GRIT 3 - Grit - Groupe de Recherche sur l`Image et le Texte

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GRIT 3 - Grit - Groupe de Recherche sur l`Image et le Texte
Groupe de Recherche sur l’Image et le Texte
Les Cahiers du GRIT
3
Imaginaire de la narration dans les
productions littéraires mixtes
(texte écrit et image fixe)
Louvain-la-Neuve – 2015
Les cahiers du GRIT
Directeur : Prof. Jean-Louis Tilleuil (UCL) Rédacteur en chef : Stéphanie Delneste (UCL)
Comité de rédaction :
Véronique Bragard (UCL)
Luc Courtois (UCL)
Laurent Déom (UCL et Lille 3)
Olivier Odaert (UCL)
Comité scientifique :
Jan Baetens (KUL)
Paul Bleton (TELUQ- UQAM)
Laurence Brogniez (ULB)
Jean-François Chassay (UQAM)
Thierry Lenain (ULB)
Matthieu Letourneux (Paris X)
Alexandre Streitberger (UCL)
ISSN : 2033-7795
2
Présentation
Chaque année, le GRIT organise ou coordonne de nombreux événements
scientifiques : colloques internationaux, cycles de conférences, expositions,
débats, journées d’études, formations, etc. Parmi ces derniers, certains trouvent
un écho naturel dans des publications papier éditées par le GRIT ou par ses
partenaires dans différentes maisons d’édition scientifique belges ou françaises,
ou encore dans des revues universitaires. Cependant, et malgré le nombre
important de ces publications, auxquelles il faut encore ajouter les différentes
contributions des membres du GRIT à des projets extérieurs, certaines
activités restaient lettre morte, pour différentes raisons, dont la principale est
le coût important de toute publication papier. Grâce aux Cahiers du GRIT, ces
productions scientifiques recevront désormais l’écho et la diffusion qu’elles
méritent.
Orientation Les Cahiers du GRIT, comme leur nom l’indique, sont le lieu de publication
des travaux scientifiques dirigés ou organisés par le Groupe de Recherche sur
l’Image et le Texte de Louvain-la-Neuve. Dans la droite ligne des projets du
groupe, ils rendent compte de sa volonté de comprendre et d’interpréter des
productions associant texte et image, dont l’importance est de plus en plus
manifeste dans notre culture comme dans notre société : bande dessinée,
livre illustré, publicité... En raison du rapport qu’elle entretient généralement
avec le texte et l’image, la littérature de jeunesse y sera également prise en
considération.
3
Sommaire
L’atelier du GRIT1
Benoît Glaude
Circulation transnationale des Amours de Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer p. 9
Dossier
« Imaginaire de la narration dans les productions littéraires mixtes
(texte écrit et image fixe) contemporaines »2
Jean-Louis Tilleuil
Présentation
p. 35
Olivier Odaert
La hantise de l’écriture dans la bande dessinée contemporaine
p. 37
Stéphanie Delneste
Texte et image : un paradigme pour la littérarité et la lisibilité de la littérature
enfantine contemporaine
p. 49
Jean-Louis Tilleuil
La bande dessinée et ses imaginaires : hégémoniques ou phagocytés ?
p. 57
Jean-Matthieu Méon
Expositions de bande dessinée et narration : entre réduction plasticienne et
évocation de l’imaginaire. Modalités d’exposition et logiques de champ
p. 75
1 Cette rubrique présente les travaux en cours des membres du GRIT en mettant l’accent sur la
méthodologie, le dépouillement, la construction d’hypothèses et de typologies, toutes activités
scientifiques qui disparaissent souvent dans la publication des résultats, mais participent néanmoins
de l’élaboration du savoir.
2 Le dossier de ce troisième numéro des Cahiers du GRIT fait suite au 9e congrès international sur
l’étude des rapports entre texte et image, L’imaginaire / The Imaginary, organisé par l’AIERTI/
IAWIS à l’Université du Québec à Montréal du 22 au 26 août 2011, et dans le cadre duquel JeanLouis Tilleuil avait dirigé une session intitulée Imaginaire de la narration dans les productions
littéraires mixtes (texte écrit et image fixe) contemporaines / Imaginary Realm of Narration in
Contemporary Mixed (Written Text and Fixed Image) Literary Output.
4
Geoffroy Brunson
Une complémentarité naturelle ? Éléments d’analyse du couple texte-image
dans une affiche publicitaire du groupe Total
p. 95
Maaheen Ahmed
Walks Through the Museum of Images : Openness of Self-Reflexive Images in
Comics
p. 113
Philippe Kaenel
L’illustration abstraite au XXe siècle : un paradoxe lessingien ? p. 137
5
L’atelier du GRIT
Circulation transnationale des Amours de
Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer
par Benoît Glaude
Circulation transnationale des Amours
de Mr Vieux Bois de Rodolphe Töpffer1
Si cette histoire allait comme les autres, et pourquoi pas ?,
il y aurait du profit à faire, et, comme vous dites, une très
jolie pêchette parce que ces choses-là vont partout.2
Dans cet extrait de sa correspondance, Rodolphe Töpffer (1799-1846) soumet le projet d’une dernière histoire en estampes à son éditeur parisien, alors qu’il termine l’Histoire
d’Albert destinée au public genevois3. L’Histoire de monsieur Cryptogame dépassera ses
espoirs puisqu’elle sera traduite en six langues avant 1860. Malheureusement, il ne pourra
qu’entrevoir ce succès, posthume et largement dû à la contrefaçon4. Son œuvre graphique
lui échappe dès 1839 ; jusque-là elle demeurait artisanale et autodiffusée depuis Genève.
