc HLM. 500 000 Les familles qui emménagent chaque année dans des logements neufs ou libérés par leurs occupants. 93 000 Les logements locatifs et foyers qui ont été financés en 2014. construire, entretenir et améliorer le parc HLM, mais également pour servir et accompagner les locataires. 16,9 milliards d’euros La somme investie par les HLM dans l’économie chaque année, soit l’équivalent de 135 000 emplois directs. 105 000 Les logements familiaux qui ont été réhabilités en 2014. 82 000 Les salariés qui oeuvrent chaque jour au sein du Mouvement HLM pour 9 800 Les logements vendus en accession sociale à la propriété par les opérateurs HLM en 2014. Par ailleurs, près de 7 500 logements locatifs ont été vendus à leurs locataires ou à d’autres personnes. 2,9 milliards d’euros Le montant consacré chaque année à l’entretien du parc HLM, soit 15 % des loyers. 20 % L’économie d’énergie moyenne réalisée en habitation HLM par rapport au reste des résidences françaises. Source : union-habitat.org L’Essentiel est édité par la SARL Execopress, RCS Paris 512 042 706 – 45, rue Aristide Briand 92300 Levallois-Perret • Tél. : +33 (0)1 80 87 54 70 • E-mail : [email protected] Directeur général : David Journo • Rédacteur en chef : Patrick Juillard • Création/réalisation : Marc Perazzi • Chargé de mission : Joseph Smadja. La Rédaction de Libération n’a pas participé à la réalisation de ce dossier. II l’essentiel Spécial Habitat Social – jeUdI 2 jUIN 2016 “Salvia développement, des solutions globales, du pilotage des opérations immobilières à la gestion technique et énergétique du patrimoine” préSidente de SaLvia déveLoppement, FranÇoiSe Farag nouS préSente L’oFFre innovante de Ce FourniSSeur de SoLutionS inFormatiqueS dédiéeS aux baiLLeurS SoCiaux. PouvEz-vous rEtracEr L’HIstoIrE DE saLvIa Dans sEs granDEs LIgnEs ? Quand je présente Salvia Développement, j’ai coutume de dire qu’on est une “jeune vieille société”. L’avènement de l’entreprise se confond avec celui de la micro-informatique dans les années 1980. L’activité a débuté avec l’édition de logiciels de gestion des emprunts puis de gestion comptable du patrimoine destinés aux collectivités locales et aux bailleurs sociaux. Indépendante au départ, et après plusieurs changements d’actionnaires, l’activité est rachetée par le groupe SAGE en 2005. On m’a alors confié la direction de l’entité, avec pour objectif d’en faire une Business Unit indépendante avec une dynamique de croissance. La société était déjà très bien implantée dans le monde des collectivités locales et des bailleurs sociaux, avec un taux de pénétration compris entre 73 à 97 %. Une étude de marché nous a permis de constater que le suivi de la construction des programmes immobiliers était très peu informatisé faute d’outils transverses capables de faire le lien entre les services techniques et les services financiers. Nous avons donc commencé à développer Salvia Pilotage Opérations à la fin des années 2000 ; une offre aujourd’hui arrivée à maturité, qui intègre toutes les étapes de la vie du projet, depuis les simulations financières jusqu’à la gestion de la trésorerie des opérations, en passant par le suivi budgétaire, avec une mise à disposition des indicateurs clés sur tablette, PC ou smartphone. Depuis peu, nous avons fait l’acquisition de la société ID-BAT, experte en solution de gestion technique et énergétique du patrimoine, nous permettant ainsi de compléter notre offre à destination de nos marchés historiques. quanD saLvIa DévELoPPEMEnt naît-ELLE Et à quI s’aDrEssE-t-ELLE ? En 2012, SAGE a décidé de se séparer des activités qui étaient en dehors de son cœur de métier. Ainsi est née Salvia Développement, en mai 2013. Nous sommes aujourd’hui une PME indépendante, détenue conjointement par un fonds d’investissement, l’équipe managériale et un certain nombre de collaborateurs. De 73 salariés au départ, nous sommes aujourd’hui 115, avec un chiffre d’affaires de Témoignage Pourquoi avoir choisi la solution Salvia Développement ? Olivier Dakessian, directeur du pôle Finances et Gestion, Grand Lyon Habitat : “Avec un volume de 100 M€ d’investissement par an, à la fois en constructions neuves et en réhabilitations, nous avions besoin d’un système d’information performant et transverse. En effet, Grand Lyon Habitat programme chaque année environ 500 nouveaux logements. L’organisme suit de très nombreuses opérations de réhabilitations mais aussi des opérations de réaménagement urbain. Aussi, nous souhaitions un outil commun à toutes les équipes afin de favoriser le partage des informations pour un meilleur suivi des opérations d’investissements. La solution informatique de Salvia Développement nous a intéressés parce qu’elle permet de créer un enchainement métier logique de l’étude de faisabilité, en passant par le montage et suivi d’opération, et jusqu’au dénouement des opérations en comptabilité. Ainsi, nous allons pouvoir répondre à nos objectifs : ● Doter l’office d’un outil transversal qui permette la bonne répartition des responsabilités, la coordination des acteurs de chaque projet immobilier et le partage des informations ● Intégrer les données relatives aux simulations d’opération, aux dates clefs, aux principaux documents (aujourd’hui sur des outils dispersés) ● Répondre à l’accroissement de l’activité et à sa complexité (TVA notamment) ● Faciliter le suivi des délais par la gestion d’un planning consultable à tout moment ● Pouvoir extraire facilement toute information pour tous les métiers ● Piloter l’activité au moyen de tableaux de bord intégrés et automatiques Nous sommes actuellement en train de déployer la solution. Après avoir analysé et paramétré les modules simulation, procédures, budget et financement, nous commençons la saisie des opérations nouvelles et récentes. Salvia Développement travaille, par ailleurs, à reprendre en masse toutes nos données issues de notre système d’information précédent. L’ensemble de ces travaux se déroulent sur l’année 2016 et nous espérons bénéficier de toutes les fonctionnalités sur les derniers mois de l’année et enchainer sur la clôture des comptes d’investissement avec ce OPH, au savoirnouvel outil.” faire éprouvé 11,5 M€ en 2015, et nous comptons près de 2000 clients. 97 % des bailleurs sociaux sont clients de Salvia Développement. Notre souhait est d’être dans une dynamique de partenariat permanent avec eux et de leur fournir des outils informatiques innovants et utiles à leur développement. En 2014, nous sommes passés à des méthodes “agiles”, mettant les équipes marketing produit et R & D en interaction avec nos clients dès le départ de nos projets de création de nos nouvelles offres. quELs sErvIcEs oFFrEzvous aux baILLEurs socIaux ? Nous accompagnons nos clients dès l’avant-vente et lorsqu’ils deviennent utilisateurs de nos solutions, notre équipe Assistance prend le relais de notre équipe Projet. Nos consultants capitalisent au fur et à mesure de leurs expériences dans le déploiement des solutions. Lorsque nous déployons Salvia Pilotage Opérations, le logiciel doit faire le lien entre services techniques et services financiers. Il faut placer le curseur au bon niveau afin de conseiller au mieux le bailleur social. En dehors de l’installation, du paramétrage et de la formation au logiciel, nous participons à la conduite du changement et à la diffusion des bonnes pratiques. quID DE votrE soLutIon D’oPtIMIsatIon DE La gEstIon DEs FLuIDEs ? Au-delà des outils financiers, et de pilotage des opérations immobilières, il nous manquait la phase d’exploitation du patrimoine, dans laquelle une bonne gestion des fluides représente de substantielles économies. Un outil de pilotage des dépenses énergétiques s’imposait comme complément naturel à notre offre. En septembre 2015, nous avons donc fait l’acquisition d’ID-BAT, société spécialisée dans les états des lieux sur tablette et la gestion technique DEs états DEs LIEux sur tabLEttE DE quaLIté avEc saLvIa EDELE ! et énergétique du patrimoine. L’outil de suivi énergétique a été actualisé et est devenu Salvia Energie Performance. Il collecte l’information des différents fournisseurs d’énergie, la rattache à chacun des bâtiments et exploite les résultats pour en déduire des plans d’action d’entretien du patrimoine. Le bailleur pourra ainsi cibler les travaux prioritaires pour optimiser les économies d’énergie et avoir le meilleur retour sur investissement, aujourd’hui estimé à 20 %, selon l’expérience de nos clients actuels. quELs avantagEs cEttE soLutIon PrésEntE-t-ELLE ? En dehors des gains financiers, elle génère des analyses et des comparatifs mettant en évidence les dysfonctionnements et les anomalies. L’outil permet également de produire l’étiquette énergie et ainsi d’informer les locataires sur la performance énergétique de leur bâtiment. Communiquer de façon très pédagogique autour du développement durable est essentiel pour sensibiliser au quotidien les occupants aux bonnes pratiques ; des graphes compréhensibles de tous et mis à jour en temps réel mettent en lumière les efforts faits par les bailleurs qui ont choisi notre solution et veillent ainsi à leur RSE. n www.salviadeveloppement.fr contact : 01.71.86.24.49 l’essentiel III Spécial Habitat Social – jeudi 2 juin 2016 ALILA engagé aux côtés des acteurs de la ville Le Groupe ALILA présente la particularité de se concentrer exclusivement sur l’habitat conventionné et intermédiaire. Hervé Legros, son Président, nous en explique la philosophie. Résidence NATUREO à Vénissieux (69) Pouvez-vous nous expliquer ce qui fait la particularité du modèle d’ALILA ? Le Groupe ALILA n’est pas un promoteur classique. Nous avons créé un modèle nouveau : celui de spécialiste privé de l’habitat conventionné et intermédiaire. Nous accompa- gnons les bailleurs sociaux dans la production de logements en respectant leurs livres blancs et en répondant à leurs attentes. Si ces acteurs, et aussi les élus, les communes, les Métropoles, nous font confiance, c’est parce qu’ils savent que le Groupe ALILA n’est pas un allié de circonstance : parce que nous construisons uniquement des logements sociaux, nous sommes un appui dans la durée, qui mène le combat pour la construction de logements de haute qualité à leurs côtés. Notre particularité c’est aussi un ancrage régional fort, dans 6 grandes régions de France. Logement : pour les Français, la mixité sociale se dégrade A l’occasion de la présentation du projet de loi égalité et citoyenneté en conseil des ministres, le Groupe ALILA a présenté les résultats d’un sondage exclusif, réalisé avec l’institut Elabe, sur les attentes des Français en matière de logement et mixité sociale. Premier constat, les Français posent le diagnostic d’une dégradation de la mixité sociale en France depuis dix ans (52 % d’entre eux se prononcent en ce sens, contre 32 % qui estiment que la situation n’a pas évolué et 16 % qu’elle s’est améliorée). Parmi les moyens identifiés par le projet de loi pour favoriser la mixité sociale, 73 % des Français sont convaincus que la construction raisonnée de logements sociaux est un levier incontournable (construire davantage là où il n’y a pas assez de logements sociaux, et en dehors des quartiers qui en comptent plus de 50 %). Un Français sur deux juge à ce sujet l’effort actuel de construction de logements sociaux insuffisant (à 51 %), alors même que les Français sousestiment massivement la part de la population qui y est éligible. Dans le détail, pour favoriser la mixité sociale par le logement, les Français jugent plus efficaces les mesures “d’ouverture” (accession à la propriété et construction raisonnée) que le recours à la contrainte. Ainsi, près de 7 français sur 10 (69 %) jugent qu’il serait efficace de favoriser les programmes d’accession à la propriété et de logement intermédiaire pour attirer les classes moyennes dans les communes déjà fortement pourvues en logements sociaux. Ils sont également 65 % à juger “efficace” la mesure tendant à limiter la construction de logements sociaux dans les communes où le taux de logement social est supérieur à 50 %. En revanche, les Français sont partagés sur