L`Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany Comment l`œuvre et sa
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L`Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany Comment l`œuvre et sa
L'Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany Comment l'œuvre et sa transposition témoignent-ils d'une impitoyable réalité ? « Certains vendirent leurs appartement de l'immeuble Yacoubian, d'autres les transformèrent en bureaux et en cabinets médicaux pour leurs enfants récemment diplômés ou les louèrent meublés aux touristes arabes. Cela eut peu à peu pour conséquence la disparition du lien entre les cabanes de fer et les appartements de l'immeuble. » Campagnol ! Master 1 Imaginaire et Genèse Littéraire Domaine Arabe Mme la prof d'Arabe SOMMAIRE Introduction I. Présentation de l'œuvre, les Lieux et les Personnages principaux II. La place du Réel • La Temporalité • Amorce Historique • Le rapport à l'Étranger • La Partie Politique III. La Thématique Phare du chef-d'-œuvre : le défi des Tabous Conclusion Glossaire Liens Externes Annexe Introduction Alaa El Aswany est un dentiste égyptien, né au Caire en 1957. L'exercice de sa profession médicale serait le point de départ de son roman phare, L'Immeuble Yacoubian dont la première version a été éditée en 2002. En effet, les témoignages quotidiens de ses clients auraient étés la genèse du roman. Œuvre surprenante s'il en est, L'Immeuble Yacoubian est un trésor de la littérature arabe moderne. Outre sa qualité d'écriture qui n'est plus à mettre en doute, le roman aborde des thèmes cruciaux dans la société égyptienne qu'il dépeint, avec un naturel déconcertant. Les positions des hommes et des femmes d'Égypte, la religion, l'histoire, la sexualité, la corruption, la torture... Autant de sujets en apparence tabous mais qui sont dévoilés au lecteur sans animosité, sans état d'âme et sans morale. Un bel état des lieux, amenant à la réflexion, cherchant non pas à choquer le lecteur mais à l'interroger sur la situation actuelle d'un pays en plein développement social, en pleine recherche d'identité. Véritable introspection sociale au travers d'un bâtiment, le roman met en exergue les valeurs, les icônes, les principes d'un peuple avec tout ce qu'il comporte de plus varié, de plus tortueux, de plus schizophrénique. L'Immeuble Yacoubian est un livre à tiroir, c'est-à-dire un roman comportant une articulation complexe de plusieurs histoires enchevêtrées les unes aux autres par un certain thème unitaire. Ici, le lien entre tous les personnages qui composent la trame principale est leur lieu d'habitation, à savoir l'immeuble nommé Yacoubian. Ce melting pot générationnel et social se décompose en effet en de multiples paragraphes, plus ou moins longs, chacun consacré à faire progresser l'histoire d'un personnage, ou plus rarement à présenter un lieu. (// Voir la liste exhaustive des 79 paragraphes en Annexe.) Les personnages et les histoires se succèdent ainsi sans véritable logique narrative. Pourtant, outre les ellipses jonchant les enchaînements actanciels, nous pouvons tenter d'expliquer l'incohérence globale de l'agencement des histoires par un lien solide avec la réalité. En effet, ce procédé pourrait être le rattachement à une réalité elle-même décousue, éparse, l'apparente confusion des différents chapitres ne pouvant que refléter l'irrationalité évidente de la vie. I. Présentation de l'œuvre, les Lieux et les Personnages principaux Les personnages qui composent le panorama social de cet ouvrage sont très nombreux, variés et disparates. Pour autant, seulement quelques uns peuvent réellement répondre à la fonction de protagoniste, notamment par le fait d'être le sujet unique de certains chapitres. En effet, la plupart des personnes décrites ne sont employées que pour brosser un portrait plus sincère du personnage autour duquel elles gravitent. On citera notamment le personnage de Christine Nicolas, qui n'a quasiment aucun impact sur l'histoire de Zaki Dessouki, mais qui amène une certaine sensibilité chez le bey. Elle met en relief les désirs archaïques de son ami sans avoir d'action particulière : elle n'est qu'un réceptacle à sa mémoire, et une aide à la lecture de cet aristocrate déchu. L'Immeuble Yacoubian est un « joyaux architectural ». Il est décrit p.19 comme étant d'un « type européen classique : des fenêtres ornées de statues de style grec sculptées dans la pierre, des colonnes, des escaliers, des couloirs tout en vrai marbre, un ascenseur dernière modèle de marque Schindler. » La majorité des actions se déroulent dans l'enceinte de l'immeuble, au sein même des