Töpffer assurait presque seul cette affaire lucrative5 dont il se félicite dans la suite de notre
épigraphe :
Mes cinq autres histoires m’ont rapporté deux fois ce que [sic] tous mes livres ensemble, et celle-ci
vaut certainement mieux que Vieux-Bois dont j’ai fait deux éditions, malgré ce grand voleur d’Aubert
Vérododat.
La publication des Amours de Mr Vieux Bois, sa plus ancienne histoire en estampes,
lui fit prendre conscience des limites de l’autoédition et des risques, inhérents à la pénétration du marché parisien, (dûment) symbolisés par la maison Aubert établie « Galerie Véro
Dodat ». À son insu, ce premier contrefacteur fit des émules à travers l’Europe et jusqu’en
Amérique.
1 Ce travail a bénéficié de mes échanges avec Olivier Odaert. Je l’en remercie vivement.
2 Lettre de Rodolphe Töpffer à Jacques-Julien Dubochet, le 17/11/1844 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de
Rodolphe Töpffer, Lausanne, Payot, 1974, p. 138).
3 David Kunzle, Father of the Comic Strip. Rodolphe Töpffer, Jackson, UP of Mississippi, 2007, p. 109.
4 Benoît Glaude, « Voyages et aventures dialogiques de l’Histoire de monsieur Cryptogame », dans Stéphanie Delneste
e.a. (dir.), Les Racines populaires de la culture européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 51-70.
5 Un exemplaire de son œuvre en prose engage trois fois plus de frais d’impression (3 F) qu’une histoire en estampes
(1 F), pour le même prix de vente public à Genève (10 F) (Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur (1830-1880).
Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré [1996], Genève, Droz, 2005, p. 247).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Cette circulation remarquablement étendue dans l’espace complexifie le choix d’une
version de référence, car elle multiplie les créateurs et les lectorats. Il ne s’agit pas ici d’évaluer la qualité d’impression ou la légitimité culturelle respectives des nombreuses versions
des Amours de Mr Vieux Bois, mais bien de s’interroger sur leur authenticité à partir de
leurs conditions de production. Le besoin d’une édition de référence se pose à tout chercheur désireux d’approfondir l’étude du projet poétique töpfférien « à travers l’analyse des
structures définitives de l’objet artistique, considérées comme significatives d’une intention de communication »6. Or, à défaut d’une critique textuelle, les commentateurs se sont
jusqu’ici dispensés de justifier leur choix de l’une ou l’autre des versions de l’œuvre. L’enjeu
de cet article sera de montrer l’intérêt méthodologique de ce problème rarement posé, sans
prétendre dresser le catalogue des versions de cette histoire en estampes.
Ce problème concerne la pragmatique au sens bakhtinien :
On peut comprendre le mot « dialogue » dans un sens élargi, c’est-à-dire non seulement comme
l’échange à haute voix et impliquant des individus placés face à face, mais tout échange verbal, de
quelque type qu’il soit. Le livre, c’est-à-dire l’acte de parole imprimé, constitue également un élément
de l’échange verbal.7
En tant qu’énonciation, l’album de Töpffer se révèle « déterminé tout autant par le fait qu’il
procède de quelqu’un que par le fait qu’il est dirigé vers quelqu’un »8 et il apparaît comme
le produit de coopérations entre les « interlocuteurs potentiels du dialogue intérieur qui
sous-tend les nombreux choix décisifs dont procède l’œuvre »9. Le manuscrit circulant chez
les proches de Töpffer porte déjà cette valeur pragmatique. Elle s’ajoute à cet autre « acte
de langage indirect » par lequel « le manuscrit prescrit, même quand il semble décrire », les
formes de la « version définitive » de l’œuvre10. Comment mettre en œuvre une critique pragmatique des Amours de Mr Vieux Bois, dont l’énonciation a impliqué bien plus que deux
interlocuteurs directs et indirects dans plusieurs sociétés ? La difficulté que pose l’extension
internationale d’une telle approche appelle le développement de méthodes de recherche
qu’explorent de récents travaux collectifs11. J’esquisse ici trois pistes méthodologiques que
je tire de la philologie (critique textuelle), de la sociologie (critique interactionniste) et de
l’ethnologie (critique de la réception), en les appliquant aux Amours de Mr Vieux Bois.
6 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (1962), trad. par Chantal Roux de Bézieux, Paris, Seuil (Points), 1979, p. 11.