l’efficacité des mesures contraignantes : seul un Français sur deux (50 %) juge “efficace” l’élargissement du rôle du préfet au détriment du maire et seuls 46 % jugent efficace le durcissement des amendes à l’encontre des communes récalcitrantes à la construction de logements sociaux. Nous sommes sur le terrain avec les acteurs de la ville pour trouver des solutions pour loger leurs habitants. Dans quelle mesure accompagnez-vous les organismes HLM dans la production d’habitat social ? Face à la nécessité et à l’urgence de construire plus, l’alliance public-privé est devenue une alternative réelle. Notre approche est complémentaire. Elle consiste à identifier des terrains en zones urbaines proches des commerces et des transports. Nous développons ensuite avec les collectivités locales des programmes pour répondre aux besoins de leurs habitants. Puis nous cédons l’opération en VEFA aux bailleurs sociaux, qui assurent la gestion locative et l’entretien. Notre mission est de continuer à convaincre que face à la crise du logement, nous pouvons développer ensemble d e s s o l u t i o n s. L e d é f i e s t de taille : la France compte aujourd’hui 1,8 millions de demandeurs de logements sociaux en attente ! Se pose la question de la maîtrise des coûts dans un secteur très réglementé… La construction de logement social a ses codes, que nous maîtrisons grâce à nos 10 années d’expertise. Notre modèle repose sur une conception intelligente de l’habitat, une gestion rigoureuse des coûts et une exigence sur la qualité de construction. Nous sommes aussi à l’écoute et très réactifs. La clé, c’est que nous construisons pour les habitants, pas pour les investisseurs ou pour faire de la défiscalisation. Nous sommes attentifs au moindre détail dans le diagnostic dès la conception. Quels sont vos engagements en matière de qualité de logement ? La qualité pour ALILA, c’est le sur-mesure. Nous n’avons pas de modèle que l’on duplique. Nous nous adaptons aux réalités locales en matière d’architecture, de prestations, de respect des nor mes HQE. Sans oublier l’intégration aux paysages. Sur chacune de nos opérations, un architecte paysagiste travaille dans ce but. Notre obsession ? Que les clients de nos clients, les habitants, soient heureux dans leurs résidences. Tous nos immeubles sont certifiés par Cerqual et NF Logement. ALILA a pour principe d’aller chercher 10 à 30 % de mieux que la réglementation en vigueur. Nous faisons de l’architecture haut de gamme, à prix maîtrisé, destinée à du logement social. Quel rôle joue ALILA pour favoriser la mixité sociale ? Le logement social, c’est la mixité ! Nous menons actuellement dans les Yvelines une opération de résidences intergénérationnelles. Nous construisons aussi pour des salariés, des étudiants (à Saclay), des familles monoparentales. Il faut savoir qu’en matière de logement, nous répondons aux besoins de 83 % de la population française. L’habitat social est au cœur des enjeux de mixité. Nous sommes convaincus que bien vivre son logement est la première pierre pour bien vivre ensemble. n Document : 01. Jun f2016 - 16:37:18 www.liberation.fr facebook.com/liberation IV u : LIB_16_06_02_PA.pdf;Date Répertoire "DÉMÉNAGEMENT URGENT" MICHEL TRANSPORT Devis gratuit. Prix très intéressant. Tel. 01.47.99.00.20 micheltransport@ wanadoo.fr DPJA TRANSDEM Déménagement 7j/7 Transfert de bureau et particulier Très bon prix . 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L’effroi devant tous ces jeunes que le natif de Nice, ancien gangster reconverti en gourou du jihad a convaincus de tout quitter du jour au lendemain pour le rejoindre. L’effroi de constater que l’impact de son travail de prédication auprès des jeunes des quartiers populaires et sur Internet, est passé sous les radars. L’effroi devant son discours justifiant les attentats de Charlie. Le malaise aussi devant les conditions de tournage du film. Il est rare qu’une figure du jihad accepte se faire filmer. La voix off explique pourquoi : «C’est lui a qui fixé les conditions, le planning, il a sélectionné ceux de son groupe qui parle à visage découvert.» Résultat, on a l’impression de voir un club de vacances avec des gentils organisateurs. Si les auteurs prennent bien soin de contrebalancer à chaque fois les propos d’Omar Omsen, il y a quelque chose de gênant à lui laisser ainsi le champ libre. On se dit que lui y a intérêt mais on ne perçoit pas trop pourquoi. DAVID CARZON Principal actionnaire Altice Média Group France Cogérants Laurent Joffrin Marc Laufer Directeur général Richard Karacian messages personnels Chère madame,chère mere, Vous n'en avez cure, que je sois malade, déprimé, que la foule me marche dessus. Vous n'avez pas de coeur, ni de raison de me traiter ainsi. Non ha un cuore,e una pietra ! [email protected] Votre journal Jihad en libre antenne www.liberation.fr 23, rue de Châteaudun 75009 Paris tél.: 01 42 76 17 89 NOUVEAU est habilité pour toutes vos annonces légales sur les départements 75 - 91 - 92 - 93 - 94 Renseignements commerciaux de 9h00 à 18h00 au 01 40 10 51 51 ou par email : [email protected] Directeur de la publication et de la rédaction Laurent Joffrin Directeur en charge des Editions Johan Hufnagel Directeurs adjoints de la rédaction Stéphanie Aubert David Carzon Alexandra Schwartzbrod COMPLÉMENT D’ENQUÊTE ce soir sur France 2 à 22 h 40 Rédacteurs en chef Christophe Boulard (technique), Sabrina Champenois, Guillaume Launay (web). ◗ SUDOKU 3057 MOYEN 4 Directeur artistique Nicolas Valoteau 5 8 4 7 9 7 5 8 7 5 SUDOKU 3056 MOYEN SUDOKU 3056 DIFFICILE 3 2 4 5 6 7 9 8 8 4 1 2 5 3 7 6 9 5 4 6 7 8 9 1 2 3 3 5 9 6 1 7 8 4 2 8 7 9 1 2 3 4 5 6 7 6 2 8 9 4 1 3 5 4 8 5 9 3 1 2 6 7 4 7 5 1 8 2 3 9 6 2 9 1 5 6 7 3 8 4 1 8 6 4 3 9 5 2 7 3 6 7 2 4 8 5 1 9 2 9 3 5 7 6 4 1 8 6 2 8 3 1 4 9 7 5 5 3 4 9 2 8 6 7 1 7 5 3 6 9 2 8 4 1 6 2 8 7 4 1 9 5 3 9 1 4 8 7 5 6 3 2 9 1 7 3 6 5 2 8 4 Solutions des grilles d’hier ON S’EN GRILLE UNE? 1 2 3 II III IV IMPRESSION Midi Print (Gallargues) POP (La Courneuve) Nancy Print (Jarville) CILA (Nantes) VIII V VI VII IX X XI Grille n°310 4 1 8 1 I 3 7 8 9 5 9 9 4 2 2 2 6 2 7 7 3 3 7 9 1 8 1 6 4 7 5 5 5 1 Petites annonces. Carnet Team Media 25, avenue Michelet 93405 Saint-Ouen cedex tél.: 01 40 10 53 04 [email protected] La responsabilité du journal ne saurait être engagée en cas de nonrestitution de documents. Pour joindre un journaliste par mail : initiale du pré[email protected] 2 3 6 9 ABONNEMENTS abonnements.liberation.fr [email protected] tarif abonnement 1 an France métropolitaine: 391€ tél.: 01 55 56 71 40 Membre de OJD-Diffusion Contrôle. CPPAP: 1120 C 80064. ISSN 0335-1793. 9 3 5 4 Directeur administratif et financier Grégoire de Vaissière Directrice Marketing et Développement Valérie Bruschini Service commercial [email protected] Imprimé en France ◗ SUDOKU 3057 DIFFICILE 6 7 3 Rédacteurs en chef adjoints Michel Becquembois (édition), Grégoire Biseau (France), Lionel Charrier (photo), Cécile Daumas (idées), Matthieu Ecoiffier (web), Jean-Christophe Féraud (futurs), Elisabeth Franck-Dumas (culture), Didier Péron (culture), Sibylle Vincendon et Fabrice Drouzy (spéciaux). PUBLICITÉ Libération Medias 23, rue de Châteaudun, 75009 Paris tél.: 01 44 78 30 67 9 5 6 7 8 9 Par GAËTAN GORON HORIZONTALEMENT I. Il est utile pour régler un problème à chaud II. Aller de pis en pis ; Désormais parmi nous III. Saisis IV. Ils sont durs sous les pieds mais fondants en bouche V. Elle n’est pas dans un état normal ; Participe enjoué VI. Un sport de Barjots ; Possessif VII. En principe, il vous fait du bien ; Mit de côté VIII. VIII x VIII - XIII ; Fît l’amour assez vulgairement IX. Il fait l’objet d’une quête d’une bien trop grande partie de la population ; Il apparaît sous notre meilleur profil X. Il dit du bien ; Il dit du bien mais ne le fait pas toujours XI. Se rapprocher de l’incompétence ou de la disparition VERTICALEMENT 1. Il a eu l’Alsace et la Lorraine 2. Lieu de triomphe ; Liée à un problème de peau 3. Donnant des reflets colorés ; On nous le sert (trop ?) souvent sur un plateau 4. Le dernier millésime de son équipe favorite était assez insipide ; Chemins exigeants 5. Les habits qui font le moine ; Exclue du mouvement 6. Désagréables en bouche ; Deux parmi quatre 7. Appel vocal ; Chantés au Tyrol 8. Qui passe tout facilement 9. Il est en pointe dans son domaine Solutions de la grille d’hier Horizontalement I. SCHPOUNTZ. II. CHARIVARI. III. HÉLÈNE. OK. IV. DILUA. V. REPARTIE. VI. OS. LOEB. VII. USTENSILE. VIII. MEURS. DAN. IX. PUTT. BOND. X. FLUAIS. DÛ. XI. SESTERCES. Verticalement 1. SCHTROUMPFS. 2. CHE. ESSEULÉ. 3. HALEP. TUTUS. 4. PRÉ. ALERTÂT. 5. OINDRONS. IE. 6. UVÉITES. BSR. 7. NA. LIBIDO. 8. TROUÉ. LANDE. 9. ZIKA. PENDUS. 18 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 IDÉES/ Achille Mbembe, globe penseur Dégonfler les héroïsmes nationaux et redéfinir une pensée de la circulation et du détachement: les thèses décapantes de l’historien franco-camerounais rafraîchissent le débat dans une Europe rongée par le «désir d’apartheid». C’ est un homme qui n’a pas peur de jeter par la fenêtre l’histoire nationale, les identités et les frontières. L’universalisme à la française? «Péteux», affirme l’historien Achille Mbembe. Comme le petit dernier d’une famille, brillant mais insolent, l’intellectuel à la renommée internationale peut se permettre de bousculer ce vieux pays qu’est la France. Malgré une carrière menée depuis trente ans entre les Etats-Unis et l’Afrique du Sud, il continue de «penser et d’écrire» en français. D’une certaine façon, Achille Mbembe est l’anti-Finkielkraut par excellence. A ceux qui, dans le sillage de l’académicien français, prônent le repli identitaire, l’historien avance le détachement. A la manière d’un Edouard Glissant, un de ses maîtres à penser, il ne limite pas sa géographie à celle de la nation mais l’élargit au «Tout-Monde». Il rêve d’écrire une histoire commune à l’humanité qui dégonflerait tout héroïsme national tapageur et redessinerait de nouveaux rapports entre le même et l’autre? Dans une France et une Europe qui redoutent même leurs ombres, on voit bien le potentiel subversif de la pensée de Mbembe. Son dernier livre publié à la Découverte, au printemps, Politiques de l’inimitié, dresse le portrait peu amène d’un continent rongé par le «désir d’apartheid», mû par la recherche obsessionnelle d’un ennemi et avec la guerre comme jeu favori. Exagéré? Lui assume le trait volontairement forcé. «Il faut réveiller ce vieux continent», dit-il lors d’une rencontre en mai à Paris. «Puissant et transgressif». Ce qui frappe chez lui, c’est son calme olympien, proche d’une béatitude amusée, si éloigné de la violence de certains de ses écrits. Immense crâne et lunettes d’intello à bords noirs et épais, il dégage le magnétisme de ceux capables de subjuguer un auditoire par une fulgurance théorique. N’a-t-il pas reformulé dans son précédent livre, Critique de la raison nègre (la Découverte, 2013), le concept même de «nègre», qui, dans un environnement néolibéral, concerne en fait tous les subalternes de tous les pays. Des «hommes-marchandises», analyse-t-il. «La condition nègre ne renvoie plus nécessairement à une affaire de couleur. Le nègre est devenu post-racial.» Souvent, l’historien est présenté comme l’un des pères des études postcoloniales: il a écrit en 2000 De la postcolonie en France, devenu un classique enseigné dans les programmes américains. Mais, Mbembe déborde largement de ce cadre théorique. Tout en partant du fait colonial, il déploie une analyse plus globale qui prend en compte l’ensemble des mécanismes de domination. Il s’attaque aussi bien à la critique de l’universalisme qu’à celle du néolibéralisme. Lui, l’historien reconnu pour ses travaux sur la société camerounaise, a glissé petit à petit vers une philosophie politique portée par une écriture littéraire. «C’est une personnalité transgressive, puissante, imaginative, dit de lui son vieil ami, le politologue Jean-François Bayart qui a longtemps dirigé le Ceri (Centre d’études et de recherches internationales) à Sciences-Po Paris. Mais c’est vrai, je regrette parfois