GRIT 3 - Grit - Groupe de Recherche sur l`Image et le Texte
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Groupe de Recherche sur l’Image et le Texte Les Cahiers du GRIT 3 Imaginaire de la narration dans les productions littéraires mixtes (texte écrit et image fixe) Louvain-la-Neuve – 2015 Les cahiers du GRIT Directeur : Prof. Jean-Louis Tilleuil (UCL) Rédacteur en chef : Stéphanie Delneste (UCL) Comité de rédaction : Véronique Bragard (UCL) Luc Courtois (UCL) Laurent Déom (UCL et Lille 3) Olivier Odaert (UCL) Comité scientifique : Jan Baetens (KUL) Paul Bleton (TELUQ- UQAM) Laurence Brogniez (ULB) Jean-François Chassay (UQAM) Thierry Lenain (ULB) Matthieu Letourneux (Paris X) Alexandre Streitberger (UCL) ISSN : 2033-7795 2 Présentation Chaque année, le GRIT organise ou coordonne de nombreux événements scientifiques : colloques internationaux, cycles de conférences, expositions, débats, journées d’études, formations, etc. Parmi ces derniers, certains trouvent un écho naturel dans des publications papier éditées par le GRIT ou par ses partenaires dans différentes maisons d’édition scientifique belges ou françaises, ou encore dans des revues universitaires. Cependant, et malgré le nombre important de ces publications, auxquelles il faut encore ajouter les différentes contributions des membres du GRIT à des projets extérieurs, certaines activités restaient lettre morte, pour différentes raisons, dont la principale est le coût important de toute publication papier. Grâce aux Cahiers du GRIT, ces productions scientifiques recevront désormais l’écho et la diffusion qu’elles méritent. Orientation Les Cahiers du GRIT, comme leur nom l’indique, sont le lieu de publication des travaux scientifiques dirigés ou organisés par le Groupe de Recherche sur l’Image et le Texte de Louvain-la-Neuve. Dans la droite ligne des projets du groupe, ils rendent compte de sa volonté de comprendre et d’interpréter des productions associant texte et image, dont l’importance est de plus en plus manifeste dans notre culture comme dans notre société : bande dessinée, livre illustré, publicité... En raison du rapport qu’elle entretient généralement avec le texte et l’image, la littérature de jeunesse y sera également prise en considération. 3 Sommaire L’atelier du GRIT1 Benoît Glaude Circulation transnationale des Amours de Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer p. 9 Dossier « Imaginaire de la narration dans les productions littéraires mixtes (texte écrit et image fixe) contemporaines »2 Jean-Louis Tilleuil Présentation p. 35 Olivier Odaert La hantise de l’écriture dans la bande dessinée contemporaine p. 37 Stéphanie Delneste Texte et image : un paradigme pour la littérarité et la lisibilité de la littérature enfantine contemporaine p. 49 Jean-Louis Tilleuil La bande dessinée et ses imaginaires : hégémoniques ou phagocytés ? p. 57 Jean-Matthieu Méon Expositions de bande dessinée et narration : entre réduction plasticienne et évocation de l’imaginaire. Modalités d’exposition et logiques de champ p. 75 1 Cette rubrique présente les travaux en cours des membres du GRIT en mettant l’accent sur la méthodologie, le dépouillement, la construction d’hypothèses et de typologies, toutes activités scientifiques qui disparaissent souvent dans la publication des résultats, mais participent néanmoins de l’élaboration du savoir. 2 Le dossier de ce troisième numéro des Cahiers du GRIT fait suite au 9e congrès international sur l’étude des rapports entre texte et image, L’imaginaire / The Imaginary, organisé par l’AIERTI/ IAWIS à l’Université du Québec à Montréal du 22 au 26 août 2011, et dans le cadre duquel JeanLouis Tilleuil avait dirigé une session intitulée Imaginaire de la narration dans les productions littéraires mixtes (texte écrit et image fixe) contemporaines / Imaginary Realm of Narration in Contemporary Mixed (Written Text and Fixed Image) Literary Output. 4 Geoffroy Brunson Une complémentarité naturelle ? Éléments d’analyse du couple texte-image dans une affiche publicitaire du groupe Total p. 95 Maaheen Ahmed Walks Through the Museum of Images : Openness of Self-Reflexive Images in Comics p. 113 Philippe Kaenel L’illustration abstraite au XXe siècle : un paradoxe lessingien ? p. 137 5 L’atelier du GRIT Circulation transnationale des Amours de Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer par Benoît Glaude Circulation transnationale des Amours de Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer1 Si cette histoire allait comme les autres, et pourquoi pas ?, il y aurait du profit à faire, et, comme vous dites, une très jolie pêchette parce que ces choses-là vont partout.2 Dans cet extrait de sa correspondance, Rodolphe Töpffer (1799-1846) soumet le projet d’une dernière histoire en estampes à son éditeur parisien, alors qu’il termine l’Histoire d’Albert destinée au public genevois3. L’Histoire de monsieur Cryptogame dépassera ses espoirs puisqu’elle sera traduite en six langues avant 1860. Malheureusement, il ne pourra qu’entrevoir ce succès, posthume et largement dû à la contrefaçon4. Son œuvre graphique lui échappe dès 1839 ; jusque-là elle demeurait artisanale et autodiffusée depuis Genève. Töpffer assurait presque seul cette affaire lucrative5 dont il se félicite dans la suite de notre épigraphe : Mes cinq autres histoires m’ont rapporté deux fois ce que [sic] tous mes livres ensemble, et celle-ci vaut certainement mieux que Vieux-Bois dont j’ai fait deux éditions, malgré ce grand voleur d’Aubert Vérododat. La publication des Amours de Mr Vieux Bois, sa plus ancienne histoire en estampes, lui fit prendre conscience des limites de l’autoédition et des risques, inhérents à la pénétration du marché parisien, (dûment) symbolisés par la maison Aubert établie « Galerie Véro Dodat ». À son insu, ce premier contrefacteur fit des émules à travers l’Europe et jusqu’en Amérique. 1 Ce travail a bénéficié de mes échanges avec Olivier Odaert. Je l’en remercie vivement. 2 Lettre de Rodolphe Töpffer à Jacques-Julien Dubochet, le 17/11/1844 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer, Lausanne, Payot, 1974, p. 138). 3 David Kunzle, Father of the Comic Strip. Rodolphe Töpffer, Jackson, UP of Mississippi, 2007, p. 109. 4 Benoît Glaude, « Voyages et aventures dialogiques de l’Histoire de monsieur Cryptogame », dans Stéphanie Delneste e.a. (dir.), Les Racines populaires de la culture européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 51-70. 5 Un exemplaire de son œuvre en prose engage trois fois plus de frais d’impression (3 F) qu’une histoire en estampes (1 F), pour le même prix de vente public à Genève (10 F) (Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880). Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré [1996], Genève, Droz, 2005, p. 247). 9 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Cette circulation remarquablement étendue dans l’espace complexifie le choix d’une version de référence, car elle multiplie les créateurs et les lectorats. Il ne s’agit pas ici d’évaluer la qualité d’impression ou la légitimité culturelle respectives des nombreuses versions des Amours de Mr Vieux Bois, mais bien de s’interroger sur leur authenticité à partir de leurs conditions de production. Le besoin d’une édition de référence se pose à tout chercheur désireux d’approfondir l’étude du projet poétique töpfférien « à travers l’analyse des structures définitives de l’objet artistique, considérées comme significatives d’une intention de communication »6. Or, à défaut d’une critique textuelle, les commentateurs se sont jusqu’ici dispensés de justifier leur choix de l’une ou l’autre des versions de l’œuvre. L’enjeu de cet article sera de montrer l’intérêt méthodologique de ce problème rarement posé, sans prétendre dresser le catalogue des versions de cette histoire en estampes. Ce problème concerne la pragmatique au sens bakhtinien : On peut comprendre le mot « dialogue » dans un sens élargi, c’est-à-dire non seulement comme l’échange à haute voix et impliquant des individus placés face à face, mais tout échange verbal, de quelque type qu’il soit. Le livre, c’est-à-dire l’acte de parole imprimé, constitue également un élément de l’échange verbal.7 En tant qu’énonciation, l’album de Töpffer se révèle « déterminé tout autant par le fait qu’il procède de quelqu’un que par le fait qu’il est dirigé vers quelqu’un »8 et il apparaît comme le produit de coopérations entre les « interlocuteurs potentiels du dialogue intérieur qui sous-tend les nombreux choix décisifs dont procède l’œuvre »9. Le manuscrit circulant chez les proches de Töpffer porte déjà cette valeur pragmatique. Elle s’ajoute à cet autre « acte de langage indirect » par lequel « le manuscrit prescrit, même quand il semble décrire », les formes de la « version définitive » de l’œuvre10. Comment mettre en œuvre une critique pragmatique des Amours de Mr Vieux Bois, dont l’énonciation a impliqué bien plus que deux interlocuteurs directs et indirects dans plusieurs sociétés ? La difficulté que pose l’extension internationale d’une telle approche appelle le développement de méthodes de recherche qu’explorent de récents travaux collectifs11. J’esquisse ici trois pistes méthodologiques que je tire de la philologie (critique textuelle), de la sociologie (critique interactionniste) et de l’ethnologie (critique de la réception), en les appliquant aux Amours de Mr Vieux Bois. 6 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (1962), trad. par Chantal Roux de Bézieux, Paris, Seuil (Points), 1979, p. 11. 7 Mikhail Bakhtine et Valerian N. Volochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique (1929), trad. par Marina Yaguello, Paris, Minuit, 1977, p. 136. 8 Ibid., p. 123. 9 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art (1982), trad. par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion (Champs), 2010, p. 220. 10 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Paris, Seuil, 2011, p. 44. Même Umberto Eco fonde sa conception pragmatique de L’Œuvre ouverte (op. cit., p. 308) sur une « forme », selon lui « synonyme d’œuvre accomplie ; c’est un fait concret, le terme d’une production et le point de départ d’une consommation ». 11 Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez (dir.), Histoire des traductions en langue française, Vol. 3 : XIXe siècle (1815-1914), Paris, Verdier, 2012 ; Stéphanie Delneste e.a. (dir.), Les Racines populaires de la culture européenne, op. cit. ; Jacques Migozzi (dir.), Journal of European Popular Culture, 5.1 : Investigating early European culture, a new frontier, Bristol, Intellect Books, 2014. 10 Benoît Glaude Quelle version de référence étudier ? La piste de la critique textuelle À ma connaissance, cette œuvre n’a pas fait l’objet d’une critique textuelle systématique, malgré les tentatives de bibliographie exhaustive des histoires en estampes12. La bibliophilie en répertorie de nombreuses éditions, bien qu’elle accuse des lacunes bibliométriques que les historiens du livre et de l’illustration romantique n’ont pas fini de combler. Pour collationner les nombreux témoins de la tradition directe, la philologie offre une méthode13 qui permet d’établir une hypothèse (stemma codicum) sur la filiation des éditions successives de l’œuvre pour la période 1827-1860 (fig. 1). Figure 1. Cette généalogie des témoins permet de problématiser la recherche sur la circulation des Amours de Mr Vieux Bois en démontrant l’importance quantitative des contrefaçons. Certaines d’entre elles14, bénéficiant en leur temps de meilleures ventes et d’une publicité importante, ne sont pas moins bien documentées par la tradition indirecte que les albums autorisés. En outre, elles complexifient le choix d’une version de référence pour la recherche. Au nombre de cinq [b, d, e, f1, η] plus une réédition [f2], contre seulement quatre éditions autorisées [A, C, G, I], elles perpétuent la lignée de l’autographie originale [A] pourtant remplacée par une seconde édition sensiblement remaniée [C]. Dès avril 1839, la médiocrité de la première contrefaçon [b]15 – « laborieusement copiée par le salarié d’un éditeur mar12 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », dans Rodolphe Töpffer. L’écrivain, l’artiste et l’homme, Paris, Hachette, 1886, p. 375-385 ; Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », dans Rodolphe Töpffer, Œuvres complètes, Vol. 11 : Caricatures, Genève, Skira, 1945, p. 57-82 ; David Kunzle, « Notes and References », dans Rodolphe Töpffer, The Complete Comic Strips, Jackson, UP of Mississippi, 2007, p. 627-650. 13 Alfred Foulet et Mary B. Speer, On Editing Old French Texts, Lawrence, The Regents Press of Kansas, 1979, p. 45-58. 14 En revanche, des contrefaçons tardives posent encore des problèmes de datation [f2] voire d’identification [η]. Ainsi, un exemplaire rare d’une contrefaçon [η] vraisemblablement produite chez Arnaud de Vresse vers 1850 figure au catalogue de la Bibliothèque de Genève (Genava, 33, 1984, p. 159). 15 Toutefois, celle-ci apparaît « beaucoup mieux faite que la contrefaçon de M. Jabot » que Rodolphe Töpffer vise dans sa critique (Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », op. cit., p. 67). 11 Les Cahiers du GRIT - n° 3 chand »16 d’après la première autoédition [A] – scandalise Töpffer qui la dénonce immédiatement dans la Bibliothèque universelle de Genève. Contraint de retirer son autographie épuisée depuis l’année précédente, il en publie sur le champ une seconde édition chez le libraire genevois Pierre-Gabriel Ledouble [C]. Il y apporte « des changements et des augmentations considérables »17, ajoutant vingt-deux dessins inédits, de façon à abroger (penset-il) la version précédente [A] et sa contrefaçon [b]. Pourtant, l’exceptionnelle postérité de la contrefaçon d’Aubert [b] fait émerger deux têtes de série [A, C] du stemma codicum, interdisant l’élection d’un archétype. La comparaison de quatre versions d’une vignette (fig. 2) montre la fidélité des contrefacteurs français [b] et américains [f1] à l’édition originale [A], tandis que la seconde autographie [C] s’écarte manifestement de leur lignée graphique18. [A] v. 30.11 [b] v. 30.1 [C] v. 33.1 [f1] v. 28.1 Figure 2. 16 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 343. 17 Ibid., p. 342. 18 Par contre, la légende est similaire dans les quatre versions, bien que la désignation anglaise « his ladye-love » suggère un statut moins strictement transactionnel que celui de « l’objet aimé » des versions en français. 12 Benoît Glaude Les commentateurs tendent à respecter l’intention de l’auteur en privilégiant la seconde autographie [C], version la plus accessible aujourd’hui19, bien qu’ils ne prennent pas la peine de justifier leur choix. Faute d’archétype, le manuscrit de 1827 [Ms] offre une alternative envisageable20, mais il n’a circulé que dans le cercle privé des proches et des correspondants de Töpffer. Dès lors, à quelle version faut-il se référer pour critiquer l’œuvre ? La part de la contribution de l’auteur à la production ne garantit pas la supériorité qualitative des témoins, même si le rendu des contrefaçons se révèle inférieur à celui des éditions officielles. En qualité d’impression, les autoéditions [A, C] qui supplantent évidemment le manuscrit original [Ms] sont égalées par deux éditions ultérieures, menées par un lithographe [G] et par un illustrateur [I]. Pour s’en convaincre (fig. 3), il suffit de considérer l’étonnante fidélité des vignettes issues des éditions tardives [G, I] entièrement redessinées d’après la seconde autographie [C]. Elles appartiennent à des œuvres complètes publiées posthumes sous le nom de l’auteur. Alors que la première autographie [A] se diffuse en contrefaçons de part et d’autre de l’Atlantique (fig. 4), la seconde [C] est fidèlement lithographiée pour une collection bilingue en six volumes21 des histoires en estampes (sans l’Histoire de monsieur Cryptogame). Cette édition franco-allemande [G] paraît en 1846 chez Kessmann (Genève) et chez Bernhard Hermann (Leipzig). À la fin de sa vie, Rodolphe Töpffer collabore avec enthousiasme à ce chantier éditorial, y ajoutant des illustrations péritextuelles et cautionnant le minutieux travail du lithographe Friedrich « Fritz » Bode22. Il y insère notamment un slogan teinté d’autodérision qui annonce le réel élargissement géographique de son lectorat : « Ouvrages autographiés du même auteur qui se trouvent chez tous les libraires et marchands d’estampes d’Allemagne, d’Autriche, de Russie, Hollande, Danemark, Suède, etc. ». Cette circulation élargie est confirmée par Joël Cherbuliez dès 1842 : « la plume spirituelle de M. Töpffer est aujourd’hui connue dans toute l’Europe et même au-delà »23 (c’est-à-dire en Russie et aux États-Unis). Accompagné d’une notice du professeur d’esthétique de Tübingen Friedrich Theodor Vischer, Mr Vieux Bois [G] constitue le sixième et dernier tome de cette « Collection des histoires en estampes de R. Toepffer ». 19 Rodolphe Töpffer, Monsieur Jabot. Monsieur Vieux Bois. Deux histoires d’amour, Paris, Seuil, 1996, non paginé. 20 Conservé au Musée d’Art et d’Histoire, Cabinet des dessins, Genève (Inv. Ms. supp. 1256-115d). Ce manuscrit a été édité par Manuela Busino-Maschietto à Milan, en 1973, aux éditions Garzanti. Le fonds Suzannet de la Bibliothèque de Genève comprend un second manuscrit réalisé pour l’autographie de 1837 (Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », op. cit., p. 66). 21 « Dans la nouvelle édition intégrale de ces fantaisies excentriques, que Goethe a déjà tenues en très haute estime, comme on le sait, deux cahiers ont paru jusqu’ici : Histoire de Monsieur Jabot et H. de Monsieur Crépin. Les titres suivants seront inclus : H. de Monsieur Pencil, H. de Monsieur Vieux Bois, H. du Docteur Festus et H. de Monsieur Albert » (Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », dans Jahrbücher der Gegenwart, juin 1846, p. 544). 22 Le lithographe Fritz Bode est originaire de Reutlingen comme l’imprimeur de l’ouvrage, Mäcken fils, mais il signe du nom de la société familiale « Lith. de Louis Bode à Stuttgart ». 23 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, juillet 1842, p. 218. 13 Les Cahiers du GRIT - n° 3 [C] v. 60 [G] v. 63 [I] v. 60 Figure 3. 14 Benoît Glaude Malgré ses qualités éditoriales, cette édition bilingue épuisée en seulement six années24 marque moins durablement son temps que les versions unilingues ultérieures, comme l’intégrale allemande qui ne paraît qu’à la fin du XIXe siècle. De même, l’édition « que tout le monde connaît »25 en France de l’Histoire de Mr Vieux-Bois [I] appartient à l’intégrale des histoires en estampes en sept volumes, fidèlement redessinées par le fils de l’auteur, François Töpffer. Cette collection posthume des « Albums Töpffer » méticuleusement lithographiés pousse le mimétisme jusqu’à mentionner les autres « ouvrages autographiés par Töpffer » (†1846) au deuxième plat de couverture. Il s’agit de luxueux albums cartonnés vendus au prix de 7,5 F « sous couverture rouge et or ; chaque page, imprimée au recto seulement, est montée sur onglet, les tranches sont dorées »26. Les frères Garnier – qui ont repris en 1848 la maison Dubochet27, l’éditeur parisien de Töpffer – ajoutent cette nouvelle série à leur catalogue28 à partir de 1860 (Impr. Caillet) pour la rééditer au moins jusqu’en 1922 (Impr. Dufrenoy), donc tout au long de l’ère médiatique moderne en France (1860-1930)29. Ces sept albums auront une influence considérable : d’abord sur Georges Colomb (né en 1856), qui grâce à eux deviendra le dessinateur « Christophe » ; sur Alfred Jarry (né en 1873), qui rimera ses premières saynètes en s’en inspirant et se souviendra plus tard des préceptes de Töpffer dans son « théâtre mirlitonesque » ; sur Jean Cocteau (né en 1889) qui entreprendra son voyage autour du monde sur les traces de Phileas Fogg et de M. Fenouillard, mais aussi sur celles de M. Vieux Bois.30 Ces deux éditions posthumes [G, I] doivent leur qualité à la compétence des exécutants et à la proximité des modèles – le lithographe a bénéficié de la supervision de Töpffer, tandis que l’illustrateur, agissant après son décès, était son propre fils – d’où la possibilité d’interférences entre éditions [A, C, G, I], voire avec le manuscrit [Ms]. En effet, ce dernier a pu servir de réservoir de possibles narratifs. La permanence de potentialités in absentia caractérise aussi bien la création photographique31 que « l’écriture [qui] est aussi guidée, dans sa dimension négative, par une connaissance anticipée de la réception probable, inscrite à l’état de potentialité dans le champ »32. En tout cas, la tradition et la circulation des Amours de Mr Vieux Bois démontrent l’action d’une loi de perfectibilité33, qui s’observe tant au cinéma que dans la littérature34 et qui suppose une série de renoncements au moment des 24 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 181. 25 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 385. 26 François Caradec, Histoire de la littérature enfantine en France, Paris, Albin Michel, 1977, p. 129. 27 Honoré Champion, Portraits de libraires. Les Frères Garnier, Paris, Fleury, 1913, p. 3. 28 Feuilleton du Journal de la librairie, 49.48, 1/12/1860, p. 858. 29 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), Paris, La Découverte (Repères), 2001, p. 5. 30 François Caradec, Histoire de la littérature enfantine en France, op. cit., p. 129. 31 La sélection du photographe écarte certains négatifs ou épreuves éventuellement réutilisables à une autre occasion (Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 211). 32 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), Paris, Seuil (Points), 1998, p. 325. 33 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), dans Écrits français, Paris, Flammarion (Folio), 2003, p. 192. 34 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, op. cit., p. 75. 15 Les Cahiers du GRIT - n° 3 (re)montages ou des (ré)écritures successifs de l’œuvre. Ouverte aux réappropriations artistiques, elle demeure inachevée – pour autant qu’une œuvre d’art puisse atteindre une forme définitive35. Ce problème déborde la critique textuelle dans sa définition traditionnelle de « science de la répétition » pour tendre vers « la critique génétique [qui] se veut une science de l’invention »36, par quoi il sort du cadre de cet article. Pour étudier Les Amours de Mr Vieux Bois en deçà de leurs versions particulières, nous ne disposons pas de point de référence, à moins de procéder par comparaisons, sans négliger les contrefaçons et, quitte à tout prendre, en considérant les traductions, légale [G] ou illicites [d, e, f]. Ceci redouble la « grande variété d’aspects et de résonances » que suscite toute œuvre « “ouverte” au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée »37. La critique textuelle s’établit sur des critères d’évaluation internes, philologiques, et externes, codicologiques, au-delà de la lecture immanente. Cette prise en considération de la matérialité de l’objet livresque invite à approfondir la connaissance du contexte social et du procédé technique de la création de l’œuvre. L’identité et le nombre des intervenants dans le processus de création des histoires en estampes demeurent relativement peu étudiés, bien que ces données aient connu une évolution significative au cours de la carrière éditoriale de Töpffer. Pour restituer ce contexte d’émergence d’un nouveau média artistique, « il ne convient pas d’analyser la genèse des innovations, mais d’essayer de comprendre la façon dont un innovateur peut recruter des participants à une activité coopérative régulière »38. Figure 4. 35 Le plus souvent, les artistes « ne peuvent dire à quel moment une œuvre est achevée, mais à quel moment elle doit l’être » pour satisfaire son commanditaire (Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 215). 36 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, op. cit., p. 188. 37 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, op. cit., p. 17. 38 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 310-311. 16 Benoît Glaude Qui a créé l’œuvre ? La piste de la critique interactionniste Pour replacer l’œuvre dans son contexte de création, l’interactionnisme symbolique d’Howard Becker offre le modèle des Mondes de l’art. Il diffère de la théorie du champ39 quoiqu’il promeuve également un empirisme en tenant compte de la pluralité des créateurs de l’œuvre. Ces deux modèles sociologiques prennent en considération une création collective sans préjuger de son déficit de « valeur d’éternité » autrefois imputé, par l’École de Francfort, au motif qu’« elle se compose de nombreuses créations distinctes »40. Tout en considérant la valeur culturelle – la légitimité culturelle de l’œuvre – au sens de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire comme une construction (perspective constructiviste) collective des multiples agents et institutions du champ, j’aborde ici l’œuvre comme le produit de nombreuses coopérations (perspective interactionniste). Un éditeur, un correcteur, des amis, des parents ou des collègues de l’auteur prennent des décisions ou donnent des conseils qui aboutissent à la version définitive de l’œuvre. […] Au vrai, on s’aperçoit qu’il n’est pas excessif de dire que c’est le monde de l’art plutôt que l’artiste lui-même qui réalise l’œuvre.41 Sans réduction abusive – à des structures déterministes ; à des réseaux relativistes –, ces modèles empiriques, des règles de l’art de Bourdieu et des mondes de l’art de Becker, peuvent se compléter mutuellement. Ces deux sociologies de l’art ne décrivent pas un espace culturel homogène (l’Art), mais bien une pluralité de domaines artistiques relativement autonomes. Rodolphe Töpffer fait circuler dès 1827 à ses proches un cahier manuscrit intitulé Histoire de Mr Vieux Bois [Ms] et réalisé, écrit-il, « sans d’ailleurs nous être préoccupé primitivement d’autre chose que de donner, pour notre propre amusement, une sorte de réalité aux plus fous caprices de notre fantaisie »42. Il cultive l’image d’un dilettante défini comme « pédagogue de son métier, dessinateur par goût, auteur par occasion, acteur pour ainsi dire »43. Ce manuscrit unique à diffusion sélective s’apparente à certaines œuvres d’art populaires réalisées « totalement en dehors des mondes de l’art professionnel par des gens ordinaires, dans le cours de leur vie ordinaire »44. Cette création collective en société et sans prétention artistique – participant de « la sociabilité instaurée au sein d’une pension de famille »45 – vise une réception privée (collective ou individualisée) par les élèves, les proches 39 Laquelle lui reproche de se contenter d’une énumération descriptive d’agents coopérant, sans éclairer leurs relations objectives (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 338-339). 40 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 192 et 199. 41 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 209. 42 Rodolphe Töpffer, Essai de Physiognomonie (1845), dans Œuvres complètes, Vol. 11, op. cit., p. 15. 43 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 20/3/1831 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer, op. cit., p. 153-154). 44 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 255. 45 Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », dans Daniel Maggetti (dir.), Töpffer, Genève, Skira, 1996, p. 138. 17 Les Cahiers du GRIT - n° 3 et les correspondants de Töpffer, ainsi que leurs salons. Il s’agit bien d’un monde de l’art, d’extension locale et de dimensions restreintes, dont le caractère collectif exemplifie le principe de coopération œuvrant, à plus grande échelle, dans l’industrie culturelle de l’édition romantique à Paris. Pour passer de l’un à l’autre, les histoires en estampes transitent par un troisième monde de l’art suscité par la demande croissante du public genevois dans le courant des années 1830. Jusque-là, elles s’inscrivaient dans le cadre du divertissement scolaire ou mondain et profitaient de leurs réseaux de coopérations. L’extension de leur diffusion hors des cercles privés déborde nécessairement ce cadre de production, que l’édition genevoise ne peut pas suppléer. L’œuvre hors normes de l’Histoire de Mr Vieux Bois [A], comportant « 198 dessins et légendes »46, pose un défi éditorial d’autant plus exceptionnel qu’elle instaure une nouvelle forme d’art, l’histoire en estampes, pour laquelle aucun réseau de coopérations n’est encore en place. Rodolphe Töpffer choisit donc d’éditer lui-même ses histoires en estampes chez divers imprimeurs locaux, exerçant et promouvant une technique d’impression mise au point quelques années plus tôt. Il reconnaît qu’il s’est contenté de perfectionner47 un procédé employé artisanalement par les détaillants pour l’impression des factures. Dérivée de la lithographie, cette technique de reprographie baptisée « autographie » supporte des tirages à cinq cents exemplaires, à moindres frais puisque textes et illustrations sont exécutés à l’endroit et conjointement, donc sans recourir à la typographie48. D’un point de vue plastique, l’autographie permet « à l’auteur d’écrire et d’illustrer ses histoires d’une même main, d’une même plume, d’un même “style” (au sens étymologique du terme) »49. Lorsqu’il entreprend cette autoédition de ses manuscrits50, dès 1833, Töpffer entre dans un nouveau monde de l’art, de définition minimale. Malgré cette diffusion élargie du cercle privé au domaine public, l’expérimentateur conserve son ancrage genevois et continue à organiser sa création pour « un monde de l’art local, dont le cercle de coopération ne dépasse pas le cadre des échanges d’une petite communauté »51. Tout en se maintenant en marge du monde de l’édition romantique à Paris, l’auteur abandonne sa posture d’amateur pour adopter celle d’un franc-tireur, amorçant sa 46 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 378. 47 Il donne une application artistique inédite à un procédé testé par Jacques Necker de Germagny à Genève en 1820, qu’il perfectionne en usant d’une plume d’acier sur le conseil du marchand d’estampes Rodolphe-Tobie Wessel (Lucien Boissonnas, « Rodolphe, fils “spirituel” de Wolfgang-Adam Töpffer », dans Daniel Maggetti (dir.), Töpffer, op. cit., p. 18 et 25). 48 Ainsi, « griffonnés » à la plume sur un papier préparé avec « une couche d’amidon de colle », texte et image sont reportés sur la pierre en y pressant la page « mouillée au revers », avec cet avantage sur la lithographie « de donner l’image à droite [sur l’épreuve], à cause de la contre-épreuve nécessaire » (Léopold Gautier, « Töpffer emprunte à l’épicier du coin son procédé de gravure », dans Journal de Genève, 5-6/10/1957, p. 4). 49 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 277. 50 Selon Töpffer, son premier album autographié, « bien qu’il porte la date de 1833, n’a été publié qu’en 1835 » (Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 18, juin 1837, p. 334), néanmoins il amorce un tournant dès 1832, lorsqu’il commence à publier son œuvre en prose dans la Bibliothèque universelle et qu’il entre à l’Académie de Genève (Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », op. cit., p. 138-139). 51 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 314. 18 Benoît Glaude « lente transition de l’identité de scripteur (privé) à celle d’“auteur” (public) »52. Malgré ce nouveau positionnement, Töpffer tient un discours d’artisan sur son œuvre, qu’il charge d’une utilité pédagogique et qu’il investit d’une beauté esthétique fondée sur la virtuosité d’imprimeur permise par l’autographie. Ce choix revendiqué de l’artisanat se traduit par une limitation drastique des coopérations dans la réalisation des histoires en estampes. Cette stratégie financièrement profitable pour l’auteur ne montrera ses limites qu’à la fin des années 1830 : faiblesse des tirages, contrôle insuffisant de la diffusion, distribution inappropriée à l’exportation, etc. Avant de rencontrer ces limites, Töpffer jouit d’une liberté appréciable en se tenant à distance des réseaux de coopérations habituels et de leurs contraintes. En cela, il s’accorde avec certains de ses contemporains qui rêvent d’en revenir aux temps fantasmés d’avant la technicisation de l’imprimerie industrielle, à « un âge d’or où l’imprimeur avait le temps et les moyens de la besogne bien faite, et où l’écrivain pouvait contrôler de près la fabrication de son livre »53. Tout en assurant une reproduction de qualité, l’autographie permet à Töpffer de maintenir une valeur d’originalité, garantie par l’artisanat et le dilettantisme, dans la fabrication en série des histoires en estampes, en l’affranchissant des contraintes techniques de l’impression industrielle. Elle soulève la question de l’authenticité de l’œuvre d’art démultipliée par des procédés mécanisés54, ou plutôt de son originalité dans le cadre d’une « quête de l’original au-delà des reproductions »55. Comme les tableaux de son père Wolfgang-Adam Töpffer, les estampes de Rodolphe ne peuvent pas être copiées littéralement (art autographique), bien qu’elles soient généralement imprimées à grands tirages (art allographique)56 et contrefaites. Cette distinction controversée57, destinée à résoudre le problème de l’originalité de l’œuvre d’art, remonte à l’invention de la photographie. Dans le débat qui fait alors rage, Rodolphe Töpffer défend le « paradigme autographique » manifesté « par l’émergence de la gravure originale, qui postule un lien organique, “physiognomonique”, entre l’homme et l’œuvre »58. Ce faisant, il plaide pour que le principe pictural de l’originalité artistique s’applique au jugement sur la gravure et par extension à tout art autographique, y compris l’histoire en estampes. Curieusement, il garantit la qualité de « livre autographié, c’est-àdire composé de dessins originaux »59, par un procédé de reproduction (qu’il baptise justement « autographie »)60. Certains lecteurs resteront sensibles à cette garantie d’originalité, 52 Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », op. cit., p. 149. 53 Daniel Sangsue, « Démesures du livre », dans Romantisme, 69, 1990, p. 47. 54 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 179. 55 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 2012, p. 16. 56 David Carrier, The Aesthetics of Comics, University Park, The Pennsylvania State UP, 2000, p. 63. 57 La distinction controversée entre arts autographiques et allographiques n’est pas idéologiquement neutre puisqu’elle « introduit une opposition tout à fait rigide, qui tend à restaurer la division binaire entre tableau et écriture », même si elle « ne tend nullement à privilégier le code linguistique » (Jan Baetens, « Autographe/allographe [À propos d’une distinction de Nelson Goodman] », dans Revue philosophique de Louvain, 86.70, 1988, p. 194 et 196). 58 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 127. 59 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 343. 60 Ce paradoxe illustre celui posé par la question benjaminienne, puisque « sans les reproductions, il n’y aurait pas 19 Les Cahiers du GRIT - n° 3 longtemps après l’abandon du procédé autographique. [Richard] Doyle et [John] Leech perdirent, sans aucun doute, une grande partie de leur liberté en dessinant au crayon à pointe dure directement sur le bloc de bois du graveur. [Rodolphe] Töpffer et [Paul] Gavarni firent glisser le doux, souple crayon gras sur la pierre du lithographe, par quoi leurs dessins conservent pour nous le geste créateur des artistes.61 En prônant une technique dérivée de la lithographie, Töpffer défend une conception romantique du « hic et nunc de l’original [qui] forme le contenu de la notion de l’authenticité »62, qu’il devra progressivement réévaluer lorsqu’il intensifiera sa distribution pour couvrir le marché parisien. Nous l’avons vu, il ne fait pas mystère des profits pécuniaires qu’il tire de l’autoédition des histoires en estampes grâce à cet avantage technique. Toutefois, son investissement personnel va croissant pendant tout le temps qu’il gère seul l’ensemble du processus éditorial, à tel point qu’il ne suffit plus à la tâche. Il se trouve dépassé par la demande pour l’Histoire de monsieur Vieux Bois qu’il autographie pour la première fois en mai 1837 chez Jacob-François Frutiger [A]. Un an plus tard, « la pile est à sa fin »63 et, en janvier 1839, ce premier tirage est épuisé, tandis que celui de l’Histoire de Mr Jabot (Impr. Freydig, 1833) touche à sa fin ; seule l’Histoire de Mr Crépin (Impr. Frutiger, 1837) « est en nombre suffisant pour expédier »64. En butte aux difficultés de l’autodiffusion, l’entreprise töpfférienne change de modèle éditorial pendant l’année 1839. Craignant la contrefaçon, Töpffer voit son œuvre autoéditée lui échapper, alors qu’il s’échine à surveiller la circulation de ses inédits et de ses tirages confidentiels chez ses correspondants. En janvier, il avait répondu avec embarras au bibliothécaire de la ville de Neuchâtel qui désirait lire le cahier des Voyages et aventures du Docteur Festus (1829) : « Mais venez le voir […] c’est vrai que je redoute de le faire voyager »65 . Quelques années plus tôt, il expédiait ses manuscrits en toute confiance jusqu’à Weimar, par l’intermédiaire de Frédéric Soret. Alors qu’il se réserve ses originaux, Töpffer continue d’envoyer ses autographies à ses correspondants, encourageant leur circulation dans leurs cercles privés, comme si l’autoédition les garantissait de la contrefaçon. Début avril 1839, Xavier de Maistre lui écrit de Paris que ses trois premières autographies « font toujours les délices de mon salon et on me les a souvent empruntées »66. L’influence exercée par le vieil écrivain pendant son court séjour à Paris y prépare le d’aura, laquelle est donc bel et bien créée par celles-ci » (Nathalie Heinich, De la visibilité, op. cit., p. 17). 61 Henrietta Malan Fletcher, « Rodolphe Töpffer. The Genevese Caricaturist », dans The Atlantic Monthly, 16.97, novembre 1865, p. 565. 62 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 179. 63 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 3/5/1838 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer, op. cit., p. 85). 64 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 23/1/1839 (Ibid., p. 223). 65 Ibid., p. 224. 66 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 1/4/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre. Lettres inédites à son ami Töpffer, Genève, Skira, 1945, p. 24). 20 Benoît Glaude succès de l’œuvre töpfférienne, comme en témoigne l’un de ses promoteurs ultérieurs, Charles Augustin Sainte-Beuve. C’est bien à M. Xavier de Maistre, et à lui seul, que convient ce titre de parrain que lui donnait Töpffer. C’est à M. de Maistre que nous dûmes nous-mêmes de mieux fixer notre attention sur celui qu’il adoptait si ouvertement.67 Ce parrain avisé alerte et conseille son ami pour se prémunir de la contrefaçon et pour organiser son exportation : « tous les libraires ont le droit de réimprimer des ouvrages qui ont paru hors de France, […] je vous prie de m’envoyer tout ce qui a été imprimé de vous à Genève ; vous savez que ce n’est qu’à Paris que les libraires savent exploiter (c’est leur expression) un ouvrage »68. En particulier, il identifie le défaut d’une diffusion pensée pour la sphère privée. À la mi-avril, il signale à l’auteur que « quelques exemplaires de Jabot […] ont couru le faubourg Saint-Germain »69 avec succès, mais que l’album ne s’achète guère que contrefait, parce que le principal importateur des livres genevois à Paris, la maison Cherbuliez, n’a pas cru bon d’en garnir son assortiment. Il faut dire que le libraire, Joël Cherbuliez, apprécie peu l’œuvre littéraire de l’écrivain70, bien qu’il la vende depuis 1834. Ses compositions sentent un peu le Sterne délayé ; s’il n’y prend garde, elles créeront un nouveau genre de littérature qu’on pourrait appeler, par analogie avec la nouvelle médecine des infiniment petites doses, littérature homéopathique, et ce serait vraiment dommage, car à côté de ces défauts on y rencontre une foule d’aperçus ingénieux, de traits spirituels et d’idées pleines d’originalité.71 Dès 1839, le recrutement de Töpffer par un nouveau monde de l’art devient inévitable, il correspond à un second tournant pour son œuvre graphique, après celui de 1833. L’auteur accepte d’élargir le réseau de ses collaborateurs à ceux de l’édition romantique en France. Notre marché est ici trop borné, et nos libraires sont infiniment trop peu libraires pour que les profits compensent agréablement les ennuis ou les embarras de l’impression. J’ai sagement tiré mes livres à 500 seulement, la plupart ont eu deux, quelques-uns trois éditions ; au bout du compte, ce sont quelques centaines de francs, auxquelles je préfère sans hésiter l’honneur d’être critiqué par Mr Sainte-Beuve, et la chance d’étendre mon public.72 67 Deuxième notice de Charles Augustin Sainte-Beuve, le 1/10/1846 (Rodolphe Töpffer, Rosa et Gertrude, Paris, Dubochet, 1847, p. XLVII). 68 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 28/9/1838 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit., p. 12). 69 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 16/4/1839 (ibid., p. 26). 70 En revanche, il partage ouvertement son conservatisme politique (en collaborant au Courrier de Genève), ainsi que son idéal d’un livre illustré propice à l’éducation du peuple (Josiane Cetlin, « Joël Cherbuliez (1806-1870). “Pour une critique, gardienne sévère des principes éternels du beau et du bon” », dans Cahiers Robinson, 24, 2008, p. 53-54). 71 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, juin 1834, p. 83. 72 Lettre de Rodolphe Töpffer à Jacques-Julien Dubochet, le 6/1/1841 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer, op. cit., p. 108). 21 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Ce changement n’entraîne pas seulement une extension d’ordre géographique, il induit également un ajustement des coopérations de l’édition romantique française. En effet, l’introduction de l’histoire en estampes sur le marché parisien nécessite une adaptation des conventions employées entre artisans du livre. Les imitateurs s’exercent à en maîtriser l’exécution, tandis que le public apprend à les lire. Voilà qui pose la question de l’accueil fait au média artistique par ses nouveaux producteurs et par ses nouveaux lecteurs. Qui a lu l’œuvre ? La piste de la critique de la réception Une façon d’étudier comment l’histoire en estampes a modifié certains modes d’activités coopératives en vigueur dans la librairie romantique serait de confronter son introduction dans plusieurs centres urbains – Genève, Paris, Londres, New York et Leipzig – de taille à entretenir de continuels échanges culturels (fig. 4). En effet, « [q]uand les gens ont ainsi des traditions et des intérêts communs, la façon dont ils exploitent les innovations ne varie que dans des limites relativement étroites »73. Une telle critique de la réception, appliquée aux Amours de Mr Vieux Bois, pose la question chère à Rudolf Schenda des conditions matérielles de – et des compétences nécessaires à – leur consommation. Le champ social de « l’Art » est basé sur une interaction dynamique entre les habiletés de composition et de représentation (l’adresse, l’art) du peintre et les compétences de perception et de compréhension du lecteur d’images.74 Pour appliquer cette critique ethnologique de la réception75 aux Amours de Mr Vieux Bois, je m’intéresserai aux stratégies éditoriales de choix de formats visant le marché de masse émergent, avant d’en venir à la question des pratiques de lecture. Bien que les éditeurs aient tôt pris conscience des opportunités de l’exportation, le succès international et populaire des histoires en estampes dépend essentiellement de la contrefaçon. Le capitalisme d’édition prémédiatique institue des centres d’affaires dans les principales villes des réseaux d’éditeurs-libraires du XVIIIe siècle, comme Paris, Londres et Leipzig (fig. 4). À l’époque, « aucun centre de création, même s’il s’agit d’une métropole, ne peut à lui seul assurer un niveau de production suffisant en qualité et en diversité pour alimenter un marché national ou international »76. Cette centralisation du marché européen permet d’accélérer la circulation des innovations techniques et des genres éditoriaux, 73 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 314. 74 Rudolf Schenda, « Bilder vom Lesen – Lesen von Bildern », dans Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, 12, 1987, p. 93. 75 Cette perspective pragmatique sur la lecture de l’imprimé n’est pas complètement étrangère aux préoccupations de l’École de Constance, mais elle concerne plutôt l’ethnologie que l’esthétique. 76 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 328. 22 Benoît Glaude comme des histoires en estampes elles-mêmes. Autour de 1840, non sans résistances, l’illustration « devient le sujet réel des livres, créant ainsi un nouveau genre d’édition appelé “la littérature pittoresque”, comprenant keepsakes, albums, livres de voyage et physiologies »77. Parmi ces nouveaux produits éditoriaux, l’album d’histoires en estampes au format oblong, est introduit dans les salons cosmopolites d’Europe par l’intermédiaire de la presse satirique illustrée. Modèle du genre, Le Charivari, contrefait à Bruxelles (dès 1838) et imité notamment à Londres (avec Punch dès 1841), fait paraître en février 1839 plusieurs caricatures copiées de Töpffer78. Quelques mois plus tard, Charles Philipon, qui dirige à la fois le quotidien satirique et la maison Aubert, inaugure la collection dite des « Albums Jabot » avec trois contrefaçons de Töpffer. Le Feuilleton du Journal de la librairie79 annonce successivement ces publications chez Aubert : l’Histoire de M. Jabot à la mi-avril, Les Infortunes de M. Vieux-Bois à la fin du même mois et, début juin, Les Tribulations de M. Crépin. Pourtant, sur le conseil de Xavier de Maistre80, les trois histoires en estampes originales, réimprimées pour l’occasion, sont désormais vendues en dépôt chez Joël Cherbuliez81. En mai 1839, le principal importateur des livres genevois à Paris fait la promotion de ces nouveautés en précisant que « le succès obtenu par les contrefaçons de M. Aubert a déjà donné lieu à des imitations »82, parmi lesquelles il reconnaît des qualités à La Journée d’un Célibataire d’Honoré Daumier parue dans Le Charivari83. En plus du prix prohibitif pratiqué par Cherbuliez, de la faiblesse des tirages autographiques et de la restriction volontaire84 des quantités expédiées par Töpffer, la diffusion de l’œuvre autorisée à Paris est freinée par la situation excentrée de l’établissement, « logé dans un coin perdu et éloigné du centre d’activité »85. Pour le moins, « comme le confirme Xavier de Maistre, Joël Cherbuliez n’est pas à même de rivaliser avec ses confrères français au moment où les histoires en estampes de Töpffer deviennent à la mode »86. Pour toutes ces raisons, l’éditeur Philippon obtient un succès éditorial en imprimant 77 Anna Arnar, « Je suis pour… aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle », dans Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men (dir.), L’Illustration. Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999, p. 349. 78 La relation d’influence ne s’établit pas à sens unique, puisque le journal La Caricature (1830-1843) du même éditeur a probablement inspiré Rodolphe Töpffer (David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 84). 79 18.15, le 13/4/1839, p. 2 ; 18.17, le 27/4/1839, p. 2 ; 18.23, le 8/6/1839, p. 4. 80 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 28/2/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit., p. 19). 81 Joël dirige de 1829 à 1839 la succursale parisienne de son père Abraham Cherbuliez, libraire à Genève (Josiane Cetlin, « Joël Cherbuliez (1806-1870) », op. cit., p. 52). 82 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, mai 1839, p. 139. 83 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 152. 84 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel et social ? », dans Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne (dir.), L’Album : le parti pris des images, Clermont-Ferrand, PU Blaise-Pascal, 2012, p. 39. 85 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 16/4/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit., p. 27). 86 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 247. 23 Les Cahiers du GRIT - n° 3 sous la raison sociale « Impr. d’Aubert & Cie » les trois albums au format oblong, dont il a « effectué plusieurs tirages »87. La collection des « Albums Jabot » (1839-1847) accueille bientôt des récits originaux pour compter jusqu’à douze titres réalisés par plusieurs auteurs, dont les jeunes illustrateurs Gustave Doré et Cham [Charles Amédée de Noé]88. L’album in8o au format de l’Histoire de Mr Jabot qui définit métonymiquement l’histoire en estampes dans le catalogue Aubert, constitue un produit éditorial taillé sur mesure pour un genre narratif inédit. En effet, deux stratégies éditoriales d’importation président aux choix de formats89. La première méthode consiste à présenter l’œuvre « au lecteur sous un jour suffisamment étranger pour que ce dernier garde la mémoire de la chose », contrairement à « la méthode opposée, qui, sans exiger de son lecteur fatigue et travail, veut mettre dans son présent immédiat l’auteur étranger »90. Les premiers contrefacteurs des histoires en estampes, comme Aubert, tendent à identifier ce nouveau média artistique à son format originel, ce qui les conduit à préférer la première méthode (l’exotisation), c’est-à-dire à adopter des stratégies de traductions littérales, en particulier à importer le format éditorial avec l’œuvre. Seul le procédé d’impression varie librement d’un lieu d’édition à l’autre. Ainsi, Charles Philippon contrefait la première autographie de l’Histoire de Mr Vieux Bois [A] à Paris, en faisant lithographier conjointement les légendes manuscrites et les illustrations, évitant (comme les autographies de Töpffer) la dépense typographique. Cette version d’Aubert [b] se trouve contrefaite, à son tour, à Londres [d] grâce à l’éphémère procédé d’impression « gypsographique ». Comme l’autographie, ce procédé semble s’être principalement dédié au média artistique inventé par Töpffer, bien qu’il dût se combiner à la typographie pour une impression satisfaisante des légendes. Son inventeur, Godfrey Woone91, avait d’abord tenté « de trouver un marché respectable pour son procédé, la gypsographie, mais après quelques années il abandonna ses recherches et l’utilisa avec succès pour des albums de bande dessinée »92 dans les années 1840. Les premières stratégies éditoriales d’exotisation des histoires en estampes cèderont bientôt le pas à des stratégies de naturalisation93, c’est-à-dire à l’adaptation aux formats en vigueur dans les cultures cibles. Toutefois, c’est le format oblong originel qui fait connaître l’œuvre graphique de Töpffer à ses contemporains romantiques, comme les frères Alfred et 87 Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », op. cit., p. 67. 88 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel et social ? », op. cit., p. 40-41. 89 Valerio Rota, « Aspects of Adaptation. The Translation of Comics Formats », dans Federico Zanettin (dir.), Comics in translation, Manchester, St. Jerome, 2008, p. 84. 90 Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (1813), trad. par Antoine Berman, Paris, Seuil (Points), 1999, p. 65 et 71. 91 L’imprimeur établi à Edimbourg puis à Londres dépose un brevet « pour un procédé amélioré de fonte de plaques métalliques en relief » dans une empreinte gravée à travers une pellicule de plâtre sur un socle de cuivre ou d’acier (The London Journal of Arts and Sciences ; and Repertory of Patent Inventions, 10.64, juin 1837, p. 253), procédé baptisé ultérieurement « gypsographie » du nom de la pierre à plâtre (gypse). 92 Elizabeth M. Harris, « Experimental Graphic Processes in England (1800-1859) », dans Journal of the Printing Historical Society, 4, 1968, p. 50 (voir aussi le no 5, 1969, p. 54-55). 93 Valerio Rota, « Aspects of Adaptation. The Translation of Comics Formats », op. cit., p. 86-90. 24 Benoît Glaude Paul de Musset94, « qui charme les Parisiens, qui hante les salons de la capitale, qui réussit dans le monde, si du moins c’est réussir dans le monde que d’y être accueilli quoique maussade et contrefait »95. En termes d’usage, « un format oblong, sous la Monarchie de Juillet, convoque d’emblée l’idée d’une dominante visuelle propre à une lecture divertissante, récréative ou encore éducative »96, ce qui ne renforce pas sa légitimité culturelle. En effet, l’illustration a paradoxalement suscité un phénomène de rejet à l’époque romantique en France, car elle « posait à certains écrivains un défi fondamental, dans la mesure où elle modifiait la façon de lire et d’apprécier les livres »97. La conception française du format des « Albums Jabot » est déterminée par la hiérarchie établie entre les arts dans la culture française. Comme le suggère Pierre Bourdieu, des décalages s’observent entre les hiérarchies artistiques instituées à partir d’une capitale culturelle, qui « peuvent être au principe de discordances souvent imputées au “caractère national” et ils contribuent à expliquer les formes que revêt la circulation internationale des idées »98. L’accueil européen réservé à l’œuvre de Rodolphe Töpffer en donne une illustration. À Paris, dans sa Revue critique des livres nouveaux « connue dans toute l’Europe lettrée »99, Joël Cherbuliez recommande les Voyages en zigzag (1844) de Töpffer comme livre d’étrennes. Il tolère les illustrations dans cette œuvre qu’il destine au public enfantin en opposant sa cohérence esthétique à la discordance du roman illustré. Pour atteindre la perfection du genre [du livre illustré], il faudrait que la même main tînt la plume et le crayon, que l’artiste et l’écrivain fussent réunis en une seule et même personne. On comprend qu’alors il y aurait harmonie complète entre le texte et les gravures, et que l’illustration remplirait vraiment son but. C’est cet accord si rare et si difficile à rencontrer qui fait le mérite des Voyages en zigzag.100 Pour sa part, même s’il apprécia aussi ces récits d’excursions illustrés101, Johann Wolfgang von Goethe « était plus intéressé par les caricatures de Töpffer que par ses diverses œuvres en prose », car il y retrouvait la spontanéité « qu’il admirait dans les illustrations lithographiques de [Eugène] Delacroix pour son Faust »102. Ainsi, si la critique française 94 Les frères possédaient plusieurs « Albums Jabot » dont Les Amours de Mr Vieux Bois (Maurice Delestre, Catalogue des livres composant la bibliothèque de MM. Alfred et Paul de Musset, Paris, Labitte, 1881, p. 6). 95 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 342. 96 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel et social ? », op. cit., p. 40. 97 Anna Arnar, « Je suis pour… aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle », op. cit., p. 342. 98 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 330-331. 99 Josiane Cetlin, « Joël Cherbuliez (1806-1870) », op. cit., p. 58. 100 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, novembre 1843, p. 334. 101 Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann, « Ueber die Feder-Zeichnungen von Töpfer », dans Kunst und Alterthum, 6.3, 1832, p. 571. 102 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 52 et 53. 25 Les Cahiers du GRIT - n° 3 recommande la lecture de Töpffer l’écrivain, en revanche la critique allemande applaudit Töpffer l’illustrateur103. Ces différences de hiérarchisations artistiques n’empêchent pas les deux nations de revendiquer le génie de l’auteur genevois. Pour Charles Augustin SainteBeuve, « on reconnaîtra combien est véritablement et sincèrement française la filiation de M. Töpffer, et à quel point nous avons droit de la revendiquer »104. Pour Friedrich Theodor Vischer, « sous le rapport de l’aimable comédie et de la folie consommée prévalant chez Töpffer, […] on se sent particulièrement interpellé par son caractère allemand »105. Vingt ans plus tard, aux États-Unis, l’auteur et son média artistique auront acquis un succès universel auprès d’un nouveau public, décomplexé à l’égard des hiérarchies artistiques traditionnelles. « Oldbuck » (M. Vieux Bois) est aussi universel que la musique ou que Shakspeare [sic], et il n’appartient à aucun pays en particulier. […] Bien que né à Genève, il n’est ni Suisse ni Français, ni Anglais ni Américain ; il est simplement humain. Il illustre l’universalité de Töpffer.106 Ce lectorat élargi aux femmes, aux enfants et aux ouvriers – autant de « lecteurs “illettrés” en ce qu’ils ne disposent pas de références littéraires »107 – se constitue en France après 1860, consommant essentiellement « les journaux, les fascicules ou les romans à bon marché »108. Rodolphe Töpffer entrevoit la conquête de ce futur public lorsqu’il réalise « que l’extension géographique de ses écrits se double de leur diffusion sociale dans des classes modestes »109. Toutefois, son œuvre conserve l’image d’une production mondaine au moins jusqu’à sa réédition par les frères Garnier à l’ère médiatique [I]. On sait la vogue si méritée des albums de Töpffer. Ces œuvres spirituelles et charmantes ont le privilège d’être admises dans tous les salons, d’y figurer sans choquer personne, d’amuser tous les âges et de pouvoir être offerts aux dames, aux demoiselles, aux adolescents et même aux enfants.110 La lente pénétration sociale des Amours de Mr Vieux Bois s’explique, naturellement, par des conditions matérielles d’accès à l’œuvre, « mais aussi, et sans doute pas moins, par la difficulté fondamentale de déchiffrer des images »111. Les contemporains s’accordent à recon- 103 Quoique l’allemand soit, avec l’italien, la première langue de traduction de choix d’œuvres en prose de Töpffer, traduites dès 1839 par Henri Zschokke à Aarau, Luigi Carrer à Venise et Giuseppe Torelli à Milan. 104 Charles Augustin Sainte-Beuve, « Poètes et romanciers modernes de la France. XLIII. M. Rodolphe Töpffer », dans Revue des deux mondes, 4.25, janvier-mars 1841, p. 846. 105 Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », op. cit., p. 547. 106 Henrietta Malan Fletcher, « Rodolphe Töpffer. The Genevese Caricaturist », op. cit., p. 564-565. 107 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), op. cit., p. 26. 108 Ibid., p. 31. 109 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 259. 110 Feuilleton du Journal général de l’imprimerie et de la librairie, 49;48, 1/12/1860, p. 858. 111 Rudolf Schenda, « Bilder vom Lesen – Lesen von Bildern », op. cit., p. 90. 26 Benoît Glaude naître l’originalité et la spontanéité de cette œuvre « absolument inédite en son genre »112. Pour Friedrich Theodor Vischer, « ce dessin complètement fou, aléatoire devient à bien y regarder un instrument bien réglé dans la main d’un homme qui fait sens du non-sens »113. Les premiers lecteurs sont fascinés par l’enchaînement séquentiel mis au point par Töpffer, cette « fantastique manière par laquelle il représente la même action sur plusieurs cases, séparées par des lignes, en une multitude d’instants directement successifs »114. La réitération systématique d’un même personnage suscite l’admiration de Goethe pour les histoires en estampes qu’il a pu lire115. Il faut admirer au plus haut degré la façon dont ce fantôme, sous le nom de M. Jabot, se reproduit sans cesse dans un entourage approprié, dans l’imagination du dessinateur, sous les formes les plus variées, et se représenter son individualité impossible fixée de la façon la plus étrange, comme si elle était réelle, par une plume spirituelle.116 Il insiste sur la force vitale qui en émane. Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann donnent une description précise de cet effet saisissant, qu’ils comparent à la réception d’une performance dramatique. Chaque petite image dépend de la précédente et prépare la suivante ; une légende éloquente et pleine d’esprit facilite la compréhension du sujet, et ce d’autant que les personnages agissant conservent toujours une parfaite ressemblance avec eux-mêmes [...], ainsi lorsque les croquis de ce cahier fantaisiste passent feuilles à feuilles sous nos yeux, nous y participons, comme si nous nous mettions en face d’un véritable spectacle qui, malgré les impossibilités physiques, se réaliserait de lui-même à chaque étape.117 La question de l’« Ikonisierung »118 – l’acquisition des compétences mises en œuvre dans la lecture des images – soulève celle de la catégorie socioculturelle du public visé dans les différents lieux d’édition des histoires en estampes. Leur lectorat s’est sensiblement étendu et diversifié au cours du XIXe siècle. La recension déjà citée119 des trois histoires en estampes rédigée par leur importateur parisien n’indique pas le prix de vente des volumes 112 Craven [John William Carleton], « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck. Tilt & Bogue, Fleet-street », dans The Sporting Review, 6.11, novembre 1841, p. 375. 113 Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », op. cit., p. 543. 114 Ibid., p. 549-550. 115 Il faut noter que l’Histoire de Mr Vieux Bois [Ms] ne lui est pas parvenue à Weimar. Soret et Eckermann signalent trois envois : le premier en janvier 1831 (qu’ils datent de 1830 par erreur) et le deuxième en janvier 1832 comportaient Festus, Cryptogame, Jabot et quelques récits de voyages ; le troisième, arrivé juste après le décès de Goethe (1832), contenait un recueil de nouvelles spécialement illustré pour l’occasion (Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann, « Ueber die FederZeichnungen von Töpfer », op. cit., p. 552-573). 116 Ibid., p. 571-572 (traduit par Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 376). 117 Ibid., p. 560-561. 118 Rudolf Schenda, « La lecture des images et l’iconisation du peuple », trad. par Frédéric Barbier, dans Revue française d’histoire du livre, 114-115, 2002, p. 14 et 22. 119 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, mai 1839, p. 137-139. 27 Les Cahiers du GRIT - n° 3 dans son établissement. La correspondance de l’auteur révèle le montant exorbitant120 de 15 F chez Cherbuliez, un prix plus élevé de moitié qu’à la librairie Ledouble à Genève (10 F) et plus du double de celui pratiqué à Paris par Aubert pour ses contrefaçons (6 F). Toutefois, il ne faut pas croire ce dernier prix démocratique. La maison qui édite également Le Charivari maintient dans ses caricatures une frontière idéologique entre son public bourgeois cultivé fréquentant le quartier du Palais-Royal et le « dangereux » prolétariat ouvrier des quartiers du sud-ouest de la ville121. Ce dernier n’a pas les moyens de s’abonner au quotidien satirique (60 F par an pour les Parisiens ; 72 F en province) et il ne fréquente pas le magasin de caricatures établi dans un passage piétonnier couvert (la « Galerie Véro Dodat »), haut lieu de la librairie à la mode et du commerce de luxe. Dans tous les cas, l’album d’histoires en estampes reste un produit relativement coûteux, réservé au public privilégié des salons, comme le démontre la circulation des Amours de Mr Vieux Bois en anglais. La seconde édition sensiblement remaniée [C] n’empêche pas Charles Philippon de vendre sa contrefaçon de l’autographie précédente [A] à Londres et d’y inspirer la première traduction anglaise d’une histoire en estampes : The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck (1841) [d]. George Cruikshank finance l’entreprise à parts égales avec son éditeur Tilt & Bogue et il confie la réalisation du frontispice à son frère aîné Isaac Robert, qui a peut-être assuré la copie122 de l’ensemble des « quatre-vingt-quatre vignettes très amusantes »123. Les échanges éditoriaux foisonnaient alors entre Paris et Londres, « le marché londonien était constamment maintenu au courant – au moins pendant la décade 1835-1848 – de toute innovation dans le livre illustré français »124. Ces nouveautés étaient rapidement disponibles sur ce marché cosmopolite grâce à des importateurs comme la librairie française Delaporte, dépositaire du catalogue Aubert à Londres. L’éditeur David Bogue125 combine la typographie à la gypsographie, réalisée par Woone & Co., pour produire des « copies pas bien fameuses »126 de la contrefaçon d’Aubert [b]. La contrefaçon anglaise est vendue à un prix (0,35 £ ~ 9 F) proche de ceux pratiqués sur le continent pour un public analogue. Une critique enthousiaste de l’avocat irlandais John William Carleton, parue dans The Sporting Review, annonce l’effet de mode saisonnier que produira cette nouveauté dans les familles aisées. L’œuvre est absolument l’une des plus spirituelles productions de la saison, finement conçue et 120 Par la suite, la maison baissera ses prix à 6 F à Genève et 9 F dans sa succursale parisienne, selon un encart publicitaire (dans Bibliothèque universelle de Genève, 15/7/1846, p. 8). 121 James Cuno, « Charles Philipon, La Maison Aubert, and the Business of Caricature in Paris (1829-1841) », dans Art Journal, 43, 1983, p. 349. 122 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 162, 169 et 196. 123 Craven, « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck », op. cit., p. 374. 124 John Buchanan-Brown, Early Victorian Illustrated Books. Britain, France and Germany (1820-1860), Londres, The British Library – Oak Knoll Press, 2005, p. 56. 125 La maison d’édition fondée par Charles Tilt en 1827 est gérée par son employé David Bogue sous la raison sociale Tilt & Bogue à partir de 1840, jusqu’à ce que son successeur s’acquitte du rachat de l’affaire pour l’exploiter, dès 1843, à son seul nom (ibid., p. 157). 126 Léopold Gautier, « Où, quand, comment Töpffer a-t-il été traduit ? », dans Journal de Genève, 17/8/1966, p. 10. 28 Benoît Glaude artistiquement exécutée, et, lors d’une longue soirée d’hiver, elle sera idéale pour faire hurler de rire la tablée familiale à l’intérieur, au mépris de la tempête qui hurle à l’extérieur.127 Cinq ans après sa publication, le coûteux album anglais [d] paraît déjà désuet sur le marché londonien128 (en même temps que le style de George Cruikshank129) aux yeux du seul public, mondain et sensible aux effets de mode, capable de se l’offrir. Dans la foulée, l’album oblong est réimprimé à New York, à partir des plaques imprimantes des vignettes londoniennes ou de leur clichage130, reproduisant jusqu’à la mention « Woone’s gypsography » en couverture. Cette contrefaçon new-yorkaise paraît d’abord en supplément au magazine Brother Jonathan (1842) [e] – dans un format à la française, c’està-dire avec trois bandes par page au lieu d’une seule dans les albums oblongs – avec un nouveau découpage et une nouvelle typographie. Elle se vend à un prix tellement modique (0,125 $ ~ 0,65 F) qu’elle inaugure, selon son éditeur Benjamin Day, le marché américain du livre à bon marché131. La brochure new-yorkaise reparaît, amputée de neuf vignettes, en album au format oblong chez Wilson & Co. (1845) [f1], qui réattribue la gypsographie à un improbable « Timothy Crayon ». Cette « histoire extrêmement drôle racontée de façon entièrement graphique »132 connaîtra une réimpression aux noms des éditeurs Dick & Fitzgerald [f2]. Entre-temps, sur le continent, le nouveau média artistique, qui avait produit un engouement momentané auprès d’un public mondain, rencontre un succès durable auprès d’un lectorat de masse nouvellement né. Dans les années 1870, débordés par la demande grandissante de ce public pour des histoires illustrées, quelques auteurs anglais se mettent à « adapter » massivement les œuvres de l’Allemand Wilhelm Busch, dont le succès a éclipsé Töpffer (†1846). Ces traductions pirates remplissent à peu de frais les twopenny weeklies (0,008 £ ~ 0,21 F), nouveau modèle de presse, qui essaime à travers l’Europe et l’Amérique, pour un public nouvellement alphabétisé sans tradition familiale de lecture133. « Si une majorité de la population est aujourd’hui en mesure de lire et de comprendre des périodiques illustrés […], c’est là le résultat d’un long processus d’apprentissage collectif »134, qui trouve 127 Craven, « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck », op. cit., p. 376. 128 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 164. 129 John Buchanan-Brown, Early Victorian Illustrated Books, op. cit., p. 159. 130 Les plaques métalliques en relief n’ont pu servir qu’une fois à Londres, avant d’être revendues aux éditeurs newyorkais de Brother Jonathan, Benjamin Day et James Wilson, alors spécialisés dans la réimpression de matériel anglais. Elles ont pu également subir un clichage, par stéréotypage en plâtre – vieille spécialité anglaise qui inspira la gypsographie de Woone – ou par galvanotypie (Elizabeth M. Harris, « Experimental Graphic Processes in England » [1800-1859], dans Journal of the Printing Historical Society, 5, 1969, p. 57 et 64). Dès 1843, Rodolphe Töpffer s’en inquiéta auprès de l’éditeur des Voyages en zigzag, Jacques-Julien Dubochet : « dites-moi à quelles conditions vous leur livrez vos clichés, et quels, car ce ne sont sûrement pas les bois en personne » (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer, op. cit., p. 131). 131 Robert Beerbohm, Leonardo De Sá et Doug Wheeler, « Töpffer in America », dans Comic Art, 3, 2003, p. 42. 132 Wiley & Putnam’s Literary News-Letter, and Monthly Register of New Books, Foreign and American, 4.41, avril 1845, p. 308. 133 Kevin Carpenter, Vom Penny Dreadful zum Comic, Oldenburg, Bibliotheks-und Informationssystem der Universität Oldenburg, 1981, p. 61-63. 134 Rudolf Schenda, « La lecture des images et l’iconisation du peuple », op. cit., p. 28. 29 Les Cahiers du GRIT - n° 3 son aboutissement à la Belle Époque. Ces illustrés à dix centimes135 accueillent les premières traductions de bandes dessinées américaines au début du XXe siècle. Avant cela, la naissance de la B.D. aux États-Unis se nourrit, au moins jusqu’aux années 1880, de la contrefaçon ou de l’imitation d’histoires en estampes européennes136, surtout celles de Töpffer et de Busch. Conclusion Loin d’évaluer l’authenticité des nombreuses versions des Amours de Mr Vieux Bois, cette approche pragmatique externe n’a pu que souligner l’importance philologique, sociologique et ethnologique de la prise en compte de leur circulation. Cette conclusion remet en question une certaine vision de l’œuvre définitive, qui perpétue « l’opposition classique entre le vrai et le faux »137, alors que la modernité tend à valoriser la diversité de ses exécutions138. À la question de savoir quelle version de référence doit être préférée, je ne peux qu’opposer les arguments quantitatifs – des tirages des contrefaçons et de leur nombre – qui plaident en faveur de la première autographie [A], aux arguments qualitatifs, qui désignent la seconde autographie [C] conformément aux intentions de l’auteur. L’effet d’inachèvement et l’admirable spontanéité des différentes versions de l’œuvre renforcent cette indécision. La recherche sur l’identité et le nombre de leurs contributeurs n’apporte pas plus de certitude. Paradoxalement, l’extension du nombre des artisans du livre impliqués dans la fabrication de cette histoire en estampes garantit la supériorité qualitative des versions tardives [G, I] davantage que la part de la contribution de l’auteur. Les premières contrefaçons des « Albums Jabot » l’obligent à envisager une exportation planifiée, à professionnaliser la production et à s’entourer d’experts pour sa diffusion et sa distribution à Paris. « En s’ouvrant à l’édition parisienne, Töpffer entre dans un autre système de production »139 auquel il doit abandonner une certaine latitude, puisqu’il ne peut plus en contrôler toutes les étapes. Il lâche aussi certaines garanties romantiques d’originalité comme l’amateurisme ou l’autographie, pour satisfaire la demande grandissante des lecteurs. Comment Les Amours de Mr Vieux Bois a-t-il été accueilli par les producteurs et par les lecteurs ? En l’espace de vingt ans, l’œuvre circulant en contrefaçon s’est offerte aux récupérateurs, précipitant le média artistique dans le domaine public, et le nom de son inventeur dans un relatif oubli. De traductions en adaptations, la circulation internationale de l’œuvre tend à estomper les concepts de propriété auctoriale, de version autorisée et de version de référence. Les premiers contrefacteurs identifient l’histoire en estampes à son format, ils importent ce nouveau produit éditorial en assumant son étrangeté (exotisation), mais leurs successeurs se réapproprient l’inno135 La gratuité du matériel plagié et l’amélioration des procédés de reproduction photomécanique permettent de baisser encore le prix des illustrés à seulement un demi-penny en Angleterre et dix centimes en France. 136 Robert Beerbohm, Leonardo De Sá et Doug Wheeler, « Töpffer in America », op. cit., p. 46. 137 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, op. cit., p. 30. 138 Je remercie Philippe Kaenel qui m’a fait prendre conscience de ce présupposé de l’œuvre comme objet fini. 139 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 246. 30 Benoît Glaude vation, qu’ils adaptent à leurs canons éditoriaux (naturalisation). L’étrangeté novatrice du média artistique avait produit un engouement temporaire auprès d’un public mondain, mais il doit son succès durable à de « nouveaux lecteurs apparus au moment même [après 1860] où le monde de l’imprimé bascule dans l’industrialisation »140. Alors que The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck paraît démodé en Grande-Bretagne, ses principes narratifs survivent dans le style « buschien » de l’Anglaise Marie Duval141 et dans celui de Wilhelm Busch lui-même142 (quoiqu’il s’en défende). Ainsi, si les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer ont connu un débit suffisant pour toucher, de son vivant, un large public – particulièrement sur le marché new-yorkais –, elles n’ont probablement pas atteint le grand public de l’imagerie populaire. Cependant, le succès posthume de son invention, dans la presse illustrée à dix centimes de la fin du XIXe siècle, montre son adoption durable par les producteurs et par les lecteurs européens de l’ère médiatique. Cette conclusion narratologique montre les limites d’une approche strictement externe, telle que je l’ai pratiquée. Elle appelle nécessairement une lecture immanente de l’œuvre143, dans ses différentes versions, voire dans ses adaptations à d’autres médias. En effet, longtemps après avoir été porté au théâtre par Rodolphe Töpffer144, Les Amours de Mr Vieux Bois a inspiré une pastorale à Alfred Jarry (1903) et un dessin animé à l’Atelier Lortac (1921). Benoît Glaude (Université catholique de Louvain) Légende des illustrations Figure 1 : Hypothèse de stemma codicum pour Les Amours de Mr Vieux Bois. Figure 2 : Quatre versions d’une vignette des Amours de Mr Vieux Bois (« Mr Vieux Bois, profitant de sa maigreur extrême, s’introduit par la cheminée, ce qui effraie fort l’objet aimé. » / « Profiting by his excessive thinness, Mr. Oldbuck introduces himself through the chimney which rather alarms his ladye-love »). Figure 3 : La même vignette fidèlement redessinée pour trois éditions lithographiques autorisées des Amours de Mr Vieux Bois (« S’étant aperçu de l’accident, Mr Vieux Bois se hâte de revenir sur ses pas. » / « Herr Vieux Bois hat den Unfall wahrgenommen und eilt spornstreichs zurück. ») Figure 4 : Carte de la circulation européenne des Amours de Mr Vieux Bois réalisée à partir de l’Atlas de géographie élémentaire physique et politique d’Alexis-Marie Gochet (Liège, Dessain, 1868). 140 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), op. cit., p. 58. 141 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 165. 142 Ibid., p. 181. 143 Quelques exemples appliqués aux Amour de Mr Vieux Bois : Thierry Smolderen, « Le syntagme töpfférien », dans Cinéma & Cie, 9, 2007, p. 91-110 ; Keyvan Sarkhosh, « Die Genese des Mediums “Comic” und seiner Spezifika bei Rodolphe Töpffer (1799-1846) », dans Komparatistik, 11, 2012, p. 45-67 ; Thierry Groensteen, « Éléments pour une poétique töpfférienne », dans Id., M. Töpffer invente la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 99-160. 144 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 298. 31 Dossier Imaginaire de la narration dans les productions littéraires mixtes (texte écrit et image fixe) contemporaines sous la direction de Jean-Louis Tilleuil Présentation La deuxième moitié du XXe siècle a été contemporaine d’une légitimation, de mieux en mieux affirmée, de productions destinées à un large public et ayant comme particularité sémiotique d’associer le texte écrit et l’image fixe. On citera par exemple la bande dessinée, l’album pour enfants ou la publicité (dans la presse écrite et l’affiche). À la différence du cinéma, qui anime ses images et oralise son texte, et qui intéresse depuis longtemps, c’està-dire au moins depuis les années 1960, les théoriciens pour ses pratiques « fascinantes » de narration, ces productions mixtes émergentes n’ont pas bénéficié d’une telle attention. Ce premier déficit d’intérêt pourrait bien se voir expliqué par un second : si l’image BD, enfantine ou publicitaire a fait l’objet d’études nombreuses et variées (iconiques, plastiques, esthétiques, narratives, thématiques, idéologiques, etc.), le texte n’a été que très rarement considéré dans sa spécificité signifiante, immanquablement induite par le type de production qui y recourt. Or, ce n’est que par la confrontation des stratégies sémiotiques respectives du texte et de l’image que peut être menée une réflexion pertinente sur les procédés de narration de productions qualifiées de mixtes. Le présent dossier s’est donné comme objectif d’étudier les variables combinatoires du texte écrit et de l’image fixe, dans une perspective d’analyse micro ou macrostructurale, et d’y mettre au jour les incidences que ces variations peuvent avoir sur les modalités de narration (énonciation et iconisation). On a été également attentif à l’éventuelle évolution de ces procédures scripturales et monstratives (Nouvelle BD = nouvelles narrations ?) et, plus encore, à la part prise par l’imaginaire dans ces pratiques de narration, en relation avec les conditions de production des œuvres retenues. Cette implication de la fonction imaginative a pu, à l’occasion, être corrélée avec celle à l’origine de la différenciation historiquement marquée des possibilités expressives du texte et de l’image. Jean-Louis Tilleuil 35 Presentation The second half of the 20th century has witnessed an increasingly affirmed legitimization of cultural productions destined for a large public and having the semiotic particularity of combining the written text and the fixed image. Examples of such items include comics, children’s literature or advertisements (in the press or on billboards). In contrast to cinema – which animates images and voices text, and which has attracted theoreticians for a long time (i.e. since the 1960s) through its ‘fascinating’ narrative techniques – the above-mentioned emerging, mixed cultural productions have not received such attention. This lack of interest can be explained by another lack of interest: if the image in comics, children’s literature and advertisements has been the object of numerous diverse (iconic, visual, aesthetic, narrative, thematic, ideological etc.) studies, the signifying specificity of the text, which is inevitably affected by the type of production using it, has only rarely been considered. Yet, it is the very confrontation of the respective semiotic strategies of image and text that can lead to pertinent reflections on the narrative methods of mixed cultural productions. The present collection of articles aims at studying the varied combinations of written text and fixed image from an analytical perspective that is either micro- or macro-structural and to shed light on the impact of these variations on narrative modalities (especially with regard to expression and iconization). The collection also considers the possible evolution of the textual and visual methods involved (nouvelle BD = new narratives?). In addition, the role of the imagination in such narrative techniques is discussed in connection with the context of production of selected works; this involvement of the imaginative function has, at times, been correlated to the function that is at the origin of the historically significant differentiation of the expressive possibilities of image and text. Jean-Louis Tilleuil1 1 Texte traduit par Maaheen Ahmed. La hantise de l’écriture dans la bande dessinée contemporaine En 1989, Jan Baetens remarquait qu’« [i]l arrive souvent que les recherches en bande dessinée valorisent, au détriment des unités verbales, la dimension purement visuelle des planches, comme si la présence d’un écrit était une tare du genre ou, pis, un obstacle à son épanouissement » (Baetens, p. 7). En dépit de cette tradition critique, qui « affirm[ait] que l’essence de la bande dessinée ne tenait pas à la fusion de l’écrit et de l’image » (p. 8), Jan Baetens montrait alors dans la suite de son fameux Hergé écrivain que le travail du créateur de Tintin, souvent désigné par l’historiographie comme le modèle emblématique de la bande dessinée européenne classique, se caractérisait par un « équilibre de l’iconique et du verbal : ni équivalence ni égalité, mais autonomie et, surtout, complémentarité » (id.). Deux décennies plus tard, Thierry Smolderen semble avoir voulu répondre à ces remarques dès les premières lignes du beau livre sur les Naissances de la bande dessinée qu’il fit paraître en 2009 aux Impressions nouvelles, et qui l’affirment d’emblée : Il suffit de lire certains auteurs récemment primés au festival d’Angoulême, pour s’apercevoir que les frontières de la bande dessinée sont beaucoup plus mobiles et difficiles à définir aujourd’hui qu’il y a une vingtaine d’années, quand Tintin faisait encore figure de « prototype stable » de la forme. (Smolderen, p. 5) Sans contredire Jan Baetens, Thierry Smolderen actait ainsi en quelques mots l’obsolescence du modèle hergéen, dans le but évident de dégager la bande dessinée de sa définition classique et, partant, de rompre l’équilibre entre le texte et l’image qu’aurait garanti la ligne claire1. De ce dialogue différé, on pourrait facilement induire que les relations entre l’image et le texte dans la bande dessinée auraient progressivement évolué dans le sens d’une émancipation de l’image qui, après avoir absorbé le texte de l’histoire illustrée à l’aide de ballons, aurait entretenu avec le texte une relation de complémentarité pendant la période classique, avant que l’avant-garde des années 1960-1970, appuyée par les sémiologues, ne proclame sa libération du joug du texte. Pourtant, si l’on se penche sur la courte histoire de la théorie de la bande dessi1 La ligne claire ou Klare lijn est un concept inventé en 1977 par le dessinateur néerlandais Joost Swarte pour désigner le langage graphique d’Hergé et de certains auteurs qui se sont inspirés de son œuvre. 37 Les Cahiers du GRIT - n° 3 née dans l’espace francophone, auquel je devrai malheureusement limiter mon propos, il faut bien constater que tout se passe comme si, quelle que soit l’époque, et quel que soit le modèle de référence, il faille encore et toujours dénoncer la violence du texte pour promouvoir l’émancipation de l’image, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres aires culturelles, et notamment dans la tradition anglo-saxonne, qui est dynamisée par d’autres enjeux. La question des origines À l’origine, l’approche critique de la bande dessinée impliquait de fait une irruption de la culture populaire imagée dans l’espace lettré du savoir. Cette prise de position s’est donc logiquement dite en termes d’insurrection, et la proclamation des pouvoirs narratifs et figuratifs de l’image eut pour contrepartie une dénonciation de la dictature du texte. Pierre Fresnault-Deruelle, incontestable précurseur des études universitaires sur la bande dessinée, a volontiers défini son objet, à la suite de Töpffer, comme un genre « mixte ». Mais dans l’article historique qu’il fit paraître dès 1970 dans la prestigieuse revue Communications, le jeune chercheur s’attacha toutefois à démontrer que dans le domaine de la bande dessinée, au moins, « le mot fait image » (Fresnault-Deruelle, Le verbal, p. 145), c’est-à-dire que le verbal y est aussi, et peut-être avant tout, iconique, car « le ballon particip[e] à la fois du message linguistique et du message iconique » (p. 159). Dans son essai de 1972 sur les Dessins et bulles de son genre de prédilection, il précisera par ailleurs qu’« il n’y a pas de lettre de l’image » (Fresnault-Deruelle, Dessins, p. 20), c’est-à-dire que la dénotation de l’image dessinée est vide. De tout cela, il résulte une conception de la signification de l’image mixte, c’est-à-dire verbale et iconique, symétriquement inversée par rapport à la « Rhétorique de l’image » que Barthes avait esquissée dans Communications en 1964. Car quand l’auteur du Degré zéro de l’écriture attribuait au texte la responsabilité d’un message linguistique, et à l’image celle d’un double message iconique, Fresnault-Deruelle considère que le texte des bandes dessinées est porteur de deux messages, l’un connoté par sa forme plastique, l’autre appartenant au code linguistique, tandis qu’il ramène le sens de l’image dessinée à sa connotation2. En dépit de cette opposition schématique, la proposition de Fresnault-Deruelle, parce qu’elle voulait s’appliquer à la seule bande dessinée, n’était pas une contradiction frontale de la sémiologie de Barthes, qui reconnaissait du reste la spécificité de l’image dessinée, au sujet de laquelle il écrivit que sa dénotation est « moins pure que la dénotation photographique, car il n’y a jamais de dessin sans style » (Barthes, p. 46). Mais quand Barthes parle de rhétorique de l’image, Fresnault-Deruelle évoque la nature picturale de l’écrit. Là où le premier extrait artificiellement le message linguistique de l’image, le second rappelle la participation du texte au message iconique et son inclusion dans la représentation ana- 2 Les termes de dénotation et de connotation s’entendent ici, comme Roland Barthes le précise dans son article, au sens de message littéral et de message second culturellement induit. 38 Olivier Odaert logique. De l’un à l’autre, en somme, la sémiologie de l’image reste sensiblement la même, mais les manières de présenter les rapports entre le texte et l’image sont radicalement différentes. La comparaison du vocabulaire utilisé par les deux auteurs pour décrire ce que Barthes appelle « les fonctions du message linguistique par rapport au message iconique » (p. 44) est particulièrement révélatrice de ces enjeux de pouvoir qui sous-tendent leur travail de sémiologues : car ce que Barthes désigne en termes d’« ancrage » (précision du message iconique par le message verbal) et de « relais » (complémentarité de la parole et de l’image) (id.), Fresnault-Deruelle, sans remettre en cause la pertinence de ces concepts pour la bande dessinée, choisit de le traduire par les termes de « répression » et de « concaténation » (Fresnault-Deruelle, Le verbal, p. 158) de l’image. Permanence d’un enjeu théorique Les connotations du discours de Fresnault-Deruelle trouvent facilement leur explication dans un contexte d’incursion progressive de l’image produite en masse, c’est-à-dire de l’industrie de l’image, dans la culture légitimée. Mais plutôt que de s’estomper avec le temps, en suivant la courbe de la progressive légitimation intellectuelle, sociale et culturelle de la bande dessinée, ces revendications continueront de se dire avec la même virulence de décennie en décennie, comme si le dynamisme insurrectionnel de l’image était intrinsèque au genre. Alain Rey, vers la fin des années 1970, affirmera que la bande dessinée se caractérise par « une lutte créatrice entre figuration et narrativité, non pas entre image et texte, ce dernier n’assumant qu’un aspect, le plus superficiel, du récit » (Rey, p. 200). En conséquence, il estimera que, « plus que la présence ou la fréquence des bulles, le critère de la bande dessinée » serait « l’homogénéité des éléments constitués en somme graphique » (p. 74), texte compris. En 1982, la sociologue Irène Pennachoni affirmera plus clairement encore que « [l]a bande dessinée bafoue le texte, le réduit à des dimensions subalternes »3, et définira donc le genre par sa subversion. Benoît Peeters, au début des années 1990, théorisera quant à lui la bande dessinée comme un ensemble d’images en relation. Il ne niera évidemment pas l’existence d’« échanges […] entre le verbal et le visuel » (Peeters, p. 14), mais alors que Fresnault-Deruelle accordait malgré tout, et à quelques exceptions près, la fonction de liaison entre les images de la bande au verbal iconisé par les ballons, Peeters attribuera à l’image sa propre fonction de relais : la case de bande dessinée est prise dans ce que l’on ne craindra pas de désigner ici comme un effet de dominos : chaque vignette se doit de contenir à la fois un rappel de la précédente et un appel à la suivante. La véritable magie de la bande dessinée se révèle entre les images, dans la dynamique 3 Irène Pennachioni, La nostalgie en images. Une sociologie du récit dessinée, Paris, Librairie des méridiens (Sociologies au quotidien), 1982, p. 122, citée par Jean-Louis Tilleuil, « Comment aborder l’étude du couple texte-image », dans id. (dir.), Théories et lectures de la relation image-texte, Cortil-Wodon, E.M.E., 2005, p. 77. 39 Les Cahiers du GRIT - n° 3 qu’elles décrivent, dans la tension qui les relie. (p. 19) Quelques années plus tard, Thierry Groensteen poursuivra dans la même direction en définissant la bande dessinée comme « une espèce narrative à dominante visuelle » (Groensteen, p. 4) dont il affirmera en des termes éminemment politiques que « l’élément central », le « critère premier » serait la « solidarité iconique » (p. 25). Pour clarifier ce principe, il évitera ostensiblement le vocabulaire de la linguistique, pourtant historiquement privilégié par la sémiologie, préférant par exemple, pour décrire l’ensemble des relations entre les images, extraire le terme d’arthrologie du lexique médical plutôt que de parler de syntaxe. L’aspect polémique et politique de sa proposition théorique, qui consiste comme il le résume à accorder la préséance « aux relations d’ordre spatial » (p. 26), est si prégnant qu’il appelle un vocabulaire militaire : il s’agit pour Groensteen d’aller « à l’encontre de l’opinion la plus répandue, qui veut que, dans une bande dessinée, l’organisation spatiale soit totalement inféodée à la stratégie narrative et commandée par elle » (id.). En somme, et sans préjuger de la validité de ces différentes approches, la théorie de la bande dessinée, dans l’espace francophone, envisage depuis près d’un demi-siècle les rapports entre l’image et le texte en termes de répression et de domination, c’est-à-dire en termes de pouvoir. Le genre est conçu et se conçoit comme un renversement de l’autorité du texte sur l’image. C’est pourquoi Thierry Smolderen définit le moment de la naissance de la bande dessinée moderne comme celui de la transformation des mots de l’histoire en « bulles, c’est-à-dire, en images sonores » (Smolderen, p. 7). Alain Rey, déjà, décrivait la naissance de la bande dessinée en des termes semblables. Auparavant, expliquait-t-il, l’image était circonscrite par le texte — « la " légende " cherchait à clore la figure » (Rey, p. 73). Chez les précurseurs comme Töpffer ou Christophe, on aurait en revanche assisté à une forme de redoublement de l’image par le texte, « une redondance sans terme » (id.), avant qu’enfin la bande dessinée ne naisse, caractérisée par la prise de pouvoir de l’image : « Domptés, les textes de la bande dessinée en achèvent le dessein […]. Les textes libres y font partie du paysage, les bulles flottent comme un double des personnages » (p. 73-74). Cet imaginaire de la bande dessinée comme circonscription et intégration du texte par l’image ne se limite pas au discours critique. Jean-Louis Tilleuil4 a montré comment l’inversion des rapports de l’image et du texte est devenue la norme d’appréhension de la bande dessinée dans d’autres discours, ceux des amateurs et des collectionneurs, mais aussi dans le discours juridique ou le discours sociologique. Mais le discours le plus révélateur à cet égard est peut-être celui de la bande dessinée elle-même. Il suffit de prendre Thierry Smolderen au mot, et de se prêter à lire, comme il le propose, « certains auteurs récemment primés au festival d’Angoulême » (Smolderen, p. 5), pour constater à quel point la question du texte continue de hanter le genre, mais pas forcément au plan formel, comme l’auteur de Naissances de la bande dessinée semble le suggérer. Sur l’ensemble de la dernière décennie, la majorité des lauréats de l’Alph-Art de la meilleure bande dessinée française ou étrangère, rebaptisé 4 Op. cit., p. 61-118. 