7 Mikhail Bakhtine et Valerian N. Volochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la
méthode sociologique en linguistique (1929), trad. par Marina Yaguello, Paris, Minuit, 1977, p. 136.
8 Ibid., p. 123.
9 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art (1982), trad. par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion (Champs), 2010, p. 220.
10 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Paris, Seuil, 2011, p. 44. Même Umberto
Eco fonde sa conception pragmatique de L’Œuvre ouverte (op. cit., p. 308) sur une « forme », selon lui « synonyme
d’œuvre accomplie ; c’est un fait concret, le terme d’une production et le point de départ d’une consommation ».
11 Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez (dir.), Histoire des traductions en langue française, Vol. 3 : XIXe
siècle (1815-1914), Paris, Verdier, 2012 ; Stéphanie Delneste e.a. (dir.), Les Racines populaires de la culture européenne,
op. cit. ; Jacques Migozzi (dir.), Journal of European Popular Culture, 5.1 : Investigating early European culture, a new
frontier, Bristol, Intellect Books, 2014.
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Benoît Glaude
Quelle version de référence étudier ? La piste de la critique textuelle
À ma connaissance, cette œuvre n’a pas fait l’objet d’une critique textuelle systématique, malgré les tentatives de bibliographie exhaustive des histoires en estampes12. La bibliophilie en répertorie de nombreuses éditions, bien qu’elle accuse des lacunes bibliométriques
que les historiens du livre et de l’illustration romantique n’ont pas fini de combler. Pour collationner les nombreux témoins de la tradition directe, la philologie offre une méthode13 qui
permet d’établir une hypothèse (stemma codicum) sur la filiation des éditions successives de
l’œuvre pour la période 1827-1860 (fig. 1).
Figure 1.
Cette généalogie des témoins permet de problématiser la recherche sur la circulation
des Amours de Mr Vieux Bois en démontrant l’importance quantitative des contrefaçons.
Certaines d’entre elles14, bénéficiant en leur temps de meilleures ventes et d’une publicité
importante, ne sont pas moins bien documentées par la tradition indirecte que les albums
autorisés. En outre, elles complexifient le choix d’une version de référence pour la recherche.
Au nombre de cinq [b, d, e, f1, η] plus une réédition [f2], contre seulement quatre éditions
autorisées [A, C, G, I], elles perpétuent la lignée de l’autographie originale [A] pourtant remplacée par une seconde édition sensiblement remaniée [C]. Dès avril 1839, la médiocrité
de la première contrefaçon [b]15 – « laborieusement copiée par le salarié d’un éditeur mar12 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », dans Rodolphe Töpffer. L’écrivain, l’artiste et l’homme,
Paris, Hachette, 1886, p. 375-385 ; Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », dans Rodolphe Töpffer, Œuvres
complètes, Vol. 11 : Caricatures, Genève, Skira, 1945, p. 57-82 ; David Kunzle, « Notes and References », dans Rodolphe
Töpffer, The Complete Comic Strips, Jackson, UP of Mississippi, 2007, p. 627-650.
13 Alfred Foulet et Mary B. Speer, On Editing Old French Texts, Lawrence, The Regents Press of Kansas, 1979, p. 45-58.
14 En revanche, des contrefaçons tardives posent encore des problèmes de datation [f2] voire d’identification [η]. Ainsi, un
exemplaire rare d’une contrefaçon [η] vraisemblablement produite chez Arnaud de Vresse vers 1850 figure au catalogue
de la Bibliothèque de Genève (Genava, 33, 1984, p. 159).
15 Toutefois, celle-ci apparaît « beaucoup mieux faite que la contrefaçon de M. Jabot » que Rodolphe Töpffer vise dans
sa critique (Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », op. cit., p. 67).
11
Les Cahiers du GRIT - n° 3
chand »16 d’après la première autoédition [A] – scandalise Töpffer qui la dénonce immédiatement dans la Bibliothèque universelle de Genève. Contraint de retirer son autographie
épuisée depuis l’année précédente, il en publie sur le champ une seconde édition chez le
libraire genevois Pierre-Gabriel Ledouble [C]. Il y apporte « des changements et des augmentations considérables »17, ajoutant vingt-deux dessins inédits, de façon à abroger (penset-il) la version précédente [A] et sa contrefaçon [b]. Pourtant, l’exceptionnelle postérité de la
contrefaçon d’Aubert [b] fait émerger deux têtes de série [A, C] du stemma codicum, interdisant l’élection d’un archétype. La comparaison de quatre versions d’une vignette (fig. 2)
montre la fidélité des contrefacteurs français [b] et américains [f1] à l’édition originale [A],
tandis que la seconde autographie [C] s’écarte manifestement de leur lignée graphique18.
[A] v. 30.11
[b] v. 30.1
[C] v. 33.1
[f1] v. 28.1
Figure 2.
16 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 343.
