MDA N¡19photos - Le Matricule des Anges
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CORPUS Actes Sud • Jean Améry Porter la main sur soi • Inger Edelfeldt Le Caméléon extraordinaire • Bernard Assiniwi La Saga des Béothuks • Paul Auster Le Diable par la queue • Paul Auster - Gérard de Cortanze La Solitude du labyrinthe • Luigi Pirandello L'Exclue • Robert Crumb-David Zane Mairowitz Kafka • Belén Gopegui La Cabine d'essayage • Tomek Tryzna Mademoiselle Personne • Alia Mamdouh La Naphtaline • Émile habibi/Yoram Kaniuk La Terre des deux promesses • Édouard Al-Kharrat La Danse des passions • Maria Iordanidou Vacances dans le Caucase • Rezvani Fous d'échecs • Gert Hofmann Notre Philosophe • Leena Lander Vienne la tempête Actes-Sud Papiers • Saadallah Wannous Miniatures / Rituel pour une métamorphose • Didier-Georges Gabily Théâtre du mépris 3 • Terrence McNally Master Class • Gildas Bourdet Petit Théâtre sans importance • Eugène Durif Les Petites Heures / Eaux dormantes • Tony Kushner Slaves • Arnaud Bedouet Kinkali • Jean-Louis Bourdon Jock • Amnesty International Théâtre contre l'oubli L'Âge d'Homme • Jean-Pierre Moulin Tribulations amoureuses • Dobritsa Tchossitch Le Temps du pouvoir • Jean-Michel Olivier Les Innocents • Monique Laederach Les Noces de Cana • Claude Gudin La Langue de bois Alfil • Thomas Kinsella La Razzia • Collectif Clin d'œil à la nouvelle • Gabriel Báñez Les Enfants disparaissent Allia • Michel Bounan L'Art de Céline et son temps L'Amourier • Michaël Glück - Annie Fabre La Sente étroite du bout-du-monde L'Arche • Bertold Brecht De la séduction des anges • Heiner Müller Guerre sans bataille l'Archipel • Thomas Hardy Jude l'obscur Arléa • Ésope Fables • J.-M. G. Le Clézio Ailleurs • Jerome K. Jerome Trois Hommes sur un vélo • Jacques d'Arribehaude Une saison à Cadix L'Arrière-Pays • Jean-Pierre Thuillat Le Versant d'ombre • Gaston Puel Carnet de Veilhes, II Atelier de l'Agneau • Anita J. Laulla Les Doigts de fée • Laurent Albarracin Objets d'osier blanc Atelier La Feugraie • Louis Simpson Nombres et poussière • Peter Riley Noon Province et autres poèmes Aubier • Henry James Le Tollé • Chanson de mon Cid Les Autodidactes • Henri Calet Une stèle pour la céramique L'Avant-Scène • Alan Ayckbourn Temps variable en soirée • Louise Doutreligne L'Esclave du démon Babel • Frédéric H. Fajardie Des lendemains enchanteurs La Bartavelle • Dominique Perrut Chronique pour un procès • Jean-Louis Carron L'Ombre • Théophile Gautier Œuvres érotiques • Raymond Guérin La Main passe Le Bel Aujourd'hui • Bernard Collet L'Odeur des grands arbres Belfond • Anne-Sophie Rouvillois Le Pas de base Jean-Claude Bernard • René Pons Délivrez-nous du pape Christian Bourgois • Dominique de Roux Gombrowicz • Antonio Tabucchi Femme de Porto Pim/Nocturne indien/Le Fil de l'horizon/Requiem • Darryl Pinckney - Lou Reed - Robert Wilson Time Rocker Jacques Brémond • Robert Piccamiglio Le Voyage à Bergame • Philip Lamantia Révélations d'un jeune surréaliste • Thierry Metz - Denis Castaing De l'un à l'autre Cadex • René Pons Autobiographie d'un autre • Jean-Paul Chavent Fin'Amor • Michaël Glück L'Imaginaire & matières du seuil • Bernard Pruvost L'Alimentation générale de Tombouctou Cadratins • Michel Cosem Sierra mauve, le matin Les Cahiers de l'Égaré • Denis Guénoun Lettre au directeur du théâtre • Dimitri T. Analis Silencieuse fraternité Calmann-Lévy • Patrick Villemin La Morsure • Binjamin Wilkomirski Fragments Les Carnets du Dessert de Lune • François Garnier Carnet du retour à la terre • Éric Dejaeger Carnet d'extraits de calepins • Roland Tixier Pour un peu Le Castor Astral • Renaud Ego Jimi Hendrix • Guy Darol Frank Zappa Cent Pages • Herman Melville Trois Nouvelles doubles Chandeigne • Eça de Queiroz Les Maia Cheyne • Bernadette Engel-Roux Ararat • Pierre Perrin La Vie crépusculaire • Jean-Marie Barnaud Poèmes Comp'Act • Nadine Agostini Berceuse à deux voix Coop Breizh • Gérard Le Gouic Les Sentiments obscurs José Corti • Silvina Ocampo Poèmes d'amour désespéré • Miguel Torga Rua • Miguel Torga En chair vive Le Dé bleu • Colette Nys-Mazure Le For intérieur Denoël • Naguib Mahfouz Vienne la nuit • René Reouven Les Survenants Derrière la Salle de Bains • Lawrence Ferlinghetti Poèmes fin de siècle Deyrolle • Emmanuel Laugier L'Œil bande • Vera Linhartová Mes Oubliettes • Pierre Bettencourt Le Littrorama Livre premier Le Dilettante • Vincent Ravalec La Vie moderne Domens • Marie Bronsard Marine L'Écho optique • Alain Boudet Sur le Rivage Écrits des Forges - Le Dé bleu • Gérard Le Gouic Le Marcheur de rêve L'Élan • Mats Berggren Ni l'un ni l'autre Encrage • Théo Varlet Œuvres romanesques I • Hubert Haddad Les Larmes d'Héraclite L'Envol • Jacques Moulin Matière à fraise L'Escampette • Al Berto La Secrète Vie des images • Bernard Manciet Per El Yiyo • Anne Perrier Œuvre poétique 19521994 L'Esprit des péninsules • Rodrigo de Zayas Shéol • Une anthologie de la poésie moldave • René R. Khawam Contes d'Islam Fayard • Pierre Ahnne Comment briser le cœur de sa mère Flammarion • Joseph Moncure March-Art Spiegelman La Nuit d'enfer • Patrick Roth Johnny Shines ou la résurrection des morts • Victoria Tokareva Happy End • Claude Vigée Aux Portes du labyrinthe • Matthieu Messagier Les Chants Tenses • Sous la direction de Jean Duchesne Histoire chrétienne de la littérature • Nadine Monfils Rouge fou Flohic • Jean Rouaud Le Paléo circus Fourbis • Jean-Jacques Viton Les Poètes FuraTena • Hélène Prince Nues Gaïa • Jørn Riel Un curé d'enfer et autres racontars • Roland Nadaus L'Homme que tuèrent les mouches Gallimard • René Char Dans l'Atelier du poète • Jean Grosjean Nathanaël • Michel Butor Gyroscope le génie du lieu, 5 • Stephen Wright États sauvages • Gudbergur Bergsson L'Aile du cygne • Bernhard Schlink Le Liseur • Odysseus Elytis Axion Esti • Vincent de Swarte Le Carrousel des mers • Lionel Ray Syllabes de sable • Gaëtan Picon L'Écrivain et son ombre • Pierre Michon Vies minuscules • Martin Amis L'Information • Jacques Borel L'Aveu différé • Anthologie D'une lyre à cinq cordes • Annie Ernaux La Honte • Annie Ernaux «Je ne suis pas sortie de ma nuit» Le Givre de l'Éclair • Francis Coffinet Une Aiguille dans le cœur L'Hypoténuse éditions • Bernard Ascal Imbu d'embus • Pierre Bonnet L'Axe des choses Ivrea • Michel Falempin La Prescription • Bernard Colin Perpétuel voyez Physique Joseph K. • Jean-Paul Michel Difficile Conquête du calme JC Lattès • Christine Lapostolle Les Paroles s'envolent LimeLight • Jean-André Fieschi La Voix de Jacques Tati Littéra - L'Atelier imaginaire • Jean-Philippe Katz Violons et fantômes Liv'Éditions • Yvon Mauffret Les Demoiselles de l'île Feydeau • Yann Brékilien Le Fauve de l'Arrée Joëlle Losfeld • Sylvia Townsend Warner Le Diable déguisé en belette • Anne-Sylvie Salzman Au Bord d'un lent fleuve noir Ludd • Christian Dietrich Grabbe Plaisanterie, satire, ironie et signification plus profonde La Main Courante • Claude Pélieu - William S. Burroughs - Carl Weissner Alors à qui appartient la mort télévisée? À nos lecteurs N ous annoncions, dans le numéro 18, le retrait du Matricule des Anges des kiosques à journaux et des Maisons de la presse. Nous ne pensions pas soulever autant de réactions. Et si certains parmi vous ont franchi le cap de l'abonnement avec un civisme qui les honore, d'autres nous ont fait savoir que le seul soutien qu'ils pouvaient assurer alors n'était que moral. L'abonnement au MdA n'atteint pas des sommets (voir page 55) : il n'empêche qu'il reste pour certains, un investissement difficile à envisager en cette époque où l'optimisme qui nous est demandé ne saurait prendre sa source dans nos portefeuilles. Nous avons donc décidé de continuer à être distribués par les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. Les amateurs de fouilles vont pouvoir se réjouir : Le MdA se cachera encore au fin fond des Maisons de la presse. Nous avons limité notre diffusion dans ces lieux (en préservant 10% de nos anciens points de vente NMPP) pour donner la priorité aux librairies partout où cela est possible. Il nous paraît en effet préférable de trouver les anges près des livres dont ils causent, non? É DI T O L I V R E S R E Ç U S* A vec Debré, les intellectuels français ont retrouvé un rôle social qu'ils avaient jeté aux oubliettes pour revêtir les paillettes propres à conquérir la vieille société du spectacle. On remarquera que la fronde est partie du milieu du cinéma en même temps que le pauvre B.-H. L. tentait d'y faire une entrée aussi peu fracassante que son film. Et non seulement les cinéastes prennent mieux la parole que «le plus beau décolleté de France» ne filme, mais ils réunissent sans Delon ni Dombasle plus de monde que lui. Pourtant, même dans son premier article, le projet de loi Debré n'avait rien de mobilisateur et, disons-le carrément, nous aurions été ravis de signaler aux autorités compétentes la présence d'étrangers au siège social du MdA. En considérant que les livres sont souvent l'âme de ceux qui les ont écrits, nos étagères sont pleines d'auteurs de toutes nationalités. Dénonçons donc ces étrangers que nous hébergeons : si l'on en croit les sondages au moment où nous bouclons, nous ferons le plaisir de près de la moitié des Français. Mais mieux que ça : la simple énumération de ces étrangers-là et leur prise en compte par l'administration provoqueraient une hausse sensible des embauches dans les mairies ou les préfectures. À tel point qu'il faudrait peut-être aller chercher ailleurs une main d'œuvre pour effectuer ce gigantesque recensement… Les juristes objecteront que le projet Debré, s'appuyant sur les lois concernant l'immigration votées sous Badinter, s'adressent essentiellement aux étrangers dont le peu de ressources ne garantit pas l'autonomie sur notre territoire. C'est bien ce qui nous effraie. Car si l'on ne connaît ni le sexe ni la nationalité des anges (ils en ont un mais pas forcément une) on est sûr en revanche de leur peu de ressources. Et l'on remarquera aussi que bien des auteurs (français ou étrangers) que nous hébergeons nous apportent une richesse qu'aucun billet de banque n'est susceptible de fournir. Mais allez parler de cela à des hommes qui lorgnent, par-dessus l'épaule droite de leur voisin, les électeurs dont ils ont oublié qu'ils étaient aussi des êtres humains. C'est une foi un peu bêtasse qui nous habite selon laquelle la littérature peut nourrir plus copieusement tout homme que les promesses et la démagogie électorales. Encore faut-il avoir accès aux livres, ce qui n'est plus trop le cas des habitants de certaines agglomérations du Sud. Ce qui est pratique, à Vitrolles ou à Toulon, c'est que la misère culturelle ne se mesure pas. Mais il suffit d'y faire des coupes franches pour que cela se sente et que certains, comme à Châteauvallon se mobilisent. Notre société occidentale est plus maline : elle n'efface pas la culture, elle la recouvre : le bruit empêche que l'on entende la musique, comme certains livres ni faits ni à faire en chassent de meilleurs des présentoirs, ou comme le mauvais film de B.-H.L. écarte des médias de vrais longs métrages. Ce n'est pas parce qu'ils vivent dans l'éternité, mais les anges font confiance au temps. Et l'on prendrait bien le pari que les auteurs dont nous aimerions vous faire partager ce qu'ils nous ont donné, seront demain, ceux qui resteront. Avec aussi, sur une chemise blanche un peu de tarte à la crème. Les Anges SOMMAIRE RENCONTRES Entre désirs et spiritualité, il compose une œuvre habitée. L 'Auteur Claude Louis-Combet p.18-23 L 'Éditeur p.12-13 Rencontre avec l'auteur de L'Âge de Rose et de Des mères. Il dirige les éditions Phébus qu'il a fondées il y a vingt ans. Jean-Pierre Sicre Visite d'une jeune dame qui ne cesse de prendre le large. Bernard Manciet Le cantique d'un Gascon viril OCCITANIE p. 8-9 Bernard Simeone Les affinités d'un traducteur ITALIE p. 26 TYPOGRAPHIE Jérôme Peignot L'inventeur de la typoésie p. 41 Une star portugaise POÉSIE Sophia de Mello Breyner p. 46 «Rien n'est plus triste qu'un homme mort». Pierre Bettencourt p.48-51 Entretien avec un artiste charnel et fantaisiste ET Courrier de Pierre Favre AUSSI 4 5 L'Anachronique d'Éric Holder Arrêt sur lecture Xavier Bazot 6 10-11 Revues, l'actualité des revues littéraires Théâtre à lire, théâtre à voir 14-17 24-25 Voici de leurs nouvelles (concours) Actualité domaine français 27-35 36-40 Actualité domaine étranger Actualité poésie 42-45 Histoire littéraire 52-53 47 Polars 54 Arts et lettres Une page sommaire concernant les critiques de ce N° se trouve page 27. Bulletin d'abonnement page 55. Photo de couverture : Louis Monier *Avant le 1er février 1997 à compte d'éditeur 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10... Le Matricule des Anges N°19 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10... ARRÊT SUR Aurais-je dû me méfier et comment se douter de ce que fut son passé si masqué, ses vingt-cinq ans perdus, si vite perdus et sinon oubliés, du moins ensevelis; cependant resurgissant tels des cauchemars au fin fond de ses polars. L’historien américain Christopher R. Browning a retracé (Des hommes ordinaires, Belles Lettres 1994) le parcours de ces «hommes ordinaires» qui acceptèrent de former le 101e bataillon de réserve de la police nazie appelé à abattre à bout portant 1 500 femmes, enfants et vieillards. Ces hommes avaient été, dit l’auteur, «recrutés dans le gris». Ils étaient souvent pères de famille, issus de couches modestes. Je ne sais toujours pas d’où venait cet autre homme gris, ordinaire, cette hydre à plusieurs têtes, ce démon dit Ange ou Raphaël. J’ignore dans quelles circonstances est né ce type de Lacombe Lucien qui, des bureaux du Commissariat aux Questions Juives, gagna les sinistres caves de la rue Lauriston et s’associa à la besogne de l’ex-premier policier de France (Bony, selon la presse des années 30) et du plus vulgaire des membres de la pègre (Lafont). Si je sais aujourd’hui que le futur antérieur du Bréviaire du crime, manuel pour supprimer son prochain, a commencé par torturer, par mettre à mort, au nom de l’occupant hitlérien et parfois pour son propre compte, je me demanderai toujours comment un tel individu aurait-il pu apparaître autrement qu’il n’apparût : en homme ordinaire! Longtemps après le temps des torturés de la rue Lauriston, le temps des matricules aux bras des déportés d’Auschwitz, l’Histoire veut qu’un homme après avoir manié les armes et les coups les plus bas, se soit mis à jouer avec les mots. Avec ceux-ci, il ne tuait plus mais nombre de ses “héros”, n’arrêtaient pas de faire couler le sang. Bastiani n’avait donc pas perdu la mémoire. Il était simplement devenu écrivain. Pourquoi se prénommait-il Ange après s’être dit Raphaël? Comble de l’ironie grinçante, l’Histoire littéraire fait que c’est Le Matricule des Anges qui s’en vient aujourd’hui à parler de lui, à mettre en lumière ses multiples visages et identités, en un mot, à ressusciter sa mémoire d’homme ordinaire. De bourreau ordinaire. L'écrivain Bastiani n'était qu'un bourreau ordinaire B astiani, ange ou démon? Sous le surtitre Les égarés, les oubliés, et sous la signature d’Alfred Eibel, Le Matricule des Anges a posé cette question dans son N°16. Depuis, c’est comme si je cherchais une réponse… J’ai rencontré Ange Bastiani il y a près de quarante ans. Je possède toujours la photo de l’interview réalisée pour le compte du quotidien varois République qui alors ne s’appelait pas Var-Matin. C’était l’été, l’été 58. Ange Bastiani, main dans une poche et la cigarette dans l’autre, regarde avec attention son intervieweur qui prend sagement des notes. Ange Bastiani parle de son prochain livre sur les lieux secrets de Paris, ses bistrots louches et bordels clandestins. Il a l’air content, et gentil. «C’est un Toulonnais qui revient au pays. Il écrit. Fais le papier du genre…» m’avait commandé le matin mon rédacteur en chef. Qu’ai-je écrit? Je n’en ai aucun souvenir. J’ai gardé seulement la photo. Pourquoi? Trente-huit ans après, je lis et relis le papier du Matricule qui me fait découvrir l’Ange en question. Comment ne pas s’arrêter sur le prénom porté un temps par cet homme qui écrivit aussi sous le pseudonyme de Raphaël, Maurice Raphaël. Des images d’anges, et peut-être de vierges, poursuivaientelles l’homme de quarante ans dont le nom et le passé n’avaient strictement rien à voir avec la peinture et la littérature. De sa véritable identité, Victor Marie Lepage ou Victor Maurice Lepage, né à Toulon ou à Brest, selon les époques et les écrits, l’écrivain signa encore Ralph Bertis, Vic Vorlier, Luigi da Costa et, récidivant dans ce choix, Ange, Ange Gabrielli. «Lepage dit Bastiani, lit-on dans l’article, multiplia les pseudonymes pour cacher son passé odieux.» Ce passé était précisément celui d’un homme de la “Carlingue” lié aux sinistres caves du 93 de la rue Lauriston «où il torturait, au service de l’occupant, avec les braqueurs, faussaires bordeliers, bookmakers et tueurs à la lame facile qui constituaient la bande Bony-Lafont». Réfugié dans l’écriture, cet homme cherchait-il à oublier un passé qui pourtant revient sans cesse, par des voies détournées, dans nombre de ses ouvrages? Mais pourquoi donc, pour ma part, ne puis-je plus oublier, la page du Matricule des Anges en travers de la gorge, la toute petite heure passée à ses côtés? Quand je dis la page, je veux dire non ... 2 3 4 5 6 7 8 9 10 pas l’article lui-même qui est de qualité et met les pendules à l’heure, mais l’image du personnage qui me révèle la réalité d’un homme que je n’ai pas eu l’occasion de soupçonner et qui m’impose la vérité d’une existence que je n’ai aucunement appréhendée. Or, il se trouve que j’ai approché cet homme, que je lui ai serré la main, que j’ai sûrement bu un verre avec lui et qu’en partant celui-ci m’a probablement remercié pour le papier que j’allais lui consacrer. Il se trouve que là réside une bonne part du petit boulot quotidien de tout journaliste dit localier, conduit à rencontrer un peu n’importe qui pour parler de n’importe quoi… Le défilé est interminable, au bout d’une carrière, de ces figures d’un jour, interviewées à la va-vite au coin d’un bureau, d’un comptoir, d’une rue… Ainsi cet Ange Bastiani n’était pas n’importe qui et il ne faisait pas n’importe quoi. Il écrivait et bien, et beaucoup. Il touchait à tout, à tous les genres, du plus littéraire, théâtre compris, au plus banalement journalistique, en passant par le reportage, l’enquête, l’essai, le roman, le polar. Aucun domaine ne lui était étranger. Il avait des idées, des relations, des expériences et des souvenirs, et puis du style, une vraie plume. Sans nul doute, pour les connaisseurs, c’était un écrivain. Pas question de douter de ses qualités. Même oublié, même d’une identité à l’autre passé inaperçu sous sa demidouzaine de pseudonymes, cet auteur, qu’il fût du Midi ou de Bretagne, qu’il écrivît sur les lieux secrets de Paris et promenât ses personnages de crime en crime à travers tout le pays, n’eut-il donc que beaucoup de talent? 11 ... Le Matricule des Anges N°19 Pierre Favre (Douarnenez) sirs : «Comment, avec la période de ta vie où tu es le mieux disposé à faire l’amour, où jouir cinq fois dans une journée t’est ordinaire, peut coïncider l’époque où connaître une femme t’est le plus rigoureusement impossible?». Pour autant, la sève peut couler à flots dans le corps de notre garçon, son langage n’en demeure pas moins châtié. Voire anachronique avec, notamment, ses «chansons du palmarès» dont on devine qu’elles sont du Top cinquante. Son père, sa mère, parlent de même. Et combien de clientes peutêtre, viennent à la pâtisserie pour se faire servir des paroles si chantantes? La pâtisserie apparaît comme un îlot de résistance, à l’industrialisation des gâteaux et à l’affadissement de la langue. Résistance vaine, Sous couvert d'une fantaisie gourmande, Xavier Bazot nous régale de mille destins croisés dans le fourmillement d'une pâtisserie de famille. Les pâtisseries fines de Xavier Bazot L e narrateur du deuxième roman de Xavier Bazot se souvient qu’un professeur d’anglais, Mr Winter, vint quelques mois habiter une chambre de la grande pâtisserie familiale. Voulant des nouvelles de ce joueur de flûte, il questionne sa mère : «”Winter? Je ne connais pas de M. Winter, un Anglais? (…) Qui habite ici? Tu te trompes, nous n’avons jamais eu de locataire. (…) Monsieur Hiver, traduis-tu, pensive : ça me paraît plutôt un nom de ton invention” (…) Avant que je t’en parle, belle oublieuse, le passage chez nous de Mr Winter a eu lieu, m’est un point de repère quand je veux placer un autre événement. Si tu mets en doute le sérieux de ma mémoire, accusée de créer des personnages fictifs, comment démêler le vrai du faux?». Au seuil d’Un fraisier pour dimanche, le lecteur est prié de croire que tout ce qu’il va découvrir est vrai. Et ça l’est puisqu’aussi bien, tout est inventé. Quelle crédibilité apporter au récit de la naissance catastrophique du narrateur; luimême commençant dès le premier jour un compte à rebours de son poids : «Cinq semaines Dieu merci cinq kilos, quatre kilos à six semaines, trois la septième, deux et demi moitié de la huitième. Je vomis telle la baleine, en jets hauts de un mètre, qui retombent en cataractes sur ma figure»? On conçoit en revanche l’ire dont il fait preuve vis-à-vis du médecin («mon assassin») client toujours fidèle de la pâtisserie. Et on ne résiste pas, en apéritif, à donner ici l’entière première page du roman : «Comment peux-tu, ma mère, ton sourire n’est même pas commercial, il trouve le moyen d’être sincère, ton cœur est sans rancune, parce que je manque, nourrisson, trois fois mourir, tu crois que je vivrai un siècle, comment fais-tu pour, tous les dimanches matin, servir aimablement ses gâteaux au médecin qui essaya de me tuer? Qu’ils meurent aussi rapidement qu’ils voudront de maladies non diagnostiquées, que lui vive pour rabattre sur leurs visages les draps des lits de sa clinique, ne vas-tu pas jusqu’à, en lui rendant sa monnaie, lui demander des nouvelles de ses enfants?» Il est difficile de comprendre pourquoi Xavier Bazot et les pâtissiers n’ont pas encore été mis à l’index par quelques extrémistes catholiques. Car les pâtissiers et Xavier Bazot incitent au péché de gourmandise. Autant, parfois, il est vain de ré- sister aux appâts des vitrines, autant, ici, il faut faire preuve d’une belle abstinence pour ne pas, tel un plagiaire, tout citer du livre. Avec ses phrases labyrinthiques où la recherche du sujet est un sport, Xavier Bazot nous donne des talents de funambules et nous gavent de sucreries si légères que nous gardons une taille de ballerines. Auteur de nouvelles, il évoque souvent, en une seule longue phrase, la vie d’un personnage, et, arrivé au point, sa mort. Ainsi, à propos de JeanChristophe, ancien apprenti mal traité par sa mère : «(…) viens habiter ici, grandis, es reçu ouvrier, t’épanouis, fréquentes Hortense, une des vendeuses, pars faire ton service militaire, es envoyé en Algérie où la guerre a éclaté, reviens chez nous lors de tes permissions, te fiances à la belle Hortense, dans le mois qui suit es tué en Algérie.» Les vies défilent comme des météores mais elles laissent, en bout de course, une émotion forte. Si cela n’est pas du talent… On aura remarqué l’utilisation quasi systématique de l’interpellation via le tutoiement ou le voussoiement. Le narrateur convoque chaque personnage comme à un théâtre d’ombres; il est naturel, alors, que le verbe soit premier. L’action précède l’essence. Ce qui pourrait passer pour une fantaisie, une virtuosité vaine d’écrivain, ces phrases qui glissent entre les virgules, les inversions, prend finalement tout son sens. La parole, ici, donne la vie dans le temps même où elle se fabrique. Le langage est le substitut de la sexualité pour notre narrateur dont les quinze ans crient famine. Il est vrai qu’entouré des femmes de la pâtisserie, d’une sœur dont il rêve de caresser la «chevelure épaisse d’adolescente, mordorée, qui se balance entre (s)es reins», la tentation est forte. Et la vie cruelle à ne pas accéder à ses dé- Le Matricule des Anges N°19 ...2 Photo : Louis Monier probablement, puisque, tout autour de nos artisans, la maison se fissure. Cet amour de la langue (comme des pâtisseries fines) singularise un auteur qui ne puise pas ses références dans les romans américains, qui refuse la désacralisation de la littérature comme de l’amour. On en trouve, une fois encore, l’illustration dans le roman, lorsque le dimanche, la famille examine «tels des géologues un terrain» les gâteaux de la concurrence. En analyse gustative, le narrateur est expert : une absence de peau sur la langue et le palais lui a fourni une hypersensibilité. Gageons que l’auteur lui-même possède ce genre d’infirmité. Thierry Guichard Un fraisier pour dimanche Xavier Bazot Le Serpent à Plumes 108 pages, 75 FF 3 4 5 6 7 8 9 10 11 ... LECTURE COURRIER REÇU HOLDER L' A N A C H R O N I Q U E «Shall we meet again? Cette interrogation continuellement suspendue est superbe, proprement anglaise, et rend compte de cette existence dont si souvent le sens nous est dérobé.» Nicolas Bouvier Le Poisson-scorpion N ous étions entrés en correspondance depuis près de deux ans. Il est écrivain, lui-même, il avait prévu de créer avec beaucoup d’avance cette sorte de tournée théâtrale, de ville en ville, où j’aurais lu mes propres textes en compagnie de comédiens, d’un musicien. Ainsi, en 95, envisageait-il déjà que nous travaillerions ensemble, quand je ne pouvais que lui répondre, mordant sur la franchise, tu sais, hombre, demain, je suis peut-être mort, c’est miracle de se lever chaque matin, quels auteurs dignes, seraient-ils jeunes, cotisent à des retraites, à plus tard, à bientôt? Ne te fais pas d’illusions, disait-il (sa voix, au téléphone, sans que je l’aie jamais vu, comme si nous avions été assis côte à côte, épaule contre épaule), deux ans, ce n’est rien. Quelques jours avaient suffi pour s’habituer à marquer 97 en haut de lettres, en bas de chèques; nous avions donné la veille notre troisième représentation à Caen, sa ville natale. Le spectacle était âgé d’un mois, durant lequel la petite troupe avait été de théâtre en théâtre au point d’en oublier les noms. La nuit, nous rêvions encore de dresser le décor, de le démonter, de le monter à nouveau. Nous étions fatigués. C’était alors qu’il avait tapé dans ses mains, demain, on ne joue qu’à vingt et une heures, tu sais ce qu’on fait? On va au brochet, tous les deux, toi et moi. L’aube en hiver n’en finissait pas de s’étirer au-dessus du marais. On avait disposé La tournŽe est pour moi un peu de papier journal derrière son break pour enfiler les cuissardes sans se salir les pieds. J’avais celles de son fils; cela valait de ne passer que très lentement, de loin en loin, sous les barbelés, afin de ne pas les trouer. Entre les champs où subsistait, par endroits, de la neige, des vieux canaux fumaient. Ils ne contenaient pas beaucoup d’eau. Personne n’aurait eu l’idée de pêcher là-dedans, sinon lui. Il avait, tant en avant que vers l’arrière, le geste sec et précis de qui est né le lancer à la main - et sa façon de faire nager la cuiller qui confinait à être plus désirable qu’une véritable proie... J’attrapais, pour moi, des branches basses, des bouquets de roseaux, ces planches vermoulues qui avaient servi de ponts. Autant l’avouer tout de suite, il ne prit pas de brochet - deux brèmes, coup sur coup, qu’il relâcha avec des gestes affectueux, Va, ma toute belle, et pardon. Il n’en voulait qu’aux carnassiers. Je le reconnaissais bien là. Écrire que nous n’avions pas échangé vingt mots depuis que nous étions sortis du break paraîtrait un truisme. Car de quoi aurions-nous parlé? De son pays, et moi du mien, de même terre, et de même eau? De mêmes amis? Nous les avions rencontrés en d’autres circonstances, nous les aimions, à l’évidence, pour de semblables raisons. De nos livres? Tout était déjà marqué. Des livres des autres? C’eût été, pour le coup, pesant, tant il en allait de certains auteurs comme de nos amis, seraient-ils vieux de plusieurs siècles. Je ne pouvais que me taire, en inscrivant mes pas dans les tiens. L’herbe craquait sous un peu de gel, et je songeais que le monde, ce matin-là, tournait autour de toi, autour de Caen. Le miracle de la littérature, tu sais, c’est aussi celui-là : nous faire ressembler à des petites planètes qui, si elles refusent absolument de scintiller dans la nuit, n’en subissent pas moins les lois de l’attraction. Nous sommes quelques-uns, en lisant, en écrivant, à placer la barre non pas haut, mais ailleurs et à nous rencontrer là, avec une espèce de fatalité. Je te nomme, François de Cornière. Éric Holder ...3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 ... Le Matricule des Anges N°19 trace dans nos vies. On est là au plus près d'une sensibilité aiguisée. Le retour à la terre dont il est question dans le titre évoque la mort : «Alors il ne me restera plus qu'à rassembler mes souvenirs les meilleurs comme un baluchon flegmatique et de baiser les lèvres de l'absente qui ne l'aura jamais autant été.» Les Carnets du Dessert de Lune 30, rue Longue-Vie B-1050 Bruxelles Un des champions du livre singulier, c'est Pierre Courtaud, poète et éditeur qui dirige La Main Courante (59, rue AugusteCoulon 23 300 La Souterraine) où viennent de paraître un "roman" de Georges Mérillon, L'Éventail de Corinne (20 pages, 70 FF), Dear Laurie de Claude Pélieu (42 pages, 70 FF) et Alors à qui appartient la mort télévisée du trio de choc Claude Pélieu, Carl Weissner et William S. Burroughs. Ces livres sont bien plus singuliers pour leurs textes que pour leur forme. En revanche, Pierre Courtaud auteur, poursuit une belle relation de création avec le plasticien Jean-Marc Scanreigh dont le travail, parfois, fait penser à Vodaine. Tirés à quelques dizaines d'exemplaires, ces ouvrages cousus révèlent soit une poésie elliptique soit une prose dont la plasticité importe. Ouvrages à contempler plus encore qu'à lire, signalons, entre autres La Creuse est parmi nous (140 FF), Petits Modèles pour un livre de lecture (140 FF) et le magnifique Onze preuves d'amour (120 FF). J.-M. Scanreigh 249, cours Lafayette 69 006 Lyon Loin de toute standardisation, certains éditeurs jouent la carte de la singularité en proposant des livres d'artistes à prix modeste. Échantillons. De singuliers ouvrages N ous avons déjà évoqué le travail exceptionnel réalisé par des éditeurs comme Encre Marine, l'Éolienne (et ses livres personnalisés) ou Derrière la Salle de bains (son érotisme léger et drôle). Leurs livres n'obéissent guère aux règles commerciales et industrielles qui préconisent une baisse des coûts de fabrication et une augmentation de la diffusion. C'est que la relation recherchée par l'éditeur vis-à-vis de son rapport à l'objet d'une part, et par rapport au lecteur ensuite, constitue l'essentiel de sa quête. Il ne s'agit plus de s'adresser à tous, mais à chacun. Disons-le aussi, la singularité peut parfois fournir un élément commercial et contribuer à l'image de qualité d'un éditeur. L'image de William Blake &Co Édit.s'affirme imposante dans le catalogue que Jean-Paul Michel, le fondateur de cette maison bordelaise, publie pour les vingt ans de la maison. Majestueux et lourd volume de près de 400 pages de grand format, «Nous avons voué notre vie à des signes» (c'est son titre) s'impose comme une galerie d'art et de littérature mise en volume de papier (380 pages, 250 FF). Le soin apporté ici aux reprographies n'a d'égal que la liste des noms prestigieux qui constituent ce catalogue, de Hervé Guibert à Jacques Derrida, en passant par Denis Roche, Pierre Bergounioux, Jude Stéfan mais aussi Spinoza, Mallarmé ou Hölderlin. C'est, à notre connaissance, le catalogue le plus luxueux jamais publié par un éditeur littéraire. Il est vrai que Jean-Paul Michel, par ailleurs auteur, possède un caractère à la hauteur de cette mégalomanie créatrice. William Blake & Co. Édit. B.P.4 - 33 037 Bordeaux Cedex À l'inverse, les éditions Les Carnets du Dessert de Lune se laissent déflorer sans trompettes ni tambours. De petit format, leurs ouvrages s'ouvrent comme des carnets à dessin, réceptacles de croquis pris sur le vif, carnet de notes du quotidien. Pas d'auteurs déjà consacrés au catalogue de cette maison de Bruxelles, mais de jeunes poètes ou prosateurs de très grande qualité. Évoquons ainsi François Garnier dont le Carnet du retour à la terre s'orne de quatre encres de l'auteur (35 pages, 35 FF). Dans une prose tendue qui recherche la simplicité et la sincérité, l'auteur égrène les petits pas que le quotidien Le bel âge de Lucioles Éditions Les éditions Tristram qui n'en sont pas à une innovation près, ont décidé de couronner régulièrement un de leurs lecteurs. À partir de bons de commande reçus à leur siège, les éditeurs ont tiré au sort le nom de celui qui, dès aujourd'hui, est devenu le premier lecteur perpétuel de Tristram! Le gagnant réside à Labatut sous le soleil landais. Patrick Poulitou va recevoir jusqu'à la fin de ses jours, ou celle de Tristram, tous les ouvrages de cet éditeur d'Auch. À commencer par le premier volume (sur quatre prévus) de la traduction de La Vie et les opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne et le quatrième roman de Mehdi Belhaj Kacem, L'Antéforme. On attend avec impatience une initiative similaire de Gallimard et de La Pléiade… Éditions Tristram BP 110 32 002 Auch cedex U ne librairie qui se lance dans l'édition? À voir le livre qu'offre actuellement la librairie Lucioles de Vienne à ses lecteurs on pourrait le croire. Sous une couverture signée Tardi, dix auteurs proposent un texte inédit. C'est, en fait un cadeau d'anniversaire que la librairie s'est offert avec la complicité de Jacques A. Bertrand, François Boddaert, Nancy Huston, Charles Juliet, Jean Kehayan, Jean-Yves Loude, Richard Millet, Michel Orcel, Jean Rouaud, Jean-Pierre Spilmont et en onzième homme, Italo Calvino. Il est vrai que vingt ans d'existence, cela se fête. Et pour Michel Bazin le fondateur de la maison, «plus que des auteurs, ce sont des amis qui ont répondu à son invitation à donner un texte.» En vingt ans, la librairie est passée de 31m2 de superficie au triple aujourd'hui. Une belle évolution dans une ville de 30 000 habitants. Le succès repose peut-être sur la volonté du libraire d'inviter régulièrement des auteurs ou des éditeurs. Et lorsque cela n'est pas possible, d'inventer les rencontres téléphoniques via un haut-parleur! Preuve du travail de fond réalisé par Lucioles, le prix qui porte son nom : décerné chaque année à un roman il a d'ores et déjà récompensé Nancy Huston, Russel Banks ou Richard Millet. Favori cette année Louis de Bernières pour La Mandoline du capitaine Corelli (Denoël) dont Michel Bazin affirme avoir déjà vendu cent cinquante exemplaires. Un souhait? Recevoir Toni Morrison! Peutêtre Christian Bourgois, l'éditeur du Prix Nobel, pourra-t-il ajouter sa cerise sur le gâteau d'anniversaire… T. G. Lucioles 13, place du Palais 38 200 Vienne Le Matricule des Anges N°19 ... 3 4 Manifestations Le Maroc est invité à fêter le printemps à Bordeaux du 21 au 28 mars. Musique, arts plastiques, cinéma, gastronomie mais surtout littérature déclineront l'identité de ce pays. L'association Le Monde autour du livre y attend les écrivains Edmond Amran El Maleh, Mohamed Berrada, Mahi Binebine, Mohamed Ezzedine Tazi, Mustapha Nissabouri, Mohamed Zafzaf et Abdallah Zrika. Pour plus de renseignements sur ce Printemps du Maroc : 05.56.44.92.40 Les Jeudis littéraires associent également gastronomie et littérature au restaurant Les Uns et les autres, chez Driss à Paris, où le comédien Marc Roger lit chaque semaine à voix haute pour les convives rassemblés. Chaque jeudi à partir de 20 heures il propose ainsi des soirées à thèmes (polar et argot, le 10 avril, littérature érotique, le 24 avril) et des rencontres avec des revues ou des éditeurs (Éditions Hors Commerce, le 3 avril). 15, rue Chevreul 75 011 Paris Tél : 01.43.70.22.40 5 6 7 8 9 10 11 12 ... RES ÉRIC È REP RENC O V Photo : Danièle Cayla ous en avez rêvé, l’Occitanie l’a fait. De récentes lectures/mises en scène, à Bordeaux et au festival d’automne de Paris, ont permis d’élargir l’audience du poète Bernard Manciet, âgé aujourd’hui de soixante-douze ans. Traduit en français par ses soins, l’homme a écrit en occitan une œuvre comprenant poésie, romans et essais. L’écrivain vit près de Sabres, dans les Landes, un village auquel il assure une postérité éternelle avec L’Entarrement a Sabres, poème de cinq mille vers qui narre dans un grand flot lyrique une cérémonie à la fois profane et religieuse. Bref : une bible. L’inspiration de Manciet -pour citer des publications récentes- s’étend à d’autres sujets : des Sonets (éditions Jorn) dans une tradition revisitée, la tauromachie avec Per el Yiyo, combat d’amour entre l’homme et la bête sombre, Véniels, poèmes fulgurants alliant musicalité et volupté, Strophes pour Feurer, une de ses “fondations” les plus réussies par son pouvoir d’évocation, inspirée par deux peintures de René Feurer (ces trois derniers ouvrages aux éditions L’Escampette). Votre langue est très virile, pleine de grandeur, ce qui est rare aujourd’hui dans le paysage poétique français. Elle est aussi musicale. De qui peut-on vous rapprocher : Wagner ou Debussy? Ma langue naturelle, c’est l’occitan. Mon dialecte, comme je suis de la région atlantique, c’est le gascon noir, qui est un dia- ... 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Avec la publication de Per el Yiyo et L'Entarrement a Sabres, l'écrivain occitan Bernard Manciet poursuit une œuvre vivifiante. Sa langue gorgée de colère, de volupté et de sensualité fertilise également la terre de ses ancêtres. Une voix qui étouffe purismes et dogmes. Bernard Manciet, le renard de la langue lecte avec des grandes âpretés et une espèce de mépris interne pour les autres langues (rires). Je suis viril, je vous le garantis, même à mon âge. Par contre, je n’ai rien à voir avec Wagner. Sa musique, c’est pour moi de longs spaghettis qui s’étirent. C’est un personnage insupportable. On ne peut pas me rapprocher de Debussy : c’est aérien. Vous avez vu mon poids? Vu mon tour de taille, je ne suis pas aérien. Comme musicien, je l’ai dit cent fois : je n’en ai qu’un c’est Monteverdi. Après il n’y a plus de musique. (Moi, ce n’est pas de la musique. Ce sont des aboiements.) Monteverdi nous amène au religieux. Pas forcément. Ses opéras sont très sensuels. Quoique pour moi il n’y a pas une grande différence entre sensualité et religion. Le personnage de Donne dans L’Entarrament a Sabres n’est pas un personnage sensuel. Elle, c’est la Mater, la mère terrible et redoutable, souterraine presque. Elle navigue très bien parmi toutes ces eaux sensuelles, ces vagues qui naissent de tous côtés, au milieu des récoltes, des moissons de la mer, des terres, des générations. La rédaction de cet ouvrage s’est fait à tort et à travers comme tout ce que je fais. Ce n’est pas moi qui dirige mon écriture, c’est l’ange, le barreur qui est derrière moi. L’ange vous a-t-il mis en rapport entre cet “entarrement” et Donne, la Mater à laquelle s’adresse la population de Sabres? La femme-mère hante toutes les civilisations. Je ne sais pas ailleurs. Je n’ai pas de rapport avec l’Orient, ce n’est pas ma civilisation. Je trouve qu’en Occident, le rôle 13 ... Le Matricule des Anges N°19 de l’aïeule est important. Même à Lourdes, c’est une femme qui apparaît dans une grotte. C’est l’état souterrain. Chez les basques aussi, les Marie sont des sortes de fées, elles apparaissent sous terre. Ici, nous n’avons pas de grottes. Seulement du sable. Mais il y a la grotte maternelle. Les Occitans parlent avec passion de ce personnage. C’est certainement pour ça que je l’ai mise au premier plan. Dieu dans ce livre est non seulement sollicité mais agressé. Le peuple landais n’aborde pas seulement dieu au niveau de la plainte : il l’aborde aussi au niveau de la fécondité. C’est un dieu qui exauce, mais rarement. Il est insupportable. Les juifs ont un rapport semblable avec l’éternel : il n’est pas content d’eux mais eux non plus. Il y a une rivalité, un affrontement. Il y a une chose que vous ne souhaitez pas pour une œuvre : l’enfermement avec le tampon “occitan” dessus. À partir de racines occitanes, cherchez-vous l’universel? Je ne suis pas régionaliste, au contraire. Je me bats depuis quarante ans pour empêcher que ce travers qui consiste à enfermer la culture occitane ne devienne un vice. C’est une maladie. Ceux qui ont contribué à ça sont les théoriciens. Il faut que ces pédagogues justifient leur métier d’enseignement des langues. Si un curé perd sa foi, il perd son salaire. Je n’ai pas besoin de l’Occitanie. C’est naturel. Cette prise de position en a heurté plus d’un, je me suis fait beaucoup d’ennemis, c’est sûr. C’est un de mes faibles : j’aime bien me faire des ennemis. Ils me font rire. J’ai cependant des amis extrêment fidèles. Je n’aime pas être propriété de quelqu’un. Propriété de l’Occitanie, je ne le serai jamais, pas plus que celle des Français ou des Espagnols. Je vais mon chemin, qu’ils me laissent tranquille. Je barre droit. S’il y a des tempêtes on verra bien. Tous les théoriciens de la langue occitane ne l’ont pas rigidifiée pour autant. La plupart de mes amis occitans sont comparatistes. C’est ce qui me plaît : il faut confronter cette culture à d’autres. La francophonie, c’est ça son erreur. Elle se referme sur elle-même, au lieu de s’ouvrir, de se diversifier. Cette ouverture, on la retrouve dans votre style. Vous n’avez pas une langue propre ou appliquée. Elle s’enrichit d’un vocabulaire qui peut être celui de la technique moderne, ou bien des néologismes. Absolument : je ne suis pas contre les néologismes. Je me méfie des purismes. Les puristes sont dangereux, surtout en occitan. Ils en viennent à se battre entre eux pour des virgules, des accents pour savoir s’il faut mettre un z à la place d’un s. Il faut aller son chemin, qu’eux fassent le ménage après. La revue Oc dont je suis le responsable publie les écrivains de langue occitane ou catalane. Quant à la critique, elle s’étend à tout. Là aussi, nos collaborateurs sont de toute nationalité. J’ai bien sûr des origines occitanes. Je suis issu d’une vieille famille mais il y a chez nous des greffons qui viennent de partout, de toutes les races. Il y a quelque chose d’animiste dans votre poésie. Comme si les choses étaient chargées de vie mais aussi d’intentions. Je ne suis pas animiste au sens africain du terme. Au sens de Saint-Thomas d’Aquin, certainement. Les créatures quelles qu’elles soient sont en attente de la parousie : les pierres, les arbres, les eaux… ainsi de suite. Je le crois volontiers. Je suis absolument dans le droit fil de la théologie classique! Je le fais en tant que poète. Je crois que le chant a précédé la parole comme l’admiration précède l’amour, comme l’apparition précède la lumière… On en revient à la musique. L’Entarrement a Sabres comme Per el yiyo ressemblent à des oratorios, avec des voix solistes et un chœur. J’y pense maintenant de plus en plus et c’est vrai. Ce sont des monodies, des cycles. Cela vient beaucoup de ma formation helléniste quand j’étais étudiant. Je suis encore plongé dans cette civilisation, dans ces civilisations car il y a une multitude de Grèce. Ça me fait rire quand les historiens s’interrogent sur l’origine du destin. L’amour n’est peut-être pas le mot qui convient. C’est intraduisible. Mais à ce moment-là, la notion d’amour, au sens de Pétrarque par exemple, brise le sens du mot destin. Dans ce drame, j’ai remplacé la liaison habituelle entre le taureau et le matador par des rapports amoureux. Ce sont aussi les rapports qui existent dans l’arène. Finalement, le destin c’est Satan. Or le destin peut être absorbé par la lumière. On a parlé de religion, de sensualité, de virilité. Parlons d’amour encore : beaucoup de passages de vos livres font penser au Cantique des cantiques. Dans la Bible, on n'a pas peur de tout ça. Chez les Grecs, c’est édulcoré. J’aime bien quand il y a une certaine crudité. J’y crois beaucoup. Le langage du corps n’est pas loin de celui de la poésie. Le corps sait parler; il sait dire les choses. Il faut l’écouter. On parle de l’érotisme mais jamais on ne s’est autant éloigné de l’éros. Je reconnais que je suis l’ennemi de la demi-teinte bien qu’on dise que mes romans sont "atmosphéristes". Mais j’étais jeune… Ce n'est pas moi qui les écrit, c’est écrit comme ça dans le train… Il n’y a qu’un que j’estime c’est Hélène. Ma trilogie romanesque… disons que c’est pour les Occitans. Je n’ai jamais aimé ces trois romans. Je suis plutôt satisfait de mes poèmes. René Nelli a trouvé qu’Accidents, mon premier recueil paru à l’après-guerre, était une nouveauté pour la langue occitane qui nous sortait du paysannat. Ce fut un choc pour les Occitans, pour les félibres, les amoureux de l’œuvre de Mistral, les mistraliens. Ils étaient éberlués. On m’a même traité de nazi alors que de l’Occitanie nous sommes trois ou quatre à avoir été résistants! Ça nous faisait rigoler. Votre poésie commence à dépasser l’audience occitane… Je m’en fous de la notoriété. La seule notoriété à laquelle je suis attaché, c’est d’avoir une vingtaine d’amis dans la république des lettres. Je suis très vieux jeu pour ça. Le reste est affaire de commerçants. De nombreuses choses paraîtront posthumes. Par contre, le fait que L’Entarrement a sabres ou Per el Yiyo soient lus ou joués m’importe. Il faut montrer que la littérature occitane existe, que ce n’est pas une littérature patoisante. Nous avons de grands écrivains occitans : des troubadours à aujourd’hui. Mistral n’est pas si mauvais. Disons qu’il s’est fait posséder par ce milieu. Je ne veux pas de ça. Je suis un renard de la langue et avant d’arriver à faire rentrer un renard dans une cage… culte de Dionysos. S’ils connaissaient la Grèce, ils sauraient qu’il vient de partout, qu’il est partout à la fois. Pour moi il y a floraison. Dans mon œuvre, tout y est : la mort, la vie, la danse. La mort c’est important. Dionysos est né deux fois : une fois matériellement, et une autre fois plus spirituellement. En naissant de la cuisse de Jupiter, il est né de ses testicules. La seconde naissance pour moi, je suis dedans. Et cette seconde naissance pour le monde, nous sommes aussi dedans. La fin du monde est déjà arrivée plusieurs fois. Mes textes ne doivent pas être enfermés, tout comme les textes bibliques, dans une lecture précise. Les personnages de la Bible, notamment les prophètes, sont toujours en colère. Ça, j’aime beaucoup. Ils sont toujours furieux. Le Père éternel aussi. C’est pour ça que j’aime des écrivains comme Léon Bloy, Bossuet ou Bernanos. Il faut fustiger ses semblables non pas spécialement pour les rendre meilleurs mais par plaisir. Et on se fustige soi-même en même temps. On se secoue les puces! Je suis du côté de la colère gratuite. Il faut sortir de ce siècle. Regardez tous ces assistés : c’est de la servitude volontaire. Il n’y a plus de risques, plus de Vasco de Gama! Il n’y a plus de ceux qui brûlent tout, qui cassent tout! Ce siècle est nul. Le peuple de Sabres, vous l’aimez et le violentez à la fois. Vous n’aimez pas quand l’homme se laisse aller… Je ne supporte pas. Il faut que tout le monde se réveille. En même temps, je préfère un grand pécheur à un petit saint. Dans les prières cela m’irrite. On dit : “priez pour nous, pauvres pécheurs”. Pourquoi pas grands pécheurs? Si on l’est, autant l’être complètement. Cette façon de geindre, c’est ça qui m’irrite par exemple dans la musique hindoue, ces gémissements perpétuels…han, han… je casserai tout! Je reconnais volontiers à ma poésie une nature extatique. Il faut se laisser émerveiller. Notre siècle mesure tout : les scientifiques contrôlent le système métrique : les années-lumière… Ça veut dire que l’univers est fait pour confirmer les exactitudes du système métrique et non pas l’inverse. Avec des mesures, on n'arrive à rien. S’ils commençaient à admirer, ils comprendraient mieux. Les étoiles s’admirent entre elles sinon on les comprendrait pas. Votre nature passionnée vous a amené naturellement à vous intéresser à la tauromachie… La tauromachie garde quelque chose d’important : ce qui s’appelle la grandeur. Celle de l’homme et de la bête. C’est un des derniers refuges pour un siècle qui manque de grandeur. Le taureau est un grand seigneur et le matador aussi. Je dis matador parce que ce dernier tue. J’ai écrit ce texte après la mort d’El Yiyo. J’ai infléchi le sens : chez les antiques, il y a le destin auquel on ne peut échapper. Après le christianisme, l’amour brise le Le Matricule des Anges N°19 ... 