appartements. Quelques menues scènes occupent les couloirs, la terrasse, voire directement dans la rue conjointe nommée Soliman-Pacha. Cela dit, il n'y a pas de réel diktat quant à l'occupation des lieux : chaque personnage comporte son propre espace temps. Plus d'une cinquantaine de personnages se meuvent dans ces pages. Voici une description explicative des principaux individus, permettant une vue d'ensemble du roman sans pour autant en prôner l'exhaustivité. Le roman s'ouvre et s'achève avec le personnage de Zaki Dessouki, un homme issu de l'aristocratie âgé de 65 ans. Architecte, il n'a pas exercé sa fonction depuis tellement d'années que sa salle de réunion s'est transformée en chambre de réception pour femmes de passage. Son bureau se trouve dans l'immeuble Yacoubian, à une centaine de mètres de l'appartement qu'il partage avec sa sœur Daoulet. Les quelques autres lieux le mettant en scène sont très ponctuels, comme des bars ou encore le commissariat de police à la fin du roman. Il est décrit p.10 comme étant : « un personnage de légende, ce qui rend sa présence attachante et pas totalement réelle, comme s'il pouvait disparaître d'un moment à l'autre, comme si s'était un acteur qui jouait un rôle et dont on savait qu'une fois la représentation terminée il allait enlever ses vêtements de scène pour reprendre ses habits de tous les jours. » Cette description témoigne de sa mise en scène quotidienne. Son amour des femmes combiné à sa condition physique affaiblie et au souvenir omniprésent de sa riche et palpitante jeunesse le confronte avec la réalité de sa situation. Dépouillé par une prostituée au début du roman, puis humilié par sa sœur, il finira par se relever doucement grâce au sentiment amoureux sincère. Nostalgique d'une époque vouant une adoration à la France et notamment à la ville de Paris, il persiste à louer une culture aujourd'hui décriée par les égyptiens comme dépravée. Il semble respirer en même temps que l'immeuble qu'il habite désormais : âgés, décatis, souffrant d'une gloire passée aujourd'hui révolue, presque souillés par les accidents de parcours, l'homme et la bâtisse regardent passivement leurs jeunesses fuir, se laissant pénétrer enfin par les aléas de la vie qui finalement, leur veut peut-être plus de bien que de mal. Il exprime p.220 son appartenance aux lourds murs ciselées : « J'ai la sensation que l'immeuble Yacoubian m'appartient. […] J'ai l'impression que ma vie fait partie de sa vie. Le jour où cet immeuble s'écroulera, où il lui arrivera quelque chose, ce jour-là, je mourrai... » Taha Chazli est le fils du concierge de l'immeuble. Vivant en son toit, il est intelligent et excelle dans les études. Il désire devenir policier, mais la corruption et l'injustice régnantes auront raison de son rêve. Humilié chaque jour par les adultes l'environnant ne voyant en lui qu'un sous-employé, il s'endiguera dans la religion. Il est très présent au sein de l'immeuble au début du roman, puis s'en éloignera progressivement, investissant d'autres lieux comme l'université, puis la mosquée, enfin le camp d'entraînement au djihad *, pour ne finalement jamais revenir au bâtiment dont il est originaire. Malak Khalo est sans doutes le personnage le plus mystérieux de cette aventure sociale. Il est la figure même de l'homme prêt à tout pour arriver à ses fins. Simple tailleur de vêtements, il se révèle dès le début du roman comme p.40 : « un homme qui a reçu dans la rue la majeure partie de son éducation. Il réunissait en lui deux éléments contradictoires : la férocité et la poltronnerie, le violent désir de faire du mal à son adversaire et la crainte excessive des conséquences. » Cette ambiguïté est mise en valeur très tôt dans le roman, pourtant elle est comme avortée à sa fin. Il cherche à intégrer la terrasse de l'immeuble avec l'aide de son frère Abaskharoun, lui-même fidèle serviteur de Zaki Dessouki. Plus tard, il cherchera à s'octroyer un des appartements, quelques soient les manœuvres nécessaires à sa réussite. En effet, après avoir mis à exécution un plan dans l'ombre de Zaki Dessouki en ralliant Boussaïna Zayyed à sa cause, il se désintéresse subitement du sort de son dessein lorsque cette dernière résilie son engagement p.252 : « Elle s'était imaginé qu'il serait furieux et se mettrait en colère, mais il était resté calme comme s'il s'y attendait ou comme s'il manigançait quelque chose ». Pourtant, l'on ne verra réapparaître ni Malak Khalo ni son frère Abaskharoun du reste du roman. Hatem Rachid est un homme d'âge mûr, érudit, homosexuel, et vivant selon une norme occidentale. Il semble être né dans cet