40 Olivier Odaert depuis Prix du meilleur album et ensuite Fauve d’or, proposent en effet un traitement du texte assez classique. Du grand public Pascal brutal cube de Riad Saatouf, primé en 2010, au plus pointu Passage en douce d’Héléna Klakocar, en 2000, le ballon reste la norme d’inscription du texte dans l’image, selon des modalités de lecture configurées depuis les origines de la bande dessinée moderne. Le genre, tel qu’il est emblématisé par le palmarès de ce prix, a évidemment connu des évolutions majeures depuis les premières passes d’armes de Fresnault-Deruelle, mais les fonctions concédées au texte se sont maintenues, tout autant que, dans la majorité des cas, le découpage en vignettes, qui constitue le degré minimal de narration par l’image. Des exceptions importantes sont à noter, comme celles de Winshluss ou de Shaun Tan, qui proposent des récits majoritairement ou complètement muets. Par ailleurs, il faudrait scruter avec attention chaque détour des planches de ces albums pour déterminer comment le texte et l’image continuent, malgré tout, de s’y partager l’espace du sens. Mais en dépit de l’apparence de stabilité que ne viennent perturber que des exceptions, qui comme toujours confirment la règle, la question des rapports entre le verbal et le pictural continue de se poser à voix haute dans la bande dessinée. Le discours hanté Alain Rey notait à propos du texte qu’après l’invention de « l’alphabet, le langage transcrit passe dans le figural, et la figure hante l’écrit » (Rey, p. 74). En bande dessinée, c’est rigoureusement l’inverse qui continue de se produire : le texte hante l’image. Sur les treize albums primés au festival d’Angoulême entre 2000 et 2010, plusieurs sont travaillés en profondeur par la problématique du texte, thématisés et narrativisés par des récits où le texte et l’image interviennent aussi au titre de protagonistes, et peut-être d’antagonistes. Dans ces livres, la question est si urgente qu’elle imprègne le nœud central de l’intrigue, dont elle constitue en quelque sorte le mobile. Après avoir indiqué que le discours théorique sur la bande dessinée, dans l’espace francophone, est toujours marqué par l’enjeu de pouvoir qui sous-tend le rapport du texte à l’image dans nos civilisations, je voudrais montrer que le discours de la bande dessinée est également hanté par cette problématique qui lui est intrinsèque, en décrivant très brièvement comment elle s’inscrit dans les productions emblématiques de quatre auteurs majeurs de ce siècle naissant, tous lauréats d’un prix du meilleur album au festival d’Angoulême : Christophe Blain en 2002 avec le premier tome d’Isaac le pirate (Dargaud – Poisson Pilote), Chris Ware en 2003 avec Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth (Delcourt), Manu Larcenet en 2004 avec le premier Combat ordinaire (Dargaud), et enfin, plus récemment, Shaun Tan, primé en 2008 pour Là où vont nos pères (Dargaud)5. 5 Les albums de Chris Ware et de Shaun Tan qui ont été récompensés au festival d’Angoulême sont les traductions françaises de, respectivement, Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth (Pantheon Books, 2000) et The Arrival (Lothian, 2006). 41 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Christophe Blain : peintre et écrivain L’album de Christophe Blain est sans doute celui dans lequel la problématique du texte et de l’image est la plus lisible et la plus visible. Non pas que son style minimaliste soit particulièrement novateur quant au traitement du texte, mais parce que le rapport à l’image et au texte s’incarne dans les deux personnages principaux du récit : Isaac, qui est peintre, mais qui comme le remarque un personnage secondaire ne fait que dessiner (Blain, p. 48), et sa fiancée Alice, qui travaille au service d’un écrivain public (p. 4). Dès leur première apparition commune, les deux personnages se retrouvent autour d’un livre, qu’ils cherchent tour à tour à s’approprier, et qui raconte, comme la bande dessinée que le lecteur tient entre ses mains, l’histoire d’une exploration du « nouveau monde ». Dans cette dispute du texte et de l’image pour le contrôle du récit, c’est d’abord l’image qui l’emporte, en affichant son pouvoir de dénotation, qui fonctionne toujours automatiquement dans le cadre de la fiction iconique. Là où la copiste engrange modestement « un sou pour chaque ligne » (p. 4), il suffit au peintre de dessiner l’enseigne d’un épicier pour ramener un sac de victuailles, ou encore de portraiturer un cordonnier pour acquérir une paire de bottes neuves (p. 5-7) (fig. 1). Mais l’apprenti peintre jouera bientôt les apprentis sorciers : en prétendant qu’une étude pour une composition navale qu’il a acquise contre argent, c’est-à-dire dans l’ordre symbolique de l’écriture, est de sa main, il se verra propulser dans un univers de pirates, qu’il est donc devenu dans tous les sens du terme. Engagé par un capitaine aux velléités exploratrices, il sera chargé de ramener des croquis d’une terra incognita déjà décrite dans un journal de bord auquel « personne n’a accordé de crédit » (p. 36), mais que le capitaine des pirates rêve de s’approprier par la magie du dessin. Il s’agit donc de tenter de posséder par l’image un monde dont l’écriture a échoué à démontrer l’existence, ce qui en dit long sur les représentations du verbal et de l’iconique dans cette bande dessinée. Figure 1 : Christophe Blain, Isaac le pirate, t. 1, p. 7, v. 4. 42 Olivier Odaert Manu Larcenet : dénotation et connotation Le premier volume du Combat ordinaire de Manu Larcenet, comme les deux autres albums dont il sera encore question, s’organise autour de la figure paternelle, qui symbolise le problème du texte. Le protagoniste de ce récit est un jeune photographe en plein questionnement identitaire, dont l’histoire simple et belle est hantée par la question, fondamentale pour un auteur de bandes dessinées, des rapports entre le texte et l’image. À plusieurs reprises, le récit explicite en effet la crise du héros en termes de représentations, à l’aide de planches qui adoptent une focalisation interne. Les quelques pages de ce type contrastent avec la majeure partie du récit, généralement coloré, dynamique, et surtout stylisé : divisées en huit vignettes de tailles et de formes équivalentes, elles représentent des photographies sous la forme de dessins en niveaux de gris, surmontés par une légende qui transcrit les pensées du personnage, s’essayant à devenir le narrateur de sa propre vie. Les images, plus réalistes, plus précises dans les traits, figurent la photographie comme pure dénotation d’objets et d’ombres, dont le texte est exclu. L’intrigue de ce premier volume s’articule à cette problématique sémiologique de la séparation de l’iconique et du textuel, symbolisée par ces planches (fig. 2). Significativement, le protagoniste s’interroge à ces occasions sur ses crises d’angoisse, son « dysfonctionnement intime et incontrôlable » (Larcenet, p. 24). Figure 2 : Manu Larcenet, Le combat ordinaire, t. 1, p. 12, v. 1. Par ailleurs, au début du récit, le personnage principal remarque une photographie de son père, posant avec un ami en uniforme militaire, image qu’il « ne connaissai[t] pas » (p. 18), et dont il apprend qu’elle date de la guerre d’Algérie, passé douloureux que ses parents s’empressent de maintenir sous le boisseau de leur censure, en affirmant de concert « qu’il n’y a rien à en dire » (id.). Par un hasard invraisemblable, le jeune photographe 43 Les Cahiers du GRIT - n° 3 découvrira un double de cette image chez un vieillard solitaire qu’il rencontrera dans une campagne désolée. Interloqué, il apprendra de la bouche de son propre père, contacté par téléphone, qu’il a affaire à un ancien tortionnaire. Mais cette explication de la photographie échappera aussi bien au texte qu’à l’image (p. 50), sa teneur ne se manifestant que par la mine déconfite du personnage. Car c’est bien lui, le protagoniste, qui prendra en charge de dire ce passé monstrueux, en affrontant ce double paternel qu’il a rencontré par hasard dans sa retraite, assumant enfin le Combat ordinaire contre le père, et ce passé obscur qui lui servira paradoxalement à refaire le lien entre lui et le monde, par la grâce d’une parole enfin portée sur une image muette. Le travail de Larcenet, en ce sens, met en scène la nécessaire complémentarité du texte et de l’image. Chris Ware : filiations Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth de Chris Ware raconte aussi, et de façon bien plus manifeste, une quête du père. Présenté au début du récit comme une sorte de Tintin vieillissant, attardé dans une culotte trop courte, c’est un être inadapté, peureux, malheureux et surtout profondément solitaire, lancé dans une tentative désespérée et malheureuse de renouer les liens d’une filiation rompue. Les enjeux de cette entreprise généalogique sont comme chez Larcenet surdéterminés par la problématique de l’insertion du texte dans l’image. Chez Chris Ware, les planches silencieuses sont nombreuses, qui s’attardent à des narrations minimalistes, comme l’envol d’une feuille morte. Le verbal se ménage toutefois une place dans la majorité des pages, selon des modalités qui sont toujours problématiques, et révèlent l’inaptitude du langage et singulièrement du texte à relier le personnage au monde et à ses semblables. Les apparitions les plus nombreuses du verbal concernent des faux-semblants de dialogue, toujours avortés, qui naissent çà et là, des messages sur des répondeurs téléphoniques, des invectives insultantes. Le texte écrit s’invite aussi dans la représentation iconique, sur toutes sortes d’affiches publicitaires, de notes manuscrites curieusement mises en évidence dans des vignettes qui leur sont entièrement consacrées, et qui ne veulent littéralement rien dire. Mais plus encore que dans ses fonctions d’autoreprésentation, c’est-àdire de figuration de dialogues oraux et de signes écrits, c’est dans ses fonctions d’ancrage et de relais que le texte semble le plus explicitement inadapté. Entre les vignettes iconiques, des vignettes dévolues à du texte, parfois écrasantes, imposent une syntaxe insignifiante et déplacée qui brise la continuité du récit en images et ôte à l’histoire sa linéarité sans proposer de véritable alternative (fig. 3). Le code langagier se retourne contre lui-même et, au lieu de favoriser la liaison entre les cases, isole le personnage dans l’espace de la page et dans le temps du récit, comme son incapacité à maîtriser le langage l’isole irrémédiablement du reste du monde. 44 Olivier Odaert Figure 3 : Chris Ware, Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth. Shaun Tan : le texte encadré Toujours axé sur la question du père, The Arrival de Shaun Tan, lauréat du fauve d’or en 2008, change de point de vue pour raconter l’histoire poignante d’un père immigré confronté à l’étrangeté totale d’un nouveau rivage, auquel il tentera de s’adapter, avant d’essayer d’y faire parvenir sa femme et sa fille, restées au pays. Bande dessinée ou roman graphique, ce livre maintient le texte à ses limites, et se contente d’un titre, d’une dédicace sommaire et de quelques mentions légales et publicitaires sur la quatrième de couverture. Mais au sein du récit, aucun ballon ne vient inscrire du texte. L’image, pour autant, n’en est pas quitte de son rapport au langage écrit ou parlé. Car dans cette histoire d’immigration, l’absence de texte connote l’opacité d’un code, qui parce qu’il est illisible pour le personnage, le devient pour le lecteur, réduit à contempler la dénotation d’un monde muet, où l’on ne parle que par images. Le protagoniste du récit, dont on comprend aisément qu’il ne parle pas la langue de son pays d’accueil, en est ainsi réduit, pour se procurer le gîte et le couvert, à dessiner ce qu’il veut dans un petit carnet. Cet aspect n’est toutefois pas limité à quelques 45 Les Cahiers du GRIT - n° 3 épisodes convenus, mais constitue à proprement parler le fil du récit, dont la première image représente un origami, une feuille de papier pliée en forme d’oiseau, que l’on retrouvera un peu partout, sous différentes formes. Sur le trajet de son exil, on verra le père réaliser une de ces sculptures de papier à partir d’une feuille qu’il a précédemment noircie de son écriture. Mais à ce moment de son histoire, cette forme vide ne peut qu’en appeler d’autres, et suscite par la magie évocatrice de l’image l’apparition d’une nuée d’étranges animaux volants blancs, comme si la peinture suffisait à faire surgir des objets chez Christophe Blain. C’est que, avant que l’écrit intégré dans l’image ne fonctionne, le père devra apprendre à décrypter les codes nouveaux qui s’imposent à lui, et que figurent à merveille les étranges symboles dont il est placardé à son arrivée dans son pays d’adoption. À la fin du livre, toutefois, les rôles de l’image et du texte seront inversés. L’étrange volatile des débuts fera sa réapparition et suscitera cette fois la rédaction d’une lettre, qui sera ensuite pliée en forme d’oiseau, et disposée judicieusement dans le cadre adéquat, sorte de boîte aux lettres volante bardée d’inscriptions dont on verra explicitement que le protagoniste doit les lire avant de pouvoir l’utiliser (fig. 4). Plus tard, et toujours sous l’égide de l’oiseau blanc, le père recevra en retour une lettre qui annonce l’arrivée de sa famille, et leurs retrouvailles, que l’auteur dessinera, comme de juste, sous un grand envol d’oiseaux blancs. Le père, qui n’avait emporté avec lui qu’une image de sa famille — une photographie encadrée —, réalise donc cette image dans le récit à partir du moment où il inscrit du texte dans le cadre adéquat. De ce récit sans ballons ni bulles, le texte semble avoir disparu, mais sa digestion par l’image n’est pas totale, et il hante le récit comme un spectre, qu’il faut bien conjurer. Figure 4 : Shaun Tan, Là où vont nos pères. 46 Olivier Odaert Conclusion Tous ces exemples, trop peu nombreux et trop sommairement décrits, mériteraient une analyse approfondie, mais il s’agissait en l’occurrence de montrer à quel point le rapport entre le texte et l’image constitue non seulement un des enjeux majeurs de l’approche théorique de la bande, mais aussi le pivot de sa représentation dans les discours critiques autant que dans le discours que la bande dessinée tient elle-même, plus ou moins implicitement, sur ses propres modes d’expression. Si depuis un demi-siècle la sémiologie de la bande dessinée se heurte à la question du texte avec une violence propre à l’exclure ou à le subsumer complètement au langage iconique, de la même manière que l’écrit ne peut jamais se départir de sa nature fondamentalement graphique, ni le langage parlé de sa sonorité, la bande dessinée, même lorsqu’elle censure complètement ses modes traditionnels d’inclusion du texte, est hantée par la nature textuelle de son expression. Son absence ou son insignifiance, et même les dénonciations les plus virulentes de sa violence et de ses manquements, n’évacuent jamais complètement le texte, dont le fantôme hante les bandes dessinées comme un scrupule, comme un remords, comme une faute. Car la bande dessinée est structurellement, et pas seulement dans les moments de sa genèse ou dans les luttes avant-gardistes, une prise de pouvoir de l’image sur le texte, qui s’exprime en termes insurrectionnels dans la critique, et prend des traits œdipiens dans de nombreuses bandes dessinées, hantées par le spectre de l’écriture. Olivier Odaert (Université catholique de Louvain) 47 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Références Baetens Jan, Hergé écrivain (Bruxelles, Labor, 1989), Paris, Flammarion (Champs), 2006. Barthes Roland, «Rhétorique de l’image», dans Communications, 4, 1964, p. 40-51. Blain Christophe, Isaac le pirate, t. 1, Paris, Dargaud (Poisson Pilote), 2002. Fresnault-Deruelle Pierre, «Le verbal dans les bandes dessinées», dans Communications, 15, 1970, p. 145-161. –, Dessins et bulles. La bande dessinée comme moyen d’expression, Paris, Bruxelles et Montréal, Bordas, 1972. Groensteen Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999. Larcenet Manu, Le Combat ordinaire, t. 1, Paris, Dargaud, 2004. Peeters Benoît, La Bande dessinée, Paris, Flammarion (Dominos), 1993. Pennachioni Irène, La nostalgie en images. Une sociologie du récit dessiné, Paris, Librairie des méridiens (Sociologies au quotidien), 1982. Rey Alain, Les spectres de la bande. Essai sur la B.D., Paris, Minuit, 1978. Smolderen Thierry, Naissances de la bande dessinée : de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009. Tan Shaun, Là où vont nos pères (The Arrival, Melbourne, Lothian Books, 2006), Paris, Dargaud, 2008. Tilleuil Jean-Louis, « Comment aborder l’étude du couple texte-image », dans Tilleuil Jean-Louis (dir.), Théories et lectures de la relation image-texte, Cortil-Wodon, E.M.E., 2005, p. 61-118. Ware Chris, Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth, Paris, Delcourt, 2003. Légende des illustrations Figure 1 : Christophe Blain, Isaac le pirate, t. 1, Paris, Dargaud (Poisson Pilote), 2002, p. 7, v 4. © Dargaud 2011. Figure 2 : Manu Larcenet, Le Combat ordinaire, t. 1, Paris, Dargaud, 2004, p. 12, v. 1. © Dargaud 2011. Figure 3 : Chris Ware, Jimmy Corrigan: The Smartest Kid on Earth, Paris, Delcourt, 2003, [s. p.]. © Delcourt 2003. Figure 4 : Shaun Tan, Là où vont nos pères (Melbourne, Lothian Books, 2006), Paris, Dargaud, 2008, [s. p.]. © Dargaud 2008. 48 Texte et image : un paradigme pour la littérarité et la lisibilité de la littérature enfantine contemporaine La littérature destinée à la jeunesse – la littérature pour la jeunesse1 – n’a jamais existé sans la présence des images. En effet, depuis les prémices, c’est-à-dire depuis que cette littérature particulière revendique son lectorat jeunesse, elle n’a jamais cessé d’associer le texte et l’image ; que cette dernière soit plutôt illustrative ou narrative. Quatre temps forts marquent les origines iconotextuelles de la littérature de jeunesse. Traditionnellement, c’est l’Orbis sensualium pictus, sorte d’encyclopédie illustrée qui associe apprentissage des langues et connaissance des choses, rédigé en 1658 par le pédagogue tchèque Comenius, qui fonde la littérature pour la jeunesse, puisque, même si initialement l’ouvrage n’était pas spécifiquement destiné à la jeunesse, l’avant-propos recommande « de mettre le livre à la libre disposition des enfants avant même que ceux-ci n’aillent à l’école pour qu’ils aient le plaisir d’en regarder les images »2. Plus couramment, ce sont les Aventures de Télémaque qui sont considérées comme le premier ouvrage destiné spécifiquement à la jeunesse. Publié en 1699 par Fénelon, ce roman didactique destiné à l’enseignement du duc de Bourgogne, petitfils de Louis XIV, associe texte et illustrations. Il faudra ensuite attendre plus d’un siècle, en 1818, pour que Madame Mallès de Beaulieu rédige le premier roman fictionnel français pour la jeunesse, Le Robinson de douze ans. Histoire curieuse d’un jeune mousse abandonné dans une île déserte. Il s’agit d’un roman illustré de gravures en noir et blanc. Chaque illustration occupe la totalité d’une page, avec en dessous une légende qui énonce ce qui est illustré. Enfin, quelques années plus tard, c’est au tour de l’album au sens contemporain du terme – largement illustré donc, parfois en couleurs – de faire son entrée dans le champ littéraire, en 1860 d’abord, avec Trim qui traduit Pierre l’ébouriffé. Joyeuses histoires et images drôlatiques pour les enfants de 3 à 6 ans, initialement publié en 1844 par Heinrich Hoffmann ; en 1862 ensuite, lorsque Stahl (qui n’est autre que le pseudonyme littéraire de l’éditeur français Pierre-Jules Hetzel) et Frølich publie La journée de Mademoiselle Lili. Cet album est illustré de gravures en noir et blanc. On le voit, l’image est véritablement constitutive en littérature pour la jeunesse qui devient cet espace mixte où se rencontrent, parfois jusqu’à se confondre, l’iconique et le tex1 Cfr : Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse (Passeurs d’histoires), 2009, p. 14-15 ; Bertrand Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérarité à l’épreuve des romans pour la jeunesse, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2009, p. 15. 2 Isabelle Nières-Chevrel, op. cit., p. 29. 49 Les Cahiers du GRIT - n° 3 tuel. Certes, certaines collections ne sont pas illustrées, comme « Petite Poche »3 chez Thierry Magnier, mais elles font figure d’exception et ne sont pas représentatives du champ éditorial passé et actuel. Dans le même temps, paradoxalement, au nom de la primauté traditionnellement accordée au texte sur l’image, la présence des éléments iconiques a contribué à dénaturer cette littérature, la reléguant souvent au rang de « paralittérature ». Ce sentiment a notamment été corroboré par des critères linguistiques (vocabulaire simple, syntaxe appauvrie, niveau de langue peu soutenu…) ou plus formels (l’objet livre en littérature enfantine ne correspondant pas toujours à l’archétype livresque), étouffant toute possibilité pour la littérature pour la jeunesse d’accéder à une quelconque littérarité. En somme, l’image en littérature de jeunesse se veut distinctive, dans les deux sens – positifs et négatifs – du terme. Ceci étant posé, j’entends dans un premier temps analyser le rapport texte-image dans la « forme littéraire »4 que sont le « mini-roman » et le « premier roman »5 illustrés contemporains destinés aux 7-11 ans6 en le comparant à celui qui existe dans l’album et dans la bande dessinée. De la sorte, je souhaite m’attarder sur un corpus rarement considéré par la critique alors que, pourtant, il se situe à un moment clé de l’apprentissage de l’enfant : l’apprentissage de la lecture autonome. Interroger la fonction spécifique des images, en lien avec le texte, dans ce type de romans destinés aux enfants-lecteurs débutants qui commencent à appréhender seuls l’iconotexte me paraît particulièrement intéressant. Dans un second temps, j’entends rétablir l’image dans sa spécificité littéraire en précisant qu’elle n’est pas un obstacle à la littérarité ou, du moins, à une littérarité adaptée. Au contraire, l’image serait là pour optimaliser la réception de l’œuvre et se doit dès lors de tenir compte de l’horizon d’attente du lecteur et de l’horizon de réception de l’œuvre. Il semblerait dès lors que la littérarité ne puisse se concevoir sans la lisibilité, cette dernière étant même selon moi condition de possibilité de la littérarité. Il n’est pas aisé de définir le rapport qui unit le texte et l’image dans le roman enfantin illustré contemporain tant manquent les références théoriques à ce sujet. Il n’en est pas de même pour l’album et la bande dessinée. C’est donc nécessairement en le comparant à ces deux formes littéraires qui, sur le plan sémiotique, semblent relativement similaires que doit être précisée la relation texte-image des mini- et premiers romans illustrés. Même si la littérature populaire en estampes (dès le XVIIe siècle) et l’imagerie d’Épinal (dès la fin du XVIIIe siècle) avaient lancé le principe de dessins successifs, puis de vignettes 3 Collection adressée aux « débutants lecteurs et plus » (présentation de la collection « Petite Poche », en ligne, http:// www.editions-thierry-magnier.com/tmp_docs/librairie/DepliantPetitePoche.pdf [page consultée le 30 juillet 2011]. « Dès la couverture, où la couleur, éclatante, relaie les dessins de rigueur, ici prohibés, les lecteurs entreprenants savent que rien ne les distraira du texte » (Philippe-Jean Catinchi [critique littéraire du Monde], cité dans ibid.) ;’est moi qui souligne. 4 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, Paris, Hachette (Pédagogie pratique à l’école), 2000, p. 246. 5 Noëlle Sorin, « Traces postmodernes dans les mini-romans et premiers romans », dans Françoise Lepage (dir.), La littérature pour la jeunesse. 1970-2000, Québec, Fides (Archives des lettres canadiennes), 2003, p. 48. 6 J’envisage donc spécifiquement ce que l’on a coutume d’appeler la « littérature enfantine », adaptant par là le classement proposé par Alain Fourment pour la presse des jeunes lorsqu’il illustre la théorie éditoriale du « chaînage » (Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (1768-1988), Paris, Éole (La Mémoire des Marbres), 1987, p. 333-334). 50 Stéphanie Delneste accompagnés de textes et présentés sous forme de planches, ce n’est qu’en 1833 que paraît un des premiers documents précurseurs de la première bande dessinée occidentale : l’Histoire de Monsieur Jabot rédigée et illustrée par le Suisse Rodolphe Töpffer. D’abord destinée à un lectorat adulte, la bande dessinée acquiert rapidement – dès 1865, mais plus sûrement à partir des années 1880 – de plus en plus de succès auprès des enfants7. Dès les prémices, la bande dessinée est habituellement8 caractérisée – et c’est ce qui la distingue essentiellement et traditionnellement des autres iconotextes – par une narration quasi-exclusive de l’image. En d’autres termes, cela signifie que le récit est assuré et assumé presque exclusivement par l’image, cette dernière étant « narration totale »9. L’image est d’ailleurs tellement prégnante qu’elle relègue parfois le texte à un rang subalterne – dans une « bulle », le phylactère –, le rendant insignifiant, sans sens précis. Certes, il est parfois difficile d’accepter qu’il y ait un langage de l’image (au sens linguistique du terme), mais il est néanmoins aisé de reconnaître qu’il y a communication via l’image ; et dans la bande dessinée, c’est le narrateur imagier qui communique, qui assure, assume le récit et le texte – comble lexical – ne sert vraiment, le plus souvent, qu’à illustrer l’image. Pour reprendre les termes qu’utilise Roland Barthes dans l’article fondateur du rapport texte-image qu’il publie en 1964, le texte sert entre autres de relais à l’image, fait le lien entre les différentes vignettes de la planche. Dans la présentation du dossier qu’il consacre aux Texte et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants et à partir de l’épigraphe qui est la définition que le Petit Robert de 1975 donne du lexème « album », Jean-François Massol précise d’emblée que « renvoyant à de très personnelles collections aussi bien qu’à des produits artisanaux, voire industriels et commerciaux, l’album s’en va tantôt et historiquement du côté des textes (recueils d’autographes, carnets de notes de voyages), tantôt du côté des images [en tant que recueils de photographies] »10. Ce retour lexicographique est particulièrement révélateur de l’attitude à adopter face à un album : une attitude plus esthétique, d’une part, qui tend à considérer l’album comme une œuvre d’art, comme un ouvrage agréable à regarder et invite à observer la beauté des images ; une attitude plus intellectuelle ou intellectualisante, d’autre part, qui entend chercher le sens du texte. Cette double appréciation amène inévitablement à l’une des caractéristiques de l’album, qui le distingue habituellement de la bande dessinée : sa double narration. Certes, dans l’album, l’image et le texte peuvent, comme pour la BD, être intimement imbriqués l’un dans l’autre, mais contrairement à la bande dessinée, l’image et le texte supportent désormais la narration : en d’autres termes, le plus 7 Grâce notamment à l’insertion d’histoires en images dans les journaux illustrés pour la jeunesse. C’est le 31 août 1889 que Christophe, pseudonyme littéraire de Georges Colomb, professeur d’histoire naturelle à la Sorbonne, publie la première histoire en vignettes et richement illustrée de « La Famille Cornouillet » [future Famille Fenouillart] dans Le Journal de la Jeunesse. 8 Sans négliger la richesse du rapport texte-image dans la bande dessinée, dont ce volume se veut d’ailleurs représentatif, je m’en tiendrai au discours communément admis pour définir ce genre d’iconotexte. 9 Daniel Maja, Illustrateur jeunesse. Comment créer des images sur des mots ?, Paris, Le Sorbier (La littérature jeunesse, pour qui, pour quoi ?), 2004, p. 32. 10 Jean-François Massol, « Présentation du dossier », dans Hélène Gondrand et Jean-François Massol (dir.), Texte et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble (Les cahiers de Lire écrire à l’école), 2007, p. 11. 51 Les Cahiers du GRIT - n° 3 souvent, le récit est supporté complémentairement – ou non – par deux narrateurs, souvent distincts, l’un utilisant les mots, l’autre les images ; et dans tous les cas, l’un dialoguant avec l’autre. Dès lors, contrairement à ce que pourraient penser ceux qui ont une vision esthétisante de l’album, l’image n’est pas que décorative. Comme le précisent Christian Poslaniec et Christine Houyel : Des lecteurs accoutumés à lire ont souvent tendance à se préoccuper essentiellement du texte quand ils sont en présence d’un album. Or, la principale caractéristique d’un album est que le sens prévu par l’auteur-illustrateur, ou par l’auteur et l’illustrateur, doit naître de la complémentarité ou de l’opposition entre le texte et les images. […] Pour un album, on pourrait dire que la signification provenant du seul texte est différente de la signification provenant de la lecture des seules images ; et que l’articulation entre le texte et les images produit encore des effets différents11. Entre les éléments iconiques et textuels de l’album, il y a donc véritablement une coopération, du latin operari :le texte et l’image « ont de l’effet » (sens d’operari) uniquement lorsqu’ils sont considérés ensemble. Ils sont donc indissociables si l’on veut appréhender l’album dans toute sa complexité et dans son unicité. Comme le souligne Georges Jacques, il convient de ne pas « négliger la mixité des messages [qui] abouti[rai]t à de véritables contresens »12. Dans cette perspective, Françoise Lepage parle de « récit interactif » parce que « le lecteur doit tenir compte des deux formes de discours (le linguistique et le visuel) pour comprendre l’histoire »13, parce que le lecteur doit pratiquer une lecture mixte. À partir de là, il est possible d’envisager le rapport dans lequel s’unissent le texte et l’image, c’està-dire dans lequel dialoguent les deux narrateurs pour reprendre les termes de Christian Poslaniec. Il existe trois formes de partage du récit : la redondance, la collaboration ou la disjonction. Dans le premier, qui est aussi le cas le plus courant, « le narrateur imagier s’exprime aux marges de l’histoire »14. Plus précisément, cela signifie que l’image rappelle le texte, ou du moins corrobore partiellement le texte, puisqu’il est certaines informations (l’apparence physique d’un personnage, le paysage, certains détails…) qui ne peuvent être véhiculées par le texte sans l’allonger démesurément. Deuxième type de rapport, celui de la collaboration entre le texte et l’image : « les deux narrateurs racontent l’histoire alternativement »15, c’est-à-dire qu’ils ne racontent pas la même histoire ou qu’ils ne se focalisent pas sur le même aspect de l’histoire ou enfin que l’image prend le relais du texte, soit lorsque le sens du récit passe alternativement de l’image au texte et inversement. Quant à la disjonc11 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 139. 12 Georges Jacques, « Théorie et didactique des messages mixtes », en ligne, http://grit.fltr.ucl.ac.be/article.php3?id_ article=111&date=2007-11 (page consultée le 30 juillet 2011). 13 Françoise Lepage, « L’image dans l’album pour enfants : enquête sur une libération », dans Françoise Lepage (dir.), La littérature pour la jeunesse. 1970-2000, op. cit., p. 36. 14 Christian Poslaniec, « Comment définir cette forme littéraire qu’est l’album ? », dans Hélène Gondrand et JeanFrançois Massol (dir.), op. cit., p. 20. 15 Ibid., p. 21. 52 Stéphanie Delneste tion, elle est relativement rare – du moins dans une conception traditionnelle de l’album pour la jeunesse – et je ne m’y attarderai pas : c’est lorsque « les deux narrateurs semblent en désaccord »16. Dans ce parcours qui nous guide à travers les iconotextes, j’en arrive tout naturellement, après la bande dessinée et l’album, aux mini- et premiers romans illustrés. Comment situer ces formes littéraires par rapport aux deux précédentes ? Ou pour le dire autrement, où se situe la narration ? Dans l’image, comme pour la bande dessinée ? Dans l’image et dans le texte, comme pour l’album ? La réponse se trouve dans l’appellation même du corpus considéré et passe par un retour étymologique sur le terme illustration. Illustration vient du latin lustrare « éclairer ». L’illustration éclaire donc le texte – certaines parties du texte – l’illumine afin de le mettre en valeur. L’image est donc toujours à considérer par rapport au texte qui sert de point d’ancrage et qui, dès lors, assume seul la narration. Pour reprendre les termes de Nicolas Rouvière : Les illustrations accompagnent de loin en loin un texte narratif conventionnel, et la lecture séquentielle des images, au cours d’un feuilletage, n’apporte pas de gain narratif : les illustrations ne racontent pas l’histoire ; elles semblent distribuées arbitrairement.17 L’enfant qui commence à lire déchiffre et assimile l’écrit jusqu’à faire une lecturecompréhension du texte18 et, pour ce faire, il bénéficie de l’aide bienveillante de l’image, sorte de bastion imprenable qui lui rappelle le temps béni de l’album qu’on lui lisait pendant qu’il suivait le récit dans l’image. Quant aux mécanismes de partage du récit entre l’image et le texte, c’est la redondance qui est la plus prégnante, puisque c’est le principe même de l’illustration. Bien entendu, les particularités du rapport texte-image – parfois image-texte – qui tendent à distinguer bandes dessinées, albums et romans illustrés ne sont pas toujours aussi strictement applicables que ce que j’ai bien voulu emblématiquement dépeindre. Il est des bandes dessinées où le texte gagne en importance, des albums où le texte est complètement évincé ; et dans le même ordre d’idée, il existe des romans illustrés où l’image gagne en narrativité – il s’agit surtout des mini-romans adressés aux enfants qui commencent à lire (6-7 ans) et qui ont donc encore énormément besoin de l’iconique pour optimaliser leur lecture. Toutefois, dans tous les mini- et premiers romans, le texte n’est jamais évincé. Pourquoi l’image, gage d’esthétique, en tant que partie constituante de l’ouvrage de littérature pour la jeunesse et des mini- et premiers romans en particulier – nous l’avons vu –, nuirait-elle au caractère littéraire de ces derniers ? Ce qui revient à poser les questions suivantes : quel est le rôle des images dans les mini- et premiers romans illustrés et quelles en sont les implications ? Ont-elles un rôle exclusivement pragmatique, voire trop pragma16 Ibid., p. 22. 17 Nicolas Rouvière, « Comment Obélix est tombé dans la marmite du druide. Sur la transmédiativité récit illustré/album pour enfant/bande dessinée », dans Hélène Gondrand et Jean-François Massol (dir), op. cit., p. 51. 18 Christian Poslaniec et Christine Houyel parlent, quant à eux, de « lecture impliquée » (Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 16). 53 Les Cahiers du GRIT - n° 3 tique, résolument tournées vers le lecteur – qui empêcherait toute prétention littéraire – ; ou sont-elles au service de l’œuvre – et favoriseraient justement l’accès au littéraire ? En bref, l’image annihilerait-elle ou non toute possibilité de littérarité du texte de littérature pour la jeunesse en général, et des mini- et premiers romans en particulier ? Sans prétendre clore le sujet, la question de la littérarité englobant bien d’autres aspects que ceux liés à l’image, ce qui suit entend brièvement contribuer à réhabiliter la littérature pour la jeunesse dans l’une de ses spécificités et, pour ce faire, je ferai un dernier détour par les théories de la réception. De fait, le livre de littérature étant destiné à être lu, il me semble qu’il ne peut exister de littérarité au sens absolu du terme, c’est-à-dire une littérarité qui ne tienne pas compte du lecteur de l’œuvre envisagée. Dès lors, toute œuvre, et a fortiori l’œuvre de littérature pour la jeunesse qui, dès son appellation revendique son lectorat, doit nécessairement composer avec l’horizon d’attente de son lecteur et, par là même aussi, l’horizon de réception de l’œuvre. Selon Christian Poslaniec et Christine Houyel, « [l]ire quand on débute nécessite un effort important. Il faut donc que les bénéfices tirés de la lecture l’emportent sur l’effort effectué »19. Toujours selon eux, les deux principaux éléments qui pallierait cet effort effectué et qui, dès lors, constituent pour une grande part l’horizon d’attente du jeune lecteur seraient : le plaisir et la découverte. Il faut que le jeune lecteur puisse tirer une satisfaction personnelle de sa lecture – une satisfaction personnelle suffisante – et celle-ci passerait par un apprentissage plaisant qui nécessite une implication du jeune lecteur dans sa lecture. En effet, c’est cette « lecture impliquée », parce qu’elle est une lecture-compréhension, qui permet l’illusion référentielle. Cette implication du lecteur dans sa lecture, cette compréhension du récit ne sont elles-mêmes envisageables que sous la condition que l’œuvre soit lisible. À mon sens donc, la lisibilité20, en tant que condition de possibilité d’entrée dans le texte, doit, parmi d’autres composantes, intrinsèquement faire partie de la définition de la littérarité d’un texte littéraire destiné à la jeunesse. Dans les mini- et premiers romans illustrés, c’est l’image qui, pour une grande part, participe à cette lisibilité, et elle le fait doublement : avant l’acte de lecture en tant que tel et pendant ce dernier. En effet, dans un article consacré à la lisibilité des textes pour enfants, François Richaudeau21 accorde une grande importance à la présence des images et insiste sur le fait que tous les éléments visuels du livre (les illustrations, mais aussi la couleur de la première de couverture, la taille des caractères, le format du livre…) participent à l’appréciation préalable de l’acte de lecture en tant que tel, suscitent l’envie de lire et favorisent donc la lecture. Lisibilité favorisée pendant la lecture ensuite, puisque, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, il y a ancrage du texte par rapport à l’image, et dans la mesure où, la plupart du temps l’image est redondante par rapport au texte, le jeune lecteur peut 19 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 7. 20 La lisibilité, dans son acception la plus générale, s’entend traditionnellement comme « une aptitude qu’a le texte à se laisser lire, à se faire comprendre » (Ghislain Bourque, « Des mesures de lisibilité », dans Jean-Yves Boyer et Monique Lebrun (dir.), Actualité de la recherche en lecture. Actes du colloque tenu à l’Université du Québec à Montréal les 16 et 17 mai 1989 dans le cadre du 57e Congrès de l’Acfas, Montréal, ACFAS (Les Cahiers scientifiques, 71), 1990, p. 137). 21 François Richaudeau, « La lisibilité des livres pour les enfants », dans La revue des livres pour enfants, 72-73, mai-juin 1980, p. 25-36. 54 Stéphanie Delneste chercher iconiquement certaines informations essentielles qu’il n’aurait pas réussi à saisir dans le texte. C’est donc cette association du texte et de l’image qui va permettre à l’enfant d’effectuer une lecture de qualité – une lecture optimale, ou du moins, optimalisée. Dès lors, l’image serait non seulement gage d’esthétique, mais aurait également quelque prétention pragmatique – et par là même littéraire – parce que l’enfant l’utilise pour favoriser doublement sa lecture, ce qui lui permet ainsi d’effectuer une lecture solitaire de son livre et de le valoriser dans son nouveau statut de lecteur. Faire apprécier l’objet littéraire, grâce à une adaptation de cet objet littéraire à son public, n’est-ce pas là l’une des premières définitions possibles de la littérarité ? Et si cette adaptation passe entre autres par une présence iconique, alors l’image, par la lisibilité qu’elle procure, favorise la littérarité de l’œuvre de littérature pour la jeunesse, ou du moins, n’empêche pas les prétentions littéraires d’une telle littérature. Certes, il y a quelques dizaines d’années, le structuralisme a eu tendance à clore le texte sur lui-même, à favoriser l’autoréférentialité du texte littéraire, et, dès lors, à dénigrer ce qui était en marge du texte ; mais les théories de la réception, en insistant sur le rôle du lecteur, ont eu tendance à revaloriser le paratexte et, par là même, l’illustration. Nonobstant, il convient de ne pas tomber dans le piège d’une trop grande lisibilité, en reléguant l’image dans un rôle exclusivement pragmatique – c’est-à-dire survaloriser l’image par rapport au texte – qui nierait la spécificité littéraire du texte et détruirait dès lors toute possibilité de littérarité. Pour que le point d’ancrage reste le texte, pour que les spécificités littéraires du texte illustré persistent, il faut nécessairement que l’image « se contente » de rester au service du texte, sans le reléguer à un rang subalterne. Stéphanie Delneste (Université catholique de Louvain et Université Saint-Louis – Bruxelles) 55 La bande dessinée et ses imaginaires : hégémoniques ou phagocytés ?1 Nous sommes tous des Madame Bovary, oui, nous passons une grande partie de notre existence à nous raconter des histoires, à nous bercer d’aventures exaltantes ou glorieuses, et je n’échappe évidemment pas au lot commun. Mais je compte sur la littérature pour m’arracher à cette littérature fantasmatique. […] [La modération distingue] la littérature, l’esprit du roman, c’est-à-dire la sagesse de l’incertitude, la distance à soi, l’ironie comme auto-ironie. Alain Finkielkraut2 Longtemps les documentalistes ont rêvé de saisir l’image en lui accolant une liste de descripteurs plus ou moins longue, de la réduire en mots, autant dire la réduire en miettes. […] [L’image] ne parle pas. Elle n’a pas de grammaire. Elle montre, reproduit, informe, imagine et l’essentiel de ce qu’elle exprime est irréductible au langage. Michel Melot3 Dès le titre du livre ou, mieux encore, dès les informations figurant sur les rabats de la jaquette, elles-mêmes précédant de peu celles qui entament le récit, la référence au roman de Flaubert, Madame Bovary (1857), s’impose au lecteur. De cette œuvre exemplaire de la Littérature avec majuscule, l’auteur féminin anglais Posy Simmonds nous propose une transposition sémantique et pragmatique, publiée en 1999 dans sa version anglaise initiale, avant d’être traduite en français en 2000 chez l’éditeur Denoël. C’est cette traduction française qui me servira de corpus (fig. 1). Il me paraît bien difficile d’échapper à cette double question à laquelle cet article voudrait apporter quelques éléments de réponse : pourquoi une production du champ de la 1 Une première version de cet article a été publiée dans Claus Clüver, Matthijs Engelberts et Véronique Plesch (eds), The Imaginary :Word and Image/L’Imaginaire : texte et image, Leiden/Boston, Brill Rodopi, coll. « Word & Image Interactions, n°8 », 2015, p. 165-181. 2 Jean Birnbaum (propos recueillis par), « Alain Finkielkraut : " L’esprit du roman, c’est la sagesse, l’incertitude " », dans Le Monde des livres, supplément du quotidien Le Monde, 20/05/2011, p. 12. 3 Michel Melot, « L’image n’est plus ce qu’elle était », dans Documentaliste – Sciences de l’information, 6, 42, 2005, p. 361. 57 Les Cahiers du GRIT - n° 3 BD contemporain s’appuie-t-elle sur une œuvre canonique du champ littéraire français pour raconter son histoire et comment s’y prend-elle pour ce faire ? Pareille interrogation peut trouver son intérêt dans le fait qu’il s’agit d’un regard anglo-saxon qui se pose de l’extérieur sur des enjeux symboliques qui lui sont étrangers, ce qui peut contribuer à éviter des effets de myopie auxquels succombent, à l’occasion, des points de vue trop indigènes. Priscilla Ferguson a expérimenté, en son temps, les vertus d’une telle pratique distanciée4 ; ma première analyse de Gemma Bovery, qui a été au sommaire du quinzième numéro de la revue Formules, a montré qu’il en allait de même pour Posy Simmonds5. L’hypothèse qui guide cette seconde (ou deuxième ?) analyse consiste à avancer que c’est en creusant du côté des investissements imaginaires et de leurs supports narratifs (énonciation et iconisation) que l’on peut trouver matière à étayer et à approfondir mes premières conclusions. Mais avant de nous plonger dans l’œuvre de Posy Simmonds pour répondre à nos questions du pourquoi et du comment, il peut être utile de prendre en compte quelques paramètres qui lui sont extérieurs. Figure 1 : Gemma Bovery, Posy Simmonds, Denoël, 1re de couverture de la jaquette. 4 Priscilla Parkhust Ferguson, La France, nation littéraire, Bruxelles, Labor (Média), 1991 (pour la trad. française), 311 p. 5 Jean-Louis Tilleuil, « Gemma Bovery ou l’art de déjouer les contraintes », dans Formules, no15 : Image/texte : formes, trajectoires, frictions, 2011, p. 19-33. 58 Jean-Louis Tilleuil Des éléments de réponse fournis par le contexte de production et de réception Les relations éditoriales entre bande dessinée et littérature relèvent d’une vieille histoire dont Jacques Tramson6 ou Jérôme Briot7 (entre autres) nous rappellent qu’elle remonte à la fabrication des histoires illustrées. Histoire ancienne, donc, et symboliquement marquée, dans la mesure où ces récits dessinés, procédant de types de production longtemps privés de reconnaissance culturelle (d’abord histoires illustrées, puis bandes dessinées), manifestaient par leurs adaptations du patrimoine littéraire, leur allégeance au modèle culturel dominant. En ce début du XXIe siècle, la bande dessinée a immanquablement gagné en légitimité. De manière à priori étonnante, la BD « littéraire » n’a jamais été aussi présente, comme l’attestent les collections qui lui sont réservées (fig. 2). Figure 2 : Edgar Allan Poe et Nicolas Guillaume, La chute de la maison Usher, EP Éditions (Atmosphères), 2007 ; Alexandre Dumas, Jean-David Morvan, Michel Dufranne et Rubén, Les trois mousquetaires, vol. 1, Delcourt (Ex-libris), 2007. Faut-il y voir un simple effet de mode ? Ou un héritage devenu ringard, à moins que cela ne soit l’occasion de relancer l’avant-gardisme formel des années 1970, comme lorsque Olivier Deprez propose sa version gravée du Château de Kafka ? Avec Gemma Bovery dont les usages variés du texte et de l’image nous écartent résolument de la BD pour nous faire entrer dans la pratique du roman graphique8, le risque 6 Jacques Tramson, « Les adaptations de textes littéraires en bandes dessinées », dans Europe, no720 : La bande dessinée, avril 1989, p. 80-87. 7 Jérôme Briot, « 200 ans de BD littéraire », dans Bédéka, no13, mars 2005, p. 12-17. 8 Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette variété des usages du texte et de l’image. 