JUAN RULFO ET AHMADOU KOUROUMA
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JUAN RULFO ET AHMADOU KOUROUMA
Langues & Littératures, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal, n° 6, janvier 2002 JUAN RULFO ET AHMADOU KOUROUMA: DE LA MEXICANISATION DE L’ESPAGNOL A L’AFRICANISATION DU FRANÇAIS Bégong-Bodoli BETINA * Resumen En su lengua de escritura respectiva, el español y el francès, Juan Rulfo y Ahmadou Kourouma son autores tan innovadores como respetadores de los valores profundos de su cultura. En efecto, cada uno ha logrado escribir el español en nahuatl y el francès en malinké. Dicho de otra forma, cada uno ha escrito en una lengua extrajera, valorando los tipismos de su ser, como si lo hiciera en su lengua materna. En este trabajo, hemos tratado de mostrar a través de : 1°) El lenguaje referencial, 2°) El lenguaje popular y 3°) El lenguaje cultural, còmo estos dos autores han realizado, cada uno, una obra maestra sin destacarse de sus raìces y tampoco, sin decepcionar a quienes son respetuosos de la conservaciòn de su diferencia, es decir de su personalidad. Introduction Le langage constitue l’un des éléments clés, sinon l’élément fondamental sur lequel reposent les œuvres de Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma. Il est difficile de justifier le succès littéraire de ces deux auteurs en dehors de cette caractéristique essentielle qui les singularise parmi les auteurs latino-américains et négro-africains. Mais si certains écrivains, usant de leur intelligence pénétrante ou de leur sens de créativité aigu, tel Gabriel Garcia Marquez ou Sony Labou Tansi, ont atteint des sommets dans l’expression langagière, Rulfo et Kourouma, sans pour autant se déconnecter de leurs milieux socio-culturels, des structures mentales et psychiques de leurs peuples, ont réussi de véritables prouesses en imposant à leur respective langue ‘’étrangère’’, l’espagnol et le français, un langage propre à leur langue maternelle. Si l’on peut considérer que l’espagnol est la langue maternelle de Rulfo, il n’en est pas autant * © 2003 Tous droits réservés. Enseignant-chercheur, Section de L.E.A., UFR de Lettres & Sciences Humaines, Université G. B. de Saint-Louis, Sénégal. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français pour Kourouma, dont celle-ci est le malinké. Quoiqu’il en soit, l’intérêt des deux auteurs, ou leur point de rencontre, est qu’ils n’ont pas chercher à conserver la virginité à leur langue d’écriture mais plutôt à la prostituer, à la dénaturer, à la déposséder de ce qui constitue son intégrité ‘’corporelle’’ ou son authenticité. Comme si elle était un esclave insoumis, ils l’ont d’abord réduite, asservie, avant de l’utiliser à leur guise, en lui faisant exprimer ce qui jure avec sa nature, ce qui la dépersonnalise. Leur langue d’écriture, telle une femme étrangère, est devenue une marionnette dans leur bouche, exprimant à son corps défendant les désirs de sa rivale. Tel est le sort que Rulfo a réservé à l’espagnol en lui faisant traduire l’idiosyncrasie des habitants de Jalisco et Kourouma, au français, celle des Malinkés. Mais un autre élément historique et populaire unit également Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma, dans leur démarche dans l’élaboration d’un langage scriptural authentique ou d’une production littéraire idoine et endogène : il s’agit du conte. L’un comme l’autre puise ses techniques narratives dans ce genre littéraire, ce qui, même au niveau de l’instance narratrice, c’est-àdire de la voix, crée une symbiose, une harmonie, voire une osmose avec la manière de parler du milieu dont il est issu. A ce propos, dans son article « De la mémoire et du conte, Autour de El llano en llamas », Florence Olivier déclare, déclaration qui, pour nous, vaut autant pour Ahmadou Kourouma: Comme l’annonce le titre de cet article […], nous avons pour intention d’analyser ici, la relation entre la mémoire et le conte qui est, selon nous, fondamentale dans l’élaboration littéraire de El llano en llamas et les procédés narratifs que cette relation met en œuvre. Nous tenons au terme de conte, qui désigne en français un genre littéraire dont l’origine se trouve dans la tradition orale. Les contes appartiennent à la culture populaire, à la mémoire d’un groupe, d’un pays, que l’on entende ce terme au sens large ou dans un sens plus restreint : en effet, il peut s’agir d’un groupe lié à une région, comme le Jalisco qui est le lieu d’où émergent, où se déroulent toutes les histoires de El llano en llamas. 93 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA Dans le cas de cette œuvre, recueil de contes, l’on ne peut bien évidemment parler de tradition orale au sens strict. On dira tout simplement, comme l’ont d’ailleurs constaté de nombreux critiques de l’œuvre de Juan Rulfo, que ces contes ont partie liée avec la tradition orale, qu’ils en gardent des traces. La double présence de ce lien à la tradition et de l’acte de création littéraire de Juan Rulfo, reconnu comme innovateur, comme l’un des membres de la littérature universelle la plus ‘’moderne’’, fait de ce recueil à vrai dire petit, un des termes inoubliables, une des réserves inépuisables de notre ‘’moderne’’ espace de fiction qui permet aux histoires de toujours courir, qui nous donne aujourd’hui les ressources d’imaginaire et de symbolique , de langage donc, nécessaires à tout groupe pour fonder son identité.1 Cette affirmation est en quelque sorte une ‘’leçon de choses’’ sur laquelle nos deux auteurs ont fondé leur démarche littéraire. Naturellement si Rulfo s’exprime de manière brève, laconique, et parfois utilise le silence, ce qui est propre aux paysans jalisciens, Kourouma par contre, en partant de l’art du griot, développe un langage plutôt foisonnant. L’un comme l’autre respecte scrupuleusement ce qui met en valeur l’ontologie profonde de son peuple. Et c’est cette traduction, cette interprétation, mieux, cette restitution fidèle de l’ontologie profonde de leurs concitoyens dans leur langage littéraire qui leur confèrent, à la fois, leur authenticité et leur originalité. Comme nous allons le voir, la plus grande réussite de Juan Rulfo et d’Ahmadou Kourouma réside indiscutablement dans l’expressivité de leur langage et dans l’authenticité de celui-ci. Tour à tour, ils passent du langage courant au langage anecdotique, du simple discours au langage gestuel ou postural, du silence à ce qu’il convient d’appeler ici le langage culturel : c’est-à-dire, la manière d’être, les mots, les expressions, les aphorismes pris crûment dans leur langue d’origine et traduits en espagnol ou en français même si, parfois, ceux-ci ont un équivalent dans la langue de Cervantés ou de Molière. En plus de cette « nationalisation » de l’espagnol et du 1 Florence Olivier. ‘‘Techniques narratives et représentations du monde dans le conte latino-américain’’, in América, Cahiers du CRICCAL. Paris : Service des Publications, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, n°2, 2ème semestre 1986, pp.223-224. 94 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français français, certaines exclamations ou expressions nous sont directement données dans la langue locale sans être traduites, ce qui surdétermine le caractère référentiel du mot ou de l’expression en question. Notre objectif dans ce travail n’est pas de recenser les différents langages employés par les deux auteurs. Nous nous emploierons plutôt à montrer comment, dans leur souci d’authentification de leur langage littéraire, ceux-ci ont respectivement «américanisé»’ (mexicanisé) ou «africanisé» (ivoirisé) l’espagnol et le français. Aussi, pour mettre en relief ce processus d’appropriation et de nationalisation de ces langues, examinerons-nous respectivement à travers El llano en llamas et Pedro Pàramo de Juan Rulfo et Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma 1°) Le langage référentiel, 2°) Le langage populaire et ce que nous appelons 3°) Le langage culturel. Grâce à ces instruments, Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma ont acculturé l’espagnol et le français en leur conférant des traits culturels nahuas et malinkés. I. LE LANGAGE RÈFÈRENTIEL Nous appelons langage référentiel tout langage identifiable grâce à une localisation géographique, climatique, à la faune ou à la flore, à l’accent (dans le cas de l’expression orale), et aux mots ou expressions typiques d’une aire culturelle donnée. Le langage référentiel est ainsi une façon de s’exprimer en indiquant le lieu où l’on se situe, en nommant les choses qui nous entourent et en parlant comme parlent nos concitoyens sans rechercher à polir notre expression, c’est-à-dire sans l’élever aux normes académiques. Le langage référentiel est donc une dénudation de soi pour laisser transparaître ce qui, ontologiquement et morphologiquement, constitue notre personnalité et donc nous distingue des autres. Pour ce faire, Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma ont mis l’accent sur les référents géographiques et climatiques dans El llano en llamas, Pedro Pàramo et Les Soleils des Indépendances. 