immeuble. Son enfance est évoquée p.103 : « Idriss avait l'habitude de jouer avec Hatem dans sa grande chambre donnant sur la rue Soliman-Pacha. » ; et mourra dans cet immeuble des mains de son amant p.315 : « […] et se jeta sur Hatem à coups de pied et de poing. Il le prit par le cou et se mit à lui frapper la tête contre le mur de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il sente couler sur ses mains un sang chaud et poisseux.». Il est métissé de part ses origines Françaises, ce qui confère à sa sexualité différente un aspect moins polémique, étant sommes toutes à moitié étranger. Également bilingue, il est rédacteur en chef du journal francophone Le Caire, ses activités diurnes ne sont que rarement relatées. L'on préférera observer la majeure partie de sa trame se déroulant en soirée ou dans la nuit, dans les rues et les bars environnants. Boussaïna Zayyed est une jolie jeune femme qui suit à peu près le même parcours de que son ami Taha Chazli, souillée par les attouchements sexués qu'elle est forcée de subir pour garder un emploi stable. En effet, suite à son obtention d'un diplôme d'une école de commerce, sa mère, veuve, réclame son aide afin de subvenir aux besoins de la famille. Malak Khalo et ses intérêts commerciaux barreront la route à sa fuite de l'immeuble, la ramenant en son enceinte sous la tutelle patronale de Zaki Dessouki. Après cela, hormis les quelques sorties accompagnées de son nouvel ami, elle restera majoritairement dans l'immeuble. L'événement qui la pousse à rentrer dans l'immeuble est finalement très protecteur, comme si l'extérieur du monde comportait trop de dangers pour une aussi belle femme. Boussaïna Zayyed est l'un des rares personnages à terminer le roman plus heureuse qu'elle ne l'a débuté. Mohammed Azzam est un homme d'âge mur, élégant, très fervent et hadj*. Grâce à ses activités illégales, il contre le destin que lui promettaient ses origines pauvres et devient éminemment riche, puissant et influent. Il représente l'opportuniste ambigü : fidèle serviteur de dieu et de ses intérêts économiques. Avide, il cherche à gravir les échelons en tentant d'accéder au pouvoir politique par le biais de Kamel el-Fawli, mécréant politique assumé. Il possède quelques magasins autour et au rez-de-chaussée de l'immeuble, ainsi qu'un bureau, mais son principal lien avec le bâtiment est qu'il y logera sa seconde épouse, Soad Gaber, dans le plus grand secret de la première. En effet, obnubilé par le renouveau de son appétit sexuel, il cloisonnera progressivement Soad dans un appartement qui lui est spécialement dédié afin d'assouvir ses besoins. Soad Gaber est une veuve Alexandrine, mère d'un jeune enfant. Ruinée par la disparition de son mari, elle vit durant de longues et dures années en luttant pour sa survie, résistant tant bien que mal à la prostitution. Elle accepte de se marier à Mohammed Azzam dans le plus grand respect des lois religieuses afin de subvenir aux besoins de son fils sans pour autant compromettre sa dignité. Nous découvrons l'intimité de ses pensées p.168, dans un chapitre qui lui est pleinement consacré. L'on y apprend qu'elle ne se satisfait absolument pas de sa nouvelle situation, mais, mère aimante, l'accepte dans l'espoir d'offrir un bel avenir à son fils. « Ainsi apparaît parfois sur le visage de Soad le même regard sérieux, [...] qui fait remonter quelque chose du plus profond d'elle même et le dévoile d'une manière insistante et implacable. […] Cet éclair se met tout à coup à luire dans ses yeux, confirmant que son esprit ne s'est pas arrêté de réfléchir, même au plus fort de l'action. Souvent elle est étonnée par sa capacité nouvelle à se métamorphoser en personnages mensongers. De toute sa vie elle n'avait pas connu le mensonge. » Soad est une femme intelligente, lucide sur sa réalité et malgré tout fidèle à ses principes moraux et religieux. II. La place de la Réalité • La Temporalité Le portrait sociétal qu'est le travail de fond d'Alaa El Aswany est appuyé en grande partie par des considérations tirées d'une réalité. Rappelons ici que, dentiste, il aurait écrit le roman en prenant part des témoignages de ses patients. De plus, l'immeuble dénommé Yacoubian existe bel et bien au Caire rue SolimanPacha – renommée Talaat-Harb plus tard. Cependant, à aucun moment précis du roman nous n'obtenons d'indications sur l'année en cours. La décennie des années 1970 semble révolue mais aucun événement historique précis ne nous permet de replacer avec exactitude l'époque à laquelle l'action prend place. Il s'agit d'une Égypte moderne, située entre les années 1975 et 2002, celle de l'année