4 Propos recueillis par Marc Blanchet L’Entarrement a Sabres Mollat éditeur 400 pages, 180 FF Per el Yiyo L’Escampette 96 pages, 99 FF 5 6 7 8 9 10 11 12 13 ... NTRE RENCO NTRE REVUE Survol uoi de neuf en Scandinavie? Pour les paresseux ou les esprits épris de synthèses, Nouvelles du Nord recense chaque année l'ensemble (exhaustif) des parutions venant du grand froid. Ses critiques sont vivifiantes et peu complaisantes. Pour la revue, la plus belle surprise du premier semestre 96? : Le Dernier Espion du Danois Leif Davidsen (Éd. Gaïa). Au-delà de cette lecture-bilan, on trouvera également dans ce petit observatoire des lettres septentrionales cinq textes de création tombés dans l'oubli ou inédits (dont Les Premiers Pas en littérature de Hjalmar Söderberg), un entretien avec Éric Eydoux, traducteur entre autres de Faldbakken et cofondateur des Boréales de Caen, ainsi qu'un éclairage sur l'œuvre du cinéaste finlandais Valentin Vaala (1909-1976). Un bel ensemble qui remplit son objectif : promouvoir la culture nordique, en répertoriant coups de cœur et impostures. Nouvelles du Nord N°6 - 80 pages, 99 FF - L'Élan 9, rue Stephenson 44 000 Nantes. Ceux qui préfèrent les pays chauds iront voir du côté d'Aires N°23, consacrée à la poésie canarienne contemporaine. De belle facture dans son format carré, Aires offre là une véritable anthologie aussi courageuse qu'intelligente. Courageuse car elle permet la découverte d'auteurs inconnus en France, mis à part, peutêtre, Andrès Sanchez Robayna. La revue, après une présentation très référencée de Jean-Gabriel Cosculluela, s'ouvre sur la lumière et le silence de Miguel Martinon pour se refermer sur le vide fascinant de la jeune Goretti Ramirez, traductrice de Lionel Bourg et Charles Juliet. Entre ces deux portes la lumière de l'île traverse les poèmes et les proses, comme une obsession ou comme une signature. Au centre du volume, les noirs du peintre Luis Palmero aiguisent l'œil jusquà faire apparaître les silhouettes de bâteaux sur la mer. La contemplation semble ne pouvoir se faire, aux Iles Canaries qu'en plissant les yeux. Si Roberto Cabrera écrit : «L'ombre seule/ d'un arbre quiet./ Ses branches noires/ - battement profond -/ disent la nuit», au sortir de ce numéro exemplaire, c'est bien le jour éclatant que disent ces textes. Cela ne rend que plus nécessaire, une revue qui les met en lumière et qui, en plus, offre une présentation biographique de chaque auteur. Aires N°23 Insula -B.P. 221 42 013 SaintÉtienne cedex 2 80 pages, 75 FF Abonnement 2 numéros : 140 FF Q ... 5 6 7 8 9 10 11 12 Le Lecteur de Samuel Brussell témoigne de la passion de cet ancien éditeur (L'Anatolia) pour la presse. Clair, il défriche le champ des idées. Semestriel anthologique et critique, Le Visage vert se spécialise dans le fantastique, le mystère, l’humour fin-de-siècle et l’anticipation ancienne. Le Lecteur se laisse lire Antiques épouvantes C U 'était une belle maison d'édition, soignée et curieuse. L'Anatolia a subi, à l'automne dernier une liquidation judiciaire. C'est un beau mensuel, à la mise en page élégante et claire. Le Lecteur est né, en février, des cendres de L'Anatolia. La métamorphose d'éditeur en directeur de la publication n'étonnera guère ceux qui ont croisé Samuel Brussell, ici ou là, un journal (de préférence étranger) toujours en poche. Cet amoureux de la presse a donc franchi le pas. Le Lecteur, immanquablement, avec son papier journal, sa bichromie de Une, évoque La Quinzaine littéraire : «Je n'y ai pas du tout pensé. Je ne lis pas La Quinzaine. Mon modèle, ce sont des journaux comme le Times literary Suplement ou le Spectator (anglais)». Cela se traduit par une typographie très aérée, classique et sobre. Une lisibilité que l'on retrouve, et c'est là sa grande qualité, dans le contenu des articles. Pour preuve Étienne Wolff nous fait découvrir, avec quelle intelligence, l'humaniste catalan Vivés mort au milieu du seizième siècle. Maître de conférence, Étienne Wolff laisse tout jargon au vestiaire et dresse le portrait vivant d'un homme dont le père fut brûlé par l'Inquisition. Mais, cerise sur le gâteau, il ne s'agit pas seulement de procéder aux fouilles de l'histoire littéraire et d'enfermer dans un musée les idées de l'époque. Qu'il s'agisse de Vivés, ou de Juvénal, Étienne Wolff parvient à tirer de leur œuvre, un éclairage sur notre époque. On trouve là l'expression du credo de Samuel Brussell : «La voix des classiques nous parle vraiment. Les classiques nous éclairent et nous aident à voir la réalité». On comprend, dès lors que la littérature contemporaine soit un peu minoritaire. On trouve cependant, entre autres, un article enthousiaste sur Pirotte, un égratignage respectueux de Tillinac, un hommage à Burgess. La littérature francophone n'est pas absente, mais fidèle à ses goûts d'éditeur, Samuel Brussell ne lui offre pas une place de choix. Le Lecteur s'intéresse aussi à la philosophie (Popper et Feyerabend ici) aux arts avec l'architecte Adolf Loos ou avec les belles photos de Giorgia Fiorio. Fort de cette idée que«les gens sont intimidés par la culture qui les prend de haut» Le Lecteur ouvre une fenêtre éclectique sur le monde. Une fenêtre qui, dans le numéro de mars, éclairera les portraits de V. S. Naipaul, Queneau et Gombrowicz. Tiré à 28 500 exemplaires, il faut souhaiter au Lecteur de trouver ses lecteurs. Et inversement. Thierry Guichard BP 2030 34 024 Montpellier Cedex 1 L'Avant-Scène La N.R.F. Le Bleu du ciel Décharge L ’Avant-Scène fête son millième numéro. Pour l’occasion la revue a passé commande à 26 auteurs “maison”, de Jean-Paul Alègre à Anca Visdei. Les lecteurs, avec la publication de huit textes, ont également participé à l’événement. Le seul lien entre tous ces écrits, c’est la citation du mot mille, comme une façon de souhaiter bon anniversaire. Les auteurs se sont plus ou moins bien tirés de cet exercice imposé. Certains textes sonnent creux et manquent d’intérêt. Dommage, car il y avait là matière à réjouissance. L’Avant-Scène est en effet la seule publication régulière consacrée au théâtre, toujours en activité, à avoir atteint son millième numéro sans interruption. À raison de deux numéros par mois, cette revue couvre quasiment cinquante ans de la vie théâtrale française. Anouilh, Sartre, Camus, Montherlant, Vian, Beckett, Tardieu, Ionesco font partie de son catalogue... Souhaitons à L’Avant-Scène de garder toute la curiosité de sa jeunesse. L. C. C ela fait un peu plus d'un an que le romancier Bertrand Visage a succédé au poète Jacques Réda à la tête de La Nouvelle Revue Française (vieille de 88 ans!). L'heure des bilans? Pas tout à fait. car bien qu'il s'en défende, La N.R.F. de Bertrand Visage ressemble plus, depuis, à un mensuel de communication de Gallimard. Auteurs maison incontournables (Camus, Genet, Malraux voire Djian, Germain, Detambel), la liste des écrivains publiés en un an laisse peu de place aux inconnus et presque rien à la poésie. Il s'agit de ne pas prendre de risques, de légitimer ce qui n'a plus besoin de l'être et de donner à lire des extraits de livres à paraître… chez Gallimard. On voudrait croire qu'avec le temps, Bertrand Visage saura redonner à la vieille dame, une âme plus aventureuse et moins mercantile. On s'intéressera, en attendant, au numéro spécial Amérique latine qui offre son lot de star (Mutis, Saer, Sepúlveda) et de novices dont le prometteur Rodrigo Rey Rosa. Un gros défaut toutefois : les nouvelles s'alignent en ordre rangé sans aucune présentation critique. Comme des boîtes de conserve dans un supermarché. T. G. L’Avant-Scène Théâtre 6, rue Gît-le-Cœur 75 006 Paris 116 pages, 87 FF (Abt 20 N° : 720 FF) 14 ... Le Matricule des Anges N°19 La Nouvelle Revue Française N°528 144 pages, 62 FF (Abt 1 an : 525 FF) D trange animal que ce N°4 d’Irrégulomadaire. Constituée d’un texte en prose, comme colonne vertébrale et de photographies comme excroissances, cette revue à fréquence irrégulière s’impose comme une construction artistique et mentale autour du thème des bagages. Le texte fait penser à Wim Venders et à Jean-Luc Godard. On y assiste à la genèse d’une revue ou d’une exposition autour du thème des bagages. Écrit comme un témoignage, il mêle, avec une distanciation perceptible, des éléments intimes de ceux qui construisent leur réflexion et de ceux qu’ils rencontrent à travers, notamment, les États-Unis. Les photographies qui précèdent et suivent émanent donc de l’enquête préliminaire à l’élaboration du thème. Les auteurs tournent le dos à toute notion d’esthétique. Le texte concomitant aux clichés semble avoir subi les caprices typographiques d’un fax. Aux photos plus gris et blanc que noir et blanc se mêlent des couleurs violentes. Traces floues de la mémoire, elles se jettent à la figure du lecteur qui construira son propre puzzle ou nourrira ce réseau d’images de sa propre vie. Avec de tels bagages le voyage peut durer longtemps. Irrégulomadaire N°4 - 200 pages, 180 FF É ne première série de Le Visage vert avait été lancée en 1984 par Xavier LegrandFerronnière puis mise en sommeil avant de refaire surface et de bénéficier aujourd’hui du soutien des éditions Joëlle Losfeld. La nouvelle livraison conserve les vertus des précédentes et approfondit ses recherches. S’y affichent comme de coutume des textes inattendus, des inédits dénichés dans les rayons “Bizarreries” et “Récits terrifiants” des bibliothèques par une équipe d’archéologues littéraires composée de Legrand-Ferronnière lui-même, Gaïd Gérard et Joseph Altairac. On ne présente plus l’Irlandais Sheridan Le Fanu créateur de la race des vampires avec Carmilla, ni H.-G. Wells dont les fragments inédits de La Guerre des Mondes publiés ici constituent des morceaux de choix. La visite débute avec Bulwer-Lytton (1803-1873). L’auteur des Derniers Jours de Pompéï se rattache à la tradition du roman gothique anglais, au point qu’on le considère outre-Manche comme le père du roman mystérieux. Fantômes et Magiciens est un récit dont la critique soulignait lors de sa publication en France (1894) qu’il était d’un «initié qui a vu, certainement, et non celle d’un simple romancier qui imagine.» Quand bien même, Bulwer-Lytton avait de l’imagination à revendre: «je sentis distinctement vibrer la pièce et, tout au fond, je vis s’élever comme surgissant du plancher, des étincelles et de petites sphères ressemblant à des bulles de lumière multicolores». James Hogg (1770-1835) s’apparente lui à Le Braz ou Seignolle bien qu’il leur soit nettement antérieur. Reconnu pour l’usage qu’il fit du folklore populaire écossais, il conduit dans une nouvelle de pure fiction -du moins faut-il l’espérer- et dans la grande tradition du genre, La Descente aux enfers de George Dobson. Raide démonstration qu’une conscience professionnelle trop développée conduit à sceller des pactes -naturellement- diaboliques. Attendent encore Richard Middleton (1882-1911) et son Oiseau dans le jardin ou l’Américain Silas Weir Mitchell (1829-1914) qui s’attache au projet prométhéen de la résurrection des morts. Le médecin français André Couvreur (1865-1944) donne la mesure du merveilleux-scientifique dans un chapitre de Caresco, son grand roman de conjecture. S’il fallait être plus explicite, on pourrait ajouter que Le Visage vert déterre des trésors véritables et étranges et qu’il les exhibe avec soin. Une telle exposition témoigne des qualités de la “littérature souterraine” comme de celles d’une revue qui sait procéder au délicat mélange de l’érudition et du plaisir. Éric Dussert Le Visage vert N° 2, 159 p. 90 FF. Abt 2 n° : 180 FF Éd. Joëlle Losfeld 3, impasse Royer-Collard, 75 005 Paris Le Lecteur 24 pages, 15 FF - Abt 12 numéros : 150 FF 13 Survol evant le nombre sans cesse croissant des revues, toute nouvelle naissance doit faire montre d’originalité et d’exigence dans le choix de ses textes : telles sont, peu ou prou, les conditions, non pas de succès, mais simplement de survie... La première livraison de Le Bleu du Ciel (dirigée par Didier Vergnaud) a tout pour séduire. Sa présentation tout d’abord : une chemise-dossier contenant cinq livrets de différents formats (afin d’être «au plus près des exigences formelles et expérimentales des auteurs»), auxquels s’ajoute le Cahier n°2 de l’Affiche (le premier avait vu le jour courant 1993). Par son sommaire ensuite : des collages et des slogans en quadrichromie d’Hubert Lucot («Tout être sensé ignore la loi.»), des textes de Michel Ohl, Patrick BeurardValdoye, Claude Salomon, Didier Arnaudet... Une revue qui a «pour principe l’édition de travaux en cours, avec des poètes et des artistes contemporains», et à laquelle on ne pourra guère reprocher que de paraître une fois par an. D. G. Le Bleu du Ciel N°1 - 140 FF L 15, rue Saint-François 33 000 Bordeaux J. Morin, 3 rue d'Auxerre 8 560 Courson-les-Carrières c/o Shannon 108, rue Lemercier 75 017 Paris Le numéro 48 de Travers (cf MdA N°11) était agrémenté de deux gravures de Jean Vodaine. Le N°50 est justement consacré à ce graveur et écrivain lorrain. Si l'on retrouve avec un plaisir des sens les silhouettes primitives et colorées de Vodaine, la revue offre à lire Les Contes de mon haut fourneau où Vodaine, né en 1921 en Slovénie, fait montre d'un bel amour des hommes et de la Lorraine. Autour de ses textes, l'hommage vibrant rendu par Claude Billon et par le chanteur Louis Arti ajoute une gouaille virulente à l'humanisme de l'invité. Le travail de Philippe et Flo Marchal fait de cette revue un objet singulier et précieux au service, ici, d'une littérature ouvrière. Travers N°50 - 88 pages, 120 FF Abt 2 N° : 200 FF e compte à rebours a commencé. Jacmo et sa revue Décharge ne vont pas tarder à atteindre le centième numéro. Jeanne Calmant n'a qu'à bien se tenir. Avant le feu d'artifices que l'on attend pour ce centenaire, Jacmo a allumé quelques mèches dans ce numéro 91. À commencer par l'entretien que Georges Cathalo,qui cherche à «cueillir un bouquet de femmes/ pour ses yeux» et auquel est consacré le supplément Polder, a donné à Valérie Reuzeau : «s'exprimer simplement, trouver la justesse, le ton, être un peu sincère, voilà la difficulté.» La sincérité est présente dans tous les numéros de Décharge où le ton direct et non dénué d'humour parle directement au lecteur. Quant à la simplicité, apparente, elle s'allie incontestablement au talent d'Emmanuelle Le Cam qui donne ici, quelques vers d'une grâce proprement angélique : «Je serai plus légère/ dans l'amitié des arbres/ qu'il me/ choisira». C'est à l'aune de telles découvertes qu'on mesurera un jour de l'importance de cette revue de poésie. T. G. c/o Marchal 10, rue des Jardins 70 220 Fougerolles La place manque malheureusement pour signaler comme il se doit la très riche onzième livraison d'Harfang, revue de la nouvelle qui propose à son sommaire des auteurs aussi considérables que Jude Stéfan, Ludovic Janvier ou Hubert Haddad et développe un dossier : Poésie/Nouvelle. Harfang N°11 - 106 pages, 50 FF 33, rue Charles-de-Gaulle 49 130 Les Ponts-de-Cé Décharge N°97 - Abt 5 N° : 120 FF Le Matricule des Anges N°19 ... 5 6 T.G. & P. S. 7 8 9 10 11 12 13 14 ... PRESSE REVUE PRESSE É D IT EUR L es éditions Phébus sont domiciliées en plein quartier de l’Odéon, rue Grégoire-de-Tours. On ne peut imaginer meilleur endroit pour leur fondateur, Jean-Pierre Sicre, gaillard raffiné, bâti comme un héros de roman picaresque -ce robuste rabelaisien a dû sûrement être père trappiste, aubergiste ou corsaire dans une autre vie. Jusqu’à la moitié du XIXe siècle, la rue Grégoire-de-Tours s’appelait rue des Mauvais-Garçons. On raconte que ce nom serait venu des garçons bouchers, un peu turbulents, qui habitaient le quartier. D’autres penchent plutôt pour ces aventuriers français et italiens, qui ravagèrent Paris en 1525 pendant la captivité de François 1 er . C’est aussi, à quelques mètres de là, que fut fondé le Caveau et ses célèbres chansonniers, où venaient se réfugier quelques poètes gastronomes, qui s’enivraient de rimes et de bourgogne. Témoin de cette époque généreuse, il ne reste plus aujourd’hui, dans cette rue, qu’une sculpture du XVIIe siècle, représentant un sauvage nu, vêtu d’une guirlande, sur le fronton d’un restaurant. Pas très loin, les gourmands peuvent encore se mettre quelque nourriture sous la dent. On y trouve une belle enseigne, -la librairie du Globe- ainsi que la «meilleure rôtisserie de Paris». Il paraît que l’on y vient de très loin pour acheter perdreaux, pigeons et autres chapons de Bresse. Né en pays gascon, Jean-Pierre Sicre n’y est pas insensible. C’est donc dans ce quartier où l’on a toujours pris le temps de vivre que les éditions Phébus -neuf salariés- rayonnent de mille péchés. Leur catalogue -riche de plus de 500 titres- illustré d’un soleil buveur, qui tend vaillamment sa coupe de vin en signe de fraternité (même si quelques nuages semblent obscurcir son ardeur) est là pour rappeler l’esprit de la maison : le plaisir avant tout, sérieux antidote contre l’ennui. «La mort est là, que faire avant? Nul doute que la personne qui a construit cette planète n’était pas un artisan confirmé. Si nous étions des dieux, nous ne lirions pas. Mais nous sommes malheureux, incomplets, et c’est pour cette raison qu’il y a tant de livres. Le seul critère donc, c’est qu’un livre ne doit pas ennuyer.» Épicurien devant l’éternel, mélomane averti (Schumann et Couperin ont sa préférence), Jean-Pierre Sicre avoue ne militer pour rien. Tout juste cet érudit regrette-t-il que le bon dieu n’ait pas inventé plus d’heures dans une journée. Et de pester contre ce «sale métier» qui «éloigne du livre» : «Les relations que l’on entretient avec les bouquins reposent sur l’inutilité, la paresse et la volupté. Maintenant, pour moi, c’est tout le contraire. J’ai manqué mon coup.» Jean-Pierre Sicre est né il y a 55 ans. Après des études à Sciences Po, il travaille trois ans à France Inter. En cette période gaullienne, il y découvre que journalisme rime plutôt avec conformisme, ... 6 7 8 9 10 11 12 13 Jean-Pierre Sicre a créé sa maison il y a vingt ans. Deux décennies d’aventures à parcourir le monde des lettres, par tous les temps, contre vents et marées, à la recherche de la terre promise. Une bonne recette contre l’ennui, à raison d’une cinquantaine de titres par an. Cap sur l’imaginaire. Phébus : l'appétit vient en voyageant même s’il parvient à placer quelques chroniques littéraires, deux fois par semaine. Les événements de Mai 1968 lui donnent pourtant l’occasion de s’enthousiasmer, monopolisant le micro avec quelques autres «soviets» contestataires par d’interminables journaux politiques. Malheureusement la fête ne dure pas : il préfère donner sa démission. Sa vie professionnelle le conduit ensuite chez des éditeurs d’encyclopédie comme Universalis, avant de se retrouver directeur littéraire chez Tchou (éditeur fourretout, ésotérisme, psychanalyse...). Sicre a des idées, mais ses sensibilités littéraires sont peu partagées : trop de projets lui sont refusés. Il décide alors de les monter à son propre compte. Phébus est créé en 1976, «sans un rond». Jane et Robert Sctrick, les deux autres piliers de la maison, le rejoignent quelques années plus tard. ontrairement à ce que nous enseigne la mythologie, Phébus (surnom d’Apollon) n’est pas devenu adulte sept jours après sa naissance. L’activité du nouvel éditeur démarre en juin avec Le Livre des ruses que lui apporte René R. Khawam, refusé initialement par Albin Michel. Il s’agit d’un recueil de contes sur le génie politique arabe datant du XIVe siècle, de près de 450 pages, d’un auteur... anonyme. Un joli livre de plages! L’insuccès est foudroyant (vingt ans plus tard, Sicre est fier malgré tout d’en avoir vendu près de 25 000 exemplaires!). L’éditeur met alors à son programme deux livres plus commerciaux... (Auscultez votre médecin, 30 tests pour choisir votre médecin et un essai sur l’énergie solaire). Nouvelles désillusions, cette fois salvatrices. «Cet échec fit l’effet d’un gros vaccin. Il m’a appris que je ne pouvais bien faire que ce que j’aimais.» Ce qu’il aime? Le grand large, ces livres qui excitent «les forces imaginantes de notre esprit», pour paraphraser Bachelard, l’un de ses modèles. Ces forces qui «creusent le fond de l’être», pour «y trouver à la fois le primitif et l’éternel». L’éditeur-apprenti publie ensuite alNafzawi (une bible de l’érotologie arabe), Kleist, Stifter, les Histoires étranges et C 14 15... Le Matricule des Anges N°19 merveilleuses d’al-Qalyoubi. La veine romantique semble tracée et trouve sa plus parfaite illustration en 1979 avec le début de la réédition des Contes et récits d’Hoffmann (14 volumes) dont la traduction sera couronnée par l’Académie française. La publication de cette intégrale revêt une importance considérable pour Sicre. «La lecture de cet auteur, le plus lu en France dans les années 1830-1840 avec Walter Scott, fut un véritable choc littéraire durant mon adolescence. Malheureusement, la mort d’Albert Béguin en 1958 avait privé les lecteurs de langue française d’une partie de son œuvre. Finalement, c’est pour en connaître la suite que je suis devenu éditeur.» Hoffmann deviendra le fidèle protecteur de la maison d’édition. «Après la sortie du quatorzième volume, je pouvais faire faillite, ma mission était remplie.» Mais l’homme, nous le savons, a bon appétit, et la barque Phébus à cette époque est loin d’avoir exploré tous les rivages de «l’imaginaire poétique». En 1986, il réalise un deuxième rêve : la réédition en langue française des Mille et une nuits, établie exclusivement à partir des manuscrits originaux. L’entreprise, prise en charge par René R. Khawam (responsable du domaine arabe), est unique. Les musulmans ne sauront jamais que le calife, au lieu de boire du jus de fruit, était un fieffé ivrogne... Entre-temps, Phébus crée un solide rayon de romans d’aventures anglo-saxons, en rééditant des classiques, poursuit son intérêt pour les lettres allemandes (Perutz, Eichendorff), développe sa curiosité pour d’autres territoires (espagnol, slave...). Mais le plus beau fleuron du catalogue reste le domaine réservé à la littérature de voyage, inauguré en 1978 par Les Derniers Rois mages de Paul del Perugia, éblouissante traversée au cœur du royaume tutsi rwandais. Le succès, plus tard, de La Mémoire du fleuve de Christian Dedet, (Prix des Libraires 1985, 100 000 exemplaires vendus) encourage l’éditeur à développer sa collection D’ailleurs, témoignages de civilisation, à travers les terres secrètes de la Mauritanie, des Andes, du Mexique, de l’Amazonie, du Mato Grosso, du Grand Nord, de la Mongolie... «La géographie m’a toujours passionné», explique Jean-Pierre Sicre, avant de convoquer une nouvelle fois son enfance où, dans le grenier familial, il avalait les récits d’explorateurs et de forbans. «À 11 ans, j’ai dû lire une vingtaine de fois Captain Blood de Sabatini.» Pas étonnant donc que l’on retrouve également dans le catalogue les confessions d’un négrier, les mémoires d’un gentilhomme corsaire, l’histoire générale de la piraterie, de tous ces gueux qui ont enflammé les océans et l’imagination de générations de lecteurs. ’aucuns pourraient regretter cette navigation tous azimuts. Quel rapport, en effet, entre la flibuste et Kleist? Kathleen Winsor, Adalbert Stifter et Alain Bombard? Jean-Pierre Sicre n’est pas gêné, même si la réalité économique le conduit parfois à «mettre un peu d’eau dans son vin». Phébus revendique son «identité baladeuse», son attrait pour le Photo : Louis Monier mélange des genres, le cosmopolitisme, et son appétence insatiable de curiosité. Car l’histoire de Phébus, c’est l’histoire de son fondateur, mais surtout celle de ses rencontres avec d’autres «olibrius», aussi passionnés que lui, comme Michel Le Bris, avec lequel, en 1986, il lance une sorte de petite bibliothèque maritime. Grosso modo, c’est une vingtaine de grands lecteurs qui alimentent le catalogue. Les traducteurs, «ces beaux héros à la vie ascétique», ont une place priviligiée dans ce cercle. Et Sicre de rappeler, presque hilare, que lors de la petite fête donnée à l’occasion du vingtième anniversaire de la maison, il y avait davantage brodé au petit poil, mais cette littérature sent le renfermé. Son imagination ne va pas plus loin que le mur de la salle de bains!» L’homme avoue son goût pour l’impertinence, les mal-pensants, les malappris, et son dégoût pour ce qui est consensuel. Il a quelques fiertés, aussi : la qualité de ses traductions - que le Grand prix national de la traduction a déjà récompensée (Nino Frank et René R. Khawam) -, sa typo qu’il considère comme l’une des plus belles de l’édition, sa revue annuelle Caravanes, «sans laquelle, je ne tiendrais pas» (plus de 400 pages, une somptueuse réussite - «comme une vendange tardive, les grains ne sont pas nombreux mais chargés de saveurs»). On peut y ajouter également sa ténacité face aux lois du marché. En 19901991, Phébus a failli connaître une éclipse durable : près de dix millions de francs de déficit, autant que le chiffre d’affaires annuel de l’époque. Finis les tirages de tête, finis les livres vêtus de vélin, finis les calendriers d’art. Le Seuil entre dans le capital. Sicre se serre la ceinture : il se soumet au Smic pendant cinq ans. Ce plan d’économies ne l’empêchera pourtant pas de sortir cinq volumes (1 500 pages) d’un Anglais totalement inconnu, Charles Palliser. Sa perspicacité lui donne raison : plus de 60 000 exemplaires ont été vendus du Quinconce. Côté regrets : celui de ne pas avoir publié le Manuscrit trouvé à Saragosse du Polonais Jan Potocki («J’ai traversé l’Atlantique en 1985 pour ce livre»), tiré à son origine à quelques exemplaires à SaintPetersbourg (José Corti le sortira, en grande partie, en 1992); celui également de travailler d’arrache-pied pour faire tourner la boutique («Je ne pensais pas que ce serait une guerre aussi difficile»). Pour cette raison, le fondateur de Phébus s’est fixé une limite à son développement : être capable de lire tous les livres qu’il publie. Les projets? Ouvrir une collection poches pour valoriser les ouvrages de fonds (80% du chiffre d’affaires de Phébus repose sur les nouveautés...) «Mais pas avant 1998. Si la maison est aujourd’hui bien gérée, la trésorerie reste tendue...» En bon capitaine, Jean-Pierre Sicre sait qu’il faut choisir son temps pour ménager une embarcation. La traversée est si longue. de traducteurs que d’auteurs... La littérature étrangère représente 75% des publications Phébus. Ce domaine a permis de faire connaître au lecteur français le Chilien Francisco Coloane, le Hongrois Miklos Szentkuthy, l’Irlandais William Trevor, l’Anglais Charles Palliser. «Cette littérature s’est imposée d’elle-même. Pendant dix ans, nous avons refusé d’ouvrir une collection de romans français parce que nous recevions tous les textes que les autres éditeurs refusaient (Phébus reçoit environ 1 200 manuscrits par an). En plus, pour éditer de la bonne D littérature française, il fallait avoir un carnet de chèques ou un carnet d’adresses bien fournis.» Le succès de La Mémoire d’un fleuve en 1985 change quelque peu les choses, sans les bouleverser : le lecteur découvre Cédric Morgan ou Marc Trillard (Prix Interallié en 1994 avec Eldorado 51). «La littérature anglaise m’intéresse davantage que la littérature française. Il existe là-bas une véritable fermentation... Les Anglais ont réussi avec le Commonwealth ce que nous sommes peu parvenus à faire avec la francophonie. Et paradoxalement, ils ont appris le métissage après la décolonisation. En France, il y a du beau linge, c’est Le Matricule des Anges N°19 ... 6 7 Philippe Savary Editions Phébus 12, rue Grégoire-de-Tours 75006 Paris 8 9 10 11 12 13 14 15... Cuvée contemporaine à Bordeaux F suite. En revanche d’autres auteurs, comme Eugène Durif, sont prêts à jouer le jeu et nous proposent des textes inédits mais aussi des textes publiés et trop peu joués. Cherchez-vous à vous associer à d’autres structures? Nous avons bien évidemment contacté d’autres équipes qui s’intéressent aux auteurs contemporains afin de créer un réseau. Nous ne sommes pas propriétaires de ce projet. D’autres peuvent initier leurs réseaux de conduites. C’est d’ailleurs ce qui va se passer avec Daniel Crumb, écrivain comédien à Angoulême. Nous sommes juste garants de la qualité du dossier clôturant le travail. rançois Mauget et Françoise Martin du Théâtre des Tafurs lancent à Bordeaux les Réseaux de conduites. Une formule intermédiaire entre la lecture et le spectacle, une façon pour eux de tester auprès du public des textes contemporains. En quoi consistent ces réseaux de conduites? Monter des auteurs contemporains comporte des risques. Dans cette période de frilosité intellectuelle et de difficultés économiques, nous avons donc imaginé une © Gilles Lestage T H ÉÂ Face à la marginalisation du théâtre contemporain et à la démition de certaines scènes, deux actions originales sont menées à Bordeaux par La Boîte à jouer et Le Théâtre des Tafurs. Dans un contexte très précaire. Pratiquement, comment cela va-t-il se mettre en place? Cette année nous allons réaliser deux réseaux de conduites. Le premier verra le jour en avril. Nous travaillons sur un texte magnifique et mégalomane d’un écrivain bordelais, Alain-Julien Rudefoucauld : Doutzol frontier. Comme nous étions dans l’incapacité de produire ce spectacle avec un orchestre symphonique, un train, trente acteurs, nous avons entrepris avec l’auteur une deuxième version de son œuvre, plus réduite, Dancing . La mise en espace de ce texte n’est pas pour nous un sous-spectacle mais plutôt un palier nous permettant de nous interroger sur le fond du texte souvent sacrifié à la forme. Comme nous avons envie de monter Dancing par la suite, cette première étape nous permettra de montrer notre travail à des co-producteurs. Enfin c’est un moyen de travailler rapidement sur des coups de cœur. Propos recueillis par Laurence Cazaux Théâtre des Tafurs 17 quai de Bacalan 33300 Bordeaux Tél : 05. 56. 50. 43. 47 Des idées dans la boîte E ntre joies et galères, Laurent Guyot et Jean-Pierre Pacheco font vivre depuis huit ans La Boîte à jouer, un théâtre un peu excentré de Bordeaux. Avec l’arrivée d’une troisième complice, Muriel Tessier, les voilà qui se lancent dans la Mise en œuvres en ouvrant les portes de leur théâtre aux auteurs. Quelle est l’origine de la Mise en œuvres? Des questions, comme celle-là par exemple : qui peut bien lire du théâtre aujourd’hui? À notre avis, les manuscrits circulent peu et auprès d’un nombre restreint de professionnels. Il nous semble donc urgent de proposer aux auteurs un lieu où ils puissent déposer leurs textes pour les offrir à la consultation et à la lecture. Et nous souhaitons que cette passation puisse se faire dans un théâtre car elle est intimement liée au spectacle et concerne directement les spectateurs. En fait, notre but c’est de retisser les liens entre les professionnels, le public et les auteurs. Pour cette première année, quelles sont les réalisations de la Mise en œuvres? Le projet initial est ambitieux avec la construction d’une salle de lecture, de lieux de résidence pour les auteurs... Mais le démarrage, faute de moyens éco- Le Théâtre des Tafurs répète Quelques certitudes de Jean-Philippe Ibos solution intermédiaire. Dans un premier temps, nous proposons une lecture-mise en espace, avec une équipe de création restreinte et un temps de répétition court. Une personne, regard extérieur, tiendra un journal de bord de notre travail. Dans un deuxième temps, nous publions un dossier comprenant le texte intégral de la pièce, le journal de bord, des réflexions, des analyses... Ce document de travail qui n’est ni un livre, ni une revue serait tiré à 500 exemplaires. Quelles sont les réactions des écrivains à votre projet? Elles sont partagées. Les auteurs méconnus sont bien sûr intéressés par nos propositions. Les auteurs publiés sont plus divisés. Enzo Cormann par exemple, s’oppose à ce genre d’initiatives. Dans une lettre, il nous explique être contre toute tentative parallèle d’édition. Il nous dit se battre pour ne pas sectariser le théâtre, en cherchant à être édité chez Minuit par exemple. Il pense enfin que la lecture-mise en espace d’un texte peut constituer un alibi pour ne pas monter le spectacle par la ... 9 10 11 12 13 14 15 16 17... Le Matricule des Anges N°19 nomiques, sera plus modeste. Un comité de lecture a été mis en place pour toute la saison. Il se réunit une fois par mois et mêle des professionnels et des spectateurs. Les manuscrits reçus sont distribués à chacun de façon anonyme. Les membres du comité ont un mois pour se faire un avis sur ces textes. Nous souhaitons que le comité de lecture ait plus un rôle d’apprentissage que de censure. Son avis ne doit pas bloquer l’existence d’un texte, qui se retrouvera de toute façon en consultation dans la bibliothèque. Offrez-vous la possibilité de porter à la scène certains textes reçus? Soit l’intérêt provoqué par un texte est médiocre. Il se retrouve alors en consultation publique. Soit la pièce provoque un coup de cœur du comité de lecture. Alors la structure de la Mise en œuvres s’investit en lançant des actions spécifiques autour de l’auteur, des lectures publiques... Enfin, chaque saison, la Boîte à jouer en accord avec le comité de lecture choisira un texte, qui fera l’objet d’une création entièrement produite par le théâtre. Propos recueillis par Laurence Cazaux La Boîte à jouer 50, rue Lombard 33300 Bordeaux Tél: 05.56.50.08.24 Adaptation de son précédent livre, Le Repas de Valère Novarina convie les spectateurs à partager un menu gargantuesque et mystique. Théâtre contre l’oubli Collectif La Cène mise en scène I ls étaient neuf acteurs et actrices en novembre dernier au Centre Georges-Pompidou à créer, sous la direction de Claude Buchvald, l'adaptation pour la scène de La Chair de l'homme de Valère Novarina. Neufs comédiens pour bien plus de rôles, ou plutôt, de voix. Car dans le théâtre de Novarina, totalement dépourvu de psychologie, les personnages qui viennent s'exprimer ne sont guère des êtres. Plus abstraits que les figures beckettiennes, ils sont, avant tout, des organes à parler. «La Mangeuse Ouranique, Le Mangeur d'Ombre, La Mangeuse Onomate, Le Mangeur Longis» et avec eux «Jean à Dent, (…)Les Omnidés, L'Enfant Sans Limites, (…) Quelqu'un, (…) La Personne Mangeant Personne» et toute la carnavalesque troupe (ils sont plus de cent) sont convoqués à un repas cosmogonique de grande ampleur : il s'agit de manger le monde. L'acte en lui-même est une communion. Il implique que l'homme ingurgite une partie du monde qui n'est pas lui («les randules, le doubiet, l'escardouffle, la pastonade, (…) des pétotes, de la ratatoulle» etc.); que cela, englouti, devienne une part de lui-même avant d'être transformé pour retourner au monde. Ainsi, à la question de L'Enfant d'Outre Bec : «Lorsque nous mangeons, où vont et où iront la somme des choses que nous engloutissons?», La Personne Creuse répond : «Moitié va par terre rejoindre les cadavres par les bases; moitié va en l'air chez Jean Dieu!» L'axe vertical relie le ciel à la terre, la bouche à l'anus. Dans ce tuyau passent aussi bien ce qui est mangé que ce qui est dit. La parole, chez Novarina, revêt un caractère divin dans la mesure où il suffit de nommer pour faire exister. Elle peut invoquer Dieu, et s'élever à la prière, ou bien, maltraitant la syntaxe s'abaisser vers le comique le plus bouffon. Ce qui fait la matière d'un tel théâtre, c'est bien, justement cette parole inouïe jusqu'alors qui cherche à se libérer de son rôle habituel : signifier. Pour illustrer cela, on pourrait rappeler le tableau de Magritte, La Trahison des images. Si ce que l'on voit sous l'inscription «Ceci n'est pas une pipe» représente bien une pipe, il n'en demeure pas moins que c'est un tableau. Chez Novarina, cela donne dans la bouche de Le Mangeur d'Ombre : «Nous ne mangeons pas le verbe manger; alors que nous pouvons très facilement parler du verbe parler.» De ces prises de paroles, le sens, souvent, nous échappe mais, comme le dit La Mangeuse Ouranique : «Le monde est un immense tube dont nous ne savons aucune Amnesty International a demandé à onze auteurs (Catherine Anne, Enzo Cormann, Michel Deutsch, Eugène Durif, Didier-Georges Gabily, Joël Jouanneau, Eduardo Manet, Philippe Minyana, Jean-Michel Ribes et EricEmmanuel Schmitt) de dénoncer avec leurs mots les maux de ce monde. Tous ont écrit une courte pièce sur les droits de l’homme. Exercice périlleux parce qu’imposé. Mais le résultat est réussi même si certains textes sont moins incisifs que d’autres. Les thèmes abordés sont très différents : des mutilations génitales en Afrique, aux clowns sans frontière cherchant désespérément la route du Zaïre, en passant par une réunion d’hommes d’affaires dans un pays en voie de développement. Le ton passe suivant les auteurs de l’humour le plus noir, au conte fantastique ou au cri de révolte. Ça fait parfois du bien de sentir le théâtre remué par les troubles du monde d’aujourd’hui. des conclusions mais dont nous entendons la logique». Une substantifique moelle qui ne passerait que par la compréhension ne nourrirait pas son monde. Aussi faut-il chercher, non pas à comprendre, mais seulement à entendre ces paroles. Elles portent plus que du sens, une matière organique qui nous pénètre, nous modifie et que l'on transformera à notre tour, comme l'auteur transforme les mots, les chansons, dans une regénération perpétuelle et génératrice. Dans cet acte (proche d'un rapport d'interpénétration amoureux), la langue a besoin du théâtre pour se faire matière. Aussi, vaut-il mieux lire Novarina à voix haute, quitte à déranger les voisins. Cette voix-là doit s'entendre et se prononcer. Thierry Guichard L. C. Le Repas Valère Novarina P.O.L 140 pages, 98 FF Actes Sud-Papiers 84 pages, 80 FF Grabbe salit tout L ’univers de Plaisanterie, satire, ironie et signification plus profonde est complètement loufoque. Au début de la pièce, un instituteur ivrogne reçoit un petit paysan. Ses parents veulent en faire un savant parce qu’«il a les vers». Une première leçon vise donc à instruire le gamin de l’art de laisser paraître quelques géniales dispositions. Il lui faut, en compagnie d’une belle demoiselle, mettre un chat crevé sous son nez comme pour éternuer puis s’écrier : saperlipopette, je croyais que c’était une constellation! Le diable lui, se fait passer pour «un collectionneur passionné de hannetons adultérins». Il est complètement lamentable comme la plupart des personnages sauf dans le domaine littéraire où il se révèle un critique hors pair. L’enfer est en effet peuplé d’écrivains car «de nos jours la littérature allemande est la plus lamentable de toutes les choses lamentables». Les critiques et les écrivains sont les cibles préférées de Grabbe. Il ne s’épargne pas luimême en devenant un personnage de sa pièce et se faisant insulter : «C’est le maudit Grabbe! Il est bête comme un sabot de vache, bave sur tous les écrivains et n’est lui-même bon à rien.» La pièce est souvent très drôle, même si la Le Matricule des Anges N°19 ... 