qu’il ait mis de côté la recherche historique pure…» Certains lui reprochent quelques facilités théoriques destinées à plaire au plus grand nombre… Son fan-club traverse les continents à l’image de son itinéraire. Naissance et études au Cameroun, doctorat à la Sorbonne et Sciences-Po Paris, professeur à l’université de Columbia à New York puis à Dakar où il reste quelques années avant de s’installer entre deux continents, professeur à l’université de Witwatersrand à Johannesburg comme à celle de Duke aux Etats-Unis. «C’est un cosmopolite», dit Jean-François Bayart. Mbembe a coutume de dire que notre lieu de naissance relève du hasard. «Devenir homme dans le monde, écrit-il, est une affaire de trajet, de circulation et de transfiguration.» Défiant les origines, il croit en cette capacité de recevoir des «héritages qui n’ont rien à voir avec des histoires de naissance». Lui parle et écrit en français, non pas dans la dévotion d’une francophonie si complaisamment célébrée mais dans une recomposition politique de la langue. «Je me situe plutôt dans le prolongement d’une pensée de langue française qui n’est pas francocentrée. Cette pensée, qui est tout à fait différente de la littérature dite francophone, est une pensée de la circulation, de la traversée et du mouvement. C’est celle de Césaire, Glissant, Fanon et d’autres.» «Ethique du passant». Plus insoupçonné, domine dans son parcours son passage à la Jeunesse étudiante chrétienne quand il était étudiant au Zimbabwe. «Il a été marqué par la dimension prophétique du christianisme, explique Jean-François Bayart, on la retrouve aujourd’hui dans ses écrits.» L’un de ses mentors est l’ancien jésuite devenu philosophe, Fabien Eboussi Boulaga. De ses multiples apports, Mbembe tire une «éthique du passant»: au fond, nous ne serions les citoyens d’aucun pays en particulier. Une radicalité qui peut choquer mais qui a le mérite de renouveler le débat en France, pays à bout de souffle sur son histoire et son pedigree. CÉCILE DAUMAS Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 19 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Achille Mbembe, au musée Dapper, à Paris, dans l’exposition Chefs-d’œuvre d’Afrique (jusqu’au 21 décembre). PHOTO MANUEL BRAUN «La France peine à entrer dans le monde qui vient» Identité, nation, voile, violence, migration… Achille Mbembe renvoie le continent européen à ses crispations et à son immobilisme. C’ est l’un des nombreux paradoxes d’Achille Mbembe : il peut faire preuve d’une noirceur absolue sur le genre humain tout en déployant une philosophie que d’aucuns pourraient qualifier de béate. Rencontre avec l’historien, professeur à l’université de Witwatersrand à Johannesburg en Afrique du Sud et à celle de Duke aux Etats-Unis. Dans le débat autour des questions d’identité, de frontières et d’islam, la France voit remettre en cause une de ses valeurs phares, l’universalisme. Une chance ou une épreuve ? La France change, elle y est obligée. C’est justement, parce que des transformations irréversibles sont en train de s’opérer autour de ces questions que les lignes de confrontation et de conflit se raidissent. Les temps sont propices, pour les pays européens, à redéfinir les paramètres non plus de l’universel, mais de ce qui nous est commun en cet âge planétaire. A cause de sa très riche et complexe histoire, la France pourrait, si elle le voulait, contribuer à une compréhension inédite des enjeux nouveaux liés à notre condition terrestre. Ce que l’humanité a désormais en commun, c’est le fait que nous sommes appelés à vivre exposés les uns aux autres, et non enfermés dans des frontières, des cultures et des identités. C’est le propre de l’humain, mais c’est aussi le cours que prend désormais notre histoire avec d’autres espèces sur cette Terre. Vivre exposés les uns aux autres suppose de reconnaître qu’une part de notre «identité» s’origine dans notre vulnérabilité. Celle-ci doit être vécue et entendue comme un appel à tisser des solidarités, et non à se forger des ennemis. Malheureusement, tout cela est trop compliqué pour le tempérament de notre époque, portée qu’elle est vers des idées toutes faites. Plus notre monde se complexifie, plus nous avons tendance à recourir aux idées simples. Mais on peut comprendre que la défense de l’universalisme, d’une identité et d’une culture propre à un espace géographique soit indissociable de l’histoire européenne et française… Je comprends tout cela. Le problème, c’est que ni l’Europe, ni la France ne sont le monde. Le problème, c’est quand l’universalisme se fait ethnique. C’est quand l’identité se conjugue avec le racisme et que la culture se présente sous les traits d’une essence immuable. En vérité, ce que l’on appelle l’identité n’est pas essentiel. Au fond, nous sommes tous des passants. Le monde que nous habitons a commencé longtemps avant nous et continuera longtemps après nous. Alors qu’émerge lentement une nouvelle conscience planétaire, la réalité d’une communauté objective de destin doit l’emporter sur l’attachement à la différence. Nous sommes pourtant tous nés quelque part… … mais accidentellement. Etre né quelque part est une affaire d’accident. Ce n’est pas une affaire de choix. Sacraliser les origines, c’est un peu comme adorer des veaux d’or. Cela ne veut rien dire. Ce qui est important, c’est le trajet, le parcours, le chemin, les rencontres avec d’autres hommes et femmes en marche, et ce que l’on en fait. On devient homme dans le monde en marchant, pas en restant prostré dans une identité. Peut-être est-ce plus simple pour vous d’être «un passant» : vous êtes né au Cameroun, enseignez en Afrique du Sud et aux EtatsUnis, avez étudié en France… Je suis attaché à la France, conséquence d’une rencontre. Or, je ne suis pas né ici. Je ne vis pas ici non plus. Il y a des héritages qui n’ont rien à voir avec des histoires de naissance. J’écris par exemple en français, une langue que j’ai reçue en héritage. Je pense en langue française. Je contribue avec d’autres au rayonnement mondial de la pensée de langue française, et cela n’a strictement rien à voir avec je ne sais quelles racines. Au contraire, cela a à voir avec le fait qu’à un moment historique donné, la langue française a cessé d’être une langue ethnique. L’Afrique a permis à la langue française d’échapper à son destin ethnique. Au demeurant, c’est toujours Autrui qui nous octroie notre pesant d’universel. On ne peut pas s’autoproclamer universel. Quant aux plus faibles d’entre nous, il s’agit justement souvent de gens qui, pour survivre, doivent absolument bouger. Il s’agit de gens en permanence en mouvement. Or, on sait combien, de nos jours, il est presque devenu impossible de bouger, du moins pour certaines catégories de l’humanité. Celle-ci se divise entre ceux qui peuvent aller partout dans le monde et ceux qui, soit ne doivent pas bouger, soit ne peuvent le faire que sous des conditions draconiennes. Votre description de l’Europe occidentale est terrible… Vous évoquez un territoire aussi accueillant qu’un «banc de glace». Le tableau n’est pas noir. Ce qui me frappe, c’est la grisaille. Il suffit de regarder les frontiè- Suite page 24 20 u autre : ils sont le fait d’une vieille puissance qui refuse de faire face à son déclassement international. Mais en France, la réalité a été extrêmement violente en 2015… Le terrorisme n’est pas une fiction. Il est bien réel et la France en fait l’épreuve. Mais le centre de gravité du terrorisme n’est pas l’Occident. Boko Haram a provoqué la mort de dizaines de milliers de gens au Nigeria, au Nord Cameroun et sur les pourtours du lac Tchad. L’expérience de dévastation due au terrorisme n’est pas une exception européenne, c’est une expérience partagée. Hormis les deux épisodes de 1914-1918 et 1939-1945, l’épicentre de la violence de notre monde, c’est hors d’Europe qu’il se situe depuis le XVe siècle. Le terrorisme n’est pas une attaque contre l’identité ou la culture européenne ? A vrai dire, les terroristes font assez peu dans la discrimination. Pour les victimes, il suffit parfois d’être là, au mauvais endroit et au mauvais moment. Le terrorisme s’attaque à l’Etat de droit. En même temps, il favorise la montée en Europe de discours paranoïaques qui accompagnent par ailleurs le déclassement international dont l’Europe fait l’expérience. De tels discours évoquent la sorcellerie : il y a toujours quelqu’un qui m’en veut en raison de qui je suis et non à cause de ce que je lui ai fait. Le discours paranoïaque et le discours sorcier sont tous deux des raisonnements mythologiques. A un moment où la mythologie de la nation est vide de sens, où la politique et la démocratie font de moins en moins sens, où les véritables centres de décision sont dénationalisés, sinon offshore, le raisonnement mythologique permet de combler un vide presque métaphysique. Mais il nourrit également des violences potentielles. C’est en effet un type de discours qui a toujours besoin d’un ennemi, peu importe lequel ; d’un bouc émissaire ou de quelqu’un contre lequel on peut déployer une violence sans retenue. Ce fut le cas hier avec les Nègres et les Juifs. Si l’on n’y prend garde, ce sera bientôt le cas avec les musulmans et toutes sortes d’étrangers. Les démocraties occidentales sont-elles devenues des machines de guerre ? Plus elles perdent de leur signification à l’intérieur, plus les démocraties atlantiques ont besoin de conduire des guerres interminables au loin. Tout cela exige l’invention permanente du «bon ennemi», celui-là qui nous permet de décharger à l’extérieur le surplus de violence qu’on aurait sinon à exercer à l’intérieur, au risque de déclencher une guerre MANUEL BRAUN res de l’Europe, et surtout ses frontières méridionales. Elles sont devenues des fosses communes. Il faut secouer cette Europe assoupie, qui n’arrête plus de ronfler. Sinon, plongée dans une sorte d’ennui existentiel, elle risque de devenir une menace pour le reste de l’humanité. Elle est assoupie, mais à vous lire, elle est très violente… Les deux choses vont de pair. L’Europe devient violente par ennui. La violence devient le moyen de son divertissement, une manière de se rassurer. Le racisme qui va avec l’ennui est, lui aussi, une forme de joyeuseté. Il est pratique au nom d’une pseudo-critique du «politiquement correct», cette expression fourre-tout que beaucoup assimilent à la répression. A la place, on cherche à se défouler, à briser tabous et interdits. On se met à rêver à des temps de licence absolue lorsque tout, croit-on, était permis. Le racisme contemporain est de ce point de vue une forme de démocratisation d’une jouissance perverse. Par ces temps de grand ennui, tout le monde peut y avoir accès. Il n’y a pas de tarif d’entrée. Si, à l’époque coloniale, le racisme et la violence européenne étaient symptomatiques de la montée en suprématie du continent, aujourd’hui leur fonction est tout Suite de la page 23 Libération Jeudi 2 Juin 2016 civile. La guerre externe permet à la démocratie de faire reculer le spectre de la guerre civile. Auparavant, ce sont les colonies qui servaient d’exutoire à ce surplus de violence. Elles servaient de champ d’expérimentation de toutes sortes de guerres hors-la-loi et de toutes sortes d’atrocités. Aujourd’hui il faut externaliser cette violence d’une autre façon. Il faut par ailleurs comprendre que la guerre est devenue un rouage essentiel de la vie économique et technologique des démocraties. Elle est devenue une nécessité et ne relève plus de l’épisodique. Enfin la violence prend part à l’ordre économique international, où la force brute ne s’exerce pas seulement aux dépens des ex-colonies. L’histoire récente de la Grèce est tout à fait significative de ce point de vue. Peu importe la volonté dé- mocratique des Grecs, les puissances financières sont capables de la congédier pour imposer le remboursement des dettes. Les Grecs sont-ils l’exemple de cet élargissement de la condition de «Nègre» que vous avez théorisée? Les Grecs sont en effet les nouveaux Nègres d’Europe. On peut leur imposer à loisir le genre de traitement que l’on n’impose qu’aux peuples vaincus lors