1.1. El llano en llamas, Pedro Pàramo Sans pour autant se comporter comme une œuvre historique, l’espace romanesque de Juan Rulfo jouit d’une « référentialité » tant 95 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA abondante que multiforme. Certains référents, loin de se contenter des critères géographiques, sont doublés de signifiances tantôt historiques, tantôt politiques et, parfois, les deux à la fois. Compte tenu de leur grand nombre, nous nous contenterons de répertorier ceux qui nous semblent les plus expressifs : San Gabriel, Sayula, México, Ciudad Juàrez, Tejas (Texas), Oregòn, Colima, Guadalajara, pour ne citer que ceux-là. Si des référents comme Sayula, México, Oregòn, Colima, Guadalajara, etc., peuvent être considérés uniquement du point de vue de leur ancrage géographique national mexicain ou extraterritorial, d’autres comme San Gabriel, Ciudad Juàrez ou Tejas, comportent des charges affective, sociale, politique ou historique qui méritent qu’on s’y attarde un peu. D’abord San Gabriel. Selon les biographes de Juan Rulfo, bien que né à Apulco, il fut emmené très jeune à San Gabriel et ce fut dans cette ville qu’il aurait passé son enfance, suite à l’assassinat de la quasi totalité de ses parents, dû à la guerre des Cristeros2 (1926-1928). La référence à San Gabriel se trouve surtout dans le conte « En la madrugada », où cette ville sert de cadre exclusif au récit. Dans ce conte, Rulfo raconte l’histoire de l’assassinat d’un maître par son employé. Est-ce une remémoration de la guerre des Cristeros au cours de laquelle l’auteur avait perdu la plupart de ses parents ? Ce qu’on ne sait pas précisément, selon Carlos Blanco Aguinaga, c’est le lieu précis où se trouvait Rulfo lorsque cette guerre avait éclaté. Etait-ce dans son village de naissance, Apulco, ou bien à San Gabriel ? Quoi qu’il en soit, le fait de consacrer un conte entier à San Gabriel et d’y raconter l’histoire d’un assassinat n’est peut-être pas totalement fortuit. Le second référent géographique qui a retenu notre attention est Ciudad Juàrez. D’une part à cause sa position limitrophe avec les 2 Guerre des ‘‘Cristeros’’ : guerre qui, entre 1926 et 1928, avait opposé l’État fédéral mexicain à l’église catholique. En effet, cette dernière s’était opposée par les armes aux réformes préconisées par la Révolution mexicaine, surtout celles du système de l’enseignement. Ce soulèvement de l’église avait été encouragé par la papauté. 96 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français Etats-Unis, mais d’autre part et surtout à cause de son illustre toponyme : Benito Juàrez. En effet, d’origine indienne dans un pays dominé par les Blancs, Benito Juàrez « Benemérito », avait su par son intelligence, sa vaillance et son patriotisme se faire admettre et respecter. Aussi, lorsqu’il devint Président en 1861, eut-il à affronter l’invasion française en 1863 et n’hésita pas à faire exécuter l’empereur Maximilien d’Autriche en 1967. C’est donc avec raison que la patrie reconnaissante l’éternisa en donnant son nom à une ville de toute première importance comme Ciudad Juàrez qui compte plus de 700 mille habitants. Le dernier référent qui nous intéresse est Tejas ou Texas. Deuxième Etat le plus vaste des Etats-Unis après l’Alaska avec 690.000 kilomètres carrés et plus de 16 millions d’habitants, le Texas était un territoire mexicain avant d’être annexé en 1845 par les Etats-Unis. La référence au Texas réveille d’une part le sentiment nationaliste des Mexicains, mais soulève d’autre part le problème de l’émigration entre le Mexique et les Etats-Unis. C’est à la fois un sentiment de frustration et d’impuissance pour les Mexicains qui, pour se rendre à leur ex-territoire, sont obligés de le faire clandestinement, au prix parfois de leur vie. Comme nous venons de le voir, le caractère référentiel des espaces dans l’œuvre de Juan Rulfo est évident. Et ces références n’ont pas seulement trait à la géographie, mais également à l’histoire, à la politique ou simplement à la vie sociale de l’auteur, ce qui les rend hautement ambivalentes. Cependant, bien qu’ils soient d’une pertinence remarquable, les référents géographiques sont loin de constituer la panacée de l’espace romanesque rulfien. Très souvent, on a le sentiment que d’autres espaces, de par leur expressivité ou leur fonctionnalité, prennent le pas sur ceux évoqués plus haut. 1.2. Les Soleils des Indépendances Il convient d’abord de souligner la ‘’bilocalité’’ notable de l’espace romanesque dans Les Soleils des Indépendances, ce qui dénote un déchirement chez l’auteur, partagé entre la nostalgie du passé et les réalités du présent, son peuple malinké et sa nationalité ivoirienne, Togobala, le village de ses origines et Abidjan, la capitale de son pays. En effet, les référents relatifs à ces espaces romanesques sont légion. En voici quelques-uns : « L’orage était 97 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA proche. Ville sale et gluante de pluies ! pourrie de pluies » (p. 21) » (Abidjan) ; « Ah ! nostalgie de la terre natale de Fama ! Son ciel profond et lointain, son sol aride mais solide, les jours toujours secs (p.21) » (Togobala) ; « Né (Abdoulaye) dans le Tombouctou aux portes du désert […], dans l’infini du sable jaune et des harmattans rigoureux, où les vents même nourrissent les hommes de connaissances…(p.65) » (Tombouctou), etc. Nous nous sommes permis de relever certains de ces éléments référentiels tant géographiques que climatiques pour montrer l’ancrage de Kourouma dans son terroir. Ce langage s’employant à restituer les caractéristiques essentielles du milieu ambiant, l’on note du même coup la présence de la chaleur. En outre, Kourouma met l’accent sur le type de saison qui prédomine dans son aire géographique : l’harmattan. L’on note aussi chez Kourouma une volonté manifeste de faire savoir, de faire identifier et de faire reconnaître la localisation de son œuvre, à travers les points cardinaux, les éléments culturels, géographiques et climatiques reconnus de tous. Par exemple : 1°) Koné, Doumbouya, Horodougou, Kéita, Ouassoulou, Moriba, Lacina, Traoré, Tombouctou, Djoliba, Togobala, Diamourou, Cissé, Kouyaté, etc. 2°) Samory, Ouédrago, etc. Le premier groupe de noms est caractéristique de l’univers et de l’histoire des Malinkés. De même que Dupont, Dubois ou De Gaulle se réfèrent tout d’abord et surtout à la France, de même pour tout Africain Koné, Doumbouya, Kéita, Traoré, Moriba, Cissé, Kouyaté, etc., font penser d’abord au peuple malinké. Ces noms désignent de grands rois ou de grandes familles qui se sont succédés dans l’empire du Mali, et que les descendants arborent encore fièrement de nos jours. Sans pour autant verser dans de conclusions hâtives, il ne serait pas déraisonné de considérer que Les Soleils des Indépendances comporte de fortes connotations autobiographiques. En effet Kourouma, le nom de l’auteur, est autrement appelé Cissoko ou Doumbouya. Or lorsqu’on sait que le protagoniste s’appelle Fama Doumbouya, qu’il est allé vivre à la Côte des Ebènes, loin de sa terre de naissance, qu’il est le dernier