9 10 plupart des références sur les œuvres littéraires de l’époque nous échappent. Certaines diatribes de Grabbe envers «les polissons juifs» pourraient le faire passer pour un antisémite, mais c’est, de toute façon, après l’univers entier qu’il en a. Grabbe a la faculté de se brouiller avec tous. Son époque l’a rejeté à cause de son besoin de choquer et de ses mœurs très dissolues -à dix-huit ans, il se voit refuser son diplôme en raison de son alcoolisme. C’est peut-être pourquoi, cette pièce écrite en 1822 et dont une première traduction française sous le titre Les Silènes avait été attribuée à Alfred Jarry (une paternité par la suite contestée) reste inconnue du public. Et ce, malgré des avis prestigieux comme celui d’André Breton pour qui elle «est une œuvre dont la géniale bouffonnerie n’a jamais été surpassée». Laurence Cazaux Plaisanterie, satire, ironie et signification plus profonde Christian Dietrich Grabbe Traduit de l’allemand par Henri-Alexis Baatsch Éd. Ludd (4bis, rue de Palestine 75019 Paris) 126 pages, 80 FF 11 12 13 14 15 16 17 ... TRE Â THÉ TRE THÉ Jeux de pouvoir ou affaires de mœurs, c’est toujours la liberté individuelle qui est en jeu dans les deux dernières pièces du Syrien Saadallah Wannous. Rabroué par son supérieur, Gustave Duplantier, dernier maillon d’une énorme multinationale, se prend à rêver qu’il devient calife à la place du calife et ainsi de suite jusqu’à Dieu lui-même... Plutôt attendu dans le registre des ruminations du petit employé frustré, ce long monologue sans grand intérêt est suivi d’une série de très courtes scènes bien plus réjouissantes. Monologues ou dialogues à jouer sur le mode express, ils disent en deux minutes et trois répliques l’infernale banalité du couple, les rancœurs et les mesquineries des rapports humains, la solitude au quotidien. Drôles et cyniques, les portraits tapent souvent juste. Des petites formes intelligentes dans une langue directe et précise. À picorer gaiement. Histoires de Damas La langue du fracas L Q e rideau de Miniatures s’ouvre sur un épisode tragique de l’histoire de l’Orient musulman : l’invasion mongole au XV e siècle. Alep est déjà défaite et les troupes barbares du prince Timour s’approchent à grand fracas de Damas. Sur fond de panique et d’urgence, les plus hauts dignitaires de la ville se divisent sur les moyens d’éviter le pire. Le gouverneur choisit la fuite, les autorités religieuses et les marchands ont tôt fait de pactiser avec l’ennemi, même Ibn Kahaldûn, le plus grand penseur de l’époque, se range du côté du tyran. Seuls le commandant de la citadelle et une poignée de courageux citoyens résisteront jusqu’à la mort. Par la voix du chroniqueur, Damas toute entière se fait le théâtre du drame et s’anime comme un véritable personnage. D’un fragment à l’autre, derrière les choix de la cité, se dessinent les destins individuels sur une trame dont le rythme et l’écriture rappellent les grandes tragédies grecques. Ici, comme souvent dans le théâtre arabe, l’auteur tire prétexte du contexte histo- M. B. Éds des Quatre-Vents 79 pages, 72 FF Entre l'ombre et la lumière A rnaud Bédouet mêle la grande histoire à celle plus intime de ses personnages. Sa première pièce, Kinkali, se déroule en Afrique, dans un pays inventé, le Bosamba, après la colonisation française. C’est un huis clos où six personnages, quatre Français et deux Africains se retrouvent enfermés dans un hôtel car l’armée du pays, en lutte contre les rebelles, a investi le village. La mort est omniprésente, la peur du massacre plane en permanence. La description de l’hôtel, assez réaliste et en même temps complètement surréaliste, donne le ton de cette pièce. L’auteur propose pour décor un mur mais pas de plafond, juste des filins d’acier auxquels sont suspendus des ventilateurs car, pour le patron du bar, ces filins, «ce sont mes méridiens. Ils découpent le ciel. Chaque soir, à la même heure, les étoiles viennent prendre leur place. Ce sont mes clients d’en haut. Ils ont leurs habitudes. Imaginez si je leur infligeais un toit. Quel ramdam là-haut». Arnaud Bédouet nous donne deux images de l’Afrique. L’une terrible, avec la misère, la violence, la maladie, la corruption et l’autre rêvée, celle «des grands arbres, ... 9 10 11 12 13 14 des fleuves larges comme des pays…» dont on ne peut se détacher car elle exerce une fascination extrême. La pièce oscille de même entre le réquisitoire (par exemple, un médecin raconte avec force détails sa prochaine opération à la pince à épiler avec du whisky pour seul désinfectant) et des moments, trop rares, de poésie où les personnages se révèlent différemment, où leur part d’ombre apparaît en pleine lumière. Entre blanc et noir, entre ombre et lumière, il y a une promesse de bonheur insaisissable. Kinkali se termine sur des constats d’urgence dont celui-ci : «l’important est de sauver la connaissance des sorciers… Demain on amènera des sorciers dégénérés sur des sols nus et on les suppliera : s’il vous plaît, pour l’humanité, donnez-nous vos secrets. Et ils répondront : Aspirine du Rhône». 15 16 17 Laurence Cazaux Kinkali Arnaud Bédouet Actes Sud-Papiers 95 pages, 90 FF 18 ... Le Matricule des Anges N°19 rique pour mettre au jour les liens à la communauté, à la oumma, sur laquelle repose la société. Dans une telle perspective, tradition et modernité ne peuvent que s’affronter -comme en témoigne d’ailleurs l’écriture elle-même-, l’exercice du librearbitre menace forcément le dogme. Et c’est de ce point de vue essentiel que se justifie la publication commune des deux pièces dont les intrigues respectives, très différentes, se déroulent à quelques quatre siècles d’écart. En préface de Rituel pour une métamorphose , l’auteur avertit : «Signalons que le lieu (Damas) et que le temps (la seconde moitié du XIXème siècle) ne forment que le cadre spatiotemporel fictif de la pièce. Mon but n’était pas de présenter un milieu social ni d’analyser quelque document historique. Il serait superflu d’ajouter que mon intention était de provoquer une interrogation problématique que j’estime actuelles et toujours renouvelées». Et il y réussit. Cette très belle pièce - qui prend presque l’allure d’un conte - est sans doute encore plus intéressante que la précédente car elle touche à l’être profond de l’individu, brimé par les codes sociaux et la morale collective. Bafouée par son époux, la première dame de la cité devient courtisane pour assouvir ses désirs et se libérer du joug que lui impose son rang. La puissance de ses charmes fera succomber ceux qui se paraient des plus hautes vertues et une sorte de folie s’emparera de chacun, dévoilant les angoisses et les désirs les plus refoulés. Mue par la quête de sa vérité intime, la belle révèlera tant et si bien les failles de la communauté qu’elle finira poignardée par son propre frère, décidé à laver l’honneur par le sang... D’une grande qualité dramaturgique, ce théâtre politique et militant nous donne à entendre la langue d’un véritable auteur. Né en Syrie en 1941, Saadallah Wannous, a écrit une dizaine de pièces, dirigé une revue de théâtre et une collection d’ouvrages collectifs dédiée à la pensée arabe contemporaine. Malheureusement il reste encore quasiment inconnu en France comme la plupart de ses condisciples. Cette publication vient rappeler cette lacune. À juste titre. Maïa Bouteillet Miniatures suivi de Rituel… Saadallah Wannous Traduits de l’arabe par M. Elias, H. Kassab Hassan et Rania Samara Sindbad, Actes Sud-Papiers 212 pages, 150 FF disait-il refusant au théâtre la seule fonction de divertissement. Didier-Georges Gabily sera passé comme une comète inclassable et fulgurante dans l’histoire du théâtre français. Un éclat douloureux, trop bref, qui nous lancine encore. En un peu plus de cinq spectacles au long cours (tous édités chez Actes SudPapiers) -du premier choc de Violences, en octobre 1991, à TDM3 (d’autres textes restent inédits)- il se sera vite imposé comme une singulière révélation. Né à Saumur, en 1955, Didier-Georges Gabily avait découvert le théâtre à Tours puis au Mans avant de débuter comme acteur à Paris où il écrit ses premiers textes à la fin des années 70 -Chute de rien, L’Emploi du Temps, La Maison sans jardin (édités à l’époque par Théâtre Ouvert). De retour au Mans, il pose les premiers jalons d’une expérience limite et souvent radicale, issue d’ateliers de comédiens, qui prendra le nom de Groupe T’Chan’G! en 1989. Davantage assimilée à une bande qu’à une troupe ordinaire -ceux qui s’y sont investis l’ont fait totalement- c’est cette équipe qui a décidé en août dernier de continuer à porter son Dom Juan/Chimère, en pleine ébauche au moment de sa mort. La parution posthume de TDM3 de Didier-Georges Gabily, mort le 20 août dernier à 41 ans, vient redire la perte d’un auteur au souffle singulier. uelque chose avec Le Mépris. Une commande à partir du roman d’Alberto Moravia et du film de Jean-Luc Godard qui, mieux qu’une adaptation -Didier-Georges Gabily n’était pas du genre à s’adapterprend ici l’allure d’une équation. Et l’énoncé du problème, posé en ouverture de la pièce, résume tout le processus d’abstraction propre à son écriture. «Soient E., R. et P (respectivement , l’Écrivain, le Réalisateur, le Producteur et affublés sans doute d’une carte d’identité complète de peu d’utilité dans ledit énoncé) trois points fluctuants en abscisse Photo : Laurent Montlaü Le Calcul suivi de Vingt comédies-minute de Jeannine Worms d’une droite Mépris 1 ou M1; soient H., U. et C. (respectivement l’Héroïne, l’Ulysse, le Chœur -et affublés sans doute, eux aussi, d’une carte d’identité tout aussi inutile dans ce même énoncé) trois points non moins fluctuants en ordonnée de la droite Mépris 2 ou M2. Démontrer : 1. –Qu’en l’état actuel, toute représentation planifiée de leurs rapports termes à termes prend la forme d’un corps flottant, plus ou moins fractal et absolument pornographique nommé : Discussions/ ventrues/ mortifères/ autour/ des/ vertus/ cinématographico-télévisuelles/ de/ l’Odyssée/ et/ du/ Désir. 2. –Qu’il ne s’agit alors que de théâtre en un lieu déraisonnable, néanmoins -pour l’instant, pour ce qu’on en sait- essentiel, et qu’on nommera : “Théâtre du Mépris 3”, ou “TDM3”». Il n’a jamais été question de personnages dans le théâtre de Gabily. Mais là il n’est même plus question de figures. Les êtres, nettoyés de toute psychologie, en sont réduits à des valeurs géométriques comme pour toucher à l’essentiel. Pour redire encore cette histoire d’incompréhension entre un homme et une femme et «encore plus sûrement, du monde, dont on parlait exagérément, tel qu’il va, déréglé, peu avenant, avec ses multiples figures annonciatrices, elles aussi déréglées, peu avenantes». Hachure de la langue, rythme obsessionnel, déversement de mots : Gabily n’écrivait pas, il bêchait, fouillait, retournait, malaxait, triturait le verbe. Une impressionnante vitalité de langue -comme en train de se construire sans fin sous nos yeux- pour dire l’abrutissement du siècle finissant. Une langue vibrante et militante contre l’anesthésie d’une société en plein délitement, contre l’absolue pornographie du toute image. Un théâtre radicalement citoyen contre la dictature des caméras, contre la perte de sens. Redoutant l’émergence du spectacle prêt à consommer, il nourrissait l’utopie d’un théâtre en perpétuel mouvement. Comme une sorte d’ultime lieu de résistance. «Que peut faire le théâtre? Simplement peutêtre, retrouver une toute petite fonction qui serait d’être l’endroit où les choses impossibles à faire ailleurs pourraient se manifester. Qu’est-ce que le théâtre peut manifester? Poser la question de savoir s’il peut encore témoigner du monde ou de quoi que ce soit qui y ressemblerait», Maïa Bouteillet TDM3 Théâtre du Mépris 3 Didier-Georges Gabily Actes Sud-Papiers 68 pages, 75 FF Les cahiers de l'Odéon C texte. Sans la négliger, son théâtre est avant tout affaire de sons et de silence, de corps et de mouvements, d’espace et de lumière. Il s’en explique dans un entretien précédant le texte. Théâtre mais aussi conte philosophique moderne, opéra-rock comédie musicale ou ballet, Time Rocker traverse tous les genres pour s’en prendre au Temps. À la recherche du docteur Procopius, deux adolescents, Nick et Priscilla, traversent les siècles grâce à une machine géniale qui les mènera, en une trentaine de scènes, de la Chine impériale à Sarajevo... Une fabuleuse odyssée dont ce cahier ne lève qu’un petit coin du voile. eux qui espéraient voir la dernière création de Bob Wilson et se sont cassés les dents sur les guichets fermés du Théâtre de l’Odéon pourront peut-être se consoler en lisant le texte du spectacle. Signé par un prestigieux trio (Robert Wilson, Lou Reed, Darryl Pinckney), Time Rocker inaugure en effet le premier cahier de l’Odéon, nouvelle collaboration entre le metteur en scène et directeur de l’Odéon, Georges Lavaudant, et l’éditeur Christian Bourgois. Directeur de la collection, Jean-Christophe Bailly prévient en prologue que ces livres se feront sans périodicité, «tantôt adossés au spectacle, tantôt sans rapport direct», allant chercher aussi parfois du côté de «la littérature, la philosophie, l’histoire». Au gré des complicités. Démarrer cette nouvelle aventure avec Bob Wilson pourrait sembler presque paradoxal quand on sait la place que le célèbre metteur en scène texan réserve au Le Matricule des Anges N°19 ... 9 10 M. B. Time Rocker Darryl Pinckney/Lou Reed/ Robert Wilson Christian Bourgois 123 pages, 60 FF 11 12 13 14 15 16 17 18 ... TRE Â T H ÉÂ TRE À LA UNE D epuis les fenêtres qui donnent sur la ville, à l'étage où se perche l'appartement de Claude Louis-Combet, le regard plonge sur le parking d'un supermarché aux couleurs aussi criardes que, paraît-il, incitatrices à l'acte d'achat. De l'autre côté de l'appartement, la vue est plus paisible : le cimetière offre avec les tombes un espace de verdure. On sait depuis notre précédente visite (MdA N°11) que c'est cette dernière vue que préfère l'écrivain qui a installé son bureau face aux cyprès. Une chappe de nuages lourds pèse sur Besançon, et la pâle lumière à l'extérieur fait écho aux tons marron-bruns de l'intérieur. Une atmosphère propre au recueillement et à la lecture règne ici, entre ces murs doublés de bibliothèques pleines. Dire que l'homme qui nous accueille fait montre d'une très profonde gentillesse pourrait faire que l'on se méprend. Il faudrait, pour le décrire, convoquer des mots © T. G. aussi galvaudés que sagesse, calme, attention, ouverture. Pour autant, les livres de cet écrivain n'ont pas vocation à héberger des chapelets pour marque-pages. Œuvre charnelle, fantasmagorique, les poèmes, les récits, les romans et jusqu'aux essais de ce polygraphe se sont bâtis sur les fondations d'une langue pure, classique et ondoyante. Mais si la langue joue le rôle de fondations, il faut tout de suite préciser que celles-ci s'ancrent dans les eaux troubles d'un marais : fantasmes, pulsions, goût de la mortifica- ... 13 14 15 16 17 18 19 Toute la vie de Claude Louis-Combet s'inscrit dans une lutte entre le désir et la foi et la culpabilité qui en découle. Comment concilier spiritualité et pulsions, religion et interdits. En écrivant. L'œuvre de cet auteur qui ne se veut pas homme de lettres est probablement la plus habitée de notre littérature actuelle. Claude Louis-Combet : les confessions d'un parjure tion et fascination de la monstruosité en constituent le tissu. L'alchimie peut paraître étrange, mais elle n'est pas artificielle. Et si l'accomplissement passait autant par la foi que par le désir? Claude Louis Combet est né une première fois un 30 août 1932. Il naquit une deuxième fois en 1970, lorsque, publiant son premier roman, Infernaux Paluds, il ajouta un trait d’union après son second prénom. Pourquoi cette légère modification orthographique? «Il y avait chez Pauvert un auteur qui s’appelait Fernand Combet, qui me ressemblait et qui écrivait des choses qui allaient un peu dans le même sens que ce que j’écris. Étienne Lalou, mon éditeur chez Flammarion voulait que je change mon nom. Je proposais de prendre un pseudonyme. Étienne Lalou n’était pas très favorable : “C’est dommage, ceux qui vous connaissent ne vont pas savoir que vous êtes l’auteur de ce livre. Or ce sont des lecteurs potentiels.” C’est lui qui a eu l’idée de mettre le trait d’union.» Et, évoquant le thème de l’androgynie qui revient souvent dans son œuvre, l’écrivain ajoute :«Le prénom de Claude me convient d’autant plus qu’il contient le féminin et le masculin». On sait à le lire que cette remarque n'est pas une coquetterie. Claude Louis-Combet n’a guère connu son père Lucien, mort à 25 ans. Ce dernier avait passé de nombreuses années dans un sanatorium et le jeune garçon le verra peu : «Son image était présente dans l’appartement de ma grand-mère. Il y avait des photos, on me parlait beaucoup de lui. Ma grand-mère avait beaucoup d’affection pour son gendre. De même, elle entretenait le souvenir de son mari mort à la guerre. Lorsqu’il y avait de rares festivités, à table, on dressait le couvert de mon père avec sa photo posée à la place où il aurait dû se tenir. Son absence, psychologiquement, fait que je n’ai pas eu de concurrent dans la relation œdipienne. Il n’y a pas eu de troisième voie. Mon père était une figure mythique.» Cette mort par tuberculose planera longtemps comme une promesse pour Claude. En effet, avant 20 21 ... Le Matricule des Anges N°19 Lucien, la mère de ce dernier était morte de la même façon, à 22 ans. Avant 1939, ses parents habitaient le même immeuble que la grand-mère maternelle Grande-Rue de la Croix-Rousse à Lyon. Avec sa sœur aînée, Aimée-Marie-Louise, il partage son temps entre l’appartement de leur mère et celui de leur grand-mère. «Il y avait beaucoup de non-dit. Je ne sais pas exactement quand ma mère a commencé à travailler. En 1939, elle faisait les ménages dans les hôtels. Elle a fait beaucoup de petits boulots jusqu’en 1945. Elle est ensuite partie à Paris.» Avec la mort du père, la famille va devenir de plus en plus pauvre et les enfants iront vivre chez la grand-mère qui prendra un appartement plus petit, rue de Cuire. La mère, elle, va s’installer ailleurs, seule. Dans le souvenir de Claude Louis-Combet cette période de son enfance a du mal à sortir des brumes de l’angoisse et d’un sentiment étouffant. L’écrivain se souvient des bombardements sur Lyon : «J’étais avec ma grand-mère et j’ignorais où se trouvait ma mère. Nous descendions dans la cave avec des masques à gaz. J’étais très anxieux au sujet de la sécurité de ma mère. À cela s’ajoutait l’impuissance : je n’aurais pu lui venir en aide ne sachant où elle se trouvait.» La grand-mère assurait les fonctions maternelles et paternelles à elle seule. Telle qu’il la dépeint, Claude Louis-Combet dresse le portrait d’une femme janséniste, rigide mais, contradictoirement, très imaginative «pas du tout rationnelle». Très affective, elle avait le goût du fabuleux, du mystérieux. «On fantasmait beaucoup. Elle lisait à haute voix Dumas, Bourget, Bordeaux, Bazin…». Et surtout Henryk Sienkiewicz, l’écrivain polonais lauréat en 1905 du prix Nobel. «Son œuvre s’est imprégnée très profondément en moi. C’est là que j’ai découvert le goût du martyre.» Un goût que l’enfant cultive en allant visiter régulièrement la crypte à Lyon où Sainte Blandine avait été attachée pour être dévorée par les lions en 177. «Je cherchais les lectures qui m’inquiétaient. Je me foutais des trouilles terribles. J’avais lu La Main de Maupassant et j’en ai fait des cauchemars pendant des années. Je lisais aussi Edgar Poe. Ces livres étaient illustrés d’images qui me faisaient peur. Lorsque j’étais seul, je les ouvrais juste pour voir une image qui m’effrayait. Je me souviens aussi d’un livre de médecine avec des planches d’un rare réalisme…» Le jeune Claude effectue sa scolarité primaire durant la guerre. L’éducation s’y fait de manière très instable; certains instituteurs disparaissant subitement. Selon les vœux de sa grand-mère, l’enfant est inscrit à l’école paroissiale qui, mitoyenne avec l’école publique, n’épargnait pas les affrontements perpétuels entre les deux clans. Peu sociable, le jeune élève reste en retrait. Les vertus pétainistes constituaient le principal apprentissage : l’esprit chevaleresque s’opposait aux valeurs démocratiques avec ses notions de droiture, de respect de la parole donnée et, surtout, de soumission au chef. En 1943-44, une campagne est lancée pour le culte de l’honnêteté morale, de la sincérité, de la vérité. Des ligues de loyauté sont constituées et Claude Louis-Combet est promu responsable de l’une d’entre elles. L’enfant s’y sent un usurpateur : «Je vivais dans l’équivoque. La sexualité était le tabou absolu. Mes désirs, je ne pouvais en parler à ma mère ou à ma grand-mère ce qui me conduisait à des recherches que je n’avouais pas. Sans le vouloir, ma grandmère imposait un devoir moral bien audessus de moi. Je me sentais coupable, fautif. La culpabilité reste pour moi encore une expérience majeure, un moteur de mes sentiments et de mes comportements.» Ce désir et la culpabilité qui en résulte, marquent toute l’œuvre de l’écrivain. La disparition du père, l’absence de la mère et toutes les angoisses que cette absence durant la guerre peut générer, ont gravé un sentiment de profonde solitude chez lui. Seul mâle de la maison où règne un fort sentiment religieux, il avoue s’être senti plusieurs fois sur le point de fuguer et reconnaît avoir pratiquer avec application l’école buissonnière : «C’était une expérience très importante. L’école ne m’a intéressé qu’à partir de la sixième avec le latin et le grec. Avant je la fuyais. J’étais im- puissant à affronter une situation trop difficile pour moi. Je passais des après-midi entières dans la solitude et l’inquiétude.» En 1945, il entre au petit séminaire des Missions Africaines à Chamalières (Puyde-Dôme) où il est interne. «L’idée de partir de la maison était un arrachement. La première année d’internat a été très dure. J’ai beaucoup pleuré; je me sentais abandonné. Je me croyais appelé à la vie religieuse et en même temps je me rendais bien compte que je n’en avais pas les moyens.» Les profs sont plutôt médiocres. La seule pédagogie consistait à tout apprendre par cœur. «Il y avait une relation personnalisée, pour le meilleur et pour le pire entre les élèves. Nous étions, des sixièmes aux troisièmes, une quarantaine en tout. Certains étaient persécutés, mais on formait vraiment une communauté.» L’Afrique le passionne. La lecture des revues des missions étrangères, les missionnaires qui recrutent dans les paroisses, les histoires d’explorateurs qu’il lit avec ferveur, l’histoire des conquêtes coloniales lui font rêver de ce continent. Cet amour le conduit, entre 1944 et 1945 à rendre visite tous les jeudis et tous les dimanches à l’hôpital de la Croix-Rousse aux soldats des bataillons d’Afrique. «Ils étaient amputés pour des pieds gelés dans la plupart des cas. C’étaient des Algériens, des Marocains, des Noirs. J’ai passé de très bons moments au chevet de ces soldats.» Son souhait de devenir religieux trouvait sa source dans le désir de sauver l’âme de sa mère : «Comme ma mère ne pratiquait pas et n’allait pas à confesse, je me disais qu’à tout moment elle pouvait mourir et qu’alors elle irait en enfer. Ça venait du fonds de piété qui régnait chez nous. L’existence spirituelle était aussi présente et exigeante que l’existence physique.» Au séminaire, il commence à écrire. Bon élève, il passe directement de la sixième à la quatrième. En français, il s’amuse à rédiger ses devoirs en vers grâce aux recueils de versification qu’il a beaucoup pratiqués. «J’ai pris goût à la versification. Vers 1946, je me suis mis à écrire pour moi-même en vers classiques jusqu’au jour où j’ai découvert la poésie symboliste et le vers libre. J’ai compris alors qu’il y avait là une libération de la langue. Je suis très attaché à la poésie fin de siècle». Claude Des mères et une martyre la beauté lumineuse des phrases de Louis-Combet, fait écho dans toute son œuvre, l’obscure atmosphère des fantasmes, de l’organique, du corps saignant ou douloureux. Dualité que l’on retrouve dans la première nouvelle de Des mères hallucinante comme l’était celle qui fermait son précédent recueil Rapt et ravissement (Deyrolle). Une mère attend un enfant qui, dans cette attente, lui fait découvrir la plénitude de son propre corps, et son appartenance à la cosmogonie. Découverte toute animale. L’accouchement se déroulera en «un pays qui avait dû être rêvé par les nénuphars avant toute présence humaine». La scène de la mise au monde joue de la métaphore selon laquelle le corps féminin renferme l'univers. L’enfant, «tandis que la douleur rugit de partout, lui, jamais ne sera aussi béatement transporté d’être qu’en la traversée la plus lente possible du vaste et profond et inlassable vagin». Pour lui comme pour elle l’accouchement est un arrachement. Lui débile, elle animale, ils vont tenter d’effacer cette mise au monde et fondre, lui passivement, elle monstrueusement, leur chair. Comment l'écrivain parvient-il ainsi à nous faire sentir, par le corps, cette scène inouïe? L'Âge de Rose, s'il en était besoin, démontre la force d'évocation de l'écrivain. À partir de l'hagiographie, à la sauce bénitier, de sainte Rose de Lima, Claude Louis-Combet investit, de l'intérieur, le personnage de Rose. La première scène s'ouvre sur le père :«Que l'on n'oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu'il marche en tête de toutes les ombres.» Sa traversée du roman est un éclair de fer et d'armes. Il importe qu'il disparaisse dans les ténèbres. Reste «La Madre, je la vois très bien - et comme si elle était ma propre mère, en un Pérou légendaire, au Siècle d'or d'une conquête où l'austérité des uns justifiait la légèreté des autres.» Mère peu austère qui rêve d'or et d'azur pour sa fille qui ne voudra, elle, que contemplation et martyr. Car Rose pousse la mortification au-delà du rationnel. «Lorsque la nature la faisait saigner, lui rappelant qu'elle n'était qu'une femme, elle usait du fouet contre elle-même, afin qu'un sang voulu se mêlât au sang subi et que le Christ, cloué sur sa croix, offrît toutes ses plaies aux baisers de ses lèvres.» Ce roman sera (soyons péremptoires) étudié plus tard dans les universités. Car audelà du récit mythobiographique de Rose, il mêle une réflexion très poussée dont les incessants questionnements mêlent leur voix à celle, physique, d'une écriture qui nous pénètre. À Des mères Lettres Vives 76 pages, 100 FF L'Âge de Rose José Corti 282 pages, 120 FF Le Matricule des Anges N°19 ... 13 14 15 16 17 18 19 20 21 ... Louis-Combet poursuivra son écriture du vers libre jusqu’en 1958 : «Ça me tenait lieu de journal intime. Je fixais mes sentiments dans les vers.» En troisième, il lit Péguy et Claudel. En 1950, il part effectuer son noviciat chez les Pères du Saint-Esprit à Cellule au nord de Clermont-Ferrand dans le Puy-deDôme. Il se souvient de la ferveur qui l’habitait à l’époque de ses dix-huit ans, mais également qu’il n’était pas très sûr de lui, de sa capacité à entrer dans les ordres. À l’époque, une année d’interruption avait été intercalée entre le premier baccalauréat et la classe de philosophie au terme de laquelle les élèves passaient leur second bac. Une année entièrement consacrées aux lectures spirituelles, à la méditation et à la direction de conscience : «Les jeunes gens devaient réfléchir en suivant des méthodes qui permettaient de les manipuler. Sous la direction du maître, des novices s’interrogeaient sur la solidité de l’engagement religieux. Nous vivions dans le silence. Nous étions totalement coupés du monde, concentrés sur des questions de spiritualité, du sens de l’existence du croyant. C’était assez dur. C’est une expé- rience que je trouve aujourd’hui tout à fait étonnante. Plus tard, je me suis rendu compte de la maturité différente que je pouvais avoir par rapport aux autres. Ça vous déphase, et en même temps ça vous approche de quelque chose.» Le jeune homme prononce ses vœux (chasteté, pauvreté et obéissance) qui devront être confirmés trois ans plus tard. Il part ensuite effectuer sa classe de philo à l’Abbaye Blanche de Mortain dans la Manche. Pour avoir une idée de la teneur de ces études, il suffira d’indiquer que le manuel scolaire était rédigé en latin… C’est toutefois à Mortain que Claude Louis-Combet découvre Jean-Paul Sartre : «Je l’ai lu dans les chiottes. J’avais lu des articles le concernant, publiés dans Études. Bien sûr, ces lectures étaient interdites pour les élèves.» En troisième déjà, le jeune garçon avait lu Nietzsche dans un livre polémique contre le nietzschéisme et le marxisme, et, à l’encontre des objectifs de l’ouvrage : «Ce fut le coup de foudre pour Nietzsche qui a joué un rôle capital pour moi. Le marxisme ne m’intéressait pas parce que c’était une philosophie de la communauté, pas de l’individu». En 1953, au moment de confirmer les vœux, la crise religieuse est trop forte : «Il y avait une telle contradiction intellectuelle. Je ne pouvais continuer. J’aurais été un objet de scandale. J’aurais été un mauvais prêtre, j’aurais couché avec mes pénitentes. Je me suis donc exclu.» Le sentiment de la faute, de la culpabilité lié au désir en général, à celui que l’enfant avait ressenti pour sa mère en particulier n’avait jamais cessé de tarauder le jeune novice. «Le seul vœu pour lequel je me sentais en accord c’était le vœu de pauvreté.» Pas obéissance, ni chasteté. Dans Marinus et Marina (1979) la scène d'ouverture où le directeur de conscience demande au narrateur qui vient de renoncer : «Qu’allez-vous devenir, mon pauvre ami?» couvre les soixante-dix premières pages de ce roman; on voit le traumatisme que fut ce renoncement. «Le père supérieur pensait que je pouvais dépasser cette crise.» Sortir de l’univers clos fut brutal : non seulement Claude LouisCombet était inadapté au monde extérieur mais s’il entrait dans la vie civile c’était pour effectuer son service militaire où il arrive en soutane. Sous les drapeaux, il est Paillasson INÉDIT C haque nuit l’enfant rêvait qu’il était un paillasson. Il était étendu sur le sol de terre battue devant la porte close de la maison. Des gens passaient dessus et frottaient leurs semelles avec plus ou moins de tendresse ou de violence, d’application ou d’impatience, soucieux de leurs pieds et ignorants de la nature du paillasson et qu’il était l’enfant tout entier, très plat, très résistant, bourru, revêche, immobile et renfermé; un excellent paillasson auquel, puisqu’il satisfaisait parfaitement à l’usage, il était inutile de prêter attention. Cependant ce frotte-pied était extrêmement sensible comme le sont tous les enfants, et pas plus inintelligent qu’un autre. Il savourait silencieusement le bonheur d’être piétiné, martelé, saccagé, encrotté par tous ces gens qui passaient par là et ne s’acharnaient sur lui, apparemment, que parce qu’il était là, car en réalité personne n’entrait jamais dans la maison, personne ne poussait la porte, personne ne s’arrêtait. Il n’était pour ainsi dire qu’un paillasson de passage, aussi le sentiment de sa valeur ne l’occupait guère. Entre toutes les sensations qu’il subissait, il avait un goût bizarre pour les plus appuyées, lesquelles étaient aussi les plus douloureuses. Il aimait et il attendait avec une sorte de désir éperdu et totalement mutique et clos les enfoncements nerveux, les saccades fébriles, qui lui venaient uniquement des hauts talons des femmes. Le frottement de la semelle que l’on eût pu imaginer plutôt voluptueux ne l’enchantait jamais autant que les coups secs, qui retentissaient en lui comme le commencement du sacrifice. Tout son être de paillasson aspirait à la déchirure. C’était sa manière d’aimer les femmes. De nuit en nuit, poursuivant le même rêve, l’enfant, de plus en plus paillasson, et comme, vers la fin, une véritable foule de femmes à perchoirs de cuir et pilons ferrés l’avaient travaillé jusqu’à la corde, il céda enfin par le milieu et peu à peu s’étira, s’ouvrit, s’éventra dans la douceur cruelle du dedans et du vide. Et il n’y avait plus personne autour. Alors l’enfant se dressa. Il regarda de tous côtés. C’était vraiment la plus noire des nuits - tracée droite comme un cri. Il se pencha alors et ramassa la clef qui, tout le temps, était restée, comme il se doit, cachée sous le paillasson. Il la tenait à la main mais comme il voyait parfaitement qu’il n’y avait, en vérité, ni porte ni maison, il restait en suspens sur ce secret dont le sens, s’il en était un, lui échappait entièrement. infirmier (et auxiliaire de l’aumônier) en Algérie, à Montpellier et enfin à Albi. Le souvenir qu’il en garde le rangerait du côté des phénomènes littéraires : «À l’armée, j’ai ressenti une très grande liberté. Après le style de vie que j’avais mené, je sentais un important relâchement dans la discipline et les contraintes.» Le futur écrivain fait «des orgies» de lectures, profitant de la naissance du livre de poche. Ses auteurs de prédilection, à l’époque : Sartre, Camus, Malraux, Graham Greene, Bernanos et Mauriac. Après l’armée, il retourne vivre à Lyon où il entreprend des études de philosophie (très différente à l’université de celle, scolastique, enseignée à Mortain). En esthétique, il rencontre celui qui sera un maître pour lui (cf MdA N°18) : Henri Maldiney. En 1956, alors qu’il en est à la licence de philosophie, il est rappelé en Algérie à Tizi-Ouzou où il fait office d’infirmier dans une gare de marchandises. Il soigne aussi bien des militaires français que des civils algériens : «C’est en Algérie que ma conscience politique s’est éveillée. Moi qui avais voulu être missionnaire, je réalisais ce qu’était la colonisation, le racisme. J’ai acheté le Coran et tous les jours je le lisais. Je n’ai jamais adhéré à un parti mais alors que j’ai été élevé dans une famille de droite, pétainiste pendant la guerre, j’ai découvert le socialisme et la pensée de gauche.» À son retour, ses études achevées, Claude Louis-Combet obtient un poste de maître auxiliaire puis de professeur certifié à Besançon. Il enseigne la philosophie au lycée (école publique) de 1958 à 1968 dans le même temps où il écrit, pendant dix ans, ce qui sera son premier livre, Infernaux Paluds. «L’enseignement me passionnait vraiment. Je n’avais pas beaucoup de loisir pour écrire. Et j’étais très culpabilisé. Je subissais le ressassement de mon passé, d’histoires qui touchaient ma vie, sur le thème scabreux de l’amour incestueux que j’éprouvais pour ma mère. Ça créait beaucoup de malaises en moi. J’écrivais ça sous le manteau dans la honte et l’angoisse.» En 1968, il est nommé directeur d’études à l'École normale de Besançon et forme des instituteurs destinés à travailler avec des enfants en difficultés. Infernaux Paluds terminé, il franchit le pas qui consistait à le faire éditer. Flammarion et le Seuil sont les premiers auxquels il envoie son manuscrit («je me disais que je n’étais pas digne d’entrer chez Gallimard»). Flammarion répond et en février 1970, l’auteur signe un contrat. Le livre est publié à l’automne. «Quand c’est sorti, j’étais très mal dans ma peau. Je me disais “pourvu que personne n’en parle, que ça passe inaperçu”.» Claude Louis-Combet qui ne se considère pas comme un homme de lettres, avait pourtant déjà commencé l’écriture de Miroir de Léda. «L’autobiographie anecdotique, même en accordant une place importante à l’imaginaire, à la rêverie, n’aboutissait qu’à un cul-de-sac. J’avais vite fait le tour des événements. Mais je continuais de sentir un besoin radical de parler à partir d’un vécu personnel. Le recours aux mythes, c’était une façon de ruser avec l’autobiographie.» Infernaux Paluds publié, le trait d'union rajouté devant son nom : Claude LouisCombet naît une deuxième fois et cette vie-là ne se raconte pas; elle se lit. Thierry Guichard La bibliothèque matricielle isiter la bibliothèque de Claude Louis-Combet revient à visiter l’appartement tout entier et encore, pour tout voir, faut-il descendre à la cave… Partout présents et souvent précieux, les livres ici ne s’affichent pas de façon ostentatoire. Seule la bibliothèque du salon offre une vitrine aux ouvrages. On y trouve les livres que les éditeurs de l’auteur lui envoient. Des contemporains comme Jacques Ancet : «j’aime son écriture, même si son univers est très différent du mien. Il a un art de la description très fine, très sensible». La bibliophilie a investi le couloir. On y dégotte là des choses étranges comme Les Œuvres spirituelles de Monsieur de Bernières dans une édition de 1671, ou encore la reine du quiétisme avec Les Pensées et critiques spirituelles de Madame Guyon millésimée 1722. La dame, on le sait, convertit Fénelon présent ici avec l’édition originale des Explications des maximes des saints (1697). Plus proche de nous, l’abbé Henri Brémond (1865-1933) étale ses douze volumes de son Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Kierkegaard (dont le nom signifie “cimetière”) est là, tout entier, avec les dix-neuf volumes dans l’édition de Jean Brun. Et puisqu’on aime brasser les époques et les genres, allons jusqu’au bout du couloir, où règnent les littératures grecque et latine dignement représentées, entre autres, par Platon, Plutarque, Sénèque, Prudence… Nietzsche à côté, malgré ses quatorze volumes ferait presque piètre figure. Les livres les plus liés à l’écriture de Claude Louis-Combet, se trouvent dans son bureau, caverne utérine qui couve les pages blanches rangées sur le bureau. On nommera seulement Les Provinciales de Pascal dans une édition de 1760 : les livres qui composent la bibliothèque de philosophie, celle de spiritualité, celle consacrée à l’antiquité, la mythologie, l’ethnologie, la psychanalyse, les arts plastiques, sont trop nombreux. On rendra donc grâce devant la pièce la plus spectaculaire : un lourd lutrin d’église sur lequel, posé comme un cachalot le très volumineux Dictionnaire des cas de conscience de 1736. Imposant comme les règles immuables de l’Église. V T. G. Claude Louis-Combet ... 