de publication du roman. Dans son livre Télévisions Arabes en Orbite, (// Voir la référence dans la partie Liens Externes) Tourya Guaaybess nous apprend dans son chapitre traitant de la télévision publique égyptienne qu' « Afin d’être plus compétitif sur le marché régional, l’État encouragea la production privée. De plus, il décentralisa son dispositif télévisuel en établissant, le 11 mai 1977, une société de production, la Voice of Cairo, gérée de façon autonome. Ces actions permirent aux productions égyptiennes de soutenir la concurrence des producteurs indépendants. » Ceci explique probablement l'impact de la télévision dans la propagande politique décrite dans l'Immeuble Yacoubian. Nous pouvons en effet nous appuyer sur les moyens de communications qu'emploie le personnage d'Abou Hamido dans sa quête d'électorat contre le Mohammed Azzam p.118 : « Il inonda alors la presse et la télévision de publicités [...] ». En effet, la technologie est hors de cause et la privatisation des médias concorde avec un aspect historique. Ainsi, seulement quelques écrans nous proposent d'imaginer une époque contemporaine. • Amorce Historique Partant d'une approche plus ou moins onomastique, nous pouvons constater que de nombreux personnages arborent parfois au cours du roman certains titres honorifiques. Certains sont directement liés à la religion comme le terme de « Hadj » ou de « Cheikhs »*, mais nous pourrons aisément trouver des termes comme « Bek », « Bey » ou encore « Pacha ». Ces appellations témoignent de l'histoire politico-culturelle de l'Égypte. Nécessaires à la bonne compréhension de nombre de passages du roman, nous poserons ici les jalons historiques qui ont façonné les relations internationales de l'Égypte au cours des quelques siècles précédent l'avènement de ce roman. L'Égypte, à la croisée de l'Afrique et de l'Asie, berceau d'une des plus grandes civilisation humaine que la terre ait porté, a souvent au cours de l'Histoire été un lieu de convoitise pour certains des plus grands conquérants que l'on connaisse. D'Alexandre le Grand au protectorat Britannique en passant par les diverses conquêtes Arabes qui s'échelonnent de l'an 640 à 1517, l'une des plus grandes influences étrangère demeure celle de l'Empire Ottoman. De 1517 à 1798, ils prirent le pouvoir sur l'Égypte, et les titres de Bek, Bey ou Pacha découlent ainsi naturellement de la mixité linguistique qui s'est opérée durant ce laps de temps. Toujours en vigueur aujourd'hui, ils ne sont usités que dans une optique de respect social, mais ne possèdent plus aucune valeur administrative. Dans la même optique, nous pourrons constater de l'importante présence française aussi bien dans le roman que dans le film. En 1798, Napoléon Bonaparte (// Voir la référence dans la partie Liens Externes) lance une expédition militaire afin de couper la route des Indes à la Grande Bretagne. Embarquent aux cotés de la flotte une expédition scientifique, composée d'ingénieurs, de savants, de naturalistes mais aussi d'artistes. Avec pour mission subsidiaire de propager les théories des Lumières en vogue en France, ils créent des institutions et académies apportant savoir et connaissance au peuple égyptien. Il est à noter que l''Égypte, alors sous domination Ottomane avec une certaine délégation Mamelouke – Arabe –, est militairement défaite très rapidement par la technologie française. Cette confrontation avec la réalité moderne de l'Occident, entraînera une prise de conscience de l'obscurantisme latent dans lequel le pays était plongé jusqu'alors. Un exode intellectuel naîtra de cette certaine fascination pour cette nouvelle culture invasive et nombre de jeunes égyptiens prendront le parti de s'instruire dans la rayonnante Paris. • Le rapport à l'étranger Bien que majoritairement absents du roman, les étrangers tiennent une place particulière, un peu comme si leurs fantômes continuaient à hanter les rues du Caire sans pour autant se montrer vraiment. Les seuls étrangers que l'on verra seront la Grecque Christine Nicolas ainsi que les quelques Japonais avec lequel Mohammed Azzam fera affaire, mais ils n'ont pas de réels impact sur le cours de l'histoire. Dans un immeuble construit en 1934 à l'initiative du président de la communauté Arménienne, sous la Royauté de Fouad 1er, se côtoient toutes les classes sociales de l'Égypte moderne. Son style européen représente l'influence passée de l'Occident sur une Égypte qui s'éveille doucement au monde. Les deux premiers lieux décrits dans le roman sont le restaurant « A l'Américaine » et le bar « le Chez Nous », dont le tenancier est surnommé « l'Anglais » de part le bleu inhabituel de ses yeux. Rejetés, adulés, chassés, les étrangers qui jalonnent le panorama social de l'Immeuble Yacoubian détiennent un rôle parfaitement ambigü. Nous pouvons constater une disparité dans les différents avis des personnages à propos de cette occidentalisation. Ils sont décriés comme ayant apporté la décadence, la sexualité libérée, l'alcool, le non respect de la charia*. Nous pouvons lire p.125 que « la société égyptienne […] n'était pas une société musulmane parce que son chef faisait obstacle à la loi de Dieu dont les commandements étaient violé su grand jour, que la loi de l'État autorisait l'alcool, la fornication, le prêt à intérêt. ». Pourtant, ils sont également un véritable symbole de réussite économique et sociale. En dehors du fait que la seule étrangère physiquement présente dans le roman est une Grecque classieuse, au statut social élevé et manifestement érudite puisqu'elle interprète des chansons françaises au piano du bar-restaurant qu'elle gère et détient, nous pouvons relever un autre extrait démontrant une nouvelle fois le rang de l'étranger dans l'imaginaire égyptien décrit. Cet extrait concerne le personnage de Malak Khalo, qui est un homme emprunt de la religion copte* p. 141 : « Une image de la Vierge Marie était accrochée au mur ainsi que la photocopie d'un article en anglais du journal américain The New York Times, dont le titre était « Malak Khalo, grand couturier égyptien » [...] ». Outre le renommé journal francophone Le Caire, notons la furtive présence de l'école « La Mère de Dieu » p.91. La note de fin de page nous explique que c'est « une des écoles de langues les plus huppées du Caire […] accueillant dès l'origine des jeunes filles de la bonne société ». Ceci amène donc à l'analogie : 'étranger' égale 'bonne société'. Ces initiatives culturelles couronnées de succès amèneront pendant de longues décennies la France en haute estime dans l'esprit des égyptiens. Zaki Dessouki fait partie de cette 'émigration pour l'érudition', car il fit ses études d'architecture à Paris. Regrettant parfois d'être revenu en Égypte avec la perspective d'un avenir grandiose, il est l'une des figures qui incarnent encore cet amour d'un lointain pays aux promesses libérales. Nostalgique d'une époque où « l'Égypte ressemblait à l'Europe », c'est avec son histoire que le roman est ponctué des chansons d'Édith Piaf, porte-parole internationale de l'amour décrite p.186 comme « La plus belle voix du monde ». P.217, il regrette une époque libérée où : « iI y avait de la propreté, de l'élégance. Les gens étaient polis, respectueux, personne ne dépassait jamais les limites. […] La plupart des habitants du centre ville étaient des étrangers, jusqu'à ce qu'Abdel Nasser les chasse en 1956. » Cet extrait, outre la dénonciation d'une politique panarabique renfermant le pays sur lui-même et développant l'influence de la religion à l'encontre de la liberté individuelle, nous invite à nous référer à l'histoire afin de comprendre les événements qui ont tissé le panorama actuel décrit dans le roman. Ceci amène à une réalité : la position des étrangers dans l'œuvre et dans la société actuelle. • La partie Politique Le roman lui-même ainsi que les notes du traducteur français nous incitent à de nombreuses reprises à nous intéresser à l'histoire de la politique Égyptienne, et notamment à Gamal Abdel Nasser, feu président de la République Arabe Unie. Cet état oligarchique fut presque totalitaire à en croire certaines actions comme l'unification des partis politiques tendant à évincer une éventuelle opposition au profit d'un parti unique. En fonction de 1958 à 1971, il doit la majorité de sa réussite à sa directive panarabique, et à l'indépendance effective du pays. En effet, la fin du protectorat Anglais date de 1922 mais ne sera vraiment total qu'à partir du retrait des troupes et de la nationalisation du Canal de Suez par Nasser en 1956. Ceci fut véritable action indépendantiste qui le propulsera comme porte parole du tiers monde. Ce pendant historique, Alaa El Aswany l'emploie pour dénoncer la corruption étatique présente en Égypte, démontrée notamment par la fulgurante ascension du personnage de Kamel el-Fawli, qui adhéra p.110 : « à toutes les organisation de masse du pouvoir : le Comité de Libération, l'Union nationale, l'Union socialiste, l'Organisation de l'avant-garde, la Tribune du centre, le parti de l'Égypte et finalement le parti national démocratique. » Ce dernier, cité p.71 est décrit dans la note de bas de page comme étant le : « Parti Gouvernemental, héritier du parti unique nassérien qui occupe une