17 Ibid., p. 342.
18 Par contre, la légende est similaire dans les quatre versions, bien que la désignation anglaise « his ladye-love » suggère
un statut moins strictement transactionnel que celui de « l’objet aimé » des versions en français.
12
Benoît Glaude
Les commentateurs tendent à respecter l’intention de l’auteur en privilégiant la
seconde autographie [C], version la plus accessible aujourd’hui19, bien qu’ils ne prennent
pas la peine de justifier leur choix. Faute d’archétype, le manuscrit de 1827 [Ms] offre une
alternative envisageable20, mais il n’a circulé que dans le cercle privé des proches et des correspondants de Töpffer. Dès lors, à quelle version faut-il se référer pour critiquer l’œuvre ?
La part de la contribution de l’auteur à la production ne garantit pas la supériorité qualitative des témoins, même si le rendu des contrefaçons se révèle inférieur à celui des éditions
officielles. En qualité d’impression, les autoéditions [A, C] qui supplantent évidemment le
manuscrit original [Ms] sont égalées par deux éditions ultérieures, menées par un lithographe [G] et par un illustrateur [I]. Pour s’en convaincre (fig. 3), il suffit de considérer
l’étonnante fidélité des vignettes issues des éditions tardives [G, I] entièrement redessinées
d’après la seconde autographie [C]. Elles appartiennent à des œuvres complètes publiées
posthumes sous le nom de l’auteur.
Alors que la première autographie [A] se diffuse en contrefaçons de part et d’autre de
l’Atlantique (fig. 4), la seconde [C] est fidèlement lithographiée pour une collection bilingue
en six volumes21 des histoires en estampes (sans l’Histoire de monsieur Cryptogame). Cette
édition franco-allemande [G] paraît en 1846 chez Kessmann (Genève) et chez Bernhard
Hermann (Leipzig). À la fin de sa vie, Rodolphe Töpffer collabore avec enthousiasme à ce
chantier éditorial, y ajoutant des illustrations péritextuelles et cautionnant le minutieux travail du lithographe Friedrich « Fritz » Bode22. Il y insère notamment un slogan teinté d’autodérision qui annonce le réel élargissement géographique de son lectorat : « Ouvrages autographiés du même auteur qui se trouvent chez tous les libraires et marchands d’estampes
d’Allemagne, d’Autriche, de Russie, Hollande, Danemark, Suède, etc. ». Cette circulation
élargie est confirmée par Joël Cherbuliez dès 1842 : « la plume spirituelle de M. Töpffer est
aujourd’hui connue dans toute l’Europe et même au-delà »23 (c’est-à-dire en Russie et aux
États-Unis). Accompagné d’une notice du professeur d’esthétique de Tübingen Friedrich
Theodor Vischer, Mr Vieux Bois [G] constitue le sixième et dernier tome de cette « Collection des histoires en estampes de R. Toepffer ».
19 Rodolphe Töpffer, Monsieur Jabot. Monsieur Vieux Bois. Deux histoires d’amour, Paris, Seuil, 1996, non paginé.
20 Conservé au Musée d’Art et d’Histoire, Cabinet des dessins, Genève (Inv. Ms. supp. 1256-115d). Ce manuscrit a été
édité par Manuela Busino-Maschietto à Milan, en 1973, aux éditions Garzanti. Le fonds Suzannet de la Bibliothèque
de Genève comprend un second manuscrit réalisé pour l’autographie de 1837 (Pierre et Henri Cailler, « Essai de
bibliographie », op. cit., p. 66).
21 « Dans la nouvelle édition intégrale de ces fantaisies excentriques, que Goethe a déjà tenues en très haute estime,
comme on le sait, deux cahiers ont paru jusqu’ici : Histoire de Monsieur Jabot et H. de Monsieur Crépin. Les titres
suivants seront inclus : H. de Monsieur Pencil, H. de Monsieur Vieux Bois, H. du Docteur Festus et H. de Monsieur
Albert » (Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », dans Jahrbücher der Gegenwart,
juin 1846, p. 544).
22 Le lithographe Fritz Bode est originaire de Reutlingen comme l’imprimeur de l’ouvrage, Mäcken fils, mais il signe du
nom de la société familiale « Lith. de Louis Bode à Stuttgart ».
23 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, juillet 1842, p. 218.
13
Les Cahiers du GRIT - n° 3
[C] v. 60
[G] v. 63
[I] v. 60
Figure 3.
14
Benoît Glaude
Malgré ses qualités éditoriales, cette édition bilingue épuisée en seulement six années24 marque moins durablement son temps que les versions unilingues ultérieures, comme
l’intégrale allemande qui ne paraît qu’à la fin du XIXe siècle. De même, l’édition « que tout
le monde connaît »25 en France de l’Histoire de Mr Vieux-Bois [I] appartient à l’intégrale des
histoires en estampes en sept volumes, fidèlement redessinées par le fils de l’auteur, François
Töpffer. Cette collection posthume des « Albums Töpffer » méticuleusement lithographiés
pousse le mimétisme jusqu’à mentionner les autres « ouvrages autographiés par Töpffer »
(†1846) au deuxième plat de couverture. Il s’agit de luxueux albums cartonnés vendus au
prix de 7,5 F « sous couverture rouge et or ; chaque page, imprimée au recto seulement, est
montée sur onglet, les tranches sont dorées »26. Les frères Garnier – qui ont repris en 1848
la maison Dubochet27, l’éditeur parisien de Töpffer – ajoutent cette nouvelle série à leur
catalogue28 à partir de 1860 (Impr. Caillet) pour la rééditer au moins jusqu’en 1922 (Impr.