14 15 16 17 18 19 20 21 22 ... Le Matricule des Anges N°19 BIBLIOGRAPHIE • L'Âge de Rose - roman 1997, José Corti • Larves et lémures - livre d'artiste 1997, Folle Avoine • Dado, le sacre du dépotoir - essai 1996, La Pierre d'Alun • Des mères - nouvelles 1996, Lettres Vives • Rapt et ravissement - nouvelles 1996, Deyrolle • Miroirs du texte - essai 1995, Deyrolle • Blesse, Ronce noire - roman 1994, José Corti • Augias et autres infamies - nouvelles 1993, José Corti • Le Bœuf-Nabu ou les métamorphoses du Roi des rois - roman 1992, Lettres Vives • Dadomorphes et dadopathes - essai 1992, Deyrolle • Le Don de langue - essai 1992, Lettres Vives • Ouverture du cri - essai 1992, Cadex • Les Yeux clos - essai 1991, Deyrolle • Le Péché d'écriture - essai 1990, José Corti • Figures de nuit - nouvelles 1988, Flammarion • Le Chef de saint Denis 1987, Ulysse Fin de Siècle • Vacuoles - poésie - 1987, Brandes • Le Roman de Mélusine - roman 1986, Albin Michel • Écrire de langue morte - essai 1986, Ubac • Du Sens de l'Absence - essai 1985, Ubacs • Beatabeata - roman 1985, Flammarion • La Mort est une enfant - poésie 1984, Brandes • Mère des croyants : mythobiographie d'Antoinette Bourignon - roman 1983, Flammarion • De la Terre comme du temps - récits 1982, Lettres Vives • Le Texte-au-dedans - essai 1981, Ubacs • Blanc - roman 1980, Fata Morgana • Marinus et Marina - roman 1979, Flammarion • Mémoire de Bouche 1977, La Différence • L'Enfance du verbe - essai 1976, Flammarion • Voyage au centre de la ville 1974, Flammarion • Tsé-Tsé - roman 1972, Flammarion • Miroir de Léda - roman 1971, Flammarion • Infernaux Paluds - roman 1970, Flammarion À paraître • Passions apocryphes - nouvelles 1997, Lettres Vives Sur Claude Louis-Combet Recommandons Claude Louis-Combet de José-Laure Durrande : 250 pages d'une belle étude sur l'œuvre avec documents iconographiques et repères bibliographiques fort complets. (Éd. Septentrion, 150 FF) Le Matricule des Anges N°19 ...15 16 17 18 19 20 21 22 23... À LA ...17 18 19 20 21 22 23 tés, est animal, végétal et humain. Il est entre les genres. En fait, l’individu c’est un monstre qui a été loupé. Le monstre est dans un état confusionnel. Il perpétue cet état. Il n’est pas tout à fait né; il est dehors mais encore suffisamment dedans. C’est un prodige de passivité. Pour moi, il représente le quiétisme, la possibilité de donner un sens au désir d’absorption. Le quiétisme donne un sens au désir humain de n’être rien, de subir. C'est un courant spirituel qui m’intéresse beaucoup. Le roman précédant, Blesse, Ronce noire, constituait une mythobiographie. Dans L’Âge de Rose, nous retrouvons la mythobiographie mais aussi l’autobiographie et, en quelque sorte, le manifeste; avec les affirmations concernant la religion officielle que vous y incluez... Oui, c’est très juste. Il y a de l’ironie aussi. Ça c’est une conquête de l’âge et de l’expérience. J’ai plus de recul par rapport à mon personnage féminin et par rapport à mon écriture. De l’ironie et de la malice aussi, avec ce personnage de Saint Claudius qui vous ressemble beaucoup, non? Saint Claudius est une figure paternelle, cosmique, qui porte en elle les aspects positifs de la paternité. Il est le contraire du Capitaine, le père absent de Rose. Mais c’est aussi une figure androgynique puisque ses seins peuvent donner du lait. Les aspects positifs de la paternité, c’est tout ce qu’elle a de féminin. Vous avez écrit à propos de peintres, comme Dado ou Redon, traduit Anaïs Nin et le psychanalyste autrichien Otto Rank et vous trouvez aussi l'énergie de diriger la collection Atopia aux éditions Jérôme Millon. Que vous apporte ce travail d'éditeur. Je dirige cette collection depuis dix ans. L'idée de publier des textes spirituels anciens m'est venue en travaillant sur la documentation de Marinus et Marina. Ma fille m'a fait rencontrer Jacques Prunair qui venait de créer Atopia et qui avait la même liste de livres en tête que moi. Ma motivation est un peu complexe, évidemment. Cette activité me resitue par rapport à ma formation religieuse initiale. Je lis des textes que je lisais déjà à vingt ans au noviciat. Je les redécouvre et tout ce travail alimente profondément ma nostalgie de vieux croyant indigne. C'est une littérature qui ne me tient pas en repos. J'aborde les textes que j'édite avec une sorte d'inquiétude d'existant. Croyez-vous au miracle? (Long silence). Je ne vais pas vous faire une réponse de Normand, mais une réponse très très sincère et très profonde, je vous prie de le croire : je ne me sens pas digne d’y croire. Je crois qu’il existe des êtres pour qui le miracle existe et qui sont dignes de le reconnaître, de l’apercevoir. Moi, je n’en suis pas digne. L'œuvre de Claude Louis-Combet semble sortir d'un chaos où la foi, le désir, la monstruosité s'interpénètrent avec la volonté d'être en phase avec la cosmogonie. Elle constitue comme une matière organique issue du plus profond des fantasmes d'un homme empli de spiritualité. Entretien avec un écrivain en quête. «L'écriture consacre l'Absence» 24 25 ... Le Matricule des Anges N°19 vos derniers retranchements? C’est une dynamique de l’intériorité. Je n’écris que quand il fait nuit dans mon bureau où il y a juste une petite lumière qui n’éclaire que la page. Il faut vraiment le recueillement. À ce moment, il y a une sorte d’hypnose. Je n’en ferais pas une théorie. Vos livres évoquent souvent la notion de désir, notamment le désir sexuel et incestueux. Pourriez-vous écrire des romans plus ouvertement érotiques? Il y a un Éros qui court dans ce que j’écris. On trouve des moments de forte intensité érotique. Ce qui me gêne c’est de faire de l’éros le sujet principal ou unique d’un texte. J’aime bien la littérature érotique mais je la trouve décevante parce qu’elle retombe dans les mêmes scènes. Vous pourriez évoquer Bataille, mais je n’entre pas du tout dans cet espèce d’orgueil de la transgression qu’il y a chez lui. Moi je la pratique mais je ne la vante pas. Je considère que mon œuvre c’est de l’érotisme infus. On le retrouve dans l’intérêt que j’apporte au sexe de la femme, au corps féminin. Peut-on parler alors de littérature du blasphème et de la provocation? Oui, il y a du blasphème, mais le sacrilège suppose toujours l’existence du sacré. Pour commettre un sacrilège il faut soimême avoir une notion du sacré. Le blasphème, c’est pareil. Si vous n’êtes pas passé par la foi, la reconnaissance de l’amour, vous ne pouvez pas blasphémer. Le blasphème c’est l’expérience d’un manque, de l’injustice. Mais moi je n’ai pas l’intention de blasphémer. Je n’en ai aucune volonté. Écrire ce que vous écrivez, n’est-ce pas une tentation de trouver ce que vous appelez «le plaisir en Dieu» en passant par la foi en l’obscène, voire en l’Antéchrist? L’obscène sûrement. L’Antéchrist, c’est moins évident. Les textes qui évoquent le plus la transcendance de l’obscène sont deux nouvelles parues dans Augias et autres infamies (José Corti). Dans l’obscène, le sexe de la femme est ce qui peut le mieux figurer l’absence de Dieu. L’image du sexe de la femme c’est ce qui représente le plus justement le manque que l’on éprouve dans l’expérience de l’absence. C’est ce qui rend le plus sensible le désir de retrouver la Présence. Dans L’Âge de Rose vous écrivez : «Elle savait que ce qui était tombé malade pour être sorti de la mère devait revenir à la mère pour guérir.» Si l’on remplace mère par terre, on a toute la métaphore chrétienne de la paix éternelle des cendres qui retournent aux cendres… Ce que je veux dire là, c’est que le corps féminin symbolise la vitalité. On retrouve aussi la notion de l’inceste maternel, non? Le roman exprime l’incertitude de la sexualité de la jeune vierge qui hésite entre un pôle de l’homosexualité représenté par l’inceste avec la mère et celui du phallus du Christ. C’est normal que l’on retrouve le thème de l’inceste dans la me- © Louis Monier à partir de Marinus et Marina, il y a eu un tournant : j’ai commencé à m’intéresser aux saints, à la mystique et le souci d’équilibre psychologique a fait place au souci de restauration du spirituel. Je n’oublie pas que j’ai rompu avec la foi chrétienne, mais je me rends compte que je n’en ai pas assuré le deuil. Il demeure une part de nostalgie du spirituel. Vous parlez de laisser monter en vous l'écriture. Est-ce à dire que vous ne vous donnez pas, au départ, de contraintes ou de forme préétablie? Non. Ce qui me préoccupe c’est à travers le style, le rythme, le choix des mots, d’essayer de donner une forme organique et authentique à un contenu inconscient qui exige d’être exprimé. Ce n’est pas un souci formel mais un souci de coller à la vision, à ce que je sens. Je n’ai jamais essayé de me situer par rapport à une école. Je suis très conscient de mes limites et toujours insatisfait de ce que j’ai écrit. Ce que je dirais aujourd’hui, avec le recul, par rapport à Marinus et Marina c’est que l’écriture a joué le rôle de substitut de l’expérience mystique. L’écriture ne peut pas remplacer ce qui me manque, ce qui fait défaut et qui est la relation vivante au surnaturel. L’écriture de toute façon me laisse sur ma faim. Si j’avais, aujourd’hui, la possibilité de prier comme je priais quand j’avais dix-sept ans, je n’aurais pas besoin d’écrire. L’écriture cherche à combler le vide mais le vide est infini. La partie est perdue mais ça n’empêche pas qu’on la poursuive. L’écriture consacre l’Absence. Vous êtes passé de l’autobiographie légèrement fantasmée à ce que vous nommez la mythobiographie, sorte de biographie à travers les songes, les obsessions, les pulsions appliquée à des personnages mythiques que vous allez habiter. N’estce pas, à l’instar de Pierre Michon, faire de l’autobiographie oblique? Ce n’était pas aussi clair que ça quand je me suis lancé dans l’entreprise. Ce n’est venu qu’à partir de Marinus et Marina où j’utilise une légende et où je prête à des personnages dont je veux raconter l’histoire mes propres fantasmes. Je les aborde comme s’ils étaient des miroirs de mon expérience. Il s’agit toujours de personnages féminins, à l’exception de Trakl (Blesse, Ronce noire); l’inceste avec sa sœur procède du désir de reconstituer l’androgynie. Pour écrire, devez-vous être poussé dans sure où la nécessité d’écrire trouve son origine dans l’échec du désir incestueux. Le fait de faire quelque chose avec la langue maternelle est le substitut de l’interdiction de l’inceste. Ça y répond. Vous faites paraître un recueil de nouvelles, Des mères et un roman, L’Âge de Rose. Vous publiez aussi des essais. Comment s’effectue cette différenciation des genres? Les essais tournent autour de l’écriture, de la création à propos de mes textes ou d’autres auteurs ou peintres. Au début, de 1970 jusqu’en 1985, les essais s’imposaient comme un temps de réflexion à partir des textes que je venais de publier. Je sentais le besoin de m’arrêter et de réfléchir sur ma démarche. Ce sont des questions théoriques sur le sens que je donne à l’écriture. J’ai noté qu’après avoir écrit un texte théorique il s’opérait un changement dans l’écriture du roman qui suivait. Je suis passé des romans volumineux à des nouvelles parce j'ai vécu une période de crise affective et je n’avais pas confiance dans le temps pour écrire des romans. Je ne pouvais pas m’engager dans une longue écriture. J’ai renoué, en écrivant L’Âge de Rose avec un certain optimisme. L’écriture d’un roman, c’est quand même une mobilisation considérable. Avant de revenir à L’Âge de Rose, arrêtons-nous sur Des mères. Ces trois nouvelles ontelles été écrites à la même époque? J’avais d’abord écrit Do l’enfantpot en pensant qu’il y avait matière à faire un livre entier. Mais c’était un peu juste pour l’éditeur. J’ai donc écrit les deux autres nouvelles sur le thème de la maternité pour compléter l’image que je voulais en donner. Dans Do l’enfant pot la relation mère-fils est une catastrophe. Dans les nouvelles suivantes, j’ai voulu donner une image différente de la maternité. La mère de la dernière nouvelle, c’est en fait ma grand-mère. Il y a deux femmes dans Do, l’enfant pot : la mère, monstrueuse, et la sage-femme qui tricote on ne sait quoi qu’elle finit par jeter sur le corps de la mère et de sa progéniture, comme un linceul. Quelle figure est-ce là? Lusine, la sage-femme, est une représentation de la déesse des accouchements dans la mythologie méditerranéenne. Je l’ai vue comme une parque qui tisse le destin de l’enfant. À ne pas confondre avec Mélusine qui est la mauvaise mère, celle qui n’accouche que de monstres. La monstruosité me fascine. J’envisage d’ailleurs de publier chez Jérôme Millon, un traité d’embryologie sacrée, sur Le Baptême des monstres. Pourquoi cette fascination pour la monstruosité? C’est l’opposé de l’individualité. C’est une ébauche d’être. Un être qui n’est pas identifiable. Le monstre, par certains cô- Le Matricule des Anges N°19 ...18 19 Propos recueillis par Thierry Guichard 20 21 22 23 24 25 26 27... UNE L a visite de son bureau, véritable matrice tapissée de livres et de photographies dévoile sur sa table de travail quelques feuilles manuscrites d'un ouvrage en cours. Et bien sûr, ce qui frappe, c'est la quasi absence de ratures sur ces pages où, pourtant, courent de longues phrases. Claude Louis-Combet n'entretient pas un rapport habituel avec l'écriture. Celle-ci semble d'abord se constituer organiquement en lui. Il insiste là-dessus : son travail consiste seulement à se mettre à l'écoute. Vous disiez n'avoir pas voulu que votre premier livre soit beaucoup lu. Pourquoi l'avoir fait publier, alors? (Long silence). Je trouvais que c’était quelque chose qui méritait quand même d’être reconnu. Une publication anonyme m’aurait assez convenu. Infernaux Paluds est un roman à 80% autobiographique. Une autobiographie où je mets l’accent plus sur les fantasmes que sur les faits, les événements. Par exemple, j’y fais mourir ma mère sous les bombardements à Lyon. Il y a comme ça des éléments qui ne relèvent pas de la réalité historique. L’écriture, face au sentiment de culpabilité, au désir inadmissible, vous servaitelle de rachat? Dans les premiers livres, jusqu’à Marinus et Marina, l’écriture que je pratiquais contenait quelque chose d’une psychothérapie. Je n’ai jamais songé à suivre une analyse. Je comptais sur l’écriture pour me déculpabiliser, me réconcilier avec l’image de la mère, me réconcilier avec mes désirs, mes pulsions. Ça ne semble pas être une réussite. Le sentiment de culpabilité continue d’alimenter votre œuvre, non? Oui. Les deux premiers livres ont vraiment eu un effet salutaire. Surtout Miroir de Léda. Ce dernier a été une explosion cosmique extraordinaire des retrouvailles de la sexualité : c’est un livre qui a été très bonifiant pour moi. C’est le seul que j’ai écrit avec plaisir, au sens sensible du terme. Après j’ai pu écrire des histoires un peu atroces. Je me dis que, au fond, je n’ai pas du tout la vocation d’écrivain. Je ne peux écrire ce que j’écris, qui sont des choses cruelles, pénibles, insupportables que dans les moments où je suis en équilibre avec les êtres autour de moi. J’ai besoin de sécurité. Ainsi, j’entretiens un rapport d’acceptation avec moi-même et je laisse monter ce qui vient du plus profond et que j’accepte. Le seul travail que j’ai à faire, c’est de me tenir en état d’écoute, de réceptivité. Tous les soirs, je consacre une heure trente ou deux heures à l’écriture de fiction. Ça demande une très grande concentration. Mais j'écris directement à la main, sans beaucoup de ratures, et je peux m'arrêter au milieu d'une phrase, le lendemain je reprendrais sans avoir besoin de relire ce qui précède. Dans un premier moment, donc, l’objectif que je poursuivais était thérapeutique mais VOICI DE LEURS G a b r i e l l e F l o r i n L a décollé des bancs, debout, en silence. (Le règlement exigeait de se lever en présence de la directrice). Margeaix a vu se déplacer une fée, une reine, Marie-Antoinette… Nous connaissions la suite. Ce n’était pas la première suppliciée, mais elle, la petite fée. Non! Chaque nouvelle orpheline devait se plier à l’un des articles du règlement intérieur, l’hygiène. Pour une raison qui m’échappe encore aujourd’hui; à moins que ce ne soit par pur sadisme, les filles devaient traverser le réfectoire des garçons pour se faire couper les cheveux dans une pièce annexe. De fait, elles revenaient le crâne presque rasé. Ainsi revint la petite fée, tondue. Contrairement aux autres, elle ne pleurait pas, elle était plus digne et Marie-Antoinette que jamais. Seul son regard s’est trempé d’acier bleu. Margeaix a été foudroyé. La petite fée est passée, elle est revenue. Le seul moyen d’approcher les filles était de participer à la chorale. C’était l’unique sésame pour accéder à leur bâtiment. Amour fou, la petite fée et Margeaix s’écrasaient la joue contre la cloison du préau. Un rideau de blouses bleues cachait innocemment leur folie. Il a su la convaincre. Il fallait qu’elle chante, ils se frôleraient peut-être, il lui ferait passer le poème qu’il Florin a découvert l'écriture récemment, grâce à deux ans passés à lui avait promis. Je t’aime petite fée. Ô joie du chant sous surveillance, les garçons d’un côté, les l'atelier d'écriture «Voyelles» à Bas-en-Basset dans la Haute-Loire où il filles de l’autre. La salle était au rez-de-chaussée à vit. À 51 ans, ce cadre de France-Télécom a envoyé une quinzaine de gauche du magnifique escalier aux balustres de manuscrits à autant d'éditeurs pour autant d'échecs. C'est qu'il commarbre. Prisonniers de la surveillante, nous attenmit l'erreur de sélectionner des nouvelles très hétéroclites. Erreur de dions au pied de cette merveille architecturale, en jeunesse! Passionné de littérature il s'approprie Cioran («C'est mon rang, en silence, les bras croisés dans le dos. Règlement. Margeaix, comme nous avait la tête en auteur»), a apprécié Notre Assassin (10/18) de Joseph Roth, Karinthy l’air. Comment faire autrement pour apercevoir pour son Voyage autour de mon crâne (Points seuil) et L'Arbre du dieu les dessous des filles entre les socquettes blanches pendu (Métailié) de Jodorowsky. Il aime fréquenter la librairie stéphaet les blouses vichy à carreaux bleus et rouges? Lui noise Le Quartier Latin qui lui a fait découvrir des textes rares. il cherchait une étoile. Le tablier de vichy est tombé du deuxième étage. Il a tournoyé. Un claquement, sec, mat. Elle n’a pas crié. Ce fut la gaieté qu’il brisait net par un aphorisme des plus tragiques. Je me panique. De son oreille droite coulait un filet de sang sur le carrefourvoie dans la sérision (contraction de sérieux et de dérision) dilage. La petite fée est morte. sait-il, je suis né sous le signe du coup de soleil, je me protège. Je L’enquête a révélé que suite à une bousculade… Un regrettable sais ce qui te hantait : la petite fée blonde, tes vagues pulsions accident survenu à dix-sept heures vint et une… le… à… La preud’échec. Je n’osais croire que tu choisirais l’instant de ta mort; celve, on a massacré la rampe de l’escalier d’honneur en la surélevant le du départ de la petite fée blonde. de grillages métalliques.Six garçons et six filles furent sélectionnés Margeaix et moi étions ce que l’on appelait des pupilles de la napour meubler les marches de l’église et suivre l’enterrement de la tion. L’orphelinat comptait soixante-seize garçons. Il avait le mapetite fée. Margeaix a tellement insisté que je lui ai cédé ma place. tricule numéro trente-cinq et moi le trente-six. La loterie technoIl y a peu, il me confiait qu’il lui était insupportable que des cratique voulut que nous grandîmes ensemble, nous fûmes frères adultes continuent à tuer des enfants à coups de règlement intésiamois au réfectoire, dans les rangs, au dortoir, en étude et par rieur. conséquent nous jouions tous les deux dans la cour de récréation. À dix-sept heures vingt et une, un train a hurlé dans la campagne. De notre enfance ne subsistent que des étincelles sur le carrelage, nées des glissades de nos galoches cloutées, des rires, punitions et Florin gifles; l’école de la sournoiserie. C’est dans un château que le cauchemar suppléait l’absence maternelle. L’interdit était le maître des lieux. Margeaix voulait être écrivain. Il raconterait cet enfer, un jour, des milliers de pages, m’assurait-il. C’était avant la petite fée blonde. Le temps n’existait pas, une date en haut du tableau Le Matricule des Anges poursuit son concours permanent de nounoir, rien de plus. Nous avions treize ans. Te souviens-tu, le velles. Pour des raisons pratiques qui tiennent à la gestion de ce nombre invraisemblable de bouquins que nous avons lus? Aux concours, quelques obligations devront être respectées sous peine de millions d’enfants seuls, sachez que nous aussi, fûmes de mémettre le comité de lecture dans un prodigieux embarras. Art 1 : tapée à la machine et accompagnée d'une lettre de présentachants adeptes de la torche électrique sous le drap. tion de l'auteur, la nouvelle comptera trois à quatre feuillets (1 Je vous ai dit que nous étions soixante-seize garçons dans une aile feuillet : 25 lignes de 60 signes). L'adresse de l'auteur y sera inscrite du château. Le préau nous séparait des filles. Une cinquantaine de sur chaque page. trous bouchés par des fonds de boîtes de conserves cloués sur la Art 2 : le retour de la nouvelle sera assuré si l'expéditeur y joint lors cloison prouvaient leur présence. Voie lactée, symbole d’une myde l'envoi, une enveloppe dûment affranchie. Ce retour s'effectuera riade d’humiliations collectives. C’est par l’un des rescapés du fer dès que possible, après refus définitif du texte. Aucun commentaire blanc que Margeaix léguera sa passion à la petite fée blonde. Les ne sera fait sur les textes reçus, ni par courrier, ni par téléphone. paroles, les mots d’amour fou n’auront pas raison de leur désarroi. Art 3 : en aucun cas la revue ne peut être tenue pour responsable des Cela s’est passé pendant le dîner. Celui où le règlement intérieur manuscrits qui lui seront adressés. Art 4 : pas de voyage d'agrément aux Antilles ni de cadeaux luxueux est le plus terrible. Interdiction de parler à table. Elle a traversé à l'heureux élu. La nouvelle retenue sera simplement publiée dans le notre réfectoire, encadrée de la directrice et de son adjointe. Dieu, numéro suivant du Matricule des Anges. qu’elle était belle avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus. Art 5 : les lauréats sont prévenus par téléphone avant publication. Elle marchait, droite, somnambulique, digne. La garde d’honneur a petite fée blonde est passée, elle est revenue, elle est partie. Je songe au va-et-vient du pinceau de l’artiste, un souffle vibrant, mélange d’or et de noir. J’ai pleuré d’elle. Depuis lors je me suis appliqué à vieillir pour fuir les amours enfantines. Longtemps, j’ai cherché le modèle de la petite fée blonde, je l’ai épousé; le diable a souri. La mort m’a dit qu’il est parfaitement naturel que ceux qui s’aiment se rejoignent dans le rêve. Nul ne saura jamais le nombre d’amours qu’elle a réconciliées. Adieu. Ce message se trouvait dans une sacoche éventrée le long de la voie ferrée. Margeaix était mon ami d’enfance. Je cultive mes tares dans le terreau de la société, répondait-il à mes «Salut, ça va?». Il possédait un humour noir hors du commun. Nous passions des soirées à rire et à méditer. Il maniait l’art de distiller une franche Le règlement intérieur CONCOURS ...18 19 20 21 22 23 24 25 26 ... Le Matricule des Anges N°19 W i t t k o p H ippolyte a rencontré au bureau de Poste de M.I. Road le petit représentant canadien qui évoque quelque panaris très soigné, et l’a plusieurs fois aperçu au guichet de la banque. Il voit beaucoup de choses dans ses randonnées, quand pour son propre compte il écoule un thalidomide européen frauduleusement soustrait à la destruction et qu’il prescrit contre le mal de dents. - Les pauvres ont toujours mal aux dents, dit doucement le petit marchand canadien. Quant à l’hermaphrodite dont je vous ai parlé, c’est à Brahma Puri que vous le verrez, derrière l’échoppe de thé, en face du petit temple de Shiva. Vous chercherez un peu, vous demanderez… Un vieillard demi-nu lui montre le chemin parmi les rochers couleur de rose, les colonnades qui abolissent toute prunelle, les belvédères coiffés de casques moghuls. Il la guide entre des espaces réels, des surfaces imaginaires, des perspectives combinant des géométries, des équations, des rythmes aussi bougeant sur les lignes d’un poème, perpétuel éclatement, cercles et tournoyantes spirales semblables à la jeune fleur du cotonnier, à la structure du chromosome ou au mouvement des profonds noir, tenant d’une main le bouclier et de l’autre l’œuf universel. J’ai vu un autre hermaphrodite, encore que lui aussi peut-être ne fut-il que prétendu tel. Il y avait au coin d’une boucherie et de la rue de La-Montagne-Sainte-Geneviève une créature à perruque jaune, unijambiste qui racolait, campée sur son pilon, dans une de ces robes de crêpe qui créèrent de hautes coutures surannées, la bouche fardée comme de bétel, les yeux charbonnés de noir, tout adornée de jais et de lapin, un être d’au-delà, éphèbe des cloaques, claquant sa jambe de bois contre le pavé rond et gras. Cela venait, disait-on, d’un bordel du havre pour les gens de mer qui ont tant vu. Parfois, des imperméables mastic, de minables pieds-de-poule ou des prince-de-Galles déchus suivaient la créature vers les coruscantes enseignes de quelque hôtel de passes. L’air était saturé d’une puanteur de fritures, on entendait des querelles, des radios et des cris de mort. On entendait, proche et lointaine, pleurer la Seine. Sujet à un tic qui lui fait cligner de l’œil à tout moment, l’enfant ramène une autre image, caillou semi-enseveli dans les bourbes du souvenir. Âgée de six ans, Hippolyte avait rendu visite à l’une de ses tantes, absolument muette et dont le visage de Chinois blond était agité d’un tic incessant. Dans ce clignement revenant avec la persistance d’une goutte d’eau, Hippolyte avait senti quelque vicieuse essence, encore qu’elle n’en sut discerner la nature, appel libidineux et certes rattaché au secret, comme celui plus tard éprouvé lorsque pour mieux voir, elle ajustait ses lunettes «Comment présenter à vos séraphiques essences la rencontre d'un dans les bouges. dieu? Il était faux, sans doute, mais tous le sont, à la fois innom- Un homme au visage furieux, un homme coubrables et rares. C'était en Inde, dans un coin perdu du Rajasthan, il leur de pou, lui fait comprendre que l’enfant est une incarnation de Shiva Ardhanarisvara, le dieu y a une vingtaine d'années…» Depuis Le Nécrophile (1972), Gabrielle hermaphrodite. Elle l’a vu quelques mois plus Wittkop a signé une dizaine d'ouvrages, dont le plus récent, Les tôt, sculpté dans la pierre d’Elephanta, coiffé Départs exemplaires (éditions de Paris) nous valut le privilège de la d’une tiare aux foisonnements infinis, aux pullulations océaniques, aux girantes galaxies, elle a rencontrer (cf N°18). La luciférienne dame vit à Francfort. vu le maître des âges, Shiva Ardhanarisvara, le sein lourd comme un pis, la hanche au ressaut courants océaniques. Pourtant, tout semble sans consistance, rond sous les draperies, le visage mâle entouré de boucles et densité ni finalité. Toute surface est celle d’une fragile coquille, d’escarboucles, le pectoral gras mais rectiligne et le flanc fuyant facile à traverser. L’hiver fuit déjà, les premières mouches se droit et la jambe nue et robuste et, caché de bracelets, un bras posent sur les lèvres. L’odeur molle des pestes et des excréposé sur le taureau Nandi, l’autre voilé de pudeur et de lin, tements vient avec les miasmes du Ramgarh Lake, fange noire et nant une rose. lisse où se mirent des kiosques. Servile, zélée, la parentèle demande si Madam peut voir comAu chant morne d’une colombe sur un mur, Hippolyte pénètre modément et s’offre contre obole supplémentaire à faire uriner dans une hutte de planches et de tôle, espèce d’étable décorée l’enfant en sa présence, une curiosité. Il se soulève sans peine, de fleurs en papier, d’images pieuses et de serpentins. L’indébrassant une puanteur de charogne. La vieille à la peau métalchiffrable parentèle entoure un enfant d’une huitaine d’années lique le soutient aux aisselles, tandis qu’une autre tient entre les allongé sur un matelas pisseux que le soleil touche de biais. cuisses du dieu une boîte rouillée, une ancienne boîte de hariL’enfant est nu à l’exception d’un embrouillement de colliers, cots dans laquelle il lâche son eau en gémissant. Puis il retombe de rubans, d’amulettes, de toute une démêlure ornementale qui sur le matelas, entraînant un dernier filet d’urine, un trait de lui retombe sur la poitrine. Son épiderme est cendreux avec des sang corrompu aussi. Les yeux fermés, il a soudain l’air d’être pâleurs de vitiligo, son corps à la fois chétif et bouffi, sa chevemort. Dehors, la colombe se tait, creusant un vide. L’homme lure en même temps grasse et maigre. Le front est énorme aucouleur de pou saisit la boîte et sort, psalmodiant des incantadessus des yeux charbonnés de khôl. On n’entend que la cotions. L’urine sera bue, certainement. L’enfant soulève ses paulombe, lointaine maintenant, la toux presque ininterrompue de pières, son regard passe à travers Hippolyte, indifférent, non l’enfant et le marmottement des prières. Hippolyte verse son sans malignité pourtant, haine même peut-être sous la vitre obole et allume une baguette d’encens fichée dans une bounoire de l’œil : les dieux sont irascibles. Puis il referme les teille. Une vieille femme à la peau d’un bleu métallique, le bleu yeux. Le mystère, gros corbeau, referme ses ailes. Hippolyte sauri de la lèpre, lui passe autour du cou une guirlande de mala. sort dans la lumière du couchant qui farde les monts, les Hippolyte s’approche de l’enfant qui, sur son matelas, semble kiosques, louches coquilles, elle qui aimerait habiter la coquille ne pas la voir, ne rien voir. Sa bouche, son menton, ses ornedu nautile cambrien et, nageant en des mers sans âge, portée ments sont englués de bave. Ver contrefait et comme momifié par des gaz, traverser inconscient et solitaire des distances incalau-dessus d’une fente qui peut bien avoir été pratiquée au couculées, des nuits, de phosphorescentes processions de méduses. teau, son pénis à peine plus saillant que le gros nombril inforElle sort, s’éloigne, suivie de prières et de lamentations, parmi me, paraît vouloir s’avaler dans l’abdomen. les mendiants, les volailles poussiéreuses et les crachats. Le voici donc, le vieux symbole gnostique, modèle de toute perfection, parangon qu’un initié nurembergeois peignit jadis à l’or et au cérumen sur une page concrète, angélique et vêtu de Gabrielle Wittkop Pages arrachées au récit secret d'un séjour en Inde Le Matricule des Anges N°19 ...18 19 20 21 22 23 24 25 26 ... NOUVELLES VOICI DE LEURS NOUVELLES Acqua fondata propose des textes sur l’Italie qui peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Comment s’est passée la rédaction de cet ouvrage? N’avez-vous pas l’impression d’avoir atteint une cohérence de l’ensemble en créant votre propre jeu de variations? En m’imposant un parcours du nord au sud de la péninsule, je voulais adopter un carcan, une défense contre les excès complaisants de l’autobiographie. Les soixante sections qui composent ce livre disent, je crois, la tentation de s’identifier profondément à des lieux, de se constituer soi-même à travers eux : je n’ignorais donc pas le risque d’une fusion excessive aboutissant à l’informe. Il me fallait susciter un dialogue entre géographie concrète et géographie intérieure : telle était pour moi la condition de la justesse. J’ai voulu suggérer au lecteur la réalité -parfois écrasante quand il s’agit de l’Italie- des œuvres, des lieux, des visages, avant d’exploiter en moi les plis et replis d’une perception subjective de ces mêmes présences. L’écriture a procédé par agglutination, au fil des saisons intimes, obéissant au pouvoir évocateur des noms d’amis, de villes… Quant à la cohérence dont vous parlez, elle vient peut-être d’une tension sous-jacente vers l’autobiographie fragmentée, à travers le génie -ou le démon- des lieux. Et plus encore d’une tentative, réitérée tout au long des pages, de répondre à la question : qu’est-ce qu’habiter à la fois une terre et une langue, un pays et une écriture? L’approfondissement, sensible et intellectuel, de cette question, situe peut-être le registre où se déploient les variations dont vous parlez… Les artistes italiens que vous évoquez -la plupart étant des écrivains- sont inséparables, dans leur découverte et leur connaissance, de la ville où ils ont vécu ...19 20 21 22 23 24 À LIVRES Le livre des Italiens longtemps ou vivent encore. Est-ce caractéristique des auteurs italiens, ou n’est-ce pas à proprement parler les “fondations” de votre ouvrage? Cette polyphonie intime entre les êtres et les lieux, cet espoir, au fond, de s’accorder encore à une terre réputée inhabitable, est bien, je crois, un des fondements du livre. Mais il est vrai aussi que la question de la ville et du paysage, qui demeure celle d’une lecture anthropocentrique du monde, est particulièrement présente dans la culture italienne depuis la Renaissance : on peut donc affirmer que malgré la “mondialisation” dont on nous rebat les oreilles, les auteurs italiens, particulièrement un poète comme Mario Luzi ou un prosateur comme Claudio Magris, continuent à vivre la question de la cité et plus encore de l’espace public offert à leur perception immédiate. Ce livre de rencontres et d’évocations est un livre qui prend corps au fil de la lecture par sa profondeur et sa sincérité. Hommes et livres s’accordent-ils à la “définition” de lieux de rencontre? Je répondrais sans hésiter oui si je n’étais si réticent devant tout ce qui relève d’une célébration de l’autre et de la rencontre. Dans ce livre comme dans mes autres textes, la déprise de soi, le dialogue, sont difficiles, progressifs, taraudants, ils ont quelque chose d’abrupt et de perpétuellement inquiet. D’où l’importance des formes et des paysages, qui accompagnent la frontalité du rapport aux amis mais aussi l’atténuent et lui donnent un sens. Au long d’Acqua fondata, je dessine quelques compagnies où rôde encore l’espoir d’un projet, au fond, politique. Avez-vous l’impression que, par ce travail d’altérité, vous êtes parvenu à une nouvelle maturité dans votre écriture? Même s’il y a quelque présomption à le souligner, je pense être parvenu dans ce livre à indiquer un peu plus précisément le réel, à me mettre davantage à l’école de ce qui, en dépit de toutes les tentatives de désintégration, peut encore constituer le sujet à travers son regard. Et l’Italie reste 25 26 27 ... Le Matricule des Anges N°19 OUVERTS La Peau de mon enfance de p. 28 un des lieux cardinaux de cet alphabet des formes et des choses. Malgré les différents constats faits dans votre livre sur l’Italie et les ravages de la modernité, on a l’impression que ce pays est capable de toutes les métamorphoses. Partagez-vous ce sentiment? Bien sûr, et c’est en somme à l’enseigne de la métamorphose que j’ai écrit : métamorphose du fantasme de l’origine, fidélité au pays dont ma famille est originaire mais à travers les variations que suppose l’autre versant de mon écriture, c’est-à-dire la traduction. Peut-être n’ai-je tracé un tel itinéraire italien que pour échapper au rapport immédiat à l’origine (si tant est qu’un tel rapport soit possible, et ce doute vaut pour chacun d’entre nous). La traduc- Domaine français Domaine étranger p. 29 Hubert Lucot - Joë Bousquet - Vincent Ravalec p. 30 Henri Calet - Anne-Sylvie Salzman - Collectif (Demain les momies) p. 31 Bruno Krebs - Frédéric H. Fajardie - Arezki Metref p. 32 Robert de Goulaine - Lionel Bourg - Georges-Olivier Châteaureynaud p. 33 Jean Roudaut - Michèle Desbordes - René Pons p. 34 En allant de l''ouest à l'est de Susan Buirge p. 35 Le Grand Théâtre de Dieu de Max Rouquette p. 36 Stig Dagerman ou l'innocence préservée de p. 37 Naguib Mahfouz - Sandor Tar - Anthologie Les Sept Péchés capitaux p. 38 Rodrigo de Zayas - Shusha Guppy - Bernhard Schlink p. 39 Gabriel Báñez- Norman Lewis - Inger Edelfeldt Babel et La Mer de corail de p. 40 tion, où l’écoute de la langue originelle se double aussitôt de son transport dans un autre idiome, m’apparaît alors comme une école de liberté autant que de véracité. Comme un ancrage dans le déplacement. Cette gageure est contenue pour moi dans le choc répété de la canne de mon grandpère sur les dalles de son village, près du mont Cassin : le seul lieu de tout le livre où il m’ait été impossible de vivre, alors qu’il représente, d’un point de vue historique et géographique, l’unique lieu véritable pour la part italienne de ma généalogie. Propos recueillis par Marc Blanchet Acqua fondata Bernard Simeone Verdier 186 pages, 95 FF Poésie Polar Histoire littéraire Arts Baptiste-Marrey Baptiste-Marrey Avec Acqua fondata, l’écrivain et traducteur Bernard Simeone raconte sa découverte de l’Italie à travers les portraits de villes et de leurs écrivains qu'il connaît bien. Ou comment atteindre l’essentiel par des fragments. Georges Ueberschlag Stig Dagerman B ernard Simeone est un passeur des lettres italiennes. Si cette qualité de partage a trouvé jusqu’ici sa trace par la traduction de nombreux poètes et romanciers italiens (responsable aux éditions Verdier de la collection Terra d’altri, Bernard Simeone y a traduit Biamonti, Caproni, Doninelli, Erba, Luzi et Ortese), elle offre avec la parution d’Acqua fondata un témoignage littéraire d’une émouvante profondeur. À travers des portraits d’écrivains inséparables de leur ville et la réflexion de l’auteur, petit-fils d’émigrants italiens, sur ses origines, une géographie se dessine : celle qui trouve dans l’amitié de vrais chemins, donnant une langue aux multiples instants et lieux de sa quête. Ces fragments d’une identité, qui trouvent par l’autre les éléments de leur totalité, composent à leur tour un des portraits les plus authentiques de la littérature italienne de cette fin de siècle et mieux encore : de l’Italie en général, pays de paradoxes et de contradictions, qui confirme dans sa modernité même sa nature mythique et originelle. © Éditions Verdier P A RO LES Patti Smith - Kevin Canty p. 42 Marie Borel - Éric Maclos - Gilbert Lély p. 43 Vélimir Khlebnikov - Jean-Pierre Spilmont - José Angel Valente p. 44 Vicente Huidobro - Paul Louis Rossi - Anthologie de la poésie moldave p. 45 Philip Lamantia - Jules Mougin - Lawrence Ferlinghetti p. 47 Robert Giraud & Pierre Ditalia - Patrick Roth - Chantal Pelletier - Gilles Vander p. 52 Théo Varlet - René Wellek - Jules Boissière - Dominique Besançon p. 53 Claude Aveline par Alfred Eibel p. 54 Jean Rouaud - Henri de Toulouse-Lautrec - Al Berto Le Matricule des Anges N°19 ...20 21 22 23 24 25 26 27 28 ... DOMAINE ...21 22 23 24 25 26 Après les terres helléniques des Carnets des îles, un voyage dans la chair la plus intime de l’enfance. Des adieux douloureux à un univers disparu. Après Sur le motif, Hubert Lucot revient, avec Absolument, aux paysages délabrés qui hantent sa mémoire. Une résurrection déroutante. Le chant funèbre de Baptiste-Marrey Le chaos des souvenirs gnation, la colère et la profération polémique. Il convient tout d’abord (il s’agit là non d’une priorité mais d’une urgence) de désigner le coupable : la République, qui, afin d’accueillir les trains à grande vitesse, s’est permis de voiler la poussière, d’ériger du neuf sur l’ancien, de remplacer la vraie misère par une richesse artificielle, quitte à détruire le charme de la capitale, son passé, son histoire. Mais la République, on s’en doute, ne fonctionne pas seule; à sa tête : «celui qui trompa (les) espoirs, quatorze années durant», alias le «Monarque assis sur la République», alias «le Pharaon des Landes» assisté de «Jack le fabuleux». Et la satire politique, particulièrement acerbe, de fustiger tous les coupables potentiels : après l’État, les «architectes-démolisseurs à la cervelle spongieuse qui ne construisent que sur du démoli, du décombre, du gravat,virtuoses de la déconstruction» qui dessinent «avec une gomme à effacer le confrère qui construisit avant eux», les «promoteurs-bâtisseurs, élus-potentats, banquiers affairistes», à savoir tous ceux qui, au nom de la salubrité publique, se sont autorisés à éradiquer l’identité d’un quartier. Lorsque l’emportement polémique atteint son paroxysme, on devine que BaptisteMarrey entend profiter de l’occasion pour régler quelques comptes, pour condamner au passage l’autoroute «qui enfonce son implacable verge dans le ventre de Paris» aussi bien que «le va-te-faire-foutre urbain» qui contamine jusqu’aux «hachélèmes» (h.l.m. à la mode Queneau), se gausser de l’«appellation pompidoux contrôlée» et du «Charasse-Boulba», tancer vertement le «Sinatreux Corrézien», les «chiraco-zapatistes»... Proche de l’exhausitivité, et tirant à boulets rouges sur tous ceux qui menacent ou ruinent l’intégrité de Paris, cette liste néglige cependant (sans doute inconsciemment, à moins qu’il ne s’agisse d’un oubli volontaire) le seul coupable qui puisse être réellement tenu pour responsable de tout, celui qui, inéluctablement, aurait accompli son œuvre d’érosion et de destruction : le temps, qui altère les souvenirs, évacue de la mémoire des pans entiers du passé et qui dénature 27 28 29 ... Le Matricule des Anges N°19 L les lieux les plus familiers (surtout après un demi-siècle de labeur quotidien). Dans les Carnets des îles, on sentait poindre l’inquiétude de Baptiste-Marrey devant ce qui est amené à s’effacer, parfois faute d’attention, une inquiétude qui s’exprimait alors à propos de Nicosie : «C’est angoissant, cette ville qui meurt, là, dans l’indifférence.» Face à ce Bercy perdu, disparu, profané, le temps n’est plus à l’inquiétude mais à la consternation : «bri- © Le Temps qu'il fait S i le sous-titre Poème républicain rappelle une fois de plus à quel point l’écriture de BaptisteMarrey demeure irréductiblement partagée entre la prose et la poésie (comme nous avions pu le dire à propos de ses Carnets des îles parus durant l’automne 1995), le titre ne laisse quant à lui aucune ambiguïté : La Peau de mon enfance est bel et bien un retour aux sources, un pèlerinage bouleversant dans les territoires de la mémoire. Ce voyage intérieur propulse l’auteur dans le XIIe arrondissement de Paris (il est né à Bercy en 1928) et l’entraîne, après une brève escapade nostalgique dans le Mâconnais, sur les bords de la Bièvre, une petite rivière qui étire ses berges paisibles dans la plaine de Trappes et qui achève sa course dans les égouts de Paris. Ce n’est évidemment pas un hasard si cette promenade à vau-l’eau ramène Baptiste-Marrey dans le Paris le plus enfoui, lui qui ne cesse dans ce nouveau volume de constater (tour à tour chantant, déplorant et dénonçant) la disparition de son quartier natal. Dès les premières lignes de la Cantate de la Bastille (ce retour aux origines est placé sous le patronage d’une musique lyrique : la seconde partie du texte est intitulée Hymne des confins), l’évocation cède très vite à la déploration : «Pierre à pierre me fut arrachée la peau de mon enfance. De cette ville-là (Paris), il ne reste rien que je puisse montrer à mes propres enfants.» Simple désarroi devant ce vide à transmettre ou véritable détresse face à la disparition de traces identitaires? «Je sais que, hors de mes murs, je ne suis rien.» Cette perte s’annonce donc comme une tragédie, car c’est un village totalement effacé («La Gare de Lyon est mon village») que découvre Baptiste-Marrey, lui qui espérait sans doute retrouver le paradis de son enfance : celui de la Place Vendôme, de la Place de l’Europe, de l’Arc du Carrousel, le Paris des vilains quartiers («le seul vrai») où ses aïeux, venus de l’Aveyron et de la Lozère, avaient choisi d’établir leur échoppe, de vendre leur vin et de ranger leurs bouteilles vides comme des livres empoussiérés. Un Paris insolite et presque impossible à imaginer aujourd’hui, avec ses vieux chais, ses cavistes, ses artisans, et les moulins de Valmy, à quelques foulées du bois de Vincennes. Comment rendre ce deuil simplement supportable? Quelle lutte opposer à cette destruction massive qui efface définitivement le passé, qui prive certains êtres, et Baptiste-Marrey en tout premier lieu, de ce que l’on nomme des racines? La Peau de mon enfance, qui porte une déploration courroucée, se mue bientôt en un cahier de doléances pour laisser s’exprimer l’indi- ser les pierres, c’est aussi briser les résistances sociales, décerveler les mémoires, éclater les solidarités.» La Peau de mon enfance s’apparente donc à un chant funèbre (la cantate et l’hymne ont la tonalité d’un thrène) qui n’en finit pas de pleurer la perte d’un être cher, irremplaçable : avec ce Bercy défunt, «Une époque est en train de finir -mourra avec moi.» Seul message d’espoir, ce point d’orgue sur lequel s’éteint cette cantate décidément bien sombre : «Des villes oubliées renaîtront.» Sans aucun doute, mais au prix de quelles nouvelles destructions? Didier Garcia La Peau de mon enfance Baptiste-Marrey Le Temps qu’il fait 87 pages, 78 FF ’œuvre en cours d’Hubert Lucot (né en 1935) semble pouvoir être divisée en deux périodes : celle des livres brefs antérieurs à 1980 (parmi lesquels figure jac Regrouper) et celle des livres plus volumineux, qui coïncide avec son entrée aux éditions P.O.L (Autobiogre d’A. M. 75, Phanées les Nuées, Langst, Sur le motif), avec Le Grand Graphe comme ligne de partage, ce livre d’une seule page de 12m2 publié chez Tristram. Une œuvre qui se fraie son chemin dans une prose d’une densité extrême -ce n’est pas pour rien que Christian Prigent le range parmi ceux qui font «merdRer» la langue. Absolument appartient à la première période Lucot : il s’agit d’un livre bref, à l’écriture particulièrement serrée, daté «19611965». La quatrième de couverture, qui délivre des indications capitales, encourage le lecteur à s’aventurer du côté des procédés de composition : «laissant aux mots leur charge statique, je refusais narration (le genre romanesque était mort) et description (le nouveau roman tendait déjà à la rédaction scolaire)». Qu’est-ce donc qu’un livre qui prétend pouvoir faire l’économie de la narration et de la description, tout en affichant sa volonté de reconstituer le paysage français englué dans la Seconde Guerre mondiale ainsi que le Paris des années 60? Une provocation? Une gageure? Rien de tout cela, mais une entreprise des plus sérieuses qui tente de restituer la matière confuse du souvenir, qui essaie d’adapter la phrase à la dimension chaotique du passé. Hubert Lucot procède donc par notes, par phrases abandonnées en chemin (de ces phrases qu’il faut quitter parce qu’elles réveillent d’autres souvenirs, suscitent d’autres images, entraînent vers d’autres pistes), par parenthèses qui rappellent qu’il reste toujours un détail à introduire. Un texte ouvert aux sursauts de la mémoire, résolument fragmentaire, qui reconstitue de manière presque concrète, presque visible, l’univers kaléidoscopique du souvenir, à jamais lacunaire et parcellaire. Mais dans ce chaos manifeste (la langue finit toujours par capituler devant l’opacité du réel), «quelque chose prend forme», confusément : la «Ville Moderne» qu’est Paris, dans son entrelacs de boulevards et d’édifices, quelques traces («ornières répétées d’un camion mènent à la maison»), une gare («Petite maison de campagne. Ouverte à tous et accès. Personne. Traversée -des affiches jaunes- la vallée, Montbarbin. Rouge, klaxon, la Micheline.»). Absolument est un livre difficile; on pour- La Vie moderne de Vincent Ravalec Dans son dixième livre, un recueil de nouvelles, Vincent Ravalec essaie de croquer les silhouettes de mendiants, de vendeurs de journaux pour SDF, de taulards. Il le fait sans grâce, sans humour et sans inventivité, dans une langue où les voitures font vroum-vroum et les trains tchouk-tchouk. On s’y masturbe pas mal, les filles ont de gros «nichons» mais les pieds nickelés qui y sont décrits, finalement, ne niquent pas grand-chose. La première longue nouvelle narre -avec quelques erreurs de scénario- la dernière campagne présidentielle sur un mode qui se veut ironique ou drôle mais on est plus proche du Bébête Show que des Guignols de l’info. Au final, on se demande si tout cela n’aurait pas dû être condensé dans un fanzine de quatre pages pour adolescents très attardés. Les dessins d’AnneMarie Adda montrent joliment quelques figures d’ombre chinoise. C’est, de loin, ce qu’il y a de mieux. rait même le dire technique pour mieux rendre compte des stratégies mises en œuvre; à moins qu’il ne s’agisse encore plus simplement d’un livre expérimental, un manifeste de la subversion, comme semble le corroborer cette comparaison : «une malle d’osier comme,» dans laquelle s’affirment à la fois le refus de céder à l’arme maîtresse de la description (comparaison ou métaphore) et la volonté d’effacer l’auteur, de le laisser le plus en retrait possible de son texte. Mais Absolument demeure surtout un texte fondamentalement authentique qui reconnaît, sans le déplorer, l’impossibilité de trouver une langue qui puisse rendre compte du délabrement de certains souvenirs. Un livre qui ne ment pas, donc de la vraie littérature. Didier Garcia T. G. Absolument Hubert Lucot La Sétérée (26 400 Crest) 66 pages, 105 FF Le Dilettante 258 pages, 99 FF Les partages de Bousquet O n mesure parfois les capacités d’un écrivain lorsqu’il parle de ses confrères. Avec Joë Bousquet, ces capacités deviennent un don, tant il est vrai que cet auteur était un homme de partage. Les Capitales furent publiées en 1955 et bénéficient ici d’une première réédition. Valeur littéraire sûre, l’auteur de Poisson d’or et de L’Œuvre de la nuit n’a pas encore la reconnaissance qu’il mérite. Après un René Daumal (éditions Unes), cet ouvrage nous permet d’accéder à la réflexion argumentée, architecturée, et de ce fait impressionnante, de Bousquet devant les écrits de Paulhan. Une réflexion qui embrasse une connaissance philosophique telle qu’elle fait des Capitales un des ouvrages les plus “pointus” de Bousquet. Œuvre de variations et de mises en abîmes toujours maîtrisée, Les Capitales abordent Lulle, Descartes, Duns Scott avec une constance et une pertinence dans l’analyse qui feront le ravissement du lecteur érudit comme de l’amoureux de littérature. Grand chantier mené à son terme, ce livre reste ouvert à de nouvelles exégèses. Le Matricule des Anges N°19 ...22 23 Quant au style, il s’impose dans chaque phrase, presque alchimique dans sa simplicité apparente tant il s’adresse, selon le vœu de cette connaissance, à l’ami inconnu que représente chaque lecteur : «Parce qu’une parole a été délivrée du doute qui est dans tous les hommes, la création entière se suspend à la même clarté. Les cloches s’ingénient à la prière, au murmure, elles reçoivent les mêmes noms que les filles de chair. Pour un mot proféré dans le ciel, tout ce qui existe obtient que la pensée l’écoute.» Les Capitales, dans la lignée des auteurs auxquels ce livre se réfère, convoque, dans sa richesse et sa hauteur de ton, à une intelligence pratique dont nous pouvons être, si nous le désirons, les heureux bénéficiaires. Marc Blanchet Les Capitales Joë Bousquet Deyrolle éditeur 180 pages, 125 FF 24 25 26 27 28 29 30 ... FRANÇAIS DOMAINE FRANÇAIS DOMAINE Henri Calet (1904-1956) fleurit la mémoire des petits et grands combattants de l’Histoire, si chers à son cœur : les chômeurs et les résistants. Cent trente-huit textes brefs pour un premier voyage en barque dans les méandres d’une rivière sans courant : ennui garanti. Une stèle pour les oubliés Au fil de l'eau L O Demain les momies Collectif Asiatiques, égyptiennes ou andines, les momies conservent longtemps leur pouvoir de séduction. Bien après Le Roman de la momie de Théophile Gautier, ces êtres peu vêtus constituent le thème central du recueil collectif que donne le groupe de la Nouvelle fiction dans une nouvelle collection remarquable à sa couverture écarlate (la promesse d’un volume vampiresque?). Avec Hubert Haddad, Frédéric Tristan, François Coupry, Sylvain Jouty, Francis Berthelot, G.