d’une guerre. La sorte de mépris dans lequel on ne tient que les Nègres leur est étendue. Plus globalement, qu’est-ce qui définit le «Nègre» aujourd’hui? Une classe et une race, voire une espèce d’individus, peu importe la couleur de la peau, au regard desquels la vieille distinction entre le sujet humain et la chose ne compte plus. Pis, des gens dont on n’a stric- MARCEL GAUCHET PHILOSOPHE ET HISTORIEN «JE CROIS, AU CONTRAIRE D’ACHILLE MBEMBE, QU’IL FAUT PRENDRE LE PROBLÈME DES “IDENTITÉS” AU SÉRIEUX» PAP NDIAYE HISTORIEN «SI JE PASSE DE PLUS EN PLUS DE TEMPS EN AFRIQUE, C’EST UN PEU GRÂCE À LUI» «A «M d’universalisable dans ce que la domination coloniale charriait avec elle, quelque chose de plus fort qu’elle et capable de la renverser. «C’est ce noyau d’universalité qui est au cœur de la seconde mondialisation, celle qui nous secoue si fort. Il a émergé en Europe, mais a échappé aux Européens. Chacun se l’approprie à sa façon. Mais ce faisant, il oblige tout le monde à se redéfinir dans sa particularité par rapport à lui, en même temps qu’à se situer par rapport aux autres manières de s’en saisir et d’en jouer. Bien sûr, de ce point de vue, que les histoires nationales ont plus que jamais du sens, mais ce ne sont plus les mêmes. Voilà ce qui nous expose les uns aux autres, mais aussi ce qui nourrit les réactions identitaires. Car il n’y a pas plus dérangeant que cette obligation de se regarder du dehors. Elle est vécue comme une effraction par les uns et comme une dépossession par les autres, ceux qui se croyaient détenteurs de l’universel et qui découvrent qu’ils n’en offraient qu’une version parmi d’autres. Personne ne sera plus jamais tranquille chez lui, d’où qu’il vienne et où qu’il soit. Si nous voulons calmer les fièvres dangereuses que provoque ce constat, sachons en identifier la source et mettons nos intranquillités en commun.» • bembe a influencé celles et ceux qui, comme moi, réfléchissent à la situation des “afrodescendants” d’Europe et des Amériques. Il dit quelque chose d’essentiel : la situation des Noirs dans le monde dépend en bonne part de la situation de l’Afrique. Même s’ils tournent le dos à l’Afrique, même s’ils ne s’y intéressent pas (ce n’est pas une bonne idée mais c’est leur droit), les Noirs ne peuvent échapper à cela. Ils ne peuvent s’en sortir à l’échelle de l’histoire que si l’Afrique se relève. «Quand j’ai rencontré Achille Mbembe, il y a vingt ans à Philadelphie, il m’a dit en substance : “N’oublie pas l’Afrique !” Si je passe de plus en plus de temps en Afrique, c’est un peu grâce à lui. C’est peutêtre pour cela qu’on peut parler de diaspora noire : la prise de conscience d’un destin lié au continent des ancêtres. L’universalisme n’est AFP AFP chille Mbembe a raison : “Nous sommes appelés à vivre exposés les uns aux autres, et non dans des frontières, des cultures.” Mais il a tort de dire : “C’est le propre de l’humain.” C’est en train de le devenir, depuis peu, douloureusement, et c’est une immense révolution. C’est ce que nous appelons «mondialisation» qui nous l’impose. Le problème dit des «identités» sort de là. Je crois, au contraire d’Achille Mbembe, qu’il faut le prendre au sérieux. Il n’y a pas si longtemps, chacun vivait dans son coin, sans se tracasser de son identité. Elle vous était tout simplement donnée avec votre société. Ce qui a tout changé, c’est la conquête occidentale du globe, l’impérialisme colonial de la première mondialisation vraie, celle de la fin XIXe-début XXe siècle. Cette construction du monde s’est faite sous le signe de l’enfermement des Occidentaux dans la conviction de la supériorité de leur civilisation. A l’arrivée, cette histoire atroce a donné lieu à de l’imprévu. N’oublions pas que la décolonisation s’est faite au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un droit que les Européens avaient consacré chez eux, mais oublié d’appliquer au-dehors. Il a triomphé partout. Comme quoi il y avait bien quelque chose pas la négation ou l’effacement des identités singulières: en ce cas, il n’est qu’un “uniformalisme” qui masque plus ou moins hypocritement un rapport de domination sur les subalternes de tout poil. C’est au contraire en approfondissant les cultures sans les enfermer dans une tradition inventée, sans les durcir en dogmes, que l’on accède à l’universel. C’est un travail d’une infinie délicatesse, toujours tenaillé par l’assignation identitaire d’un côté, et l’universel chauvin de l’autre, ces vieux complices d’autant plus véhéments ces temps-ci qu’ils sont finalement sur la défensive. La littérature et la philosophie permettent les déplacements de soi vers l’autre, le “changer en échangeant sans se perdre pour autant” comme dit Glissant. Ce nouvel universalisme, tissé de mille fils chatoyants, n’est pas acquis, loin s’en faut: il sera le fruit d’une bataille politique et intellectuelle.» • Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 21 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe «Etre né quelque part est une affaire d’accident. Sacraliser les origines, c’est un peu comme adorer des veaux d’or. Cela ne veut rien dire. Ce qui est important, c’est le trajet, le parcours.» tement guère besoin, une classe de superflus dont aucun maître n’a ni besoin ni envie, même pas en tant qu’esclaves. Le problème n’est plus de les exploiter: le souhaiteraientils, il n’y aurait guère preneur. En France a eu lieu une violente polémique avec la ministre des Droits des femmes autour du mot «Nègre». Pourquoi avezvous le droit d’employer ce mot à longueur de livres, et elle non? Parce qu’en n’en connaissant ni les tenants ni les aboutissants historiques, elle emploie ce terme à tort et à travers. Au passage, elle blesse, en toute bonne conscience, des gens. Il y a des termes lourds d’histoire que des gens incultes, mais qui se prévalent d’une parole officielle, ne peuvent utiliser qu’à leurs risques et périls. Comment expliquez-vous le débat français autour du voile ? Je ne comprends pas cette fixation. Nous traversons une époque caractérisée par une profonde incertitude dès lors qu’il s’agit de dire avec exactitude qui est qui. Le moment terroriste a pour effet de réactiver les dispositions paranoïaques qui existent à l’état latent dans toutes les sociétés. Quand la peur devient si intense et si interne, et le préjugé si viscéral et si partagé, le désir de démasquer l’ennemi potentiel, de l’exposer, d’en révéler l’identité pro- fonde et secrète devient un besoin presque anal! Je crains que la fixation sur le voile ait davantage à voir avec cette forme de l’analité qu’avec la laïcité ! Carrément? Vous exagérez, non? Cet acharnement n’est-il pas plutôt lié à une angoisse identitaire? Qui êtes-vous ? D’où venez-vous vraiment? Quelles garanties avonsnous que vous êtes bien celui ou celle que vous dites être ? Tout tourne désormais autour de cela. Démasquer et dévoiler font partie des opérations dont on pense qu’elles nous permettront de savoir avec exactitude qui est parmi nous, pour nous ou contre nous. Or le visage nu, à découvert, sans sociabilité, aussi important soit-il, ne permet pas à lui seul de répondre à ces questions. Vous pouvez dévoiler toutes les femmes musulmanes de France et de Navarre, cela ne vous fera pas avancer dans la connaissance véritable de qui elles sont. Dans le régime de surveillance généralisé que favorise la guerre contre la terreur, et le désir d’apartheid, l’identité est devenue une affaire purement policière. Des histoires de traçage, de fichage, de délation. On vous dira que lutter contre le voile c’est une façon de défendre le droit des femmes à être libres et à disposer de leurs corps… Il faut faire confiance aux femmes musulmanes. Elles sont capables de défendre elles-mêmes leurs droits. En ont-elles le pouvoir ? Elles auront le pouvoir qu’elles s’octroieront. En attendant, essayons surtout de sortir de la logique coloniale : «Ce sont tous des enfants, il faut les aider.» Les opprimés se libèrent eux-mêmes. Dans l’histoire de l’humanité, personne n’a jamais libéré les opprimés à leur place. Qu’est ce que cette polémique dit de la France ? Elle peine à rentrer de plain-pied dans le monde qui vient. Est-ce là ce qu’on appelle l’impensé colonial ou de l’esclavage? Le fait est que les vaincus sont obligés, pour survivre, de connaître non seulement leur propre histoire, mais aussi celle de leurs dominants. Les dominants, eux, non. L’ignorance suffit. Du coup, ce n’est pas parce que l’on a eu un passé ensemble que l’on aura nécessairement un futur en commun. Un tel futur, il faudra le construire consciemment. Par la lutte. Vous dites: l’histoire des Nègres fait partie de notre histoire commune, celle de la France mais aussi du monde entier. Il n’y a guère d’histoire de l’Afrique qui ne soit en même temps une histoire du monde. Tout comme il n’y a guère d’histoire du monde qui ne soit en même temps une histoire d’Africains ou de leurs descendants. Et ceci ne vaut pas que pour hier. Cela signifie que l’histoire nationale… … ne veut rien dire ! Il n’y a d’histoire que dans la circulation des mondes, dans la relation avec Autrui. C’est l’autre, le lointain, qui m’octroie mon identité. Une société qui refuse de se voir donner son identité par l’Autre est une société profondément malade, agitée par toutes sortes de troubles. C’est pour cela que vous remettez aussi en cause l’universalisme à la française que vous qualifiez de «péteux» ? L’universalisme péteux est celui qui ne sait pas faire place à cette parole qui le conteste, ou qui exige d’être prise en compte. Il ne dispose plus des ressources de l’inclusion. C’est le cas de tout universalisme de type finalement ethnique. Quand j’entends ces gens –toutes sortes d’individus venus d’horizons divers qui ont fini par faire souche ici, mais que l’on ne cesse de renvoyer à leur différence– dire «je suis Français», je n’ai pas l’impression qu’ils veulent créer un Bantoustan en plein cœur de Paris. Ce que j’entends, c’est: «Ouvrez-la toute grande, cette porte.» La malhonnêteté consiste à voir du «communautarisme» là où cherche à s’exprimer une requête d’appartenance et d’inclusion, de possible vie commune ou à tout le moins conviviale. L’universalisme péteux, c’est celui qui, tout en les assignant à une différence supposée inéradicable, leur adresse le reproche de ne point vouloir s’intégrer. C’est ce système symbolique qui craque aujourd’hui ? Il étale partout ses limites. Il faudrait en assurer l’approfondissement non plus dans le sens de la différence ou même de cet universel que je viens de critiquer, mais en direction de l’en-commun. Dans un pacte de soin, le soin de la planète et le soin apporté à tous ses habitants, humains et non-humains. On va vous dire que c’est très beau, très gentil, mais totalement idéaliste, de la poésie. Et bien, vive la poésie ! Elle est d’autant plus nécessaire que la trajectoire inverse, à savoir la relation d’inimitié, est implacable. On a besoin d’ouvrir portes et fenêtres. On a besoin d’un peu d’air par ces temps touffus et irrespirables. L’époque nous force à dormir tout en nous empêchant de rêver. Il faut redonner sa chance au rêve et à la poésie, c’est-à-dire à de nouvelles formes de la lutte, cette fois-ci sur une échelle véritablement planétaire. Recueilli par CÉCILE DAUMAS et SONYA FAURE ELISABETH ROUDINESCO HISTORIENNE DE LA PSYCHANALYSE «JE N’ADHÈRE PAS À L’IDÉE D’UN DIFFÉRENTIALISME EXACERBÉ» PIERRE SINGARAVELOU HISTORIEN «IL NOUS INVITE À METTRE AU JOUR LA DIMENSION TRANSNATIONALE DE L’HISTOIRE» «A «L’ se sont inspirées les études postcoloniales. C’est dans cette filiation que je me situe. Bien entendu je pense qu’il faut critiquer les adeptes de l’universalisme abstrait qui ont tendance à nier l’importance des différences culturelles. Mais je n’adhère pas à l’idée d’un différentialisme exacerbé. Il est impossible de penser l’universel sans la différence et le débat identitaire actuel nous ramène beaucoup trop à un manichéisme. Pour moi, le choix est fait: ni rejet de l’universel, ni culte de la différence pour elle-même. Je ne crois pas que l’on doive passer son temps dans la repentance et le