Dufrenoy), donc tout au long de l’ère médiatique moderne en France (1860-1930)29.
Ces sept albums auront une influence considérable : d’abord sur Georges Colomb (né en 1856), qui
grâce à eux deviendra le dessinateur « Christophe » ; sur Alfred Jarry (né en 1873), qui rimera ses
premières saynètes en s’en inspirant et se souviendra plus tard des préceptes de Töpffer dans son
« théâtre mirlitonesque » ; sur Jean Cocteau (né en 1889) qui entreprendra son voyage autour du
monde sur les traces de Phileas Fogg et de M. Fenouillard, mais aussi sur celles de M. Vieux Bois.30
Ces deux éditions posthumes [G, I] doivent leur qualité à la compétence des exécutants et à la proximité des modèles – le lithographe a bénéficié de la supervision de Töpffer,
tandis que l’illustrateur, agissant après son décès, était son propre fils – d’où la possibilité
d’interférences entre éditions [A, C, G, I], voire avec le manuscrit [Ms]. En effet, ce dernier
a pu servir de réservoir de possibles narratifs. La permanence de potentialités in absentia
caractérise aussi bien la création photographique31 que « l’écriture [qui] est aussi guidée,
dans sa dimension négative, par une connaissance anticipée de la réception probable, inscrite à l’état de potentialité dans le champ »32. En tout cas, la tradition et la circulation des
Amours de Mr Vieux Bois démontrent l’action d’une loi de perfectibilité33, qui s’observe tant
au cinéma que dans la littérature34 et qui suppose une série de renoncements au moment des
24 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 181.
25 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 385.
26 François Caradec, Histoire de la littérature enfantine en France, Paris, Albin Michel, 1977, p. 129.
27 Honoré Champion, Portraits de libraires. Les Frères Garnier, Paris, Fleury, 1913, p. 3.
28 Feuilleton du Journal de la librairie, 49.48, 1/12/1860, p. 858.
29 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), Paris, La Découverte (Repères), 2001, p. 5.
30 François Caradec, Histoire de la littérature enfantine en France, op. cit., p. 129.
31 La sélection du photographe écarte certains négatifs ou épreuves éventuellement réutilisables à une autre occasion
(Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 211).
32 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), Paris, Seuil (Points), 1998, p. 325.
33 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), dans Écrits français, Paris,
Flammarion (Folio), 2003, p. 192.
34 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, op. cit., p. 75.
15
Les Cahiers du GRIT - n° 3
(re)montages ou des (ré)écritures successifs de l’œuvre. Ouverte aux réappropriations artistiques, elle demeure inachevée – pour autant qu’une œuvre d’art puisse atteindre une forme
définitive35. Ce problème déborde la critique textuelle dans sa définition traditionnelle de
« science de la répétition » pour tendre vers « la critique génétique [qui] se veut une science
de l’invention »36, par quoi il sort du cadre de cet article.
Pour étudier Les Amours de Mr Vieux Bois en deçà de leurs versions particulières,
nous ne disposons pas de point de référence, à moins de procéder par comparaisons, sans
négliger les contrefaçons et, quitte à tout prendre, en considérant les traductions, légale [G]
ou illicites [d, e, f]. Ceci redouble la « grande variété d’aspects et de résonances » que suscite
toute œuvre « “ouverte” au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons
sans que son irréductible singularité en soit altérée »37. La critique textuelle s’établit sur
des critères d’évaluation internes, philologiques, et externes, codicologiques, au-delà de la
lecture immanente. Cette prise en considération de la matérialité de l’objet livresque invite
à approfondir la connaissance du contexte social et du procédé technique de la création de
l’œuvre. L’identité et le nombre des intervenants dans le processus de création des histoires
en estampes demeurent relativement peu étudiés, bien que ces données aient connu une
évolution significative au cours de la carrière éditoriale de Töpffer. Pour restituer ce contexte
d’émergence d’un nouveau média artistique, « il ne convient pas d’analyser la genèse des
innovations, mais d’essayer de comprendre la façon dont un innovateur peut recruter des
participants à une activité coopérative régulière »38.
Figure 4.
35 Le plus souvent, les artistes « ne peuvent dire à quel moment une œuvre est achevée, mais à quel moment elle doit
l’être » pour satisfaire son commanditaire (Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 215).
36 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon, op. cit., p. 188.
37 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, op. cit., p. 17.
38 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 310-311.