situation hégémonique à l'Assemblée du peuple. ». Critique évidente de la politique égyptienne, cet extrait exprime clairement la corruption assumée intra-gouvernementale, et résonne avec une discussion les propos tenus par Zaki Dessouki p.217 : « Abdel Nasser a été le pire dirigeant de toute l'histoire de l'Égypte. Il a perdu le pays. Il a apporté la crise et la misère. Il faudra de longues années pour réparer les ravages qu'il a fait subir à la personnalité égyptienne. Abdel Nasser a enseigné aux égyptiens la lâcheté, l'opportunisme, l'hypocrisie... […] Celui qui aime Abdel Nasser est soit un ignorant, soi un profiteur. […] C'était le chef du gang. ». Outre le fait que ces avis disséminés au cours du roman confèrent un réalisme prenant de véracité historique, il n'est pas sans évoquer la virulente critique que l'auteur se donne à tracer au travers des personnages qu'il met en scène. III. La thématique phare du chef-d'-œuvre : le défi des tabous Hormis la critique évidente de la politique égyptienne, le plus gros du succès du roman est expliqué par sa défiance des bonnes mœurs, sa publication outre la censure, et l'objectivité virulente avec laquelle est décrire la société égyptienne contemporaine. Comme nous l'avons vu lors de la présentation des personnages, les histoires et les caractères sont forts, disparates et exacerbés par une vision intimiste. Cette projection est tout à fait inhabituelle dans le cadre d'un ouvrage qui se veut réaliste et représentatif d'une société de manière objective. Nous pouvons ici constater à quel point le tableau dépeint par l'auteur Alaa el Aswany est neutre sans pour autant être extérieur. Tout d'abord, le premier personnage féminin qui nous est présenté, la dénommée Rabab, est serveuse dans un bar à alcool. Le lecteur comprendra vite que la présence de cette femme dans le roman n'est que d'ordre sexué. En effet, elle est séduite par Zaki Dessouki pour son physique, et pour sa docilité à recevoir des cadeaux, comme il nous l'explique p.88 : « Il se souvenait des efforts qu'il avait déployés et de l'argent qu'il avait dépensé pour Rabab, ainsi que de toutes les choses précieuses quelle lui avait volées. Comment cela avait-il pu lui arriver, à lui, le distingué Zaki Dessouki , le grand séducteur de femmes, l'amant des princesses ? Trahi et dépouillé par une méprisable prostituée. ». Le premier chapitre s'achève déjà sur une comparaison entre les femmes fatales et des animaux affamés. Si les femmes sont calculatrices, austères et dangereuses, Alaa El Aswany ne délaisse pas le piètre tableau des hommes, pour leur part avides de sexe, pervers, manipulateurs, obnubilés, violents, et finalement meurtriers... Trois meurtres sont perpétrés au cours du roman : l'avortement de Soad Gaber contre son gré, l'assassinat d'Hatem Rachid et l'attentat armé de Taha Chazli contre le colonel qui l'a torturé plus tôt. La sexualité est très présente dans l'œuvre d'Alaa El Aswany. Le premier personnage masculin qui est décrit dans le livre est Zaki Dessouki, et seulement deux pages plus tard nous pourrons lire ceci, p.11 : « En vérité les soixante-cinq années de son existence, avec toutes leurs péripéties, leurs incohérences, à la fois heureuses et tristes, ont essentiellement tourné autour d'un axe : la femme. » L'auteur figure terriblement bien cette phrase tout le long du livre, tant on comprend à quel point l'amour et la recherche de l'assouvissement des désirs charnel sont primordiaux dans toutes les vies humaines dépeintes. En effet, c'est par les divers aspects des relations sexuées que la vie de la plupart des protagonistes change. Nous pourrions évoquer dans ce thème presque tous les protagonistes : Zaki Dessouki et son amour pour les femmes précédemment cité ; Hatem Rachid et la recherche éperdue de son amant d'enfance ; Mohammed Azzam cherchant à combler sa frustration, etc. La quasi-totalité des personnages secondaires qui n'apparaissent que furtivement au cours du livre comme Rabab, M. Talal, Fifi, ou encore Idriss, ne sont là que pour agrémenter, expliquer ou encore aiguiller la sexualité des protagonistes, qu'elle soit motivée ou non par des sentiments amoureux ou amicaux. Finalement, dans l'œuvre de L'Immeuble Yacoubian, rares sont les personnages non-sexués. L'on trouve dans cette catégorie les religieux, les cheikhs Samman, Chaker et Bilal, les frères Tahar et Taher, ou encore les divers et épars individus qui pousseront Taha Chazli à intégrer le camp religieux d'entraînement au djihad*. Notons toutefois que cette assiduité dans le combat sacré est majoritairement motivé par le viol du jeune homme, et