culte des mémoires. «Je ne partage pas la critique de Mbembe sur la laïcité et je suis favorable à l’interdiction du foulard à l’école et du niqab dans l’espace public. Dans un cas, il s’agit de jeunes filles mineures, dans l’autre d’une atteinte à l’idée que le visage soit l’expression d’une subjectivité. Cette loi permet de combattre l’asservissement des femmes même volontaire. Mais je pense qu’il ne faut ni interdire le foulard à l’université, ni persécuter les musulmanes qui le portent.» • œuvre d’Achille Mbembe contraste avec l’atonie du débat intellectuel franco-français. Il formule une critique radicale de l’ordre néolibéral et sécuritaire qui soumet les sociétés démocratiques à des formes spécifiques de violence (guerres d’occupation et de prédation, pratiques de zonage, etc.). Le travail de Mbembe, qui puise dans l’histoire sociale autant que dans la sociologie politique, transcende la vulgate postcoloniale qui s’est enfermée en France dans une critique étroite et manichéenne du républicanisme et de l’humanisme des Lumières. Il ne s’agit pas de désigner l’ennemi et de reprendre à notre compte les oppositions binaires mais de comprendre ce qui rend possible l’interaction, l’échange, et finalement le vivre ensemble dans le cadre national comme à l’échelle planétaire. «Face à la frilosité des micro-approches, au conservatisme du nationalisme méthodologique ou encore au relativisme postmoderniste, il propose une analyse globale qui permet de penser ensemble les mécanismes de domination en Occident et dans le DR AFP chille Mbembe semble se contredire. J’ai assisté comme lui, le 17 mars, à la conférence inaugurale d’Alain Mabanckou au Collège de France qui a rendu hommage à toute la littérature anticolonialiste du XXe siècle –de Michel Leiris à Aimé Césaire et Frantz Fanon. Il a montré combien elle avait nourri son imaginaire. J’ai eu l’occasion de souligner qu’il y avait aujourd’hui en France un désir refoulé de fascisme. Je partage avec lui l’idée qu’il y a maintenant une véritable hystérisation de l’identité qui consiste à assigner chacun à résidence dans des racines et je considère que le terme de subjectivité est préférable. Mais Achille Mbembe ne parle que du colonialisme français et pas du tout de l’anticolonialisme. Dois-je rappeler que le mouvement anticolonialiste a été très important en France depuis les surréalistes jusqu’à Sartre, Vidal-Naquet et le Manifeste des 121 en passant par le réseau du Musée de l’homme et l’œuvre de Claude Lévi-Strauss ? C’est aussi en France qu’on a produit une contestation des horreurs du colonialisme dont reste du monde, en soulignant leur intime imbrication. Il nous invite à mettre au jour la dimension transnationale de l’histoire de France qui remet en question les frontières trop évidentes entre le dedans et le dehors, entre le même et l’autre. En historien, il a montré comment l’exacerbation des identités ethniques et religieuses en Afrique et en “Occident” a été instrumentalisée afin d’asseoir la domination d’une minorité d’intérêts particuliers. Il pointe également la responsabilité conjointe des élites africaines et “occidentales” arc-boutées sur leurs privilèges et des “majorités silencieuses” (au sens de Jean Baudrillard) soumises, qui ont abandonné toute velléité de contrôle démocratique. Pour déjouer les pièges du repli identitaire, Mbembe, en philosophe cette fois, ouvre la possibilité d’un humanisme renouvelé, élargi au “Tout-monde” (Edouard Glissant), car, écrit-il dans Critique de la raison nègre, «il n’y a qu’un seul monde». Il reste dès lors à définir cette troisième voie prometteuse, au-delà de l’universalisme républicain et du particularisme multiculturel.» • 22 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 IDÉES/ POLITIQUES MARATHON France Culture et le centre Pompidou : un week-end de fête pour célébrer la création et les idées Par ALAIN DUHAMEL Loi travail: la guerre des symboles En jouant la stratégie de la confrontation, la CGT comme le gouvernement se sont embourbés dans ce qui ressemble à une impasse. I l y a bien sûr le fond, la loi el Khomri elle-même ou ce qu’il en reste: quelques avancées modestes (jeunes, compte personnel d’activité) mais surtout le fameux article 2 avec son inversion (relative) des normes et donc l’incitation aux accords d’entreprises. Rien qui ressemble, certes, à la Révolution de 1917 mais rien non plus qui annonce un autodafé des droits sociaux. Tout juste une réforme ponctuelle à l’allemande, avec pour objectif d’introduire un peu de souplesse et de pragmatisme dans notre éléphantesque code du travail. Et puis, il y a le grand théâtre de la dramaturgie sociale avec, depuis le départ, une guerre féroce des symboles et des imaginaires entre trois acteurs principaux, la CGT de Philippe Martinez, la CFDT de Laurent Berger et le gouvernement de Manuel Valls. L’initiative est venue du gouvernement qui, après la renonciation sans gloire à la réforme constitutionnelle de la nationalité, une humiliation et un aveu d’impuissance, a voulu reprendre l’initiative avec le projet de loi sur le travail. L’intention était judicieuse mais le terrain miné et la mise en œuvre s’est avérée catastrophique. Moderniser, simplifier, décentraliser notre système de relations sociales dans l’entreprise, c’était, c’est toujours une priorité. La France bat dans ce domaine tous les records de vétusté et de complexité. Encore fallait-il avoir à l’esprit qu’on touche là au cœur même du pouvoir syndical et de l’autorité patronale. La cible était donc excellente mais explosive. Or, le gouvernement a voulu en faire une démonstration de force, de rapidité et d’efficacité, afin de redorer son bla- son. Excellente intention, réalisation calamiteuse. Les syndicats ont été court-circuités et la CFDT a refusé tout net le fait accompli. La CGT a aussitôt décrété la mobilisation générale, le Parlement s’est rebellé. Par maladresse et par amateurisme, tout le débat public a porté, non pas sur les améliorations qu’introduisait le texte gouvernemental mais sur la caricature qu’en dessinait la CGT. Au lieu de renforcer son image, Manuel Valls l’a dégradée. Pour sortir honorablement du conflit, il ne lui reste plus qu’à maintenir jusqu’au bout l’article 2, ultime symbole de sa fermeté et de sa ténacité. Faute de quoi sa présence à l’hôtel Matignon n’aurait tout simplement plus de sens. L’imaginaire de Manuel Valls, sa Le gouvernement a voulu faire une démonstration de force, de rapidité et d’efficacité, afin de redorer son blason. Excellente intention, réalisation calamiteuse. Les syndicats ont été court-circuités et la CFDT a refusé tout net le fait accompli. trajectoire, son clémencisme dépendent de cet étrange critère-là. La CGT a cru tenir enfin sa revanche sur la social-démocratie, sur le gouvernement Valls et sur son propre déclin. Philippe Martinez, au lendemain d’un congrès de Marseille qui évoquait déjà une radicalisation, a lancé toutes ses forces dans la bataille. Rêvait-il d’un nouveau 1995 et se voyait-il dans le blouson de Bernard Thibault ? En tout cas, la CGT a multiplié spectaculairement les manifestations, les grèves, les blocages et les menaces en tout genre. Suivie par la FSU, par Sud et par FO qui s’en mord déjà les doigts, elle a joué la stratégie de la confrontation, refusant le dialogue, exigeant le retrait pur et simple de la loi. C’était un quitte ou double. Cela ressemble à une impasse. Les grévistes ont été moins nombreux que prévus, les manifestations, gâchées par les casseurs, ont gagné en violence ce qu’elles ont perdu en affluence. Les Français n’aiment pas cette loi ou ce qu’ils croient qu’elle est mais ils n’approuvent pas pour autant la CGT. Le risque est maintenant de voir l’opinion se retourner. Philippe Martinez l’a bien compris, et se montre désormais disposé au dialogue. Le retrait de la loi n’est plus le préalable. Ce n’est pas la paix après la guerre mais c’est le signe que la CGT, après avoir succombé à son imaginaire batailleur, revient dans le monde réel de la négociation. Ce monde-là, c’est celui du troisième personnage du conflit, c’està-dire la CFDT. Elle n’a pas la légende historique de la CGT, elle ne mime pas son style héroïque ou pompier mais elle est devenue, après quelques errances, la force modératrice la plus efficace de notre société. Le Medef, la CGT, FO et le gouvernement, tous parlent encore en 2016 la langue du XXe siècle. La CFDT, avec sa ténacité modeste et son pragmatisme obstiné, appartient au contraire au XXIe siècle. Manuel Valls a besoin de sauver la face du gouvernement. Philippe Martinez doit trouver une porte de sortie. Laurent Berger, lui, peut rester lui-même. Il est le moins médiatique des trois mais le plus créatif. Il ne gagne jamais mais il finit souvent par être le bénéficiaire. • Les 4 et 5 juin, deux institutions culturelles s’associent pour un marathon intellectuel volontairement festif. A côté des traditionnels débats autour du rôle de la culture ou du pouvoir des images, le centre Pompidou et France Culture ont conçu des propositions plus originales pour susciter échanges et conversations : des matchs de football sur la piazza inclinée devant le musée, grande marelle de la connaissance, exploration des arts numériques, expérimentation de sons avec l’Ircam, studio radio installé au cœur du musée… C.D. Imagine, les 4 et 5 juin www.franceculture.fr – www.centrepompidou.fr REVUE L’Europe, un continent en guerre ? La revue le Débat de mai-août 2016 (1) propose de revoir la diplomatie européenne à l’aune des leçons tirées des crises récentes. Elle consacre un dossier à la «nouvelle géopolitique» du continent avec une interview de l’ex-ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine. «L’Europe n’a plus sur la marche du monde l’influence que nous pensions avoir», y affirme-t-il. Les Européens fédéralistes ont sous-estimé leurs voisins comme la Russie. L’ex-ministre prédit : «La réalité va s’imposer, sans l’Europe.» Sombre pronostic renforcé par une carte du géographe Michel Foucher, qui donne une Europe désormais figurée entièrement noire pour «Etats en guerre» (soit impliqués dans des conflits extérieurs, soit touchés par le terrorisme). Ainsi, 83% des 75 tensions graves, crises sévères et guerres civiles dans le monde se situent dans un rayon de trois à six heures de vol de Bruxelles. Raphaël Georgy (1) Le Débat, numéro 190, mai-août 2016, Gallimard. BLOG Sexe, politique et parole publique Geneviève Fraisse revient sur le blog collectif LibéRation de philo sur l’affaire Baupin: «Et puisque le pouvoir est jouissance, ce dont personne ne doute, comment fait-on ? Là, cela devient intéressant. Car on peut être convaincu de l’égalité des sexes (par exemple un député écologiste) et ne pas pouvoir la mettre en pratique tant la jouissance est un bien individuel. La rivale alors doit être replacée au bon endroit de la jouissance, comme sexe uniquement. Et le tour est joué. Sexe tu es, sexe tu resteras. Et on ne partage rien, pas même le plaisir sexuel puisque le harcèlement, il faut le dire, cela ne se conclut pas toujours en réalisation effective.» http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/ Libération Jeudi 2 Juin 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe HISTORIQUES u 23 L'ŒIL DE WILLEM Par SERGE GRUZINSKI Historien, directeur de recherches émérite au CNRS, professeur invité à Princeton Les miracles du Web N’est-il pas temps pour l’historien de mettre de côté le livre pour privilégier d’autres supports, et mieux partager son savoir ? P ourquoi le MoyenOrient envahit-il régulièrement notre quotidien? Le 17 mai, la chaîne Arte a consacré une soirée Thema à la question en réunissant, comme de coutume, plusieurs documentaires. Le programme avait le mérite de replacer la crise actuelle dans la longue durée, autrement dit dans le sillage des fameux accords conclus à la fin de la Première Guerre mondiale entre le Français François Georges-Picot et le Britannique Mark Sykes: en se répartissant la région, les alliés ont construit la poudrière qui continue d’exploser un siècle plus tard. L’impact des images et des cartes, la mise en