16
Benoît Glaude
Qui a créé l’œuvre ? La piste de la critique interactionniste
Pour replacer l’œuvre dans son contexte de création, l’interactionnisme symbolique
d’Howard Becker offre le modèle des Mondes de l’art. Il diffère de la théorie du champ39
quoiqu’il promeuve également un empirisme en tenant compte de la pluralité des créateurs
de l’œuvre. Ces deux modèles sociologiques prennent en considération une création collective sans préjuger de son déficit de « valeur d’éternité » autrefois imputé, par l’École
de Francfort, au motif qu’« elle se compose de nombreuses créations distinctes »40. Tout
en considérant la valeur culturelle – la légitimité culturelle de l’œuvre – au sens de Pierre
Bourdieu, c’est-à-dire comme une construction (perspective constructiviste) collective des
multiples agents et institutions du champ, j’aborde ici l’œuvre comme le produit de nombreuses coopérations (perspective interactionniste).
Un éditeur, un correcteur, des amis, des parents ou des collègues de l’auteur prennent des décisions
ou donnent des conseils qui aboutissent à la version définitive de l’œuvre. […] Au vrai, on s’aperçoit
qu’il n’est pas excessif de dire que c’est le monde de l’art plutôt que l’artiste lui-même qui réalise
l’œuvre.41
Sans réduction abusive – à des structures déterministes ; à des réseaux relativistes –, ces
modèles empiriques, des règles de l’art de Bourdieu et des mondes de l’art de Becker, peuvent
se compléter mutuellement. Ces deux sociologies de l’art ne décrivent pas un espace culturel
homogène (l’Art), mais bien une pluralité de domaines artistiques relativement autonomes.
Rodolphe Töpffer fait circuler dès 1827 à ses proches un cahier manuscrit intitulé
Histoire de Mr Vieux Bois [Ms] et réalisé, écrit-il, « sans d’ailleurs nous être préoccupé
primitivement d’autre chose que de donner, pour notre propre amusement, une sorte de
réalité aux plus fous caprices de notre fantaisie »42. Il cultive l’image d’un dilettante défini
comme « pédagogue de son métier, dessinateur par goût, auteur par occasion, acteur pour
ainsi dire »43. Ce manuscrit unique à diffusion sélective s’apparente à certaines œuvres d’art
populaires réalisées « totalement en dehors des mondes de l’art professionnel par des gens
ordinaires, dans le cours de leur vie ordinaire »44. Cette création collective en société et sans
prétention artistique – participant de « la sociabilité instaurée au sein d’une pension de famille »45 – vise une réception privée (collective ou individualisée) par les élèves, les proches
39 Laquelle lui reproche de se contenter d’une énumération descriptive d’agents coopérant, sans éclairer leurs relations
objectives (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 338-339).
40 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 192 et 199.
41 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 209.
42 Rodolphe Töpffer, Essai de Physiognomonie (1845), dans Œuvres complètes, Vol. 11, op. cit., p. 15.
43 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 20/3/1831 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe
Töpffer, op. cit., p. 153-154).
44 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 255.
45 Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », dans Daniel Maggetti (dir.), Töpffer,
Genève, Skira, 1996, p. 138.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
et les correspondants de Töpffer, ainsi que leurs salons. Il s’agit bien d’un monde de l’art,
d’extension locale et de dimensions restreintes, dont le caractère collectif exemplifie le principe de coopération œuvrant, à plus grande échelle, dans l’industrie culturelle de l’édition
romantique à Paris.
Pour passer de l’un à l’autre, les histoires en estampes transitent par un troisième
monde de l’art suscité par la demande croissante du public genevois dans le courant des
années 1830. Jusque-là, elles s’inscrivaient dans le cadre du divertissement scolaire ou mondain et profitaient de leurs réseaux de coopérations. L’extension de leur diffusion hors des
cercles privés déborde nécessairement ce cadre de production, que l’édition genevoise ne
peut pas suppléer. L’œuvre hors normes de l’Histoire de Mr Vieux Bois [A], comportant
« 198 dessins et légendes »46, pose un défi éditorial d’autant plus exceptionnel qu’elle instaure une nouvelle forme d’art, l’histoire en estampes, pour laquelle aucun réseau de coopérations n’est encore en place.
Rodolphe Töpffer choisit donc d’éditer lui-même ses histoires en estampes chez divers imprimeurs locaux, exerçant et promouvant une technique d’impression mise au point
quelques années plus tôt. Il reconnaît qu’il s’est contenté de perfectionner47 un procédé employé artisanalement par les détaillants pour l’impression des factures. Dérivée de la lithographie, cette technique de reprographie baptisée « autographie » supporte des tirages à
cinq cents exemplaires, à moindres frais puisque textes et illustrations sont exécutés à l’endroit et conjointement, donc sans recourir à la typographie48. D’un point de vue plastique,
l’autographie permet « à l’auteur d’écrire et d’illustrer ses histoires d’une même main, d’une
même plume, d’un même “style” (au sens étymologique du terme) »49. Lorsqu’il entreprend
cette autoédition de ses manuscrits50, dès 1833, Töpffer entre dans un nouveau monde de
l’art, de définition minimale.