59 Les Cahiers du GRIT - n° 3 d’élitisme paraît limité, tout au moins pour ce qui touche à la référence même au roman de Flaubert. Comme précisé précédemment, le titre induit le rapprochement qui est d’autant moins accidentel que les premiers mots du récit le reprennent pour en faire un personnage clé (p. 2). On ne revient plus sur ce qu’apportent d’autres lieux du paratexte, on explicitera seulement que des indices supplémentaires d’hypertextualisation flaubertienne sont livrés dans le tout début de ce récit : Gemma Bovery décède, comme l’héroïne de Flaubert (p. 2) ; son mari, un « Pauvre bougre » (p. 2), comme l’était celui d’Emma, devrait être victime de « quelque chose de terrible » (p. 2)… Mais ces indices sont-ils susceptibles d’être interprétés correctement par le lecteur lambda de BD ? Identifier une référence titrologique, c’est une chose, y faire coïncider toute l’histoire qu’elle induit, en est une autre. On peut douter de la reconnaissance de ce contenu narratif si l’on tient compte de la contestation désormais avérée de l’ancien « ordre de la lecture », impliquant tant le répertoire des textes, que leur usage et leur conservation9. Cette remise en cause touche « des secteurs de plus en plus vastes du public européen »10 et son origine est à trouver notamment dans la crise des structures institutionnelles et idéologiques, en tête desquelles il y a lieu de faire figurer l’école11. Paradoxalement, c’est aux marges du champ littéraire que l’on rencontre des arguments qui plaident en faveur de la reconnaissance. On pense d’abord au cinéma, média à diffusion massive, qui a proposé en 1991 une adaptation du roman de Flaubert, réalisée par Claude Chabrol et accordant le rôle titre à Isabelle Huppert. On n’oublie pas, ensuite, la pratique citationnelle du roman populaire, qui en banalise le repérage et dont un très bel exemple nous est offert dans Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (1844) : dès les premiers alinéas, il y est fait référence au Roman de la Rose de Jean de Meung et au Don Quichotte de Cervantès… Mais nous quittons là, certes encore très prudemment, les frontières et les contextes d’une œuvre pour entrer – en l’occurrence – dans le « texte » de Dumas. Un pas que je vous invite à faire, de manière plus décidée cette fois, dans l’œuvre de Posy Simmonds, non sans oublier les leçons des Trois mousquetaires, selon lesquelles les rapprochements avec le protagoniste du Roman de la Rose et de Don Quichotte étaient loin d’être anecdotiques, puisqu’ils visaient d’emblée à dé/stéréotyper ou à humaniser l’image héroïque du célébrissime bretteur dumassien… Première analyse interne et constat d’une attitude bien « normande » à l’égard du modèle flaubertien Dans Gemma Bovery, la référence flaubertienne fait l’objet d’une diégétisation assumée par le personnage de Raymond Joubert. Boulanger à Bailleville, en Normandie, il 9 Armando Petrucci, « Lire pour lire. Un avenir pour la lecture », dans Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, éd. revue et augmentée, Paris, Seuil (Points. Histoire, H297), 2001, p. 455. 10 Ibid., p. 445. 11 Ibid., p. 449. 60 Jean-Louis Tilleuil est journaliste free-lance pour la presse régionale et, plus encore, il est passionné par la littérature. Ce qui n’est pas étranger à la conviction qui va bientôt l’animer que ses nouveaux voisins, aux prénoms et noms prédestinés – selon lui – de Gemma et Charlie Bovery, réactualisent la tragédie du couple flaubertien : Gemma s’ennuie de tout, a des amants, fait des dettes, est retrouvée morte par son mari… Le décès de celui-ci devrait dramatiquement achever l’accomplissement de la malédiction, mais il n’en sera rien, car notre boulanger Raymond, médianarrateur à plusieurs titres (de l’action en général, ainsi que du récit intime de Gemma Bovery), s’est laissé emporter par son imagination, grosse de ses lectures littéraires. Confondant fiction et réalité, Raymond hérite donc du statut sexuellement inversé que Flaubert réservait à un personnage féminin, Emma Bovary, mauvaise lectrice de romans sentimentaux. Pour confirmer cette logique de l’inversion sexuelle, Posy Simmonds réserve à la distribution féminine de sa BD une attitude nettement plus critique à l’encontre des effets performatifs du roman de Flaubert : Gemma est excédée par la référence à l’Emma flaubertienne (p. 41) et Martine, l’épouse de Raymond, montre peu d’intérêt pour la littérature, pas plus qu’elle n’en a d’ailleurs pour les velléités d’écriture de son mari (p. 32). Cette forme de résistance féminine aurait dû réveiller Raymond de son délire fantasmatique. Mais elle reste sans effet, c’est-à-dire avec le même résultat négatif sur l’intéressé, que celui qui sanctionne les nombreuses modifications apportées, dans le cours de l’action, aux référents hypotextuels. Ainsi, pour s’en tenir aux amants de Gemma, on brouille les pistes (ou l’on s’amuse avec ?) en inversant l’ordre des apparitions : d’abord Patrick-Rodolphe (p. 6-7 et p. 16-17), puis Hervé-Léon (p. 45-76), pour un retour à Patrick-Rodolphe (p. 82-88 et p. 101-103)12. Dans le même registre de permutation, on observe aussi que c’est Hervé-Léon qui dispose d’un château et non Patrick-Rodolphe… Si, après ce rapide détour du côté des personnages, on confronte les procédures de narration mises en œuvre dans le roman de Flaubert et l’adaptation de Simmonds, on observe, à l’évidence, des différences d’ordre substantiel. Madame Bovary s’en tient à une énonciation qui alterne interventions d’un narrateur extradiégétique et prises de parole des personnages, sans oublier les usages indécis du style indirect libre. Dans Gemma Bovery, le texte hérite d’une présence rare ou « nouvelle », avec une énonciation le plus souvent marquée, qui renvoie aux récits écrits et suivis de deux énonciateurs privilégiés, Raymond et Gemma. Mais ce texte doit partager l’espace avec l’image qui vient s’intercaler sous des formes variées : images isolées ou suite d’images, qui intègrent à leur tour du texte, souvent dialogué, comme dans une BD classique. Ces dernières différences, à caractère sémiotico-pragmatique, peuvent cependant être nuancées, pour peu que l’on en revienne au texte dont l’occupation, importante dans Gemma Bovery, est de nature à rapprocher cette œuvre de celle du roman de Flaubert. L’identification générique de la dominante textuelle dans la création de Simmonds distingue une écriture à la première personne du singulier dont relève le texte suivi de Raymond, luimême médiateur du journal intime de Gemma. Dans le Landernau littéraire français, le 12 Dans le roman de Flaubert, Emma rencontre d’abord Léon, puis Rodolphe et elle retrouve Léon. 61 Les Cahiers du GRIT - n° 3 succès de l’« écriture de soi » est une réalité indiscutable qui touche des secteurs variés de la production éditoriale. On pense d’abord à la déferlante des écrivains amateurs, qu’augurait Sainte-Beuve dès 183913, et qui disposent même aujourd’hui de maisons d’édition spécialisées (les éditions de l’Arbre, par exemple) pour favoriser ce désir de mieux en mieux partagé de raconter sa vie. Il faut ensuite y ajouter la frange des auteurs adeptes de l’autofiction et légitimés par la critique littéraire depuis une trentaine d’années, « en France du moins »14. Enfin, on ne peut pas non plus oublier que ce « retour du sujet » en narrateur a finalement marqué ces héritiers du culte de la forme flaubertienne rassemblés autour de l’étiquette « Nouveau Roman » (Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras15…) ou réactualisés plus récemment par des romanciers québécois tentés par un renouvellement de la « narration omnisciente » (Diane-Jocelyne Côté, Larry Tremblay, Anne Hébert16). Dans ces situations de littérarité bien affirmée, il est tentant d’y voir réactivée une interrogation moderne sur l’opacité de soi, formulée explicitement depuis le début du XXe siècle par la psychanalyse et mise au goût du jour littéraire par une insistance sur les limites de la voix personnelle, c’est-à-dire sur l’impossibilité de se connaître par le langage17 et, corollairement, de dire la cohérence du monde18. De telles manifestations contemporaines d’autotélisme littéraire, de fermeture sur soi et d’exaltation de l’indicible du sens, se retrouvent-elles dans les écritures en « je » qui envahissent l’album Gemma Bovery ? Ou, en d’autres mots, l’aventure d’une écriture, fûtelle décevante, se substitue-t-elle à l’écriture d’une aventure ? À l’évidence, le journal intime qu’a rédigé Gemma est investi d’une fonctionnalité narrative traditionnelle : c’est son vol, effectué en deux temps par Raymond (p. 3 et 10), qui va permettre au récit en « je » de ce dernier de se développer. Utiles à l’aventure narrative qui est racontée au lecteur, ces deux « récits de soi » – celui de Gemma, rendu public par celui de Raymond – ont aussi une finalité thématique : ils entretiennent l’opposition genrée entre un féminin (Gemma), victime posthume d’un vol qui est aussi le viol de son intimité existentielle, et un masculin (Raymond), enclin à l’exhibition égoïste de son larcin pour « soigner […] [s]on équilibre mental », entendu qu’il se croit coupable de la mort de Gemma (p. 2 et 99). À première vue, donc, l’aventure l’emporte sur le souci d’une mise en scène des enjeux contemporains de l’écriture. Pour en apprendre plus sur ce rapport de force, il nous faut aller voir – au risque 13 Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », dans Id., Portraits littéraires, Paris, Gallimard (Folio), s.d. (1839 pour la publication dans La Revue des Deux Mondes), p. 206. 14 Fabienne Dumontet, « Les succès contestés de l’autofiction [Spécial Salon. 30 ans de littérature française] », dans Le Monde des livres, supplément du quotidien Le Monde, 26/03/2010, p. 3. 15 Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, 1983 ; Marguerite Duras, L’amant, Paris, Minuit, 1984 ; Alain RobbeGrillet, Le miroir qui revient, Paris, Minuit, 1985… 16 Diane-Jocelyne Côté, Chameau et Cie, Montréal, L’Hexagone, 1990 ; Larry Tremblay, Anna à la lettre c, Montréal, Herbes rouges, 1992 ; Anne Hébert, Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, Paris, Seuil, 1995. Ces « récits » sont étudiés dans l’article que signent Andrée Mercier et Laura Niculae et qui est intitulé « Le sujet sans voix. Narration omnisciente et récit contemporain » (dans Marie-Pascale Huglo et Sarah Rocheville, Raconter ? Les enjeux de la voix narrative dans le récit contemporain, Paris, L’Harmattan, (Esthétiques) 2004, p. 99-115). 17 Ibid., p. 109. 18 Lire à ce propos : Isabelle Daunais, « “Nous étions à l’étude” : mémoire et voix narrative », dans Marie-Pascale Huglo et Sarah Rocheville, Raconter ? […], op. cit., p. 37. 62 Jean-Louis Tilleuil du paradoxe – du côté de l’image et des relations qu’elle entretient avec le texte, écrit ou dialogué, de la BD Gemma Bovery. Seconde analyse interne : entre énonciation et iconisation, une pratique variée de la narration, symptomatique d’une gestion originale des imaginaires de l’image et du texte Il suffit de parcourir les premières pages du livre de Posy Simmonds pour constater qu’image et texte ont choisi l’hybridité pour se mettre en page. Des blocs de texte, plus ou moins longs, extraits du journal de Raymond ou de celui de Gemma, alternent tantôt avec des images isolées, dialoguées ou non, tantôt avec des suites d’images qui, si elles renouent momentanément avec la mise en page de la BD « classique », ne suffisent pas à enlever l’impression déconcertante qui saisit immanquablement et durablement le lecteur (fig. 3). Figure 3 : Gemma Bovery, p. 16-17. Mais la surprise de celui-ci ne s’arrête pas à son expérimentation de la diversité de nature des espaces visuels qui s’offrent à lui (textes, illustrations, séquences de vignettes) ; elle résulte aussi de leur articulation qui change constamment, imposant ainsi une perpétuelle rupture de rythme (fig. 4). 63 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Figure 4 : Gemma Bovery, p. 18-19. À l’exemple de ce qu’il rencontre sur Internet, le lecteur de ce roman graphique se doit donc d’activer sa lecture pour se frayer un passage et construire son récit. On est donc bien loin de la répétition rassurante du modèle narratif de la planche BD décrit en 1985 par Pierre Masson (fermeture de séquence à nouvel événement à ouverture de séquence)19, sans être pour autant plus près de celui de Thierry Groensteen, pour lequel une focalisation narrative cardinale est de mise sur les vignettes d’angle et centrale au sein de chaque planche20. Où est le centre ? Où est la périphérie ? L’organisation visuelle des pages dans Gemma Bovery rend les réponses incertaines et fragilise l’inférence que l’écriture, comme savoir culturel élémentaire, entretient habituellement avec la lecture de la BD. À moins qu’il faille voir dans cette manière de faire de la BD, en prolongeant une réflexion d’Annette Beguin-Verbrugge, « un pas supplémentaire vers une conception de l’écriture comme représentation spatiale et non comme relation linéaire de la chaîne parlée »21. À cet égard, il n’est pas inutile d’observer 19 Pierre Masson, Lire la bande dessinée, Lyon, PU de Lyon, 1985, p. 62-64. 20 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 1999, p. 36-37. 21 Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Lille, 64 Jean-Louis Tilleuil que le retour au dispositif normalisé par l’écriture linéaire22 n’est d’actualité qu’au sein de ces espaces iconiques avant toute chose que sont les vignettes BD (uniques ou en séquence). Et ce, malgré la souplesse avec laquelle est figurée la limite formelle du cadre. Un coup d’œil du côté de la composition dans ces vignettes BD souligne davantage l’implication, somme toute très « classique », de l’image dans la linéarisation du récit : s’appuyant sur la figuration des personnages, l’iconisation se diégétise pour indiquer le sens de la lecture et ses moments de tension, comme lorsqu’il y a dialogue entre plusieurs personnages (fig. 5). Figure 5 : Gemma Bovery, p. 2-3. Dans d’autres circonstances (de vignettes BD), l’orientation du personnage vient au secours du texte pour nous donner le « fin mot » d’une situation présente et future. Il en va ainsi lorsque Gemma Bovery tourne le dos à son voisin Mark pour lui signifier l’inutilité de sa tentative de séduction ou lorsqu’elle fait de même avec son ancien amant Patrick pour mettre fin définitivement à leur relation amoureuse (fig. 6 et 7). PU du Septentrion (Communication), 2006, p. 69. 22 Successivité ou enchainement logique cause>conséquence pour les éléments disposés en haut/à gauche, par rapport à ceux situés en bas/à droite. Lire à ce sujet : ibid., p. 99. 65 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Figure 6 : Gemma Bovery, p. 91, six dernières vignettes de la planche. Figure 7 : Gemma Bovery, p. 92, dernière suite de quatre vignettes. 66 Jean-Louis Tilleuil Des effets de lecture verbo-iconique sont aussi observables « à distance », d’une planche à l’autre. Un cas remarquable de pareil jeu de tabularité encadre d’ailleurs l’essentiel des récits enchâssés qui rendent compte de la vie de Gemma, à Londres, puis à Bailleville, elle-même commentée par Raymond. En effet, aux pages 2 et 99, un texte qui annonce la mise en terre récente de Gemma (« trois semaines », « quelques semaines ») est suivi d’une image dessinée presque identique qui représente Raymond, tristement pensif, dans sa boulangerie (fig. 8). Figure 8 : Gemma Bovery, p. 2 (1re moitié de page) et p. 99 (1re moitié de page). Une telle pratique n’a rien d’exceptionnel. On la rencontre dans la BD « classique » hergéenne (Les sept boules de cristal, 1948, p. 2, v. 4-5 et p. 50, v. 4-5), comme dans la « nouvelle BD classique » des années 1980 (Les compagnons du crépuscule. T. 2. Les yeux d’étain de la ville glauque, 1986, p. 24, v. 8 et p. 49, v. 1). On peut même ajouter, que dans ces deux exemples cités, le rapprochement des vignettes, à chaque fois signifiant23, s’avère plus subtil que dans Gemma Bovery. Sans doute à cause du fait que, dans l’album de Posy Simmonds, texte et image entretiennent une relation de redondance soutenue, non seulement d’une situation à l’autre, mais aussi dans chacune des deux situations prises séparément. Mais il arrive aussi que l’image fasse bande à part. Il est désormais bien admis que l’image silencieuse, séquentielle ou isolée n’échappe pas au récit. L’image « montre », mais aussi « raconte ». Pour que cette fonction narrative soit opérationnelle sans plus de restriction thématique, il a fallu attendre, dans l’histoire de production BD francophone, les années 1980 qui marquent le retour du récit et de l’aventure. On connaît bien l’exemple de Sambre, une suite d’albums entamée en 1986 et initiatrice de l’expression délicate du sentiment amoureux en BD (fig. 9). 23 Semblables, ces vignettes se rapprochent l’une de l’autre, tantôt pour signifier qu’il ne s’est encore rien passé d’essentiel dans l’enquête sur le mal mystérieux dont sont frappés les sept explorateurs et sur la disparition de Tournesol, tantôt pour suggérer que tout ce qui est raconté entre ces deux moments a été en fait rêvé par le personnage qui y est représenté. 67 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Figure 9 : Sambre, t. 1, « Plus ne m’est rien… », p. 10, v. 4-7. De baiser, cette fois bien échangé, voire plus parce qu’affinités librement partagées, l’album Gemma Bovery n’en est pas exempt et c’est encore à l’image de développer, tout en pudeur, la rencontre amoureuse (fig. 10). Figure 10 : Gemma Bovery, p. 53, moitié supérieure de la planche. Dans d’autres circonstances, plus dramatiques, l’image investit pleinement une fonction que l’on aurait pu croire réservée aux nombreux moments textuels d’introspection fournis par les deux récits en « je ». Qu’il s’agisse d’une suite de quatre dessins (p. 73) ou de deux dessins isolés (p. 76) dont la successivité est quelque peu différée par l’intégration de deux textes (la lettre de rupture qu’Hervé a adressée à Gemma et qui est lue par celle-ci, sa réac68 Jean-Louis Tilleuil tion écrite qui prend place dans son journal personnel), la détresse du personnage féminin est prise en charge par l’image, plutôt que par le texte (fig. 11 et 12). Figure 11 : Gemma Bovery, p. 73, sept dernières vignettes de la planche. Figure 12 : Gemma Bovery, p. 76, toute la planche. 69 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Pareil supplément d’âme, communiqué par des moyens strictement iconiques, contribue à nuancer la construction identitaire du personnage en question, très longtemps réduite au stéréotype flaubertien de l’éternelle insatisfaite. Ce « plus » d’émotion véhiculé par l’image n’échappe pas non plus à Raymond. On retiendra deux situations (p. 3 et p. 100) intégrées dans les planches qui font face aux deux planches « qui se répondent » (p. 2 et p. 99). Dans le premier cas, c’est au dessin qu’il revient d’exprimer le complexe de sentiments (désarroi, honte, mépris de soi) qui perturbe Raymond suite à son vol des premiers cahiers du journal de Gemma (fig. 13). Figure 13 : Gemma Bovery, p. 3, dernière vignette. Il en va de même dans le second cas où c’est encore une fois l’image seule qui communique le mal-être de Raymond. Par ailleurs, le caractère excessif de cette expression, qui imite un étranglement, offre à l’image une fonction narrative complémentaire de prémonition. En effet, quoiqu’absente de cette planche, comme de celle qui précède, Gemma la hante d’une certaine manière, puisque c’est d’un étranglement que l’on apprendra quelques planches plus tard (p. 103) qu’elle est décédée accidentellement (fig. 14)… Toutes ces images, qui viennent d’être commentées, ont pour trait distinctif, sur le plan de la narration, de relever d’une iconisation masquée. Ce masquage fonctionne d’autant mieux qu’il procède d’une pratique qui a eu le temps d’en naturaliser les effets, puisque le modèle en la matière est la bande dessinée « classique ». Deux conséquences, intéressantes pour notre propos, peuvent être dégagées de ce constat. Premièrement, le masquage de la narration iconique concurrence, voire conteste l’énonciation marquée du médianarrateur 70 Jean-Louis Tilleuil (textuel) en « je » auquel il faut identifier Raymond (pour l’action en général, ainsi que pour le récit intime de Gemma)… En fait, le discrédit qui frappe ce narrateur masculin est total, puisque son énoncé en ridiculisait déjà l’énonciateur. Secondement, l’objectivation ainsi accordée à la narration iconique réactualise d’une manière pour le moins paradoxale (Flaubert a toujours refusé que l’on « illustre » ses textes) l’impersonnalité stylistique qui constitue une des marques de fabrique de l’auteur de Madame Bovary. Figure 14 : Gemma Bovery, p. 100, la grande vignette. Conclusion Doté d’une double procédure de narration, exploitant à la fois le texte et l’image, l’album Gemma Bovery en profite pour emprunter à Flaubert son projet de déconstruction ironique entamé avec Madame Bovary, mais avec des ambitions esthétiques inverses de celles recherchées par l’ermite de Croisset. L’oeuvre de Posy Simmonds impose à première vue une surprésence d’un texte, réintroduisant ses distances par rapport à l’image. Cependant, ce 71 Les Cahiers du GRIT - n° 3 texte, constitué pour l’essentiel d’un emboîtement de deux récits personnels, n’est au service d’aucune quête d’absolu ; que du contraire, ces deux récits ont une fonction prioritairement utilitaire24 et leur signification est dévoyée : pour raconter son propre récit, qui doit beaucoup au délire fantasmatique, Raymond n’hésite pas se servir du journal intime de Gemma, pourtant destiné à rester secret. Face à ce texte envahissant, mais discutable, l’image affiche une polymorphie originale dont une des manifestations sémiotiquement les plus intéressantes consiste à disposer du texte en question pour faire preuve d’une étonnante créativité dans l’occupation de ces grands espaces ou ces grands écrans que sont les doubles pages de l’album. C’est dans ce travail de mise en page, qui relève plus du visible que du lisible, que l’on peut déceler dès lors la recherche d’une nouvelle « écriture » BD tellement différente du fonctionnement BD en tant que tel qu’elle impose un changement d’appellation. Une particularité supplémentaire de cette écriture est à trouver dans l’investissement sémantique qui est réservé à l’image. Supporté par une iconisation objective qui contraste avec l’énonciation subjective des récits en « je », le contenu de ces images se distingue par une perspicacité narrative qui fait souvent défaut au texte. Pour que ce texte se montre à la hauteur, il est symptomatique de constater qu’il lui faut alors intégrer l’espace iconique et plastique de la vignette BD conventionnelle25. Si projet ironique il y a, l’on doit s’attendre à ce qu’il dissimule un jugement de valeur. Lequel ? La réponse à cette question doit me permettre de justifier un peu de ce caractère exemplaire accordé au corpus de cette étude. En fait, à l’exemple de Flaubert qui, par sa publication en 1857 de sa Madame Bovary, occupe une position nouvelle dans le champ littéraire qui contribue à en bouleverser le fonctionnement, l’œuvre de Posy Simmonds nous informe sur l’état contemporain, non pas du champ de la BD en particulier, mais du champ littéraire en général. Même si le ton est la caricature qui fait sourire, Posy Simmonds instrumentalise aussi le roman de Flaubert, moins parce qu’il s’agit de montrer qu’il peut être mal lu (ce qui arrive à son lecteur, le boulanger Raymond Joubert), que parce que ce roman fait figure de modèle dépassé, ce qui ferait de Gemma Bovery une illustration avant l’heure de cette réflexion de Dominique Maingueneau, selon laquelle, en ce début de XXIe siècle, « ce ne sont plus les œuvres littéraires qui donnent le ton »26. Dans un mode de fonctionnement imaginaire plus nocturne que diurne, la BD que nous avons lue ensemble s’appuie sur un monument du patrimoine littéraire français pour imposer paradoxalement son autonomie. Faisant preuve d’une souplesse formelle exceptionnelle, tout particulièrement dans sa gestion des procédés de narration, Gemma Bovery rivalise en fait avec (ou se substitue à ?) ce genre qui domine le champ littéraire depuis le début du XXe siècle, à savoir le roman. Corollaire de cette description : la paralittérature, « [c]oncept intermédiaire pour une production 24 C’est grâce à eux que l’album développe son histoire. 25 Lorsque Gemma exprime son refus de voir sa destinée assimilée à celle de l’héroïne de Flaubert (p. 89), ou lorsque Charlie manifeste sa volonté de parler à Raymond pour lui avouer son implication dans le décès accidentel de son épouse (p. 100), ou encore lorsque Patrick s’en prend à Charlie pour lui expliquer l’imbécilité de son geste, qui l’a empêché de sauver Gemma (p. 102) ou, enfin, lorsque Charlie révèle à Raymond qu’il s’appelle en réalité… Cyril (p. 104). 26 Dominique Maingueneau, La littérature pornographique, Paris, Armand Colin (128), 2007, p. 101, coll. « 128 ». 72 Jean-Louis Tilleuil [et une période] intermédiaire »27, pourrait donc bien avoir fait son temps. Que l’initiative nous vienne de l’extérieur, c’est-à-dire de la société anglo-saxonne moins attachée aux hiérarchies symboliques dans ses pratiques culturelles, n’est certainement pas anecdotique. Jean-Louis Tilleuil (Université catholique de Louvain et Université Charles de Gaulle-Lille 3) 27 La citation reprend le titre d’un article qui décrit, au début des années 1990, l’érosion de l’autonomie du système littéraire traditionnel : Pierre Massart, « La paralittérature : un concept intermédiaire pour une production intermédiaire », dans Recherches sociologiques, no1 (vol. XXIII) : Sociologie de la littérature, 1992, p. 55-83. 73 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Légende des llustrations Figure 1 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, 1re de couverture de la jaquette. © Denoël. Figure 2 : Edgar Allan Poe et Nicolas Guillaume, La chute de la maison Usher, Paris, EP Éditions (Atmosphères), 2007, 1re de couverture. © EP Éditions ; Alexandre Dumas, JeanDavid Morvan, Michel Dufranne et Rubén, Les trois mousquetaires, vol. 1, Paris, Delcourt (Ex-Libris), 2007, 1re de couverture. © Delcourt. Figure 3 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 16-17. © Denoël. Figure 4 :Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 18-19.© Denoël. Figure 5 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 2-3. © Denoël. Figure 6 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 91, six dernières vignettes de la planche. © Denoël. Figure 7 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 92, dernière suite de quatre vignettes. © Denoël. Figure 8 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 2 (1re moitié de page) et p. 99 (1re moitié de page). © Denoël. Figure 9 : Balac et Yslaire, Sambre, t. 1, « Plus ne m’est rien… », Grenoble, Glénat (Caractère), 1986, p. 10, v. 4-7. © Glénat. Figure 10 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 53, moitié supérieure de la planche. © Denoël. Figure 11 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 73, sept dernières vignettes de la planche. © Denoël. Figure 12 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 76, toute la planche. © Denoël. Figure 13 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 3, dernière vignette. © Denoël. Figure 14 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 100, la grande vignette. © Denoël. 74 Expositions de bande dessinée et narration : entre réduction plasticienne et évocation de l’imaginaire Modalités d’exposition et logiques de champs « L’exposition de bandes dessinées n’est pas une nouveauté » écrivaient en 1967 les auteurs du catalogue de l’exposition Bande dessinée et figuration narrative1. Pourtant elle n’est pas non plus une évidence, et ce malgré la persistance de sa pratique au fil des années. Par les modifications qu’elle apporte à l’œuvre et au dispositif2 qui la porte, l’exposition de bande dessinée est en effet porteuse d’ambiguïtés fortes3. « Littérature en estampes »4, « littératures dessinées »5, « espèce narrative à dominante visuelle »6 : au-delà de leur diversité, les théorisations de la bande dessinée, qu’elles soient le fait des auteurs eux-mêmes ou de la critique spécialisée et académique, s’attachent de manière récurrente à la narration dont celle-ci est porteuse. L’analyse porte alors sur les mécanismes mis en œuvre au service d’un récit, sur l’articulation entre une série d’éléments constitutifs (texte et image ; bulle, vignette, strip et planche7 ; etc.) et leur inscription dans des dispositifs spécifiques (dont une forme historique est le livre et l’imprimé). C’est à l’égard de cette dimension narrative centrale que pose problème l’exposition (entendue ici comme un événement pouvant être organisé dans différents cadres – festivals, musées, galeries, librairies… – et présentant des objets manufacturés et/ou des œuvres originales – souvent des planches originales – en lien avec la bande dessinée) : que se passe-t-il lorsque la combinaison narrative des différents éléments de l’œuvre est extraite de son dispositif habituel 1 Pierre Couperie e.a., Bande dessinée et figuration narrative, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 1967, p. 145. 2 Sur la notion de dispositif et son application aux domaines artistiques et culturels, voir Christophe Bardin, Claire Lahuerta et Jean-Matthieu Méon (dir.), Dispositifs artistiques et culturels : création, institution, public, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2011. 3 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors du 9e congrès international IAWIS/AIERTI à Montréal (Canada) en août 2011 (et dans une version antérieure au 1er Congrès international Texte-Image, São Paulo en septembre 2010). Depuis cette date, plusieurs travaux universitaires ont été réalisés et diffusés sur la thématique des expositions de bande dessinée (notamment via le site de la Cité de la bande dessinée et Neuvième Art 2.0). Je citerai ici principalement Pierrre-Laurent Daures, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire de master 2 à l’EESI, 2011. Malgré la différence de nos approches initiales, nos travaux partagent de nombreux questionnements et constats. 4 Cfr : la définition qu’en donne l’auteur dans Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie, 1845. Reproduit dans Thierry Groensteen et Benoît Peeters (dir.), Töpffer. L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994, p. 185-225. 5 Cfr : Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Éditions de l’An 2 (Essais), 2003. 6 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée [1999], Paris, PUF (Formes sémiotiques), 2006, p. 14. 7 Selon les catégories distinguées par Thierry Groensteen (ibid.). 75 Les Cahiers du GRIT - n° 3 pour être insérée dans un dispositif pour lequel elle n’a pas (le plus souvent) été pensée8 ? Pour une partie des discours spécialisés, la réponse est sans appel. Dans un des premiers articles consacrés à la scénographie de la bande dessinée, Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier soulignent ces limites de l’exposition de bande dessinée : « [V]endons la mèche : une exposition de bande dessinée ne peut se substituer à l’expérience unique de la lecture intime d’un album. Elle est condamnée à parler indirectement de la bande dessinée qu’elle met en scène »9. Thierry Groensteen va dans le même sens dans le chapitre fondateur qu’il consacre aux expositions de bande dessinée : Il est parfaitement exact que contrairement aux productions des beaux-arts […], la bande dessinée n’est pas destinée au musée. Elle a pour finalité d’être reproduite, imprimée et diffusée dans le public, non d’être sacralisée comme objet d’art. […] Non, l’exposition de dessins originaux ne rend pas compte de l’être de la bande dessinée dans toutes ses dimensions (narrative, imaginaire, fantasmatique…). D’un média qui est à la fois une littérature et un art visuel, elle ne retient à peu près que cette seconde composante.10 Jean-Christophe Menu, dans sa thèse en arts plastiques, évoque à son tour « une forme d’incompatibilité fondamentale entre le médium étudié (la bande dessinée) et le mur ou l’espace »11. La limite soulignée par ces auteurs va au-delà du statut « ambigu »12, « paradoxal »13 ou « contre-nature »14 de la planche originale exposée, fragment incomplet et inachevé de l’œuvre finale. Plus largement, cette affirmation de l’incompatibilité est fondée sur des considérations touchant aux mécanismes de narration de la bande dessinée et au dispositif dans lequel ils se présentent : une exposition n’est pas un livre. L’exposition ne serait pas propice à la lecture et proposerait une expérience autre de la bande dessinée ou une expérience qui, à partir d’un objet lié à la bande dessinée, ne serait pas celle de la bande dessinée. Exposer la bande dessinée semble ainsi relever d’une impossibilité, d’un contresens ou d’une trahison, au mieux, d’une altérité15. 8 Ce questionnement peut bien sûr être appliqué à d’autres formes de déplacements, vers d’autres dispositifs. Le passage au numérique, pour la création ou pour la republication de bande dessinée, en est un exemple des plus saillants. Pour une discussion théorique plus large de ces points, cfr : Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 2011. Voir aussi le dossier thématique lancé par Julien Falgas et Anthony Rageul : « Raconter au numérique », dans Comicalités, avril 2012, [en ligne], http://comicalites.revues.org/873 (page consultée le 6 septembre 2012). 9 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, « Scénographie de la bande dessinée dans les musées et les expositions », dans Artpress, 2005, p. 93. 10 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006, p. 154. 11 Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, p. 139. 12 Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella et Cie. Trésors du musée de la bande dessinée d’Angoulême, Paris, SomogyCNBDI, 2000, p. 11, cité dans Thierry Groensteen, Un objet […], op. cit., p. 154. 13 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, op. cit., p. 92. 14 Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 140. 15 Thierry Groensteen défend cependant la légitimité et l’acceptabilité d’une telle altérité du rapport à la bande dessinée : « Ne suffit-il pas de prendre conscience de ce que lire une bande dessinée, sous sa forme imprimée, et être mis au contact de dessins originaux, arrachés à leur statut de supports d’une lecture, sont deux expériences qui, pour être essentiellement différentes, n’en sont pas moins toutes les deux licites et susceptibles de procurer du plaisir ? » (Thierry Groensteen, Un 76 Jean-Matthieu Méon Et pourtant les expositions de bande dessinée existent, se montent et semblent se multiplier. Comment dans ce cas, les expositions (ou plutôt leurs concepteurs) résolventelles cette apparente impossibilité ? Nous présenterons ici deux grands ensembles de stratégies en la matière, les unes abandonnant la narration et le récit au profit d’une lecture plasticienne des œuvres, les autres développant des modalités alternatives de prise en charge du récit et d’évocation de son imaginaire. Bien que lié à un questionnement spécifique (les expositions au prisme de la narration et du récit), le découpage que nous proposons recoupe d’autres typologies – notamment celle proposée par Thierry Groensteen dans Un objet culturel non identifié. Les modèles qu’il y distingue sont autant de jalons dans l’histoire des expositions. En mobilisant ici essentiellement des exemples récents et contemporains les uns des autres, nous voulons montrer comment ces différents modèles coexistent et s’organisent selon des logiques spécifiques. Au-delà d’une typologie (qui ne prétend pas épuiser la description ni l’analyse des expositions), nous voulons donner des pistes pour penser la diversité des réponses apportées à la question de la narration dans l’exposition. Cette diversité est révélatrice d’options esthétiques différentes, qui sont le produit de positionnements distincts, tant au sein du champ de la bande dessinée16 qu’au sein du champ artistique et culturel, et des alliances objectives et effectives que ces positionnements rendent désirables (ou stratégiquement utiles) et possibles pour les acteurs impliqués (auteurs, commissaires, responsables institutionnels). Les cas développés ici ont été retenus de manière à faire ressortir ces systèmes d’opposition. De plus, nous restreignons notre étude aux expositions qui sont leur propre finalité (ce qui exclut les « expositions-vente »17, destinées à la vente de planches et dessins originaux, éventuellement à l’occasion de la sortie d’un livre) et dont le propos est centré sur la bande dessinée18, sur un ou plusieurs auteurs et/ou œuvres, et/ou sur l’imaginaire qui s’y attache (ce qui laisse de côté les « expositions-prétexte »19, où la bande dessinée n’est qu’une porte d’entrée à un propos didactique sur une thématique autre : la préhistoire20, les vikings21, etc.). Les exemples présentés ici ont été pris au sein de notre corpus constitués d’une soixantaine d’expositions, en France et en Suisse, essentiellement entre 2009 et 2012 : expositions autonomes ou organisées dans le cadre de festivals (Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême, éditions 2010, 2011 et 2012 ; festival Fumetto de Lucerne, objet [...], op. cit., p. 154. 16 Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1, 1975, p. 37-59. 17 Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 153. 18 Cependant nous n’aborderons pas ici les expositions didactiques consacrées à la production de la bande dessinée, à ses techniques, à ses étapes. Cette dimension n’est pourtant jamais totalement absente de toute exposition présentant des planches originales qui, par nature, renseignent sur le processus de création de l’œuvre finale, c’est-à-dire imprimée. Sur cette dimension didactique des expositions (voir Pierre-Laurent Daures, op. cit., p. 65-67). 19 Selon l’expression utilisée, dans un sens un peu plus large, par Julien Baudry, « Exposer la bande dessinée… à travers les âges », série d’articles mis en ligne sur Phylacterium, de février à mai 2011 : http://www.phylacterium.fr/?cat=33 (page consultée le 28 août 2012). 20 Préhistoire de la bande dessinée et du dessin animé, coproduite par le Musée régional de Préhistoire d’Orgnac (Ardèche) (2008) et le Centre de Préhistoire du Pech Merle à Cabrerets (Lot) (2009). 21 Vikings et chevaliers normands dans la bande dessinée, à Orbec (Calvados), juillet-septembre 2012. 77 Les Cahiers du GRIT - n° 3 édition 2010). Pour des raisons pratiques, ces expositions ont fait l’objet d’un travail empirique variable : observation et analyse de la scénographie et/ou dépouillement du catalogue et/ou recherche documentaire complémentaire. Pour les cas cités, nous préciserons le travail effectué. Ancienneté et diversité des expositions de bande dessinée Notre propos n’est pas historique et nous ne ferons que présenter les grands traits de l’histoire des expositions de bande dessinée pour contextualiser notre propos22. Les expositions de bande dessinée sont un phénomène à la fois ancien et éclaté, dont les prémices sont inséparables d’enjeux professionnels, culturels et politiques liés à des contextes spécifiques et dont le développement s’est fait sous des impulsions à la fois autonomes (les auteurs et les bédéphiles) et hétéronomes (acteurs politiques et éducatifs, institutions culturelles publiques et privées)23. Leurs modalités et leurs propos ne sont pas uniformes, les espaces d’exposition sont de visibilité et de prestige variables. Comme le soulignent ses organisateurs eux-mêmes (cfr : citation supra), l’exposition de 1967 n’est pas sans précédents, en France ou au-delà. Le catalogue de Bande dessinée et figuration narrative indique ainsi, sans plus de précision et avec prudence, que « la première [exposition] eut lieu en avril 1922 au Waldorf Astoria, à New York »24. Cette recherche des origines (quelle est la première ?) peut s’avérer difficile à trancher25 et en partie illusoire. Julien Baudry élargit utilement la perspective, au moins pour le cas français, en soulignant plutôt la continuité entre les expositions de bande dessinée telles qu’elles émergent dans les années 1960 en France, et que symbolise celle de 1967, et des initiatives antérieures, à la fois proches par leurs modalités et leurs objets et distinctes par leurs logiques26. Des associations professionnelles de dessinateurs (de presse, d’humour, de bandes dessinées) ont ainsi eu recours au dispositif de l’exposition de dessins et d’imprimés, notamment dans les années 1920 (Salons des humoristes) et à la fin des années 1940 (Grand Prix de l’image française), 22 Cette histoire est encore largement à écrire. Thierry Groensteen, Julien Baudry et Pierre-Laurent Daurès proposent cependant tous trois des jalons pour un tel travail. Nous nous appuyons ici en partie sur leurs travaux, auxquels nous renvoyons pour davantage de détails : Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 152-166, Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 20-42, Julien Baudry, op. cit. Pour une contextualisation sociologique de cette histoire, on se reportera notamment à la « Chronologie de l’entreprise de canonisation de la bande dessinée » proposée par Luc Boltanski (op. cit.). 23 Nous entendons les termes « autonome » et « hétéronome » dans le sens que leur donne Michel Offerle, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Monchrestien (Clefs - Politique), 1998 (2e édition), p. 58-64. 24 Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 145. 25 On pourra ainsi rappeler que le Brésil revendique également l’organisation de la première exposition de bande dessinée au monde, en 1951. Revendication ayant donné lieu à une exposition commémorative en 2001 et reprise à leur compte par des auteurs (Jerry Robinson, Will Eisner) comme des critiques (Claude Moliterni), cités dans l’ouvrage publié à cette occasion. Álvaro De Moya, Anos 50 / 50 Anos, São Paulo 1951 / 2001. Edição comemorativa da primera exposição internacional de histórias em quadrinhos, São Paulo, SP, Editora Opera Graphica, 2001. 26 Julien Baudry, op. cit. Il s’appuie ici sur les travaux de Christian Delporte (notamment « Le dessinateur de presse, de l’artiste au journaliste », dans Caricatures et caricature, avril 2007, [en ligne], www.caricaturesetcaricature.com/ article-10460836.html) et Thierry Crépin (« Haro sur le gangster ! » La moralisation de la presse enfantine, 1934-1954, Paris, CNRS Éditions, 2001). 78 Jean-Matthieu Méon pour valoriser leur profession et leur production et pour défendre certains intérêts corporatistes (protectionnisme, rejet des critiques à l’encontre de la presse enfantine). On peut ajouter à ces exemples les expositions, également inscrites dans les débats d’après-guerre sur les effets néfastes des illustrés pour enfants27, produites par des institutions publiques et militantes et présentant de « bons » et « mauvais » journaux pour enfants28. Organisée à l’initiative de l’association bédéphile qu’est la SOCERLID (Société civile d’études et de recherches des littératures dessinées)29, l’exposition de 1967 apparaît malgré tout comme un jalon incontournable, tant par son caractère de marqueur d’un nouveau regard porté sur la bande dessinée (par ses fans comme par des acteurs sociaux qui lui sont plus distants)30 que par ses modalités et les liens qu’elle établit entre bande dessinée, art et musée. Cependant, les années 1970 verront davantage les expositions de bande dessinée se développer en lien avec les festivals spécialisés31, au croisement de la nostalgie des amateurs, de leurs pratiques de collection et de leur recherche d’un entre-soi. Les originaux (dessins et imprimés) y trouvent une place de plus en plus importante. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 et surtout au cours des années 1990 que l’entrée de la bande dessinée au musée se fera de manière à la fois plus visible et plus institutionnalisée – comme l’illustre l’ouverture du Centre national de la bande dessinée et de l’image (CNBDI) et de son Musée de la bande dessinée en janvier 1990 (juste après son équivalent belge à Bruxelles, en 1989). Enfin, les années 2000 voient l’accélération de la production d’expositions de bande dessinée, dans une relation encore accrue avec le monde de l’art et ses institutions32. L’exposition comme réduction plasticienne : la marginalisation du propos narratif De manière significative, l’ambiguïté de l’approche de la narration par les expositions de bande dessinée est présente dès l’exposition (faussement) originelle de 1967. Cette ambiguïté continue à orienter toute une partie des expositions contemporaines. 27 Sur ces débats, cfr : Thierry Crépin, « Haro [...] », op. cit., ainsi que nos propres travaux : Jean-Matthieu Méon, « L’euphémisation de la censure. Le contrôle des médias et la protection de la jeunesse : de la proscription au conseil », thèse de science politique, Université Robert Schuman – Strasbourg III, 2003 et « La protection de la jeunesse comme légitimation du contrôle des médias : le contrôle des publications pour la jeunesse en France et aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale », dans Amnis, 2004/4, p. 121-136 [consultable en ligne : http://amnis.revues.org/720] 28 Thierry Crépin, « L’exposition de la presse enfantine : une tentative controversée de sensibilisation de l’opinion publique », dans Thierry Crépin et Thierry Groensteen (dir.), « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 169-176. 29 Sur la SOCERLID, voir Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 118-122 30 Cfr : Luc Boltanski, op. cit. 31 Julien Baudry, op. cit. 32 Pour en citer certaines des plus importantes : Hergé et BD Reporters au Centre Pompidou en 2006 ; en 2009 : Quintet au MAC de Lyon ; Le petit dessein au Louvre ; Vraoum ! (cfr : infra) à la Maison Rouge ; Moebius-Transe-Forme à la Fondation Cartier en 2010-2011 ; Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris en 2011 ; Crumb au Musée d’art moderne de Paris en 2012. Pierre-Laurent Daurès a recensé une soixantaine d’expositions (de tous types) en 2010 (Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 12). 