prince du Horodougou ou village de Liberté, tout porte à croire qu’il y a une certaine identification entre l’auteur et son personnage principal. Dans ce premier groupe de noms, les noms comme Ouassoulou, Horodougou, Djoliba, Tombouctou, Togobala, qu’ils 98 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français soient fictifs ou réels, tous désignent et par la langue et par leur position géographique l’aire malinké. S’il est inutile de revenir sur le grand royaume de Tombouctou, historiquement connu de tous et classé patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, il ne serait pas vain de revenir sur le Djoliba, nom mandingue du fleuve Niger, qui est le patronyme d’une équipe de foot-ball malienne, le Djoliba de Bamako ; quant au Ouassoulou, région sud du Mali, frontalière avec la Guinée Conakry, c’est le nom de la danse de la célèbre diva malienne, Oumou Sangaré. C’est dire si les noms que l’on trouve dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma sont profondément référentiels. Dans le second groupe nous avons Samory et Ouédrago. Ce sont des noms qui participent de l’éclatement de l’espace romanesque de Kourouma et, partant, de l’aire naturelle malinké. En effet, Samory, souverain mandingue, fondateur de l’empire du Ouassoulou, rappelle l’expansion du peuple malinké jusqu’au Niger, en Côte-d’Ivoire et au Ghana au XIXème siècle. Quant à Ouédrago, de même que dès qu’on entend Kéita, on pense au Mali, de même Ouédrago est le nom référentiel burkinabé par excellence. Et ce n’est pas sans raison que Kourouma mentionne ce nom dans son ouvrage, les Burkinabé étant une réalité incontournable dans le paysage national ivoirien. Ainsi, Kourouma nous persuade de ce qu’il est possible de créer une œuvre de grande qualité sans se départir de ses racines, de son milieu, des conditions sociales, physiques ou psychiques dans lesquelles on est immergé. Mais si le langage référentiel s’intéresse beaucoup plus à la localisation de l’auteur et de son œuvre, il en est un autre qui met en avant sa façon d’être, ou, mieux, sa ‘’viviscence’’3, selon la terminologie de Georges Poulet: le langage populaire. II. LE LANGAGE POPULAIRE Le langage populaire est l’une des ressources les plus utilisées par Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma dans la construction de leur œuvre littéraire. Il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi dans la mesure où ces auteurs mettent en avant dans leur stratégie littéraire 3 Georges Poulet. Études sur le temps humain. Paris : Librairie Plon, 1952, t.1, p.352. 99 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA ‘’l‘exhibition’’ de l’ontologie de leur peuple. En d’autres termes, ils ne cherchent pas à coiffer, habiller, maquiller et parfumer leurs personnages avant de les faire voir. Ils les donnent à voir tels quels. Ils les présentent tels que le sont ceux qui vivent en chair et en os, et dont ils sont en quelque sorte les doubles. Aussi le langage populaire, loin de verser dans des clichés, en empruntant des termes aseptisés, soutirent-ils leurs mots, leurs expressions et leurs tournures idiomatiques de l’expérience vitale du monde rural dont nos deux auteurs se postulent les porte-parole. Et comme l’affirme Pupo-Walker à propos de Rulfo, Al parecer, Rulfo se esfuerza por devolver a la narrativa su viejo substrato folklòrico y popular. Y a veces el caràcter de ese lenguaje nos desconcierta porque hasta parece brotar de las dimensiones prelògicas de la mente.4 Ce point de vue est d’autant plus pertinent que tant Rulfo que Kourouma ont mis un soin méticuleux à reproduire le langage tel que quotidiennement parlé autour d’eux, parmi les leurs. Nous allons répartir ce langage en trois groupes : 1. Les mots, 2. Les expressions, et 3., ce que, faute de mieux, nous appelons « les tournures idiomatiques », et qui comprennent les comparaisons, les répétitions, les aphorismes et les métaphores. Enfin, nous consacrerons le dernier point de notre examen aux jurons que l’on note également chez les deux auteurs. 2.1. Le langage populaire chez Juan Rulfo En ce qui concerne Rulfo, dans son excellent ouvrage Claves narrativas de Juan Rulfo, déjà cité, J.C. Gonzàlez Boixo a énuméré 4 Enrique Pupo-Walker. « Tonalidad, estructuras y rasgos del lenguaje en Pedro Pàramo » in Homenaje a Juan Rulfo, Variaciones interpretativas en torno a su obra. Madrid : Editor Helmy F. Giacoman, anaya . las emericas, 1974, pp.167-168. « Apparemment, Rulfo s’efforce de rendre à la narration son vieux substrat folklorique et populaire. Et parfois le caractère de ce langage nous déconcerte parce qu’il semble même sortir des dimensions prélogiques de l’esprit ». Notre traduction. 100 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français tout ce qui, selon lui, était constitutif du langage populaire chez l’auteur. Ainsi a-t-il relevé : 1. 2. 3. 4. 5. Mexicanismes et américanismes ; Mots de type populaire ; Autres expressions populaires ; Les diminutifs ; Le langage pléonastique. Pour notre part, si les diminutifs ne souffrent aucune contestation quant à leur dénotation populaire, les mots et expressions méritent d’être classés en deux groupes : certains sont de type populaire, mais d’autres relèvent de ce que nous appelons La « culturalisation » ou l’acculturation de la langue espagnole. Autrement dit, dans la classification de Gonzàlez Boixo, nous retiendrons ce que nous considérons comme étant du langage populaire, et réserverons d’autres pour le langage culturel. Cependant, étant donné les exigences de ce travail, nous nous limiterons à quelques exemples pour corroborer nos propos. 2.1.1. Les mots populaires Nous faisons nôtres les mots de type populaire tels que retenus par Gonzàlez Boixò dans son livre que nous venons d’évoquer plus haut, mais nous n’en retiendrons que ceux suivants, que nous estimons représentatifs, à savoir : a) Les mots populaires tirés du dictionnaire de la Real Academia Española : trafagueado (vient de trafagar, trafiquer ; veut dire ici, trimer, boulonner) ; collòn (mot très populaire, signifie lâche, cobarde, en Espagne) ; platicar (parler, converser, bavarder. On dit hablar, charlar, en Espagne) ; atarantado (dans le sens de turbulent, remuant) ; culebrear (serpenter, zigzaguer. Se dit couramment, serpentear), etc. (p.258). b) D’autres comme : rialada (vient de riada, crue, inondation) ; retemuchas (on dit aussi requetemuchas, traduit l’abondance) ; ensarapados (vient de sarape, une sorte de poncho, veut dire engoncer dans son sarape) ; ruidazal (vient de ruido. Le suffixe -al traduit un grand bruit), etc.,(p.258). 101 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA c) Mots formés grâce aux suffixes –azo ou -azòn. Tout comme le suffixe -al les -azo et -azòn traduisent un coup ou quelque chose d’énorme. Ainsi nous avons salivazos (un crachat) ; sombrerazos (un coup de chapeau) ; hinchazòn (une grosse enflure) et nublazòn (nublado, un gros nuage, Rulfo l’emploie ici comme symbole de l’obscurité qui envahit quelqu’un au moment de la mort) (p.258). d) Certains archaïsmes comme nomàs (solamente, seulement) ; mero (casi, presque) ; dizque (dice que, il ou elle dit que) (p.258), s’ils sont archaïques en Espagne, ne le sont pas en Amérique. En outre, s’agissant de mero, il est en vigueur même en Espagne mais surtout employé dans de contextes moral ou intellectuel. e) Une reproduction du langage parlé local : pa (para, pour) ; pos (pues, puisque, donc, eh bien !, etc.) ; haiga (haya, ait) ; entriego (entrego, du verbe intregar, rendre, remettre, emploi abusif de la diphtongue ‘’ie’’) ; indina (indigna, indigne, affaiblissement du mot par la soustraction de la consonne ‘’g’’) ; trai (trae, du verbe traer, apporter, glissement de la voyelle ‘’e’’ qui devient ‘’i’’) ; veniste (viniste, du verbe venir, affaiblissement de la voyelle ‘’i’’ en ‘’e’’) ; diyitas (diitas, diminutif de dìa, jour, ajout de ‘’y’’) ; güesitos (huesitos, osselets, ajout superfétatoire de ‘’g’’; orita (ahorita, tout de suite, altération du mot par la suppression du préfixe ‘’ah’’) (p.258). f) Les diminutifs : afuerita (juste dehors) ; pobrecito (petit pauvre) ; ayudita (une petite aide) ; mañanita (au petit matin) ; dinerito (une petite économie), etc.