-O. Châteaureynaud, Jean-Luc Moreau et un invité, Gilbert Pons, le sinologue Jean Levi propose un hexaméron qui exploite les richesses naturelles d’un mythe ineffaçable. Douze nouvelles, une quantité de ces poupées d’os, de cuir boucané et de bandelettes usées forment une farandole macabre et parfois rigolarde. Tout à fait mortes, plus ou moins conservées, elles personnifient le rêve bien humain de vie éternelle. e soleil s’est levé de bonne humeur. Il donne sur une chambre exiguë. Pas de meubles, juste deux lits. Des taches jaunes sur le mur. Les punaises courent sous les plinthes «poussées par la faim de sang et la curiosité». Derrière la cloison, on entend un sommier craquer. C’est la Grossette qui se fait baiser. Il y a comme ça «des jours qu’il ne faudrait pas entamer». Les Cagnieux, père et fils, habitent leur misère dans le quartier de Belleville. Tous les deux, en silence. Ils ont cette «allure étrange de ceux qui font les doublures au théâtre et qui ne se rappellent pas un mot du rôle». Au sortir de la Grande guerre, «le progrès leur avait été donné» -le travail, l’eau, l’électricité, le gaz- mais le progrès leur a vite été repris. Chaque quinzaine, ils vont pointer au bureau de bienfaisance, l’échine vêtue par les Petites sœurs des pauvres. L’ANPE n’existait pas encore, c’est à la mairie -«sans prendre le grand escalier»- où il faut faire la queue. Le père s’accomode plutôt bien de cette existence, grâce au jeu, à la boisson et à «l’économie d’une conscience». Il y a longtemps que Mme Cagnieux est oubliée. Elle est morte à 26 ans, chez les fous, à Charenton, à force «de trifouiller les ténèbres». Pour le fils, c’est plus difficile. Il É. D. Le Rocher 264 pages, 149 FF Étrange climat D entre réalité et hallucination. «Zimmer, tu n’as jamais eu l’impression toi aussi que nous n’étions séparés d’un autre monde d’un certain autre monde- que par une très mince, très vivante cloison? Comme un tympan?» Anne-Sylvie Salzman ne se prive pas de nous faire passer de l’autre côté. Les trois récits qui composent Au Bord d’un lent fleuve noir (ceux de Zimmer, de Mart et de Mrs Vandyke), sont là pour renforcer l’opacité de Rijman, car l’écrivain est insaisissable. On tente de le cerner et voilà qu’il dynamite toutes les suppositions. Il reste inexplicable. Loin du laborieux retour sur soi de l’autobiographie, qui mine beaucoup de premiers romans, Anne-Sylvie Salzman livre un texte étrange et envoûtant. ans Berlin en proie à l’insurrection, un colloque est organisé autour de l’œuvre du mystérieux Boris Rijman. Zimmer, son traducteur, Peter Mart, l’organisateur du colloque, et Mrs Vandyke, la fille de Rijman, gardent en eux les secrets d’une étrange fascination pour l’écrivain. Une silhouette envahit la ville. Celui qui n’a pas été convié force les portes, une à une, vient hanter ceux qu’il a déjà éprouvés. Certains avaient fini par considérer Rijman comme «une invention savante». La figure, trop tôt enterrée, réapparaît, portant en chacun de ses gestes, la violence d’une œuvre qu’on suppose maléfique. Mrs Vandyke le savait, Rijman continue de «labourer le monde». En parfait marionnettiste, il a décidé de manipuler les personnages d’un roman qu’il fait sien. Voilà les données singulières du premier roman d’Anne-Sylvie Salzman, née en 1963. Au Bord d’un lent fleuve noir tient du fantastique et l’auteur dose savamment ses ingrédients. La frontière est tendue, ...25 26 27 28 29 30 31 Benoît Broyart Au Bord d’un lent fleuve noir Anne-Sylvie Salzman Éd. Joëlle Losfeld 192 pages, 115 FF 32 33 ... Le Matricule des Anges N°19 «vivotait» correctement avant qu’il ne surprenne sa petite femme dans les bras de son père. Depuis, il traîne son mal de vivre. Il voudrait dire «pouce à la vie», car «quand Joseph se trouvait dans son malheur, il n’en sortait pas facilement». Et ce n’est pas sa copine Blanche, laide et frigide, qui va l’empêcher de mettre la tête sur le rail. Paru en 1937, Le Mérinos est le deuxième livre d’Henri Calet. Les amoureux de ce marchand de tendresse «au cœur trempé comme une soupe» risquent d’être surpris. Calet adorait écrire sur les petites gens. C’était un chroniqueur hors pair des malheurs bon marché, mais toujours sur un air de douce mélancolie parfois rieuse. Le Mérinos est un livre sombre, écrit dans une langue hachée et pestifère. Cette fois, la vie -cette «voie sans issue» que Calet a si bien croquée à double sens en arpentant le pavé parisien- sent un peu la charogne. Ce quotidien qui charrie comme un torrent de boue des «espoirs absurdes» semble annoncer la fin d’un monde. Laisse pisser le mérinos... Si La Belle Lurette -et ses premières phrases inoubliables : «Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début.»- avait conquis la critique en 1935, l’accueil du Mérinos fut plutôt hostile. Paul Nizan y vit l’œuvre «d’un homme profondément réactionnaire, comme tous les hommes sans espoir». D’autres parlèrent de «scatologie constipée», de «préciosité de l’ordure». En cette période dramatique, il y avait sûrement mieux à écrire pour mobiliser la solidarité nationale. Calet s’en excusa à sa manière. «Il y a des temps où il est impossible de bien faire», était-il mentionné sur la bande entourant le roman. Ces temps de trouble, on les retrouve dans Une Stèle pour la céramique. Ce court livre retrace l’exil de l’écrivain pendant l’Occupation. Calet (de son vrai nom Raymond Barthelmess) a dirigé de 1943 à 1944 une usine de faïence à Andancette (Drôme). À travers quatre textes parus au lendemain de la Libération, il rend hommage aux morts et aux survivants, ceux de la céramique, qui ont pris le maquis. Des faits de guerre sans héroïsme. Calet a toujours préféré le courage. Pour un peu de gloire avant l’oubli. Philippe Savary Henri Calet Le Mérinos Le Dilettante 206 pages, 99 FF Une stèle pour la céramique Les Autodidactes (12, rue d’Ulm 75005 Paris) 78 pages, 90 FF n a sans doute trop tendance à considérer un livre comme un produit fini, comme un objet hermétiquement clos, se suffisant à lui-même, ainsi qu’à perdre totalement de vue le projet au sein duquel il s’origine et qui sert parfois de fil directeur à toute une œuvre. Il est vrai que les médias semblent plus enclins à faire croire en l’existence d’une saison du livre (la fameuse rentrée littéraire durant laquelle les textes paraissent éclore comme les champignons dans un sous-bois) qu’à inciter le lecteur à découvrir ce qui se cache en amont du livre. Avec les 138 récits de Raison perdue (premier recueil de Le Voyage en barque), Bruno Krebs nous rappelle qu’il se passe bien quelque chose avant qu’un livre ne vienne à exister et trouver définitivement sa forme : «J’ai écrit un premier récit bref en 1971. J’avais 17 ans. Le Voyage en barque fut le quatrième de la série je crois. L’idée me vint alors de rassembler ces textes, et tous ceux à venir, sous ce même titre. J’ignorais bien sûr que le recueil en comprendrait plus de 700, 25 ans plus tard! Je savais seulement qu’il serait le livre de ma vie, de toute ma vie.» Un tel projet a de quoi séduire : original (rares en effet sont les œuvres constituées d’un livre unique), et surtout apte à évoquer quelques-uns des desseins les plus ambitieux de la littérature (du Livre de Mallarmé à La Recherche proustienne). Mais avec Bruno Krebs, il faudrait avoir l’intuition de s’en tenir à cela, se contenter d’imaginer l’œuvre se déployer pour dessiner une fresque immense aux richesses inépuisables. Car à moins de se limiter aux rares récits teintés d’érotisme, où apparaissent des ombres féminines autour desquelles s’ébauchent de pauvres scènes romanesques, le désenchantement s’avère plutôt rapide. Raison perdue est de ces textes qui déçoivent à la mesure de ce qu’ils semblent promettre. Déception d’abord toute terminologique puisque ces fragments, dont le plus grand s’étire sur presque 8 pages et le plus bref sur guère plus de 4 lignes, ne s’aventurent qu’à peine du côté de la narration : La Veste, par exemple, décrit seulement une «bonne et épaisse veste de tweed à fils de laine noirs et gris» qui appartient à un homme devenu clochard. Et quand le texte développe quelques circonstances romanesques, le résultat obtenu n’a rien d’enthousiasmant : dans le récit 76 (au titre pertinent d’Affamé), le narrateur attend l’arrivée de son ami Claude, prévue vers neuf heures et demie; succombant aux tiraillements de son estomac, il Sindbad émeutier de Arezki Metref Si Sindbad le marin reprenait la mer ces jours-ci, il y a fort à parier qu’il aurait moins à craindre des pirates et des djinns que de la police des frontières. Le héros des Mille et une nuits soupçonné d’être un agitateur, croupissant dans un commissariat d’Alger pour avoir circulé avec un passeport périmé de onze jours : voilà ce qu’a imaginé Arezki Metref pour évoquer les violences qui agitent Alger la Blanche. Et chacun de ceux qui ont approché Sindbad -Schéhérazade, un commissaire, un compagnon de cellule- prend la parole, qui pour raconter sa version des faits, qui pour dénoncer le «cauchemar fratricide». L’idée est belle, mais on reste sur sa faim. D’autant que le texte regorge d’outrances inutiles du style : «Le chèvrefeuille est saccagé, les illusions aussi». Bof. part se restaurer, savoure quelques mets délicieux, avant de comprendre que l’heure du rendez-vous est passée; l’épisode se clôt sur la pensée lumineuse du narrateur, qui espère que pour «un lapin posé pour un bœuf avalé, (son) vieil ami n’en fera certes pas un fromage»... Déception encore devant l’indigence des événements rapportés : l’achat d’un vélo, la vente d’une voiture, une partie de pétanque. Enfin face à la juxtaposition des textes qui fait passer d’une scène terriblement érotique où une femme reçoit les hommages de deux mâles à la description d’un voilier, du vol des cormorans à une «bite de cheval» qui embroche gaillardement une demoiselle... Un voyage en barque qui, au fil des pages, vous donne le mal de mer! Didier Garcia H. S. TraumFabriK Éditions Du même auteur, aux éditions Climats : TomFly le pirate (roman) 4, impasse du bourg 49320 Coutures 38 pages, 19 FF Raison perdue Bruno Krebs Deyrolle 200 pages, 125 FF Fajardie de la Mancha A vec Égérie légère, Fajardie nous donne à lire un O.V.N.I. littéraire que son cahier central rend assez proche de la presse dite de charme et dont le contenu tient à la fois de l’art poétique et du poème amoureux. «Que pourrais-je montrer à ceux qui m’interrogent sur l’origine de mes livres et mon imaginaire? En toute justice, une femme. Sans elle, pas de livres (...) Sans Francine, pas de Fajardie». Le sens que Fajardie donne dans ces textes à sa vie est des plus romantiques voire des plus romanesques : «Mon “plan de carrière” me plaisait bien : mourir les armes à la main avant d’être jeté dans une fosse commune, faire avancer l’Histoire, finir vite mon temps humain et disparaître avec discrétion (...) Copie à revoir. Ce fut ELLE qui orienta ma vie vers d’autres horizons et m’habilla pour un autre destin (...) ELLE qui m’a fait choisir le stylo plume pour une autre guerre». L’histoire du guerrier solitaire et de la femme qui est l’avenir de l’homme, comme dit le poète. C’est énorme, ridicule? Sans doute. Fajardie est le dernier à assumer sincère- Le Matricule des Anges N°19 ...25 26 ment toute cette mythologie de l’écrivainjusticier inspiré. Aussi inactuel qu’un don Quichotte animé par les valeurs des romans de chevalerie dans l’Espagne du siècle d’or, il continue à vouloir faire vivre aujourd’hui des valeurs comme la justice et l’amour. Il y a sans doute quelque chose de ringard dans ce combat mais Fajardie en assume, et c’est une forme de courage, l’inactualité contre l’époque. On peut aussi signaler la réédition d’un roman de 1986, Des lendemains enchanteurs (Babel), chronique sociale dont l’action est située dans l’immédiate après-guerre dans le Nord. Et celle de Au-dessus de l'arc-en-ciel( La Table Ronde, coll. La Petite Vermillon), paru initialement en 1984. Comme quoi : inactuel, Fajardie ne cesse d'être d'actualité. Christophe David Égérie légère Frédéric H. Fajardie La Table ronde 168 pages,120 FF 27 28 29 30 31 32 33 ... FRANÇAIS DOMAINE FRANÇAIS DOMAINE Au prétexte d’un voyage définitif, Robert de Goulaine promène le nonchalant chevalier Jean de Tistanel au pays sans limite du doute. Une promenade très précieuse dans l'art et la littérature pour explorer les trésors visibles ou cachés des bibliothèques : un essai à la gloire du livre. Les moulins de Zanzibar Le tombeau des vivants C A Les Ormeaux de Georges-Olivier Châteaureynaud Le narrateur de la longue nouvelle (sertie dans un bel ouvrage) de Georges-Olivier Châteaureynaud arrive nuitamment avec sa mère à Éparvay-sur-Mer. On ne sait d’où ils viennent tous deux, de quelle malédiction, de quelles souffrances. Ils se déplacent la nuit afin de masquer leur misère. L’enfant découvre une étrange ville maritime empreinte d’une léthargie et d’un brouillard d’où ne surgissent que quelques familles aristocratiques. La découverte du monde en ce lieu où l’horizon tente de s’abolir tourne peu à peu à un onirisme étrange et envoûtant. L’auteur, dans une langue d’un classicisme infaillible, estompe imperceptiblement les repères et donne à sa nouvelle un goût de fable. L’océan retiré pour une journée de grande marée, les habitants de la ville partent à la recherche de coquillages et de poissons de sable. Sans grands espoirs de trouver les mythiques ormeaux, désormais disparus, qui ouvrent pourtant les portes du monde. Mais les dénicher ne suffit pas : il faut savoir aussi en saisir la beauté. omme Tombouctou et Kuala Lumpur, Zanzibar est la destination privilégiée des voyageurs virtuels, des chemineaux en devenir, esclaves de leurs habitudes ou tributaires d’intérêts contrariants. Ces villes réputées chaudes et ensoleillées grisent d’évocations lumineuses. On les devine accueillantes mais elles conservent cependant une part mystérieuse. Existentelles vraiment? Ne sont-elles pas le fruit d’imaginations trompeuses, de récits mystifiants? Du Côté de Zanzibar, le deuxième roman de Robert de Goulaine (après Le Dernier Ange, Critérion, 1992) aborde cette question essentielle de géographie littéraire. Sans mettre le pied à Zanzibar, et de loin, il offre au doute de nouveaux territoires. Tout est énigmatique dans ce roman, jusqu’au personnage principal : Jean de Tistanel, hobereau de province au maintien du siècle passé, chevalier courtois et plein de retenue. L’homme «de haute stature, aux yeux très T. G. Éditions du Rocher 78 pages, 39 FF Du temps, ad libitum V oici donc le vingt-deuxième livre (environ*) de Lionel Bourg (vingt et un titres depuis 1980, dont la moitié publiée chez Cadex). Un livre qui porte bien son titre, même si un pluriel (“matières” plutôt que “matière”) eût mieux convenu pour souligner d’emblée l’étonnante disparité des textes réunis dans ces deux tomes : ensemble de poèmes (qui abordent la question de l’écriture : «Parfois j’ai juste envie d’écrire comme cela en passant/je ne sais trop quoi»), notes de carnets, fragments de journal, auxquels il convient d’ajouter les textes de deux interventions orales consacrées à Claude Louis-Combet et à Fernando Pessoa, ainsi qu’un texte destiné à présenter une exposition photographique... Matière du temps s’avère donc de ces «livres non-livres, livres besaces, qui ressortissent au journal et aux carnets, (...) quand il ne s’agit pas, capharnaüm d’émois ou de sensations boudeuses, de sautes d’humeur d’un quidam maniant la plume comme d’autres sabrent le vent, livres nourris d’impasses narratives, désastreux par conséquent.» “Désastreux”, l’épithète est sévère. Disons plutôt déroutant, peut-être même irritant. Irritant parce qu’on y trouve de tout, de la ...26 27 28 29 30 31 32 trop banale «ingénuité désarmante du vide» au suicide de Guy Debord, d’une promenade anodine sous la pluie dans les rues de Lille aux tableaux de Goya et de Courbet (ce jour-là hélas! le musée est fermé...), de la «désolante vacuité de tout» aux impertinentes violences verbales sur Sollers : «Sollers peut gesticuler, se parfumer d’eau bénite un matin, s’enduire d’onguent situationniste le soir, il sent encore la merde», ou sur Jünger, à l’occasion de son centième anniversaire : «Cent ans... Le fumier conserve.» Autant le dire franchement : l’ensemble déçoit. Pouvait-il en être autrement avec cette compilation qui ne semble obéir qu’au seul désir de rassembler? D’autres s’y sont essayés avant lui : Valéry avec ses Variétés; fait pour le moins surprenant : Lionel Bourg reconnaît avoir été vraiment déçu par cette lecture... Didier Garcia * Un nouveau titre vient de paraître : Une passion qui commence, Éd. Paroles d'Aube. Matière du temps 1 et 2 Lionel Bourg Cadex 130 et 115 pages, 99 FF chaque 33 34 ... bleus, le nez en bec d’aigle, le visage encadré d’abondants favoris» vit de fermages. Au terme de sa vie active, il désire entrer en littérature comme on entre dans les ordres et pour ce faire décide de quitter le cadre lénifiant de sa retraite familiale. Aussi prend-il la route après avoir vendu un tableau précieux, délaissant femme et enfants. Chargé d’une valise de louis d’or et du Larousse du XIXe siècle (un encombrant bagage), il fait une première étape à l’Hôtel d’Angleterre et du Commerce réunis d’Adélaïde Beaurivage. Celle-ci, passionnée d’ésotérisme transforme sous l’influence du chevalier son immeuble bien prosaïque en «Zanzibar Palace», paquebot de croisière. La clientèle, embarquée malgré elle, joue le jeu et fonde une sorte de communauté dont la douce utopie, enfantine du reste, prendra fin dans un malheureux feu d’artifice. Artifice, c’est bien le mot. Comme le voyage de Tistanel s’alanguit dans des amours jeunettes, des chasses au papillon, des visites à Zombie, le conservateur d’un musée des monstruosités -«Perdre son temps est une vieille malice de la campagne» dit Tistanel-, on est en droit de se demander si égarer le lecteur n’est pas la malice de Robert de Goulaine. Faux départs, promenade inachevée, la destination n’est plus celle que l’on croyait. Au terme de sa quête, le chevalier s’adresse une lettre poste restante à Zanzibar où il pose cette question : «Que feras-tu les soirs d’hiver (...) lorsque tu seras fatigué de tisonner l’imaginaire du bout de ton piquefeu?». Du voyageur résigné au rentier en robe de chambre la question est aussi vieille que la littérature. Elle clôt ici l’ouvrage en répondant à la nouvelle inachevée de Tistanel que de Goulaine plaçait en introduction, comme un appât pour lecteur imprudent. Écrire ou vivre, voilà qui revient à choisir entre Achille ou Homère, Tistanel ou Don Quichotte, entre les récits d’explorateurs et le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre. «Quelle est la farce?» demande encore de Goulaine à son personnage. Celui qui se laisse porter par les événements navigue dans l’entre-deux inconfortable du vouloir et du faire. Homme lucide? indifférent? Le chevalier de Tistanel n’a pas fini de susciter les questions. Éric Dussert Du Côté de Zanzibar Robert de Goulaine Bartillat 160 pages, 96 FF près son essai consacré à Louis-René des Forêts (Seuil, 1995), Jean Roudaut a trouvé avec Les Dents de Bérénice de quoi séduire tous ceux que l’histoire du livre continue d’intriguer. Sous-titré Essai sur la représentation et l’évocation des bibliothèques, ce nouveau volume offre au lecteur un voyage de plusieurs siècles (de la Bible à Michel Rio, de Raphaël à Vieira da Silva), pour découvrir la place que la peinture a réservée au(x) livre(s). Une place que Jean Roudaut s’empresse de rendre légitime : «Une similitude existe entre lire et contempler : la peinture propose un trajet, impose des mises en rapport, des déchiffrements; le livre est amplification de la lettre, qui est dessin.» On ne s’ennuie vraiment pas dans cet essai pétri de culture. On y apprend par exemple que les premières éditions de la Bible, soudain divisée en livres, chapitres et paragraphes, firent scandale parce qu’il était alors inconcevable que la parole de Dieu fût autrement que continue et que les blancs typographiques introduisaient une manière de néant dans les saintes Écritures. On s’avise en outre qu’il fut une époque où le format de certains livres trahissait leur contenu : les livres de piété, de petites dimensions pour pouvoir être transportés, comme les récits libertins qui devaient circuler de mains en mains. À cette évolution historique, Jean Roudaut ajoute quelques réflexions personnelles, n’hésitant pas à déplorer que le livre soit devenu usuel : «une large diffusion ne peut s’opérer qu’au prix d’un affadissement de la parole reçue.» Avant de nous introduire dans les bibliothèques peintes, ce voyage nous entraîne dans les bibliothèques romanesques : celle de Julien Sorel (Le Rouge et le noir), dans laquelle le jeune homme découvre que «le partage des livres est le signe de la division des consciences», ou celles qui déploient leurs richesses dans les romans de Huysmans (celle de Des Esseintes dans À Rebours). Mais c’est bien la peinture qui constitue le support essentiel de cet essai. En tant que motif pictural, la bibliothèque a une existence sporadique : introduite comme lieu de travail des Humanistes, elle disparaît ensuite de la toile pour rejaillir à la fin du XIXème siècle, favorisant ainsi l’apparition du livre séparé (notamment les livres écornés qui gisent auprès des crânes dans les Vanités). Cette exploration offre à Jean Roudaut l’opportunité de ris- Autobiographie d’un autre de René Pons Voici un livre qui devrait renvoyer bon nombre d’autobiographes au silence. Ici, pas d’anecdotes ni de potins, pas de psychologie de cafés du commerce. René Pons, dans une prose qui a dû longtemps flirter avec la poésie, arrache le masque affable qui fait de tout homme un être fréquentable. D’une cruauté exemplaire, et avec une colère bienvenue, il exhibe ses gouffres noirs. Écrivant depuis la mort (cette absence au monde) qui est la sienne, il dépiaute à vif sa carapace pour ne nous donner à voir que l’essentiel : l’horreur de cette vie que l’on passe à mourir. Ce livre est d’autant plus violent qu’il est beau dans sa vérité aveuglante. Pour preuve, la description rageuse de ce qu’un corps subit après la mort («on vous referme soigneusement la mâchoire, cette bouche béante, à petits coups de maillet, on n’oublie pas de vous obturer le derrière…») met le lecteur en souffrances. «Écrire, c’est descendre dans un souterrain où, à la lueur d’une chandelle, on décrit les ombres de soi-même qui tremblent sur les murs.» Et les ombres d’un, ressemblent aux ombres de tous. quer quelques belles formules : une bibliothèque «n’est jamais que le produit d’un temps» et «le reflet de la conception collective du savoir»; elle possède aussi «le caractère de la mauvaise mère, qui promet à la mort celui qu’elle enfante.» Les Dents de Bérénice est de ces livres qui enchantent tout en délivrant quelques messages sur lesquels notre temps aurait de bonnes raisons de méditer : «Négliger la bibliothèque, s’en détourner, puis la laisser périr, c’est renoncer à organiser la pensée qui, par la voie des mots et des systèmes, donne accès et sens au monde.» Ce qui démontre une fois encore combien il est dangereux, pour notre société en particulier et la culture en général, de permettre à certaine classe politique d’amputer nos bibliothèques de quelques étagères... Didier Garcia T. G. Les Dents de Bérénice Jean Roudaut Deyrolle 168 pages, 125 FF Cadex rue Saint-Victor 34 160 Saussines 62 pages, 69 FF La lente agonie des jours A u village de Saint-Phy, on n’a jamais accepté ces étrangers, si lointains, qui vivent comme cloisonnés, là-haut, à l’Habituée. Une maison accrochée à la falaise et battue par les vents où le colonel, sa femme et leurs trois filles, venus des Ardennes, se sont installés à la fin des années 20. Seule la narratrice aura été le témoin bienveillant des dernières années de leur vie, devinant les irrémédiables blessures de la guerre et les lourds secrets dans le silence de l’austère demeure, prêtant une oreille attentive aux récits de la vieille bonne, Adrienne, qui «continuera à raconter, à parler d’elles qui vivaient encore comme si elles avaient été mortes». Le roman qui s’ouvre sur un deuil et se referme sur un autre, ne parle au fond que de cela. Et avant tout du deuil que chacune des filles a fait de sa propre vie. De cette peur de la vie qui conduit au renoncement comme une mort à petit feu. Dans ce lent ballet d’ombres, Mathilde, exilée après avoir donné naissance à l’en- Le Matricule des Anges N°19 Le Matricule des Anges N°19 ...27 28 fant du scandale, Gabrielle, revenue après avoir passé dix ans aux côté d’un mari souffrant et Constance, recluse sur son palier à l’écriture de ses carnets, ne forment finalement qu’une seule et même figure de la résignation. Trois faces d’une même femme à laquelle on serait tenté de prêter le nom de cette maison, à la fois refuge et prison, qui donne son titre à ce premier roman. La patience avec laquelle Michèle Desbordes renoue un à un les fils de la trame, la longue torpeur des phrases, la densité des parenthèses, l’absence totale de dialogue et la douceur âcre des mots disent au plus juste le lent poison des désirs inassouvis. Et la terrible attente de rien. Maïa Bouteillet L’Habituée Michèle Desbordes Verdier 189 pages, 95 FF 29 30 31 32 33 34 35 ... FRANÇAIS DOMAINE FRANÇAIS DOMAINE S © Le Bois d'Orion usan Buirge est une chorégraphe américaine installée en France depuis 1970. Issue de la post-modern dance, danseuse de Alwin Nikolais, elle fonde sa propre compagnie en 1975 et prend une belle part, autant par ses chorégraphies (une soixantaine à ce jour), que par la qualité de son enseignement, au développement de la danse contemporaine française. En allant de l’ouest à l’est est son premier livre publié. Écrit pour l’essentiel directement en français, il est constitué de carnets que la chorégraphe rédigea lors de plusieurs voyages effectués entre 1989 et 1993. À ce journal nomade, elle adjoint une ultime partie, Les Soubassements de Matomanoma, écrite sous la forme identique de notes, lors d’une résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto. La route parcourue par ce livre traverse essentiellement six pays : l’Éthiopie, la Syrie, la Grèce, l’Inde, le Japon et Taiwan. Outre la richesse de leur civilisation, c’est le rapport à l’espace qu’entretiennent ces civilisations millénaires qui intéressent la chorégraphe : «je voulais donc voir comment l’espace était lu et perçu dans d’autres cultures où l’écriture n’était pas nécessairement disposée de gauche à droite, horizontalement, et où la perspective n’avait pas été autant élaborée comme une référence esthétique.» Force est de constater que tout au long de ce livre, le regard porté par l’auteur sur le quotidien, les lieux, reste remarquablement habité par ce souci de l’organisation spatiale. De cela résulte un rapport au monde que certains trouveront singulier, selon lequel les êtres, les choses, se définissent d’abord par la place qu’ils occupent les uns par rapport aux autres plutôt que par leur physionomie, leurs caractères. Le livre trouve là un ciment efficace : son propos le tiraille de l’intérieur. La quête qu’il poursuit infiltre sa langue et l’articule. De quoi au juste est-il question dans ces ...28 29 30 31 32 33 34 35 La danseuse Susan Buirge publie des notes de travail ramenées d’un périple lointain. Comme un autoportrait furtif dans les glaces des hôtels. Danse intercontinentale carnets? Entre les passages directement consacrés à l’étude des spectacles qui n’intéresseront que les amateurs éclairés, ce journal de voyage nous conduit au cœur des marchés éthiopiens, sur la terre de Mycènes, dans le sanctuaire d’Apollon, les sites sacrés d’Alep. Pas loin de ces derniers, en Syrie, Susan Buirge relate avec une belle précision, en décalage par rapport au ton nécessairement laconique et impressionniste de la note, des cérémonies mystiques de transe, au sein de la confrérie «des hommes qui se percent». Puis la curiosité de l’auteur s’émousse au fil des pages pour devenir plus exclusive; peu à peu le voyage devient moins dilettante et dans les trois derniers chapitres rédigés en Inde, à Taiwan, au Japon, Susan Buirge ne consacre plus guère son attention qu’à la scène théâtrale; paradoxalement, c’est peut-être là que son propos nous intéresse le plus, au moment même où il devient ce murmure presque inaudible de monologue de travail, il touche à une question fondamentale, celle de la transmission, de la conservation d’une mémoire et de la transformation d’un art. Comment se comporter avec notre héritage? Comment faire de notre connaissance du monde une richesse plus qu’un appauvrissement? La difficulté d’être contemporain tout en assurant la pérennité d’une culture millénaire se confond avec celle d’être soi-même, d’assumer sa singularité comme son hérédité. La question déborde la problématique du chorégraphe pour devenir celle de chacun. Ainsi ce constat, comme un relevé de l’écueil, une jauge plongée dans notre quotidien commun : «je viens de voir ce que je redoutais : un spectacle de danse moderne taiwanaise. Un panachage de styles divers de la danse contemporaine américaine, de la technique du ballet classique et des décors chinois... Ce spectacle est un curieux repas : hamburger américain, crêpes bretonnes et nouilles chinoises... Mettre trois 36 ... Le Matricule des Anges N°19 recettes ensemble ne fera jamais une chorégraphie. Il faut revenir à la matière première. Étudier l’essence : du blé, de l’œuf, du bœuf, du lait et alors vraiment parvenir à un repas original». Plus tard un danseur indien dit : «Ce n’est qu’après avoir baigné dans la tradition qu’un danseur peut étendre son répertoire et intégrer des changements». Peu à peu ce voyage dans et pour l’espace, finit à force de bousculades par devenir poreux, perméable, à drainer un dépôt plus hétéroclite, une matière humaine dans laquelle et le lecteur et l’écrivain se voient mieux : d’abord infimes, disséminés puis comme rassemblés ou durcis par le temps long des séjours et la fatigue, apparaissent l’angoisse, la solitude, la peur du voyageur. On découvre un peu de ce qui fut le passé, la famille, les amours, les deuils de Susan Buirge. Quelque chose fait lien, de plus collant que le regard, un air plus épais qui nous accompagne longtemps, plus sûrement, comme lors d’une discussion, des ponctuations nettes dans un long discours, des tics de langage, des gestes récurrents. Car certains livres nous intéressent à la manière des gens rencontrés. Ils incluent des pages qui sont comme autant de digressions à l’amitié d’une personne. Ils rappellent nos différences. Nous les écoutons dire ce que nous pouvons bien entendre. Parfois, ils nous rassurent ainsi, engagés dans leur devenir auxquels nous ne nous sentons pas forcément conviés. On préfère leur confidence, comme celle-ci : «Elle (Grace Kelly) a été mon image de “la beauté”, pour combler mon complexe de ne pas être belle, que je nourris depuis l’enfance. Les patients de mon père ou les invités de la famille faisaient toujours la même remarque : “Sara, que tu es jolie. Charles, que tu es beau. Et Susan, que tu as grandi.” Il faut dire que ma sœur ressemblait à Elizabeth Taylor et mon frère à Steve Mac Queen. Je ne pouvais que rêver à Grace Kelly dans le film Country Girl. Mais je ne connaissais pas sa vie tourmentée, ses amants. Hélas, nous nous sommes ressemblés. Image de pureté imposée par la famille et appétit d’aventure». La confession révèle un charme certain. Christophe Fourvel En allant de l’ouest à l’est Susan Buirge Le Bois d’Orion (L'Orée de l'Isle 84 800 L'Isle/La Sorgue) 276 pages, 135 FF À travers le monde de la garrigue, Max Rouquette exalte la dimension méta- Saturnin, c’est Saturne, et Saturne, c’est le temps, et le temps ... c’est l’éternité.» Une physique des combats humains et redonne ainsi naissance à la tragédie. éternité dont Dieu n’a évidemment pas le monopole. Max Rouquette donne de la religion, une représentation fantastique, souvent lugubre comme dans Le Pénitent Noir ou il réécrit l’histoire religieuse dans Le Temps des Dieux, une étrange Nativité dans laquelle il détourne l’adoration des mages pour l’Enfant-Roi, en focalisant sur deux d’entre eux troquant vieillesse contre jeunesse, sagesse contre éclat et pétulance. «En toute nuit, il cherchait la lumière : la nuit des temps, la nuit étoilée, la nuit des songes, la nuit des autres, la nuit de la chair.» L’auteur est fasciné par la force de désir de l’homme, force bestiale, tellurique qui explose toujours en drame. Désir de l’émigré pour la femme blanche et vengeance-ratonnade en pleine garrigue dans Le Kroumir. Désir de l’enfant, symbolisé par un chien qui fonce éperdu dans les ténèbres, coursant un blaireau et finit emmuré dans L’Étoile du Matin ou de cet autre enfant qui trépigne de découvrir le cinématographe, accompagné de son grand-père traverse la garrigue jusqu’à la place du village où son «cœur mal fait» lâchera. La communauté se détournera de la lanterne magique, entourera l’enfant mort dont les yeux restés ouverts «miroirs endormis pour l’espace vide» refléteront l’immensité du ciel, extraordinaire écran. La seule délivrance pour Max Rouquette se trouve dans l’écriture : ce dire, cette exaltation de la pensée, palpitation de l’infini qui transforme l’homme, lui donne des ailes. L’Aïeul que j’eus en songe célèbre cette délivrance. Un vieux paysan dans un grenier, hors du monde, devient le chroniqueur de sa propre vie. «Une vie purgée des heures insipides de ce qui traîne et qui est totalement et à jamais perdu.» Seule petite ombre au tableau, les textes, regroupés sous le titre Le Monde des jardins sortent du cadre narratif de la nouvelle, évoquent des promenades onirico-fantastiques dans les jardins de Montpellier, ne sont pas toujours à la hauteur du talent de l’écrivain. D’une écriture de facture classique, grave et sensuelle, Max Rouquette exhalte l’infinie solitude de l’homme. Dans l’amphithéâtre de la garrigue, il réinvente un monde régi par des forces dépassant l’entendement ou le commerce divin et souffle sur les braises qui ont donné naissance à la tragédie, dans une autre garrigue, là, à deux pas de l’Occitanie. À noter que le premier numéro de la revue Auteurs en scène est consacré au Rouquette-dramaturge qui depuis 1940, n’a jamais cessé d’écrire pour le théâtre. Il y a presque 90 ans naissait Max Rouquette, écrivain universel qu’il n’est que temps de découvrir. Max Rouquette : la garrigue pour cosmos M ax Rouquette, né en 1908 à Argelliers, entre Montpellier et le Causse du Larzac est un des écrivains les plus importants de la littérature occitane contemporaine. Maîtrisant arts poétiques, dramatiques et prose, cet ancien médecin a su donner à son écriture un souffle universel. Le Grand Théâtre de Dieu constitue la deuxième partie de son œuvre générique : Vert Paradis. Jamais publiées en français, traduites de l’occitan par l’auteur, ces treize nouvelles présentent la garrigue comme un vaste amphithéâtre dans lequel les êtres s’ébrouent, rayonnant de toute l’intensité tragique de leur âme. Antithèse de l’univers de Pagnol ou de Delteil, plus proche de celui de Giono, la garrigue surprend par son extrême dureté et sa sauvagerie, enfer plutôt que paradis où les hommes vivent isolés, hors du monde, dans des îlots : mas, villages recroquevillés autour d’un clocher. Malgré la grande diversité de plantes, d’arbres, d’animaux qu’elle abrite, que l’auteur connaît bien et décrit admirablement, c’est une sorte de désert que l’homme traverse. Cet extrême isolement est renforcé par l’idée d’exil intérieur de l’être que l’on retrouve dans Le Feu grégeois. «D’une guerre entre Grecs et Turcs, à la fin de la Grande, du carnage qui s’y fit, et de ses destructions sans fin, une longue vague était venue jusqu’ici avec cette troupe d’une cinquantaine d’exilés, échappés à la violence et aux couteaux des égorgeurs, et placés par le pouvoir de la sacro-sainte administration, fort embarrassée de ce présent dont elle se serait bien passée, en résidence au Mas Vieux de Gardies.» Grecs, porteurs des feux de la tragédie, qui de bacchanales en orgies, d’orgies en © Didier Leclerc rixes vont développer un nouveau drame. L’attente, la nostalgie, les excès les feront entrer en fission avec la fournaise, ils bouteront le feu au mas, lieu anachronique de civilisation au milieu de l’enfer vert qui débarrassé de toute présence humaine se réenchantera, «rendu au silence, au grand passage du soleil et des constellations, sans fin, rendu aux oiseaux, aux serpents, à la sauvagine, aux caprices du vent, au pouvoir patient et inépuisable de la sève, à la loi obscure du poids des choses». Les hommes vibrionnants dérangent, par leur propre chaos, l’ordre de la nature, structuré suivant le principe de renaissance : renouvellement saisonnier d’énergies, éternel recommencement. À l’instar du soleil, Dieu et la religion semblent ici tout écraser, tout régir, catalysant peurs et angoisses, mais les dorures-certitudes du catholicisme s’écaillent et laissent percevoir les antiques croyances. Dans Le Saint des Murailles, des villageois adorent une sculpture en bois venant du fond des âges, vierge grossièrement maquillée en saint. «Ce saint, son nom le dit, n’est pas très catholique. Adornin, c’est Saturnin, et Le Matricule des Anges N°19 Dominique Aussenac Le Grand Théâtre de Dieu Max Rouquette Éditions de Paris 250 pages, 120 FF Auteurs en scène N°1 Presses du Languedoc 144 pages, 120 FF ...28 29 30 31 32 33 34 35 36 ... FRANÇAIS DOMAINE FRANÇAIS D ans une courte nouvelle d’inspiration autobiographique, Stig Dagerman rêvait d’un lieu où les hommes pouvaient «vivre à la fois une vie hors nature et mourir de mort naturelle». Une existence accomplie, engagée, créatrice, libératrice, en sorte. Il y avait tant de choses à faire pour ce jeune écrivain anarchiste, ce «politicien de l’impossible», comme il se définissait lui-même. Davantage idéaliste qu’activiste, Dagerman voulait mettre un peu de justice et d’équilibre dans ce bas monde, lui qui rendait l’État responsable de la névrose du peuple et qui attribuait à l’écrivain «le rôle modeste du ver de terre dans l’humus culturel.» Cette vie extraordinaire, au sens où il l’entendait, porteuse de lumière et d’espoir, cet enfant prodige des lettres suédoises ne l’a guère connue de son vivant. La mort naturelle, non plus, du reste, puisque Dagerman se suicida dans son garage, au volant de sa voiture, asphyxié par les gaz d’échappement, à l’âge de trente et un ans. Stig Dagerman en 1949 - (D. R.) Pareil à ces jeunes fous qui ont brûlé rapidement leur vie (Kleist, Rimbaud, SáCarneiro...) sa production littéraire fut d’une incroyable fécondité. À 22 ans, il écrit son premier roman, Le Serpent. Suivront trois autres (L’Ile des condamnés, L’Enfant brûlé et Ennuis de noce), un recueil de nouvelles, des pièces de théâtre 1, des scénarios de films, des poèmes satiriques, des reportages, et une kyrielle d’articles, de critiques, le tout entre 1945 et 1949. Puis une longue période de silence, -la peur de décevoir, la faillite de ses convictions, muées en une détresse inhibitivejusqu’à sa mort en 1954. On a souvent rangé Dagerman parmi les écrivains maudits. À tort : il jouissait d’une grande popularité, son éditeur lui assurait de généreuses avances sur recettes, son œuvre était même lue à la radio. À l’image de Camus ou de Sartre en France, Dagerman était la conscience de toute une ...31 32 33 34 35 36 37 DOMAINE Le Suédois Stig Dagerman a mené un dur combat contre lui-même pour se délivrer de ses obsessions. Biographie d’un «vaincu de la vie» courageux. Une famille se bat pour ne pas s’enfoncer dans la misère. Succès en Égypte, Vienne la nuit de Mahfouz y a été réédité 21 fois depuis 1949. L'homme brûlé Fracture sociale à l'égyptienne génération. Porte-parole des idées existentialistes, il incarnait cette jeunesse de l’après-guerre, arrogante, lucide, révoltée parce que rejetée du grand théâtre où s’était faite l’histoire, en quête d’un vaste idéal de fraternité. Malgré son incurable timidité (il prit des cours de danse pour la vaincre), Dagerman était la représentation de l’homme nouveau : il aimait les belles voitures, adorait le cinéma (particulièrement Fritz Lang), les voyages en bateau, ainsi que le football, le jeu à la roulette... Difficile ne pas voir dans ces symboles d’évasion, une recherche de la transcendance, de l’intensité dramatique que le travail artistique ou l’idéalisme révolutionnaire (à ses débuts) lui procurait. Déjà, adolescent, il aimait respirer l’air des grands départs, à la gare centrale de Stockholm, en rêvant qu’il avait, dans la poche, un billet pour la Chine. En 1949, dans une lettre qu’il envoie au directeur du théâtre d’Hambourg, Dagerman se présente ainsi : «Le thème central de mon œuvre est l’angoisse de l’homme moderne face à une conception du monde qui s’écroule (...) et je crois qu’une des possibilités de salut consiste à ne pas se laisser vaincre par son angoisse, ni à fuir devant soi-même, mais à affronter le danger les yeux ouverts.» Regarder le chaos en face, quitte à se brûler la rétine... La jeunesse suédoise voyait en ce jeune écrivain-journaliste, à la plume fiévreuse et insolente, «un quêteur de vérité» -les possibles conditions et en même temps les limites de ce que devait être un engagement politique et éthique. Pourtant cet homme, au faîte de la gloire, est un être pur, fébrile et exalté à la fois, sans grande assurance, rongé par une vie que la psychanalyse chérit : une mère qui l’abandonne à la naissance, une enfance paysanne à la ferme des grands-parents, un grand-père -qu’il respectait tant- assassiné par un illuminé, une adolescence grise (il dormait dans la cuisine) entouré de son père et de sa belle-mère à laquelle il ne parlait pas; un ami, emporté par une avalanche, un mariage à l’âge de 20 ans avec la fille d’un anarchiste allemand qui a lutté contre Franco, un remariage à 27 avec l’actrice Anita Björk... Sa propre existence était une source inépuisable d’images et de symboles pour son inspiration. Et c’est avec une précision 38 39 ... Le Matricule des Anges N°19 violente et poétique que ses livres rendront compte de ce désordre intérieur. Le thème de l’angoisse -auquel répondent et s’alimentent ceux de la peur, de la solitude, de la culpabilité, de la mort-, Dagerman en a fait son moteur exclusif pour nourrir sa fibre créatrice. La rencontre de Kafka en 1945 (comme celle de Faulkner ou Hermann Hesse) sera déterminante. Il y découvre certes son double, mais également le trouble, face à ses convictions. L’engagement politique est-il vraiment la réponse au problème de l’existence? Y a-t-il du reste une réponse? Pour Dagerman, la littérature est alors un refuge -le silence face au monde- où la quête rédemptrice est possible : «Puisque je doute toujours de moi-même, de l’originalité de mon talent, de la légitimité de mes opinions, je suis constamment obligé de chercher une confirmation ailleurs...» Cette recherche de la vérité -«supporter l’idée que cette vie est vide»-, corroborée par cette incapacité à concilier sa conscience sociale à celle d’écrivain, prendra la forme d’un duel sans merci que l’écrivain mènera jusqu’à sa mort. «Si seulement nous avions une lumière pour nous y cacher», écrit-il dans une lettre en 1954. Rendons hommage à Georges Ueberschlag. Sa biographie de Dagerman -la première qui paraît en France 2- est d’une parfaite honnêteté. Elle s’attache, chronologiquement, à expliquer l’évolution de cette personnalité si complexe, illustrée par l’écho poétique que son œuvre renvoie (à ce sujet, on regrettera, malgré tout, les traductions de Philippe Bouquet et de C.G. Bjurström...). Une belle invite à relire ce «vaincu de la vie» pour qui et pour toujours «notre besoin de consolation est impossible à rassasier». Philippe Savary À l’occasion des Boréales de Normandie, les Presses universitaires de Caen viennent de publier L’Ombre de Mart (1948). Dagerman y développe le thème de la culpabilité à travers la relation mère-fils (142 pages, 65 FF). 