perspective séculaire, la diversité des approches et des témoignages – sur les chrétiens d’Orient, sur la colonisation imposée à la Palestine avec la bénédiction de l’Union européenne, mais aussi sur la genèse du terrorisme et de l’islamisme – composaient une belle leçon d’histoire. Les historiens classiques reprochent souvent à l’image, à la différence du livre, de ne pas laisser le temps de la réflexion : gageons qu’après une soirée de ce genre, le spectateur a pu faire son plein d’idées autant qu’à la lecture de quelques articles de fond. Ce n’est qu’un exemple de ce qu’apporte une télévision intelligente, qui traite le spectateur en adulte en lui fournissant de quoi aborder le monde contemporain. Même si cette offre reste exception- nelle sur le PAF, l’historien peut se demander s’il ne serait pas temps après tout de laisser tomber le livre pour privilégier d’autres supports, et mieux partager son savoir. C’est ce à quoi l’incitent de l’autre côté de l’océan, des publications toujours plus nombreuses qui s’interrogent sur l’avenir de l’histoire dans une ère digitale comme Writing History in the Digital Age de Kristen Nawrotzki et Jack Dougherty. L’histoire aurait vécu pendant des siècles, accrochée à l’écriture, comme si elle était indissociable de son support papier, thèse, livre ou article. Aujourd’hui, l’invasion de l’image sous toutes ses formes, l’omniprésence des écrans, la révolution digitale et le recul du livre entraîneraient une radicale redistribution des cartes. Fini l’historien cloîtré dans sa tour d’ivoire, jalousement recroquevillé sur ses données, défendant pied à pied son territoire, finie la solitude du coureur de fond. L’interactivité devrait enfin l’obliger à descendre de sa tour, il apprendrait à soumettre ses textes «in progress» à une communauté qui dépasserait le cercle étroit de ses pairs pour s’ouvrir au plus grand nombre. Finie la lenteur de recherches interminables qui mettent encore plus de temps à trouver leurs lecteurs. Haro sur le chercheur individuel qui dissimule les tenants et les aboutissants de sa démarche sans par- tager ses secrets de fabrication avec les historiens en herbe. Vive la transparence, la vitesse et l’efficacité qu’offre le Web, et qui doivent mettre en contact, en moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, les trouvailles du chercheur avec la sphère publique. Toutes ces critiques ne sont pas sans fondement. Qui connaît un peu le monde universitaire où que l’on se trouve sur la planète en conviendra aisément. Mais elles traduisent aussi un mépris et une méconnaissance du métier d’historien, fruit d’un populisme aguicheur maquillé en pensée de gauche. Elles sont pain bénit pour nos technocrates de tout bord qui s’empresseront d’appliquer ces principes pour continuer, consciemment ou non, à miner les moyens de la recherche et de la réflexion en sciences humaines. Il n’y a donc pas que le présentisme ou l’amnésie où s’enfoncent les sociétés contemporaines qui menacent la réflexion historique. A la différence du journaliste ou du chroniqueur, l’historien a besoin de temps et de distance pour digérer et interpréter ses sources. Il a également besoin de techniques qui sont aussi sophistiquées que celles d’un informaticien ou d’un gestionnaire d’entreprise: contextualiser et critiquer une source ne s’acquièrent pas du jour au lendemain. Mais il lui faut, en outre, se forger des outils conceptuels innovants sur lesquels les hérauts de la révolution digitale outreAtlantique restent désespérément courts. Certes, plus question d’écrire l’histoire comme on le faisait au XXe siècle, mais c’est moins pour des raisons de supports que pour des impératifs de contenu. Les miracles du Web ont des limites : la révolution digitale si prolixe sur les nouveaux supports ne nous dit rien des contenus à mettre en ligne. Et notre époque en général, paresse ou incompétence, se garde généralement d’aborder la question. Or, c’est l’avènement d’un monde global qui commande aujourd’hui une révolution des outils conceptuels et des problématiques. Il nous oblige à être bien plus attentifs à ce qui s’est passé au Moyen-Orient, en 1917 qu’à la énième commémoration de Jeanne D’arc. Nos mondes dorénavant sont pluriels, et donc nos passés sont multiples: à nous d’en prendre conscience, de nous y faire et de nous y retrouver pour ne pas perdre totalement la maîtrise de notre avenir. • Cette chronique est assurée par Laure Murat, Serge Gruzinski, Sophie Wahnich et Johann Chapoutot. 24 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 LIVRES/ Lebistrot, rêvede comptoir Par SIBYLLE VINCENDON O n a commencé cet article en allant déjeuner au bistrot. Celui dont il est question dans la Vie de bistrot. Il est quand même rare, lorsqu’on lit un ouvrage sur, mettons, la vie de l’Elysée, qu’on puisse aller vérifier in situ la pertinence de ce qu’écrit l’auteur. Là, nous voilà attablée au Martignac, au 109, rue de Grenelle à Paris VIIe, établissement qui sert de support à Pierre Boisard pour cerner «l’esprit bistrot». «Un jour, écrit-il, j’ai fait la rencontre d’un patron passionné et de son étonnant bistrot […] Grâce à lui, j’ai compris qu’un bistrot n’est pas seulement un zinc, un percolateur, une tireuse à bière et des tables, mais d’abord un état d’esprit, celui de qui le façonne à sa main.» Yves Morlot, le façonnier du Martignac, possède la manière. Par exemple, il ne dit pas : «Aujourd’hui, en plat du jour, on a…», mais: «Aujourd’hui, en plat du jour, j’ai fait…» C’est décrit dans le livre et c’est vrai dans la vie. Tout comme l’assortiment de desserts qu’il pose sur la table, avec le bol de mousse au chocolat pour faire bon poids, sans qu’on n’ait rien demandé. Sous la plume de Pierre Boisard, la description fait saliver. Dans la réalité, l’expérience envoie à la sieste. Le sociologue Pierre Boisard retrace l’esprit convivial de ces lieux de rencontres et d’échanges si chers aux Parisiens à travers l’exemple du Martignac, tenu par les époux Morlot. Pierre Boisard est un sociologue du monde du travail qui aime les bonnes choses. Il a déjà consacré un livre au camembert, c’est dire. C’est aussi un «piéton urbain» qui admet: «J’ai poussé les portes de bien des troquets sans jamais me demander si j’entrais dans un café, un troquet ou un bistrot.» Le bistrot, constatet-il, «ne se révèle qu’à l’usage». Cet établissement n’est défini en tant que tel dans aucune classification officielle, l’Insee plaçant dans la même case l’ensemble des lieux où l’on peut boire et manger. Dans cet endroit «mi-privé mi-public», on trouve de tout. «J’ai connu de bonnes et de mauvaises surprises, des décors originaux, de beaux éclairages, des serveuses souriantes, des bières exquises et des vins typés, mais aussi les cafés imbuvables, les verres mal lavés, les garçons négligés, les musiques bruyantes et les pa- trons mal lunés.» Entré par hasard au Martignac, discutant avec le taulier et ne s’en décollant plus, Pierre Boisard en a tiré l’impression que c’est bien le bonhomme «qui incarne à lui seul l’esprit du bistrot». Aussi est-ce en partant du parcours, plutôt atypique, de ce Yves Morlot que le sociologue arpente l’histoire du bistrot et les enjeux qui l’attendent à l’époque des Starbucks. BIOTOPE DU SPLEEN Des ouvrages sur les bistrots, il n’en manque pas, qu’il s’agisse de sélections des «meilleurs», de beaux livres illustrant les objets du bistrot, les décors de bistrots, les devantures de bistrots. Le sujet est aussi souvent facteur de nostalgie, comme si l’espèce était en voie de disparition. Voire sujet de recherches, lorsque les spécialistes se penchent sur l’histoire et la géographie du phénomène. Biotope naturel du spleen et du cafard accoudé au zinc devant un ballon de côtes, il constitue un cadre idéal pour les héros que la fiction, cinéma ou littérature, veut bien y placer. En général, le patron y fait au mieux une figuration en ronchonnant derrière son comptoir. Mais qu’il puisse être le centre du récit, jamais. En décidant de raconter l’antique commerce de la limonade à travers l’histoire singulière d’Yves Morlot et de sa femme, Nathalie, qui n’est pas un second rôle, Boisard emprunte une voie originale. Car loin d’être l’archétype de l’Auvergnat, ou un descendant de ces dynasties qui font encore l’essentiel des comptoirs de la capitale, Morlot est né à Paris en 1956 d’une mère ouvrière et d’un père footballeur professionnel. Cet homme, qui ne se remit jamais d’avoir vu une promesse de carrière coupée net par la mobilisation en Algérie, meurt d’une cirrhose alcoolique à 47 ans. La mère part alors travailler dans l’auberge de la tante d’Yves, à Thiers. Et voilà l’Auvergne. Le gamin a une dizaine d’années. «Tout ce que j’ai vécu en Auvergne […], raconte Morlot à Pierre Boisard, je m’en souviens comme d’un film triste.» Pourtant, dit-il aussi, «mes clients s’imaginent que j’ai suivi l’itinéraire classique des Auvergnats venus ouvrir un bistrot à Paris». DÉTERMINATION DES BOUGNATS Comment ne le penseraient-ils pas? D’après l’auteur, «il est en effet impossible d’ouvrir un café, un restaurant ou un bistrot à Paris sans un visa délivré par l’empire auvergnat, puissance aussi considérable que secrète». L’Auvergne, poursuit Boi- Libération Jeudi 2 Juin 2016 u 25 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Dans un bistrot parisien en 1953. PHOTO PAUL ALMASY. AKG-IMAGES «Il est impossible d’ouvrir un café, un restaurant ou un bistrot à Paris sans un visa délivré par l’empire auvergnat, puissance aussi considérable que secrète.» PIERRE BOISARD auteur de la Vie de bistrot sard, «a cette faculté surprenante et unique d’ubiquité qui lui permet de se manifester simultanément en deux endroits à la fois». En gros, dans une zone du Massif Central dont le périmètre est si flou qu’il provoque «le désarroi des géographes», et à Paris. Yves Morlot, dont Boisard nous raconte l’interminable bourlingue dans toute la France avant son atterrissage au Martignac, n’est certes pas l’héritier de l’un de ces marchands de charbon du Second Empire qui servaient aussi un coup à boire au client et ont vite compris que le vin était l’investissement d’avenir. Des Auvergnats d’aujourd’hui, «on dit que leur domination s’effrite et que de nouveaux venus, Kabyles puis Chinois, contestent leur suprématie, note l’auteur. Néanmoins, selon les sources les plus fiables, environ 60% des CHR –en clair, cafés, hôtels, res- taurants – seraient encore en leur possession.» Il est toutefois curieux qu’en partant de l’itinéraire d’un tenancier atypique, Pierre Boisard parvienne à dessiner le tableau d’ensemble des bistrots parisiens. Mais Parisien d’origine et sans nostalgie particulière pour la terre des ancêtres, Morlot a quand même «partie liée à l’Auvergne». Arrivé dans la capitale sans un rond, il se précipite sur l’Auvergnat de Paris, hebdomadaire où se trouvent les petites annonces du métier. Bien des années plus tard, alors que le Martignac a été cambriolé, c’est la communauté auvergnate qui va dépanner les époux Morlot pour que leur commerce reparte au plus vite. «Le bistrot est une création auvergnate et un don des Auvergnats à Paris où ils se sont révélés à eux-mêmes», résume Boisard. Beau destin… Cela ne s’est pas fait par la seule détermination de chaque bougnat. Le livre décrit leur opiniâtreté historique mais aussi l’aide apportée par les grands distributeurs de café et de boissons que sont les Tafanel, Cafés Richard et Olivier Bertrand, auvergnats également. Créés dans les années 30 pour les deux premiers et plus récemment pour le troisième, ils approvisionnent les bistrots mais font aussi office d’agents immobiliers et, éventuellement, de banquier. «Avant d’être concurrents en affaires, les Auvergnats font primer une entraide qui a joué un rôle essentiel dans leur conquête des cafés et restaurants parisiens», écrit l’auteur. La communication n’est pas le point fort de ces sociétés mais Boisard a récolté, de la bouche d’un autre patron, l’histoire d’un prêt en liquide avec un taux d’intérêts fort bas. Pour le prêteur, qui connaît les gens du métier et la qualité des emplacements, le risque est faible. BOUDINS