(p.259). g) Les surnoms : 1°) Dans El lano en llamas : La Tambora (grosse caisse, sobriquet d’une femme dans « Es que somos muy pobres »(p.56) ; La Serpentina (serpentin, nom d’une vache dans « Es que somos muy pobres » (p.56) ; La Perra (Chienne, signifie aussi une cuite ou un sou dans « El llano en llamas » (p.93); El Pichòn 102 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français (Pigeonneau ;signifie bambin ou peureux en Amérique. Nom du héros de « El llano en llamas » (p.97) ; La Arremangada (du verbe arremangar, retrousser. Surnom d’un personnage féminin de « Acuérdate », en raison de son caractère frivole) (p.142) ; La Muerta (La Morte, un personnage féminin de « Anacleto Morones », en raison de son mutisme (p.176), etc. 2°) Dans Pedro Pàramo : Los Encuentros (Les ‘’Rencontres’’, du verbe encontrar, rencontrer. Se dit Encrucijada, Carrefour) (p.67) ; La Capitana (La ‘’Capitaine’’, nom d’une plante dans Pedro Pàramo, en raison de son caractère envahissant) (p.71) ; Saltaperico (surnom de Inocencio Osorio dans Pedro Pàramo. Roger Lescot le rend par Sauterelle, mais nous lui préférons Saltimbanque) (p.81) ; El Colorado (nom du cheval de Miguel Pàramo dans Pedro Pàramo. Peut-être en raison de sa couleur) (p.87) ; La Cuarraca (La ‘’Boiteuse’’, surnom de Dorotea, un personnage de Pedro Pàramo) (p.132), etc. 2.1.2 Les expressions populaires Phrases typiquement populaires : « De modo que siempre volviò Donis » devait se dire « De modo que finalmente volviò Donis » (Ainsi donc Donis est finalement revenu) ; « oìdos muchachos » normalement « oìdos jòvenes » ( Des oreilles jeunes, des oreilles en bonne santé) ; « Pàra bien la oreja »(sic) se dit « aguza bien el oìdo » ( dresse bien l’oreille, tends bien l’oreille) ; « Les dio carrera para la calle» se dit « Les echò para la calle »(Les jeter dans la rue) ; « Te dieron calabazas » se dit « te mandaron a paseo » ( on t’a envoyer promener), etc. 2.1.3 Les tournures idiomatiques Les comparaisons : a. Dans El llano en llamas : « agrio como de animal muerto » (aigre comme un animal mort) (p.83) ; « como a gallinas acorralados » (comme des poules aux abois) (p.102) ; « como gusanitos desnudos » (comme des vers de terre nus) (p.128) ; « como un disco rayado » ( comme un disque rayé) (p.153) ; « sudando como mulas » (suant comme des mules) (p.167) ; « se muriò de rabia 103 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA como los huitacoches » (il est mort de rage comme les huitacoches5 (p.173), etc. b. Dans Pedro Pàramo : « como un sorbo de vida » (comme une gorgée de vie) (p.109) ; « como un enjambre » (comme un essaim) (p.128) ; « pies helados como piedras secas »(des pieds froids comme des pierres sèches) (p.169) ; « como si fuera un sapo » (comme si c’était un crapaud) (p.176) ; « como si fuera un montòn de piedras » (comme s’il était un tas de pierres) (p.195), etc. Les répétitions : a. Dans El llano en llamas : « chupe y chupe » (sucer jusqu’à satiété) (p.67) ; « brame y brame » (mugir jusqu’à n’en pouvoir plus) (p.72) ; « se muriò luego luego » (il est mort aussitôt) (p.104) ; « chifle y chifle del gusto » ( en sifflant de joie) (p.140) ; « te esperé y te esperé » (j’ai passé le temps à t’attendre) (p.171) ; « ruéguete y ruéguete » (supplier) (p.180), etc. b. Dans Pedro Pàramo : « Sonaba : plas plas » (Ca sonnait plas plas) (p.75) ; « no habìa màs que humo y humo y humo » (il n’y avait que de la fumée et de la fumée et de la fumée) (p.87) ; « chorros y chorros » (en grande quantité, en abondance) (p.193), etc. 3. Les aphorismes : a. Dans El llano en llamas : « Si la campana no repica es porque no tiene badajo » (Si la cloche ne sonne pas, c’est qu’elle n’a pas de battant) (p.135) ; « Sòlo las lagartijas buscan la misma covacha » (Seuls les petits lézards recherchent jusqu’à leur mort le même trou) (p.136) ; « en el nidal nuevo, hay que dejar un güevo ». (Dans le nouveau pondoir, il faut laisser un œuf) (p.136) ; « entre menos burros màs olotes » (Moins il y a d’ânes, plus il y a de chardons) (p.176), etc. 5 Huitacoches : petits oiseaux assimilables aux moineaux, généralement conservés en cage. Michelle Levi-Provençal, dans El llano en llamas, traduit par coandous. 104 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français b. Dans Pedro Pàramo : « Por algo mi madre me curtiò bien el pellejo » (Ce n’est pas pour rien que ma mère m’a bien tanné la peau) (p.111) ; « no le darìa agua ni al gallo de la pasiòn » (il ne donnerait même pas une goutte d’eau au Christ en croix) (p.167) ; « Por las buenas se consiguen mejor las cosas » (Les choses s’arrangent mieux à l’amiable) (p.167) ; « valìa màs que mejor te fueras con tu mujer a cuidar gallinas » (Mieux valait soigner les poules avec ta femme) (p.178) ; « Dicen que los pensamientos de los sueños van derechito al cielo » (On dit que ce qu’on pense en rêve va droit au ciel) (p.182), etc. Les métaphores : a. Dans El llano en llamas : « vamos a ver qué toritos toreamos » ( nous allons voir quels taureaux nous combattons) (p.93) ; «Pedro Zamora le picò la cresta al Gobierno…» (Pedro Zamora fit la nique au gouvernement…) (p.106) ; « puro pellejo correoso curtido» (une peau dure et tannée) (p.114) ; «Zopilote mojado» (Urubu mouillé) (p.154) ; «sarta de viejas canijas» (ce chapelet de vieilles chétives) (p.170), etc. b. Dans Pedro Pàramo : « Me toca la luna » (j’ai mes règles) (p.105) ; « vengo a ordeñar » (‘’je suis allé traire’’, faire l’amour) (p.131) ; « mientras no les rompan el hocico » (tant qu’on ne vous a pas rompu le cou) (p.172) ; « ¿O acaso creen que tù eres su pilmama ? » (a moins qu’ils ne te prennent pour leur bonne d’enfant) (p.178), etc. 2.1.4 Les jurons a. Dans El llano en llamas : « ¡esas viejas ! » (Ah ces vieilles !) (.68) ; « ¡viejas carambas ! » (vieilles pestes !) (p.69) ; « ¡viejas de los mil judas ! » (vieilles des mille Judas !) (p.170) ; « ¡viejas infelices ! » (vieilles de malheur !) (p.173), etc. b. Dans Pedro Pàramo : « ¡vàyase mucho al carajo ! » (Allez vous faire voir… !) (.70) ; « ¡vaya que sì !» (mais sì) (p.104), etc. Nous venons de relever les éléments constitutifs du langage populaire chez Juan Rulfo. Nous allons en faire de même avec 105 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA Kourouma pour voir à si les deux auteurs coïncident. Autrement dit, nous allons maintenant recenser les mots, les expressions et les tournures idiomatiques que nous estimons représentatifs du langage populaire chez Ahmadou Kourouma pour voir dans quelle mesure il existe une parenté littéraire entre celui-ci et l’écrivain mexicain. 2.2 Le langage populaire chez Ahmadou Kourouma Nous tenons à souligner que notre recensement porte exclusivement sur Les Soleils des Indépendances. 2.2.1 Les mots populaires 1. Les noms, verbes et adjectifs : pet (p.14, 89) ; se torcher (p.24) ; excréments (p.33) ; trou (p.43) ; chose (p.48, 128, 152, 171) ; entrefesses (p.62) ; entre-jambes (p.62) ; meurt-de-faim (p.60), s’en f…(p.82) ; engrosser (p.108) ; boum (p.123), etc. 2. Les surnoms : Vautours (p.11) ; charognard (p.12) ; Cafres (p.105) ; grandes oreilles (p.134) ; le Révérend du marigot (p.155) ; Papillon (p.177) ; l’Ancienne (p.179), etc. 2.2.2 Les expressions populaires « Il dégagea sa gorge » (p.14) ; « Fama la connaissait comme le corps de sa femme Salimata » (p.24) ; « tuer des sacrifices » (p.25) ; « la nuit mal dormie » (p.32) ; « Baffi puait un Tiécoura séjourné et réchauffé » (p.40) ; « elle l’aimait à l’avaler » (p.56) ; « Fama dégorgea ses souvenirs » (p.95), etc. 2.2.3 Les tournures idiomatiques Les comparaisons : « remuant et impoli comme la barbiche d’un bouc » (p.23) ; « comme la feuille avec laquelle on a fini de se torcher » (p.24) ; « indomptable, comme le sexe d’un âne enragé » (p.135) ; « moqueuse comme une mouche » (p.152) ; « impoli à flairer comme un bouc les fesses de sa maman » (p.162), etc. 106 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français Les aphorismes: « A