79 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Ouverte d’avril à juin 1967 aux Musée des Arts Décoratifs de Paris, l’exposition Bande dessinée et figuration narrative repose en effet sur une valorisation paradoxale de la « technique narrative »33 qui aboutit plutôt à une marginalisation de la narration et du récit au profit d’une présentation de leurs techniques et surtout d’une appréciation plastique du dessin. La scénographie de l’exposition34 est traversée par ces contradictions. L’exposition est organisée en trois sections consacrées à la bande dessinée et une quatrième à des œuvres d’art contemporain. Dans les trois premières sections, les modalités de présentation varient : panneaux tenus debout ou suspendus, « boîte lumineuse » (structure aux murs lumineux présentant en taille réelle des planches en couleurs et éclairées en transparence), cubes assemblés en diverses structures. Sur les panneaux comme sur les cubes sont reproduits des agrandissements photographiques, de planches ou plus souvent de cases ou de détails de dessin, principalement en noir et blanc35. Le choix de l’agrandissement de détails pour exprimer la force narrative de la bande dessinée est paradoxal : c’est bien plutôt le trait et son expressivité qui sont ainsi mis en avant – comme le soulignent certaines remarques de Pierre Couperie lui-même. [L’agrandissement photographique permet] d’amener le public à voir réellement la bande dessinée, à lui faire distinguer ce qui est art chez le dessinateur, de ce qui est trahison dans le journal ; avec la qualité du papier, la netteté des noirs et blancs, l’agrandissement photographique permet d’arracher la bande dessinée au petit format qui l’étrangle et de la révéler en la portant aux formats habituels des œuvres d’art auxquelles le public est habitué.36 Nous avons tout fait pour que le public regarde enfin l’image, le trait, la composition, les valeurs graphiques.37 On voit aussi en quoi la narration est marginalisée. Au vu du catalogue et des photographies disponibles, ses principaux supports sont absents. Les dessins présentés ne sont pour la plupart que des fragments des séquences qui organisent le récit (fragments de cases, fragments de pages)38. Le texte, qui participe de cette narration, est souvent absent des cases 33 L’expression est utilisée dès la première page du catalogue de l’exposition (Pierre Couperie e.a., op. cit., « Avantpropos », p. 4). 34 Je m’appuie ici sur le catalogue de l’exposition (Pierre Couperie e.a., op. cit.) et la présentation de la scénographie par Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 157-160 et Pierre-Laurent Daurès, op. cit., « Annexes », p. 2-14. Quelques photographies sont reproduites dans Phénix, 8, 4e trimestre 1968, p. 2-5. D’autres peuvent être consultées en ligne, sur le site de la scénographe (Isa Style : http://www.isastyle.com/bd.htm). Depuis décembre 2010, la bibliothèque du CNBDI est dépositaire des archives de Pierre Couperie, qui permettront sans doute d’approfondir l’étude de cette exposition ; Catherine Ferreyrolle, « Une heureuse exploration : les archives de Pierre Couperie », dans Neuvième Art 2.0 [en ligne], http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart&id_article=336 (mise en ligne 20 novembre 2011, consulté le 7 septembre 2012). 35 Le catalogue n’explicite pas le lien entre les illustrations qu’il reproduit et celles présentées dans le cadre de l’exposition. Néanmoins, il donne un aperçu des modes de sélection et d’agrandissement à l’œuvre dans l’exposition. 36 Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 145. 37 Pierre Couperie, « Autour du mouvement bédéphile », entretien avec Nicolas Gaillard (avril 1995), dans Contrechamp, 1, 1997, p. 18-19 (cité dans Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 67). 38 La question de l’articulation entre fragment et narration demanderait à être creusée davantage. Elle se pose différemment selon l’importance du fragment : la page d’un album, un strip pris ou non dans une continuité de strips ou, comme c’est 80 Jean-Matthieu Méon reproduites, par sélection ou par intervention directe des organisateurs de l’exposition : « Il faut comprendre que lorsqu’on montre une planche, les gens n’évaluent pas les valeurs graphiques du dessin, ils lisent les ballons. Pour lutter contre cette domination de l’écrit, nous sommes allés jusqu’à vider les bulles de leur contenu »39. Lorsqu’il est présent, le texte n’est pas traduit. Dans la perspective adoptée par cette exposition, ces vecteurs de la narration (séquence, texte) ne constituent que des détails secondaires, par rapport au propos central qu’est la mise en avant des qualités graphiques des dessinateurs de bande dessinée. Les deux sections suivantes, la « boîte lumineuse » et la « salle des cubes » (selon leur désignation par P.-L. Daurès), forment des contrepoints à ces absences. Elles présentent, pour la première, des pages dans leur intégralité (et en couleurs), pour la seconde, des images illustrant la diversité du placement des textes et des bulles. C’est bien les techniques de la narration qui sont illustrées là (la mise en cases et en séquences du récit, l’articulation texte-image). Mais les récits proprement dits, racontés par les auteurs et les bandes présentés, restent très en retrait, sinon absents. Cependant, la dernière section accentue encore la logique avant tout plasticienne de l’exposition. Y sont présentés des tableaux d’artistes contemporains, appartenant à ce qui a été appelé la « Figuration narrative » (Adami, Arroyo, Télémaque, etc.) – mais aussi au Pop-Art (Lichtenstein, Rosenquist). En rapprochant, au moins spatialement, des images de bande dessinée et une série d’œuvres d’art contemporain, le métadispositif de l’exposition40 invite à une lecture plastique de l’ensemble des images qui y sont présentées. Le chapitre du catalogue qui renvoie à la section « Figuration narrative »41, écrit par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot, souligne ce que ce rapprochement a pu avoir de contraint42, pour les uns et pour les autres des organisateurs (G. Gassiot-Talabot y entend tout d’abord « situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec les membres de la SOCERLID », p. 229). Surtout, le critique y brouille davantage encore le rapport entretenu par cette exposition à la narration. Il distingue ainsi avec une certaine fermeté43 la narration « restrictive » de la bande dessinée (« dont la fonction est toujours de le cas ici en 1967, une case (fragment de strip et/ou de page) ou un fragment de case. Dans ces derniers cas, la discussion gagnerait à s’articuler à celle de la possible narrativité de l’image « isolée » ou « unique » (cfr : « Daily panel et cartoon : la narrativité de l’image isolée », dans Harry Morgan, op. cit., p. 40-45 et « Situation et récit : la narrativité de l’image unique en question », dans Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration, op. cit., p. 19-29). Envisager la narrativité de l’image-fragment permettrait de fonder théoriquement l’approche (fragmentaire) qui prime dans les expositions. Une telle manière de voir fait cependant perdre sa spécificité à la narration mise en scène par l’exposition (il n’y aurait que peu de différence entre les images issues de bande dessinée et les tableaux). De même, elle opère une substitution : à la narration originelle de l’œuvre-livre est substituée la narration du fragment, produite par l’auteur mais aussi par le commissaire qui sélectionne ce fragment. On peut supposer qu’en termes de légitimation potentielle de la bande dessinée par l’exposition, ces deux remarques ne sont pas sans conséquences (la bande dessinée vue comme un sous-ensemble des beaux-arts plutôt qu’un art spécifique ; la valorisation du commissaire en concurrence avec celle de l’artiste). 39 Pierre Couperie, « Autour du mouvement bédéphile », op. cit., cité dans Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 67. 40 Selon l’expression de Jérôme Glicenstein (voir notamment L’Art : une histoire d’expositions. Paris, PUF (Lignes d’art), 2009). 41 « Chapitre 12. La figuration narrative », dans Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 229-251. 42 Thierry Groensteen (Un objet [...], op. cit., p. 159) précise les circonstances de cette contrainte, liées à une demande de l’institution accueillant l’exposition. 43 « La Figuration narrative n’est pas une séquelle de la bande dessinée » écrit-il d’entrée de jeu (Pierre Couperie e.a., 81 Les Cahiers du GRIT - n° 3 raconter une histoire » à travers une « continuité d’images reliées entre elles par une action dans un temps très court », p. 231), à celle, plus « dilat[ée] sémantiquement » du domaine pictural (« est narrative toute œuvre plastique qui se réfère à une représentation figurée dans la durée, par son écriture et sa composition, sans qu’il y ait toujours à proprement parler de récit », p. 231). Enfin, « ici, rien, pas un fait, pas un document. Les objets, les livres, les journaux sont remplacés par d’affreuses photographies blafardes […] »44. L’exposition ne présente pas de documents originaux : pas de planches, mais pas non plus d’imprimés45. Cette absence d’imprimés est une erreur stratégique, selon Th. Groensteen, négligeant les attentes nostalgiques des bédéphiles. Mais cela montre aussi que, par stratégie ou par impensé, le dispositif original de présentation des œuvres (le livre, le journal) n’est pas pris en compte par l’exposition. Si les partis-pris esthétiques ou scénographiques de l’exposition de 1967 ont eu des postérités variables, son rapport ambigu à la narration continue à marquer des expositions contemporaines. Deux exemples peuvent illustrer cette continuité. L’exposition Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain s’est tenue de mai à septembre 2009, à Paris, à la Maison Rouge46. Cette fondation privée a vocation à organiser des expositions d’art contemporain, appuyées sur des collections privées. Pour Vraoum !, les deux commissaires de l’exposition ont ainsi assemblé un ensemble d’œuvres de bande dessinée et d’art contemporain. Leur propos est de faire apparaître la bande dessinée « en tant qu’art » et « l’art contemporain comme nourrie de celle-ci », en organisant des rencontres entre des œuvres, « regroupées par thème ou par affinités »47. Dans la mise en œuvre pratique de cette volonté de rencontre, primat est donné à la dimension plastique et graphique des œuvres de bande dessinée. Le métadispositif, institutionnel et expositionnel, qui encadre les œuvres va dans ce sens : Vraoum ! se tient dans un lieu d’art contemporain, suivant une scénographie qui s’y conforme. La scénographie minimaliste s’approche du white cube contemporain48 (malgré la présence ponctuelle de murs colorés) et la présentation des planches et dessins liés à la bande dessinée se fait par un accrochage aux cimaises et un encadrement classiques. Le regard à porter sur les planches et dessins est ainsi orienté vers une approche plastique. De même, l’exposition offre peu de place à la narration et aux récits des auteurs et op. cit., p. 229). 44 André Fermigier du Nouvel Observateur, à propos de l’exposition, cité dans Jacques Sadoul, « Deux études phylactérologiques », dans Fiction, 164, juillet 1967, p. 150. Également repris dans Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 158. 45 Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 156. Pierre-Laurent Daurès (op. cit., « Annexes », p. 3) fait allusion à la présence de planches originales dans la « boîte lumineuse ». Peut-être évoque-t-il plutôt des pages dans leur édition originale ? 46 Pour cette exposition, notre travail a consisté en une visite/observation (10 septembre 2009) et un travail documentaire (catalogue, documents institutionnels). 47 Dossier de presse Vraoum !, 2009, p. 6 et 10. David Rosenberg est écrivain et commissaire d’expositions d’art contemporain et Pierre Sterckx est critique d’art et spécialiste de bande dessinée. 48 Selon l’expression consacrée depuis Brian O’Doherty, White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie [1976], Zurich, JRP Ringier (Lectures La Maison rouge), 2008. 82 Jean-Matthieu Méon œuvres présentés. La focalisation sur les originaux, difficilement contournable dans un tel lieu, n’offre, comme on l’a dit, que des fragments de récit. Le choix des œuvres exposées (évidemment contraint par la rareté et l’accessibilité difficile des planches) accentue encore cette logique. Pour les œuvres séquentielles (planches, strips), rares sont les séquences longues (plus de deux planches consécutives, par exemple). Et nombreux sont, pour les auteurs de bande dessinée, les dessins autres que des planches ou des strips : couverture, dessins préparatoires ou publicitaires... C’est-à-dire des œuvres le plus souvent non narratives, ou en tout cas sans découpage en cases et en strips. Le texte fait l’objet d’un traitement similaire : parfois absent des œuvres, il n’est jamais traduit – malgré la présence d’œuvres anglaises, italiennes, japonaises. Plus encore, les commissaires incitent implicitement à une requalification du texte en image, en vantant dans le catalogue le plaisir d’une appréhension simplement graphique de « textes illisibles pour nous », éprouvé lors d’un séjour commun à Tokyo49. Enfin, l’absence de résumé des livres évoqués ou la mention non systématique des scénaristes dans les textes d’accompagnement de l’exposition (par exemple les cartels ou le livret accompagnant les visites) redoublent encore cette relégation du récit50. À la fin du parcours de l’exposition, un banc de lecture présentait des albums et livres de bande dessinée, réintroduisant ainsi au sein du dispositif le support traditionnel de la bande dessinée et, potentiellement, les récits des œuvres. Cependant, la sélection d’ouvrages proposée (en tout cas lors de notre visite) ne recoupait que très partiellement les œuvres exposées. Le récit et une partie des supports de sa narration semblent ainsi accessoires dans l’approche proposée par l’exposition. De l’imaginaire porté par les bandes dessinées présentées ne ressort qu’un ensemble, aux frontières floues51, de personnages (« bestioles », « chenapans », super-héros) et de thématiques très générales (western, SF, humour, érotisme), soulignés par les sections de l’exposition52 et les citations et détournements qu’en font les artistes contemporains exposés53. Avec ce fonctionnement thématique, Vraoum ! évoque des sujets d’œuvres de bande dessinée mais pas leurs récits, aborde le sujet mais pas sa ma49 David Rosenberg et Pierre Sterckx, Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain (catalogue), Paris, Fage, 2009, introduction (non paginée). 50 Dans le Petit journal de l’exposition (livret distribué lors de l’exposition et disponible en ligne : http://www. lamaisonrouge.org/IMG/pjvraoum.pdf), comme dans le dossier de presse, seuls quatre scénaristes sont cités (et jamais en gras, à l’inverse des dessinateurs) : Goscinny, Charlier (cité pour Blueberry mais pas pour Buck Danny), Stan Lee, Wolinski (pour Paulette, avec Pichard). 51 L’œuvre largement commentée de Gilles Barbier, L’hospice (2002, technique mixte, son et télévision), illustre bien le flou du matériau de référence sur lequel les œuvres contemporaines présentées s’appuient. Les super-héros vieillissant que figurent les mannequins de cette installation ne renvoient à aucun comic book en particulier (le costume dans lequel Catwoman est représentée ici n’est jamais apparu qu’au cinéma, dans le Batman returns de Tim Burton [1992]). Plus que la bande dessinée et « [ses] personnages, [sa] mythologie et [son] univers » (Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 146), ce sont bien plutôt les industries culturelles dans leur ensemble et leur imagerie qui sont citées ici. 52 Les différentes sections de l’exposition sont les suivantes : Pionniers de la bande dessinée, Far West, Ann Lee, Bestioles et créatures, Walt Disney Productions, Hergé et la ligne claire, Mangas !, SF, Gags à gogo, Gredins et chenapans, Pictural, À fond la caisse, La rencontre des héros, Super-héros, L’Enfer. 53 Pour une proposition de description systématisée de ces citations, voir Pierre-Laurent Daurès, « Impressions sur Vraoum ! », dans Du9.org, avril 2010, [en ligne], http://www.du9.org/dossier/impressions-sur-vraoum/ (page consultée le 4 avril 2010). 83 Les Cahiers du GRIT - n° 3 nière – ni sa manière narrative, littéraire ni réellement, ce qui peut être plus paradoxal, sa manière graphique (deux sections seulement renvoient à une analyse stylistique : « Hergé et la ligne claire » et « Pictural »)54. Au-delà de ses éventuelles limites, c’est cependant bien un discours plasticien qui est au cœur de Vraoum ! et qui en structure les choix et les modalités. Cette approche a été revendiquée de manière beaucoup plus frontale dans un événement en continuité directe avec Vraoum ! La biennale d’art contemporain du Havre a été consacrée en octobre 2010 (et à nouveau en 2012) a une mise en rapport similaire entre art contemporain et bande dessinée (Bande dessinée et art contemporain. La nouvelle scène de l’égalité)55. La dimension narrative de la bande dessinée fait l’objet d’une mise à distance explicite dès les textes introductifs du catalogue. L’approche plasticienne liée à l’exposition est censée, selon son commissaire, refléter une évolution de la création contemporaine en bande dessinée. Jean-Marc Thévenet, le commissaire général de la biennale, et ancien directeur général du festival d’Angoulême, souhaite y mettre en avant une nouvelle génération d’auteurs « en rupture avec le dispositif narratif classique » : « la bande dessinée abandonne son usage traditionnel, celui de « raconter une histoire » et gagne une plus grande autonomie artistique. […] Le récit, en bande dessinée, n’est plus une fin en soi… »56. On le voit, une des modalités retenues pour exposer la bande dessinée relève d’une forme de réduction plasticienne. Le dispositif de l’exposition, tout particulièrement s’il intègre des œuvres originales, ne retient des œuvres exposées que ce qui y est visiblement présent, le trait et la composition, ignorant ou marginalisant ce qui les dépasse (le récit et ses modes de narration, qui se prolongent dans les fragments absents et leur forme finale, imprimée). De la bande dessinée, seul le dessin est gardé. Cette réduction peut être revendiquée ou impensée et/ou subie – en raison des contraintes pratiques et matérielles liées à l’exposition (il est difficile d’organiser la lecture dans une exposition) et aux œuvres originales (rares et dispersées57). Elle peut aussi, on va le voir, être contournée. Stratégies alternatives de narration et évocation de l’imaginaire Plusieurs stratégies alternatives à la relégation de la narration et du récit s’observent. Elles sont mises en œuvre dans des lieux et suivant des démarches distinctes mais entre lesquelles les chevauchements existent. Nous distinguons trois types de stratégies visant ainsi 54 Un parallèle peut être établi avec l’exposition Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt, de la Pinacothèque de Paris (marsaoût 2011), organisée selon un découpage thématique similaire : « Îles et océans », « Désert », « Militaires », « Villes », etc. (visite-observation du 5 juillet 2011). L’approche plasticienne de la bande dessinée semble peiner à produire des catégories esthétiques spécifiques de ses œuvres. 55 Nous nous appuyons ici sur un travail uniquement documentaire (catalogue, presse). 56 « Entretien croisé : bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité », dans Jean-Marc Thévenet et Linda Morren, Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité : Arts, Le Havre 2010, biennale d’art contemporain. Blou, Monografik, 2010, p. 10 et 13. 57 Le regroupement des planches d’un même album contribue alors à donner à une exposition sa dimension événementielle et spectaculaire : le Lotus bleu (édition originale) dans Hergé au Centre Pompidou (2006), un épisode – presque – complet des Fantastic Four (no54) pour l’exposition Kirby (The House that Jack Built) à Fumetto (2010), La Ballade de la mer salée à l’exposition Pratt de la Pinacothèque (2011), etc. 84 Jean-Matthieu Méon à réintroduire les récits et leur imaginaire dans les expositions de bande dessinée – par le commentaire, par une forme de substitution ou par des créations ad hoc. L’approche muséale spécifique Dans sa configuration actuelle, inaugurée en juin 2009, le Musée de la bande dessinée d’Angoulême incarne de manière idéal-typique ce qu’on appellera ici une démarche muséale spécifique58. Référée à une mise en scène de la bande dessinée dans ses spécificités, cette démarche tente de prendre en charge la narration et le récit. Ceux-ci ne sont cependant pas restitués pour eux-mêmes, comme supports d’une expérience littéraire directe : ils visent à permettre et faciliter un commentaire adapté des objets et œuvres présentés et à en rendre possible une appréhension et une appréciation informées. Cette démarche, et ses éventuelles contradictions, sont à lire notamment au regard des caractéristiques mêmes de l’institution. Il s’agit d’un musée public, ce qui implique une prégnance des logiques scientifiques dans la conservation et la valorisation des collections, articulées à des considérations plus pragmatiques de fréquentation. C’est de plus le seul musée dédié à la bande dessinée en France et un des rares en Europe et au-delà. Ainsi le Musée de la bande dessinée – suivant un impératif de présentation des originaux qui constituent une partie de son fonds et, sans doute, de son attractivité – est amené à exposer ce qui n’est pas initialement destiné à l’être, à multiplier les approches d’un domaine peu couvert par l’offre muséale. Les responsables du Musée sont ainsi amenés à penser simultanément les particularités de la bande dessinée et les limites de l’approche muséale appliquée à ce mode d’expression. Le catalogue accompagnant la rénovation de la présentation de la collection permanente montre comment ces responsables institutionnels posent les contradictions de leurs missions en préalables de leur démarche. Musée de la bande dessinée : l’association de ces termes ne manque pas de surprendre ceux qui n’en sont pas familiers. Ne seraient-ils pas antinomiques ? […] [La bande dessinée est] une forme artistique qui semble ne pas pouvoir se laisser dompter, se laisser apprivoiser si facilement par une quelconque définition ou classification. C’est pourtant la mission que se sont donnée tous ceux qui ont forgé le projet du Musée de la bande dessinée et œuvré à son accomplissement. […] Exposer de la bande dessinée, qu’est-ce que cela signifie ? […] [L]e musée opère sur les planches de bande dessinée le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale [Ambroise Lassale, alors conservateur du Musée].59 58 Certains de ses traits saillants peuvent néanmoins s’observer dans d’autres lieux, dans d’autres contextes. Elle est ainsi à rapprocher par exemple de l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne à la Bibliothèque nationale de France (octobre 2000-janvier 2001), qui en partage la volonté de rigueur « scientifique » (cfr : Thierry Groensteen, Un objet [...], p. 164-166 et le catalogue : Thierry Groensteen (dir.), Maîtres de la bande dessinée européenne, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 2000). 59 Ambroise Lassale, « Trois regards sur un art », dans Thierry Groensteen, La bande dessinée : son histoire et ses maîtres, Lausanne/Paris/Angoulême, Skira/Flammarion/Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2009, p. 10. C’est nous qui soulignons. 85 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Au carrefour de la littérature et des arts graphiques, la bande dessinée, doublement mimétique, est à la fois récit et spectacle, fable et image. La définir seulement comme un art graphique serait ne retenir qu’une moitié de ce qui la constitue. Cependant, que nous le voulions ou non, c’est bien cette dimension-là qui se trouve particulièrement mise en évidence, aussi bien sur les cimaises du Musée de la bande dessinée que dans ce livre [Thierry Groensteen, rédacteur du catalogue].60 L’agencement de la collection permanente du Musée depuis 2009 révèle les moyens mis en œuvre pour exposer, malgré tout, la bande dessinée61. En cohérence avec les collections du Musée, l’exposition présente à la fois des imprimés (livres, magazines, journaux), des planches originales et quelques produits dérivés. Planches et imprimés sont présentés de manière imbriquée et dans des vitrines horizontales – tout au moins dans la première section du parcours, « L’histoire de la bande dessinée ». Des « alcôves » sont aménagées tout au long du parcours historique, espaces de lecture offrant au visiteur la possibilité de lire une partie des ouvrages que les vitrines présentent. Les planches originales sont ainsi référées parfois à leur propre version imprimée, sinon à leur support de destination – support sans cesse rappelé par le dispositif expositionnel, qui souligne ainsi de lui-même son décalage avec les ouvrages de bande dessinée. La présence de livres consultables réintroduit le récit dans l’exposition de bande dessinée. Mais la présentation de planches renvoie au mode plus classique de l’exposition plasticienne. C’est tout particulièrement le cas du « salon » où sont présentées « en majesté les plus belles pièces de la collection du Musée »62, afin d’en permettre l’appréciation esthétique, hors du discours historique, social et didactique des autres sections. Des cartels permettent cependant de relativiser la réduction plasticienne de l’accrochage. Ils croisent éléments de publications, indications sur le récit et appréciation esthétique spécifique (le trait mais aussi la maîtrise de la narration). Le cas échéant, les scénaristes sont systématiquement mentionnés. 310 et 311 Will Eisner (1917 – 2005), The Spirit : Showdown with the Octopus Planches 2 et 3. Épisode no378, paru le 24 août 1947. Encre de chine et gouache blanche sur papier. Tampons, traces de colle, 575 x 365 mm. Inv. 97.1.13 et 14 Le Spirit est enfermé avec l’un de ses plus redoutables adversaires, connu sous le nom de « The Octopus » (« la pieuvre »). Le commissaire Dolan et ses hommes rongent leur frein. Qui sortira vivant de l’affrontement ? Le temps semble suspendu, et les bruits qui résonnent dans le silence renforcent la tension dramatique. Maître des effets du clair-obscur, Will Eisner signe l’une de ses pages les plus célèbres avec cette lampe torche qui va cueillir des éléments du décor (des indices) avant de s’immobiliser sur le célèbre criminologue et son prisonnier, servant ici d’appât. T.G.63 60 Thierry Groensteen, La bande dessinée [...], op. cit., p. 321. C’est nous qui soulignons. 61 Nous nous appuyons là sur une visite du Musée (septembre 2009, janvier 2010, janvier 2011, janvier 2012) et sur de la documentation (catalogue, site internet, documents institutionnels). 62 Selon la description en ligne du parcours muséographique : http://www.citebd.org/spip.php?article4, consulté le 18 septembre 2010. 63 Texte reproduit dans Thierry Groensteen, La bande dessinée [...], op. cit., p. 258. 86 Jean-Matthieu Méon Par l’intermédiaire des cartels d’accompagnement, la scénographie rattache ainsi les planches à leurs récits. Une approche « substitutive » : initier et commémorer L’exposition spectacle « propose de fournir au visiteur une expérience de substitution, dont l’aspect le plus spectaculaire consiste à représenter en trois dimensions ce qui, à l’origine, n’en comporte que deux. Son, lumière, vidéos, sculptures, fresques et projections sont requis pour ce qui dépasse la simple traduction et devient une expérience totalisante qui vise à plonger le spectateur dans l’esprit de l’œuvre elle-même »64. Cette forme a caractérisé les grandes expositions des années 1980-1990, influencé la scénographie de certains musées (y compris le CNBDI d’Angoulême à sa création, dans sa collection permanente comme dans des expositions temporaires telles que Le Musée des Ombres de 1989, consacrée aux Cités Obscures). Elle continue de marquer les expositions notamment dans les festivals. L’exposition Le monde de Troy permet d’illustrer ici cette approche65. Cette exposition était consacrée à l’univers d’heroic fantasy développé autour du personnage Lanfeust de Troy, créé en 1994 aux éditions Soleil, par le scénariste Arleston et le dessinateur Didier Tarquin. Elle s’est tenue au Festival d’Angoulême en janvier 2011, dans une tente installée dans la cour de l’Hôtel de Ville. La communication du festival déploie très directement la rhétorique de l’événement spectaculaire : « spectacle total », reposant sur « un parcours à grand spectacle », pour « une exploration totalement dépaysante ». Le monde de Troy présente « des éléments scénographiques forts (reproductions de décors, agrandissements de personnages, mise en exergue d’éléments de dialogues), des extraits de la série (originaux [cfr : notre remarque infra], reproductions de dessins ou de planches) et des cartels explicatifs ». Le tout s’inscrit dans une scénographie immersive, à l’aide d’effets sonores (dialogues, bruits de batailles, sons divers) et lumineux (obscurité, éclairage de couleurs variable) créant des ambiances fortes et distinctes. Le parcours est organisé autour des grands axes constitutifs du récit de Lanfeust de Troy, qui se déploie sur plusieurs séries d’albums. L’exposition débute ainsi par une évocation des quêtes qui traversent la saga puis, dans une deuxième salle, par une présentation du personnage principal, Lanfeust, et de son principal antagoniste, Thanos. Une autre salle explique ensuite l’un des ressorts de la saga, la possession de pouvoirs hors du commun. Les espaces suivants présentent des personnages clés (tel que Cixi, personnage féminin, ou les Trolls) et les cycles narratifs (séries) secondaires qui s’y rattachent. Le parcours se conclut avec une présenta64 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, op. cit., p. 95. 65 Le dossier de presse utilise également le titre Les mondes de Lanfeust pour cette exposition, produite pour le FIBD par 9e Art+ et les Éditions Soleil (commissariat : Thierry Bellefroid ; scénographie : Joël Portal ; coordination : Ezilda Tribot). Nous nous appuyons sur une visite de l’exposition (janvier 2011) et sur de la documentation (dossier de presse du FIBD, documents en ligne). Sauf mention contraire, les citations et expressions entre guillemets sont extraites du dossier de presse. 87 Les Cahiers du GRIT - n° 3 tion de la « planète de Lanfeust », son histoire, sa géographie, son bestiaire, mais aussi des prolongements des albums sur d’autres supports (dessin animé). Le dernier espace est celui de la boutique, qui expose sous vitrine certains produits collectors et vend livres et objets (t-shirts, posters). Cette description de l’exposition Le monde de Troy montre en quoi le terme de « substitution » mérite d’être précisé. Si nous le reprenons ici, ce n’est pas pour désigner une éventuelle équivalence entre exposition et livre. L’exposition se substitue au livre pour évoquer son imaginaire, à travers une scénographie et des artefacts qui y renvoient, mais non pour en rendre intégralement le récit, c’est-à-dire la mise en articulation et en style des éléments de son imaginaire. L’exposition fonctionne en partie sur un mode didascalique, de présentation des personnages et des lieux. Certains des textes des panneaux, tout en évoquant précisément certains moments clés, montrent bien en quoi le récit se trouve ailleurs – dans les albums, consultables dans l’exposition même ou achetables à sa sortie66. À la fin du tome 5 de Lanfeust de Troy, Cixi, fille de Nicolède et amoureuse de Lanfeust, disparaît. On la retrouve beaucoup plus tard, maîtresse de Thanos le jour et ombre ténébreuse la nuit. Qu’a-t-elle fait entre ces deux moments ? C’est ce que Christophe Arleston a entrepris de raconter parallèlement aux aventures de Lanfeust, en compagnie du dessinateur Olivier Vatine. CIXI DE TROY. (Texte d’un panneau de l’espace consacré à Cixi et sa série – c’est nous qui soulignons.) TYKKO DES SABLES. Avec Nicolas Keramidas […] et en co-scénario avec Melanÿn, Christophe Arleston a imaginé cette aventure désertique. Elle se déroule dans le Sud du Delpont, à Mubarre, là où la magie est presque inopérante. Mubarre, c’est une oasis pour les caravanes qui sillonnent le désert. Le jeune Tykko est le héros de cette histoire. Il est en quête de ses origines. La jolie Ayasha, qui lui est apparue entre rêve et réalité, va-t-elle l’aider dans sa quête ? (Texte d’un panneau de l’espace consacré aux séries secondaires – c’est nous qui soulignons.) Le positionnement de l’exposition par rapport à l’œuvre originelle est donc complexe : une forme de détachement à l’égard du dispositif même du livre (qui pourrait aussi bien être un film, un roman…) mais une continuité constante avec son contenu (le récit et son imaginaire). Cette continuité varie selon le visiteur et son degré de familiarité préalable avec l’œuvre. L’exposition peut ainsi fonctionner, soit en amont, comme une introduction et une initiation à l’univers, soit en aval, comme une commémoration de celui-ci. Selon le visiteur, elle en donne des clés de compréhension ou en rappelle les moments clés. Connaisseur ou non de l’univers de Troy, le visiteur pourra s’initier aux principaux thèmes de la série ou en retrouver les décors pour la rendre plus réelle encore dans son imaginaire. (C’est nous qui soulignons.) 66 La reconstitution d’un village de Trolls intégrait des espaces de lecture : une table avec des chaises, une hutte. La boutique de l’exposition vendait les albums. 88 Jean-Matthieu Méon On comprend dès lors comment ces expositions trouvent leur place dans les festivals ; elles sont en adéquation avec leurs dimensions commerciale (l’exposition fait la promotion du livre, de la série) et fanique (l’exposition participe à la célébration commune de la passion partagée). Enfin, l’exposition ne comprenait pas d’originaux – ou seulement de manière très marginale67. Similaire à d’autres constats faits sur les expositions-spectacles68, cette absence peut sembler conforme à la logique de ces expositions qui se substituent aux œuvres originales pour évoquer leur univers. Mais cette absence est aussi révélatrice du rapport spécifique à la bande dessinée qui sous-tend ces expositions : le primat donné cette fois au récit sur le dessin. Des propositions ad hoc Une dernière modalité de prise en charge de la narration et du récit par l’exposition est la formulation, par les auteurs de bande dessinée, de propositions ad hoc, c’està-dire conçues pour l’exposition et essayant d’y transposer la dimension narrative de leur mode d’expression. Quelques réflexions critiques et théoriques ont été proposées sur cette approche, notamment par Christian Rosset, critique, et Jean-Christophe Menu, auteur-éditeur. Cet ensemble d’expositions est nécessairement composite car il repose sur une posture qui valorise pour elles-mêmes la créativité et l’innovation formelle et produit donc des expositions aux dispositifs variés. Au-delà des exemples évoqués par Chr. Rosset et J.-Chr. Menu, notre corpus nous permet de formuler des remarques complémentaires sur cette modalité et ses liens avec les autres formes d’exposition. Dans sa réflexion sur la difficulté qu’ont les images de bande dessinée à « tenir le mur »69, Christian Rosset invite les auteurs à intégrer la réflexion sur l’exposition dans le processus de création des planches et dessins. Il pointe également certaines réalisations qui vont au-delà et relèvent de l’installation : par exemple, Sardon présentant comme un ensemble sa production de tampons encreurs, Benoît Jacques travaillant sur des « planches » de bois, parfois en les assemblant, ou encore Thomas Ott présentant un récit photographique et dessiné trouvant son sens par le décor de pizzeria dans lequel il est exposé. La thèse de Jean-Christophe Menu propose, de manière proche, une conceptualisation autoréflexive de cette « extrapolation de la Bande Dessinée dans l’espace à trois dimensions »70. Il l’illustre à partir de divers travaux qu’il a réalisés depuis la fin des années 1990. Deux démarches ressortent de ses réalisations. Une première vise à transposer plutôt 67 Le dossier de presse en annonce mais, lors de notre observation, les planches et dessins nous ont semblé être exclusivement des reproductions des pages des albums (colorisées, lettrées, mises en page). 68 Cfr Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 162-163 et Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 109. 69 Christian Rosset, « Tenir le mur », dans Neuvième Art, 15, janvier 2009, p. 166-175. Consultable en ligne : http:// neuviemeart.citebd.org/spip.php?article168 (page consultée le 26 juillet 2011). 70 Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 496. Pour le détail des œuvres évoquées ici, cfr : le chapitre 3 : « Bande dessinée et troisième dimension » (p. 139-169). Sauf mention contraire, les citations données sont extraites de cet ouvrage. 89 Les Cahiers du GRIT - n° 3 qu’exposer, tout en conservant une dimension narrative. C’est par exemple le projet qui fonde la Pyramhydre de 1997, « un objet [ne devant pas être] une structure dans laquelle montrer des planches originales de bande dessinée mais qui, en transposant en volume les aspects pictogrammatiques, symboliques, voire ésotériques de la ligne graphique de L’Association, soit un objet original en lui-même » (p. 150). Au visiteur de décrypter la narration qu’offre l’objet. La transposition en volume est aussi au principe de la « bande dessinée en bas-relief » (p. 162) intitulée Ready Made (Les nouvelles aventures de Modeste et Pompon) de 2003 : une série d’assiettes détournées et accrochées au mur et racontant un vaudeville. La deuxième démarche intègre plus classiquement des planches ou des strips mais réalisés spécifiquement pour une exposition et ne prenant leur sens que par rapport à certains objets et dans le contexte spécifique de l’exposition pour laquelle ils ont été réalisés. Elle a été mise en application à l’occasion de l’exposition Toy Comix à la Galerie des Jouets du Musée des Arts Décoratifs de Paris de novembre 2007 à mars 2008, pour laquelle les auteurs invités ont notamment réalisé des planches en relation avec des jouets sélectionnés au sein de la collection du musée, puis exposés ensemble sous vitrine (p. 156-162). Les exemples de proposition ad hoc sont plus rares au sein de notre corpus. L’exposition Engelmann71 de l’auteur autrichien Nicolas Mahler en est un. Elle s’est tenue dans le cadre de l’édition 2010 du festival Fumetto de Lucerne – festival de bande dessinée qui revendique une ouverture sur d’autres pratiques artistiques, au premier rang desquelles le dessin contemporain. Cet exemple montre comment l’exposition peut en elle-même constituer la proposition narrative ad hoc formulée par l’auteur invité. L’exposition Engelmann est liée à la bande dessinée du même nom, parue en France à L’Association en 2011. Sans en reprendre la trame, elle en approfondit plutôt la thématique satirique. La bande dessinée est une fiction éditoriale qui évoque, à travers une série de gags, les difficultés d’un super-héros dont l’activité de justicier est en partie liée par des considérations éditoriales. L’exposition se donne comme une rétrospective de la (fausse) carrière éditoriale du personnage72 : présentation d’exemplaires sous plastic bag de son comic book (imaginaire), diagramme des ventes, (faux) produits dérivés accompagnant la carrière du personnage. Satire de l’édition (principalement) américaine, l’exposition est aussi une satire de la pratique expositionnelle en matière de bande dessinée, en reprenant certaines des caractéristiques de l’expositionspectacle : objets collectors et reconstitution (ici un mobile géant d’Engelmann se battant dans les airs contre son adversaire, pouvant être animé par un sèche-cheveux). Une section de l’exposition donne à voir des documents (dont seule une partie semble authentique) liés à l’élaboration du comic book. À travers cette exposition de Fumetto, Mahler raconte une fiction, sans s’appuyer sur la mise en scène de planches. Le recours à l’installation peut rapprocher les démarches évoquées de la logique scé71 Pour cette exposition, notre travail a consisté en une observation-visite (2 mai 2010) et un travail documentaire (présentation et note d’intention de l’exposition). 72 En ce sens, elle est à rapprocher de l’exposition collective Musée Ferraille, organisée au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2003, et qui présente dessins, planches, objets, dessins animés liés au personnage (fictivement) à succès Monsieur Ferraille. 90 Jean-Matthieu Méon nographique, éventuellement spectaculaire, décrite précédemment. Elles s’en distinguent cependant par l’autonomie de l’installation à l’égard d’une œuvre de bande dessinée imprimée : l’installation constitue une œuvre en elle-même, dans son propos comme dans ses éléments exposés – ce qui n’empêche pas une continuité thématique et/ou esthétique avec d’autres travaux du même auteur, y compris sous forme de livre (comme c’est le cas ici pour Mahler73). Cette dernière modalité d’exposition est davantage à rapprocher de la réduction plasticienne – non par ses formes ni par la façon dont ces deux types appréhendent la bande dessinée et la narration, mais par les relations qu’ils entretiennent avec le champ artistique. Tous deux témoignent d’une prise en compte des normes dominantes de ce champ et opèrent des opérations de mise en conformité : mise en conformité de l’appréhension de l’œuvre (esthétique), et au-delà, mise en conformité de sa présentation (l’accrochage aux cimaises) d’un côté (réduction plasticienne) ou mise en conformité des œuvres elles-mêmes (installations, objets, dessins) de l’autre (approche ad hoc). La narration et le récit originels d’une œuvre de bande dessinée résistent difficilement à leur mise en exposition. Les modalités adoptées par les organisateurs d’expositions de bande dessinée s’organisent alors autour d’une polarisation entre deux approches opposées. La mise en exposition peut ainsi tendre à une réduction plasticienne qui marginalise ou oublie le récit, pour n’organiser qu’une appréhension esthétique et plastique des fragments exposés. Inversement, le passage à l’exposition peut opérer une autonomisation du récit et de son imaginaire à l’égard de son support d’origine. La scénographie et les objets présentés se font les porteurs d’un imaginaire qui pourrait être originaire d’une bande dessinée comme de tout autre objet culturel – ce dont témoigne la similitude de ces expositions de bande dessinée avec d’autres expositions consacrées à des personnages et univers issus d’autres secteurs des industries culturelles (cinéma, romans, jeux vidéos…)74. L’approche appelée ici ad hoc comme l’approche muséale spécifique s’inscrivent également autour de cette tension en cherchant à maintenir, dans des manières et des logiques en partie différentes, ce qu’elles perçoivent être la spécificité narrative de la bande dessinée. À partir du travail empirique réalisé, nous faisons l’hypothèse que la distribution des expositions sur un tel axe graphisme/narration est dépendante de plusieurs facteurs, liés à la fois aux logiques internes du champ de la bande dessinée et aux relations que celui-ci entretient avec le champ culturel. Les caractéristiques de l’institution d’accueil représentent un premier facteur. L’éventail des modalités possibles d’exposition semble se resserrer avec la centralité de l’institution au regard du champ culturel. Les festivals, tel que celui d’Angoulême, représentent des événements spécifiques à la bande dessinée et marginaux par rapport au champ culturel ; les 73 Des exemplaires du livre Engelmann étaient d’ailleurs consultables dans l’exposition. 74 Sur des expositions de ce type (Star Wars, Harry Potter, Lord of the Ring, James Bond), cfr : Gaëlle Crenn, « L’exposition du cinéma populaire au musée des sciences. Logiques de production et dispositifs muséographiques dans les expositions blockbusters », dans Christophe Bardin, Claire Lahuerta et Jean-Matthieu Méon (dir.), op. cit., p. 103-120. 91 Les Cahiers du GRIT - n° 3 formes d’exposition y sont très ouvertes : expositions-spectacles scénographiées, expositions didactiques, expositions plasticiennes et propositions artistiques ad hoc. Il en est de même pour des institutions intermédiaires (comme le Musée des Arts Décoratifs par exemple, ou, différemment, le Musée de la bande dessinée). Inversement, comme les exemples que nous avons évoqués l’illustrent, dans les institutions inscrites de manière centrale dans le champ culturel comme des musées d’art (Pinacothèque), des événements ou des lieux d’art contemporain (Maison Rouge, Biennale du Havre), seules la réduction plasticienne ou les propositions ad hoc trouvent leur place. L’institution d’accueil impose aux expositions une soumission plus ou moins forte aux normes du champ culturel. La plus grande force d’imposition des institutions culturellement centrales est l’expression de la position dominée du champ de la bande dessinée par rapport au champ culturel. Les modalités des expositions varient également selon les positions que les auteurs et leurs œuvres occupent au sein du champ de la bande dessinée. Deux principes de positionnement semblent peser plus particulièrement ici, soit directement sur le mode d’exposition, soit sur le rapport aux institutions accueillant des expositions. Le premier est lié à une opposition classique entre pôles artistique et commercial75. Du positionnement sur cet axe résultent des recherches et des possibilités d’appui et de reconnaissance différentes : le marché, spécialisé ou non, et ses instances, spécialisées ou non (festivals et salons par exemple) du côté commercial ; le champ culturel et ses institutions (lieux d’exposition, prix littéraires) de l’autre. C’est ainsi que l’on peut comprendre, par exemple, la présence de Lanfeust de Troy au Festival d’Angoulême et des auteurs de L’Association à Vraoum ! ou au Musée des Arts Décoratifs (Toy Comix) et, donc, leurs modalités d’exposition respectives. Le second renvoie à l’opposition graphisme/narration, cette fois-ci en interne au champ de la bande dessinée. Il s’agit là d’un axe structurant du champ, polarisant ses acteurs, ses productions, ses théorisations et lectures critiques76. Les choix en matière d’exposition ne sont qu’une des expressions de cet axe dont les principes d’opposition se traduisent dans bien d’autres domaines (en matière éditoriale, par exemple, avec les pratiques symétriques et inverses, de l’artbook et de la novélisation). L’opposition graphisme/narration entre les auteurs et leurs œuvres peut se décalquer directement dans les modalités d’exposition, et ce au-delà des autres clivages du champ – d’où les mêmes modalités scénographiques pour des expositions consacrées à des œuvres telles que Les Cités Obscures et Lanfeust de Troy pourtant distinctes à bien des égards. Compte tenu du poids du facteur institutionnel, cette reconduction de l’opposition est sans systématisme – ce qui explique la présence d’auteurs et d’œuvres narratives dans des expositions relevant d’une réduction plasticienne. Enfin, 75 Définis par les croisements de l’opposition entre production restreinte et grande production (Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 89, septembre 1991, p. 3-46) et de l’opposition entre « conservateurs » et « novateurs » (Luc Boltanski, op. cit.). 