ET TERRINES A la recherche de cet «esprit bistrot» qu’il tente de cerner, Boisard passe des heures à, si l’on ose dire, cuisiner Yves Morlot. Qui ne lui donne pas grand-chose à manger: «Je suis bistrot parce que j’aime ça. Quand on fait ce métier-là, le plus important, c’est d’aimer les gens et de chercher à leur plaire.» Ce postulat ne l’empêche pas de raconter aussi comment il remet les mauvais plaisants à leur place. A savoir: «Je vire ceux qui ne me conviennent pas.» Par exemple, la section locale du FN qu’il a trouvée dans les meubles en rachetant le fonds et qu’il a priée d’aller se réunir ailleurs. Sur l’un des grands miroirs du Martignac, on peut lire : «Ici pas de wi-fi. Parlez- vous !» Morlot cause en revanche d’abondance de la cuisine, qu’en tant que titulaire d’un CAP de charcuterie il accomplit jusqu’à la fabrication des boudins et des terrines. Mais l’esprit bistrot peut-il se résumer au souci de la casserole ? En s’incrustant toute une journée dans les lieux, à partir de 5heures quand même, Pierre Boisard a vu un homme qui n’arrête jamais, commençant par cuire ses croissants du matin et terminant avec les feuilletés de l’apéritif. Il pourrait aussi bien acheter la viennoiserie à la boulangerie du coin et se contenter de cacahuètes. Mais peut-être que dans ce cas d’espèce, l’esprit bistrot réside aussi dans ce genre de choix. Le plus étrange là-dedans, c’est que si l’esprit du bistrot est difficile à définir, l’origine du mot n’est pas plus simple. Pierre Boisard évoque l’hypothèse que l’on entend partout. «En 1814, la Grande Armée napoléonienne est en déroute, poursuivie jusqu’à Paris par l’armée du tsar Alexandre Ier et ses régiments de cosaques. En garnison à Paris, les vainqueurs ont soif mais sont interdits de sortie par leurs officiers.» D’où les cris : «Bistro, bistro !», soit vite, vite ! quand ils parviennent à filer au cabaret. Est-ce l’origine ? «On aimerait le croire mais les linguistes […] n’y accordent aucun crédit.» Entre 1815 et 1884, le mot n’apparaît plus nulle part. Après cette seconde date, Pierre Boisard restitue le fil de ses occurrences au fil du XIXe siècle, qui se multiplient dans la littérature et dans les dénonciations de l’ivrognerie. Longtemps, le «bistro» s’est écrit sans son «t» final. Longtemps, le terme a désigné le patron. Le bistro, c’était lui. Apparemment, c’est toujours vrai aujourd’hui. • PIERRE BOISARD LA VIE DE BISTROT PUF, 207 pp., 19 €. 26 u Libération Jeudi 2 Juin 2016 LIBÉ WEEK-END LIVRES/ Chaque samedi, dans Libération, retrouvez huit pages spéciales consacrées à l’actualité littéraire. Rencontre, cette semaine, avec l’écrivain irakien Ali Bader, réfugié politique à Bruxelles, dont Vies et morts de Kamal Mehdat est le deuxième roman traduit en français, l’histoire rocambolesque d’un violoniste juif irakien assassiné. ESSAI Soins personnalisés, à votre santé Le philosophe Xavier Guchet esquisse l’avenir de la médecine contemporaine à travers les avancées technologiques et les traitements ciblés. à «la carte d’identité» génétique et cellulaire du patient –mais non à ce qu’il «est» ontologiquement, existentiellement, moralement, socialement, etc. Les tenants du cure triompheraient donc de nouveau sur ceux qui s’attachent au care – et il est fort probable que cette victoire sera soutenue par tous si la médecine d’aujourd’hui, qu’elle se qualifie ou non de «personnalisée», parvient à traiter de plus en plus de pathologies aux réponses thérapeutiques encore insuffisantes, cancers, diabètes, maladies cardiovasculaires ou neurodégénératives… La position de Xavier Guchet est d’un extrême intérêt, parce qu’elle sort justement de ce dilemme et propose une thèse tout à fait originale: c’est du foyer même de la médecine personnalisée – la médecine hautement technicisée, qui applique prioritairement la génétique et les biomarqueurs à la clinique, et qui est accusée de n’être plus «humaine et sociale»– que va sourdre un nouveau concept de la personne. Au lieu donc de partir d’une éthique de la personne, «pour juger en position de surplomb la médecine personnalisée», Guchet part de l’épistémologie et des techniques sophistiquées de cette médecine moléculaire, voire pharmacogénomique, pour montrer que «sur ce plan, déjà, dans la fabrique même des concepts et des outils de diagnostic et des thérapies moléculaires, la médecine est contrainte d’assumer un concept de personne irréductible aux molécules». Par ROBERT MAGGIORI S ans doute, depuis Hippocrate, la médecine s’est-elle toujours trouvée tiraillée entre deux tendances: «prendre soin» d’un sujet, momentanément malade, ou «traiter» une maladie, dont tel ou tel corps, indifféremment, est atteint. Il semblerait qu’avec le temps, la première tendance, au moins dans le discours médical, se soit imposée. Pourtant, dans un texte daté de 1970, le psychanalyste Donald W. Winnicott craignait encore que le geste thérapeutique, le traitement technique de la maladie (cure), ne «prenne le pas» sur le soin (care), comme «intérêt et attention portés au patient qui souffre». Il est certain que, du côté des patients, cette crainte est bien réelle, d’être des «numéros» ou des «corps sans nom» – parfois abandonnés sur un brancard dans un couloir d’hôpital. «Diagnostics». Aujourd’hui, le «nouvel horizon des politiques de santé à l’échelle internationale» est constitué par la «médecine personnalisée». L’appellation est rassurante, en ce qu’elle indique que la médecine est une pratique relationnelle, qu’elle associe indissolublement care et cure, et s’adresse à une personne, un sujet particulier, enraciné dans une histoire, relié à un milieu social, professionnel, religieux, etc. Tout va bien, donc: le médecin traite enfin ses patients non comme des «corps-objets soumis à ses savoirs» et aux «pouvoirs des techniques médicales», mais comme des «subjectivités singulières souffrantes» – et le patient ainsi humanisé s’en trouve bien heureux. Mais ce n’est pas si simple, comme le montre dans la Médecine personnalisée le philosophe Xavier Guchet, professeur à l’université de technologie de Compiègne, héritier, quant à la pensée de la technique, de Gilbert Simondon, et, sur le versant de l’épistémologie biomédicale, de Georges Canguilhem. Depuis les années 90 –autrement dit depuis le «tournant génétique» de la cancérologie et le rôle paradigmatique attribué à l’activité des proto-oncogènes cellulaires (qui «ne remplissent plus leur fonction régulatrice et deviennent des oncogènes, favorisant la survenue et le développement des cancers»)– la «médecine personnalisée» fait l’objet d’innombrables débats, dus entre autres au fait que son nom est assez ambigu. On pense intuitivement qu’elle désigne une médecine ad personam, où personne aurait, disons, le sens philosophique de sujet doté de conscience de soi, Impact. La Médecine personnalisée est un La médecine personnalisée est au cœur d’innombrables débats. L.LAWRY. COSMOS en possession d’une identité, capable d’actions morales, porteur de liberté et de responsabilité. En réalité, dans le langage épistémologique contemporain, le programme de la «médecine personnalisée» – qui implique tous les acteurs de la santé, «chercheurs, cliniciens, pouvoirs publics, industriels, associations de patients» et qui, soumise au marché libéral, fait la fortune des grands laboratoires pharmaceutiques– se réfère à la «promesse de diagnostics et de thérapies finement adaptés aux caractéristiques génétiques de chaque patient pris individuellement», et à l’améliora- tion de ces traitements grâce aux nouvelles technologies du séquençage à très haut débit des génomes, aux puissants outils d’analyse des réseaux d’interactions moléculaires complexes, de biostatistique et de modélisation informatique. ouvrage très rigoureux, dense, soutenu par d’impressionnantes connaissances philosophiques et médicales (aussi certaines pages sont-elles ardues), qui devrait avoir le même impact que les premiers travaux de Simondon ou de Canguilhem, voire –toute distance de pensée gardée– de Michel Foucault sur le bio-pouvoir, et qui, surtout, pointe des problèmes de santé, de politique de santé, de rapports entre soignants et soignés, auxquels personne ne peut se dire étranger. On laissera découvrir la façon dont, après avoir dessiné le contexte historique et scientifique où émerge la médecine personnalisée, Xavier Guchet rapproche le «biomarqueur moléculaire» de la notion de «trace» que l’on trouve chez Emmanuel Levinas et Jacques Derrida, afin de montrer que «dans sa signification biologique et dans sa valeur clinique», il est essentiellement lié à ce qui, «au-delà de toute choséité», fait «la spécificité de la personne humaine» –c’est-à-dire la transcendance. «En accumulant et traitant des données moléculaires en masse, on ne trouvera jamais la personne», a-t-on dit. Et si ce n’était plus vrai? • Biomarqueurs. Elle traduit donc une conception «exclusivement biologique et moléculaire» de la «personnalisation»: la thérapie génique, qui fait naître beaucoup d’espoirs, notamment en cancérologie, est en ce sens une thérapie individualisée, ciblée, adaptée XAVIER GUCHET LA MÉDECINE PERSONNALISÉE. UN ESSAI PHILOSOPHIQUE Préface de Frédéric Worms. Les Belles Lettres, 432 pp., 23,50 €. Libération Jeudi 2 Juin 2016 À SAVOIR Animation Riad Sattouf (photo) est le parrain Mouvement Lectures, projections, perfor- cette année du Pari des libraires, grande fête qui a lieu le vendredi 3 juin dans une centaine de librairies parisiennes. L’auteur des Cahiers d’Esther (Allary) lance la manifestation ce jeudi à 19 heures à la Maison de la poésie. Il présente sa bibliothèque idéale. PHOTO YANN RABANIER Maison de la poésie, 157, rue Saint-Martin, 75003. Rens. : www.parislibrairies.fr mances : la Maison de la poésie de Nantes propose une soirée «Général Instin» ce jeudi à 19 h 30 au Lieu unique (photo). Patrick Chatelier, Cécile Portier, Lucie Taïeb, Eric Caligaris et Guénaël Boutouillet présentent ce collectif dont deux livres viennent de paraître aux éditions du Nouvel Attila. J. LOÏC. PHOTONONSTOP Lieu unique, 2, quai Ferdinand-Favre, Nantes (44). DOCUMENT SCIENCES L’Arcouest 1930. A gauche, Jean Perrin. A droite, Charles Seignobos à côté des filles Curie et de Frédéric Joliot-Curie. PHOTO MUSÉE CURIE, COLL. ACJC génieur. Il est aussi le seul du groupe à fréquenter l’autochtone. En 1935, Irène et Frédéric Joliot-Curie décrochent le prix Nobel de chimie, ça nous en fait quatre pour l’Arcouest. «Illusion». Ils se détendent, «Sorbonne plage», atomes crochus Retour sur ce lieu de villégiature breton fréquenté au début du XXe siècle par le groupe de l’Arcouest, composé d’intellectuels et de savants, dont quatre Prix Nobel. C e sont des progressistes doublés de scientifiques de haute volée, qui œuvrent pour le bien de l’humanité et contribueront à sa perte, si on peut raccourcir ainsi le chemin qui mène de la découverte du radium à la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Ils ont été dreyfusards, ils seront socialistes, voire communistes, et inspirateurs du Front populaire. Chaque été, ils se retrouvent dans un coin de Bretagne qu’ils ont colonisé. C’est là qu’Edouard Launet les a trouvés: une trentaine de familles en villégiature avant la guerre – et encore un u 27 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe peu aujourd’hui –, qu’on appelle le groupe de l’Arcouest, du nom de la presqu’île dont Louis Lapicque, pionnier de la neurologie, et l’historien Charles Seignobos, sont tombés amoureux à la fin du XIXe siècle. Scandale. Au bout de cette «longue avancée rocheuse entre Paimpol et l’île de Bréhat», Liliane Bettencourt a une villa qui lui vient de son père, mais c’est une autre histoire. Ici, on est entre intellectuels, anciens élèves de l’Ecole normale supérieure et professeurs à la Sorbonne. On dit aussi, à propos de leur communauté, «Sorbonne plage», et c’est le titre choisi par l’auteur pour son enquête. Après Lapicque (oncle et père adoptif du peintre Charles Lapicque) et Seignobos, qui se font construire une maison, arrivent deux autres professeurs (à la Sorbonne), le chimiste Victor Auger dont le fils Pierre