renifler avec discrétion le pet de l’effronté, il vous juge sans nez » (p.14) ; « La vérité il faut la dire, aussi dure qu’elle soit, car elle rougit les pupilles mais ne les casse pas » (p.16) ; « l’hyène a beau être édentée, sa bouche ne sera jamais un chemin de passage pour un cabrin » (p.17) ; « le bubale ne bondit pas pour que son rejeton rampe » (p.73) ; « Même la guêpe maçonne et le crapaud finissent par se tolérer quand on les enferme dans une même case » (p.153), etc. Les métaphores : « C’est pourquoi, à tremper dans la sauce salée à son goût, Fama aurait choisi la colonisation » (p.23) ; «Elles sont les morceaux du pauvre et ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau » (p.25) ; « Un ventre sans épaisseur ne couvrant qu’entrailles et excréments » (p.33) ; « une femme sans trou » (p.43) ; « Des vapeurs érotiques inopportunes faillirent boucher l’inspiration du marabout » (p.72) ; « du rigide entre les jambes » (p.195), etc. 2.2.4 Les jurons « bâtard, bâtard de bâtardise, bâtardisé » (39 oc) ; « Gnamokode » (p.11) ; « Au nom d’Allah » (p.133) ; « fils d’esclaves » (p.190), etc. Nous venons de recenser ce que nous considérons comme étant du langage populaire chez Kourouma. En effet, tout comme Rulfo, l’auteur adopte la position de classe de ses personnages. Il les fait s’exprimer en restituant leur idiosyncrasie, c’est-à-dire en faisant ressortir ce qui les caractérise physiquement, culturellement et surtout psychiquement. III. LE LANGAGE CULTUREL Nous abordons le dernier point de notre étude sur le langage. Nous avons respectivement examiné « Le langage référentiel » et « Le langage populaire ». Avec « Le langage culturel », nous avançons un peu plus en profondeur dans l’utilisation ou la création d’un langage conforme aux structures mentales ou sociales d’une communauté donnée. Si les langages référentiel et populaire peuvent être considérés comme plus ou moins mimétiques, du fait de leur 107 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA usage courant dans la société, le langage culturel, loin d’être une pâle copie du langage de tous les jours, est une création, une adaptation, une adéquation du langage à la ‘’viviscence’’ d’une société donnée. En cela, le langage culturel est intentionnel ; il est conscient ; il procède d’une volonté délibérée de faire correspondre son langage à ce l’on est ; il manifeste le refus de s’acculturer, de paraître autre chose, autre personne que ce que génétiquement, socialement et culturellement l’on est. A ce titre, le langage culturel est à la fois une révélation et une réappropriation de soi, il est un souci permanent de dire aux autres « voici comment je vis, voici comment je vois, en un mot, voici ce que je suis». C’est ce langage qui est largement utilisé par Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma. Et, pour ce faire, l’un comme l’autre a eu recours à trois méthodes : a) Usage de mots locaux ; b) Création de mots à partir de la structure de la langue maternelle; ‘’Resémantisation’’ de mots et expressions étrangers pour les adapter à la structure de langue maternelle. Comme nous l’avons fait pour les deux premiers points, nous allons recenser ces mots et expressions pour chaque auteur avant de les confronter et, ensuite, de montrer en quoi ceux-ci convergent. 3.1. Usage de mots locaux 1. Rulfo Mezcal (agave ; mescal, eau-de-vie d’agave) ; milpa (champ de maïs) ; chachalacas (Ortalide, oiseau gallinacée du Mexique) ; petate (natte) ; turicatas (tiques) ; borlote (grand bruit, tumulte) ; zopilote (Urubu), etc. 2. KOUROUMA Gnamokodé, dolo, tô, dja, tara, foutou, fonio, balafon, Togobala, etc. 3.2 Création de mots à partir de la structure de la langue maternelle 1. Rulfo Pepenar (ramasser) ; desmañanarse (être matinal ) ; mercar (acheter) ; tatemar (griller, rôtir), tilcuatazos (coups donnés par el Tilcuate), etc. 108 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français 2. Kourouma Guenilleux, besaciers, maraboutages, nuiter, Tomassini, Matali, les enterrés, un vidé, le décédé, etc. Et nous en arrivons à l’un des aspects les plus créatifs de l’œuvre Juan Rulfo et d’Ahmadou Kourouma : la création de mots nouveaux ou néologismes à partir de mots, d’une part espagnols ou français, et d’autre part mexicains ou malinkés. Ici les deux auteurs, pour rester fidèles à leurs milieux natifs, au lieu d'utiliser des mots locaux dans leur intégrité comme nous venons de le voir plus haut, se valent des mots d’origine étrangère, et leur attribuent un contenu nouveau, les obligeant ainsi à se soumettre au mode de création de mots de leur langue maternelle ou, pour donner à ces mots une tonalité espagnole ou française, prennent des mots existant dans leur langue maternelle et les ‘’espagnolisent’’ ou les francisent. Dans le premier cas, ils dénaturent le mot, le dénationalisent, et lui confèrent une nationalité nouvelle, la leur ; dans le second cas, tout en maintenant l’enracinement du mot dans sa nationalité, à savoir le nahuatl ou le malinké, ils lui font subir une sorte d’ouverture vers l’extérieur. Quoi qu’il en soit, dans l’un comme dans l’autre cas, le mot a été violé ; il ne répond plus aux critères du purisme langagier ; il est un hybride, un métis. Et c’est justement en rendant le mot métis, c’est en le partageant équitablement avec les espagnols et les français de souche que Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma se sentent à l’aise. Parce que ce faisant, ni l’Espagnol, ni le Français pour qui le mot est désormais impur, ne peuvent en revendiquer l’exclusivité de la paternité. Par exemple, si nous prenons Rulfo, à partir des mots existant en espagnol, il a créé les mots suivants : desmañanarse (se lever de très bonne heure), ensarapados (engoncer dans le sarape ou poncho), el calìn ( air caligineux), etc. Dans les trois mots que nous venons de retenir, nous avons dans desmañanarse la verbalisation du mot (mañana), qui ne l’était pas à l’origine. En outre, non content de verbaliser ce mot, Rulfo y ajoute le préfixe (des-) qui le rend plus expressif et donc accentue le fait de se lever tôt le matin. Et pourtant, le verbe madrugar existe, qui rend parfaitement cette idée. En se départant du verbe madrugar, en créant son propre verbe mais en lui conservant son origine espagnole, Rulfo s’affranchit. Il devient indépendant vis-à109 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA vis de l’espagnol. Car aucun Espagnol ne peut prétendre que ce mot lui appartient. Jusqu’à présent les mots que nous avons cités étaient créés à partir de l’espagnol. Nous allons voir ceux hispanisés, mais dont l’origine est mexicaine, c’est-à-dire à partir des langues indigènes, notamment du nahua. Ils sont nombreux, mais nous n’en retiendrons que trois : tatemò, zopilote et tilcuatazos. Le premier tatemò6 (grilla, rôtit), est la verbalisation du mot 7 tatema (chaleur) ; nous avons ensuite zopilote8 qui vient du mot nahua tzopilot, de tzotl et piloa ; enfin tilcuatazos vient de tilcuate, du nahua tlitic, chose noire et coatl, couleuvre. Tout comme pour les mots fabriqués à partir de l’espagnol, ceux-ci manifestent une nette volonté de l’auteur de rendre palpable ce qu’il dit. En outre, comme nous l’avons déjà souligné, cette création de mots dont la saveur est espagnole mais l’origine indigène participe de l’appropriation, de la domestication de cette langue espagnole qui devient ainsi une propriété, c’est-à-dire une langue nationale. Cet héritage colonial, dépouillé de son côté castizo (pur), ne devient qu’un instrument entre les mains des colonisés, n’ayant désormais comme seule fin, non la catégorisation ni l’élitisme, mais la fonctionnalité. De son côté, Kourouma n’est pas en reste. Comme s’ils s’étaient concertés avant de procéder à cette violation de leur langue de colonisation, l’écrivain ivoirien emboîte strictement le pas à Rulfo. Dans la première partie de ce travail, nous avons examiné les mots empruntés tels quels au malinké. Cette fois-ci, nous allons voir des mots créés d'une part à partir des mots français, et d’autre part à partir des mots malinkés ou africains. Par