76 Pour une illustration d’un positionnement sur cet axe et des effets de différenciation qui en résultent, voir JeanMatthieu Méon, « Tisser d’autres liens ? Pratiques éditoriales et discours critique de l’éditeur PictureBox : indépendance et champ de la bande dessinée », dans Christophe Dony, Tony Habrand et Gert Meesters (dir.), La bande dessinée en dissidence / Comics in Dissident, Liège, Presses universitaires de Liège (ACME, no1), 2014, p. 79-92. 92 Jean-Matthieu Méon cette opposition produit aussi ses effets par les différences qu’elle entraîne dans la désirabilité et la possibilité des alliances (le champ littéraire pour le pôle narratif, le champ artistique – et ses expositions – pour le pôle graphique). Le rapport aux institutions organisatrices d’expositions n’est pas uniforme au sein de la bande dessinée. La place accordée à la narration dans les expositions, la façon dont celles-ci relèguent ou mettent en avant le récit et son imaginaire apparaissent donc comme des indicateurs à la fois de logiques internes au champ de la bande dessinée et de sa reconnaissance effective par le champ culturel. Une exploration plus avant tant sur les expositions que sur le champ de la bande dessinée permettrait d’approfondir ces hypothèses et d’y rattacher plus directement la grande diversité des expositions de bandes dessinées. Ces pistes montrent en tout cas l’importance, dans l’étude de la bande dessinée, de tenir ensemble les approches formelle, diégétique et sociologique. Jean-Matthieu Méon (Université de Lorraine) 93 Une complémentarité naturelle ? Éléments d’analyse du couple texte-image dans une affiche publicitaire du groupe Total On assimile communément l’évolution de la relation texte-image dans la publicité à l’histoire d’un progressif effacement du premier devant la seconde qui aurait abouti, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, au règne sans partage de l’iconosphère. S’il est vrai qu’un simple coup d’œil alentour suffit le plus souvent à accréditer la thèse d’une hégémonie de l’image publicitaire – une image toujours plus présente, déployée dans des formats toujours plus grands1, perfectionnée par des techniques toujours plus performantes2 –, il faut se garder de l’interprétation hâtive qui ne conçoit la réduction des espaces ou des énoncés textuels dans la publicité que comme la manifestation d’un désaveu de la part des créateurs, annonçant l’inévitable disparition d’un médium devenu obsolète. Il serait plus pertinent de considérer que les dernières décennies témoignent d’une mutation complexe de la rhétorique publicitaire, qui s’exprime à la fois par un déplacement de la fonction du texte3 et, dans le même temps, par la progressive accentuation de l’esthétisation des images publicitaires. Plus précisément, la fonction descriptive et la rhétorique argumentative, vouées à la valorisation du produit, ont progressivement cédé du terrain face à la conception croissante d’une publicité de type poétique ou ludique, valorisée pour ellemême et visant, notamment, à promouvoir avant tout l’image de marque ou d’entreprise. Dans ce contexte, les pouvoirs de suggestion, d’immersion et de fascination de l’image ont été chaque jour davantage mobilisés. Pour autant, la grande majorité des affiches publicitaires actuelles continuent de proposer des énoncés mixtes, et pour cause : la relation texte-image, loin de constituer un binôme sclérosé où chaque médium occupe une fonction précise – argumentation/illustration… –, permet l’élaboration dynamique d’univers de signification dialogiques où s’articulent les sous-énoncés linguistique(s) et iconique(s) de manière à exploiter, dans une perspective synergique, leurs spécificités, leurs possibilités respectives. De ce point de vue, des énoncés linguistiques épurés ou concis sont moins l’indice de leur disparition à venir que 1 Symptomatiques de ce phénomène, les teasers et affiches promouvant la sortie de films en viennent quelquefois à couvrir l’intégralité de façades d’immeubles, voire de gratte-ciel. 2 En particulier, on peut souligner l’utilisation d’hologrammes, de caissons lumineux ou de panneaux mobiles. 3 Cfr : Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, L’argumentation publicitaire. Rhétorique de l’éloge et de la persuasion, Paris, Armand Colin, 2012. 95 Les Cahiers du GRIT - n° 3 d’une recherche d’efficacité dans le cadre d’une évolution de l’argumentation et de la rhétorique publicitaire, accompagnée de l’éclatement des fonctions traditionnellement dévolues à chaque médium. Dans les pages qui vont suivre, nous nous attacherons à illustrer cette affirmation à travers une étude de cas. Plus spécifiquement, il s’agira d’examiner une affiche publicitaire signée par le groupe pétrolier Total, dans laquelle, en dépit de l’apparente prédominance de l’image, se déploie un imaginaire dialogique où le sens naît de l’articulation dynamique des sous-énoncés linguistiques et iconiques. L’objectif de cet article n’est donc pas d’épuiser les possibilités interprétatives du document analysé, non plus que de proposer une étude de réception, mais plutôt de mettre en évidence, à travers l’examen de l’image, du texte et de leur relation, l’élaboration rigoureuse d’un imaginaire spécifique et les processus sémiologiques qui en constituent le fondement. Pour assurer la clarté de l’analyse en dépit du foisonnement sémantique dont témoigne l’affiche publicitaire concernée, nous commencerons par étudier son versant iconique, en considérant les deux volets visuels séparément puis dans leur relation au sein de l’énoncé global ; nous nous pencherons ensuite sur les éléments textuels, avant de proposer, dans un dernier temps, une lecture qui rende compte de la synergie des sous-énoncés iconiques et linguistiques. Ouverture Lorsque, dans son édition du 29 juin 2012, Paris-Match publie les résultats annuels du baromètre Posternak/Ipsos4, Claude Posternak met en évidence, en marge des mouvances internes du classement, l’incroyable régularité du groupe pétrolier Total au poste d’entreprise la plus mal-aimée des Français, « éternelle lanterne rouge […] depuis la création de ce baromètre, il y a treize ans ! »5. L’année 1999, au cours de laquelle ce classement est créé, inaugure en effet le début d’une période particulièrement difficile pour Total, régulièrement impliqué dans des accidents industriels et des catastrophes écologiques – le naufrage de l’Erika (1999), l’accident d’AZF Toulouse (2001), l’affaire de la pollution de Donges (2008) – et convoqué sur les devants de la scène médiatique pour divers scandales6 : découverte d’une caisse noire (2002), restructurations drastiques en situation bénéficiaire (2009), affaires de corruption en Italie (2008), en Irak (2010) et en Iran (2013). Dans un tel contexte, qui s’inscrit en faux vis-à-vis du mouvement international d’exacerbation des consciences écologiques, le géant français de la pétrochimie peinera à se départir de l’effet-repoussoir que suscite l’évocation de son 4 Le baromètre Posternak/Ipsos, édité par le collectif La Matrice, se définit comme « l’observatoire de l’image des grandes entreprises françaises ». La Matrice, Baromètre Posternak/Ipsos, s.d., en ligne à l’adresse www.lamatrice.com (consulté le 1er mars 2014). 5 Claude Posternak, « Les hommes aiment Airbus, les femmes Yves Rocher », dans Paris-Match, 3293, 28 juin-4 juillet 2012, p. 108. 6 Violaine Appel et Hélène Boulanger, « La légitimation de l’organisation : les enjeux du dispositif communicationnel », dans Communication, 28/02, 2011, en ligne à l’adresse http://communication.revues.org/1712 (consulté le 6 mars 2014). 96 Geoffroy Brunson nom auprès du public et des investisseurs potentiels. Pourtant, dès 1999, au lendemain de la catastrophe de l’Erika, dont les conséquences en termes d’image de marque se révèlent désastreuses, Total s’engage dans un long travail de reconquête du public et des investisseurs. À la suite de Violaine Appel et d’Hélène Boulanger, nous pouvons y distinguer deux périodes marquées par un repositionnement stratégique et communicationnel, et séparées : par le changement de l’identité visuelle de l’entreprise, en mars 2003. Avant cette date, la communication du groupe se caractérise par une dominante en communication produit (stationsservice). Après 2003, on assiste à une montée en puissance de la communication institutionnelle. Ces campagnes institutionnelles particulièrement onéreuses, qui visent exclusivement à redresser et à promouvoir l’image corporate7 de Total, se succèdent jusqu’en 2009. En particulier, de 2005 à 2009, une vague de quatre projets publicitaires8 voit le jour, dont la continuité est assurée par une identité de structure visuelle : le split screen, soit la division de l’image publicitaire en deux volets contigus. De mai à décembre 2008 a lieu le lancement international de « Communauté d’intérêts », la dernière de ces quatre campagnes, qui se caractérise par l’association du split screen à une structure spéculaire reposant sur la symétrie entre les éléments inférieurs et supérieurs de l’image9. Alors que les campagnes institutionnelles précédentes mettaient surtout l’accent sur le savoir-faire, la capacité d’innovation et, en particulier, la relation au client, « Communauté d’intérêts » attaque de front la problématique du développement durable et de ses enjeux environnementaux et, selon la supermajor, « traduit et décline le positionnement, la stratégie et l’engagement de Total sur le futur énergétique »10. En 2009, au sortir de la gare de Bruxelles-Luxembourg, c’est à cette campagne institutionnelle du groupe Total que le voyageur se trouve inévitablement confronté : l’enseigne, fixée sur la paroi du hall principal de la station ferroviaire, est constituée d’une vaste toile d’affichage montée sur un caisson lumineux qui en assure le puissant rétroéclairage. Sur un plan plus spécifiquement iconique, l’affiche constitue l’une des douze déclinaisons visuelles d’une série opérant sur une même structure spécularisante : dans la partie supérieure, le passant découvre une salle blanche et très lumineuse, spatialement aérée, où trois personnages vêtus de blouses blanches semblent absorbés dans leur travail ; à l’avant-plan, plusieurs fioles et flacons colorés sont répartis le long de l’image. Dans la partie inférieure, 7 L’expression peut se traduire par « image de marque », en dépit de subtilités terminologiques et sémantiques soulignées dans Karine Johannes et Thierry Libaert, La communication corporate, Paris, Dunod, 2010. 8 Double-Énergie en 2005, Double-Énergie2 en 2006, Double-Énergie3 en 2007 et Communauté d’intérêts en 2008. 9 Voir Textuel la Mine, La nouvelle campagne Total, s.d., en ligne à l’adresse http://www.textuel-lamine.com/fr/article/ textuel-la-mine-pr%C3%A9sente-la-nouvelle-campagne-total (consulté le 6 mars 2014). 10 Jennifer Baccou, Marion Bertrand et Margaux Guiltaux, Un discours publicitaire peut-il influencer l’image de marque d’une entreprise ?, rapport de synthèse réalisé dans le cadre du L3 « Information et communication » en UFR « Sciences de la communication », Université Stendhal-Grenoble III, 2008-2009, p. 7, en ligne à l’adresse http://theycallmejane.free. fr/public/Rapport_Total.pdf (consulté le 5 mars 2014). 97 Les Cahiers du GRIT - n° 3 on découvre l’image inversée (symétrie verticale) d’un paysage bucolique : sur une prairie légèrement vallonnée, quelques arbres sont répartis sur toute la longueur du visuel ; au centre, un arbre plus gros et plus touffu se détache sur le bleu pur et lumineux du ciel (fig. 1). Figure 1. Au niveau des paramètres plastiques – au sens large –, on remarquera, d’une part, l’effet de spatialité qu’engendrent les plans de grand et de demi-ensemble et le format panoramique de l’enseigne ; d’autre part, on notera la volonté de compenser l’intense luminosité de l’ensemble par l’utilisation de couleurs tièdes et froides qui témoignent en outre d’un souci d’homogénéité chromatique ; enfin, on rappellera la structure symétrique de l’ensemble, renforcée par les correspondances visuelles prononcées – du côté des formes, mais aussi des couleurs – de part et d’autre de la ligne de démarcation horizontale. Toutefois, la rigueur de 98 Geoffroy Brunson l’organisation spatiale de l’affiche est compensée par l’adoucissement des angles et par une atténuation relative de la symétrie et des lignes de force – estompement et flou dans la partie supérieure, irrégularité des contours et prédominance des courbes dans la partie inférieure. L’affiche comprend également des éléments textuels, répartis en deux blocs qui, situés dans les coins supérieur gauche et inférieur droit, délimitent le parcours de lecture11. En haut se trouve l’accroche, « Complémentarité naturelle », sous laquelle est déployé, en plus petits caractères, le rédactionnel : « Et si recherche scientifique et ressources naturelles s’unissaient pour le meilleur et pour l’avenir ? ». En bas, le slogan d’assise (baseline), « Notre énergie est votre énergie », qui n’est autre que la signature institutionnelle de Total la plus récente12, jouxte le logotype13 du supermajor. L’image Le regard est attiré, dans un premier temps, par le volet supérieur de l’affiche. La scène qui s’offre au spectateur se déroule manifestement dans un laboratoire scientifique, comme le symbolisent – au sens peircien – les blouses blanches, les fioles ou le microscope ; si la blancheur lumineuse omniprésente valorise positivement ce décor scientifique en lui associant une atmosphère pure, aseptisée, elle élargit considérablement le sémantisme de l’image en ce qu’elle contribue à plonger la scène dans une ambiance visuelle atemporelle et presque dématérialisée : les angles, les contours se dissolvent dans cette lumière pure, éblouissante, qui se substitue à la diversité sensible du réel au point de nier, d’un impossible contre-jour, le monde sur lequel s’ouvrent les fenêtres à l’arrière-plan. De ce point de vue, l’ensemble de cette scène paraît s’extraire de notre espace-temps, et si l’esthétique épurée, le cadre scientifique et le décor aseptisé évoquent de nombreuses œuvres de science-fiction (Moon, 2001 : l’Odyssée de l’Espace…), c’est plus particulièrement l’imaginaire du Paradis céleste qu’évoque l’omniprésence de la blancheur et de la lumière, comme le souligne l’archétypologie durandienne et comme en témoignent ses nombreuses réactualisations dans la culture populaire14. La figure centrale, rayonnante15, nimbée d’une aura de lumière, presque angélique et comme entourée de ses disciples, contribue largement à renforcer le symbolisme divin de l’ensemble. Il faut encore mettre en évidence dans ce volet supérieur la valorisation positive de la science : les chercheurs semblent consciencieux, concentrés sur leurs tâches respectives, et 11 Sur la lecture et son rapport au support matériel, voir Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000 et Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986. 12 La nouvelle signature du groupe a été élaborée conjointement à la nouvelle campagne et succède à « Pour vous, notre énergie est inépuisable », qui a essuyé de nombreuses critiques dès son inauguration. 13 Créé en 2003 par le designer Laurent Vincenti, ce nouveau logo souligne par sa forme l’intégration de Total dans un univers mondialisé dynamique. 14 Voir notamment Al Jean (prod. ex.), « Thank God it’s Doomsday ! », Les Simpsons, épisode 354, Fox, 8 mai 2005. 15 On remarque que les lignes de fuite occupent un rôle à la fois figuratif (les rainures du plafond) et symbolique (le rayonnement de la science). 99 Les Cahiers du GRIT - n° 3 travaillent dans un espace ordonné, aéré et propre, de sorte qu’à la pureté symbolique de la scène fait écho sa pureté matérielle. Flacons et microscopes permettent en outre d’associer la science aux connotations positives de précision et de délicatesse. Il n’est à cet égard pas anodin que la science s’allégorise dans un personnage central féminin mais anonyme – son visage, ses yeux sont dissimulés –, de manière à lui associer les vertus – douceur, méticulosité, sensibilité – traditionnellement attribuées aux femmes dans l’imaginaire occidental. Enfin, on insistera sur l’impression de mouvement et de stabilité que suscite l’image, et qui entraîne l’association de la science à deux valeurs complémentaires : assurance et dynamisme. Cette double valorisation trouve son ancrage visuel dans l’intégration des lignes de force et des lignes de fuite à l’espace représenté, de telle sorte que la partie inférieure témoigne imaginairement de la stabilité, de l’assise de la science (quadrillage des fenêtres, ancrage vertical des larges piliers et des fioles dans le socle que constitue la ligne de démarcation horizontale), tandis que la partie supérieure évoque le rayonnement de la science et son mouvement vers l’horizon – selon la lecture centripète ou centrifuge des lignes de fuite que constituent les rainures du plafond, et que renforce la posture des deux figures au deuxième plan. Dans un deuxième temps, si l’on s’intéresse à l’image renversée qui occupe la partie inférieure de l’affiche, on peut observer un paysage bucolique, idyllique par son aspect verdoyant, son ciel bleu parsemé de discrets nuages blancs, et par la sérénité qui se dégage d’un décor où nulle tempête ne menace, où nul escarpement ne brise les courbes douces du sol, et où ne se voit ni homme, ni animal ; toutefois, bien qu’abondante, la nature qui se déploie sous le regard du spectateur n’est ni sauvage, ni désordonnée : elle se révèle au contraire ordonnée – on peut mentionner la centralité de l’arbre le plus imposant, ou la répartition harmonieuse des arbres plus petits de part et d’autre de ce dernier – et entretenue – le sol relève davantage d’une pelouse mouchetée de floraisons que d’une prairie d’herbes folles, bien qu’aucun signe de transformation ou d’exploitation par la main de l’homme ne soit décelable. Les traits caractéristiques de ce décor paisible et verdoyant éveillent volontiers chez le spectateur des résonnances culturelles, et bibliques en particulier ; dans cette perspective, l’arbre central convoque l’iconographie de la Genèse, et participe en ce sens à la convergence sémantique de l’ensemble. Plus largement, au-delà du jardin d’Éden judéo-chrétien, c’est l’imaginaire du Paradis perdu, locus amoenus originel, qui s’y déploie, à travers la représentation d’une Nature « dans sa manifestation virginale », pure, accueillante, préservée de toute incursion ; cette interprétation est renforcée par un effet d’abstraction de l’univers dépeint vis-à-vis de la spatio-temporalité historique, à laquelle se substitue une spatio-temporalité statique qui n’est pas sans rappeler l’illud tempus paradigmatique cher à Eliade. En effet, le paysage bucolique, d’une part, n’intègre aucun élément qui pût opérer comme marqueur temporel (figurant, artefact culturel) et, d’autre part, se découpe de façon très contrastée sur l’arrière-plan constitué par le ciel. De ce point de vue, la profondeur de champ se révèle illusoire, en ce sens que la courbe de la colline constitue une frontière nette 100 Geoffroy Brunson de l’avant-plan, dissimulant le monde qui s’étend au-delà – d’où une impression d’insularité16 d’un paysage dont l’horizon tout proche se fond aussitôt dans le ciel, sans s’inscrire dans une solution de continuité géographique. La disposition des arbres le long de la courbe constituée par le sommet de la colline contribue à cette spatialité singulière, en neutralisant l’impression de profondeur de champ dans la partie inférieure, ainsi que le développement de la perspective. Cette absence de perspective, associée à l’effacement des lignes de fuite, empêche l’image de susciter une impression dynamique de mouvement ou de changement, et lui confère au contraire un aspect statique, immobile, stable – une impression de stabilité exacerbée par l’enracinement des arbres perpendiculairement au bord de l’image, mais aussi par leur centre de gravité visuel très bas. Bien que ces observations permettent de rapprocher ce paysage idyllique, inscrit en marge du monde extérieur et dénué de toute historicité, du paradis perdu, une telle convergence est toutefois partielle et repose principalement sur l’assimilation du cadre (idyllique, authentique) au locus amoenus ; en effet, alors que l’imaginaire paradisiaque met également en scène un mode de vie, et plus spécifiquement les relations entre les êtres d’une part, et entre les êtres et leur écosystème d’autre part, l’image examinée témoigne exclusivement de la valorisation positive du cadre pour lui-même. Cette dernière observation révèle les limites de l’observation des deux volets considérés isolément : bien que cette étape nécessaire permette de dégager des pistes interprétatives et de mettre en évidence le déploiement d’imaginaires particuliers, la contiguïté, le cadre englobant et, surtout, la redondance structurelle des deux images invite au contraire à les indexer, c’est-à-dire à les considérer comme deux parties d’un tout engagées dans une relation dialogique dont la prise en considération permet le déploiement d’un sémantisme global et de préciser ou d’infléchir la lecture et l’interprétation de l’énoncé iconique. Lorsque l’on considère l’affiche dans sa totalité, c’est sa structure symétrique qui accroche l’attention, évoquant immédiatement la thématique de la spécularité : l’image supérieure, par le jeu des formes et de la composition, paraît se refléter dans l’image inférieure, de sorte que le spectateur interprète spontanément cette observation comme l’indice d’un rapport d’identité, de complémentarité entre les univers de la science et de la nature. Le statut de cette relation se révèle néanmoins problématique : alors que le reflet entretient d’ordinaire avec le reflété un rapport iconique17, on observe ici un effet de spécularité, qui repose non pas sur l’indexation optico-physique du reflet au reflété, mais sur une redondance structurelle et sur une symétrie globale. Celles-ci invitent le spectateur, à l’instar du contemplateur des Éléphants reflétant des cygnes de Dalí, à s’interroger sur la nature de l’identité profonde qui unit science et nature comme une chose à son reflet. Plus encore, cette structure spéculaire invite à considérer la totalité englobante dont les deux images constituent comme les deux versants complémentaires. 16 Une insularité ontologique, au sens où le paysage paraît flotter directement dans le ciel, sans ancrage dans une réalité extérieure. L’image suscite une impression d’ouverture sans toutefois s’inscrire dans un monde extérieur. 17 Au sens peircien, qui induit un rapport de ressemblance entre le representamen et l’objet. 101 Les Cahiers du GRIT - n° 3 D’emblée, il importe de souligner que la structure spéculaire de l’affiche repose d’une part sur la hiérarchisation verticale des images – science en haut, nature en bas – et d’autre part sur le renversement de l’image inférieure, de sorte que la nature paraît se déployer sous la surface de l’univers représenté dans la partie supérieure, en constituer l’envers du décor. De ce point de vue, la nature se donne à voir comme la source de la science, et celle-ci comme le prolongement de la nature. Plus précisément, d’un point de vue perceptif – formes, symétrie, chromatisme –, les fioles semblent trouver leur source dans les arbres, ceux-ci, croissant vers le bas sous la surface de l’univers représenté dans la partie supérieure, constituant les racines – où convergent sémantisme thématique de la nature et sémantisme symbolique de la stabilité – d’une science organique dont les fioles colorées constituent le fruit. La complémentarité entre les deux images peut se lire comme un rapport de filiation symbolique, ou plus simplement comme les étapes d’une évolution naturelle, la science procédant directement de la nature comme le fruit de la racine – deux moments d’une même réalité organique. C’est pourquoi la science, lorsqu’elle dirige son regard hypostasié par le microscope vers la nature, contemple rien moins que son reflet, son doublet originel. La structure spéculaire témoigne en ce sens d’une complémentarité essentielle – naturelle ? – des deux univers mis en scène. Toutefois, le redoublement du topos du « monde à l’envers » par la thématique de la spécularité a pour conséquence que la nature, instituée en source et fondement de la science, est aussi installée dans le rôle du reflet. Dès lors, la symétrie structurelle révèle en réalité une asymétrie relationnelle entre les deux images, qui instaure un rapport de dépendance de la nature à la science, celle-ci constituant la raison d’exister de celle-là. Par ailleurs, dès le niveau de la composition, l’ascendance symbolique de la science sur la nature, qui invite le spectateur à dépasser l’apparente équivalence des deux volets du diptyque, est subtilement suggérée par le positionnement spatial de la science dans l’affiche (elle en occupe la partie supérieure) et par son orientation (l’expérience visuelle de l’espace figuré, compatible avec nos perceptions visuelles ordinaires, instaure ce dernier comme cadre de référence, l’inversion de l’image de la nature dénonçant précisément l’illusion référentielle et désignant l’image comme telle). Ce rapport asymétrique révèle également une vision que l’on qualifiera d’humaniste du rapport entre l’homme et son écosystème, entre la science et la nature : la figure féminine centrale, qui surplombe le paysage tout en focalisant perspective et luminosité, incarne une science à la fois triomphante – l’élévation, le rayonnement, la blancheur relèvent, sur le plan de l’imaginaire, du régime diurne décrit par G. Durand18 –, capable de maîtriser une nature valorisée positivement mais statique, inerte, afin d’en extraire puis d’en diffuser les bienfaits, mais aussi une science bienveillante, symbolisée par le microscope, instrument de précision qui permet d’examiner, de découvrir, sans perturber ni détériorer son objet d’étude. Cette analyse permet de relire à nouveaux frais la relation de complémentarité dis18 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992. 102 Geoffroy Brunson symétrique qui unit les deux images : la nature constitue un cadre idyllique mais inerte, de sorte qu’il appartient à la science, d’une part, d’en récolter le fruit (le contenu des fioles), et, d’autre part, d’en assurer la surveillance (le microscope). La science est ici doublement valorisée dans sa maîtrise de la nature, une maîtrise à la fois productrice19 et conservatrice20 ; ainsi, le trajet des arbres aux flacons offre deux sens de circulation, la science permettant d’extraire le nectar de la nature, et celle-ci se nourrissant du fruit de la science en y plongeant ses racines. À ce stade, il n’est pas inutile de revenir à l’imaginaire paradisiaque mis en évidence lors de l’analyse de l’image inférieure. En particulier, l’association des deux volets de l’affiche permet d’approfondir les points de divergence esquissés plus haut. En effet, parmi les traits caractéristiques du paradis perdu, on note la représentation d’une nature généreuse et nourricière, mais aussi l’intégration harmonieuse de l’être humain dans son environnement idyllique. Or, d’une part, la césure entre les deux images souligne la dissociation de la nature (cadre) et des scientifiques (figurants), et, d’autre part, l’opposition entre une nature immobile, passive et une science dynamique, productive, inverse le rapport édénique de l’homme passif comblé par une nature éternellement productrice. Plus encore, la relation égalitaire de l’homme à son écosystème cède la place à la verticalité prométhéenne de la science, et à l’évocation d’une maîtrise distanciée de la nature, de sorte que si l’on se réfère à l’imagerie biblique évoquée, l’affiche témoigne d’une revalorisation de la figure féminine associée non plus au péché originel et à la chute – physique et morale – mais à une élévation – physique et morale – qui confère à la femme, de par son allégorisation de la science, le rôle de maître et protecteur d’une nature idyllique. De ce point de vue, la science apparaît, d’une part, comme l’instrument privilégié d’une rédemption qui associe l’élévation physique et morale à un retour vers le paradis terrestre et, d’autre part, comme la modalité spécifique de cette relation à la nature idyllique : placé sous le signe d’une science bienveillante et observatrice, ce retour s’apparente non pas au rétablissement d’un état d’harmonie fusionnelle entre l’homme et son environnement, mais à l’affirmation (ou à la restauration) d’une relation idéale entre deux univers distincts. Valorisés l’un et l’autre pour eux-mêmes, ceux-ci sont en réalité engagés dans une relation dynamique qui sous-tend, sur le plan de la narrativité de l’image, cette valorisation : la contiguïté des deux univers et des éléments figuratifs respectifs, que la structure et la composition invitent d’emblée à interroger, peut se comprendre en termes de complémentarité21 et de causalité, la science tirant de la nature son potentiel de rayonnement et de progrès, la nature idyllique devant sa préservation à l’action bienveillante et productive de la science. On comprend dès lors que la thématique spéculaire ne rend pas pleinement compte de la relation entre les deux volets de l’affiche, dans la mesure où le miroir induit un rapport 19 Et non transformatrice, en ce qu’elle n’altère pas la nature. 20 La nature, immobile, ne paraît pas constituer l’agent de sa préservation ; au contraire, c’est à une humanité agissante qu’elle doit sa persistance. 21 On rappellera utilement à cet égard le double sens de lecture de la relation entre les arbres et les fioles, ou encore le microscope qui surplombe l’image inférieure, permettant tout à la fois l’étude et la surveillance de son objet. 103 Les Cahiers du GRIT - n° 3 d’immédiateté entre la chose et son reflet ; or, la dimension temporelle, bien qu’implicite, joue ici un rôle important, et tant qu’elle rend compte du mécanisme de transformation – par opposition à la reproduction optique du reflet – qui mène des arbres aux fioles, de la ressource au produit, de la nature à la science. Cette étape intermédiaire est toutefois éludée, au niveau figuratif du moins, à telle enseigne que la ligne de démarcation entre les deux images revêt, du point de vue de la temporalité, une fonction d’ellipse ; on remarque dès lors que la contiguïté et la complémentarité des deux univers, induites par la structure générale de l’affiche, reposent sur la suppression d’une zone spatio-temporelle intermédiaire, à laquelle se substitue une succession logique et temporelle immédiate, transparente. Si la campagne institutionnelle produite par Total fait la part belle à l’image, on voit cependant qu’au-delà de l’effet de séduction suscité par un esthétisme pleinement assumé, le diptyque développe un sémantisme diffus susceptible d’intriguer le spectateur. De ce point de vue, l’image se caractérise par son ouverture (Eco), en ce sens qu’elle n’offre pas les clefs de lecture qui mèneraient au dévoilement d’un sens univoque. C’est pourquoi le lecteur se tourne spontanément vers les sous-énoncés textuels, traditionnellement investis d’une fonction d’ancrage22 de la polysémie iconique. Le texte En haut de l’affiche, le regard est attiré par un premier bloc de texte – composé de deux segments qui diffèrent, sur le plan typographique, par une taille de caractères différente – qui constitue l’accroche ; comme son nom l’indique, son objectif principal consiste à capter le regard et l’attention du lecteur ou spectateur potentiel ; elle s’appuie pour cela sur des stratégies extralinguistiques, telles une position privilégiée sur le parcours de lecture de l’affiche, l’utilisation de gros caractères ou l’élaboration d’un important contraste chromatique qui la fait ressortir sur le support. Ces trois techniques, exploitées par Total, mettent particulièrement en valeur la formule d’accroche (couleur, taille des caractères), tandis que le bref rédactionnel qui lui est associé se révèle plus sobre sur le plan visuel ; toutefois, outre les paramètres extratextuels, l’efficacité de l’accroche repose sur des stratégies linguistiques, et plus spécifiquement rhétoriques. Particulièrement concise, la formule d’accroche joue sur l’incomplétude référentielle et sur l’ambigüité sémantique – comment interpréter l’adjectif ? – qui lui confèrent un caractère énigmatique propice à l’éveil de la curiosité et de l’instinct interprétatif du lecteur. Ainsi, c’est le caractère lacunaire de l’énoncé d’accroche qui nous invitera à considérer spontanément le second segment, moins accrocheur sur le plan visuel, mais dont la situation spatiale, le développement textuel plus substantiel et les conventions de lecture laissent penser qu’il contient les clefs interprétatives de la formule initiale. D’emblée, les éléments textuels de l’affiche témoignent de la volonté d’instaurer une 22 Le concept a été proposé par Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », dans Communications, 4, 1964, p. 44. 104 Geoffroy Brunson relation ludique et dynamique avec le lecteur, où le sens est moins à recevoir qu’à découvrir/ élaborer progressivement. La mise en exergue typographique et chromatique de la première syllabe de complémentarité – à la fois particule qui redouble le sémantisme de complémentarité et symbole du monoxyde de carbone – ou le double sens possible de l’adjectif – une complémentarité évidente, essentielle, ou inscrite dans la nature ? – illustrent la mise en œuvre de ce jeu de piste. Si la formule d’accroche marque l’esprit par la concision de son assertion énigmatique, le rédactionnel se distingue par l’utilisation du mode interrogatif (« Et si … ? ») ; cette tournure est en réalité caractéristique du faux dialogisme publicitaire : le plus souvent, l’ouverture dialogique de la question relève de l’illusion, et se voit aussitôt désamorcée par le cotexte. Néanmoins, dans le cas du document qui nous intéresse, la tournure « Et si », en indépendante et accompagnée de l’imparfait, recèle une subtilité supplémentaire : Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme23 la rapprochent en effet d’un optatif, qu’exprime la formule « Ah, si seulement… », et par lequel s’exprime l’univers du rêve ou du désir, du contrefactuel valorisé positivement. Dans cette perspective, on a affaire à un « si » hypothétique associé à un imparfait de modalisation du monde positif envisagé – une modalisation accentuée par la tournure interrogative. Développée avec plus d’ampleur, la proposition pourrait dès lors se lire : « si la science et les ressources naturelles s’unissaient [au lieu de s’opposer], alors, l’avenir serait meilleur [que le présent/qu’un futur moins désirable, où science et nature ne s’allieraient pas] ». Si l’énoncé examiné déploie à travers le langage un proto-univers diégétique, qui propose l’union valorisée de la science et de la nature dans un avenir dès lors désirable, on constate que le texte, condensé, se réduit à une formule topique où la thématique écologique fonctionne comme un noyau argumentatif autotélique ; celui-ci exprime en réalité un programme axiologique partagé par le plus grand nombre, qui ne nécessite aucun développement descriptif ou argumentatif. De ce point de vue, la question est d’autant plus illusoire qu’on ne peut que souscrire à la programmation d’un avenir meilleur. Par ailleurs, à travers cette formulation subtile, qui pose l’alliance de la science et de la nature comme condition d’un futur meilleur, la proposition neutralise a priori son pendant contrefactuel négatif, soit la possibilité que l’alliance de la science et de la nature mène à un avenir, potentiellement désastreux24. Le procédé n’est pas rare. Le texte publicitaire présente fréquemment à son lecteur un univers idéal, utopique, ou à tout le moins valorisé positivement, qui s’inscrit contre le principe de réalité. Il s’agit moins, pour le lecteur, de croire à la vérité du monde du discours ou à la possibilité de sa réalisation concrète que d’adhérer aux valeurs positives, voire idéales, qu’il exprime. Dans le cadre de la publicité du groupe Total, le caractère fictif de cet univers utopique est revendiqué par l’énoncé lui-même – mais, grâce au groupe pétrolier, 23 Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, op. cit., p. 358. 24 On peut souligner le détournement de la formule « pour le meilleur et pour le pire », de telle manière que la nature et la science affirment, par l’évocation du mariage, la sacralité de leur union, tout en écartant l’éventualité dystopique originelle. 105 Les Cahiers du GRIT - n° 3 ce monde contrefactuel pourrait peut-être devenir un jour réalité. On comprend dès lors la portée argumentative que revêt l’accroche… En bas de l’affiche, sous l’image inférieure, le lecteur découvre le slogan d’assise « Notre énergie est votre énergie ». Ce dernier fonctionne comme une devise et comporte une importante dimension phatique et conative. Marqueur de l’embrayage, il laisse entrevoir l’énonciateur « nous » (en l’occurrence, le groupe Total, dont le slogan constitue la signature institutionnelle) et l’énonciataire « vous ». Ces deux instances énonciatives sont engagées dans une relation égalitaire, comme l’indiquent la symétrie formelle et lexicale des deux syntagmes nominaux, ainsi que la complémentarité – voire l’identité – qu’exprime l’emploi du verbe être. L’efficacité du slogan d’assise proposé par Total repose sur la valorisation positive que le lecteur conférera volontiers au mot énergie, mais aussi sur le flou sémantique qui l’entoure et qu’accroît son dédoublement. Il est clair, en effet, que Total joue ici sur la polysémie du terme répété, de manière à esquiver les connotations négatives associées aux notions afférentes dans le contexte de l’industrie pétrochimique. Cette énergie dont dispose Total, c’est au premier chef l’ensemble des produits issus du raffinage du pétrole25 ; de ce point de vue, le supermajor rappelle que sa production est aussi ce que le public consomme – et nécessite – au quotidien. Subtile, cette formulation permet d’évoquer presque imperceptiblement le rapport de dépendance – entre fournisseur et demandeur d’énergie – que dissimule l’apparente complémentarité des parties engagées dans la relation, tout en soulignant au passage, la collaboration, sinon l’implication, du public avec les fournisseurs d’énergie… Une collaboration explicitement valorisée, mais qui lie implicitement le consommateur aux volets moins glorieux de la production énergétique. Semblable à un avertissement subliminal, ce sémantisme inattendu mais discret reste cadré par deux stratégies qui permettent d’inscrire la complémentarité évoquée dans une ambiance résolument positive, sans rien enlever pourtant des implications relevées plus haut. D’un côté, le terme énergie, suffisamment vague pour englober des sphères d’activités étrangères, ou peu familières, à Total26, désigne également la force spirituelle, l’élan vital, la source de dynamisme, soit un univers de sens particulièrement favorable au niveau connotatif. De ce fait, en surimpression de la lecture littérale de la baseline, on peut découvrir l’expression d’une complémentarité, d’une solidarité plus profonde entre Total et son public, basée sur le partage d’un dynamisme, d’une force vitale commune. L’énergie apparaît elle-même transfigurée par cette interprétation, les deux acceptions mentionnées du terme se chevauchant de manière à ce que la source énergétique matérielle, concrète, produite par le géant du pétrole ne fasse qu’un avec la source vitale, le dynamisme de nos existences. D’un autre côté, l’ordre des deux syntagmes au sein du slogan d’assise n’est pas anodin, car 25 Slogan d’accroche, marque et logo permettent ici de réduire la polysémie de la baseline. 26 Comme le rappelle Greenpeace, les sommes que Total investit dans les énergies renouvelables sont près de dix fois inférieures aux sommes consacrées à l’exploitation des sables bitumineux. Voir à cet égard : Communication Corporate & développement durable, Incohérence Total, novembre 2009, [en ligne], http://communicationcorporate.wordpress. com/2009/11/01/lincoherence-total-entre-discours-realite (consulté le 3 mars 2014). 106 Geoffroy Brunson s’y joue la différence entre une rhétorique de l’appropriation (votre énergie est nôtre) et une rhétorique du don (notre énergie est vôtre), qu’illustre des expressions telles « mi casa es su casa » ou « ce qui est à moi est à toi ». Cette tournure accentue en outre l’impression d’une relation horizontale, fondée sur l’échange et le partage, au détriment d’un effet d’ascendance ou de déséquilibre relationnel – pourtant implicitement présent, on l’a vu. Cette relation égalitaire élaborée par le discours publicitaire témoigne de l’humilité dont fait preuve le géant de la pétrochimie, qui partage généreusement son énergie avec des consommateurs associés de facto à ses activités. Enfin, l’apparition du « nous » énonciateur permet de lier l’interpellation « Et si…+ proposition de monde » à une identité énonciative : Total, qui s’identifie comme créateur de l’affiche par le biais de trois éléments : la signature institutionnelle, le nom de la marque et le logotype. Les éléments textuels présents sur l’affiche révèlent un champ sémantique articulé autour des thématiques écologique27, scientifique et énergétique, qui sont au cœur des questionnements actuels concernant le développement durable et l’impact de l’industrie lourde sur l’environnement. Total évoque un monde meilleur fondé sur la complémentarité d’univers a priori incompatibles, sans faire montre de préoccupations commerciales ou mercantiles, mais en associant le lecteur à ce projet à travers le lexique (« complémentarité », « s’unissaient », « notre », « votre ») et la syntaxe (répétition de la conjonction de coordination « et »). Ces premières analyses ont permis de mettre en évidence les univers de signification déployés indépendamment par les sous-énoncés iconique et linguistique de l’affiche publicitaire. À première vue, l’importance du texte se manifeste par son aptitude à orienter la compréhension de l’image, dont elle fournit l’interprétant ou assure l’ancrage, selon les éléments conceptuels auxquels on se réfère. À travers cette observation on comprend que l’énoncé scriptovisuel ne se réduit pas à la somme des significations exprimées par ses parties, les relations qu’entretiennent celles-ci orientant finement le sémantisme de l’ensemble. La relation texte-image L’affiche publicitaire est caractérisée par sa pluricodie, c’est-à-dire sa mise en œuvre, au sein d’un même énoncé général, de sous-énoncés textuel(s) et iconique(s), qui induisent une lecture tabulaire28. L’affiche est par ailleurs perçue comme une totalité, l’homogénéité de l’énoncé scripto-iconique étant assurée par des facteurs perceptifs (limites physiques de l’affiche, contraste chromatique vis-à-vis du support) et indexicaux (cadre, logo, affiche dé- 27 Cette dimension spécifique se voit renforcée par la colorisation des deux premières lettres de « complémentarité » en vert, qui semble promettre, via la contamination symbolique du monoxyde de carbone par la nature, une victoire des efforts écologiques sur les conséquences néfastes de l’exploitation des ressources naturelles. 28 Soit l’association, caractéristique de la pluricodie, des lectures spatiale et linéaire. 107 Les Cahiers du GRIT - n° 3 signent l’unité de l’ensemble, additionnellement à la loi de proximité de Gogel29). Les deux sous-énoncés entretiennent des rapports syntaxiques et sémantiques qui permettent de poursuivre l’interprétation au-delà de ce qu’autorise la juxtaposition de leur lecture isolée. Dans un premier temps, on peut remarquer que la formule d’accroche fonctionne comme un titre, en ce qu’elle ancre – au sens de Barthes – l’image en appuyant l’interprétation spontanée de la structure symétrique de l’image, selon laquelle cette spécularité visuelle exprime un rapport de complémentarité, sinon d’identité, entre ses éléments constitutifs. L’accroche met toutefois l’accent sur la dimension naturelle de cette relation, avec la pluralité de significations que cet adjectif est susceptible de recevoir. De même, le rédactionnel d’accroche semble globalement redondant vis-à-vis de l’image ; dans les deux cas, la nature et la science sont associées dans un univers de représentation euphorique, « recherche scientifique » ancrant l’image supérieure de l’affiche, « ressources naturelles » ancrant l’image inférieure, et la structure spéculaire illustrant l’union des deux univers annoncée par le texte. Le spectateur de l’affiche, dans ces conditions, envisage aisément le rapport d’isotopie qui lie le texte à l’image par le biais leurs redondances sémantiques. Pourtant, comme le souligne Klinkenberg30, la redondance est toujours partielle, de sorte que chaque sous-énoncé présente un surcroît d’information, et que chaque noyau sémantique identique peut être décliné de diverses manières. C’est pourquoi l’articulation dynamique du couple texte-image, bien qu’elle joue sur un effet de redondance31, nécessite une attention toute particulière. L’affiche de Total met en avant la notion structurante de complémentarité, autour de laquelle s’organise l’isotopie du couple texte-image. La redondance sémantique y est clairement établie : le texte propose un univers où science et nature s’unissent pour un avenir meilleur, tandis que l’image exprime la complémentarité de la science et de la nature à travers la structure symétrique et la thématique spéculaire, les jeux de composition ou le mécanisme d’indexation induit par les frontières matérielles du support. Si ressources naturelles et recherche scientifique semblent trouver dans chaque volet leur expression iconique, il apparaît pourtant que l’union, la complémentarité de ces univers visuels relève moins du sémantisme intrinsèque de l’image que d’inférences qui, suscitées par le texte, en infléchissent l’interprétation de la symétrie et de la contiguïté des deux volets. En termes peirciens, on dira que les similarités formelles et la symétrie constituent un interprétant du diptyque – un interprétant indéterminé, si bien que l’image ne représente pas l’union des deux mondes, mais en vient à signifier cette union grâce au surcroît sémantique du texte qui comble cette indétermination. De ce fait, la redondance procède d’un effet de lecture qui tend à infléchir l’interprétation dans ce sens. 29 Walter C. Gogel, « Le principe de proximité dans la perception visuelle », dans Pour la Science, 9/1, 1978, p. 49-57. 30 Jean-Marie Klinkenberg, « La relation texte-image. Essai de grammaire générale », dans Bulletin de la Classe des Lettres, 6e série, XIX, 2008, p. 21-79. 31 À cet égard, la discrétion du sous-énoncé textuel permet de dissimuler partiellement son impact argumentatif ou rhétorique, de manière à infléchir la lecture subtilement : il s’agit moins de convaincre par le développement d’une argumentation serrée que d’influencer, en passant, l’interprétation. 