Article complet publié dans le catalogue Dubuffet et l`Art Brut
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Article complet publié dans le catalogue Dubuffet et l`Art Brut
Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch L’aventure de la Collection de l’Art Brut : une histoire de diamants et de crapauds Par Lucienne Peiry « Une chanson que braille une fille en brossant l’escalier me bouleverse plus qu’une savante cantate. Chacun son goût. J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé. J’aime mieux les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds »1. Ces propos de Jean Dubuffet, écrits en 1945, contenaient déjà une sorte de définition de l’Art Brut avant la lettre. Hostile à la création « bien sage, bien cosmétique, bien inoffensive, bien sérieuse et cérémonieuse »2, l’ancien marchand de vin devenu peintre s’apprêtait à partir à la découverte des productions de l’ombre qui allaient le tenir en haleine pendant quarante ans. Rechercher, collectionner, décrypter, étudier, exposer, publier : l’Art Brut et ses créateurs devaient inlassablement l’occuper corps et âme et l¹accompagner jusqu’à la fin de sa vie. Dès le début de ses prospections lors du voyage en Suisse devenu légendaire, en été 1945, Dubuffet s’enchante de la fécondité de ses trouvailles. Les compositions théâtrales d’Aloïse, les statuettes de mie de pain du Prisonnier de Bâle, les pièces musicales imaginaires de Wölfli le fascinent. Tant dans la technique mise en œuvre que dans le système de représentation ou le choix iconographique, l’imagination et l’inventivité des artistes courent 1 Jean Dubuffet, « Note pour les fins-lettrés » (1945), in Prospectus et tous écrits suivants, Paris, Gallimard, 1967, I, p. 88. 2 Jean Dubuffet, « Avant-projet d’une conférence populaire sur la peinture » (1944), in PES, op. cit., I, p. 47. Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch fiévreusement au galop, sans égard aux normes et aux conventions de la culture traditionnelle occidentale. Pas de doute, il avait trouvé là « les diamants bruts, dans leur gangue. Et avec crapauds » évoqués tantôt. Il n’y avait pas de temps à perdre. Très vite, Dubuffet décide de donner corps à ses recherches et de poursuivre l’aventure de la dissidence. En 1948, il fonde à Paris la Compagnie de l’Art Brut, entouré de quelques amis écrivains comme André Breton, Jean Paulhan et Henri-Pierre Roché. Ensemble, ils organisent de nombreuses expositions et s’affairent à la préparation de petites publications monographiques consacrées à ces créateurs singuliers. Si le climat est à l’enthousiasme, il comporte également des accents de confidentialité et même de clandestinité. D’une part parce que le Foyer de l’Art Brut se situe dans des lieux de fortune, d’abord dans les sous-sols sommairement aménagés d’une galerie d’art parisienne, puis dans le petit pavillon prêté par l’éditeur Gaston Gallimard. D’autre part, et surtout, parce que Dubuffet estime « qu’un peu de gracieuse pénombre sied aux œuvres d’art »3 et qu’il tient à conserver dans cet espace « un caractère un peu privé, un peu secret »4. Néanmoins, l’association prospère, les collections s’enrichissent et le nombre s’accroît, tant et si bien que le célèbre galeriste René Drouin consacre en 1949, au cœur de Paris, une importante exposition d’Art Brut qui attire une grande affluence ; Albert Camus, Paul Eluard, Jean Cocteau, Henri Michaux, Claude Lévi-Strauss et Tristan Tzara, notamment, la découvrent. Dubuffet signe le texte du catalogue qui a valeur de manifeste et s’intitule subversivement L’Art Brut préféré aux arts culturels. 3 4 Jean Dubuffet, lettre à D. Verbanesco, Paris, 6.11.1948, Archives de la Collection de l’Art Brut, Lausanne. Ibid. Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch Au fil du temps, l¹association s’essouffle pourtant. L’exiguïté des locaux, la faiblesse des moyens financiers et le manque de personnel, conjugués à une certaine passivité des membres, portent Dubuffet à accepter l’offre de son ami, le peintre Alfonso Ossorio. L’ensemble des collections de l’Art Brut sont envoyées aux Etats-Unis, destinées à prendre place dans la résidence de l’artiste américain, à East Hampton, près de New York. L’association est dissoute en 1951 et les recherches sont brutalement interrompues. Pendant la décennie de l’exil américain, les œuvres ne seront pas présentées, exception faite d’une exposition dans une galerie new-yorkaise, et aucune nouvelle acquisition ne sera réalisée. Durant cette période, Dubuffet avait lui aussi mis l’Art Brut en veilleuse puisqu’il entreprenait de vastes recherches sur sa propre aventure créatrice. Mais déjà à la fin des années cinquante, la flamme se ravive. Dubuffet s’engage dans de nouveaux projets, reprend possession des collections et les installe dans un grand immeuble rue de Sèvres, à Paris, qui va faire office de lieu de conservation et de centre d’études. Dès lors, l’association prend tout son essor. Il s’entoure de collaborateurs réguliers, relance de multiples recherches, reprend d’anciennes pistes et remonte les filières d’il y a dix ans. De nouveaux réseaux se tissent et d’abondantes acquisitions enrichissent les collections malgré la difficulté inhérente à la découverte de nouveaux cas, l’Art Brut menant une existence solitaire dans le secret et le silence. A cette époque encore, les œuvres demeurent enveloppées du halo de la confidentialité car l’institut reste fermé au public et la porte ne s’entrouvre qu’aux personnes très intéressées. Dubuffet est persuadé que la vraie création d’art se fait en dehors des milieux Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch culturels et qu’elle leur reste entièrement étrangère. Les créations de l’ombre devaient demeurer dans l’ombre. Pourtant, cette loi du silence ne sera de loin pas suivie à la lettre puisque Dubuffet déroge d’ores et déjà, à partir de 1964, avec la publication régulière d’importantes monographies consacrées aux principaux auteurs d’Art Brut, et surtout avec la vaste exposition de ses collections qui seront présentées au musée des Arts Décoratifs de Paris en 1967 réunissant une sélection de sept cents œuvres. Mais Dubuffet n’allait pas s’en tenir à cela. Passé maître en matière de contradiction et de subversion, il se met en quête d’une collectivité qui assure un statut public aux collections. En 1972, il fait don à la ville de Lausanne, en Suisse, de cinq mille productions d’Art Brut, patiemment recueillies et conservées pendant quarante ans, secrètement exposées et étudiées. Un jour de l’année 1976, dans un château du XVIIIe siècle, la Collection de l’Art Brut ouvre ses portes au public. Les créations de l’ombre sont paradoxalement mises au grand jour, dans un parfait antimusée. Dubuffet laissait courir au galop son cheval de Troies Depuis près de trente ans, les œuvres de l’ombre et de la subversion connaissent un retentissement croissant et le musée accueille un public international. Les acquisitions nouvelles sont régulières et avivent la fascination des visiteurs qui vivent la découverte de la collection et des expositions temporaires comme une aventure imprévisible; ceux-ci se montrent particulièrement réceptifs aux sollicitations de l’Art Brut qui sont aussi bien émotionnelles qu’intellectuelles. En effet, les œuvres des créateurs singuliers s’adressent au regard du spectateur et font tout autant appel à son esprit. De surcroît, bien que chaque créateur opère dans un climat autistique, par un réel repli sur soi, il fait preuve Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch néanmoins d’un véritable dépassement, d’une sublimation de sa personnalité et donne corps à une production visionnaire. L’auteur d’Art Brut œuvre ainsi à mille lieues de l’innocence et de la naïveté. Il fraie avec les dieux et les démons s’enivrant de sauvagerie, de magie et de subversion. Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l’Art Brut 2001-2011. Texte publié dans le catalogue d’exposition Dubuffet & L’Art Brut, Düsseldorf, museum kunst palast, 19.0229.05.2005 ; Lausanne, Collection de l’Art Brut, 23.06- 25.09.2005 ; Villeneuve d’Ascq, Musée d’art moderne de Lille Métropole, 15.10.2005- 02.01.2006, Milan / Düsseldorf, 5 Continents Editions et museum kunst palast, 2005, pp. 164-166.
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Préface complète tirée de l`Art Brut, Flammarion, Paris, 2012
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