exemple, nous avons des mots comme ‘’guenilleux’’ (mandiants), ‘’besaciers’’ (porteurs de sac), ‘’nuiter’’ (passer la nuit). Le premier, ‘’guenilleux’’, est l’adjectivation du substantif guenille. En effet, si le mot guenille existe en français, ‘’guenilleux’’ ne l’est pas. En plus, comme s’il voulait rendre plus forte cette 6 El llano en llamas. Edition de Carlos Blanco Aguinaga, note 10, p. 68 7 Ibid., note 3, p. 41 8 Pedro Pàramo. Edition de José Carlos Gonzàlez Boixò, note 52, p. 83 110 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français image visuelle, ‘’guenilleux’’ signifie mendiants pour traduire l’état physique de ceux-ci, car non seulement ils sont d’ordinaire en guenilles mais la plupart, même s’ils sont riches, préfèrent se mettre dans cet accoutrement pour s’attirer plus de compassion. Le second mot retenu est ‘’besaciers’’. De même que ‘’guenilleux’’, ‘’besaciers’’ n’existe pas en français. Sa création par Kourouma répond plus à une volonté de rendre plus rural son langage. En effet, tout sac n’est pas une besace. Mais le caractère rudimentaire de la besace a sans doute prévalu dans la création du mot pour non seulement exprimer le côté paysan de ceux qui en portent, mais surtout insister sur la précarité de leur sort. En disant ‘’besaciers’’ Kourouma, au-delà de la ruralité du nom, malinkise et africanise celui-ci. Il le met en parfaite adéquation avec les us et coutumes de son monde où il serait inconvenant de parler de sac en général, ce qui laisserait diffuse l’image de sac ou d’attaché-case, lequel serait inapproprié à son milieu. Enfin nous avons ‘’nuiter’’. Si nuitée, comme « L’espace, la durée d’une nuit », ou encore plus strictement « Nuit passée dans un établissement d’hébergement payant (hôtel, camping, etc.) » 9» existe, le verbe ‘’nuiter’’ verse plutôt dans l’exotisme. Toutefois, cet exotisme a un sens, une motivation ; il tire sa substance du vécu quotidien du milieu social de l’auteur, ainsi que de son mode d’expression. La verbalisation du mot nuit ici est purement et simplement une transposition du parler malinké en français. Et Makhily Gassama ne s’est pas trompé qui affirme ceci : Pour mieux illustrer de façon concrète notre propos, nous soutenons que, dans Les Soleils des Indépendances, Ahmadou Kourouma asservit la langue française, qu’il l’interprète en malinké, pour rendre le langage malinké, en supprimant toute frontière linguistique, à la grande surprise du lecteur10. 9 Le Petit Robert. Makhily Gassama. La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique. Paris : Éditions Karthala et ACCT, 1995, p. 23 10 111 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA Enfin, de même que Rulfo est parti des mots nahuas pour créer de nouveaux mots et les ‘’espagnoliser’’, de même Kourouma part des mots malinkés ou africains qu’ils francise. Le plus caractéristique de ceux-ci est ‘’maraboutages’’ ou les pratiques occultes des marabouts. Il conviendrait de souligner, à l’actif de Kourouma, la déformation de noms français lorsque ceux-ci n’ont pas d’équivalents en malinké ou que ceux-ci reflètent une réalité dont il faut conserver le caractère vraisemblable. Tels sont les cas de Tomassini (sans doute Thomas), le nom du commandant français de la zone ; Matali (peut-être Madeleine ou Nathalie), le nom de la jeune fille qui deviendra l’épouse de celui-ci. En effet, compte tenu de son jeune âge, il est raisonnable de lui attribuer un nom français, mais que toutefois les parents ne parviendront pas à bien prononcer du fait de leur analphabétisme, comme c’est le cas couramment en Afrique. Du reste, en le prononçant de cette façon, Kourouma applique une fois de plus le langage malinké . Mobili (automobile ou mobylette), etc., répond aux mêmes exigences. Dans le premier groupe de mots choisis, nous avons vu les mots malinkés pris tels quels et employés par Kourouma en français ; dans le second, nous avons assisté à la création de mots à partir du français ou du malinké, mais ceux-ci conservaient généralement leur sens premier sans être sujets à de modifications. En outre, nos analyses concernaient uniquement les mots, pas les expressions et les phrases. Dans la partie qui va suivre, si le mot conserve sa transcription ou sa tonalité, parfois il perd son sens premier. Il subit un glissement de sens. Il signifie autre chose dans la bouche de Rulfo ou de Kourouma. En outre, ces transformations de sens ne touchent pas seulement des mots, mais également des expressions et des phrases entières. Ces mots espagnols et français tournent le dos à leurs ‘’auteurs’’ ou ‘’géniteurs’’ comme une femme en colère contre son époux. 3.3. Resémantisation de mots et expressions étrangers pour les adapter à la structure de la langue maternelle 3.3.1 Rulfo « Traigo los ojos », « las corriò », « venteamos », « se fregarìan », « la influencia », « criminando », « coraje », etc. 112 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français Nous allons d’abord considérer les mots (substantifs ou verbes). Comme nous venons de le dire, ces mots conservent leur transcription d’origine ou sont créés à partir de mots espagnols. Cependant l’originalité de leur emploi réside dans la perte de leur signification initiale. Par l’effet de glissement de sens ou simplement par abandon de leur sens premier, ces mots connotent de réalités nouvelles et signifient autre chose. On assiste donc à ce que la sociocritique appellerait une « déconstruction » du mot, mais très vite l’auteur lui fait connaître une « reconstruction » en le dotant d’un sens nouveau. Les exemples les plus caractéristiques sont les suivants : «las corriò », « venteamos », « se fregarìan », « la influencia », « criminando », « coraje », etc. Si nous prenons le premier verbe, l’on sait que « correr » signifie courir. Or, dans le contexte de son emploi, il signifie plutôt renvoyer, éjecter. En effet, dans « Es que somos muy pobres », les sœurs de Tacha, versées dans la prostitution, sont renvoyées de la maison familiale par leur père. Mais le narrateur, au lieu d’employer le verbe « echar », qui siérait le mieux, lui préfère « correr ». « Correr » ici, même si en se représentant la scène, conserve une idée de courir, plus précisément celle de fuir précipitamment, prendre la poudre d’escampette, il ne signifie plus courir dans le sens qu’on lui connaît. Le verbe a été déconstruit, ‘’désémantisé’’. Il sera reconstruit, ‘’resémantisé’’ par l’auteur qui lui conférera le nouveau sens de « être renvoyé », « être éjecté». Enfin, il conviendra de rappeler que « correr », un verbe intransitif, est devenu ici transitif, en lieu et place de chasser, frapper, etc. Le deuxième mot qui retient notre attention est « la influencia ». Loin de signifier influence, il veut dire la grippe. Ici, Rulfo a profité de la parenté du mot « influenza » (grippe), pour opérer ce glissement, alors que visiblement on ne perçoit pas les raisons d’un tel choix. La justification de cet emploi doit être recherchée dans le refus du mimétisme, dans la volonté de singularisation et d’indépendance de l’auteur. Ce faisant, Rulfo vide totalement le mot de son contenu premier pour le doter d’un autre. Aussi assistons-nous, une fois de plus, à un phénomène de déconstruction/reconstruction. Jusqu’à présent nous n’avons examiné que les mots. Maintenant nous allons nous intéresser aux expressions et aux 113 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA phrases. Car Rulfo les manipule de la même façon que les mots. Il leur fait dire ce que, de coutume, elles ne disent pas. Il leur fait trahir leur origine, abandonner leur manto au profit du sarape. Et c’est en procédant de la sorte qu’il les épouse, les domestique, les « nationalise » ou les mexicanise. Parmi les expressions et les phrases recensées plus haut, nous avons retenu « traigo los ojos ». Cette phrase, prononcée par Juan Preciado est si pathétique qu’elle mérite qu’on y revienne dans sa totalité : Yo imaginaba ver aquello a través de los recuerdos de mi madre ; de su nostalgia, entre retazos de suspiros. Siempre viviò ella suspirando por Comala, por el retorno ; pero nunca volviò. Ahora yo vengo en su lugar. Traigo los ojos con que ella mirò estas cosas, porque me dio sus ojos para ver.11 Juan Preciado justifie sa venue à Comala, venue motivée par la volonté de sa mère, qui voulait toujours revenir à son village d’enfance mais ne l’avait pas pu jusqu’à sa mort. Aussi vient-il à sa place à titre posthume pour satisfaire ce désir maternel. Mais c’est l’expression « traigo los ojos » à laquelle se succède « me dio sus ojos para ver », qui non seulement rend présent l’acte, mais en plus lui donne un caractère physique. Dire « j’apporte les yeux » ou encore « elle m’a donné ses yeux » sont des images plutôt brutales, que l’usage n’a pas habitué les oreilles françaises à entendre. 