108 Geoffroy Brunson En effet, si structure spéculaire et contigüité invitent à postuler une relation entre les deux images, il est important de noter qu’il y a, précisément, deux univers représentés, qui apparaissent moins unis que contigus, de sorte qu’un interprétant additionnel se révèle nécessaire pour assurer un sémantisme du lien, de l’union, de la complémentarité par ailleurs invisible. De même, l’affirmation par le texte d’une complémentarité naturelle32 redouble la représentation d’un décor idyllique, mais lui confère un supplément de signification qui s’origine dans la polysémie du terme « naturel » ; or, sur le plan des représentations visuelles, la complémentarité de la recherche et des ressources n’apparaît pas comme naturelle – ni au sens d’évidente, de spontanée, ni au sens d’innée, d’essentielle –, mais repose au contraire sur l’élaboration artificielle d’une relation : les deux univers représentés sont isolés l’un de l’autre, sur le plan formel autant que figuratif, de telle manière que la ligne de démarcation horizontale matérialise une frontière imperméable entre les deux volets. La recherche scientifique, enfermée dans son laboratoire, et la nature, vierge de toute trace humaine, sont engagées dans un rapport de complémentarité rendu possible par le cadre englobant de l’affiche qui favorise leur indexation et par l’élaboration d’une redondance formelle que le texte permet d’interpréter comme exprimant la complémentarité naturelle des scènes figurées. Plus encore, le point de rencontre de ces univers – l’union évoquée par le pôle textuel du document publicitaire – renvoie en particulier à cette étape de transformation de la nature par la science qu’élude le pôle iconique. Dès lors, la réalité concrète du passage de la nature à la science fait place à la juxtaposition d’étapes situées aux deux extrémités d’un processus relationnel laissé dans l’ombre, de sorte que cette alliance laisse la nature visuellement inviolée, préservée, d’autant que l’image ancre33 le syntagme « recherche scientifique » en l’associant à une activité d’observation, et non de transformation ou d’utilisation directe, de la nature. Si le phénomène d’isotopie n’est jamais parfait, les écarts sémantiques entre les sousénoncés linguistiques et visuels n’ont pas pour autant des causes purement accidentelles liées à la nature différente des médias : ces décalages permettent non seulement d’apporter un surcroît d’information34 dans les deux sens – ne serait-ce que la modalisation conditionnelle qu’apporte ici le rédactionnel à la représentation visuelle –, mais aussi d’introduire subtilement des inflexions sémantiques positives, ou de désamorcer a priori des connotations négatives. En ce qui concerne l’affiche de Total, l’efficacité de ces décalages résulte de leur discrétion en regard de l’effet global de redondance sémantique. Concrètement35, l’indexation de « recherche scientifique » et de « ressources natu32 En outre, si l’affiche fait l’éloge d’une complémentarité entre nature et science, la symétrie formelle affichée et revendiquée ne renvoie pas, on l’a noté plus haut, à une symétrie relationnelle : la science – donc la démarche de Total – est discrètement valorisée, dans la mesure où elle n’est pas seulement intégrée à une relation de complémentarité, mais se caractérise par son action – transmission ou essaimage – sur la nature ; la science s’affiche comme l’activité qui permet de faire germer les bienfaits en latence dans la nature avant de les propager. 33 Contrairement à l’idée reçue, l’image est tout autant que le texte susceptible de revêtir la fonction d’ancrage. 34 À cet égard, le phénomène examiné se démarque de la fonction de relais conceptualisée par Barthes, dans la mesure où la structure sémantique de l’affiche repose ici sur un effet de redondance sémantique, c’est-à-dire sur l’indétectabilité du surcroît d’information. Concernant la notion de relais, voir Roland Barthes, op. cit. 35 Dans le cadre de cet article, on se contentera d’illustrer le phénomène à travers quelques exemples spécifiques. 109 Les Cahiers du GRIT - n° 3 relles » sur les sous-énoncés iconiques supérieur et inférieur autorise un transfert sémantique à double sens : le sous-énoncé iconique « nature idyllique » entretient une relation quasi-isotopique vis-à-vis du sous-énoncé linguistique « ressources naturelles », en ce qu’il charge ce dernier, au-delà de la redondance, du sémantisme positif et des tonalités affectives euphoriques que déploie la représentation iconique, et que n’aurait probablement pas activés le même énoncé linguistique privé de la proximité de l’image. Inversement, le processus d’accommodation36 permet au public de reconnaître une isotopie entre « ressources naturelles » et le volet inférieur du diptyque ; dans ce cas, on assiste à la désactivation du trait sémantique exprimé par « ressources », au profit de l’élément redondant « nature ». L’observateur assimile dès lors « ressources naturelles » à la représentation d’une nature idyllique préservée, validant l’isotopie malgré son infléchissement vers l’oxymore37. Par l’intermédiaire de ce procédé complexe, l’énonciateur prévient toute incursion de signifiés ou de connotations négatives, dysphoriques, qui pourraient être activés dans l’esprit du lecteur par chaque sous-énoncé considéré séparément38. Du point de vue du groupe Total, la campagne institutionnelle de 2008 témoigne avant tout du désir de s’associer à un imaginaire euphorique qui entre en résonance avec les préoccupations écologiques de ce début de millénaire. Le géant de l’industrie pétrochimique tente de redorer son image de marque en signant un projet d’avenir qui, n’opposant plus la science à la nature, les unit au contraire dans la conquête d’un monde meilleur. Dans ce monde, les ressources naturelles vont de pair avec une nature préservée, l’exploitation des ressources laissant place à une recherche scientifique distanciée et bienveillante. Les connotations négatives se voient systématiquement inversées a priori de façon à écarter – jusqu’à son éviction de la formule sacrée du mariage – toute trace de dysphorie de l’avenir meilleur évoqué. Ainsi, alors que la publicité joue fréquemment sur l’opposition entre, d’une part, un énoncé linguistique fonctionnant sur le monde de l’optatif et, d’autre part, un énoncé iconique représentant l’univers dysphorique auquel s’opposer, la prémisse logique au déploiement de l’optatif – l’univers valorisé négativement – demeure implicite dans le cas présent. En effet, si l’univers dysphorique est passé sous silence, c’est précisément parce qu’il correspond à une réalité concrète dans laquelle le géant de la pétrochimie est impliqué, non seulement sur les plans judiciaire ou médiatique, mais aussi dans l’imaginaire collectif. Dans cette perspective, la science s’oppose radicalement à la nature, la destruction à la préservation, l’enfer au paradis, Total étant inévitablement associé – on songera aux sables bitumineux, à la catastrophe EZF, aux marées noires – à l’élément repoussoir de chaque binôme sémantique. Il n’est dès lors pas surprenant que la publicité institutionnelle se focalise sur la représentation euphorique. 36 L’accommodation consiste en l’« opération destinée à rendre les contenus des deux portions d’énoncé compatibles – isotopes », dans Jean-Marie Klinkenberg, op. cit., p. 33. 37 On pourrait en effet opposer l’univers édénique, atemporel présenté à la périssabilité des ressources épuisables, ou la préservation de la nature à son exploitation. 38 Dans le cadre d’une campagne institutionnelle financée par un géant de la pétrochimie, un syntagme tel « ressources naturelles » évoque en effet davantage les scandales des sables bitumineux ou des marées noires que l’image d’une nature sereine et idyllique. 110 Geoffroy Brunson De ce point de vue, l’élaboration efficace – voire persuasive – d’un univers euphorique contrefactuel repose essentiellement sur la complémentarité fonctionnelle des sousénoncés : l’énoncé iconique donne à voir un univers idéal, atemporel, où l’union de la science et de la nature est associée à une nature préservée et à une science propre, tandis que l’énoncé linguistique offre à cet univers une valeur de proposition hypothétique, c’està-dire une possibilité de s’actualiser, de devenir réalité, donc un ancrage spatio-temporel. Plus encore, l’isotopie entre l’univers euphorique déployé sur le plan iconique et l’énoncé programmatique signé par Total ne fonctionne et ne se réalise qu’à la condition de procéder à des ajustements – à des accommodations – qui permettent de résorber les décalages sémantiques entre le texte et l’image (union/juxtaposition, complémentarité/étanchéité, reflet/altérité, ressources naturelles/nature préservée…). Si l’isotopie n’est jamais parfaite, la subtilité des décalages permet en l’occurrence à l’affiche de susciter un effet d’isotopie, de façon à ce que le spectateur indexe spontanément le texte et l’image dans une proposition de monde meilleur. Celui-ci repose donc sur la relation dynamique qu’entretiennent le texte et l’image, mais aussi, chez le spectateur, sur la lecture tabulaire de l’énoncé scriptovisuel : à la fois spatiale et linéaire, la lecture tabulaire autorise la production d’interactions sémantiques variées entre les deux types de sous-énoncés, mais aussi au sein de chacun d’entre eux, de sorte que le sens de l’affiche se déploie sans cesse à l’horizon du texte et de l’image, dans le processus complexe d’allers-retours incessants d’ajustements constants. Geoffroy Brunson (FNRS – Université catholique de Louvain) 111 Walks through the museum of images: openness of self-reflexive images in comics Introduction This article explores the openness in comics that is generated through their techniques of word-image narration and the self-reflexive interaction with selected media and their imaginaries. Umberto Eco’s concept of the open work of art is used for highlighting the complex workings of the comics discussed.1 This is complemented by an exploration of references to other visual media in comics. The self-reflexivity that often accompanies such references is seen as contributing towards openness in comics’ images.2 The notion of imaginaries – as described by Gilbert Durand and Wolfgang Iser – is employed for illustrating the scope of the self-reflexivity of comics images that refer to other visual media. Although popular approaches in comics studies often follow the paradigms of literary and cultural studies, a more anthropological perspective, based on shared imaginaries, can be useful for looking at comics because they focus on the image instead of giving the word the upper hand. The very process of image-making involves simultaneously tapping into and asserting what André Malraux calls the imaginary museum, a collection of key de- and re-contextualized images, which Durand uses as a metaphor for the collective imaginary.3 It is the latter’s emphasis on the anthropological significance of recurrent images, their potential for transmitting clues regarding the collective mindset of an era, that is of interest here. After a brief discussion of contemporary comics, The Tale of One Bad Rat is analyzed in the second section to highlight the tools of sequential narration that are used for adding multiple interpretational possibilities and eventual openness in comics. The Tale of One Bad Rat’s interaction with illustrated children’s books is also elaborated upon. Concentrating on the self-reflexi1 Umberto Eco , The open work of art, transl. by Anna Cancogni, Cambridge/Massachusetts, Harvard University Press, 1989. For an in-depth analysis of self-reflexivity in comics see Winfried Nöth’s article in which he goes on to distinguish between iconic and indexical self-reflexivity (with the former including self-reflexive pictures) in what he calls a ‘literary comic’ (Winfried Nöth, “Narrative self-reference in a literary comic: M.-A. Mathieu’s L’Origine”, in Semiotica, 165, 2007, p. 173-190). 2 The distinctive effects of media in interactions between media are analyzed in detail by André Gaudreault and Philippe Marion, “Transécriture and narrative mediatics”, in Robert Stamm and Alessandra Raengo (eds.), Companion to literature and film, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2004, p. 58-70. Precisely this subliminal emphasis on media specificities in intermedial interactions is seen as self-reflexive for the purposes of this article. 3 See André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, 2009. 113 Les Cahiers du GRIT - n° 3 vity of references to other visual media (like photography and the fine arts), the third section analyzes selected volumes from Yslaire’s XXe Ciel and Éric Liberge’s Aux Heures Impaires to show how an imaginary of key images and media connotations is activated in the comics’ narrative and aesthetic processes. The rise of contemporary comics and graphic novels There is clearly something about sequential art that has struck a chord with contemporary audiences. Although comics themselves might never attract audiences as large as those for films, despite the increasing interaction and interchange of material between the two media, their popularity reflects the dominance of the image in contemporary society. This profusion of visual imagery increases the relevance of considering the imaginary – understood here as a collection of images persisting through human consciousness, as elaborated further down – and in particular the implications of the imaginary for popular culture. Even though sequential narration is age old – one needs only think of literary and material artifacts like Achilles’ shield or the Verdun Altar (1181, Klosterneuburg) to recall the varied styles and vitality of sequential images – comics can be seen as reflections of the current, prevalent multi-media environment that has encouraged a change in the overall cognition processes.4 “We have gone beyond the image, to a nameless mixture, a discours-image… a son-image”, declares Raymond Bellour5. In other words, images co-existing with additional elements like sound and text have become expressive conglomerations extending beyond the visual mode, imbued with flexibility on the levels of transmission and fields of signification. By being surrounded by them in our everyday lives, we have become even more attuned to receiving and decoding the complex conglomerations of word, image and sound. This qualifies a medium like comics, which is rich in images and dependent upon disjunctions, as a potent means of contemporary communication. The graphic novel term, while serving marketing interests, can also be seen as a concession towards more complex comics.6 This can be gleaned from the American poet and critic Peter Schjeldahl’s description of the graphic novel as “life-changing poetry of yore… a young person’s art, demanding and rewarding mental flexibility and nervous stamina. Consuming them – toggling for hours between the incommensurable functions of reading and looking – is taxing.”7 The two characteristics mentioned by Schjeldahl, namely contemporariness – today’s answer to the life-changing poetry of yore – and the potential for being challenging to read 4 According to Lev Manovich, it was in the 1990s (and consequently close to the graphic novel boom) that “movingimage culture went through a fundamental transformation” namely the incorporation of several kinds of media to the extent that “hybrid media became the norm.” (Lev Manovich, “Understanding Hybrid Media”, http://www.manovich.net/ DOCS/ae_with_artists.doc, retrieved 31 August 2012. Already in 1987, Tisseron had linked the success of comics with the increasing ubiquity of the image (Serge Tisseron, Psychanalyse de la bande dessinée, Paris, PUF, 1987, p. 9). 5 Raymond Bellour, “Double Helix”, transl. by James Eddy, Electronic Culture: Technology and Visual Representation, Timothy Druckrey (ed.). New York, Aperture, 1996, p. 199. 6 For the cultural, specifically Anglophone and Francophone, nuances of the term see Jan Baetens, “The graphic novel”, in The Cambridge History of the American Novel, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 1137-1153. 7 Peter Schjeldahl, “Words and pictures. Graphic novels come of age”, in New Yorker, 81.32, 17 October 2005, p. 162. 114 Maaheen Ahmed are significant for the concept of the graphic novel and, to pander less to the high art-low art dichotomy, comics in general. The aspect of being demanding or difficult to read acknowledges the fact that certain comics entail greater interpretational work from the reader. Greater interpretational leeway in turn indicates the presence of multiple possible meanings, which can be generated through tools related to both the techniques of the medium and the content itself.8 The dense spreads combining several visual techniques in Dave McKean’s comics or Yslaire’s XXe Ciel series, for instance, exemplify how the experimentation with formal features can generate meaning through the combination of different techniques and their connotations. On the other hand, comics’ affiliation with caricature is never completely effaced. The protagonists remain essentially drawn in a mode that is more abstracted than realistic photography or painting. Other comics generate complexity through focusing more on the story and its narration as in The Tale of One Bad Rat. Either way, complexity is brought in through exploiting the tools already present in the comics medium. These include sequentiality, which offers several possibilities of manipulating panel transitions, and the ability to mimic other media, through which their connotations can be both adopted and transformed. Notably, the simplicity associated with comics which is supported by fluid transitions between panels is only possible through a specific choreography of words and images and their relationships. Rendering the same relationships between the different constituents of comics within and between panels more ambiguous or multifaceted can create openness. Such openness, however, is always contained within a structure channeling those interpretations in a direction that converges into the main themes of the narrative. Even though Eco himself used Superman comics as exemplifications of closed texts that do not call for multiple interpretations, several comics do incorporate features of open texts.9 Comics as open works of art While voicing his dissatisfaction with the graphic novel label, Bryan Talbot concedes that “I do use the term to describe what I produce because everybody knows what you mean and there’s no other option that’s any less vague.”10 This vagueness regarding graphic novels lies in their being both like other comics – by relying on the same tools of word-image narration, such as sequentiality and speech bubbles – while also often manifesting more 8 Consider for instance what Ann Miller lists as the postmodern traits of bande dessinée: “metafiction; play on narrative levels through transgression of the boundaries of the diegesis (metalepsis) or through parallelism between first- and second-level narratives (mise en abyme); intertextuality; and the display of the codes of the medium.” (Ann Miller, Reading bande dessinée: critical approaches to French-language comic strip, Bristol, Intellect, 2008, p. 130). 9 Umberto Eco, The role of the reader. Explorations in the semiotics of texts, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1984, p. 8-9. 10 Pédraig Ó Méloid and Bryan Talbot, “The Road from Wigan Pier: Bryan Talbot talks with Pédraig Ó Méalóid”, forbidden planet international, http://forbiddenplanet.co.uk/blog/2009/the-road-from-wigan-pier-bryan-talbot-talkswith-padraig-o-mealoid-part-one/, retrieved 31 August 2012. 115 Les Cahiers du GRIT - n° 3 complexity than what is usually associated with comics. Regardless of the label, several non-mainstream comics openly lean towards greater visual and textual complexity and the telling of stories that attain more complete resolutions (often as one-shots or mini-series). They often also go beyond the typical comics genres of adventure and fantasy by incorporating biographical or documentary, or other critical and less humorous, strains.11 Besides the seriousness of the themes in many graphic novels, there is often also a conscious interaction with other media, as in The Tale of One Bad Rat, which traces the protagonist, Helen Potter’s coming to terms with molestation at the hands of her father while developing as an artist. This is combined with her keen interest for Beatrix Potter’s stories and illustrations, which culminates in a pseudo-Beatrix Potter story, “The Tale of One Bad Rat”, ensconced in the main tale (fig. 1 & 2). Figure 1 : Covers of Beatrix Potter’s, The Tale of Samuel Whiskers, 1987 and Bryan Talbot’s, One Bad Rat, 1995. While visiting Hill Top, Beatrix Potter’s house in the Lake District, Helen imagines discovering an unknown Beatrix Potter story, “The Tale of One Bad Rat” and the next few pages of the comic book are transformed into pages of this illustrated book (albeit with two double spreads per page to underscore its status as a book within a book). Echoing Beatrix Potter’s writing and drawing styles, the narrative transposes Helen’s story to a fable in which she and her family are rats. This in turn consolidates the rat as an unusual but all the more effective symbol for the misunderstood, who are often marginalized and misconstrued as dangerous. The enemy is naturally the cat. Helen’s fear of cats, mirroring that of her pet rat, primarily unfolds on a psychological level with the cat conglomerating all of her fears and insecurities. What makes The Tale of One Bad Rat stand apart from the commonly held, somewhat degrading view of comics, is the prominence of a psychological dimension. Art 11 Jan Baetens for instance speaks of an “overrepresentation of the autobiographical regime.” (Jan Baetens, “Graphic novels: literature without text”, in English Language Notes, 46.2, 2008, p. 77–88, 85). Cfr also his article in Belphegor (“Autobiographies et bandes dessinées”, in Belphegor, IV. 1, 2004, http://etc.dal.ca/belphegor/vol4_no1/articles/04_01_ Baeten_autobd_fr.html, retrieved 31 August 2012) where he attributes the proliferation of autobiographical bandes dessinées as part of an era haunted by the “refus de l’inauthenticité” as well as to the medium. 116 Maaheen Ahmed Spiegelman, as Paul Karasik declares, is regarded as one of the main artists to popularize this psychological potential of comics for recounting personal stories.12 Knowing no boundaries between the real or the verisimilar and the imaginary, transitions between the two are effortless for comics and are rendered all the more effective through the aid of images. Figure 2 : Talbot, One Bad Rat, 1995. As a less literary means of looking at comics, Eco’s openness can account for the effects of images as images in lieu of considering them as possible texts. This is important because a considerable degree of the effect of images lies in the unsayable. “The image is always sacred,” Jean-Luc Nancy declares at the very beginning of The Ground of the Image, going on to elaborate upon the sacred as that which “of itself, remains set apart, at a distance, and with which one forms no bond (or at least a very paradoxical one). It is what one cannot touch (or only by a touch without contact).”13 Hence, while a cognitive process is involved in interpreting the image as a representation of something or pointing towards something, the image itself remains untouched since certain aspects of the image work allusively. Owing to the static sequentiality of the images, the kind of participation required from readers is quite different from that of the film viewer for: [...] l’image dessinée n’a pas le même pouvoir illusionniste que l’image filmique. Incomplète, stylisée, immobile, elle ne saurait être confondue avec une présence réelle. Il appartient au lecteur de convertir le visible en présence, d’animer et de compléter l’effigie en se projetant dans la fiction [the drawn image does not have the same illusionistic power as the cinematic image. Incomplete, stylized, 12 Bill Kartalopoulous and Paul Karasik, “Coffee with Paul Karasik”, in Indy Magazine, Spring 2004, http://www. indyworld.com/indy/spring_2004/karasik_interview/index.html, retrieved 11 August 2012. 13 Jean-Luc Nancy, The Ground of the Image, transl. by Jeff Fort, New York, Fordham University Press, 2005, p. 1. 117 Les Cahiers du GRIT - n° 3 immobile, it cannot be confused with real presence. It is up to the reader to convert the visible into a presence, to animate and complete the image through projecting it in fiction].14 In other words, active involvement from the reader-viewer’s end is entailed for the comics world to come into being, which can also provide more leeway for interpretation. The ability to piece together a narrative by merging the gaps between different scenes and situations presented is common to both films and comics and is likely to have been fostered by their gradual emergence, co-existence and popularization at the end of the 19th century. Taking up Gestalt psychology terminology, Scott McCloud uses the word ‘closure’ to denote the reader-viewer activity involved in construing any kind of sequential art.15 In Gestalt psychology closure refers to the tendency of visual perception to construct wholes from parts. Depending of course on the context, three quarters of the outline of a circle can be perceived as a whole, a rectangle with a dotted outline will be mentally completed. Hence beyond the formal disjointedness, the conventional flow in comics from panel to panel usually allows for the sequence of events to be construed quickly and easily. As David Kunzle has pointed out, comics grew parallel to not only to children’s literature but also industrialization and the consequent change of lifestyle it entailed.16 With the spread of railways for instance, comics also became one of the main sources of diversion for train travelers, intended for quick reading and eventual disposal. That the panels are comparable to snapshots of views from windows hints towards the encapsulation of a fragmented mode of perception that has also been thematized by modern avant-garde art movements. The several possibilities of closure offered between panels or the degree of ambiguity maintained can be seen as indicators of openness. Eco developed his notion of openness as an explanation for a modern, and eventually postmodern, aesthetic that manifested itself across the arts, covering the novels of James Joyce, Alexander Calder’s mobiles and Luciano Berio’s serial compositions. According to Guy de Mallac: Eco’s purpose is to throw light on ‘an episode of cultural history through a phenomenology of certain types of poetics.’ The term ‘opera’ – the work of art – is defined by Eco as ... an object endowed with structural properties that render possible a number of successive interpretations, a series of evolving perspectives, but that also enable us to coordinate such a series.17 Proposed as an essential, structural feature of artworks, openness is gauged by the extent of reader participation involved in construing the meaning of an artwork or the interpretational scope allowed: 14 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié. La bande dessinée, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006, p. 30. All translations are mine unless otherwise indicated. 15 Scott McCloud, Understanding comics. The invisible art, New York, Harper, 1994, p. 63. 16 David Kunzle, History of the comic strip, vol. II, Berkely, University of California Press, 1973, p. 9. 17 De Mallac, “The Poetics of the Open Form (Umberto Eco’s Notion of “Opera Aperta”)”, in Books Abroad, 45.1, 1971, p. 31. 118 Maaheen Ahmed The aesthetic dialectics between openness and closedness of texts depends on the basic structure of the process of text interpretation… The reader finds his freedom (i) in deciding how to activate one or another of the textual levels and (ii) in choosing which codes to apply.18 However such works are not “open to any possible ‘abberant’ decoding” but remain ensconced in a unifying narrative and aesthetic structure.19 In the attempt to highlight the complexity of comics through the concept of openness, De Mallac’s concluding remark regarding the “new aesthetics” that the open work addressed, “according to which art no longer claims either to know or to express the world, but seeks, specifically, to create”, needs some qualification.20 The acts of expressing the world and creating that are opposed by De Mallac acquire an intriguing tension in some comics, leading to a spiraling self-reflexivity that is not only concerned with the world of the story itself but also incorporates a specific kind of metalepsis questioning the perception and construction of reality (which, as notions of postmodernism underscore, has become a questionable entity in itself).21 From the comics discussed here, The Tale of One Bad Rat offers a reality heavily permeated by its solitary protagonist’s thoughts whereas the XXe Ciel books offer changing, mediated combinations of fiction and history, rendering the two almost indistinguishable. In Éric Liberge’s Aux Heures Impaires, the protagonist’s subjectivity is shown permeating and transforming the Louvre and its (art) historical context. Elements contributing to openness in comics can be systematized through Thierry Groensteen’s stages in the creation of fiction.22 Groensteen’s stages include the invention of the story, its organization into a structure and its expression or production through a medium. The subject or the story’s structure can be adapted to supersede a medium’s constraints or even undergo transsemiotization or transposition to another medium. As elaborated by André Gaudreault and Philippe Marion, transsemiotization is indicative of the differences involved in media and the degree of complexity produced when media are merged.23 Openness is generated at Groensteen’s second step of structuring a story and at the third step of transposing the story into the medium of comics. The coexistence of words and images in comics entails the careful, complementary division of the narration between visual and textual elements, both of which come with a distinctive, rich heritage of possibilities of expression – such as the novel and painting – that comics can tap into. Yslaire’s XXe Ciel books as well as the Louvre-Futuropolis series serve as ideal examples for the kind of destabilization within stories that metafictional and self18 Umberto Eco, The role of the reader. Explorations in the semiotics of texts, Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 1984, p. 39. 19 Ibid., p. 8. 20 Guy De Mallac, op. cit., p. 35. 21 Miller, Reading bande dessinée, p. 130. 22 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 64. 23 André Gaudreault and Philippe Marion, op. cit. 119 Les Cahiers du GRIT - n° 3 reflexive comics consciously interacting with other media as well as reality can engender. Such supplementary layers of meaning embedded within the comic increment the openness of the comic by making it possible for readers to interpret the literary and visual material in several interconnected ways . As already indicated, the potential for expanding avenues of interpretation is not only inherent in the hybrid nature of the comics medium but is also to be found in the technique of sequential narration owing to the gutters between the panels. In this sense, sequential narration would appear to be an almost too literal realization of openness. Depending on the kind of word-image relationships involved, the dual-modality of the information also increases the possibility of reader interaction. Narratives where the images and the words do not point exclusively in the same direction entail greater work for the reader. Inserting more allusive, indirect connections within and between panels can contribute towards the openness of a comic by encouraging the reader to deduce the main link between the panel and also muse over the discrepancies between the panels and glean other possible implications for the story. Pierre Fresnault-Deruelle regards such ruptures of the conventional flow, particularly the insertion of indirect transitions, as an innovation.24 A common use of indirect connections between panels in comics is switching between the inner and outer realities of a character. Such an interaction between the character’s thoughts and perception creates an irresolvable ambiguity regarding the objectivity of the depictions.25 An example of this can be found in the first few pages of Bryan Talbot’s The Tale of One Bad Rat. Figure 3 : Talbot, One Bad Rat, 1995. The first page comprises of a spread framing an idyllic landscape accompanied with 24 Pierre Fresnault-Deruelle, Images à mi-mots, Bruxellles, Les Impressions Nouvelles, 2008, p. 12. 25 On the ambiguity of perspective as a possible given of the comics medium see Kai Mikkonen’s discussion of indirect discourse (Kai Mikkonen, “Presenting minds in graphic narratives”, in Partial Answers, 6.2, 2008, p. 301–328). 120 Maaheen Ahmed the fairytale-like opening line, “Once upon a time, there was a very bad rat…” (fig. 3).26 On the second page this image is revealed to be a poster hanging in a bleak London underground station (fig. 4). While Talbot relies upon all the traditional tools of comics – the framed images, a consistent, relatively realistic, unpretentious drawing style – interpretational scope is engendered by the indirect panel transitions oscillating without warning between Helen Potter’s inner and outer worlds. The ambiguity, albeit limited, of her thoughts does increment the openness of the work because it allows for a glimpse into her mind and imagination which structures the entire story. Figure 4 : Talbot, One Bad Rat, 1995. The first pages contain additional avenues of interpretation that go beyond a simple, literal reading. The image of the landscape offered by the first page becomes unsettling through the contrast with the underground station as well as the absence of words in spite of the people, which highlights the isolation of the protagonist who is not a rat but an androgynous young girl. That the landscape shrinks to a poster is also a comment on the desires advertising generates essentially through images. Without warning, the panels on the second and third page also switch between reality and Helen’s suicidal fantasy of jumping before a train (and splattering the countryside poster with blood in the process). This oscillation between Helen’s thoughts and the external reality continues throughout the book, striking a balance between realism and uncanniness that is predicated on 26 Bryan Talbot, The Tale of One Bad Rat, Milwaukie, Dark Horse Comics 1995, unpaginated. 121 Les Cahiers du GRIT - n° 3 the visual level of the depictions as well as the panel transitions. Her pet rat, for instance, continues to appear even after its death, albeit larger than life and Helen addresses her monologues to it. Such uncanniness complements the disturbing story of Helen’s attempt to come to terms with sexual abuse and her broken home. Her journey towards the Lake District and her consequent attainment of solace and freedom is a mental journey destabilizing the realities depicted. Yet it also draws from a specific literary and visual imaginary. A narrative strand interwoven with Helen’s journey brings in commentary on the media implicated in comics. An artist herself, Helen is an avid reader of Beatrix Potter’s books and her move from London to the countryside strengthen the link between her and Beatrix Potter who also grew up in a home without affection and turned to nature and art for comfort.27 In scattering references to Beatrix Potter’s life and her illustrated storybooks on domestic animals, the darker sides of both the stories as well as their creator are brought out. Tellingly, the only instance when Talbot changes his visual style is for imitating Beatrix Potter’s illustrations in the pseudo-Beatrix Potter story covering five double spreads which the reader reads with Helen (fig. 2). This tale not only summarizes Helen’s own story but, by mimicking the visual and textual style of children’s books, it also questions the infantility automatically associated with books narrating through words and images by showing that such works are also capable of tackling more serious and difficult themes. In this way, comics like The Tale of One Bad Rat extenuate Chris Murray’s description of cannibalism in the superhero genre to the level of media themselves. The comic not only imbibes other media or forms like illustrated books but also alludes to specific media traditions (such as the inspirational role played by the Lake District for British art).28 Although this cannibalistic act questions the clichés attached to illustrated books, those associated with the Lake District are only reaffirmed. The grayness of the division between illustrated novels or picture books for children and adults is already evident in works like Raymond Briggs’ When the Wind Blows or Shaun Tan’s The Arrival. However it is through the juxtaposition and even mergence of juvenile and adult literature in The Tale of One Bad Rat that a reconsideration of the conventional attitude towards illustrated books is called for. While pointing out that the basic difference between illustrated books for children and comics lies in the simplification of the syntagmatic relationship to make the happenings on each page significant and lucid, Groensteen does add that indirect relationships between panels and the consequent reliance on a broader interpretative framework can be found in a variety of literature: “le choix de réseau comme niveau d’interprétation ultimement pertinent n’est donc pas l’apanage des bandes dessinées modernes, à l’écriture plus éclatée, mais bien un principe général.” [the choice of a network as the most pertinent level of interpretation is not merely the invention of modern comics 27 These similarities are pointed out by Talbot at the end of The Tale of One Bad Rat, where he discusses the comic in a brief essay. 28 Chris Murray, “Holy Hypertexts! – The Post of Post-modernity in comics and graphic novels of the 1980s”, in Hamid Van Koten (ed.), Reflections on Creativity, Dundee, Duncan of Jordanstone College, 2007, http://artanddesign.dundee. ac.uk/reflections/abstracts/ChrisMurray.htm, retrieved 31 August 2012, p. 2. 122 Maaheen Ahmed with ruptured writing, but more of a general principle.]29 Moreover the incorporation of sophisticated, meaningful variations in wordless narratives does not render them ineligible for children. In fact according to Maria Nikolajeva and Carole Scott, the counterpoint or the disjunction between text and pictures allowing for multiple readings in children’s picture books is an important indicator of the book’s creativity and success.30 Figure 5 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997. In The Tale of One Bad Rat’s pseudo-Beatrix Potter story, like any typical illustrated book, the burden of information and narration is carried by the words. The images complement the words; the visual signs are supplementary to linguistic signs, demonstrating a certain portion of the text without being indispensable to it. Although, typically involved in a word-image relationship that is less symbiotic than that of comics, illustration can offer additional directions for the interpretation to unfold. This kind of word-image relationship is discernible in the first volume of Yslaire’s XXe Ciel series, Introduction au XXe Ciel. Here, the juxtaposition of re-touched photographs, snippets of fictional newspaper clippings and 29 Groensteen, Système de la bande dessinée, p. 18. 30 Maria Nikolajeva and Carole Scott, How picturebooks work, London/New York, Garland Publishing, 2001. The notion of disjunction was adopted from music by Joseph Schwarcz (Joseph Schwarcz, Ways of the illustrator: visual communication in children’s literature, Chicago, American Library Association, 1982). 123 Les Cahiers du GRIT - n° 3 personal texts contribute towards openness through the disjunction between picture and text. As in the rest of the XXe Ciel series, Yslaire dismantles the conventions of word-image narration and complexifies it, partially by strengthening links with other media. Several pages in Introduction mimic a computer screen, with a cursor at the upper left hand actually opening a menu listing the book’s main concern, the “Histoire du XXe Ciel” (fig. 5).31 This reference to the digital, age of webpages is further corroborated by the fonts as well as the arrangement of text and image in several blocks within the same page (fig. 6). With their generous incorporation and meaningful exploitation of images from a variety of sources, books like Yslaire’s XXe Ciel series and the Louvre-Futuropolis series show how the scope of signification in comics is broadened through the self-reflexive interaction with key images, visual techniques and by extension the collective imaginary. Figure 6 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997. 31 Yslaire, Introduction au XXe ciel. http://www.yslaire.be, Paris, Delcourt, 1997, p. 10. 124 Maaheen Ahmed Self-reflexive images in comics and their interaction with the imaginary In Yslaire’s Mémoires<1900>, which maintains the XXe Ciel books’ preoccupation with intermedial and self-reflexive references, especially regarding the mediated nature of the image, one of the main characters, Eva Stern, born on the first day of the 20th century declares: “Toute ma vie est en photos et les photos sont toute ma vie…” [All my life is in photos and the photos are my life…]32 This quote can go a long way in hinting towards the power and relevance of images for the contemporary era where their ubiquity has made them an important means of communication and documentation. As suggested above, the contemporary prominence of the image is likely to be one of the reasons behind the burgeoning of graphic literature for a variety of audiences. Analyzing recent comics from the point of view of the imaginary through singling out recurrent, loaded images, could provide insights into their generation of openness as well as the visual content forming the collective consciousness. In Introduction au XXe Ciel, which offers an alternative history viewed through the eyes of the angel of the twentieth century, most of the information is conveyed through the images that the angel e-mails to Eva and those appearing on the covers of the “Le XXe Ciel” newspaper. Images of devastation, often against the background of landmarks, are dominant. These include retouched photos of St. Mark’s Basilica in Venice and the newspaper cover drawing with the Berlin Wall (fig. 7).33 Our angel also finds itself covering its eyes before the famous mushroom cloud of a nuclear explosion, one of the main images in the modern imaginary of disaster. Another image condensing the trauma of an entire people is the yellow Star of David, which in contrast to the celestial connotations attached to the star, has come to symbolize organized genocide. This star reincarnates itself as a wound on the forehead of Yslaire’s alter-ego Ysler at the end of the book, interweaving a wide array of connotations from the arts as well as history (including the allusion to Guillaume Apollinaire’s wound from the First World War). Miller (resorting to Thierry Smolderen and Thierry Groensteen’s article)34 points out that pictures depicted in comics have stretched metalepsis through allowing “bande dessinée characters to penetrate its two-dimensionality and disport themselves in three dimensions.”35 Through their intermedial references comics allow readers to likewise transcend and explore other image-based media as with the poster in The Tale of One Bad Rat discussed in the beginning. Moreover, thanks to their visual and sequential components, comics can actively interact with the images making up the imaginary. This interaction is made blatant in Yslaire’s construction of alternative histories of the twentieth century in the XXe Ciel series. 32 Yslaire, XXe ciel.com. http://www.xxeciel.com/mémoires<19>00. Paris, Les Humanoïdes Associés, 2004, p. 13. 33 Yslaire, Introduction, p. 29. 34 Thierry Groensteen and Thierry Smolderen, “Tableaux vivants”, dans Cahiers de la bande dessinée, 68, 1986, p. 91-97. 35 Miller, Reading bande dessinée, p. 134. 125 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Meaning-making in comics, like other media, relies heavily on the imaginary in the sense of Gilbert Durand’s “‘musée’ de toutes les images passées, possibles, produites et à produire” (‘museum’ of all past, possible, produced and to be produced images).36 Moreover, according to Wolfgang Iser, who pioneered reader-response criticism and thus developed an anthropological approach for literature, “[m]eaning is primarily the semantic operation that takes place between the given text, as a fictional gestalt of the imaginary, and the reader.”37 Activated in every act of signification, irrespective of the visual nature of the medium, the imaginary channels and organizes associated meanings. Figure 7 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997. For Iser the imaginary is to be discerned in the fictionalizing act of text. Similar to Cornelius Castoriadis, Iser uses the imaginary as “a comparatively neutral concept” that “is not to be viewed as a human faculty; our concern is with its modes of manifestation and 36 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1993, p. 3. The notion that the persistence and transformation of certain images is not only revealing for the general mode of thinking of the era but also affects it, can be seen as a retort to Roger Caillois’ criticism that the difference between Malraux’s imaginary museum and his general inventory of cultural heritage was unclear (Michel Melot, “L’art selon André Malraux, du Musée imaginaire à l’Inventaire général”). 37 Wolfgang Iser, The fictive and the imaginary: charting literary anthropology, Baltimore, John Hopkins University Press, 1993, p. 20. 126 Maaheen Ahmed operation, so that the word is indicative of a program rather than a definition. We must find out how the imaginary functions by approaching it by way of describable effects...”