1 Seules des études sur Dagerman ont été publiées en France. La référence reste le dossier réalisé par Plein Chant en 1986 (numéro 31-32) aujourd’hui épuisé. 2 Stig Dagerman ou l’innocence préservée Georges Ueberschlag L’Élan (9, rue Stephenson 44 000 Nantes) 304 pages, 147 FF L a famille Kamel Ali n’a pas toujours été pauvre. Il fut un temps où le salaire honorable du père fonctionnaire lui permettait de tenir un certain rang. À sa mort, le fragile édifice s’écroule. Pour vivre, la mère vend les meubles, oblige sa fille à faire couturière, met à la porte son voyou d’aîné, place tous ses espoirs dans ses deux fils lycéens, congédie la bonne et compte un par un les sous qui lui restent. En plus de ne pas manger à leur faim, les Kamel Ali semblent s’acharner, par tout ce qui les tient debout -la religion, les conventions sociales, le sens du devoir et le souvenir des jours meilleurs- à ajouter à leur malheur un sentiment d’humiliation qui les prive de goûter jusqu’aux plus petites joies de l’existence. De peur de faire jaser sur leur nouvelle condition de pauvres, ils ne reçoivent plus personne. En somme la vie n’est pas belle. Chacun s’en accommode. La mère se ratatine dans la rigueur de son univers domestique après avoir abandonné tout espoir de marier sa fille trop laide et de ramener son fils aîné dans le droit chemin. Après avoir renoncé aux études, Hussein, le plus dévoué des frères, renonce également au mariage l’argent manque- et se console en trouvant le bonheur dans son sacrifice. Hassanein, le petit dernier, ne renonce à rien. Il subit et ronge son frein, en attendant des jours meilleurs. Dévoré d’ambition, il a honte de tout : sa fiancée trop ordinaire, son frère délinquant, sa sœur couturière et la tombe trop modeste de son père. La faim elle-même est plus supportable que l’humiliation d’avoir été déclassé. Hassan, le grand frère, a balayé tous les tabous. Insoumis, rétif au travail et aux études, il se fait trafiquant de drogue. Suprême honte : c’est grâce à son argent que la famille réussit à survivre aux temps les plus rudes. Enfin, Nafissa, la sœur, vieille fille malheureuse et sarcastique, humiliée de travailler quand une fille de bonne famille se doit de rester à la maison, se console auprès des hommes. Hantée par un sentiment aigu de déchéance, paniquée à l’idée d’être découverte, elle se donne en secret par plaisir et s’étonne quand on la paie. C’est le personnage le plus outré du livre, symbole du gâchis des sociétés d’Orient : une femme doit être belle et vierge, puis épouse et mère, sans quoi elle n’est rien. Vienne la nuit* est un livre sur le malheur ordinaire, sordide et mesquin, comme il peut fleurir quand le hasard vous fait pauvre dans l’Orient du qu’en dira-t-on, Les Sept Péchés capitaux Anthologie À sa demande, l’écrivain Alberto Manguel a proposé une soixantaine de nouvelles du monde entier à Joëlle Losfeld. Une vingtaine constitue ce recueil : sept péchés, trois nouvelles par péché, un minimum pour entrevoir à quel point cette notion, avec laquelle inévitablement nous assurons une relation, se glisse dans la vie à notre insu, et dans le récit comme dans la vie, sournoisement. Lorsque Sommerset Maugham nous dépeint trois dames livrées à la pire goinfrerie, celle-ci masque à peine envie et colère. À la lecture de récits plus sinueux et riches, un vague malaise nous gagne, et se pose la question : péché, nul doute, mais lequel? On ne découvrira ni la cruauté drolatique de Dürrenmatt ni la violence de James Purdy, mais parmi les auteurs moins connus ou inconnus, que de découvertes, égalant et parfois dépassant ces grands noms : l’éblouissante Yerudit Katzir, israélienne, l’Américaine Joanne Grennburg; un régal pour le lecteur qu’il fera pour le moins “pécher par gourmandise”... du culte de la virginité des femmes et de l’excessive religiosité, le tout sans la sécurité sociale. Du Mahfouz qui ressemble à Mahfouz : le destin s’acharne et ceux qui le subissent en rajoutent, prisonniers des conventions, mais surtout d’eux-mêmes. Il faut le lire pour la sobriété du texte. Pour la cruauté avec laquelle Naguib Mahfouz raconte les petites lâchetés humaines, pour la tendresse de son regard sur les êtres. Pour le désespoir absolu de ces mêmes êtres, et pour l’Égypte qu’incarne cette famille à la dérive, prisonnière de sa folie par la faute d’un père absent. Haydée Sabéran *Alors que nous bouclons ce numéro paraissent deux autres titres du prix Nobel de littérature : L'Amour au pied des pyramides (nouvelles) et Le Mendiant (roman) tous deux chez Actes Sud. À suivre donc… C. F.G. Éditions Joëlle Losfeld 320 pages, 149FF Vienne la nuit Naguib Mahfouz Denoël Traduit de l’arabe par Nada Yafi 458 pages, 145 FF Les mirages de l'Ouest I ls sont quatre compères de chantier et de minable chambrée, à s’abrutir d’alcool dans les boîtes miteuses d’une petite ville de Hongrie. La vingtaine passée, Madari, Vari, Barna et le beau Laboda rêvent de grosses voitures et d’abondance mais ne voient pas plus loin que le bistrot du coin. Un jour, un mystérieux contrat en Allemagne les décide à laisser la piaule qu’ils louent au-dessus d’un entrepôt de produits chimiques et leur misérable vie en terre magyare pour les mirages de l’Ouest. Mais c’est une vie plus misérable encore qui attend ces étrangers, tout juste bons à enfouir les déchets suspects de la société capitaliste pour le compte de Földi, un riche compatriote qui joue vaguement de leurs origines communes pour mieux les exploiter. Pour arrondir sa maigre paye, Laboda se déshabille la nuit pour des dames en mal de beaux garçons jusqu’au jour où ses camarades le retrouvent à demi-mort au milieu des déchets à enfouir... Sans complaisance comme le monde qu’il Le Matricule des Anges N°19 ...31 32 évoque, dans un style direct, rapide et simple, Sandor Tar emprunte la langue d’un milieu qu’il connaît bien -il a été ouvrier puis contremaître dans une usinepour faire tomber le décor de la société post-industrielle. Né en 1941 dans une famille de paysans du nord-est de la Hongrie, Sandor Tar se reconnaît plus volontiers comme ouvrier que comme intellectuel. Et si l’on devine un tempérament de militant, la critique sociale et politique passe ici plus sûrement par la narration que par le discours. Paru en 1995 en Hongrie, ce premier roman révèle un véritable auteur. On espère que la publication annoncée d’un précédent recueil de nouvelles, en cours de traduction, nous le confirmera. Maïa Bouteillet Tout est loin Sandor Tar Traduit du hongrois par Patricia Moncorgé Actes Sud 102 pages, 68 FF 33 34 35 36 37 38 39 ... ÉTRANGER DOMAINE ÉTRANGER DOMAINE Le Liseur de Bernhard Schlink Musicien, historien et écrivain, le Sévillan Rodrigo de Zayas a composé une tétralogie monumentale et érudite. Contre toutes les inquisitions. Dans ce très beau roman, l’Argentin Gabriel Báñez s’interroge sur le visible et l’invisible. Une satire sociale doublée d’un appel à la vigilance. Michaël, un jeune allemand de quinze ans, est victime d’un malaise dans la rue. Hanna, une belle femme de trente-six ans, vient à son secours. Ils deviennent amants. Avant chaque étreinte, il lui lit quelques pages de Kant ou Tolstoï à haute voix. Hanna disparaît brusquement. Fin de la première partie. Sept ans plus tard, étudiant en droit, Michaël retrouve Hanna en cour d’assises. Il apprend que pendant la guerre elle s’était engagée chez les SS. Michaël aurait donc aimé une criminelle. Culpabilité, honte. Et pourquoi se défend-elle si mal? En fait, il y a un terrible secret. Fin de la deuxième partie. Michaël s’interroge : cet amour pourri serait donc l’héritage à payer pour une génération innocente? En guise d’épilogue, on pourrait dire que Le Liseur agace le lecteur par ses bons sentiments, sa superficialité et son intrigue aussi fine qu’une poutre. L'échiquier de l'Histoire Étranges disparitions C M omment considérer les trois premiers volumes de la tétralogie, Ce Nom sans écho que Rodrigo de Zayas a écrits directement en français? Grande fresque romanesque ou essai politico-historique? La fiction, choisie comme mode d’expression par l’auteur, nous engagerait à considérer La Brigue et la talion, Les Faussaires et Shéol comme des romans. Mais le peu de soin apporté à l’art romanesque de ces trois premiers opus indiquerait que l’auteur se comporte vis-àvis du genre comme le faisait Rabelais quant au registre de la chevalerie : en gros, «bâclons vite fait ce que l’époque attend de nous et gardons notre énergie à faire ce qui nous importe réellement.» Né à Madrid en 1935, Rodrigo de Zayas est un intellectuel éclectique : fils du fondateur de la Modern Gallery new-yorkaise, concertiste réputé, homme politique engagé à gauche, historien, bibliophile, ce polyglotte joue avec virtuosité de son érudition… au détriment, donc, de toute épaisseur romanesque. Un exemple : dans le deuxième tome, Les Faussaires, l’héroïne juive, Judith vient d’être violée par un Polonais grossier : «elle se releva, le visa- Philippe Savary Gallimard Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary 202 pages, 95 FF L'étudiante étrangère S husha Guppy fut amie de Jacques Prévert, et il aurait souhaité la voir plus souvent. Shusha Guppy a refusé un rendez-vous à Albert Camus et s’est fait draguer par Sydney Bechet sur les Champs-Élysées. Shusha Guppy a failli chanter à l’Écluse avant Barbara. Shusha Guppy préfère l’écriture d’Albert Cossery à «l’incontinence verbale, l’obscénité, la misogynie, et la solennité pompeuse» d’Henry Miller. Shusha Guppy pense que certains passages de L’Être et le Néant sont «abscons au point de ne vouloir rien dire» et ont «peut-être» été écrits «sous l’influence de la drogue». Dans les années cinquante, Shusha Guppy a été de gauche «comme tout le monde à l’époque». Shusha Guppy a fait ses études à Paris. Iranienne (pardon, «persane»), elle garde de ce temps-là un souvenir ému, qu’elle se fait un devoir de partager dans A girl in Paris. Après un prix des lectrices de Elle 1996 avec Un jardin à Téhéran, Shusha Guppy récidive donc. Un jardin à Téhéran était un livre nostalgique sur les saveurs de l’enfance, et de l’Iran (pardon, «la Perse») des années 30. Un livre qui ne manquait ...31 32 33 34 35 36 37 pas de charme, même si le ton passéiste, (tendance “les domestiques ne sont plus ce qu’ils étaient”) et l’emphase agaçaient un peu. Avec A girl in Paris, le charme se rompt. On s’ennuie. Pourtant l’exil volontaire de cette Orientale ingénue de 19 ans dans le Paris des années cinquante aurait pu offrir au lecteur un récit un brin douloureux, un rien déchiré. Au lieu de cela madame Guppy nous livre ses laborieuses considérations sur la vie à coups de superlatifs, où il est question de «virages sur la route tortueuse de l’existence», d’amour «mystérieux creuset qui est notre seule rédemption», des «zones obscures, ombreuses de l’âme humaine», et du temps qui «n’a plus de prise sur les êtres» quand ils ont «conservé la jeunesse du cœur». Haydée Sabéran ge, le dos, les poumons et le ventre en feu». C’est tout. Le viol ne provoquerait que cela? Des inflammations? On pourrait également évoquer les dialogues, tellement artificiels qu’ils semblent récités par des personnages bons élèves. Cela devrait suffire à faire tomber des mains, un à un, chacun de ces volumes. Et pourtant. À la lecture des trois premiers livres de ce qui finira par constituer 1 500 pages, on n’attend qu’une chose : la suite! À cela au moins trois raisons. D’abord, le projet du romancier ne manque pas d’ampleur : montrer les liens entre l’Inquisition et la Shoah. Ensuite parce que ce travail romanesque est purement engagé : s’appuyant sur une connaissance époustouflante de l’histoire et des religions, le romancier fustige tout ostracisme. Enfin parce que l’auteur gagne le pari de l’intelligence. La chair qu’on aurait voulu trouver dans les personnages s’est constituée en fait dans la pensée qui justifie ce travail romanesque. Il est des éruditions qui fonctionnent comme des mécaniques précieuses d’horlogerie. Les voir en mouvement est simplement beau. La mécanique ici impose ses dimensions gargantuesques : si l’on traverse des siècles et des continents, on explore également des milieux très différents les uns des autres. Le brassage nous projette dans un ghetto juif de Pologne, sous les lambris des plus grands hôtels, dans la froidure du Vercors, sur les dalles de marbre des banques suisses, au cœur des toiles des grands maîtres espagnols. À cela, s’ajoute chez de Zayas, une machiavélique dextérité à introduire la tension dans ses récits : les duels se font à coups de phrases et l’auteur sait faire entendre ce que torture psychologique veut dire. Le roman joue le rôle d’un échiquier monumental où Judith, la belle héroïne, s’avance et combat pour offrir au peuple juif un nouveau territoire en Palestine. Et si, dans la construction complexe du troisième opus, le lecteur est plongé dans un labyrinthe cauchemardesque c’est qu'en France sous l’Occupation, les blancs souvent s’habillaient de noir et les noirs de blanc. Difficile alors d’avancer sur l’échiquier la bonne pièce. Thierry Guichard Ce Nom sans écho Rodrigo de Zayas L’Esprit des Péninsules (21, rue du Grand Prieuré 75011 Paris) A girl in Paris Shusha Guppy Phébus Traduit de l’anglais par T. Bermudes 300 pages, 135 FF 38 39 ... Le Matricule des Anges N°19 T1. La Brigue et le talion 340 pages, 139 FF T2. Les Faussaires 310 pages, 135 FF T3. Shéol 230 pages, 129 FF acias Möll est un vieil horloger paralytique. Sa vie solitaire se résume à «réparer des montres, chercher des pentes». Cette quête de la combinaison optimale du temps et de l’espace le conduit chaque après-midi à quitter son arrièreboutique pour dévaler en fauteuil roulant la rue qui donne sur la petite place. La barbe «bordée de fines gouttes de transpiration», Macias se chronomètre et les enfants du quartier saluent ses courses avec un enthousiasme égal à ce que confère le statut d’un grand sportif. Son but est d’atteindre les douze secondes. Pour cela, il faut que son matériel soit bien préparé, par exemple que la cire colle bien aux roues, que les roulements à billes soient parfaitement huilés. Macias est un perfectionniste, un économe du geste. Il connaît le prix de l’efficacité et la rigueur des mathématiques. Le problème c’est que ses petits supporteurs disparaissent à chaque nouveau record. Enlèvements? Meurtres? Les médias nationaux se chargent de comptabiliser cet étrange phénomène. Le mystère se sera jamais levé. Existe-t-il au moins? Au-delà de son habillage un peu polar (l’énigme policière est un prétexte), ce roman, le premier traduit en français de l’Argentin Gabriel Báñez -également journaliste et scénariste- est une très belle réflexion sur la manière dont réagit et s’organise la société face à ce qui n’est pas visible. Cette communauté d’hommes impuissante à comprendre, confrontée à quelque chose qui échappe aux lois naturelles, va malgré tout tenter de résoudre cette équation impossible en comblant de toutes pièces ce vide. Certes, dans Les Enfants disparaissent, Báñez nous dit qu’il faut se méfier du réel, que tout n’est qu’illusions, chausse-trapes, que le monde dans lequel on vit n’est peut-être pas celui qu’on croit. Mais c’est également un vigoureux avertissement -ironique et cynique- sur le fonctionnement d’un régime démocratique. Bien que la dimension politique soit bien loin du sujet, il est difficile de ne pas voir dans ces disparitions, le traumatisme des Folles de Mai, ces femmes qui réclamaient à pleurs et à cris le retour des pères et des fils que la répression militaire en Argentine avait emportés à la fin des années soixante-dix. Devant une absence de sens, les médias, la publicité, le politique, le religieux gardent leur foi inébranlable. Ces relais d’opinion ne seraient que des pantins bégayant qui consolident leurs forteresses sans se soucier de la vérité. Les phrases courtes et équilibrées de Báñez, rythmées comme la Le Caméléon extraordinaire d’Inger Edelfeldt Suédoise, auteur de deux recueils de nouvelles, dont Le Caméléon extraordinaire propose le seul choix disponible en français, on ne sait rien d’Inger Edelfeldt, et ce ne sont pas ces douze nouvelles qui donnent envie d’en savoir plus à son sujet. Ce florilège présente des histoires bien écrites qui n’ont rien d’autre à dire que la difficulté de vivre. Comme pour mieux décourager le lecteur, Edelfledt fait penser ses personnages : une jeune mère croit fermement qu’il est impossible «de ne pas aimer un enfant» («les bébés sont tellement mignons qu’on leur pardonne tout»), et d’autres rêvent de fuir «le train-train, le vide, la respiration du quotidien». On a le sentiment d’avoir déjà lu cela quelque part, comme cette histoire inspirée de Boucle d’or où une paumée pénètre dans l’existence douillette d’une famille bourgeoise. On risquerait volontiers une petite larme, histoire de jouer le jeu. trotteuse d’une aiguille, démontent ce mécanisme caricatural. Les principaux protagonistes de ce simulacre -le commissaire général, l’archevêque, le ministre de l’Intérieur- pratiquent ainsi la dissimulation avec un art bien consommé : ils «vouaient un véritable culte aux phrases et aux concepts et ils assemblaient des lettres et des mots pour expliquer les choses.» Finalement, il ne faut rien attendre d’eux et surtout prendre garde. Aussi léger que corrosif, Les Enfants disparaissent est une vive critique de ce qui guette la société : le conformisme et la paupérisation de la conscience humaine. «On ne sait jamais avec les adultes», se méfie Macias, héros sceptique, qui tout au long du roman aura cherché vainement le temps le plus précieux. C’est peut-être celui de l’innocence. Philippe Savary D. G. Actes Sud Traduit du suédois par M. de Gouvenain et L. Grumbach 270 pages, 138 pages Les Enfants disparaissent Gabriel Báñez Traduit de l’espagnol par Éric Fisbach Éd. Alfil (2, rue Saint-André 37 370 Neuvy-le-Roi) 156 pages, 85 FF Confusion et faux-semblants A u début des années 60, la C.I.A. persuade Charles Fane, intellectuel de gauche désabusé, de se faire officiellement invité à Cuba afin d’y effectuer des repérages en vue du futur débarquement américain. La somme promise est attrayante et le service paraît bien simple. Sur place, évidemment, les choses seront tout autres... Comme à la guerre pourrait se lire comme un trépidant roman d’espionnage mais ce serait manquer l’essentiel. Bien que Norman Lewis fasse explicitement référence à l’épisode de la Baie des Cochons débarquement manqué des anticastristes organisé par la C.I.A. en 1961- il ne s’agit pas ici de la simple chronique de l’un des plus célèbres fiascos de la guerre froide. Derrière le récit et la critique politique d’un témoin de son temps -et l’on reconnaît bien là celui qui signait avec force Naples 44, publié récemment par le même éditeur (voir MdA n°17)- Norman Lewis emprunte les voies du roman pour explorer la confusion du monde et des sentiments. Qui croire? Que croire? Fane nage Le Matricule des Anges N°19 en eaux troubles. Très vite, ses repères chavirent et les nôtres avec. L’écrivain, qui exerça un temps pour le compte des Renseignements britanniques, nous parle ici d’un monde de faux-semblants où la paranoïa est de mise et la vérité changeante. Derrière l’instrument des services secrets, l’humain refait surface. Mais Lewis n’est pas du genre à nous jouer le blues du vieil espion et se garde bien de tomber dans le drame psychologique. L’écriture est ici toujours en prise avec le réel. Avec un recul étonnant (son roman paraît pour la première fois moins de cinq ans après les événements) il nous enseigne la relativité. Revenu des choses, il en appelle à notre lucidité. ...38 39 40 Maïa Bouteillet Comme à la guerre Norman Lewis Traduit de l’anglais par Claude Elsen Phébus 186 pages, 119 FF 41 42 43 44 45 46 ... ÉTRANGER DOMAINE ÉTRANGER ÉTRANGER Cris et chuchotements P plus souple qui pose la question des mystères de l’art, de la création. La Mer de Corail est un tombeau de papier construit à la mémoire de Mappelthorpe, l’un des plus grands photographes contemporains, dont l’œuvre hantée par l’inanimé, le corps, les représentations sadomasochistes, fit scandale. Patti Smith mêle ses poèmes aux photos de son ami. Images et mots dialoguent, s’enlacent. Treize textes pour treize photos; statues presque vivantes, corps nus d’hommes lascifs entre la palpitation de la vie et l’emprisonnement marmoréen, détails de natures mortes, fleurs s’invaginant à la manière des univers dans lesquels Patti Smith met en scène le Passager M «être donné à la mer» qui glisse, ballotté de lit d’amour en lit d’hôpital, de lit d’hôpital en mer de Corail, mer qui lignifie... Le corps du Passager s’écorche à de petits riens vénéneux : pétales de roses métal- atti Smith, héritière des expériences d’Arthur Rimbaud, des surréalistes ou de William Burroughs, créa au sein du rock’nroll, une alchimie de sons, de verbe et de sens. En quatre albums de Horses (1975) à Wave(1979), elle entra dans le fameux mythe électrique, fit figure de prêtresse de l’urgence et des mots. Née en 1947 à Woodbury entre Philadelphie et Atlantic City, elle débarque à New York en 1967, vit un temps avec le photographe Robert Mappelthorpe. Elle écrit des poèmes qu’elle lit en public accompagnée de Lenny Kaye qui deviendra la pièce maîtresse du Patti Smith Group fondé en 1974. À partir de 1980, se «sentant devenir cynique», elle s’isole, se consacre à son mariage, ses bébés, l’écriture. En 1989, Mappelthorpe meurt du sida. La résurrection de Patti Smith passe par un album somptueux Gone Again, une tournée en France et la publication de deux recueils de poèmes en prose, Babel, écrit de 74 à 81 et La Mer de Corail, hommage à son ami photographe. Babel offre une ode destroy au dérèglement des sens, carambolages d’expériences sous l’égide d’un Arthur Rimbaud, ange précurseur, dope fondamentale. Dérèglements permettant par l’intermédiaire d’une sorte de transe chamanique, de repousser les limites, d’atteindre la beauté convulsive, chère à Breton. Patti Smith assure par ses références culturelles la jonction de l’Europe et ses États-Unis. Le corps dans Babel est soumis à toutes les expériences, à toutes les pénétrations (seringues, sexes, armes blanches....) «j’avais besoin d’un rasoir pour trancher dans l’atmosphère.» Notre androgyne met en boucle les images d’un film comprenant une galerie de personnages féminins (amantes, artistes, amies) et les œuvres de Bresson, Franju, Godard, Pollock... La fin du recueil offre les images d’un film plus apaisé, une chute contrôlée et son analysebilan : «j’ai voulu traverser la lumière en marchant/ les cheveux emmêlés pas encore préparée à la vallée des combats.». Patti Smith alterne écriture automatique où éclate une myriade d’images oniriques crues et poèmes en prose, fabulettes, comptines rock. Au fil des textes, les cris laissent place à une formulation plus mûre, ...38 39 40 41 42 43 44 liques, épines marines, souvenirs. Son âme est en quête d’ailes. Ailes de papillon de nuit herculéen. Quant à la force de vie permettant l’envol, le Passager M, jamais assez nu, assez pur, peine à l’attirer. Liane calcifiante, l’écriture de Patti Smith s’enroule, pudique, ardente, feutrée, maniérée, à la limite de la préciosité, de l’accident kitsch. Elle exprime dignement la maladie, la déchéance, atténue le lamento, referme le tombeau. «Il tendit la main dans la nuit, attachant une aile, une antenne et une autre aile en guise d’offrande, murmurant : “Mon aîmé, mon mythe précieux, mon dieu...”» De l’agitation frénétique à l’apaisement, ces deux recueils résument un cheminement poétique singulier où le corps, lieu trop étroit, lieu du martyre, libère enfin l’âme vers des contrées paisibles. Dominique Aussenac Patti Smith Babel Christian Bourgois Traduit de l’américain par Pierre Alien 213 pages, 95 FF La Mer de Corail Tristram Traduit de l’américain par Jean-Paul Mourlon 69 pages, 130 FF Délitement yankee E n admettant que tu doives croire en quelque chose, est-ce que c’est forcément en Mac Donald’s?» Voici une question qui remet en cause le fondement même des États-Unis. Elle est posée à un gosse par le héros de Camelote, une des nouvelles de ce recueil où le pays de la liberté apparaît comme une «machine à pop-corn qui ne soufflait plus que de l’air froid». Pays maudit, peut-être parce qu’il fut construit sur un immense cimetière indien. Les jeunes personnages de ces histoires ont le fatum collé à la peau, n’en éprouvent aucune révolte, n’en tirent aucune philosophie. Raymond, le héros de la nouvelle Le Roi des Éléphants doit récupérer sa mère au commissariat. Elle s’est encore foutue à poil dans un bus. Il doit y aller, obligation morale, avec son père qui n’en finit pas de dessoûler. Le héros de Camelote est sur le point de refaire sa vie, mais son ex-femme le rattrape, avec elle une bande de motards. Tout fini en bouillie. C’est comme ça! Les héros de 45 46 ... Le Matricule des Anges N°19 Canty sont pris dans la tourmente du quotidien, ne maîtrisent rien, quittent les rails de la civilisation. Pourtant lucides, leur âme semble nickel. Des êtres revenus à une sorte de pureté des origines dans un pays qui n’est plus qu’une maison des morts. Kevin Canty vit à Missoula, Montana. Il enseigne l’écriture romanesque à l’université, écrit des nouvelles publiées par les revues Esquire et Story. Ce recueil qui colporte ces dix petites perles lourdes de mistoufle, sanguinolantes et tendres, décapantes et désabusées est son premier ouvrage. Une écriture vive, allant à l’essentiel, des dialogues incisifs et grinçants. Dominique Aussenac Étrangère en ce monde Kevin Canty L’Olivier Traduit de l’américain par Pierre Furlan 224 pages, 99 FF Dans sa typographie et ses fragments biographiques, Jérôme Peignot expose les mystères de l’écriture et le principe de sa fantaisie, la typoésie. Les mots et les choses J érôme Peignot a l’œil vif et bien entraîné. Pour cause, spécialiste de l’histoire de l’écriture, il subit la rare hérédité d’une famille de fondeur de caractères -l’entreprise DebernyPeignot à laquelle collabora Balzac-, d’un père qui a introduit la photocomposition en France et dirigé les éditions des Arts et Métiers graphiques ainsi que celle d’une tante fameuse, Colette Peignot, sa «mère diagonale» que Georges Bataille et Michel Leiris prénommèrent Laure. Ecrivain né en 1926, il est inscrit dans une double filiation. Celle des Papiers collés de Georges Perros auxquels renvoie son Puzzle, mais aussi celle, déterminante, de Langage tangage de Michel Leiris. La publication du Petit Peignot, un fascinant dictionnaire de “mots-images” et de exemple, l’auréole du christ. À la Renaissance, il y a Venence Fortunat, Alde Manuce qui a illustré Le Songe de Poliphile de Colonna d’admirables calligrammes. Peut-on considérer les futuristes comme vos prédécesseurs? Surtout les constructivistes russes qui, comme El Lissitzky, ont voulu en 1917 élaborer une écriture qui soit à la fois révolutionnaire et adaptée aux évolutions technologiques de l’époque. Il leur fallait trouver une forme qui fut aussi révolutionnaire dans son aspect visuel. On cassait la ligne bourgeoise comme Tzara l’avait déjà fait. Il y a aussi bien sûr les calligrammes d’Apollinaire et Les Mots en liberté futuriste de Marinetti. Dans Puzzle, vous écrivez «les images sont sous les mots». Sous les pavés la plage? L’inventeur du socialisme, Pierre Leroux, était typographe et se trouve à l’origine des premiers syndicats. Plus récemment, en 1968, des jeunes gens allemands et brésiliens ont également voulu créer leur langage et Le Dipode selon Le Petit Peignot © Éd. des Cendres ont inventé un mouvement Toutes les pommes se croquent, un diverpoétique auquel je dois beaucoup. C’est la tissement typographique et romanesque poésie visuelle, la Konkret poesie que j’ai donnent l’occasion de s’en convaincre. mis en bonne place dans Typoésie. Jérôme Peignot y développe le genre poéPeut-on dire que le typoème est une écritique qu’il a révélé en 1993 dans l’anthoture d’images? logie Typoésie (Imprimerie nationale). Et Pour paraphraser le poète Dotremont je divoilà que ce que l’on croyait un jeu derais que «dans toute poésie l’écriture a vient une nouvelle forme d’expression litson mot à dire». L’écriture est née d’une téraire, une façon de traquer le sens du obsession : véhiculer le concret. On a monde en observant la forme des mots. commencé par dessiner des images avec les pictogrammes ou les hiéroglyphes Qu’est-ce que la typoésie? puis, peu à peu on y a associé des sons qui J’ai forgé ce mot à la manière des motsont pris le pas sur l’image, faisant passer valises de James Joyce. Il associe typograle tout du concret à l’abstrait. phie à poésie et tourne autour de cette idée Le typoème est un retour au concret? très simple qui me vient d’un ami maroOui, le retour au concret, fort, de six mille cain, le poète Abdelkebir Khatibi. Il me ans d’abstraction. J’ai écrit un petit essai disait que dans le monde arabe l’écriture qui s’appelle Moïse ou la preuve par l’alfait partie de ce qu’elle véhicule, ce dont phabet de l’existence de Yavhé où je détémoignent les calligrammes. Je dirais moi montre que l’alphabet a été inventé par le signe-signifiant-signifié. Au fond, la typeuple hébreux sous forme hiéroglypoésie est l’avatar moderne du calligramphique. Les tables de la loi et l’alphabet me. sont une et même chose. L’équivalent existe-t-il dans le monde La typoésie n’est pas seulement un jeu chrétien? visuel? On trouve les calligrammes de Raban C’est à la fois la poursuite d’une recherche Maur au IXe siècle. C’est une écriture à esthétique et, je l’espère, littéraire. Après l’intérieur d’une autre. C’est le cas d’une Typoésie j’ai eu envie d’exploiter cette série de calligrammes bâtis autour de la veine en constatant que la mise en image croix chrétienne où un texte est inscrit du langage fascine. J’appelle mon dictiondans le texte principal et dessine, par naire Le Petit Peignot en référence au Le Matricule des Anges N°19 ...38 39 Petit Larousse lequel est agrémenté d’images. J’ai essayé de faire basculer le plus possible la langue du côté des images et d’utiliser le résultat dans un «divertissement typoétique». Les pommes du titre de votre roman typographique est un hommage à la firme Macintosh (dont le logo est une pomme croquée). Quels sont les effets de l’introduction de l’informatique dans le monde typographique? Ce n’est pas moi qui vous dirai que je ne regrette pas le plomb. J’ai rédigé ces deux petits livres à la main mais je me suis aperçu que la PAO est l’outil idéal pour les poèmes en rond, en carré, les formes biscornues de la typoésie. Cependant, paradoxalement cet outil sophistiqué conduit souvent à une déperdition typographique. En quelques heures, n’importe qui tape un texte sans aucune notion typographique. Photo : Éric Dussert Chanteuse de Rock, Patti Smith a toujours fait figure de poétesse amoureuse des lettres françaises en général de Rimbaud en particulier. SIE DOMAINE É PO De ce point de vue, on lit de vrais torchons. Au XIXe siècle, la typographie était un métier noble auquel formait l’école Estienne. Ce n’est pas rien la typographie. C’est le vêtement de la pensée avec lequel on est en contact à chaque instant. Votre démarche rejoint-elle celle de l’Oulipo? Je suis en train d’écrire un Traité typoétique qui devrait amuser mes amis oulipiens, Jouet, Roubaud et les autres. Propos recueillis par Éric Dussert Le Petit Peignot et Toutes les pommes se croquent Éditions des Cendres 8, rue des Cendriers 75020 Paris 150 & 221 pages, 120 FF chaque Puzzle (II) Talus d’approche 47, rue de la Station 7 070 Le RoeulxHaunaut (Belgique) 221 pages, 124 FF 40 41 42 43 44 45 46 ... PO É Poésies complètes tome II de Gilbert Lely Le centre international de poésie de Marseille a accueilli Marie Borel en résidence. À la clé, des poèmes qui s’adressent avec force à notre solitude. Né en 1885, le Russe Vélimir Khlebnikov élabora dans le XXe siècle naissant une langue intensive, éclatante, transmentale, la langue Zaoum. Après la parution d’un premier volume l’an dernier, le Mercure de France poursuit la publication des Poésies complètes de Gilbert Lely. Après les poèmes “d’âge mûr”, retour en arrière : les années vingt et trente, avec plusieurs recueils dont certains n’avaient jamais connu de réédition. L’auteur témoigne dans ces textes de son amour de la mythologie et des classiques latins et grecs. Cette étape du vaste parcours de Lely avant sa rencontre avec Char et le surréalisme est passionnante : il y a dans ces pages teintées d’impressionnisme et de symbolisme de subtils dérapages, une délicatesse prête à être corrompue, tel ce jouissif Sappho à Cydno qui s’achève ainsi : «La Nuit est lesbienne et se penche sur moi./ Viens; je t’offre mes seins, la tiédeur de mon ventre./ Ma hanche large et pour le plus subtil emploi/ Ma toison, myrte épais masquant le seuil de l’antre.» Dans l'interstice des voix Le Ka2 Khlebnikov C D e qui frappe d’emblée dans les poèmes de Marie Borel, c’est le constat de l’incommunicabilité entre les êtres : «qui sait lire les pensées qui lient deux personnes séparées? Notre dialogue vous amuserait, je balbutie et elle est sourde comme un pot». Dans les vingt-trois fragments poétiques de Fin de citation, des êtres pensent à des choses, mais on ne sait jamais qui pense, les voix intérieures n’ont pas d’identité. Et pour cause, ce livre -seul le titre l’indiqueest entièrement composé de citations. Phrases dites, écrites on ne sait où et reprises, vers “empruntés” aux plus grands écrivains… Dans ce semblant de bric-àbrac de voix rapportées, l’unité poétique est singulièrement présente. Fin de citation témoigne d’un sentiment de présence-absence au monde. Une phrase isolée en dédicace du recueil, exprime clairement ce choix du lieu poétique : «for you to whom to be is not a question and not to be an answer». («À toi pour qui être n’est pas une question et ne pas être, une réponse»). Les pensées fragmentaires de Marie Borel se glissent dans cet interstice, entre le questionnement et le non-ques- M. Bl. Mercure de France 258 pages, 160 FF Des carrés anguleux É Qu’engluent ses braies jeanne brûle et sa laine». Il faut moins chercher à comprendre ce qui se profile derrière ces Douze fabriques aux carrés que laisser tout filer jusqu’à la pénultième verse de ses vers. Un univers se formera de lui-même, malgré parfois l’épuisement du rythme et ses saccades quelque peu faciles. On entendra un refrain. Ses répétitions, ses allitérations, ses jeux et balancements sonores donneront figure à quelque chose d’obscur comme les secrets noirs d’un pays abandonné, vidé de son prolétariat : «Tout y passe et les bouches et les peaux/Les mots de la bouche et les langues lointaines/Ça vient de loin ça vient d’ici tout y passe/Au gueulard et au ventre le noir et la nuit/À l’ouvrage au creuset les bouches et les peaux/La matière trouve sa voie les souvenirs/Les morts tout y passe à la bouche lointaine». Emmanuel Laugier ric Maclos, collaborateur depuis dix ans de la revue Digraphe, lâche sa fabrique intérieure : Douze fabriques aux carrés inaugure, avec d’autres publications, le nouveau départ des éditions Digraphe. Ce livre est né d’un travail avec la photographe Jocelyn Faroche à partir de 144 clichés pris à Longwy, dans le paysage sidérurgique de la Lorraine. Le livre s’assemble en douze parties, de 12 à 122, chaque section renferme douze poèmes de douze vers, le dernier poème de chacune des sections est la reprise fragmentée des onze textes précédents. L’ensemble donne un nombre de pages exact : 144. La contrainte est toute oulipienne. La langue d’Éric Maclos épuise un pays en inventant sa mythologie, nous parlant des bêtes qui y errent, des fougères qu’il y voit, des gens qui parlent fort et trop dans un bar, de Jeanne la Pucelle qui y naquit, de son nom qui est moins porteur des flammes où elle brûla que d’un souffle tournoyant à vide dans ses propres sautes sonores : «Et Jeanne la bonne et jeanne la bonne/Lorraine qu’anglais bru lorraine qu’anglais bru/Lèrent jeanne la bonne lorraine qu’anglais/(…)la bonne lorraine/ ...38 39 40 41 42 43 44 Douze fabriques aux carrés Éric Maclos Édition Digraphe 45 46 ... tionnement de l’existence. De telle sorte que les interrogations, parce qu’elles n’ont pas de réponse recevable, revêtent un caractère singulier qui est exactement le lieu où l’auteur pose sa voix. Dans la première phrase du fragment intitulé Rien avant la mer, on peut lire : «Cela ne sert à rien de découvrir ce qu’il y a dans la tête de n’importe qui. N’importe quel imbécile peut mettre sa tête dans le sable mais nul ne sait ce que l’autruche y voit.» Qu’est-ce qu’on est dans la tête des autres? À question impossible, réponse déraisonnable. Dans certains fragments, l’auteur combine des images à des expressions ou des lieux communs qu’elle réinvestit : «Donc je suis entré dans cette maison, je me suis penché à cette fenêtre, on avait emmené le mort et le pré était vide. Lui croyait que si l’on se considérait soi-même comme un homme mort le plus dur était fait». Mais le ton de ce recueil, toujours distancé, parfois ironique, est aussi empreint d’un désespoir ténu. Dans l’interstice, le temps qui s’écoule avec lenteur est synonyme d’ennui et de lassitude. L’auteur s’emploie à traduire le mouvement de la pensée quand celle-ci se prend à errer sans but d’une manière presque absente : «Une rage lente épuise. Les chats descendent des toits poussés par la curiosité. Deux amants se trouvent parce qu’il n’y a qu’eux à trouver. On s’étreindrait à moins. Il fait un de ces temps. Il y a beaucoup d’hommes qui vous ressemblent finalement». C’est un monde presque autiste que décrit Marie Borel. Une réalité décourageante qui est loin de pouvoir satisfaire nos attentes. «-Mademoiselle pourquoi pleurer? Si l’on me demande je réponds. Alors