3.3.2 Kourouma « viandé », « marcher », « assois tes fesses », « refroidissez le cœur », « partir au marabout », « après la dernière prière courbée », « Fama dégorgea ses souvenirs », etc. 11 Pedro Pàramo, op. cit., p. 66 « Je m’attendais à voir tout cela à travers les souvenirs de ma mère ; de sa nostalgie ponctuée de soupirs. Elle avait passé sa vie à soupirer après un retour à Comala ; mais elle n’y était jamais revenue. Maintenant je viens à sa place. Je vois les choses avec les yeux avec lesquels elles les a vues, ces yeux qu’elle m’a donnés pour voir ».Traduction de Roger Lescot. 114 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français Nous touchons au dernier point de cette étude sur le langage culturel qui, comme nous l’avons fait avec Rulfo, portera sur les mots, les expressions et les phrases que nous considérons comme étant culturels, parce qu’empreints de culturalité, c’est-à-dire modifiés à dessein dans le but de leur faire respecter les canons du langage malinké, autrement dit de la culture malinké. Ces mots, ces expressions et ces phrases subissent soit un glissement de sens, soit une transformation radicale de celui-ci en devenant de faux-amis, comme s’il s’agissait de deux langues bien différentes. Car, si généralement le mot reste le même en français, son contenu premier a été totalement vidé. Il devient une coquille vide, prête à recevoir un nouveau contenu. Cette opération réalisée, A. Kourouma va remplir le mot d’un contenu malinké. On assiste donc à un processus de déculturation/acculturation, que nous préférons appeler « culturalisation », car plus apte à restituer notre pensée. En effet, il ne s’agit plus d’accepter volontairement les traits culturels étrangers (acculturation), mais de s’y soumettre de gré ou de force, et c’est ce processus d’acquisition forcée imposée par l’auteur que nous appelons « culturalisation », car il procède d’une culture (entendu dans le sens de cultiver), où le cultivateur cultive ce qu’il estime nécessaire pour sa subsistance. Nous allons d’abord examiner les mots, avant de passer aux expressions et aux phrases. Ceux que nous avons retenus sont : « viandé », « vidé », « dispersé », « marcher » et « assise ». Le premier, « viandé », est un adjectif. La règle d’adjectivation n’a subi aucune entorse. Ce qui, par contre, pose problème, c’est le nouveau sens conféré à « viandé ». En effet, selon le Petit Robert, viander signifie : « pâturer, en parlant du cerf, du daim, du chevreuil » ; un deuxième sens, dans l’emploi pronominal « se viander » est, toujours selon le Petit Robert « Être gravement accidenté ». Or, si l’on examine les contextes dans lesquels Kourouma a employé « viandé », il ne signifie pas tout à fait la même chose. Le sens a connu une évolution, même si le mot est resté inchangé. Il y a lieu de parler de glissement de sens : « Les deux plus viandés et gras morceaux des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d’une coopérative… »12 12 Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances. Paris : Éditions du Seuil, coll. Points, 1970, p.25 115 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA Et plus loin nous avons : …de chuchotements en chuchotements Fama avait su une semaine avant le quarantième jour que l’enterré avait confié des bœufs (cinq) à une femme d’un village éloigné du sud du Horodougou. « Grandeur d’Allah ! » s’écria-t-il, et il commanda qu’on en amenât deux. Recapitulons : donc exactement quatre à tuer. Un carnage, une ripaille aussi viandée bouleversa toute la province.13 Dans la première citation « viandé » signifierait « meilleurs », « importants », « avantageux », car il s’agit de postes. Et pour paraphraser Kourouma on traduirait cette phrase par « les deux meilleurs postes où l’on obtient de gros avantages des Indépendances sont sûrement le secrétariat général et la direction d’une coopérative.. .». Dans cette interprétation, la seconde définition du Petit Robert est à exclure. Il ne reste que la première « pâturer ». Mais pâturer ne signifie pas nécessairement « manger à satiété ». Il peut y avoir des pâturages pauvres en herbes. Or, « viandé » dans l’entendement de Kourouma veut dire « être en abondance », d’où le glissement de sens car dans pâturer il y a l’idée de manger, même si d’un côté il s’agit d’animaux et de l’autre de personnes. Si dans la première citation nous avons l’idée d’abondance qui est globalisante car elle peut concerner toute forme de richesse (nourriture, argent, toutes formes de faveurs, etc.), dans la seconde, « viandée » signifie précisément riche en viande. Nous assistons ainsi à un jeu de mots qui fait équivaloir contenant et contenu. Ainsi, en partant du mot « viandé » (pâturer) en français, Kourouma a créé un adjectif franco-malinké qui veut dire « abondant en viande », en privilégiant l’image visuelle qui transparaît du mot, à savoir une adéquation entre le mot et ce qu’il signifie. « Marcher » est beaucoup plus une transposition du langage malinké qu’une création de l’auteur. Dire « marcher un mauvais voyage » ou « marcha la rigole », fait subir au verbe marcher un changement de construction : du verbe intransitif il devient transitif. Dans le même registre nous avons « pivoter », « tournoyer », 13 Ibid., p.139 116 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français « caqueter », pétiller », etc. Or, ce genre de construction verbale est très courante dans les langues africaines. Tant d’autres mots mériteraient d’être analysés, en raison des connotations chaque fois spécifiques. Mais notre objectif étant d’étayer et non d’étudier de manière exhaustive tous ces mots, nous espérons avoir éclairé, un tant soit peu, cet aspect du langage de Kourouma. Et nous en arrivons aux expressions et phrases. Elles sont si nombreuses et si truculentes les unes que les autres qu’on se trouve vraiment dans l’embarras de choix. Néanmoins, nous tenterons d’en retenir trois, tout en étant convaincu qu’il y en a d’autres de plus expressifs : « Fama avait fini », « Le cœur n’avait pas encore été froid » et « après la dernière prière courbée ». Comme le titre de ce chapitre l’indique, ces expressions et ces phrases sont très culturelles. Elles répondent exclusivement du langage malinké et de la culture africaine. Par exemple, lorsque Kourouma dit courageusement « Fama avait fini », on est tenté de lui demander « avait fini quoi ? ». Il avait fini son travail ? son voyage ? sa vie ? Et en effet, il s’agit bien d’avoir fini sa vie. Mais pour le malinké, dire « Fama avait fini » n’est pas une phrase incomplète ; elle est très complète et signifie en français classique « Fama est mort ». Elle n’a pas besoin qu’on lui adjoigne un autre mot ou une autre expression pour qu’elle soit intelligible. L’originalité de Kourouma c’est de restituer ce parler malinké en français, et de transitif qu’est le verbe « finir », l’utiliser comme s’il était intransitif. Ce faisant, non seulement la phrase acquiert le caractère culturel malinké, mais même si on devait l’interpréter en français canonique, le fait de mourir est assoupli. Mourir dans ce cas devient un acte voulu et accepté ; mourir est comme l’accomplissement normal d’une mort méritée et désirée. Il n’a plus le côté brutal d’arrachement à une vie qu’on aimerait encore prolonger. La seconde phrase qui a retenu notre attention est « Le cœur n’avait pas