.38 These effects are tied to the interplay – play that is partially aleatory but inevitably dependent on the openness of the work – between the reader and the text whereby “the fictive component of literature is bound to mobilize the imaginary in a different manner, for it has far less of the pragmatic orientation required by the subject, by the consciousness or by the sociohistorical, all of which channel the imaginary in quite specific directions.”39 According to Iser, the ground of all media lies beyond themselves.40 Correspondingly, attempts to comprehend the working and role of a medium entail an awareness of its intermedial relations. His description of literature as transposing “the culturally conditioned shapes human being have assumed” finds a more immediate confirmation in comics owing to its visual dimension.41 Likewise the claim that “[l]iterature fans out human plasticity into a panoply of shapes, each of which is an enactment of self-confrontation” has additional relevance for the many self-reflexive autobiographical or autofictional comics stories.42 The self in its performance acquires an uncanny otherness stemming not only from the constraints of the medium but also from the sociocultural norms underlying perception and construction when its transposed to a sequential form. This aspect is laid bare in autobiographical graphic narratives where the artist portrays himself in the process of narrating his story as it simultaneously unfolds.43 This is also part of the self-reflexive facet of Introduction au XXe Ciel, where in the fourth section titled, “L’Histoire de l’Histoire”, Yslaire gives a pseudo-psychoanalytic account of the creative process behind the book and underscores the link between art and alternative truths while confirming that the ultimate aim of the book (or his art in general) is “de chercher l’universel en soi, de créer l’image immortelle” [to search for the universal in the self, to create the immortal image].44 Clearly images are not only the main means of expression and communication but become in themselves alternative realities as confirmed by Eva’s later claim that “… tout le monde le sait, la photographie, ce n’est pas comme le dessin, c’est la réalité.” [everyone knows, photography is not like drawing, it is real].45 Already in Introduction, the angel not having the words for narrating the century and being “liberated of the verb”, relies solely on images for communicating with Eva.46 This manner of communication is closely tied to the medium of comics itself (which is the medium adopted by other volumes of the XXe Ciel series). While having the advantage of invoking visual images as well as literary ones, it is the former that they rely most heavily upon. Con38 Ibid., p. 305. 39 Ibid., p. xvii. 40 Ibid., p. xi. 41 Ibid. 42 Ibid., p. ix. 43 See for instance Moebius’ “La Déviation” (Arzach, L’album mythique. Paris, Les Humanoïdes Associés, 2006, p. 7–13). 44 Yslaire, Introduction, op.cit., p. 63. 45 Yslaire, Mémoires<19>00, 13. Naturally this phrase also has loaded implications on the meta-level regarding the truth content of art. 46 Yslaire, Introduction, op. cit., p. 29. 127 Les Cahiers du GRIT - n° 3 sequently comics use and contribute to the prevalent imaginary in the Durandian sense of “a museum of all possible images” by re-using key images, such as the form of the angel as an androgynous, aesthetically formed creature with wings in XXe Ciel. One could go further to regard comics as reflectors, participants in the creation of the imaginary mentioned, which, as Durand points out, acquires global proportions due to the speed of communication. For Durand however the speed and digitization accompanying the ubiquity of the image threatens the erasure of the imaginary in favor of autonomous images: lorsque l’image étouffe l’imaginaire […] lorsqu’elle nivelle les valeurs du groupe […] les pouvoirs constitutifs de toute société sont submergés et érodés par une révolution civilisationelle qui échappe à leur contrôle [when the image smothers the imaginary… when it evens out the values of the group… the constituent powers of all society are submerged and eroded by a revolution of civilisation that escapes their controle].47 On the other hand one could regard this in a more neutral manner as part of the inevitable development of a global imaginary. Already at the beginning of the 20th century Heidegger predicted that works of art would eventually pertain to a global culture formed by technology instead of a specific region.48 Noteworthy is the anthropological significance accorded to the imaginary, for even when it is reduced to a mere collection of images, the imaginary is informed and formed by collective, unconscious knowledge : [l]’imaginaire n’est pas un mode d’irréalité, mais une manière de prendre en diagonale la présence pour en faire surgir les dimensions primitives [the imaginary is not a mode of unreality but a way of measuring presence in order to suggest primitive dimensions through it].49 What is of interest here is the recurrence of key images and the nature of their transformation which can consequently provide hints for the direction in which the contemporary imaginary is developing. The imaginary, as Durand mentions, plays a role in the signifying processes.50 Combined with Iser’s underscoring of the anthropological facet of literature through analyzing the fictionalizing process, this concept could provide a potent means of looking at the increasingly widespread practice of imagining through visual and verbal channels in comics and construing the interaction and transmission of various imaginaries through images.51 In exploring self-reflexivity as an instance of openness in comics, the prin47 Gilbert Durand, L’Imaginaire, op. cit., p. 79. 48 See Jean-Joseph Goux, “Politics and Modern Art – Heidegger’s Dilemma”, in Diatrics, 19/3-4, 1989, p. 10-24. 49 Michel Foucault, “Introduction”, Binswanger, Le rêve et l’existence. Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 65–119, 114. 50 Gilbert Durand, L’Imaginaire, op. cit., p. 31 51 Cfr : Richard Van Oort and Wolfgang Iser, “The use of fiction in literary and generative anthropology: an interview with Wolfgang Iser, in Anthropoetics, III/2, 1997/1998, http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap0302/Iser_int.htm, retrieved 31 August 2012. 128 Maaheen Ahmed cipal imaginary of interest is that of media, the visual arts and the image itself. While The Tale of One Bad Rat through its style and content subtly comments on the role and even the hierarchies of the arts,52 XXe Ciel thematizes the digitization and uncertainty of the image. Precisely the concept of a digitized image-based world which is plural but also consistently reconstruable due to its virtual essence is a major concern of the XXe Ciel series. Although, in contrast to the introductory volume, the other three volumes of the series are comics and not illustrated books, the link to computer screens is maintained throughout the narration of alternative histories of the twentieth century, with the entire page or individual panels acting as screen shots (fig. 8). Figure 8 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004. The combination of different media, such as photography, drawing and painting as well as the diverse visual styles bring in additional connotations associated with each visual technique. Just like Talbot’s imitation of Beatrix Potter’s style and its decontextualization in the realm of comics questioned the clichés attached to illustrated books and comics, Yslaire’s incorporation of photographs, digital images and more traditional art styles highlights the connotations associated with these different media (most notably the documentary nature 52 One needs only remember the installation artist and his friend who mock Helen for copying Beatrix Potter’s illustrations. 129 Les Cahiers du GRIT - n° 3 of photographs, the aesthetic value and subjectivity of art works). Moreover, the multiple techniques through which the images are rendered also reflect their ubiquity in the contemporary age. Like the photos that are retouched, contradictory possibilities are emphasized and truth placed under doubt in the story itself. One of the key images of Mémoires<19>00 is the photographic apparatus the Eva’s father uses to document the birth of the triplets (fig. 9).53 Given the preceding pages mimicking computerized material with vague screen shots of angels, it is the act of viewing through an apparatus as well as the attempt to freeze life or store knowledge that the two techniques of visualization, transformed as metaphors, point towards. That all knowledge is mediated and doubtful is evident in the contradictory recollection of certain events in the protagonists’ lives in the course of the series. Futhermore since the focus is frequently shifted from the heavens to earth, both the power (in the ability to objectify) and the limits of the voyeur are emphasized. The museum of images evoked here comprises of the technologies of making and transmitting images that provides a layer of self-reflexivity in the stories told. That the possible interpretations feed into the main themes of constructing and reconstructing history through images makes these comics open. Figure 9 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004. 53 Yslaire, Mémoires<19>00, op. cit., p. 10. 130 Maaheen Ahmed Another kind of re-working of images occurs in the Louvre-Futuropolis albums, each according to the style of the different artists behind each volume. Here it is primarily the art works that serve as palimpsests subjected to dissection, over-drawing and re-drawing in alternative visual idioms. Each case is not one of mere mimicry but of open appropriation and alteration (fig 10). In this respect, it is noteworthy that all the artists involved (beginning with Nicolas de Crécy, Éric Liberge, Marc-Antoine Mathieu, Yslaire and Hirohiko Araki) have highly distinct styles and it would not be going too far to state that their appropriation of fine art works does tease the boundaries between the high and low arts. Yet the imaginary that these books engage with is that of the high arts, specifically their institutionalization and canonization through one of the world’s most prestigious museums. Though appropriated in different idioms, the aura of the artworks, their status as important constituents of a cultural heritage is reinforced. Figure 10 : La Jaconde d’après Éric Liberge and La Jaconde d’après Bernard Yslaire. Although the stories of most of the Louvre-Futuropolis books depict the museum in alternative and impossible situations, Éric Liberge’s Aux Heures Impaires can be seen as a noteworthy visualization of the notion of the imaginary as a museum of images. In bringing some of the Louvre’s masterpieces to life, and allowing for the protagonist’s subjectivity to be superimposed on the Louvre, the comic shows how certain key images persist in the collective consciousnesses but are also selected, combined and transformed according to individual predilections, as in the case of the coming-to-life of diverse artworks such as an Egyptian mummy and Paul Delaroche’s “The Young Martyr” (fig. 11).54 54 Éric Liberge, Aux heures impaires, Paris, Louvre/Futuropolis, 2008, unpaginated. 131 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Figure 11 : Éric Liberge, At Odd Hours, 2008/2010. In Liberge’s comic, the artworks have a higher degree of reality owing to the more realistic mode in which they are rendered in contrast to the rendition of the characters and the surroundings. This appropriation of artworks can be seen as both an extension of the artwork beyond realistic physical and conceptual limits as well as a commentary on their being. In Aux Heures Impaires it is art’s need to be communicated and its consequent dependence on other media that is the chief concern. As the caretaker of the souls of the artworks, Fu Zhi Ha, explains to his new deaf-mute intern, Sébastien, who is the story’s protagonist : Une œuvre, c’est exactement comme un enfant. Ou plutôt un orphelin. Et lorsque tu te tiens là, devant elle, et que tu l’admires de tout ton cœur, il se crée entre vous un contact privilégié. Elle devient ton miroir. Ôte-lui cette simple attention et elle n’est plus rien.55 [A work of art is just like a child. Or more like an orphan. And when you stand there, in front of it, and you admire it with all your heart, a special bond between the two of you is created. It becomes your mirror. Take away this basic attention, and it is no more there.] 55 Idem. 132 Maaheen Ahmed The fact that knowledge of most art works is mediated, by virtue of being dependent on technological reproduction like photography (Malraux’s imaginary museum or Warburg’s iconology could not have come into being without the modern possibilities of image reproduction and distribution) qualifies comics commenting on art as another means of transmitting the knowledge of art. With its destructive climax of liberating the Louvre’s artworks and confounding time, Aux Heures Impaires also indirectly draws attention to the fragmented essence of the comics medium, which not only contains the potential of openness but also expresses a distinctive kind of movement. This movement through comics panels, where “nous sommes en présence non pas d’une histoire qui débute mais de la vie qui continue” [we are not in the presence of a story that is beginning but a life that is continuing], is a reflection of the contemporary experience56. As already indicated, the fragmented nature of comics, which can open up to several possibilities of interpretation and (re-)assemblage, speaks to an audience accustomed to multimedia works and capable of synthesizing such information meaningfully. This could be one of the main reasons behind the ability of comics to tackle, with a visual bias, a wide range of concerns. The use of self-reflexive images in comics can generate openness by thematizing questions regarding the essence of the image in general as well as the status and function of the visual media implicated in comics, including illustration, painting and photography, as shown by the cases discussed here. Comics’ reflections of the contemporary imaginary Referring to the current situation of “un monde virtuel plus vrai que le réel, devant les milliards de pixels sur nos écrans” [a virtual world more true than the real one in front of millions of pixels on our screens], Védrine states that “[l]ibérée de son rôle de mixte, l’imagination, tout comme la subjectivité cherche d’autres voies […] l’imaginaire arrache le présent à l’effondrement…” [liberated from its mixed role, imagination, just like subjectivity, seeks other ways… implicated only at the crossroads of reflexivity and unconsciousness, the imaginary rips the present to pieces…].57 Just like Durand above, Védrine sees digitization and the accompanying plethora of images as a force erasing the imaginary and replacing it by images without a background or a history. However, as the self-reflexive images discussed above indicate, they retain – and perhaps even enhance thanks to the presence of multiple images and image-making possibilities – the ability to reflect on their own nature in the manner most suitable for them: through the visual mode and almost without words. Indeed mimicry or quotation in images has a different essence than that of words; citations in images are usually part of their being and a means of their development. Most images are after all made with the aid of others; the great Masters learned their art through copying their predecessors 56 Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée. Essai d’analyse sémiotique, Paris, Hachette, 1973, p. 112. 57 Hélène Védrine, « Déclin du sujet et retour de l’imaginaire », dans Alain Cambier (dir.), Les dons de l’image, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 74. 133 Les Cahiers du GRIT - n° 3 and since the age of technical image-making, photographs often serve as models for artists. Sartre concluded his L’Imagination by emphasizing the epistemological significance of the image: “L’image est un acte et non une chose. L’image est conscience de quelque chose.” [The image is an act and not a thing. The image is consciousness of something.]58 The consciousness of the image revealed in some comics is self-consciousness, which can aid in the detection of certain images that form a part of the imaginary that remains. Already Malraux’s imaginary museum was not made up exclusively of art works, instead [...] tout objet est éligible au registre des œuvres d’art, quelle que soit son origine, quelle que soit son époque, si elle s’inscrit dans ce dialogue de l’homme et d’un objet avec lequel il entre en résonance [any item is eligible as an art work, irrespective of its origin and epoch, if it is involved in a dialogue between man and an object with which it resonates].59 What is particularly significant is the comics’ manipulation of key images such as the angels in XXe Ciel, the dandelions marking time and evoking the poetic heritage of the Lake District in One Bad Rat, the Louvre artworks or Beatrix Potter’s illustrations. The representation of other kinds of images and image-making techniques in comics is inevitably a compromise between the styles and methods of the fine arts and other practices like photography and of course, caricature. In addition, the appropriation or mimicry of other image-making techniques and the questions subsequently raised regarding connotations and status are characteristic of postmodernism, which according to Ihab Hassan can be ‘defined’ as a continuous inquiry into self-definition. This impulse is by no means restricted to the so-called West. The more interactive the globe, the more populations move, jostle, and grapple – this is the age of diasporas – the more questions of cultural, religious, and personal identity become acute – and sometimes specious. In still another transposition of postmodernism into postmodernity, you can hear the cry around the world: ‘who are we? who am I?’.60 Comics, with their reiteration and reinvention, their splicing of media and their marginal cultural status echo these cries, probably more than ever before in the case of personal, historically and culturally introspective comics such as those analyzed here. And they do so via an astounding variety of techniques and themes ranging from the interaction of private spheres with cultural heritage as in The Tale of the One Bad Rat to the melange of media, history and fiction offered by the XXe Ciel and Louvre-Futuropolis series. These comics exemplify a polyvalent, interactive way of meaning-making in sequential art. By using both words and images, they are able to incorporate and comment on various media with considerable immediacy through the visual facet. 58 Jean-Paul Sartre, L’imagination, Paris, PUF, 2003, p. 162. 59 Michel Melot, L’art selon André Malraux. 60 Ihab Hassan, “From postmodernism to postmodernity: the local/ global contextˮ, www.ihabhassan.com/postmodernism_ to_postmodernity.htm, retrieved 31 August 2012. 134 Maaheen Ahmed As Durand feared, the imaginary may be effaced in the wake of globalization and could be on its way to becoming more universal and more uniform. Images, especially those transferred between media and stemming from different cultures could be indicators of a more homogenous imaginary establishing itself. In the contemporary situation of omnipresent, frequently decontextualized images, self-reflexive images reflecting their own technical and connotational roles are therefore also expressions of the new global imaginary fed through rapid image reproduction and dissemination where, in keeping with the present inclination towards an “autobiography of an age”, the role of the image itself is explored.61 Maaheen Ahmed (Université catholique de Louvain et Université de Gand) 61 Idem. 135 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Légende des illustrations Figure 1 : Covers of Beatrix Potter’s The Tale of Samuel Whiskers, 1987 © Frederick Warne & Co. and Bryan Talbot’s One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot. Figure 2 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot. Figure 3 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot. Figure 4 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot. Figure 5 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire. Figure 6 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire. Figure 7 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire. Figure 8 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004 © Yslaire. Figure 9 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004 © Yslaire. Figure 10 : La Jaconde d’après Éric Liberge © Éric Liberge and La Jaconde d’après Bernard Yslaire © Yslaire. Figure 11 : Éric Liberge, At Odd Hours, 2008/2010 © Musée du Louvre Éditions/ Futuropolis/NBM. 136 L’illustration abstraite au XXe siècle : un paradoxe lessingien ?1 L’expression « illustration abstraite » pourrait sembler paradoxale ou même oxymorique. Une recherche sur Google image, par définition mouvante, erratique, révèle, aussi bien en français qu’en anglais, les difficultés rencontrées par le moteur de recherche qui indique fort peu de pages. Un rapide pointage des principales bibliographies en ligne (le Karlsruher Virtueller Katalog, Jstor…) aboutit au même constat : l’« illustration abstraite » n’existe pas en tant que concept ou objet d’étude spécifique. Cette impression est renforcée par la consultation de publications dans les deux domaines : les ouvrages de référence (histoires, catalogues de bibliothèques ou de collections…) sur l’illustration au XXe siècle ignorent la catégorie « abstraction » tandis que les travaux sur l’abstraction semblent rejeter la notion d’illustration. Et pourtant… la génération cubiste des Georges Braque, Pablo Picasso, Sonia Delaunay, celle des surréalistes André Masson, Hans Arp, Raoul Ubac ou Miró, celle des Américains qui émergent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme Alexander Calder, Barnett Newmann (The Stations of the Cross: Lema Sabachthani, achevées en 1966), Cy Twombly (qui ne cesse de dialoguer plastiquement avec la littérature antique), Robert Motherwell, mais encore les Européens, souvent liés à l’informel et à l’abstraction lyrique (Antoni Tapiès, Pierre Tal-Coat, Etienne Hadju, Nicolas de Staël, Maurice Estève, Bram Van Velde…) et tant d’autres comme Marcel Broodthaers, Hermann Nitsch ou encore Robert Ryman ont réalisé dans le cadre du « livre d’art » ou du « livre d’artiste » des œuvres abstraites qui se situent justement dans cette terre incognita, dans ce no man’s land particulièrement bien fréquenté. Il est certes légitime de se demander si la pratique de l’« illustration » peut ressortir à l’« abstraction » ou si, inversement, une œuvre abstraite peut prétendre « illustrer » quelque chose, ceci d’autant plus que divers écrits faisant autorité en excluent la possibilité, à commencer par l’essai marquant de Gotthold Ephraim Lessing paru en 1766, Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie. Il y prône la distinction radicales des arts entre eux, condamnant l’allégorie d’un côté (l’Allegoristerei) et la poésie descriptive de l’autre. L’esthétique lessingienne est non seulement normative, mais elle se caractérise encore par son fonctionnalisme. Le but de l’art étant la beauté, c’est l’« effet » qui devient 1 Une première version de cet article a été publiée dans : Claus Clüver, Matthijs Engelberts and Véronique Plesch (eds), The Imaginary: Word and Image/L’imaginaire : texte et image, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, coll. « Word & Image Interactions, n°8 », 2015, p. 63-78. 137 Les Cahiers du GRIT - n° 3 l’enjeu de la création artistique au sens large. Bien évidemment, la question de l’abstraction est étrangère à Lessing. Mais en limitant la peinture au domaine des signes naturels et en excluant la possibilité qu’elle puisse représenter l’invisible, le Laokoon établit les prémices d’une vision exclusive, moderniste, des arts. Traduit en anglais et en français, ce texte polémique a en effet connu diverses résurgences au XXe siècle, d’abord sous la plume d’Irving Babitt qui, dans The New Laocoon paru en 1910, attaque le symbolisme et la peinture littéraire, puis ensuite avec le très célèbre essai du critique d’art newyorkais Clement Greenberg, Towards a Newer Laocoon, publié en 1940 (Junod 1997). Greenberg y défend la notion de modernism qui, à ses yeux, caractérise les arts qui se purifient pour atteindre à leur essence : Each art had to determine, through its own operations and works, the effects exclusive to itself […] It quickly emerged that the unique and proper area of competence of each art coincided with all that was unique in the nature of its medium […] Thus would each art be rendered “pure”, and its “purity” find the guarantee of its standards of quality as well as its independence. “Purity” means self-definition, and the enterprise of self-criticism in the arts became one of self-definition with vengeance. (Greenberg, « Modernist painting », p. 86) Tandis que la peinture trop littéraire et la littérature trop picturale étaient les cibles de Lessing au XVIIIe siècle, les attaques de Greenberg portent avant tout sur l’illusionnisme en art, au nom de l’opacité absolue des différents médias, et en particulier de la peinture. Car le critique américain ne s’intéresse guère aux arts graphiques, et encore moins à la gravure. Dans un compte rendu de 1957 consacré à Chagall et notamment à ses illustrations de la Bible, Greenberg déclare ainsi : The fact that the print has never been a quite appropriate vehicle for modernist art in the making is what seems precisely to enable both artists [Picasso et Chagall] to continue to exploit it successfully now that the élan of their original contribution to modernist art has faded. (Greenberg, « Review », p. 15) Le point de vue de Greenberg apparaît fortement conservateur en ceci qu’il reconduit les hiérarchies techniques traditionnelles qui privilégient le « grand art » (la peinture principalement) au détriment des arts dits « mineurs ». On comprend aisément pourquoi la gravure passe mal dans le discours militant du critique. Elle est essentiellement un art du noir et blanc alors même que pour Greenberg la couleur forme l’essentiel de l’art moderne. De plus la gravure, et en particulier l’illustration, sont associées au texte à travers la pratique de l’édition. Dès lors, on ne s’étonnera guère de ne trouver dans ce compte rendu aucune réflexion de type iconographique, tandis que l’usage de la lithographie en couleur par Chagall est valorisé, car celle-ci le rapproche de l’art d’un Matisse. La question de l’illustration et le terme même d’« illustration » apparaissent très rarement sous la plume du critique américain. De manière significative, ces notions surgissent dans un article consacré à Picasso, un artiste qui, par son jeu constant entre figuration et abstraction, interpelle Greenberg, notamment à l’occasion d’une exposition à New 138 Philippe Kaenel York en 1957 : The first picture that really bothers one in the Museum of Modern Art exhibition comes before 1927, in 1925, and is the striking Three Dancers, where the will to illustrative expression emerges ambitiously for the first time since the Blue Period […] Now illustration addresses itself to nature, not in order to make art say something through it, but in order to make nature itself say something – loudly and violently. This picture goes wrong, however, not because it is literary (which is what making nature speak through art means), but because the placing and rendering of the head and arms of the middle figure cause the upper third of the “canevas” to wobble. Literature as such has never yet spoiled a work of pictorial art ; it is literary forcing which does that. (Greenberg, « Picasso », p. 29-30) Ici, les termes de « littérature » et d’« illustration » prennent un sens générique. Ils ne désignent pas la relation à un texte, mais un fait : les détails figuratifs auraient pour effet de briser l’équilibre atteint par la peinture de Picasso. En d’autres termes, Greenberg reproche au peintre d’avoir succombé à ce que Philippe Junod appelle le « péché de littérature » : « L’histoire de l’adjectif ‘‘ littéraire ’’ permet ainsi la mise en évidence de la multiplicité de sens qu’assume ce terme au cours des générations […] il désigne tour à tour, dans son acception péjorative, l’illustration, la narration et l’anecdote, la description, l’imitation, la figuration, les prétentions philosophiques ou mystiques, et l’‘‘ allégorie ’’ […]. Et le ‘‘ littéraire ’’est opposé alternativement au pictural, au musical ou au poétique » (Junod, 2007). Certes, la position de Greenberg pourrait sembler nuancée car, tout en condamnant le caractère « littéraire » du tableau de Picasso, il déclare que ce n’est pas l’usage de la littérature qui est répréhensible, mais son abus. Il n’empêche que la question du rapport du tableau avec un modèle externe, que ce modèle soit la nature ou la littérature (le critique les met dans le même sac), pose problème à ses yeux. En effet, cette référence, cet ancrage « externe » menacerait l’opacité et la planéité essentielles de la peinture. Évitements et dénégations L’autorité acquise par Greenberg et ses écrits a établi une norme moderniste qui a rendu l’idée d’« illustration abstraite » trop hétérodoxe, jusqu’à devenir impensable même. Toutefois, cette vision prolonge, tout en les radicalisant, un ensemble de positions discursives antérieures portant sur l’édition illustrée, qui en déniaient les composantes mimétiques ou narratives. La pratique de l’illustration impliquant – traditionnellement – une préséance, c’està-dire une antécédence du texte et une soumission de l’image à celui-ci, tout un ensemble de métaphores alternatives, de comparaisons ou d’associations ont par conséquent été déployées depuis le XIXe siècle pour contourner ce mépris sémantique et culturel, et, implicitement, pour nier la fonction illustrative de l’illustration, au nom de l’autonomie des arts et de la création artistique (Kaenel, Le métier). 139 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Rappelons que l’illustration est une notion qui appartient à la rhétorique, dont les usages spécifiques dans le domaine de l’édition ont souligné la dimension métaphorique : « illustrer », c’est rendre illustre et surtout mettre en lumière. Les termes ne sont pas neutres et leurs usages définissent l’efficacité sociale de la pratique au fil du temps. Plutôt que d’en retracer l’histoire, esquissons le répertoire, aussi peu étanche qu’exhaustif, des stratégies de dénégation et d’évitement des contraintes illustratives en relation avec diverses pratiques s’étendant du registre décoratif à celui de l’art abstrait et ses discours. Figure 1. Dans un premier temps, à partir de la fin du XIXe siècle, nombre d’artistes ont eu recours aux principes décoratifs pour affirmer leur volonté de quitter les registres mimétiques ou narratifs. Le célèbre texte manifeste du peintre nabi, Maurice Denis, en 1890, doit être rappelé à ce propos car il possède une dimension véritablement programmatique : « Mais l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! […] Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives » (Denis, p. 10-11). Cette déclaration contient une autre métaphore importante, celle de l’accompagnement, dans sa dimension humaine mais surtout dans son sens musical qui connaît une fortune constante tout au long du siècle (Junod, 1998). En effet, cette métaphore permet de penser les représentations en dehors du mimétisme mais dans la temporalité ou dans la durée : une dimension que valorise au même moment Stéphane Mallarmé dans sa redéfinition plastique et poétique du livre. La métaphore musicale devient peu après l’objet même d’un ouvrage remarquable de Vassily Kandinsky, Klänge (« Résonances » ou « Sonorités »). Paru à Munich en 1913, Klänge se compose de 38 poèmes en prose rédigés entre 1909 et 1912 (fig. 1). Ils sont accompagnés de 12 xylographies en couleur et 43 en noir et blanc. 140 Philippe Kaenel Image et textes sont l’œuvre de Kandinsky : un cumul des fonctions, qui a de nombreux antécédents et garantit aux deux formes d’expression un statut égal. Dans un texte de 1938, l’artiste a expliqué la portée à la fois « musicale » et « décorative » de son travail : C’est depuis de longues années que j’écris de temps en temps des « poèmes en prose » et parfois même des « vers ». Ce qui est pour moi un « changement d’instrument » – la palette de côté et à sa place la machine à écrire […]. [Ce livre] est un petit exemple de travail synthétique. J’ai écrit les poèmes, et je les ai « ornés » de nombreux bois en couleur et en noir et blanc […]. (Kandinsky, p. 17) L’idée de l’accompagnement fait écho à celle du parallélisme également présente dans le manifeste de Maurice Denis qui conçoit l’illustration « sans servitude du texte ». Cependant, même si texte et image n’ont pas été conçus l’un pour l’autre ou l’un par rapport à l’autre, même s’ils peuvent être lus ou vus séparément, leur rencontre génère des effets poétiques, au sens large – surréaliste – du terme. Ouvrage phare, le recueil de Verlaine accompagné par les lithographies de Pierre Bonnard, Parallèlement, est l’œuvre paradigmatique du genre. Elle paraît chez le marchand et éditeur Ambroise Vollard en 1900 (fig. 2). Tracés de manière libre et imprimés avec une encre couleur chair, le corps et les motifs se décomposent et se recomposent autour de la fonte typographique classique : du Garamond. Le titre du volume justifie le choix des pièces (parallèlement à d’autres poèmes) mais surtout caractérise les relations entre les textes et les lithographies. Les textes et des images, dans leurs contrastes chromatiques et leurs agencements, se donnent à lire et à voir, au nom de cette autonomie interactive qui, aux yeux de la bibliophilie contemporaine, fonde l’orthodoxie de ce que l’on appelle « livres de peintres » ou « livres d’art », qui sont presque toujours des « livres de luxe » au XXe siècle (Kaenel, « Vollard »). Figure 2. 141 Les Cahiers du GRIT - n° 3 La fonction illustrative des images peut encore être contournée par l’usage prédominant de la couleur qui, dans l’esthétique classique et au-delà s’oppose au dessin considéré comme le vecteur de l’histoire (du récit visuel). Naturellement, la couleur est l’élément qui passionne Greenberg à propos de l’interprétation par Chagall de l’Ancien Testament. Mais l’ouvrage fondateur de cette pratique demeure sans doute La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, composée à quatre mains par Blaise Cendrars et Sonia Delaunay (fig. 3). Achevée en 1913, l’œuvre est présentée comme le premier livre simultané : « Le Simultanéisme de ce livre est dans sa présentation simultanée et non illustrative. Les contrastes simultanés des couleurs et le texte forment des profondeurs et des mouvements qui sont l’inspiration nouvelle » (Cendrars, p. 315). Figure 3. Il est formé d’une feuille qui, dépliée, mesure 199 x 36 cm, et qui, fermée, se réduit à 18 x 11 cm. Ce dispositif se place volontairement aux limites du livre et du tableau et traduit la volonté des deux artistes de ne pas hiérarchiser les médias. D’une certaine manière, Cendrars et Delaunay s’emploient à déstabiliser les habitudes visuelles. Tandis que le texte, imprimé en typographie sur papier simili Japon, affirme sa plasticité, l’image, aquarellée au pochoir, s’offre comme une séquence chromatique, une sorte de déroulé optique. Partie littéraire et partie graphique conservent leur autonomie puisque Sonia Delaunay expose indépendamment la maquette qui servira à l’impression lors du Premier Salon d’Automne de Berlin en octobre 1913, et que Blaise Cendrars de son côté se réapproprie le texte dans une réédition qu’il dédicace, de manière significative, « aux musiciens ». Œuvre polyphonique et novatrice, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France est évoquée dans une série d’entretiens avec Sonia Delaunay en 1971 : « Nous [Blaise Cendrars et Sonia Delaunay] avons commencé avec une recherche sur les lettres, la typographie, dont j’ai eu l’idée de proposer le caractère coloré. Puis le reste est venu tout seul » (Sidoti, 1987, p. 18). 142 Philippe Kaenel Sonia Delaunay poursuit en qualifiant son œuvre d’« illustration », un terme qui pourrait surprendre étant donné la singularité du projet, mais qui exprime ici le fait que le texte a été composé avant la conception graphique. Pour inciter le lecteur-spectateur à mettre en dialogue les deux médias, l’artiste a introduit tout à la fin de ce poème simultané abstrait un motif emblématique : celui de la tour Eiffel, seul élément qui renvoie au monde « réel » et au contenu du texte de Cendrars qui, justement, serait parti de cette architecture pour composer son récit : « [CENDRARS] se pénétra des beautés de la Tour et de Saint-Séverin et des couleurs et des reliures de Mme DELAUNAY […]. Ce qui donna naissance au Premier Livre Simultané (février 1913). Le mouvement est donné » (Delaunay, p. 111). À ce propos, les cent cinquante exemplaires formant l’édition prévue de La Prose du Transsibérien, une fois dépliés en hauteur, devaient atteindre la hauteur de la tour Eiffel… Cette mise en abîme, ce private joke, et la présence iconique de la tour jouent un rôle essentiel dans ce poème simultané : celle d’articuler explicitement image et texte, tout en donnant la mesure de la construction plastique et de l’abstraction musicaliste de l’ensemble. Sur un autre plan, La prose du Transsibérien fonctionne comme une machine de guerre française dirigée contre le dynamisme jugé envahissant des futuristes italiens qui travaillent depuis plusieurs années sur un répertoire visuel et des principes analogues. Filippo Tommaso Marinetti et son groupe ont agi comme promoteurs d’un procédé alternatif qualifié d’« auto-illustration » : « les mots en liberté se transforment naturellement en autoillustrations moyennant l’orthographe et la typographie libre expressive », proclame-t-il en 1914 (Marinetti, p. 62). Le recours à la plasticité typographique, relancée par Mallarmé avec son fameux Coup de dé paru en mai 1897, puis par Guillaume Apollinaire dans ses Calligrammes, rabat l’illustration sur l’imaginaire du texte, porté exclusivement par l’expressivité des caractères et des fontes et leur disposition plus ou moins iconique. Le déni de l’illustration narrative au XXe siècle s’est également manifesté dans un ensemble de répertoires graphiques qui mettent en valeur le modèle indiciel. Traces, graffitis, empreintes gestuelles caractérisent par exemple l’œuvre de l’un des artistes les plus lettrés de ce siècle, Antoni Tapiès, marqué tant par l’art oriental, la calligraphie que par le surréalisme et notamment par l’œuvre de son compatriote Mirò, avant qu’il ne se tourne, dans les années 1950, vers l’abstraction et l’art dit « informel ». Issu d’une famille de libraires, proche des milieux lettrés, Tapiès a produit près de la moitié de ses gravures dans le cadre de livres dont l’un des plus exemplaires est sans nul doute Petrificada petrificante, publié chez Maeght en 1978 sur un texte d’Octavio Paz (fig. 4). « Pétrifié pétrifiante » est composé de huit gravures à l’eau-forte, aquatinte, gaufrage et carborundum, cette poudre utilisée dans l’industrie, qui, appliquée sur quelque support que ce soit, donne en séchant une matière très dure. La préparation peut ensuite être encrée et imprimée comme une gravure sur une presse taille-douce. Cette technique a permis à Tapiès de réaliser de véritables empreintes du réel qu’il combine à d’autres éléments. Le tout dessine une écriture visuelle hétéroclite, entre calligraphie, collage et rébus. Parmi ses signes récurrents figurent les quatre bandes 143 Les Cahiers du GRIT - n° 3 rouge sang qui caractérisent le drapeau catalan, ainsi qu’une série de croix polysémiques, symboles universels de la douleur humaine. Dans ces œuvres, l’estampe se métamorphose en une sorte de graffiti. La métaphore murale est d’ailleurs aussi bien filée sur la base du titre du recueil de Paz (« Pétrifié pétrifiante ») que revendiquée sur un plan identitaire par l’artiste car « tapia », en catalan, signifie tout simplement le « mur ». Figure 4. La pratique graphique gestuelle, qui indexe l’image sur le corps de l’artiste, caractérise également l’œuvre de Pierre Jacob, alias Pierre Tal-Coat qui, depuis 1946, a multiplié les interventions dans le livre, nouant au fil du temps une réelle complicité tant avec le poète français André Du Bouchet qu’avec les imprimeurs et éditeurs de l’Atelier de Saint-Prex en Suisse, non loin de Lausanne. Tal-Coat est un graveur aussi elliptique que Du Bouchet est hermétique, tous deux fascinés par la matérialité de la page et sa spatialité. Le dialogue entre l’artiste et le poète culmine dans un volume spectaculaire (41 x 25 cm) : le recueil de douze poèmes intitulé Laisses, une expression qui désigne les débris laissés par la mer sur le rivage : 13 aquatintes en couleurs et 14 bois gravés, le tout édité par Françoise Simecek (fig. 5). Tal-Coat utilise certes le terme d’illustration pour qualifier sa relation à l’œuvre du poète, comme le montre une lettre adressée à son éditrice : « Peut-être un jour, illustrant du Bouchet [sic], pourrons-nous en ses massifs, ses rocs, forêts et eaux trouver l’équivalence de ce [sic] écrit par lui » (Tal-Coat, Simecek, p. 76). Mais il le précise avec la notion clef d’« équivalence » qui souligne les relations d’indépendance articulée du texte et de l’image. 144 Philippe Kaenel Le volume met d’ailleurs en scène cette relative autonomie, la gravure tantôt s’offrant de manière isolée, tantôt interagissant avec le texte sur l’espace de la page : Je ne crois pas que beaucoup aient saisi, saisissent ou soient saisis de ceci : toute action, sa marque, engage la totale aire visible. S’il s’agit d’un dessin, la blancheur d’une page doit être toute concernée du point, du trait, fussent-ils uniques. Chaque point, de son bref, implique la totale présence, son centre. Ainsi procède le regard […]. (Tal-Coat, Simecek, p. 135) Figure 5. Tal-Coat a également participé à un ouvrage collectif remarquable, Le Livre des livres, composé de 22 poèmes de Pierre Lecuire qui s’édite lui-même à Paris en 1974, en faisant appel à César, Henry Moore, Raoul Ubac, Vieira Da Silva parmi d’autres, pour les eaux-fortes. Le Livre des livres rend hommage à la matérialité du livre et constitue le sujet de toutes les gravures. Le volume s’ouvre sur une série de pages blanches immaculées qui dévoilent peu à peu la pression de la presse taille-doucière (fig. 6), puis donnent à lire le texte aérien qui néanmoins sert de base, de présentoir, à l’image : Le livre des livres hommage au langage simultané de la page écrite et gravée Miroir du langage dans le poème éclaté miroirs multipliés d’une gravure unique 145 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Par le biais de ce texte qui figure au tout début du Livre des livres, Lecuire propose une ultime métaphore des relations entre texte et image : celle de la réflexion et de la diffraction, qui permet de penser l’interaction des deux arts comme un processus interne, excluant tout référent, toute séquentialité, toute narrativité, au profit d’une circularité ouverte. Figure 6. Illustratio Au cours du XXe siècle, pour signaler l’autonomie relative de leurs œuvres face à la réalité et face à des textes qu’ils ont affecté de ne pas « illustrer » tout en les imageant, les artistes ont eu recours à une variété de métaphores, comparant leurs œuvres à des décorations, à une forme d’accompagnement parallèle, musical, chromatique, à un genre d’équivalence ou de réflexion. Ils ont également exploré les dimensions « ornementale », aniconique ou indicielle pour affirmer l’opacité de la représentation en leurs œuvres. De manière plus ou moins déclarée, ils ont répondu au mépris historique dont pâtit la notion traditionnelle d’illustration et ont par là même satisfait au credo moderniste dont Greenberg fut le grand héraut. Les artistes de tendance abstraite ont eu tendance à privilégier des textes poétiques : une illustration non figurative d’un roman de Balzac ou de Dickens a moins de chances de voir le jour – bien que Picasso en ait tracé la voie dans certaines planches pour le Chefd’œuvre inconnu de Balzac pour l’éditeur Albert Skira en 1931. Certes, les limites entre 146 Philippe Kaenel abstraction et figuration peuvent fluctuer. Mais l’artiste contemporain pratiquant l’abstraction a également la capacité d’agir, non pas sur le plan mimétique ou narratif, mais en éclairant (au sens étymologique) le texte à sa manière, dans la double dimension spatiale et temporelle de la lecture. Pierre Tal-Coat en est conscient lorsqu’il énonce de vive voix ses convictions en la matière son credo moderniste qui rejoint exactement l’idée de l’action rhétorique de l’illustratio, de l’éclairage par le style (Pernoud, p. 77-78) : Je voulais, à l’encontre de ce qui était venu avant, si je puis dire, faire participer le dessin à la lecture, élargir ces gravures qui étaient toujours situées en état d’immobilité. À chaque fois, le livre consistait en une page, or j’ai voulu que mes gravures d’abord participent de toutes les pages lues et incitent à tourner la page ; donc que ma gravure participe de l’espace ; et pour moi, l’espace est énergie […]. Le temps intervient, le déroulement du temps, la dérive du temps. Et donc la lumière. Philippe Kaenel (Université de Lausanne) 147 Les Cahiers du GRIT - n° 3 Références Cendrars Miriam, Blaise Cendrars, la Vie, le Verbe, l’Écriture, Paris, Denoël, 2006. Delaunay Robert, Du Cubisme à l’art abstrait, Paris, S.E.V.P.E.N., 1957. 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Figure 3 : Delaunay Sonia (1885-1979), La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars, Paris : Éditions des hommes nouveaux, 1913, Dépliant, 200 x 37 cm. Typographie et pochoir. © Berne, Bibliothèque nationale. Figure 4 : Tapiès Antoni (1923-2012), Petrificada petrificante d’Octavio Paz, trad. par Claude Esteban, Paris : Maeght, 1978. Eaux-fortes et aquatintes. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire. Figure 5 : Tal-Coat Pierre (1905-1985), Laisses d’André Du Bouchet, Lausanne : F. Simecek, 1975. Aquatintes et bois, partiellement en couleurs. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire. Figure 6 : Lecuire Pierre, Le livre des livres, vingt-deux poèmes inédits de Pierre Lecuire ; vingt-deux gravures originales de Fermin Aguayo, Geneviève Asse, César (…) gravées d’après l’eau-forte d’Hercules Seghers « Les trois livres », Paris : Pierre Lecuire, 1974. Typographie. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire. 149