Malgré cette diffusion élargie du cercle privé au domaine public, l’expérimentateur
conserve son ancrage genevois et continue à organiser sa création pour « un monde de l’art
local, dont le cercle de coopération ne dépasse pas le cadre des échanges d’une petite communauté »51. Tout en se maintenant en marge du monde de l’édition romantique à Paris,
l’auteur abandonne sa posture d’amateur pour adopter celle d’un franc-tireur, amorçant sa
46 Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 378.
47 Il donne une application artistique inédite à un procédé testé par Jacques Necker de Germagny à Genève en 1820,
qu’il perfectionne en usant d’une plume d’acier sur le conseil du marchand d’estampes Rodolphe-Tobie Wessel (Lucien
Boissonnas, « Rodolphe, fils “spirituel” de Wolfgang-Adam Töpffer », dans Daniel Maggetti (dir.), Töpffer, op. cit., p.
18 et 25).
48 Ainsi, « griffonnés » à la plume sur un papier préparé avec « une couche d’amidon de colle », texte et image sont
reportés sur la pierre en y pressant la page « mouillée au revers », avec cet avantage sur la lithographie « de donner l’image
à droite [sur l’épreuve], à cause de la contre-épreuve nécessaire » (Léopold Gautier, « Töpffer emprunte à l’épicier du
coin son procédé de gravure », dans Journal de Genève, 5-6/10/1957, p. 4).
49 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 277.
50 Selon Töpffer, son premier album autographié, « bien qu’il porte la date de 1833, n’a été publié qu’en 1835 » (Rodolphe
Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 18, juin 1837, p. 334), néanmoins il amorce
un tournant dès 1832, lorsqu’il commence à publier son œuvre en prose dans la Bibliothèque universelle et qu’il entre à
l’Académie de Genève (Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », op. cit., p. 138-139).
51 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 314.
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« lente transition de l’identité de scripteur (privé) à celle d’“auteur” (public) »52. Malgré ce
nouveau positionnement, Töpffer tient un discours d’artisan sur son œuvre, qu’il charge
d’une utilité pédagogique et qu’il investit d’une beauté esthétique fondée sur la virtuosité
d’imprimeur permise par l’autographie. Ce choix revendiqué de l’artisanat se traduit par
une limitation drastique des coopérations dans la réalisation des histoires en estampes.
Cette stratégie financièrement profitable pour l’auteur ne montrera ses limites qu’à la fin des
années 1830 : faiblesse des tirages, contrôle insuffisant de la diffusion, distribution inappropriée à l’exportation, etc. Avant de rencontrer ces limites, Töpffer jouit d’une liberté appréciable en se tenant à distance des réseaux de coopérations habituels et de leurs contraintes.
En cela, il s’accorde avec certains de ses contemporains qui rêvent d’en revenir aux temps
fantasmés d’avant la technicisation de l’imprimerie industrielle, à « un âge d’or où l’imprimeur avait le temps et les moyens de la besogne bien faite, et où l’écrivain pouvait contrôler
de près la fabrication de son livre »53.
Tout en assurant une reproduction de qualité, l’autographie permet à Töpffer de
maintenir une valeur d’originalité, garantie par l’artisanat et le dilettantisme, dans la fabrication en série des histoires en estampes, en l’affranchissant des contraintes techniques de
l’impression industrielle. Elle soulève la question de l’authenticité de l’œuvre d’art démultipliée par des procédés mécanisés54, ou plutôt de son originalité dans le cadre d’une « quête
de l’original au-delà des reproductions »55. Comme les tableaux de son père Wolfgang-Adam
Töpffer, les estampes de Rodolphe ne peuvent pas être copiées littéralement (art autographique), bien qu’elles soient généralement imprimées à grands tirages (art allographique)56
et contrefaites. Cette distinction controversée57, destinée à résoudre le problème de l’originalité de l’œuvre d’art, remonte à l’invention de la photographie. Dans le débat qui fait alors
rage, Rodolphe Töpffer défend le « paradigme autographique » manifesté « par l’émergence
de la gravure originale, qui postule un lien organique, “physiognomonique”, entre l’homme
et l’œuvre »58. Ce faisant, il plaide pour que le principe pictural de l’originalité artistique
s’applique au jugement sur la gravure et par extension à tout art autographique, y compris
l’histoire en estampes. Curieusement, il garantit la qualité de « livre autographié, c’est-àdire composé de dessins originaux »59, par un procédé de reproduction (qu’il baptise justement « autographie »)60. Certains lecteurs resteront sensibles à cette garantie d’originalité,
52 Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz, « Un Montaigne né près du Léman », op. cit., p. 149.
53 Daniel Sangsue, « Démesures du livre », dans Romantisme, 69, 1990, p. 47.
54 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 179.
55 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des
Sciences humaines), 2012, p. 16.