encore été froid». Cette phrase est typique du langage malinké, mais également de celui africain. Par exemple en Sango, notre langue nationale, on dit : « bé ti lo âdè a dé apè », ce qui signifie exactement « Le cœur n’avait pas encore été froid ». Mais comment traduire cette phrase en français de France? En effet, les gaulois diront « Il était encore en colère » ou « sa colère ne s’était pas encore calmée ». « Le cœur n’avait pas encore été froid » est 117 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA culturellement très marquée comme phrase. Une telle phrase est authentiquement africaine, même si elle est construite avec des mots français. En tout cas, la prendre à la lettre serait sujet à un contresens énorme. Elle traduit un mode de pensée et d’expression étranger à la langue de Molière, même si l’auteur se vaut précisément de celle-ci pour les manifester, comme s’il opérait une forme de travestissement. Et c’en est le cas, car en le faisant Kourouma se moque du français tout en valorisant son langage malinké par le biais du premier. Enfin nous avons « après la dernière prière courbée ». Cette phrase est à la fois culturelle et projette une image visuelle. Comme on le sait, Ahmadou Kourouma est musulman. Pour prier, il est obligé de se courber. Mais au lieu de dire « après s’être courbé la dernière fois pour prier », il dit plutôt « après la dernière prière courbée », opérant ainsi une métonymie. Ce n’est plus lui qui s’est courbé, mais c’est la prière elle-même. C’est un langage qui est, une fois de plus, très africain. Il reflète la manière de parler dans un grand nombre de langues africaines. En reprenant encore notre langue nationale, le Sango, lorsqu’un Centrafricain veut rendre « Je m’en vais me laver », il dit « mbi goué ti sukula ngu ». Or, mot à mot, cette phrase signifie « Je m’en vais laver l‘eau ». Il y a des phrases du même type comme « mbi goué ti do dodo » (Je m’en vais danser la danse) pour dire « je m’en vais danser », et tant d’autres. Et comme le dit si bien Makhily Gassama : …la phrase, l’expression, le mot collent au milieu au point de faire oublier au lecteur que la langue utilisée est une langue étrangère, qu’elle n’est pas , pour lui, une langue nouvelle que l’instinct linguistique vient de lui révéler comme par miracle. Au vrai, il s’agit moins, dans Les Soleils des Indépendances, de la pratique traditionnelle de la langue de Racine que de l’usage du langage malinké (je ne dis pas : de la langue malinké) ou, plus exactement, du style malinké.14 Nous avons déjà affirmé qu’en parlant malinké en français, Kourouma se libérait, se sentait soi-même. Ajoutons ce point de vue de la revue Diagonales : 14 La langue d’Amadou Kourouma, op. cit., pp.67-68 118 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français Ainsi, A. Kourouma ne considère pas le français comme une langue étrangère. Il se l’est approprié, en a fait SA langue, au même titre que le malinké ; ceci l’a libéré, et il n’aurait jamais ressenti ce bien-être s’il avait utilisé un français académique. Lui aussi a mené son combat des indépendances et l’a gagné.15 Que dire des phrases comme « La nuit fut couchée dans le lit du défunt », « Fama a durci les oreilles », « une honte à vouloir fendre le sol pour s’y enterrer », « Déjà cinq soleils de tombés », etc. ? Et que dire aussi de cette phrase de Rulfo, « Usté me naciò » 16 » (vous m’avez né), si on la rapprochait de celles de Kourouma que nous venons de citer ? Nous venons d’examiner ce que nous appelons « Le langage culturel » tant chez Rulfo que chez Kourouma. Nous avons vu comment, pour nationaliser ou ‘’culturaliser’’ leur langue d’écriture, les deux écrivains ont plus ou moins adopté la même démarche : 1°) Utilisation telle quelle de mots d’origine locale ; 2°) Création de mots nouveaux à partir de mots d’origine étrangère en les adaptant aux critères linguistiques de la langue maternelle ; 3°) Désémantisation et resémantisation de mots d’origine étrangère pour les soumettre aux canons de la langue maternelle, etc. Et ce qui a été dit sur les mots est aussi valable pour les expressions et les phrases. Aussi, les deux auteurs ont-ils, par ce biais, dénaturé leur langue d’écriture, en l’occurrence l’espagnol et le français. Mais c’est justement en les dénaturant qu’ils les aiment davantage, qu’ils ressentent un certain orgueil à les parler et à les écrire, car celles-ci ne leur sont plus étrangères. Elles sont devenues une copropriété, où chaque actionnaire fait tout pour défendre la totalité de celle-ci, car la chute de l’un entraînera inéluctablement celle de l’autre. Voilà le statut que Rulfo et Kourouma ont assigné respectivement à l’espagnol et au français. Ces deux langues sont 15 La revue Diagonales, cité par Dumont Pierre/ Maurer Bruno, in Sociolinguistique du français en Afrique francophone. Gestion d’un héritage, devenir d’une science. Vanves : Edicef/ Aupelf. Une publication des Universités francophones, AUPELF-UREF, 1995, p.128. 16 El llano …, op. cit., p.274 119 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Bégong-Bodoli BETINA devenues leurs biens, au même titre que le nahua ou le malinké, dont ils se sont valus pour les enrichir. Enfin, qu’il nous soit permis de conclure cette étude sur le langage avec cette pertinente observation de M. Gassama sur Kourouma, observation qui est applicable en tous points de vue à Rulfo : Ses constructions stylistiques sont soucieuses de recréer la couleur locale en obéissant à une certaine objectivité, une certaine logique [...] Si, du point de vue formel, le mot continue à appartenir à l’assiette morphologique du mot français, du point de vue sémantique il déborde largement et nous le retrouvons dans l’assiette du mot malinké.17 Il est difficile de tout dire sur le langage de Juan Rulfo et d’Ahmadou Kourouma, tellement la créativité de ces deux auteurs en ce domaine est féconde. Mais ce qu’il faut cependant retenir c’est que tout lecteur, maîtrisant bien l’espagnol ou le français, après les avoir lus, peut légitimement leur retourner cette affirmation de Kourouma à propos de Céline : « Depuis Rabelais, personne n’a travaillé la langue comme lui. Il a fait du français du petit peuple, des marges, le français essentiel »18. BIBLIOGRAPHIE 1. La revue Diagonales, cité par Dumont Pierre/ Maurer Bruno, in Sociolinguistique du français en Afrique francophone. Gestion d’un héritage, devenir d’une science. Vanves : Edicef/ Aupelf. Une publication des Universités francophones, AUPELF-UREF, 1995. 17 La langue d’Amadou Kourouma , op. cit., pp.26 et 27 Le Monde interactif : « Ahmadou Kourouma, le guerriergriot » in http :le monde.fr/article/0,5987,3246-3584-111340,00.html du 28/03/01 18 120 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org Juan Rulfo et Ahmadou Kourouma :de la mexicanisation de l’espagnol à l’africanisation du français 2. GASSAMA, Makhily. La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique. Paris : Editions Karthala et ACCT, 1995. 3. KOUROUMA, Ahmadou. Les Soleils des Indépendances. Paris : Editions du Seuil, coll. Points, 1970. 4. Le Monde interactif : « Ahmadou Kourouma, le guerriergriot » in http :le monde.fr/article/0,5987, 3246-35845. OLIVIER, Florence. ‘‘Techniques narratives et représentations du monde dans le conte latino-américain’’, in América, Cahiers du CRICCAL. Paris : Service des Publications, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, n°2, 2ème semestre 1986. 6. POULET, Georges. Etudes sur le temps humain. Paris : Librairie Plon, t.1, 1952. 7. PUPO-WALKER, Enrique. « Tonalidad, estructuras y rasgos del lenguaje en Pedro Pàramo » in Homenaje a Juan Rulfo, Variaciones interpretativas en torno a su obra. Madrid : Editor Helmy F. Giacoman, anaya . las américas, 1974. 8. RULLFO, Juan. El llano en llamas. Madrid: Ediciones Càtedra, Letras Hispànicas, édition de Carlos Blanco Aguinaga, 1985. - Pedro Pàramo. Madrid : Ediciones Càtedra, Letras Hispàncas, édition de José Carlos Gonzàlez Boixò, 1986. 121 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org
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