il n’y a personne pour me le demander. C’est curieux comme ils s’effondrent rapidement tous ces hommes convenables». Face à ce constat tragique mais commun d’une impuissance à exister -de même que le choix d’un livre fait de citations est peut-être l’expression d’une certaine impuissance à écrire- Marie Borel choisit souvent la dérision très présente dans les titres de ses phrases assemblées, toujours décalés : Bienheureux les analphabètes, et ce dernier pour le plaisir : Faire la soupe et rêver de coïncidence. Marie-Laure Picot Fin de citation Marie Borel CipM/Spectres familiers 83, Av R. Salengro 94500 Saligny/Marne 2, rue de la Vieille Charité 13 002 Marseille 144 pages, 110 FF 32 pages, 60 FF Le Matricule des Anges N°19 es nombres et des lettres (L’Âge d’homme, 1986) s’ouvre par KA2, texte autobiographique que Khlebnikov commença à écrire en 1916. Cette prose 2 de KA marque toute la force du poète et mathématicien russe, linguiste, passionné des liens entre les mots et les nombres, la langue et son inconscient structural. De papillons, voilà, par exemple sa vision : «ces papillons descendaient un grand champ de neige en se laissant glisser sur de confortable traîneaux et un jet de neige s’élevait derrière eux avec autant de violence que s’il était sorti d’une lampe à souder». Cette lampe à souder, ce jet d’escarbilles rouges, ponctuant le manteau de neige de profondes et fines trouées, c’est la langue de Khlebnikov, celle dont témoigne ce nouveau volume, Zanguezi & autres poèmes. Des six voiles des Enfants de la Loutre (1911-1913) qui ouvrent cette publication aux 21 plans de Zanguezi, en passant par un important choix de Poèmes courts et narratifs écrits entre 1908 et 1922 (date de sa mort), on entre dans une langue toute en rumination, qui fuse, s’assimile à un véritable crachoir de sperme, se dissémine, se lance en pure perte, à la gueule du pouvoir, de la terre natale, du marchand, de l’ordre social, de la police, du froid russe, de la rousseur de ses steppes. Toutefois, la force perforatrice de Khlebnikov, précise Christian Prigent, son «ambition encyclopédique et l’orchestration “autre” de la langue russe relèvent d’un projet qui a plus à voir avec la connaissance qu’avec l’illumination délirante ou la rêverie marginale» (La Langue et ses monstres, Cadex, 1989). Si le poète fait entendre le «jeu des voix hors des mots» tout le long de Zanguezi et des Enfants de la Loutre, s’il veut «inclure les singes dans la famille humaine» (Le Pieu du futur, L’Âge d’Homme, 1970), c’est pour faire entrer dans la langue les bruissements les plus inaudibles du monde. Jusqu’à faire la place à l’étranger qui la mine, y couve toujours, des voix inter-ethniques venues du fin fond des plaines de Sibérie à celles issues de l’Inde, de sorcières, du soleil d’Égypte, de la Grèce, des mythologies africaines. Cette voix, tout à la fois agissante dans de longues plongées épiques et narratives, se troue d’un babil barbare fait de néologismes, d’une battue et d’une traque de la bonne langue maternelle. Cette voix est élevée même au nom de langue Zaoum, littéralement «se trouvant au-delà des limites de la raison». Car, dans son perfectionnisme de mathé- Variations sur l’oiseau et le filet de José Angel Valente L’Espagnol José Angel Valente, considéré comme l’un des grands poètes d’aujourd’hui, nous offre avec ce livre d’essais un aperçu vertigineux de sa culture. Pas d’écriture poétique donc, mais une méditation sur celle-ci, et davantage : une réflexion sensible et riche de références sur différents sujets traités à travers les âges par des mystiques juifs, arabes ou chrétiens : l’ascèse monacale, le langage ou, justement, l’étude des textes sacrés. «Sans préjudice de leur spécificité et de leurs éléments respectifs, la tradition mystique des trois religions présente dès l’abord un phénomène évident de convergence à la racine», précise Valente. Ce parcours dans la bibliothèque des sages a la vertu de mesurer les affinités entre ces cultures, jusqu’à dessiner la carte d’une civilisation euro-méditerranéenne à laquelle appartiennent aussi bien Jean de la Croix, Edmond Jabès ou Ibn’ Arabi. maticien névrotique, et en plus de ce qu’ouvre une telle fouille du langage, Khlebnikov entendait sous les sons des mots un ordre cosmique, la «partition irrécusable» d’une structure dont les phonèmes étaient pour lui ses premiers signes. Les théories de l’écrivain russe, sa volonté de totaliser ses recherches, ne remplacent pas la ferveur avec laquelle il a été l’«horrible travailleur» d’une langue nouvelle, porteuse d’un futur que seule la littérature lance à la face des barbaries : «La patrie de la création, c’est le futur. C’est de là que soufflent les vents des dieux du verbe». Il en souffrit, pourrissant de l’intérieur et mourant à 37 ans, laissant d’entre toutes les voix de Zanguezi celle-ci : «le pays où dans les mots chuinte le son ch : chah, chaï, chiré,/Et où l’on a donné à la lune silencieuse/le nom le plus sonore/Aï,/ce pays est celui où je suis à présent!». Emmanuel Laugier M. Bl. Zanguezi & autres poèmes Vélimir Khlebnikov Traduit du russe par Jean-Claude Lanne Flammarion 366 pages, 149 FF José Corti Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet 112 pages, 100 FF En connaissance de cause I l se prépare un grand silence/ Une transhumance des mots/ vers on ne sait quel territoire/ de déshérence/ (…) Mais il demeure/ sur l’horizon/ une fêlure/ une simple fêlure/ d’où pourrait naître/ un signe.» C’est dans cette fêlure que s’engouffrent les mots de Jean-Pierre Spilmont. Un chant comme une attente, comme une révolte, un espoir. Comme une clarté justement. Clarté au sens d’acceptation. Mais une acceptation qui n’a rien d’une résignation. Plutôt une souffrance béante «avant, juste avant la transmutation soudaine du sommeil en brasier». Le feu de la vie. Encore et encore. Le livre puise son ampleur au plus juste des mots. Ces mots comme des «traces de glace vive accrochées aux parois des aiguilles dressées dans un ciel presque mauve». Une transparence qui prend sens quand on referme le recueil sur cette dernière phrase : «Ici, demain, ou juste après, il faudra changer de lumière». Jean-Pierre Spilmont nous renvoie à nos efforts désespérés pour ou- Le Matricule des Anges N°19 ...38 39 blier notre propre mort à travers «ces pauvres mots usés, fatigués, déchirés par l’impossible innocence du monde». Une clarté de passage est un livre de total consentement à prendre, à recevoir. Un livre d’amour en somme. Avec juste ce qu’il faut de retenue pour libérer le regard entre les signes. On y découvre les illustrations de Roland Dutel : des stèles sur lesquelles on retrouve à chaque fois la terre, le ciel et l’homme dans un constant combat. Dans Vers un matin sans cicatrice (Paroles d’Aube, 1994), Spilmont écrivait : «Oui, c’est peut-être ça l’écriture : l’archéologie d’un possible qui rende moins irrépressible l’angoisse, en lui laissant sa part féconde». Incontestablement Une clarté de passage a à voir avec cette écriture-là. Corinne Robert Une clarté de passage Jean-Pierre Spilmont Cadex éditions 56 pages, 65 FF 40 41 42 43 44 45 46 ... SIE P OÉ SIE PO É Une anthologie de la poésie moldave L’œuvre du Chilien reste méconnue en France. Parution de Altaigle et Monument à la mer, deux grands poèmes entre modernité et tradition. Présentée dans une édition bilingue français/anglais, Une anthologie de la poésie moldave tient ses promesses : réunir un panorama d’artistes reconnus en Roumanie au début des années quatre-vingt. Ces huit auteurs, autant inconnus qu’inédits en France, écrivent dans une langue qui conserve ses caractéristiques de noirceur et de désespoir propres à l’Est, mais sans sombrer dans la caricature. Les profonds changements politiques et économiques vécus par les Moldaves trouvent un écho dans ces poésies mêlant l’intériorité à une vision froide du paysage urbain et, de ce fait, de la modernité. Vision souvent clinique, vision d’abîmes et de mises en abîme, cette poésie interroge et constate à la fois, avec quelques moments de réconfort ou d’attente qui l’allègent sans la changer pour autant. De l’aveu d’Aura Christi :«Ici règne le calme désespéré, fou et malade» au désir de Ghenadie Postolache d’arracher de mauvaises herbes «pour que respire notre mythe», un pays se dessine, dans la douleur d’un nouvel enfantement. M. Bl. L’Esprit des péninsules Traduit du roumain par Odile Serre et Alain Paruit 210 pages, 120 FF Deux visages de Huidobro Modernité archaïque N I i les délirants chants d’Altaigle, ni le bien-nommé Monument à la mer du poète chilien Vicente Huidobro (1893-1948) n’étaient disponibles en langue française depuis presque quarante ans. Les deux œuvres sont d’une inspiration identique, mais diffèrent dans leur conduite et leur maîtrise. Altaigle a été écrit sur une douzaine d’années (1919-1931) et séduira le lecteur par son exploitation brillante des écritures surréaliste, expressionniste, symboliste, voire romantique pratiquées au début du siècle. Le poète chilien a en effet beaucoup fréquenté les cercles littéraires français de la première moitié du siècle et son personnage “multiforme” d’Altaigle (un nom qui est un tout un programme) rassemble dans son délire verbal le cosmopolitisme des formes d’écriture de cette période. On passe ainsi d’une parole des plus lyriques : «Ouvrez la bouche pour recevoir l’hostie de la parole blessée/ L’hostie brûlante et angoissée qui naît en moi je ne sais où» à des passages plus proches de l’écriture surréaliste : «Moulin à vent/ Moulin de Paysage barbare C e qui frappe d’abord à la lecture d’Élévation enclume c’est la disposition des mots de Paul Louis Rossi sur la page. Chaque vers, réduit à peu de lettre (parfois même une seule) semble construire la trace d’un puits. Écrits de 1965 à 1989, ces poèmes creusent le paysage de l’île d’Yeu, souvent arpenté par l’auteur et Gaston Planet qui signe ici les dessins. Paysage de pierres et d’écume, ce qui s’offre au regard des deux hommes fait résonances au monde des Dogons tel qu’ils le découvrent dans des lectures. «Il était dans notre projet d’introduire dans les formes, du hasard, de l’aléatoire, des catastrophes, des structures dissipatives, de la sympathie pour le chaos, de l’énergie et des répétitions. De nous pencher sur ce qui est nommé Le vomissement du monde dans la cosmogonie des Dogons.» Le puits creusé dans un paysage plus enclin à convoquer les images d’Épinal cherche donc à mettre en relation deux mondes primitifs, barbares. À retrouver, au cœur des pierres modelées par quels hommes, l’empreinte des origines : «la pierre/ des Amporelles/ cou- ...38 39 40 41 42 43 44 45 chée dans une/ couleur grise/ dévorée de mousses/ et de lécanores/ avec sa fente». Dans ces vers serrés au plus juste, la matière brute qui se dégage des poèmes relie le lecteur à un monde enfoui, organique et mystique, comme si, tel un sculpteur, le poète avait su nous révéler les formes cachées au sein des minéraux. Une forme qui rejaillit, métaphoriquement, en un ultime calligramme en forme de marteau. Il s’agit bien de casser le poème et la pierre pour en révéler le secret. On s’étonne alors des sonnets rajoutés qui suivent ce forage de mots. Écrits plus tardivement, ils s’opposent dans leur horizontalité au projet initial, en tendant au lecteur un chromo de l’île plus apaisé, plus proche de ce qu’on pourrait lire ailleurs. Thierry Guichard À noter du même auteur : Vocabulaire de la modernité littéraire (Minerve 208 pages, 108 FF) Élévation enclume Paul Louis Rossi Dessins de Gaston Planet Le Temps qu’il fait 118 pages, 97 FF 46 ... Le Matricule des Anges N°19 souffle/ Moulin de conte/ Moulin de mire/ Moulin de hausse/ Moulin d’onguent/ Moulin de pâture»… la liste dure presque cinq pages! La maxime «rien ne se crée, rien ne se perd : tout se transforme» pourrait être la “phrase-manifeste” de ce livre, sans en caricaturer les procédés pour autant. Chaque chant est une roue qui brasse les données les plus diverses, d’instants vécus en visions envoûtées par leur propre richesse : «Il faut faire attention à l’œil précieux cadeau du cerveau/ L’œil ancré au milieu des mondes/ Où les navires viennent échouer/ Mais si l’œil tombe malade que faut-il faire?» La folie est peut-être la première narratrice de ces pages qu’il ne faut pourtant rapprocher hâtivement de celle d’un Lautréamont, par exemple. Le “final” (chant VII) est l’incarnation de cette dérive du langage et du sens, près en ceci de Michaux et des expérimentations musicales de Ligeti (l’œuvre vocale Aventures, entre autre) : «Lalila/ Rimbibolam lam lam/ Uiya zollonaire/ lalila»…Stockhausen adorerait lire de telles phrases! Altaigle a les vertus d’être comme un résumé éclaté de l’aventure du langage poétique du début de ce siècle et dont les résonances sont encore parmi nous. La belle architecture de Monument à la mer transcende toutes ces influences et crée une émotion dans des vers qui semblent avoir retrouvé le sens perdu par l’esprit sur le chemin d’Altaigle : «La mer enveloppant les étoiles dans ses vagues/ La mer avec sa peau martyrisée/ Et les soubresauts de ses veines/ Avec ses jours de paix et ses nuits d’hystérie.» On pensera là aussi à de grands musiciens, qui après avoir révolutionné le langage musical, retrouvent dans la limpidité de la langue ce souci du formel qu’incarne le contrepoint, les vertus de l’intelligibilité et de la structure. Huidobro a comme Stravinski porté le langage de son art à son point d’incandescence pour montrer ensuite, dans une forme plus traditionnelle, la clarté et la beauté toute charnelle de ses courbes. De la fusion à la sculpture, un maître est en tout cas à l’œuvre. Marc Blanchet Monument à la mer et Altaigle Vicente Huidobro Traduit de l’espagnol par Fernand Verhesen Éditions Unes 18 et 109 pages, 69 et 120 FF Poèmes fin de siècle de Lawrence Ferlinghetti Inconnu en France, le poète américain Philip Lamantia a construit une œuvre où l'image surréaliste domine entre magie et ésotérisme. l faut faire preuve de certaine témérité pour publier Philip Lamantia en France. Cela implique déjà que l'édition soit bilingue. En effet, ce poète radical ne se soucie guère du sens donné aux phrases et joue plus sur leur sonorité et les images qui résultent du choc d'un montage surréaliste : «Tes mains dont les cristaux rayonnent dans la nuit/ traversent mon sang/ et tranchent les mains de mes yeux». Jean-Jacques Celly s'est attelé à suivre littéralement le poète. On perd en musique ce que l'on gagne en thèmes, en visions. Le texte original, sur la page en vis-à-vis, permet de retrouver les sonorités de l'américain. Écrits entre 1943 et 1966, les poèmes de cet Américain né en 1927 se nourrissent directement des images surréalistes d'un Breton ou plus encore des peintures d'un Max Ernst. L'écriture automatique y déploie ses incohérences poétiques où des images un brin dépassées et réellement mièvres associent l'amour au miroir, les étoiles aux fleurs («des papillons sont venus se poser sur tes lèvres/ dont les paroles habillent les étoiles dansantes»), etc. Heureusement, remonte à la surface l'expression d'une rébellion violente et visionnaire : «Ils sont venus pour violer la ville/ infestée d'employés au sang de fer/ et pour envoyer les prêtres chauves/ à la marre des ancres fatales». L'héraldique, cher à Jarry, donne à Lamantia la voie à un autre monde, peuplé de «serpents lisses et rouges/ entrelacés dans les têtes des sorciers». On peut penser (l'éditeur ne le précise pas) que les poèmes nous sont donnés selon leur chronologie d'écriture. Si tel est le cas, Philip Lamantia se détache de plus en plus de la simple surface des images et pénètre plus profondément dans un monde fantomatique, presque liturgique, dont il demeure le seul démiurge. Il manie les foules de femmes ou d'amants, les minéraux et les éléments comme une matière picturale. Tout se passe comme si, naïvement subjugué par le pouvoir de l'écriture surréaliste, le poète s'était radicalement enfoncé dans cette voie malgré le déclin de ce courant. Luttant seul contre une poésie redevenue plus classique après la guerre aux États-Unis, il radicalise son propos et tourne le dos à l'immédiate beauté des images. Son univers, alors, semble jeter une passerelle entre les surréalistes et la Beat Generation dont on entend ici des échos précurseurs lorsque Lamantia s'attache à dépeindre les paysages urbains. Psychédéliques, les poèmes ressemblent alors aux cut-up chers à Burroughs, dévalent tous les sentiers où pousse la drogue Derrière la salle de bains, il continue de se passer des choses peu recommandables. Marie-Laure Dagoit, qui avait entamé son travail d’éditeur sous le nom de Cahiers de nuit (voir MdA N°14), poursuit sa réalisation de petits livres érotiques, six pages agrafées avec méthode et application. Avec Poèmes fin de siècle de Lawrence Ferlinghetti, quatre scènes un brin coquines, la suggestion va crescendo. On donnerait presque le premier des quatre poèmes en pâture à un enfant… effronté. Quant aux trois autres, mieux vaut les réserver à des lecteurs aguerris. Les avis, on le sait, sont partagés entre les amateurs d’écrits licencieux sur la question du degré de suggestion. En douze pages, il y en a donc pour tous les goûts… érotiques! (L.S.D. ou peyotl), alignent leurs mots en capitales, balaient la page de leurs griffures. Il y a là plus d'énergie, plus de réussites que dans les premiers textes. Grâce Bleue écrit en 1963 constitue la jonction entre la foi en une autre vie et la désillusion face à l'impossibilité de l'inventer : «Grâce Bleue dissimulée sous des lunettes noires/ sortant d'une centaine de voitures blanches à la fois!/Des voitures de modèles étain ectoplasmique/ se rendent au point de jonction où Grâce Bleue est violée/ à la Cour des Miracles, Mexico City, 1959». La prise en main d'un nouveau langage (le surréalisme) n'aura finalement pas ouvert les portes du monde au poète. Impuissant à créer l'univers rêvé, il s'enferme dès lors dans une relation conflictuelle avec le monde qui s'oppose à lui et qui transforme les espoirs en illusions. T. G. M.-L. P. Derrière la salle de Bains 7, rue Dinanderie 76 000 Rouen 12 pages, 15 FF Révélations d'un jeune surréaliste Philip Lamantia Traduit de l'américain par Jean-Jacques Celly Jacques Brémond 140 pages, 120 FF Le facteur bonheur J ules Mougin a le cœur, les yeux et les mots emplis d'un amour qui transparaît à chaque page de cette plaquette rééditée par cette «micro maison d'édition à compte d'éditeur» comme elle se définit elle-même. Facteur de son état, l'auteur écrit ce qu'il voit, ce qu'il ressent : «Mais je ne me plains pas. Je vois, je vois pas mal de choses, ça suffit bien. Le monde est à moi, surtout le soleil, la rivière, les collines, et les étoiles… Les rivières ont les mouvements des couleuvres en colère.» L'écriture se tient au plus près du quotidien et nous fait partager la beauté simple du monde. Le style sans fioritures réchauffe, réconcilie avec une simplicité à vivre qui peut paraître naïve, voire inconsciente, si l'on replace les poèmes dans leur contexte historique, deux ans avant les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant l'écrivain est clairvoyant : «Nous vivons dans l'attente d'un écrabouillage en règle. Nous vivons, et notre but final, c'est la guerre…» Les textes sont un appel à la fraternité, un cri d'espoir en l'homme : «Quand on a le Le Matricule des Anges N°19 ...38 39 cœur gonflé de la joie de vivre, on voit tout, on aime tout.» Un cri de révolte aussi qui laisse exploser sa colère contre la guerre comme on tape du poing sur la table : «Mais ça, là, ce ciel, ils ne pourront jamais le pourrir comme pourrissent les corps de ceux qu'on massacre.» Cette révolte-là sonne haut et clair parce qu'elle est sincère et lucide à l'image de ce taureau du poème Le Bout de la chaîne, emmené à l'abattoir et qui comprend qu'il va mourir, qu'il ne sert plus à rien de se révolter : «Trop tard! entendait-il dans sa tête. Au fond de l'ombre, la voix de l'autre disait en riant : quelle brave bête!» En littérature, il n'est pas forcément besoin d'en faire trop pour toucher au cœur. Corinne Robert À la recherche du bonheur en 1937 Jules Mougin TraumFabriK éditions (4, impasse du Bourg 49 320 Coutures) 50 pages, 25 FF 40 41 42 43 44 45 46 ... SIE P OÉ SIE PO L S ophia de Mello Breyner Andresen a quelque chose d’une Greta Garbo. Mais à la différence de Garbo, Sophia, qui à sa façon est une “star” que tout le Portugal, dit la légende, appelle par son prénom, ne se cache pas derrière des lunettes noires. Dans les volutes de fumée de ses Leggera, des cigarettes très fines et longues, ses yeux semblent glisser sur le monde sans se fixer sur les détails trop prosaïques de la réalité. Elle serait sans doute plus curieuse face à l’océan dont ses yeux bleus gardent le souvenir de la couleur. Dès le premier poème de son premier recueil, Poésie (1944), publié à compte d’auteur à 25 ans, Sophia de Mello Breyner possède son univers de mer et de lumière : «Parmi tous les lieux du monde/ J’aime de l’amour le plus fort et le plus profond/ Cette plage extasiée et nue,/ Où je me fonds à la mer, au vent et à la lune». Des poèmes courts, parfois deux souvent quatre vers pour une poésie de l’extase solaire. L’anthologie publiée aujourd'hui permet de voir comment cette poésie se déploie de recueil en recueil en restant fidèle à cet univers et à cette juste économie de parole qui sait la valeur du silence, le «silence pur et concret des mots/ Par où se dressent les choses nommées». Son deuxième recueil, Jour de la mer (1947), affirme l’attraction et la nostalgie que fait naître en elle le monde grec : les dieux, Dionysos dont «la gloire ardente et sereine» illumine «la danse de l’être». Poésie des origines, la poésie de Sophia de Mello Breyner «cherche l’ordre intact du monde», elle cherche à dire «la plage où brillait le premier matin de la création» et «l’ombre du bois où se sont levés la frayeur et le non-dit de la première nuit». Elle cherche le divin dans le terrestre. La poésie de Sophia de Mello Breyner est une poésie de part en part élémentaire. Même quand elle se fait méditation sur le temps et l’exil, cette poésie conserve -et peut-être la renforce-t-elle d’une certaine façon- sa relation privilégiée à la mer, à la vague, à la roche, au buccin, au vent, au soleil, à la lumière, au sable, à la terre, aux arbres. Même quand elle s’en éloignera pour tenter de rejoindre les humains dans les maisons qui les protègent au milieu des villes qui les cernent et les menacent, ce monde élémentaire restera présent. Comme un repère. Comme le repère. Longtemps écriture de la solitude, la poésie de Sophia de Mello Breyner a trouvé la place de l’autre, la place des autres en devenant sous la pression de l’Histoire une poésie de résistance pour finir par les célébrer dans un poème de 1993 : «Mais comment sans les amis/ Sans le partage l’étreinte la communion/ Respirer l’odeur d’algue des marées/ Et cueillir l’étoile de mer dans ma main». Au constat nostalgique du retrait des dieux répond la lente élaboration d’un humanisme, d’une éthique et esthétique proprement poétiques. L’homme devient la mesure de la poésie : «Qui cherche une relation juste avec la pierre, avec l’arbre, avec le fleuve, est nécessairement porté, par l’esprit de vérité qui l’anime, à chercher une relation juste avec l’homme» Difficile de la faire parler de sa poésie : «Nous ne devons pas chercher le sens ...40 41 42 43 44 45 46 47 Dans l'après-Pessoa, la Portugaise Sophia de Mello Breyner a engagé sa poésie sur la voie du néo-classicisme, du côté de Valéry et de Ponge. Lavande tuera de Chantal Pelletier La joie d'exister Jusqu’à présent la pulpeuse Cheryl n’était que la compagne de Gabriel Lecouvreur plus connu sous le nom du Poulpe. Pendant qu’il menait l’enquête, elle s’occupait de son salon de coiffure de la rue Popincourt et n’intervenait trop souvent que pour assurer le repos de son guerrier. Elle est désormais l’héroïne d’une série qui porte son nom et mène à son tour l’enquête pendant que le Poulpe bricole son Mosca Polikarpof. Chacun son tour! Comme pour bien mettre les choses au point le Poulpe n’intervient d’ailleurs, dans Lavande tuera, la première enquête de Cheryl, que pour assurer le repos de sa guerrière... Intriguée par la mort d’une adolescente à Montélimar, Cheryl finira par découvrir que certains élus du Vaucluse et de la Drôme cultivent la pédophilie et flirtent avec l’extrême-droite. d’un poème, car le poème est à lui seul son propre sens. (…) Le poème ne signifie pas il crée»(Les Trois Rois de l'Orient, La Différence). Dès qu’elle a fini de relire ce paragraphe pour se le remettre en mémoire, elle lève ses yeux du livre et dit en souriant malicieusement : «J’ai écrit cela, mais j’aurais aussi bien pu écrire autre chose». Et de citer Francis Ponge : «Sans doute ne suis-je pas très intelligent : en tout cas les idées ne sont pas mon fort». Vous avez eu une enfance et une jeunesse plutôt dorées et insouciantes, comment en êtes-vous venue à vous engager politiquement (NDLR : Sophia de Mello Breyner a fondé le Comité National de Secours aux Prisonniers Politiques et a été élue député socialiste à l’Assemblée de la République en 1975)? C’est un peu à cause de Miguel Torga... quand j’ai su qu’il avait été emprisonné parce qu’il avait écrit un livre. On avait saisi ses livres. Il y avait aussi à cette époque au Portugal beaucoup de pauvreté. J’ai été éduquée dans une morale catholique très soucieuse de la responsabilité envers les autres. Quand j’étais petite, on nous obligeait à donner les jouets, les robes que nous avions en trop. Mon grand-père était monarchiste. On ne parlait pas beaucoup de politique à la maison. Ni mon père ni ma mère n’aimaient Salazar. Ma mère ne le prenait pas au sérieux... Quand avez-vous commencé à écrire? À dix-sept ans, j’ai commencé des études de Lettres classiques à Lisbonne que j’ai rapidement abandonnées. J’écrivais mais en cachette, je n’en parlais à personne. Je trouvais ça très prétentieux d’écrire des poèmes. J’avais un ami avec qui je parlais beaucoup de poésie et j’ai fini par le lui dire. Il m’a emmenée assister à une conférence de Miguel Torga à Porto. Il m’a présentée à Torga qui lui a donné son avis sur moi quelques jours plus tard : «C’est une jeune fille très sympathique, elle a de beaux yeux. Dommage qu’elle gâche tout cela en écrivant des poèmes.» J’étais furieuse. J’ai trouvé que c’était d’un machisme extrême. Je lui ai immédiatement envoyé douze de mes poèmes. Quelques jours plus tard mon ami me téléphone pour m’annoncer qu’il venait dîner à la maison avec Torga. Ils sont arrivés. J’étais très excitée. Je suis allée à la porte. Je lui ai demandé : «Vous avez reçu mes poèmes?» Il m’a répondu : «Je suis venu entendre le reste.» J’ai continué à écrire puis j’ai publié mon premier livre. Vous n’écriviez que des poèmes à l’époque? Oui. J’ai pensé pendant longtemps ne jamais pouvoir écrire en prose. C’était trop associé dans mon esprit aux cartes d’anniversaire que ma mère voulait que j’écrive. La poésie, c’était quelque chose que 48 ... Le Matricule des Anges N°19 j’avais inventée toute seule... Quand j’ai eu mes enfants, j’ai commencé à leur raconter des histoires puis une amie m’a demandé de les écrire. C’est à ce moment-là que j’ai découvert que je pouvais écrire en prose. Comment vous est venu le goût de la Grèce? Quand j’étais jeune, je passais tous mes étés près de la mer. La première fois de ma vie où j’ai lu Homère, c’est quand j’ai trouvé par hasard la traduction de Leconte de Lisle chez un libraire. C’était l’hiver, j’avais douze ou treize ans, tout d’un coup je me suis sentie en été et j’ai eu la sensation que la mer était bleue, le ciel bleu. La Grèce est un monde qui a toujours créé en moi une certaine voracité. Dans vos poèmes, vous parlez tantôt de Dieu, tantôt des dieux. Vous écrivez dans un de vos poèmes : «Les dieux sont absents et pourtant ils président»... Ça, c’est quand je prends la voix de Ricardo Reis (NDLR : l’hétéronyme païen de Pessoa) qui n’est pas tout à fait la mienne... La narratrice de mon premier conte pour adultes, L’Homme (Contes Exemplaires, La Différence) entend résonner dans sa mémoire les paroles : «Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonnée?» Tout chrétien a eu dans sa vie des moments où il s’est demandé : «Pourquoi ce silence?» Il faut être capable de croire sans savoir, capable d’avoir confiance en l’univers, en la joie d’exister. Dieu est le sens positif de l’univers... Je ne suis pas païenne mais j’ai appris beaucoup de choses du paganisme grec... Que vous a-t-il appris? À aimer la terre par exemple et à considérer qu’elle est sacrée. Je suis une catholique qui ne croit pas que la terre est une vallée de larmes. Il y a des choses horribles dans le monde mais il y a aussi et d’abord une joie d’exister primordiale... Christophe David La Nudité de la vie Sophia de Mello Breyner Traduit du portugais par Michel Chandeigne L’Escampette 150 pages, 99 FF D. R. Ce que jacter veut dire Ch. David Le Poulpe/Baleine 165 pages, 39 FF D e Nantes, via L’Atalante, une maison d’édition particulièrement innovante dans le domaine du polar, nous viennent souvent de bonnes surprises. Joseph K., autre éditeur nantais qui n’affiche a priori aucune spécialisation policière, publie aujourd’hui le premier volet d’une importante et très intéressante étude de Robert Giraud et de Pierre Ditalia, L’Argot de la série noire consacré à l’argot des traducteurs. Un second volet portera plus précisément sur l’argot des auteurs français. Il ne s’agit pas ici de s’indigner en puristes sur l’effet de mode par lequel la traduction des titres des romans de Chandler pouvait transformer The Little Sister en Fais pas ta rosière, The Long Goodbye en Sur un air de navaja et Playback en Charade pour écroulés. Le parti pris des auteurs est de montrer comment la traduction du roman policier américain (mais n’est-ce pas vrai de toute traduction?) n’est pas selon la classique et trop simpliste homophonie, une trahison mais le lieu d’un véritable travail de création linguis- tique. Exemple : la traduction en 1962 de Y a qu’à se baisser de Lawrence Block par Jean Rosenthal. «La bataille était gagnée d’avance mais j’étais vachement décidé à jouer jusqu’au bout. Ma main experte lui arracha un petit gémissement qui n’était pas feint. Elle ardait comme un coup de soleil». L’invention du verbe “arder” qui ne doit rien à l’argot américain (le slang) mais renoue avec le feu de l’ardor latin est la création poétique de l’un de ces traducteurs inspirés auxquels cette étude rend enfin justice. Signalons aussi que Joseph K. publie en même temps une remise à jour du dictionnaire de Claude Mespede et Jean-Jacques Schleret, Les Auteurs de la série noire qui était sorti en son temps chez Futuropolis (630 pages, 185 FF). Christophe David L’Argot de la série noire, T I Robert Giraud -Pierre Ditalia Joseph K. 70, rue du maréchal Joffre 44 000 Nantes 380 pages, 160 FF Divan terrible de Gilles Vander Une (en)quête mystique L AR P OÉ SIE ’histoire commence comme un western moderne. Par une nuit effroyable de décembre, sous une pluie battante, à l’entrée de Blade, un trou perdu aux confins du désert de Mohave, un étranger s’effondre. Cet homme c’est Johnny T. Shines,trente-sept ans, sans domicile fixe, de retour dans sa ville natale après vingt ans, pour se livrer aux autorités et avouer le meurtre d’une femme. À nouveau il croise le chemin d’une mystérieuse enquêtrice. Sur ses traces depuis des années, elle presse et recueille les énigmatiques aveux. Dans une sorte de récit hallucinatoire, comme échappé d’une longue amnésie, Johnny raconte. Obsédé par le commandement du Christ à ses apôtres, «Ressuscitez les morts» Saint-Mathieu, chap.10, ver. 8, il a erré entre villes et cimetières... Dans un curieux mélange d’Amérique hollywoodienne et de résurgences bibliques, l’écrivain allemand Patrick Roth nous entraîne dans le dédale d’une terrible confession qui tiendra le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page, sans en livrer Divan terrible, le premier roman de Gilles Vander se déroule dans le petit monde des psychanalystes parisiens. On a retrouvé Patrice Bellami, le président de l’Association Freudienne de Langue Française baignant dans son sang «entre fauteuil et divan», mutilé au point de ressembler à «un puzzle fantastique, comme un collage de Max Ernst qui aurait servi à envelopper de la viande rouge». L’Association choisit de confier la clientèle de Bellami à son “fils spirituel”, Klein. Deux enquêtes parallèles commencent alors. Celle du commissaire Saillant, un ancien militaire «issu d’une droite populaire et élevé dans le respect d’un maréchal de France et de l’Occident chrétien» que l’on devine peu familier et a priori hostile à la psychanalyse. Celle de Klein qui découvre petit à petit les clients de Bellami qui sont autant de suspects... tout à fait la clé. Écrit sous la forme d’un long dialogue savamment construit, le troisième roman de ce Fribourgeois installé en Californie témoigne d’une fascination pour la dimension magique de la langue biblique. À michemin entre le conte originel et le polar, ce roman très dense trouve des accents de poésie baroque. Après Riverside (qui a obtenu un prix de la critique allemande en 1992), ce deuxième volet d’une trilogie mystique (le troisième, Corpus Christi, est paru l’an dernier en Allemagne) inscrit la démarche littéraire de Roth dans une recherche aux origines de notre culture judéo-chrétienne. Maïa Bouteillet Johnny Shines ou la résurrection des morts Patrick Roth Traduit de l’allemand par Philippe Giraudon Flammarion 150 pages, 99 FF Le Matricule des Anges N°19 ...40 Ch. D. Canaille Revolver/Baleine 128 pages, 39 FF 41 42 43 44 45 46 47 48 ... RENCO NTRE S ur les bas-côtés de la route qui mène d’Auxerre à Tonnerre, de vastes surfaces gelées témoignent des récentes rudesses du climat. Mais en ce dimanche matin de janvier, l’actualité est moins météorologique que nécrologique. La radio vient d’annoncer le décès de Jean-Edern Hallier, à la suite d'une chute de vélo. Tour à tour zélé courtisan, jusqu’au ridicule, et adversaire acharné, jusqu’à la bassesse, de François Mitterrand, il disparaît un an presque jour pour jour après celui qui était devenu son meilleur ennemi. À l’occasion de son ultime voyage privé à l’étranger, l’ancien président de la République s’était rendu en Egypte : aurait-il obtenu d’un pharaon momifié quelque secret de vengeance posthume? Cette matinée hivernale s’avère décidément féconde en ironies du sort. Le hasard veut en effet que la disparition du bouffon des lettres françaises, si désireux d’attirer sur lui l’attention des médias qu’il organisa entre autres facéties son propre enlèvement, coïncide avec une visite du Matricule des Anges à Pierre Bettencourt, écrivain parmi les plus discrets, pour ne pas dire les plus secrets, dont la notoriété ne finit par excéder un petit cercle d’initiés qu’à l’âge respectable de 70 ans. D’une irréprochable courtoisie, il n’en réfutera d’ailleurs pas moins avec beaucoup de fermeté le mot “carrière”, prononcé au détour d’une question. À l’appui de cette fin de non-recevoir, il donnera lecture d’un très singulier texte de son ami Jean Dubuffet où celui-ci, encore relativement jeune, annonce avec exactitude ce que seront les Il doit bien exister une photographie de Pierre Bettencourt entre Henri Michaux et Jean Paulhan, deux de ses meilleurs amis disparus. Peut-être occupera-t-il la même place dans les futures anthologies littéraires. Tentative d'orientation. Pierre Bettencourt : l'homme ébloui grandes étapes à venir de son œuvre… et de sa renommée. Coïncidences encore et toujours, il sera beaucoup question de la mort lors de cet entretien. À tel point que l’épouse de Pierre Bettencourt, la poétesse Monique Apple (En deçà, au-delà chez Denoël), interviendra pour dissiper toute possible gêne en précisant que sa propre mort est l’un des thèmes préférés de son mari! Au cours de l’entretien ou à l’occasion d’apartés (notamment durant la traditionnelle séance de photographie), l’auteur de Non, vous ne m’aurez pas vivant détournera la conversation pour se lancer dans trois récits funèbres : la mort de Voltaire, «l’une des plus horribles qui fut jamais», séquestré et Pour vivre heureux ierre Bettencourt s’est fait une spécialité des livres beaux et curieux et le plus récent ne déroge pas à la règle : imprimé à usage des bibliophiles, le Discours aux frénétiques ou le bazar des confituriers est un objet luxueux tiré à peu d’exemplaires sur une carte épaisse et présenté en feuilles dans une jaquette sans brochage. Mis en valeur par les illustrations en noir de Fred Bervoets, le texte est atteint d’une même étrangeté puisque Pierre Bettencourt y trace sa propre version de l’histoire universelle. Plus frontalement que dans les fables ethnographiques qui donnaient, tels les Incidents de voyage chez les Morphosiens (Le Piège, Le Passeur, 1994), l’image en négatif des hommes inconstants et cupides, il souligne le caractère carnassier de l’engeance humaine. Le Discours aux frénétiques est une «inquisition du monde moderne» et à ce titre dénonce la concupiscence comme principe vital de l’Homme depuis son apparition sous la forme d’animalcules océaniques jusqu’aux dérèglements très contemporains de l’économie de marché. Certes le propos n’est pas neuf mais l’originalité de ce Discours tient à ce qu’il montre un Pierre Bettencourt vibrant qui aurait choisi la chaire pour élever sa parole et la transmettre à ses ouailles comme l’auraient fait Bossuet ou Fénelon. Curieusement, cette éloquence que l’on croit désuète se montre capable, au même titre que le pamphlet, de conserver leur ferveur aux mots et aux dénonciations leur force. De même, le recours à la diction religieuse signale la présence d’un message de sagesse. Comme un remède aux tourbillons de la vie moderne, Bettencourt emprunte une pilule à Charles Fourier et à Voltaire. En d’autre termes il prône pour le bonheur des hommes sa propre expérience, celle du phalanstère harmonieux de la famille dans lequel l’“ermite de Stigny” cultive son jardin. P Éric Dussert Discours aux frénétiques ou le bazar des confituriers La Pierre d’Alun 81, rue de l’Hôtel des Monnaies 1060 Bruxelles (Belgique) 79 pages, 170 FF ... 44 45 46 47 48 49 50 51 52 ... affamé par un gang de viragos et «contraint de boire sa propre urine pour survivre», celle de Rimbaud «dont la jambe n’avait pas supporté le poids de la ceinture en or qu’il portait constamment à la taille et qui, même unijambiste, n’aspirait qu’à repartir en Afrique» et, enfin, celle de son ami et modèle Henri Michaux : «Quelques heures avant de mourir, il a prié l’infirmière à son chevet de lui procurer quelques livres de sciences naturelles.» La sagesse populaire voudrait qu’au moment de rendre l’âme, les mourants voient défiler tous les événements de leur existence. Si cette croyance correspond à la réalité, la dernière séance de Pierre Bettencourt, grand amateur de cinéma et plus particulièrement de Eric Von Stroheim, sera un film singulier, fertile en rebondissements et dont on jurerait que les bobines ont été mélangées au moment de la projection. Si l’on considéra longtemps Pierre Bettencourt comme une manière de farfelu occupé à imprimer sur sa presse personnelle des élucubrations aux titres aussi insolites que Treize Têtes de Français précédées de trois notes sur le bonheur, Fragments d’or pour un squelette ou Non seulement, mais encore, la véritable raison de ce malentendu saute littéralement aux yeux du visiteur, à peine franchi le seuil de la belle maison où il vit depuis 1963, vieilles pierres miraculeusement dorées par un rayon de soleil après des semaines de grisaille. Des tableaux extraordinaires se trouvent accrochés sur tous les murs, saisissantes compositions, en relief pour la plupart, de matériaux composites : ailes de papillon, pierre, café, coquilles d’œufs, pommes de pin... Notre hôte fut longtemps perçu avant tout comme un peintre et accessoirement comme un écrivain au dilettantisme volontiers auto-parodique, ainsi qu’en témoignent les noms inventés pour ses différentes maisons d’édition (à peu près aussi nombreuses que les livres imprimés par ses soins) : Éditions de la Main droite, Bibliothèque des Chemins de fer, Institut National de Recherche irrationnelle, voire même Gallimard ou Imprimerie de la Bibliothèque nationale... Ajoutons à ceci une bougeotte aiguë -d’où un fâcheux tremblé des clichés littéraires attachés à tout auteur- que trahirent maintes expéditions lointaines depuis l’Inde jusqu’à Zanzibar en passant par le Mexique et Angkor, et l’on obtient un itinéraire susceptible de dérouter les plus fins limiers critiques. Le crime était presque parfait, mais le choix des ouvrages que Pierre Bettencourt composa et imprima à ses différentes enseignes dès 1941, en plus de ses propres œuvres, s’avère l’équivalent d’une traîtresse empreinte digitale pour un étrangleur nocturne : Je vous écris d’un pays lointain de Henri Michaux, Miroirs de Marcel Béalu, Le Galet de Francis Ponge, Le Théâtre de Séraphin d’Antonin Artaud, Penser par étapes de Malcolm de Chazal, Plu Kifekler Mouinkon Nivoua de Jean Dubuffet, L’Arbitraire d’André Gide, Histoire d’Eurydice de Marcel Jouhandeau, Lettre au médecin de Jean Paulhan, L’Homme dont le cœur était resté dans les montagnes de William Saroyan... pas grand-chose à jeter, l’on en conviendra, d’autant que la date des achevés d’imprimer fait foi que l’homme possédait un goût sûr mais aussi un jugement précoce. À force de lire des textes de pareille valeur, l’on finit par en commettre soi-même, en quelque sorte, si l’on nous passe cet irrévérencieux détournement d’une réplique de Michel Simon dans Drôle de drame. Ce fut cependant bien plus tard que survinrent, dans le rôle d’un commissaire Bourrel bibliophile, la direction bicéphale des éditions Lettres vives, à savoir Michel Camus et Claire Tiévant. Après L’Intouchable (1981), Le Bal des Ardents (1983), Séjour chez les Cortinaires et Écrit dans le vide (1984) qui rompent un quasi-mutisme littéraire de plusieurs dizaines d’années (seuls quelques ouvrages à tirage limité ont paru après La Folie gagne [Gallimard, 1950] et Les Plaisirs du Roi [Losfeld, 1963]), une cinquième parution -Fables fraîches pour lire à jeun (1986)- jette définitivement bas le masque du peintre des “Hauts Reliefs”, qui a quitté sa Normandie natale pour la clandestinité du maquis bourguignon, sans doute afin de mieux brouiller les pistes. La vérité éclate au grand jour et une rumeur court sur toutes les lèvres en guise de Mais-Bon-Dieu-mais-c’est-bien-sûr : Pierre Bettencourt, né en 1917, est un grand écrivain. La pièce à conviction consiste en un choix effectué parmi dix recueils originalement publiés entre 1942 et 1960. Plus de cent cinquante textes d’une concision plus ou moins radicale, sous influence revendiquée de Michaux, mettent en évidence a Éric Naulleau Photo : Éric Dussert Le fouineur de langue elon Pierre Bettencourt, Le Littrorama, au titre passablement énigmatique correspond à son dernier feu d’artifice littéraire, «à une manière de lancer (ses) derniers rayons». Le mot “rayon” est ici à entendre dans sa double acception puisque l’auteur a collecté, à la fois dans les pages du Littré et dans celles des innombrables livres qui composent sa bibliothèque, citations insolites ou fragments textuels, sans se priver à l’occasion d’ajouter aux unes comme aux autres certains développements de sa composition. Pour pleinement goûter ce vagabondage facétieux et érudit, il convient d’avoir à l’esprit que Pierre Bettencourt jure sur ce qu’il possède de plus cher que tous les extraits reproduits sont strictement authentiques. La précision ne manque pas d’intérêt dans le cas de cet abasourdissant passage du Journal d’Anne de Noailles : «André Gide, écrivain paludicole de la première moitié du XXe siècle, vint me demander de collaborer à sa petite revue (la NRF) : il me trouva pâmée de rire avec mes femmes de chambre.»