qu'il sera amené à se marier bon gré mal gré, suivant avidement les exemples de ses supérieurs religieux. Cette religion est autant présente dans le livre que dans la réalité. En effet, l'exemple du personnage d'Hatem Rachid nous prouve que l'avis de l'Islam garde un impact réel sur la liberté de penser Égyptienne en 2006, année de sortie du film éponyme de Marwan Hamed. La notion de censure est importante dans toute production cinématographique. Alors que dire d'une transposition d'un roman aussi moqueur des bonnes mœurs ? L'article de Tangi Salaün publié le 14 Novembre 2007 dans le journal L'Express nous apprend ceci : « Tous les réalisateurs qui veulent tourner sur la terre des pharaons, égyptiens ou étrangers, doivent soumettre leur scénario à la censure. […] «Il faut jouer avec la censure et parfois accepter de faire passer une idée avant une image», soupire Marwan Hamed, le jeune réalisateur de L'Immeuble Yacoubian. » Soulignons ainsi la très probable retombée de la censure dans la vie filmée d'Hatem Rachid, car il n'est pas à cacher que ce facteur a très certainement influé sur la vision de la pédophilie et de l'homosexualité au cours du processus de transposition de l'œuvre. En effet, le fait d'aimer d'autres hommes à l'écran est très nettement décrit comme découlant d'un traumatisme enfantin, presque comme une maladie due à une mauvaise attention parentale. La relation qu'entretiennent Idriss et Hatem Rachid jeune est diabolisée à l'écran alors que le livre nous exprime clairement p.103 que « Sa façon de procéder fut couronnée de succès au point que lorsque Hatem se rappelle maintenant sa première relation avec Idriss, la sensation étrange et excitante qu'il avait alors éprouvée revient à sa mémoire, mais il ne se souvient absolument pas d'avoir eu mal. ». C'est en effet une autre phrase du roman qui vient nous éclairer sur les déboires amoureux du journaliste p.104 : « Idriss quitta la maison et on n'eut plus de nouvelles de lui. Son absence produisit un tel impact sur le psychisme de Hatem que celui-ci eut une moyenne faible au baccalauréat. Après cela, il plongea dans sa vie tumultueuse d'homosexuel. » . Quand le livre décrit entre autre un homme stable, brillant, épanoui, considérant son homosexualité comme un penchant de vie que chaque être humain assouvi selon son goût, le film quant à lui a sa propre opinion bien forgée et plus assise sur la question. Nous pouvons constater que la scène du film à 2h09minutes qui relate l'enfance du journaliste est ambiguë : l'on cherche clairement à décrire le personnage comme fou, anormal. Les répétitions, les phrases enfantines, les mouvements saccadés encore ; témoignent de la perdition de l'homme, brisé ici par une enfance esseulée et traumatisée, plus que par sa perte amoureuse. La tristesse se noie dans l'alcool, mais le passé houleux induit clairement une fragilité psychologique qui le définit dès lors non plus comme un homosexuel libre, sensible et assumé, mais comme un enfant sensible et brisé se cherchant encore dans les bras de la seule personne qui l'a jamais aimée : Idriss. Pour revenir à l'évolution des vies causées par la sexualité, nous pourrons citer quelques exemples, notamment celui du personnage saïdi* Abd Rabo est également centrée vers sa découverte de l'homosexualité. En effet, l'acceptation de cette nouvelle relation physique avec un autre homme, le personnage d'Hatem Rachid, est le commencement d'une vie plus aisée financièrement car il vit aux dépend de ce dernier. Malgré ses interrogations répétées sur la légalité religieuse de cette pratique, il se laisse amadouer par la facilité et fait même en sorte que sa famille, sa femme Hadja et son fils Waël viennent s'installer avec lui dans l'Immeuble Yacoubian. Il mêle ainsi volontairement devoir conjugal et plaisir personnel, afin de continuer son histoire stable avec Hatem Rachid, délaissant et malmenant même sa femme p.208 : « Lorsque le lit les réunissait et qu'ils faisaient l'amour, Abdou pensait alors souvent à son amant Hatem. A ce moment-là, il sentait qu'elle lisait dans ses pensées. Alors il ensevelissait son angoisse dans le corps de sa femme. Il la possédait avec une violence excessive, comme pour l'empêcher de penser ou comme s'il l'agressait pour la punir d'être au courant de son homosexualité. » Terrassé par la mort de son fils qu'il considère comme un châtiment divin pour son péché, il finira par laisser sa rancœur et son agressivité exploser en tuant son ancien amant. Boussaïna Zayyed est sans conteste le personnage féminin le plus important du livre. De prime abord, sa relation avec Taha Chazli