donnera dans la physique atomique, l’historien Georges Pagès, puis Jean Perrin, futur Prix Nobel de physique (1926), Emile Borel, mathématicien sorbonnard, et sa femme, la romancière Camille Marbo, Prix Femina 1913. En 1912, les Perrin et les Borel viennent au secours de leur amie Marie Curie, veuve dont la liaison avec Paul Langevin vaut scandale à Paris. Elle est deux fois Prix Nobel, mais ça ne fait pas une vertu. Marie Curie s’installe à l’Arcouest, vient lessiver dans les eaux froides de la Manche l’affront dont elle est l’objet, et marche pieds nus sur les rochers, rapportent les journalistes. Elle est là avec ses filles, Irène et Eve. La seconde écrira la biographie de sa mère, où on peut lire : «Les demeures d’été de Marie Curie se ressemblent toutes. Dans un grand terrain, une villa exiguë. Des pièces mal arrangées, presque délabrées, garnies de pauvres meubles. Et une vue sublime.» La première, Irène, épouse un original, Frédéric Joliot. Il n’est même pas normalien, il est in- nagent, dansent, chantent et se marient entre eux. Première Guerre mondiale: «Cette gauche universitaire dreyfusarde et ardente met sa science au service du grand effort national», écrit Launet. Vingt ans plus tard, l’horizon est noir: «La science pensée comme force libératrice alliée aux belles lettres et au socialisme va bientôt apparaître pour ce qu’elle est: une illusion.» Tout en évoquant jeux, sorties en mer et films de vacances, Edouard Launet fait le point sur les travaux en cours, fission du noyau atomique, réaction nucléaire en chaîne, découvertes qui aboutissent au champignon en passant par des cerveaux français, allemands, américains, et hongrois (Leo Szilard). La boucle est bouclée lorsque les cendres de Paul Tibbets –commandant du bombardier qui a largué la première bombe atomique, le 6 août 1945– ont été dispersées dans la Manche. La prédilection d’Edouard Launet pour cette mer qu’il voit verte est connue, elle a donné lieu à un livre, le Seigneur des îles (Stock, 2014). Quant au goût de l’auteur pour les sérieuses bizarreries, il a nourri maintes chroniques dans Libération, «On achève bien d’imprimer» (sur les mœurs littéraires), mais aussi «Au fond du labo à gauche». CLAIRE DEVARRIEUX ÉDOUARD LAUNET SORBONNE PLAGE Stock, 214 pp., 18 €. Tout en évoquant les jeux, sorties en mer et films de vacances de ces scientifiques idéalistes, l’auteur fait le point sur leurs découvertes qui aboutiront, malgré eux, à la création de la bombe atomique. Chronologie d’un crash mystérieux Un an et demi après la mort de l’ex-PDG de Total Christophe de Margerie, une enquête revient sur les circonstances, non éclaircies, du drame. O n ne saura jamais avec certitude si l’accident d’avion dans lequel l’ex-patron de Total Christophe de Margerie a trouvé la mort le 20 octobre 2014 à Moscou, n’a découlé que d’un terrible enchaînement de circonstances. Toujours planera le doute : et si cela n’avait pas été un accident ? Muriel Boselli a le mérite de poser ouvertement la question dans ce livre qui retrace, outre le parcours de cet homme hors norme, toutes les heures et tous les incidents qui ont précédé le drame. A la lire, on ne peut s’empêcher d’être troublé. Ce n’est plus un document, c’est un roman d’espionnage ! «Résumons, écrit-elle. Le pilote, les yeux rivés sur la piste, aperçoit quatorze secondes après s’être élancé sur la piste un “camion” dont il voit les gyrophares, sans que cela suscite chez lui de réaction d’urgence. Puis, quatorze secondes plus tard, alors que l’avion s’apprête à prendre de l’altitude, le pilote revoit l’imposante déneigeuse Schmidt Supra 5001, mais cette fois il est trop tard. Comment est-il possible que le pilote ait aperçu une première fois la déneigeuse traverser le tarmac, mais ne l’ait pas vue revenir ?» Et comment imaginer que le conducteur de la déneigeuse percutée par le Falcon n’ait à aucun moment vu ou entendu l’avion ? Surtout que, contrairement à ce qui a été dit dans un premier temps, il n’était pas saoul ! Et comment expliquer qu’il soit sorti indemne d’une telle collision ? Ces questions, un homme refuse de les garder sans réponse : le mari de Ruslana, l’hôtesse ukrainienne de 39 ans qui a péri ce soir-là. Mais peu de chance qu’il soit fixé un jour. Incroyable destin que celui de Christophe de Margerie, qui était «plus un homme d’Etat qu’un chef d’entreprise» tant ses réseaux étaient puissants avec les grands de ce monde. Muriel Boselli rappelle ainsi qu’en 1990, c’est lui qui a insisté pour que Total avance plusieurs millions de dollars au Qatar qui, à l’époque, n’avait pas les moyens de développer l’énorme potentiel de l’émirat. Un prêt dont celui-ci, devenu quatrième producteur de gaz naturel au monde, sut se souvenir. A.S. MURIEL BOSELLI L’ÉNIGME MARGERIE Robert Laffont, 270 pp., 20 €. Libération Jeudi 2 Juin 2016 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Poubelle la vie Shirley Manson La chanteuse charismatique du groupe Garbage refuse qu’il y ait une date de péremption pour les femmes artistes. Q uand Shirley Manson entre dans la pièce, elle n’a jamais paru aussi jeune. De cuir et court vêtue, cheveux roses, paupières bleues, ongles pailletés, elle a une allure de lolita désaxée. Mais lorsqu’elle se rapproche, l’Ecossaise a bien le visage de son âge, soit un demi-siècle, ou presque. Même si son groupe Garbage n’a jamais cessé d’exister et sort son sixième album, il est emblématique des années 90 où ses hymnes queer et sarcastiques ont fait ondoyer les clubs. Fort d’un succès critique et commercial culminant en 1999, quand le groupe a composé une chanson du James Bond, il représente l’underground qui séduit le grand public, sensibilisé aux affres des rockeurs depuis le suicide de Kurt Cobain. Shirley Manson, la chanteuse explosive, seule femme au milieu de trois hommes, l’Ecossaise expatriée chez les Américains, mal dans sa peau, détaillant sa détresse dans ses paroles, ne s’est pas collé un pistolet sur la tempe, mais faisait l’effet d’une bombe à retardement. «Supervixen». Aujourd’hui, elle semble aller bien. Malgré plusieurs décennies passées sur le sol américain, elle a gardé son accent écossais et roule toujours les «r». A l’aise, elle détaille ses réponses, ne prend pas la mouche quand on sous-entend que son heure de gloire est derrière elle, explose parfois d’un rire qui secoue l’espace, notamment lorsqu’elle plaisante sur ses cheveux couleur Barbie («on me dit d’arrêter, mais c’est la première fois que je me sens aussi bien, je sais, je suis incroyablement immature»). Elle est venue défendre seule Strange Little Birds, un album difficile à juger tant sa voix fait toujours sonner Garbage comme du Garbage. Malgré la nostalgie bienveillante qu’il évoque, il manque de fraîcheur, la propension historique du groupe à la grandiloquence n’étant plus compensée par l’ironie. La chanteuse revendique une forme d’honnêteté: «On voulait un disque authentique par rapport à l’époque, donc sombre et chaotique. Quand on allume la radio, il n’y a que de la pop joyeuse, c’est terrifiant. Ça donne l’impression d’une déconnexion totale avec la réalité.» «Only Happy When It Rains». Chez elle, la quête d’authenticité n’est pas une lubie, mais a plutôt été un moyen de survie. «Mes trente premières années, j’ai eu le sentiment que je n’étais pas faite pour cette terre», se souvient-elle. D’où cela venait-il? Un sourire éclaire son visage, semblant signifier une multitude de possibles: sa position merdique au milieu de la fratrie, sa dent de devant cassée et remplacée par une couronne métallique «qui [lui] a appris à ne pas sourire», sa couleur naturelle de cheveux (rousse), sujet de moquerie… Elle s’est mise à détester son corps, et sa réussite professionnelle n’a pas suffi à panser son ego blessé. Castée par les autres membres du groupe pour être chanteuse, elle est devenue une force créatrice à leur égal. Sa présence a permis à Garbage de percer. «Je pensais que le succès me ferait me sentir mieux, admet Shirley. En 1998, alors qu’on était numéro 1 dans une quinzaine de pays, je me souviens avoir explosé en larmes dans Hyde Park parce que rien n’avait changé, je n’avais pas échappé à moi-même.» L’anxiété n’empêche pas d’être charismatique: le groupe a toujours capitalisé sur son physique étrange (les yeux écartés, les pommettes saillantes), la mettant au centre des clips où elle alpague la caméra, vénéneuse et déglinguée. «Not My Idea». Le succès vacille après deux albums. Beautiful Garbage (2001) est bien reçu, mais peu vendu. Le petit label de Garbage se fait ingérer par une major estimant que vendre un million d’albums ne suffit pas. «Il voulait de la musique “commerciale” quoique ça veuille dire. Il fallait courir après une chimère», se souvient Shirley Manson. Le groupe préfère partir pour «rester fidèle à [s]es principes». De manière à peu près concomitante, la n 26 août 1966 chanteuse, qui avait signé Naissance pour un album solo chez une à Edimbourg. autre major, se fait rembarrer n 1995 Premier album avec son «disque arty». On lui Garbage. demande d’être une «popn 10 juin 2016 star internationale, ambiSixième album : tieuse», avant de lui annonStrange Little Birds cer que, de toute façon, (Stunvolume – Pias). elle est «trop vieille pour passer à la radio». L’absurdité de l’histoire fait sourire. Elle reprend, sérieuse : «Vous trouvez ça drôle, mais c’est accablant de penser que quoi que tu fasses, on ne t’écouteras pas parce que tu es une femme et tu es vieille.» D’autant que les hommes, eux, ne perdent jamais leurs galons de rock-star. «Dog New Tricks». La médiocrité du milieu n’a pas rendu Shirley amère, au contraire. Elle n’est pas nostalgique de l’époque où personne ne supposait que la musique pouvait être gratuite. «Dans les nineties, il y avait beaucoup trop d’argent et d’excès. Le milieu grouillait de boulets qui voulaient squatter les limousines des rock-stars… aujourd’hui, ceux qui bossent encore là sont passionnés et talentueux.» Sa seule réelle critique envers le business du disque concerne le manque de diversité parmi les représentantes du sexe féminin. «C’est toujours des filles extrêmement jolies, populaires, divertissantes, avec des voix exceptionnelles comme Beyoncé ou Lady Gaga que l’on entend. Tant mieux pour elles. Mais j’aimerais aussi savoir ce que des artistes plus discrètes, provocantes et bizarres ont à dire. Des Joanna Newsom ou Karen O.» «A Stroke of Luck». C’est pourtant grâce à une pop-star que Shirley s’est tirée de sa mélancolie. A une baby shower chez Gwen Stefani, l’Ecossaise rencontre un scénariste qui lui propose de jouer dans une adaptation télévisée de Terminator. Il trouvait qu’elle ferait «un parfait robot» (sic). Dans les faits, le costume de Cyborg sied bien à Shirley, mais on ne saura rien de son potentiel dramatique: son rôle se limitant à afficher un visage impassible pour zigouiller des innocents à l’aide de ses bras en acier et de conclure à chaque fois son carnage par une vanne nulle. Peu importe, Shirley se sent mieux. Une expo consacrée à Louise Bourgeois achève de lui remonter le moral: «Je me suis rendu compte qu’elle continuait de créer à 90 ans.» Garbage se remet au travail, fonde son propre label et sort un nouvel album en 2012. «Fix Me Now». Aujourd’hui, Shirley semble avoir une vie paisible. Elle vit à Los Angeles, mariée à un ingénieur du son, «un homme très tendre qui n’est pas guidé par la testostérone». Ils forment un couple équilibré : «J’ai l’impression de me reconnaître dans certains comportements “masculins”, notamment au niveau de l’agressivité. Dans le groupe, c’est moi qui ai des couilles.» Elle n’a pas d’enfant, «répugnée» par l’exemple de sa mère qui s’est «sacrifiée» pour elle et ses sœurs, elle s’estime de toute façon trop autoritaire pour s’occuper de jeunes humains, elle préfère élever des chiens. Et continuer d’user de son droit à créer. Puisqu’elle ne se considère pas comme une entertaineuse ou une pop-star, mais comme une artiste, elle estime ne pas avoir de date de péremption. A raison. • Par ELVIRE VON BARDELEBEN Photo PAUL ROUSTEAU
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