… et donne tout leur sel à tels propos de Bossuet : «Les blondes réputées pour avoir un sexe exogyne sont très prisées des hommes libidineux qui cherchent un exutoire à leurs débordements.» ou encore du même : «Tout ce que l’on pense de Dieu n’est qu’un songe.» Au sujet de cette dernière phrase, Pierre Bettencourt estime en un impeccable raccourci que «l’opinion que Dieu est incompréhensible n’a en soi aucun intérêt, mais prend une autre saveur sous la plume de Bossuet.» L’on ne saurait mieux dire et il est tentant de lui retourner le compliment car les charmes de certains mots nous restaient obstinément cachés jusqu’à la parution de ce Livre Premier du Littrorama : «D’un geste gracieux, elle enleva sa robe, et me parut enfin dans toute sa beauté, vêtue de ses seuls phanères.» S Éric Naulleau Le Littrorama ou le triomphe de la roue libre Livre Premier Deyrolle 192 pages 125 FF Le Matricule des Anges N°19 Le Matricule des Anges N°19 posteriori la cohérence d’une prose impeccable où l’humour grinçant le dispute à l’extrême fantaisie, pour ce qui demeure bien entendu non seulement l’idéale introduction à une œuvre jusqu’alors éparpillée entre tirages confidentiels et diverses revues (NRF, Réalités secrètes, Bizarre, Les Cahiers du Schibboleth...), mais également l’un des plus vifs bonheurs de lecture de ces dernières années. Le ton pincesans-rire de ces historiettes («Ici les yeux sont tellement courants qu’on boutonne ses vêtements avec.») et leur manière inimitable de prendre le langage au pied de la lettre («Ma femme adore me faire avaler des couleuvres. Elle m’en donne une à midi et deux le soir, quand je demande où elle les trouve, elle me dit : chez le marchand de poisson.») révèlent par la même occasion des tournures d’esprit aisément repérables tout au long de soixante années d’écriture : une critique empreinte de pessimisme du monde moderne et une dévotion frottée d’émerveillement pour les grands aînés, de Bossuet à Michaux («Au fond, j’ai passé toute ma vie en admiration, en éblouissement même.») Nul hasard, donc, si Discours aux frénétiques et Le Littrorama , les deux dernières publications en date de Pierre Bettencourt -dont peu s’en faut qu’il ne les présente comme une manière de testament double- se rattachent respectivement à ces deux sources d’inspiration. ... 44 45 46 47 48 49 50 51 52 ... O RENC Photo : Éric Dussert Votre bibliographie et votre biographie sont à peine moins fantastiques que certains de vos récits. On rapporte ainsi qu’en imprimant vos propre livres il vous arrivait d’y inclure des éléments aussi divers qu’un billet de banque ou une goutte de sang. Est-ce vrai? Dans un de mes premiers livres, «écrit par un prince persan de passage à Paris», se trouvait effectivement inséré un authentique billet de la Banque de France sur le filigrane duquel était imprimé d’un côté : «Voici des fruits, des feuilles, des fleurs et des branches» et de l’autre côté : «Et voici mon cœur qui ne bat que pour vous». La Banque de France locale -c’était en Normandie- a trouvé bon que je lui restitue ces billets. Je les ai donc rendus puis, à l’occasion d’un voyage à Paris, je m’en suis procuré une liasse neuve. Et la goutte de sang ? C’était dans L’Homme dispose, un livre d’amour... Peut-être la goutte de sang était-elle métaphorique, je ne me souviens pas. On m’a parfois reproché un goût excessif pour l’humour et la mystification. À la réflexion, il se pourrait bien que certains exemplaires aient contenu une véritable goutte de sang. Vous aviez une conception très person- ... 44 45 46 47 48 49 50 51 Inquisiteur discret, Pierre Bettencourt vit en marge du milieu littéraire. Entretien avec le plus célèbre imprimeur-éditeur-peintre- écrivain de Stigny. Les grandes largeurs d'un fabuliste fantaisiste nelle des achevés d’imprimer. Non vous ne m’aurez pas vivant mentionne : «Cet ouvrage a été tiré à 110 exemplaires (dont 25 parfumés) numérotés (…) Les personnes qui auront les numéros 26, 48, 69 et 109 mourront dans l’année.» Il s’agissait déjà de fables, un mode d’expression qui m’a toujours été très précieux et que j’ai exploité le plus continûment au long de ma vie. J’ai même pu continuer à les imprimer pendant tout le temps où les Allemands occupaient la maison de mon père en Normandie. Elles ont été reprises par les éditions Lettres vives et c’est sans doute l’un de mes livres qui a connu le plus de succès, même si les tirages restent modestes. Quant à l’achevé d’imprimer, c’était bien sûr une plaisanterie et, à ma connaissance, aucun des acheteurs de mon livre n’a décédé dans l’année. Du moins, je n’ai jamais reçu aucune nouvelle d’eux, ce qui, en y réfléchissant, pourrait ne pas être si bon signe que cela. Vous avez parcouru la planète dans tous les sens et, pourtant, tous vos récits de voyage sont imaginaires. Vous n’avez pas trouvé la réalité à la hauteur de l’imagination? Bien au contraire. J’ai par exemple séjourné chez les Big Nambas aux Nouvelles-Hébrides. Je suis parti avec un guide depuis un village de la côte vers les collines et je me suis retrouvé au milieu de femmes vêtues de longues robes en fibre de coco violettes et coiffées de grandes perruques qui leur tombaient jusqu’aux pieds. J’ai logé dans une vaste case où la communauté venait manger le soir, y compris le régent -il n’y avait pas encore de roi- qui se baladait toujours les fesses aussi nues que les autres. On m’a réveillé pour que je participe au repas autour d’un tas de pierres sur lequel étaient chauffés les aliments… Sinon, pour l’essentiel, les différents villages passaient le temps à se faire la guerre. Ce fut votre expérience de voyage la plus extrême? Sans doute, mais mon premier voyage reste le plus mémorable, parce que j’ai traversé toute l’Afrique jusqu’à Dar El 52 ... Le Matricule des Anges N°19 Salam. Je me souviens qu’un jour des soldats coloniaux nous ont entraînés dans une expédition destinée à intimider la population d’un village malgache. Arrivé au sommet d’une colline, j’aperçois des soldats français qui tiraient sur des vaches… Vous comprenez bien que pour un Normand comme moi, il s’agissait du sacrilège absolu… Qu’est-ce qui vous a incité à acheter une presse en 1941? J’avais écrit un premier texte et je me suis dit que je ne pourrais être indépendant que si je possédais une presse, car le petit jeune homme que j’étais alors ne pesait pas lourd face aux éditeurs. Corti m’avait certes répondu qu’il était disposé à publier mon manuscrit contre la remise d’une somme d’argent, mais payer pour être édité me paraissait inconcevable. J’ai donc fait venir une presse, que j’ai installée au début de la guerre dans une petite bâtisse jointe à la maison familiale occupée par les Allemands. De quels moyens disposiez-vous ? Je disposais de moyens limités puisqu’au début de la guerre j’étais obligé de renvoyer à fondre les plombs que j’achetais d’occasion pour me fournir en plombs neufs. J’ai perdu comme ça de très beaux Elzévir… Très souvent je n’avais que ce qu’il faut pour faire sept pages. Je composais sept pages, je les imprimais, je décomposais la première page et je composais la huitième, ou quelque chose comme ça. Je n’ai jamais roulé sur l’or. Vous ne souffriez pas du manque de papier? J’étais entré en relation aux Papeteries d’Arches avec quelqu’un de très gentil qui aimait bien mes livres. Il me donnait des chutes qui ne pouvaient plus servir mais qui me convenaient très bien puisque je ne pouvais pas faire de grands formats. Ma presse était du quarto jésus. Ces livres-là étaient très pratiques à faire pour moi parce qu’ils nécessitaient dix à vingt jours de travail au maximum. Je pouvais en sortir un à peu près tous les quinze jours. Je les mettais dans une valise, j’arrivais à Paris et je les vendais. En revenant d’un séjour à Madagascar, je suis passé à la librairie Gallimard, celle que tenait Henri Parisot. Il m’a suggéré de commencer à éditer une petite collection de livres faciles à vendre et c’est comme cela que j’ai imprimé un texte d’Antonin Artaud : Le Théâtre de Séraphin où l’on peut “entendre” la voix d’Artaud. Puis des textes de Michaux, de Paulhan, et de Malcolm de Chazal qui avait déjà publié deux livres admirables à la NRF Le Sens plastique et La Vie filtrée. J’ai également publié Francis Ponge, pour lequel j’avais une grande admiration. En pleine guerre, j’ai vendu le texte d’Antonin Artaud dans la journée. Il m’a rapporté 100 000 francs. Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais ma presse d’occasion coûtait 10 000 francs, et une machine à coudre que j’avais commandée à l’époque 50 000 francs. Dans votre carrière, quelle a été l’influence de Marcel Béalu? Il ne faut pas parler de carrière. Je suis un homme qui n’a pas fait carrière. Ni dans l’écriture, ni dans la peinture. Je suis parti sans programme. Au début, je ne savais pas trop ce que je voulais écrire et puis, petit à petit, comme si la vocation d’écrivain se révélait, cela est devenu plus clair. J’ai publié différentes choses, plus ou moins bonnes, que l’on peut juger quelquefois trop inspirées par Michaux. C’était notamment l’opinion de Paulhan qui m’a un jour écrit à propos de l’un de mes ouvrages : «Tout ce qui n’est pas de Michaux dans ce livre-là est parfait.» C’était un très bon ami qui estimait beaucoup mes tableaux. Après avoir été les voir en compagnie de Saint-John Perse, il a déclaré qu’il n’avait jamais rien vu de plus étonnant depuis Chirico. Il publiait également mes notes de voyage dans la NRF. Gallimard a cependant refusé le manuscrit de La Vie est sans pitié, que j’ai édité moi-même et que Lettres vives a repris. Béalu dirigeait et éditait la revue Réalités secrètes, vous y avez trouvé une famille d’adoption? Béalu, je crois, tenait beaucoup à moi. Il a publié beaucoup de mes Fables fraîches, ainsi que ma Lettre de Madagascar. Il était encore marchand de chapeau à Montargis quand il m’a confié un texte charmant : Miroirs. Je suis resté en rapport avec lui tant qu’il a eu sa librairie au bas du boulevard Saint-Michel… Il habitait avec une danseuse qui partait souvent danser… J’ai acheté beaucoup de livres chez lui, Gargantua et Pantagruel avec les illustrations de Gustave Doré. Qui peut se prétendre écrivain après avoir lu Rabelais? Vos textes, et plus particulièrement vos fables, sont marqués par un humour très particulier. Comment le définiriez-vous? J’ai vu très tôt que la vie sans humour n’était pas possible. J’avais seulement sept ans quand j’ai perdu ma mère. C’était comme si le ciel avait disparu, plus rien n’existait. Elle allait faire des cures à Davos et, une année, elle n’est pas revenue. Cela a été pour moi un drame absolu qui, d’une certaine façon, me poursuit et continuera à me poursuivre jusqu’à la mort. Le bonheur m’est arrivé tard. J’ai été très heureux avec ma femme mais jusqu’à ce mariage, j’avais une tendance assez dramatique dans tout ce que je faisais, avec cependant cette note d’humour qui est à l’origine des Fables fraîches. Vous venez d’évoquer votre mère et votre épouse. Quelle place occupent les femmes dans votre imaginaire? Les femmes ont longtemps représenté pour moi un monde tout à fait à part. Je pensais bien me marier un jour, mais cela restait très vague dans mon esprit. J’étais marié avec ce que je faisais professionnellement. À Saint-Maurice par exemple, j’avais installé un tabouret de piano à côté de mon lit. J’y posais le livre que je venais d’imprimer et lorsque je me réveillais la nuit, je regardais mon livre, sa mise en page, et j’en tirai une satisfaction très grande. Les femmes ont compté à partir de l”intouchable”. C’était une femme dont la beauté me transportait. Nous nous voyons depuis cinquante ans et nous sommes restés sur ce pied d’intimité. Elle était un peu étonnée de l’intérêt que je lui marquais. Elle-même adorait un garçon qu’elle a finalement épousé. Vous avez sacrifié beaucoup d’épouses sur le papier... C’est vrai. Il s’agit peut-être d’une tendance pédérastique à laquelle je n’ai pas donné accès. Dans un même ordre d’idée, je suis capable d’exprimer une forme d’amour hermaphrodite. L’hermaphrodisme est quelque chose qui me poursuit. Le photographe américain Witkin a photographié une femme avec un sexe d’homme. En fait, je ne sais pas si c’est un homme ou une femme. C’est totalement extravagant. Vos personnages ont parfois recours à des femmes-pilules, des cachets pour rêver et à toute une étrange pharmacopée. Étes-vous adepte de substances prohibées? Je n’aime pas du tout les drogues et je n’en ai jamais employées, contrairement à Michaux qui a voulu voir ce qu’elles donnaient sans jamais se laisser prendre par aucune. Il s’est seulement laissé prendre par la mort. Rien n’est plus triste qu’un Le Matricule des Anges N°19 ... 44 homme mort. J’ai vu Michaux ainsi à son enterrement. Il s’agissait en fait d’une crémation, mais on vous fait tourner autour du cercueil pour voir le défunt. Son âme l’avait quitté, il n’y avait plus qu’une coquille vide, plus rien. Moi, je veux me faire enterrer pour pourrir très vite, pour être mêlé à la terre, à la bonne terre. Vous faites allusion à votre mort. Vous allez bientôt fêter vos 80 ans et vos soixante années de littérature. Le Littrorama, votre plus récent ouvrage, est-il la fin d’un cycle? C’est mon dernier feu d’artifice, je lance mes derniers rayons. Il faut dire qu’on trouve des citations tellement cocasses dans le Littré que je n’ai pas eu à inventer une ligne. J’en ai également trouvé une dans Manon Lescaux dont la cocasserie était passée inaperçue jusqu’à présent : «Lescaux, dit-il en lui lâchant un coup de pistolet, il ira dormir ce soir avec les anges.» Propos recueillis par Éric Dussert et Éric Naulleau Biblio sélective • Les Plaisirs du roi (Lettres vives, 1996) • Le Piège (Le Passeur, 1994) • La Vie est sans pitié (Lettres vives, 1994) • Fables fraîches pour lire à jeun, (Lettres vives, 1993) • L’Homme-cristal (Lettres vives, 1993) • Le Roi des méduses (Ulysse-Fin de siècle, 1991) • Voyage sur la planète innommée (Imprimerie nationale, 1990) • La Terre de feu (Lettres vives, 1990) • L’Intouchable (Lettres vives, 1990) • Les Plus Belles Phrases de la langue française (Galerie Beaubourg, 1990) • Reliquaires du silence, Mag (Le Nyctalope, 1990) • Le Bal des Ardents (Lettres vives, 1989) • Écrit dans le vide (Lettres vives, 1989) • L’Abîme caché ou le Pèlerinage à Jérusalem (Belfond, 1988) • Dado, Buffon naturalise (La Différence, 1988) • Notes de voyage au pays des hommesbousiers (Deleatur, 1986) • Le Roi des méduses (Deleatur, 1984) • Séjour chez les Cortinaires (Lettres vives, 1984) • Les Nonnes grises (Brandes, 1983) • Les Hauts-reliefs de Pierre Bettencourt (Hachette, 1971) À paraître : Outre le deuxième volume du Littrorama annoncé chez Deyrolle, Pierre Bettencourt, revuiste impénitent, sera l’objet dans Le Horla de juin (n°5) d’un dossier critique proposé par Jean-Dominique Rey. Littéra, l’éditeur de la revue, promet également pour la même époque un volume de nouvelles inédites, Discours sur le Grand Tout. 45 46 47 48 49 50 51 52 ... NTRE P ierre Bettencourt reste fidèle même à ses petites légendes. Conformément à un usage que l'on dit immuable, le personnage met un point d'honneur à attendre ses visiteurs d'un jour sur le pas de sa porte. Visage émacié et regard aigu, canne à la main mais sveltesse presque adolescente. En songeant à cette scène d'ouverture, on comprend qu'il s'agissait d'une allégorie intitulée :Le Jeune Homme et la mort. LES ÉGARÉS Propos d’un intoxiqué de Jules Boissière Entre 1880 et 1920, la drogue est un sujet en vogue, tout comme l’usage du haschich, de l’opium ou de l’éther était immodéré. On sait ce que la littérature doit aux paradis artificiels mais on oublie que la colonisation a favorisé l’importation de nouvelles substances. Embarqué en 1866 pour l’Indochine, le fonctionnaire colonial et disciple de Mallarmé Jules Boissière (1863-1897) s’adonne comme ses collègues à l’opium. Ses Propos d’un intoxiqué (1890) sont le journal d’un fumeur tourmenté par «les sensations perfides et douces», le bonheur d’être pris et l’envie de décrocher. Moins exotique, l’usage que fait Laurent Tailhade (1854-1919) de la morphine répond au besoin d’effacer les douleurs physiques. Mutilé lors de l’attentat Foyot, l’anarchiste admet dans un texte de 1914 que réédite le même éditeur, La Noire Idole : «la détente fut absolue (…) Je serais mort si cela avait duré.» et il ajoute «Pour qui a connu la morphine, il n’est pas d’autre hard labour.» S ouvenez-vous du 22 juin 1978. Les Martiens lancent leur première torpille contre la terre. Paris, le centre du «Directoire terrestre» est détruit. C’est bientôt «la saison des torpilles», un déluge de feu et de gaz acide auquel nulle cité de la Terre n’échappe, pas même les Jeux olympiques de Tombouctou. La conquête du globe a commencé et les ultimes Terriens devront ruser pour évacuer ces êtres sans scrupule et maintenir l’ordre contre les hordes humaines cédant à la panique ou aux épidémies de «bronchite martienne». Inspirée des idées d’Octave Joncquel, un adepte de Jules Verne, L’Épopée martienne est écrite par Théo Varlet à la demande de l’éditeur Malfère. Elle est publiée en deux volumes, Les Titans du ciel et L’Agonie de la terre entre 1921 et 1922 et constitue une nouvelle version de La Guerre des mondes de Wells dont la lecture a enthousiasmé le cosmographe Varlet. Celui-ci se démarque du modèle qu’il adapte à son rêve, souvent proféré, d’une humanité “intelligente” guidée par les savants. Les évocations apocalyptiques témoignent de sa puissance verbale. Le résultat est implacable, prenant. Il vire au baroque lorsque Théo Varlet ne se contrôlant plus mêle aux fresques grandioses ses préoccupations technico-spirites. En effet, outre l’apparition du «cosmogramme» in- É. D. Paris-Zanzibar 116, rue de Charenton 75012 Paris 95 pages et 40 FF chacun L'arroseur arrosé L a traduction de Une histoire de la critique moderne de René Wellek constitue une première appréciable. Ouvrage de référence, cette somme est le fruit des travaux d’un Américain d’origine tchèque (1903-1995), historien de la littérature, membre du Cercle de Prague et leader des études comparatistes d’outreAtlantique. Le détail n’est pas insignifiant puisque devant les débats franco-français (pour ne pas évoquer Clochermerle) que suscitent la “mise en critique” de la critique elle-même, on peut supposer qu’un chercheur étranger (aux deux sens du terme) à l’une ou l’autre des familles de la critique littéraire française (disons le structuralisme de Roland Barthes et Gérard Genette ou le déconstructionnisme de Derrida) disposera d’un crédit d’indépendance sensiblement plus important. René Wellek s’est attaché à mettre en coupe réglée la critique française, italienne et espagnole de 1900 à 1950. Pour être plus exact, le livre -épais- se compose de notices à la fois explicatives et analytiques rapportées à un courant ou à un auteur autonome. Ainsi les maurassiens Pierre Lasserre, Léon Daudet, Jean-Marc Bernard ou Henri Massis font-ils l’objet d’un chapitre pour ce qu’ils ont renouvelé le débat “Classiques contre Modernes” tandis que Remy de Gourmont, Ramon Fernandez, Benjamin Crémieux, Jacques Rivière ont les honneurs de longues pages ...51 52 53 54 55 De Claude Aveline on a retenu qu’il était un éditeur soigneux, un auteur original et un critique marxiste. C’est oublier qu’il a créé un genre nouveau avec ces chroniques cinématographiques. En amateur éclairé. Les Martiens attaquent 56 57 réservées. De même pour l’abbé Bremond, l’école de Genève (Poulet, Raymond et Albert Béguin) dont les essais roboratifs mais d’une lecture austère échouent régulièrement dans les bacs de livres d’occasion. Contre le factualisme, le relativisme historique ou le scientisme, René Wellek qu’une certaine complicité rapproche d’Albert Thibaudet, rapporte sa définition des objectifs du critique : «traduire en termes intellectuels ce qui a été conçu en termes poétiques». Il ne s’agit pas de la simple chronique littéraire telle que celle que nous menons dans ces pages, mais de l’étude fouillée dont l’auteur de cette Histoire pense qu’elle constitue un acte créatif au même titre que l’acte littéraire lui-même. René Wellek soutient en effet la thèse que l’élaboration d’une analyse critique vaut bien la création d’un univers ou d’un type littéraire. Le critique devient luimême, parfois à son corps défendant, le représentant de sa vision du monde et qu’il concourt avec ses avis sur les romans, les poèmes ou les pièces de théâtre à l’élaboration d’une vision de la littérature. Éric Dussert Une Histoire de la critique moderne René Wellek Traduit de l'américain par E. Sturm José Corti 506 pages, 180 FF 58 59 ... terstellaire et du «rotatif» (version 1920 de l’hélicoptère) une procédure de réincarnation des âmes martiennes est imaginée. Et curieusement, c’est la métempsycose qui sauvera la terre. La publication de ces premières Œuvres romanesques -qui embarquent aussi la machine à remonter le temps de La Belle Valence, roman de 1923- est une opération courageuse qui doit rendre à Théo Varlet la place qu’il mérite. C’est la première étape d’une redécouverte qui devrait conduire à la meilleure connaissance d’un auteur atypique et fort mal connu. Comme le souligne Pierre Stolze dans sa postface à L’Épopée martienne, Varlet n’est pas le progressiste que l’on attend et les aspérités idéologiques de ses romans imposent que l’on se penche attentivement sur la biographie du poète. On découvrira ainsi pourquoi il a rompu avec le groupe de l’Abbaye, pourquoi il a préfacé les poèmes de Ducaud-Bourget l’initiatieur de l’intégrisme catholique. Mais pour l’heure, ses livres magiques s’offrent une réédition, alors Français, un peu de patience. Éric Dussert Œuvres romanesques (tome I) Théo Varlet Encrage (BP 451, 80 004 Amiens) 336 pages, 250 FF Anatole Le Braz et la légende de la mort de Dominique Besançon Sur les traces de Luzel (cf. MdA 10), Anatole Le Braz a consacré sa vie aux légendes bretonnes. Les plus fameuses concernent l’“Ankou”, figure locale de la mort jalouse de ses mystères au point d’infliger au glaneur de contes une longue série de deuils familiaux. Deux ouvrages commémorent la disparition de l’écrivain (1859-1926). Joseph Jigourel publie Anatole Le Braz, sa vie, son œuvre (Liv’éditions, 129 FF), une biographie qui laisse perplexe. Est-ce une tentative d’introduction du genre dans le champs de l’art brut? Certes on y découvre des documents inédits mais ils côtoient des commentaires fort naïfs ou désopilants. On préfèrera l’excellent livre de Dominique Besançon, Anatole Le Braz et la Légende de la mort qui explore les liens du récit traditionnel et de la création littéraire. C’est le fruit d’un long travail, sérieux et précis, un essai réussi. É. D. Terre de Brume 222 pages, 119 FF Claude Aveline : un marxiste très courtois C laude Aveline, un nom qui sonne doux à l’oreille, s’appelait en réalité Avgen Avtsine. Il est né à Paris le 19 juillet 1901 de parents russes, il est mort en 1992. Cet écrivain discret n’a jamais cherché à s’imposer même si son nom reste lié aux grands événements sociaux de ce siècle. Son œuvre est abondante, variée —récits, nouvelles, souvenirs d’enfance romancés, contes pour enfants, essais, voyages, poèmes et critiques cinématographiques— mais cette masse importante de livres semble oubliée aujourd’hui. Celui qui fréquenta Gide, Nizan, Malraux, Cassou, Camus, Paulhan, Sartre était un spectateur attentif des événements politiques, scrupuleux à l’extrême. Sans lui, il manquerait à l’histoire littéraire de ce temps un maillon essentiel. Claude Aveline appartient à cette génération d’écrivains pour qui l’expérience de terrain demeure irremplaçable. De santé fragile, il est obligé d’interrompre les études qu’il suivait à Janson de Sailly. À dix-sept ans, il se prend de passion pour Anatole France. Le souvenir de l’affaire Dreyfus le marquera à jamais. À la différence de ses nombreux confrères, il refuse de se laisser emprisonner dans des genres littéraires préétablis et n’imagine pas avoir une activité artistique détachée de l’action. C’est un écrivain engagé qui sacrifie à son idéal de justice et à l’esprit de tolérance. De 1920 à 1930 il sera l’un des plus jeunes éditeurs de France qui publie Voltaire, Diderot ou, avec l’appui de France et de Gide, Valéry. Son vieil ami le librairie Max Philippe Delatte dira de lui que son travail d’éditeur restera parmi les productions les «plus soignées et les plus réussies de cette époque, l’une des plus riches de l’édition de qualité en France»1. En 1932, Grasset lance La Double Mort de Frédéric Belot qui eut un écho considérable. D’abord parce que Grasset propose pour la première fois un roman policier, mais aussi parce qu’il est écrit par un pur disciple d’Anatole France, un artiste au style aisé. Très rapidement le roman est salué par la critique unanime. C’est un grand succès de librairie traduit en treize langues. Pour Michel Lebrun, Aveline est un «véritable novateur du roman de mystère, un humaniste et un grand humoriste. On est heureux de pouvoir relire les textes élégants et drôles qui n’ont pas pris une ride»2. De son côté Claude Aveline prend aussi la défense du roman criminel : «Il n’y pas de romans nobles appartenant aux Belles-Lettres (qui en décide?) et de romans moins nobles parmi lesquels on range selon l’arbitraire habituel romans populaires, d’aventure, romans policiers.» Il s’insurge contre les formes d’asservissement de l’écrivain. Il veut changer de registre quand l’envie lui prend. Il déconcer- Claude Aveline D. R. te. Cela explique son peu de renommée en France. Claude Aveline n’aura de cesse de pratiquer ses examens de conscience. S’il dénonce le crime et la folie, partant à l’assaut de la Beauté, le ton de l’écrivain est des plus courtois. Lors du défilé du Front populaire le 14 juillet 1936, on le vit en compagnie d’Elie Faure, Charles Vildrac, Clara et André Malraux. Il affirme que tout doit être remis en question. Il faut être prêt à dénoncer les injustices. Au fur et à mesure que les années passent, Claude Aveline sent ses illusions peu à peu s’évanouir. L’homme n’est pas réformable. Cependant, sans ses joies, ses misères, ses maladies, il ne saurait pas qui il est. De 1940 à 1944, Claude Aveline prend part à la Résistance, publie Le Temps mort aux éditions de Minuit. En 1952, il obtient le Grand Prix de la Société des gens de Le Matricule des Anges N°19 Le Matricule des Anges N°19 ...51 lettres. Il écrit: «Nos romanciers sont trop imbus de leur intelligence. Leur obsession de la technique vient de là.» Ce texte d’une rare actualité condamne ce qu’on pourrait appeler le “roman anorexique”. Mais Aveline est présent sur d’autres fronts. Les chroniques cinématographiques qu’il tient indifféremment dans des journaux de gauche que de droite constituent une part essentielle de son œuvre. Notamment parce qu’il révèle bon nombre de films oubliés, parce qu’il séduit par une alacrité dans l’écriture, une absence totale de préjugés. Cinéphile de la toute première heure, il est enthousiasmé par Méliès et Louis Lumière. Il connaît très tôt Jean Vigo et ne cessera jamais au long de son activité critique de se référer à ce maître. Il créera même le prix Jean Vigo en 1951 et sera aussi un des membres fondateurs du prix Louis Delluc. Il juge les films par rapport à leur ambition, capable de découvrir les qualités d’une interprète dans un film qu’il considérera par ailleurs comme des plus faibles. Il nuancera son opinion sur René Clair, G. W. Pabst et sera l’un des premiers à parler de «la “patte” de Maurice Tourneur». Curieusement le Mabuse de Fritz Lang ne l’inspire pas. Sensible à la fois au charme du comique troupier comme à celui de Greta Garbo qu’il considère comme une «présence» davantage qu’une comédienne. Relisant ses chroniques, on est frappé qu’elles restent marquées çà et là d’une certaine dose de naïveté —le critique des débuts n’avait pas encore trouvé ses moyens propres. Ses jugements sont parfois rapides, ses réserves surprenantes. Elles restent cependant riches d’informations : on y apprend que Francis Carco a joué dans quelques films tirés de son œuvre, que Claude Roy est figurant dans Les Disparus de Saint-Agil, que O.-P. Gilbert, un auteur français de romans d’aventures, mérite d’être sorti de l’oubli... Certes, il serait difficile d’écrire encore sur les films de cette façon. Les chroniques de Claude Aveline sont celles d’un pionnier du genre avec ce que cela comporte d’émerveillement, de perspicacité et de considérations candides. Il n’en demeure pas moins qu’elles nous parlent encore, ne fut-ce que par un certain plaisir d’écrire sur le cinéma, plaisir qui semble perdu. La ferveur de la découverte, c’est sous ce signe qu’il faudra placer l’œuvre de Claude Aveline, son art tout de mesure et d’élégance. Alfred Eibel Préface à Frédéric Belot, suite policière (Mercure de France, 1987). 2 Le Poids du feu de C. Aveline (Mercure de France, 1963). 1 52 53 54 55 56 57 58 59 ... LES OUBLIÉS HISTOIRE LITTÉRAIRE CORPUS Évoquant les peintres paléolithiques, Jean Rouaud dresse le portrait du dangereux subversif : l’artiste. Avec lui, les hommes voient la vie autrement. Le poète Al Berto ferait-il de la mythobiographie (cf Claude LouisCombet) poétique sans le savoir? Dans cet ouvrage où les reproductions quadrichromiques de toiles se partagent l'espace avec ses poèmes, Al Berto n'hésite pas à prendre, par exemple la voix de Van Gogh, écrivant depuis la mort à Théo son frère :«le mistral souffle même quand il ne souffle pas/ les vergers sont en fleurs/ le mistral devient rosé à la cime des pruniers/ brûle a continué de brûler quand j'ai essayé de tuer celui qui a vu ma palette devenir limpide». Il faut dire que le principe de cet ouvrage invite à la liberté. Face à des toiles de maîtres, l'écrivain tente par la poésie de dire ce qui ne peut se dire que par elle ou par la peinture. Approche subjective et sensible qui s'appuie ici sur une écriture entre beat generation et surréalisme lyrique. «Je ne pense pas/ je transcris des conversations téléphoniques ou je parle/ avec la nuit de new york/ ou je ne parle pas et j'enregistre la voix des autres je filme/ obstinément la mort» (Faux Portrait de Andy Warhol). Les artistes portugais évoqués permettent au moins de sortir l'ouvrage des sentiers battus mais on regrettera juste un prix de l'ouvrage excessif d'autant plus que sa mise en page laisse quelque peu à désirer. L'invention de la paix L es éditions Flohic aiment associer un peintre à un auteur. Pascal Quignard a inauguré en 1995 leur collection Musée secret avec La Nuit et le silence autour de Georges de la Tour. Puis suivirent, Tahar Ben Jelloun, Philippe Djian, Sylvie Germain, Patrick Grainville, Andrée Chédid, Marie Redonnet. Toutes et tous ont évoqué des peintres connus comme Matisse, Vermeer ou Giacometti. Jean Rouaud, à qui échoit le nouveau titre de la collection, a décidé de s’intéresser à des anonymes, les géniaux graffiteurs paléolithiques de nos grottes. Le prix Goncourt 1990, en bon romancier, s’est donc évertué à donner, à défaut d’un nom, une silhouette à l’homme qui, le premier dans l’histoire, se mit à dessiner. L’auteur en profite pour rendre hommage aux néandertaliens dont «on pourrait tout aussi bien avancer que sous leurs épaisses arcades sourcilières les mêmes inventèrent délicatement le chagrin». Le pire était à craindre d’un tel projet : devant l’incompréhension, souvent légitime, de ce qui se peint aujourd’hui, il est de bon ton de s’extasier sur ces ancêtres que l’on loue immanquablement avec la complaisance des intelligents pour les stupides. Mais, notre homme ici, n’a que faire du pompeux de l’exercice d’admiration qui rapproche souvent cet exercice de l’éloge T. G. L'Escampette Traduit du portugais par Jean-Pierre Léger 58 pages, 140 FF Lautrec, haut en couleurs L a biographie d'Henri de ToulouseLautrec, sous la plume de l'Américaine Julia Frey, ressemble plus à un feuilleton familial qu'à une réflexion sur l'art du peintre. Doté, dès sa naissance d'une mère envahissante, d'un père fantasque et d'une santé précaire qui le rendra le plus laid des hommes, Henri de Toulouse-Lautrec suscite curiosité ou compassion. Voici un vicomte bien né, qui finira dans l'alcoolisme le plus violent, après avoir été le héraut des prostituées et des danseuses de cabaret. Haut en couleur le nabot, traîne derrière lui une réputation sulfureuse et un brin typique d'une image de Montmartre. La qualité de cette biographie repose sur l'exhumation d'une importante correspondance avec la mère adorée et abhorrée. Si Julia Frey ne nous donne que quelques extraits, en suivant une chronologie logique, cela suffit à nous faire découvrir un être d'une profonde sensibilité, qu'un moindre choc peut condamner à gar- ...47 48 49 50 51 52 der la chambre. Malade de ses os, le jeune Henri collectionne les fractures. Le garçon fait front avec un courage et un humour désarmants. Son écriture, d'une fantaisie jubilatoire séduit dans sa volonté perpétuelle de rassurer son monde. Mais les choses se détériorent lorsque le peintre s'engage sur la voie d'une modernité jugée décadente par sa famille. Les ponts seront coupés, le divorce avec sa mère plusieurs fois consommé. Julia Frey excelle à rendre l'atmosphère des relations entre la mère et le fils. Quitte à délaisser un peu le peintre. La vie d'un artiste se résumeraitelle aux méandres de sa psychologie? T. G. 53 54 55 ... Toulouse-Lautrec l'homme qui aimait les femmes Julia Frey Traduit de l'américain par Régina Langer Michalon 334 pages, 149 FF Le Matricule des Anges N°19 funèbre à usage des politiques et des préfets. Tournant le dos à la sacralisation des musées (où l’on parle tout bas de peur de réveiller les morts),Jean Rouaud a construit, avec des airs de dilettante, une fable très drôle. Le comique, ici, joue sur plusieurs registres dont un anachronisme fortement revendiqué (monty-pythonesque). Ainsi le chef de la tribu de notre artiste primeur, désireux de conserver son autorité mise à mal par les plaisanteries d’un Marius des cavernes empoigne-t-il celui-ci «par les sangles qui tiennent sa culotte de peau, lui remonte vivement les bretelles». Avant, le cador revenant victorieux de la chasse, ne retrouve pas l’enthousiasme habituel des foules : c’est que femmes et enfants sont trop occupés à admirer les dessins de notre artiste primitif : «conséquence, il avait l’air de quoi, le grand cador, avec sa coiffure d’andouiller, et son collier en dents de lion, à souffler dans une corne d’aurochs pour annoncer son retour». Mais Jean Rouaud -l’occasion est trop belle- en profite aussi pour dresser, grosso modo, une image de l’artiste dans la société aujourd’hui. Face au pouvoir (à l’époque, le chasseur), l’artiste fait figure de parasite. Le héros, malingre et bossu, n’est capable que de peu de choses. Son inadaptation à la société le condamne d’abord à vagabonder par la pensée et à inventer, par hasard ou par nécessité, un geste artistique. Dès lors, celui qui sait faire apparaître les ours sur le sable alors même que le grand chef n’arrive pas à les débusquer dans la forêt, cet homme-là accède à un autre statut. Et le chef, diplômé ès massacre animalier se sent démuni devant cet art nouveau. À tel point qu’il préfère se faire de l’artiste un allié. Quand celui-ci met en jeu les fondements de la société, le pouvoir l’encourage à poursuivre une œuvre dans des lieux où celleci deviendra invisible (les galeries?). Avec l’habileté d’un renard, Jean Rouaud émet l’hypothèse que la première idée d’une paix possible avec les animaux germa devant la douceur des traits d’un cheval peint. Voilà qui donne, au moins un rôle crucial à l’artiste. Et n’en déplaise au maire de Toulon, les graffiteurs dont il est question dans ce livre sont de souche française, assurément. Thierry Guichard Le Paléo Circus Jean Rouaud Flohic BP 33 94 220 Charenton-le-Pont 90 pages, 90 FF • Christian Désagulier Retour de terre rare Médianes • Emmanuel Billy N'oublie pas Bob Morane Méréal • Roger Judrin Portrait abécédaire • Pascal Galodé Vide sanitaire Michalon • Michel Mesnil Fritz Lang le jugement • Laurence Engel Mitterrand le fil d'Ariane • Ghislain Waterlot Voltaire le procureur des Lumières Minerve • Paul Louis Rossi Vocabulaire de la modernité littéraire Mutine • Lionel Seppoloni D'un hiver à un autre Noir sur blanc • Mikhaïl Kouzmine Le Rossignol vert Noroît-Obsidiane • Carle Coppens Poèmes contre la montre Océanes • François Garros Le Soleil disparu • Jacques Allemand Parcours de la sève • Victoria Thérame Les Cerisiers sont descendus prendre le bus • Alain Richer Les Îles sont des rivages de sel • Andrée Marik Album L'Olivier • Pete Dexter Un amour fraternel • Pete Dexter Paper Boy Opales • Didier Periz Prière du jour Paroles d'Aube • Denise Le Dantec Les Campagnes heureuses • Bernadette Griot-Cullafroz Voyage à l'intérieur Phébus • Thomas Hardy Les Forestiers • Norman Lewis Comme à la guerre • Daphné du Maurier Le Bouc émissaire • Alain Tête Contre Dieu Phi • Édouard Maunick De Sable et de cendre • Jean Portante Effaçonner P.O.L • Jean-Luc Godard JLG/JLG • Jean-Luc Godard For Ever Mozart • Valère Novarina Le Repas • Jean-Jacques Viton L'Assiette Presses Universitaires de Caen • Álfrún Gunnlaugsdóttir Errances Le Promeneur • Louis Fürnberg Rencontre à Weimar P.U.F • Marie-Claire Martin-Serge Martin Les Poésies, l'école Éditions des Quatre-Vents • Jeannine Worms Le Calcul / Vingt Comédies-minute • Noureddine Aba Le Jour où le conteur arrive La Renarde rouge • Érik Poulet Visiteur Revues-Presse • Ab Irato N°8 • Traces N°122 • Nouvelle Donne N°11 • Konvergence N°5 • La Bartavelle N°5 • La République des lettres N°24, 25, 26, 27 • Le Jardin d'essai N°3 • Soi-disant N°19 • Carnet d'un haricot sauteur N°2 • Harfang N°11 • Interventions à haute voix N°26 • Limelight N°54 • L'Atelier du roman N°9 • La Petite Fabrique de rêves N°10 • Plumes au vent N°14 • Aires N°22, N°23 • Aube magazine N°57 • La N. 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Fajardie Égérie légère • Jack Kerouac Avant la route Le Temps qu'il fait • Jean-Loup Trassard-Jean-Philippe Reverdot Tumulus Théâtrales • William Shakespeare La Nuit des rois • Frank Wedekind Théâtre complet III • Henrik Ibsen Peer Gynt • Israel Horovitz Quand Marie est partie Théâtre ouvert • Eugène Durif Nerfs et naufrages TraumFabriK Éditions • Jules Mougin À la recherche du bonhur en 1937 • Arezki Metref Sindbad émeutier Unes • Vicente Huidobro Monument à la mer • Vicente Huidobro Altaigle Vague verte • Patrick Dambron André Malraux ou l'anti-destin • Francis Demarcy Hiver Verdier • Michèle Desbordes L'Habituée • Bernard Simeone Acqua fondata • Emmanuel Darley Un gâchis Zulma • Armand Farrachi Sermons aux pourceaux Disponibles • MdA N°1 - Hubert Haddad, Verdier, Goldoni • MdA N°2 - Richard Brautigan, Castor Astral, Editions Dumerchez • MdA N°3 - François Bon, Le Dilettante, André Marcon/Valère Novarina • MdA N°9 - Olivier Rolin, Yves Martin, Actes Sud, Frédéric H. Fajardie • MdA N°10 - Pascal Quignard, José Corti, Miguel Delibes, Bernard Vargaftig • MdA N°11 - Jean-Claude Pirotte, Champ Vallon, Claude Louis-Combet • MdA N°12 - Éric Holder, Jacques Brémond, M.V. Montalbán, J.-P. Sarré... • MdA N°13 - Linda Lê, Cheyne éditeur, Bernardo Atxaga, Pierre Dumayet… • MdA N°14 - Agota Kristof, Christine Angot, Quim Monzo, Éditions Fourbis… • MdA N°15 - António Lobo Antunes, Pierre Michon, Mehdi Belhaj Kacem, Éditions Lettres Vives, Jude Stéfan... • MdA N°16 - Pierre Bergounioux, Éd. Plein Chant, Christian Prigent… • MdA N°17 - Régine Detambel, Erri De Luca, Éd. Tristram, Marie Ndiaye… • MdA N°18 - Manuel Vázquez Montalbán, Éditions Unes, Richard Morgiève, Hervé Prudon, René Frégni… Le Matricule des Anges B.P. 225 34 004 Montpellier cedex 1 Tél/Fax : 04 67 92 29 33 Soyez un ange, abonnez-vous* PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU Je désire m’abonner au Matricule des Anges bimestriel d'informations littéraires indépendant et recevoir à partir du N°........... (inclus) : Les 5 prochains numéros : 125 FF (150 FF pour tout pays étranger) Les 10 prochains numéros : 220 FF (250 FF pour tout pays étranger) Veuillez donc trouver ci-joint un chèque de ............. FF à l’ordre du Matricule des Anges (B.P. 225 - 34 004 Montpellier cedex 1) Nom ....................................................................................................................... Prénom ................................................................................................................... Adresse................................................................................................................... Code Postal ............................................................................................................ Ville ....................................................................................................................... Je désire par ailleurs faire bénéficier cet(te) ami(e) Nom ....................................................................................................................... Prénom ................................................................................................................... Adresse.................................................................................................................... Code Postal ............................................................................................................. Ville ........................................................................................................................ de votre offre spéciale et lui permettre de recevoir gratuitement un Matricule des Anges. Les anciens numéros de la revue peuvent être commandés sous réserve des stocks disponibles contre un chèque de 25 francs par numéro à l'adresse du Matricule des Anges. *Bulletin à découper, photocopier ou recopier Le Matricule des Anges N°19 ...47 48 49 50 CENTRE NATIONAL DU LIVRE Association loi 1901 Directeur de publication : Thierry Guichard Rédaction : Dominique Aussenac, Marc Blanchet, Maïa Bouteillet, Benoït Broyard, Laurence Cazaux (Théâtre), Christophe David, Éric Dussert, Christine FiszerGuinard, Christophe Fourvel, Didier Garcia, Éric Holder, Emmanuel Laugier, Éric Naulleau, Xavier Person, Marie-Laure Picot, Corinne Robert, Haydée Sabéran, Philippe Savary. Couverture : Éolienne, Arcueil Imprimeur: Réalgraphic, ZI de la Justice 90 000 Belfort Flashage: Compoffset 54, rue Walvein 37 000 Tours N°Siret : 389 730 847 00016 Commission paritaire : 74 083 51 52 53 54 55 ... LIVRES REÇUS La Vie secrète des images de Al Berto LETTRES & ARTS