est amoureuse et platonique. Puis elle découvre peu à peu la sensualité et s'exerce à influencer les hommes par sa féminité et son charme. Elle aura remarqué son pouvoir charnel et les possibilités qui en découlent au travers de ses relations hiérarchiques avec les patrons de ses différents emplois comme nous le lisons p.60 : « Au cours de cette année, Boussaïna avait appris beaucoup de choses : par exemple,qu'elle avait un beau corps, attirant […]. Elle vérifia que tous les hommes, si vénérable que soit leur apparence et si élevée que soit leur position, étaient extrêmement faibles devant une belle femme. Cela la poussa à faire des expériences divertissantes et pleines de malice : si elle rencontrait un homme âgé et respectable, elle aimait le mettre à l'épreuve. » Elle finira par accepter la prostitution forcée avec son patron, M. Talal, et rompra plus tard avec son petit ami Taha Chazli prétextant leur différence de valeurs : p.159 « Te voilà maintenant qui portes la barbe et qui est devenu pratiquant alors que, moi, je m'habille court et j'ai les bras nus. On n'est pas assortis. » La vie religieuse que lui propose alors son ami est devenu un poids pour elle, qui a arrêté même de prier, quand lui lui propose une vie d'enfermement religieux. Finalement, ce n'est que par le sentiment amoureux sincère et pur qu'elle éprouvera envers Zaki Dessouki qu'elle trouvera à nouveau une relation sexuelle stable et honnête, notamment par le biais du mariage de ce couple improbable qui clôt le roman. Mariage qui noue les cultures, les générations, les chances, les passés et les histoires. Conclusion L'on pourrait croire à un mauvais cliché : un échantillon représentatif de la population d'un pays entier, d'une culture entière. Les pauvres prostrés sur le toit, les jeunes réfugiés dans leurs illusions, qu'elles soient religieuses ou évasives, les riches désespérément seuls et demandeurs d'affect, les trop riches vils, fourbes et intéressés... L'on pourrait croire qu'Alaa El Aswany a choisi la facilité des préjugés pour expliquer des faits de société d'un banal déconcertant : la corruption omniprésente, le pouvoir du sexe, le terrorisme découlant de la frustration. Mais il n'en est point. Enfin, si, mais pas seulement. L'originalité de l'ouvrage réside majoritairement dans le traitement qu'il fait des personnalités complexes, variées et à l'histoire ombragée. Subtilement mis en scène, des sentiments complexes ainsi qu'une grande sensibilité et une volonté de pardon font de cet ouvrage un guide de comportements égyptiens. Cette introspection de la sociétale se solde finalement par une grande lucidité, un avis critique mais dénué de morale/ Sans miel, il laisse au lecteur la possibilité de se forger son propre avis, préférant le funambulisme des personnalités ambiguës aux intentions trop marquées de faire parvenir des idées socialistes. L'œuvre s'achève sur le mariage entre deux personnes tout à fait différentes, un couple improbable mêlant origines sociales, situations, époques, désirs et vécus. Le rapprochement des peuples, l'unification de l'Égypte par l'amour, voilà un beau message d'humanité qui laisse espérer à l'Égypte de meilleurs jours. Glossaire * Charia : Loi Islamique * Cheikh : Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales un : « Homme respecté en raison de son grand âge ou de ses connaissances scientifiques, religieuses, philosophiques, etc. » * Copte : Les Coptes sont les habitants chrétiens d'Égypte, dont la très grande majorité des sont membres de l'Église Copte Orthodoxe. *Djihad : Note du traducteur explicative p.129 : « Combat sacré sur le chemin d Dieu. Le djihad El Akbar est le combat sacré que l'homme mène en lui-même contre l'ignorance de Dieu, contre la tentation de la mécréance. L'autre djihad est celui que le musulman mène à l'extérieur contre les ennemis de l'islam. Selon les interprétations, ce dernier peut avoir une nature offensive ou défensive. » * Hadj : Ce titre honorifique est attribué aux musulmans ayant accompli leur pèlerinage jusqu'à la Mecque. * Saïdi : Surnom donné aux personnes habitant la Haute Égypte : " " صعيد مصر, littéralement " Saïdi de l'Égypte". Géographiquement, cela correspond à l'aval du Nil, donc au Sud de l'Égypte, de Thèbes à Assouan. Liens Externes • Article de l'Encyclopeadia Universalis à propos de l'Expédition d'Égypte de Napoléon Bonaparte http://www.universalis.fr/encyclopedie/expedition-d-egypte/ • Lien du livre Télévisions Arabes en Orbite de Tourya Guaaybess http://books.openedition.org/editionscnrs/2364#ftn1 Annexe • Pagination basée sur l'édition de Janvier 2006 d'Actes Sud