56 David Carrier, The Aesthetics of Comics, University Park, The Pennsylvania State UP, 2000, p. 63.
57 La distinction controversée entre arts autographiques et allographiques n’est pas idéologiquement neutre puisqu’elle
« introduit une opposition tout à fait rigide, qui tend à restaurer la division binaire entre tableau et écriture », même si
elle « ne tend nullement à privilégier le code linguistique » (Jan Baetens, « Autographe/allographe [À propos d’une
distinction de Nelson Goodman] », dans Revue philosophique de Louvain, 86.70, 1988, p. 194 et 196).
58 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 127.
59 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 343.
60 Ce paradoxe illustre celui posé par la question benjaminienne, puisque « sans les reproductions, il n’y aurait pas
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longtemps après l’abandon du procédé autographique.
[Richard] Doyle et [John] Leech perdirent, sans aucun doute, une grande partie de leur liberté en
dessinant au crayon à pointe dure directement sur le bloc de bois du graveur. [Rodolphe] Töpffer et
[Paul] Gavarni firent glisser le doux, souple crayon gras sur la pierre du lithographe, par quoi leurs
dessins conservent pour nous le geste créateur des artistes.61
En prônant une technique dérivée de la lithographie, Töpffer défend une conception romantique du « hic et nunc de l’original [qui] forme le contenu de la notion de l’authenticité »62, qu’il devra progressivement réévaluer lorsqu’il intensifiera sa distribution
pour couvrir le marché parisien. Nous l’avons vu, il ne fait pas mystère des profits pécuniaires qu’il tire de l’autoédition des histoires en estampes grâce à cet avantage technique.
Toutefois, son investissement personnel va croissant pendant tout le temps qu’il gère seul
l’ensemble du processus éditorial, à tel point qu’il ne suffit plus à la tâche. Il se trouve
dépassé par la demande pour l’Histoire de monsieur Vieux Bois qu’il autographie pour la
première fois en mai 1837 chez Jacob-François Frutiger [A]. Un an plus tard, « la pile est
à sa fin »63 et, en janvier 1839, ce premier tirage est épuisé, tandis que celui de l’Histoire
de Mr Jabot (Impr. Freydig, 1833) touche à sa fin ; seule l’Histoire de Mr Crépin (Impr.
Frutiger, 1837) « est en nombre suffisant pour expédier »64. En butte aux difficultés de
l’autodiffusion, l’entreprise töpfférienne change de modèle éditorial pendant l’année 1839.
Craignant la contrefaçon, Töpffer voit son œuvre autoéditée lui échapper, alors
qu’il s’échine à surveiller la circulation de ses inédits et de ses tirages confidentiels chez ses
correspondants. En janvier, il avait répondu avec embarras au bibliothécaire de la ville de
Neuchâtel qui désirait lire le cahier des Voyages et aventures du Docteur Festus (1829) :
« Mais venez le voir […] c’est vrai que je redoute de le faire voyager »65 . Quelques années
plus tôt, il expédiait ses manuscrits en toute confiance jusqu’à Weimar, par l’intermédiaire
de Frédéric Soret. Alors qu’il se réserve ses originaux, Töpffer continue d’envoyer ses autographies à ses correspondants, encourageant leur circulation dans leurs cercles privés,
comme si l’autoédition les garantissait de la contrefaçon.
Début avril 1839, Xavier de Maistre lui écrit de Paris que ses trois premières autographies « font toujours les délices de mon salon et on me les a souvent empruntées »66.
L’influence exercée par le vieil écrivain pendant son court séjour à Paris y prépare le
d’aura, laquelle est donc bel et bien créée par celles-ci » (Nathalie Heinich, De la visibilité, op. cit., p. 17).
61 Henrietta Malan Fletcher, « Rodolphe Töpffer. The Genevese Caricaturist », dans The Atlantic Monthly, 16.97,
novembre 1865, p. 565.
62 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), op. cit., p. 179.
63 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 3/5/1838 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe
Töpffer, op. cit., p. 85).
64 Lettre de Rodolphe Töpffer à César-Henri Monvert, le 23/1/1839 (Ibid., p. 223).
65 Ibid., p. 224.
66 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 1/4/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre. Lettres inédites
à son ami Töpffer, Genève, Skira, 1945, p. 24).
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succès de l’œuvre töpfférienne, comme en témoigne l’un de ses promoteurs ultérieurs,
Charles Augustin Sainte-Beuve.
C’est bien à M. Xavier de Maistre, et à lui seul, que convient ce titre de parrain que lui donnait
Töpffer. C’est à M. de Maistre que nous dûmes nous-mêmes de mieux fixer notre attention sur celui
qu’il adoptait si ouvertement.67
Ce parrain avisé alerte et conseille son ami pour se prémunir de la contrefaçon et
pour organiser son exportation : « tous les libraires ont le droit de réimprimer des ouvrages
qui ont paru hors de France, […] je vous prie de m’envoyer tout ce qui a été imprimé de
vous à Genève ; vous savez que ce n’est qu’à Paris que les libraires savent exploiter (c’est
leur expression) un ouvrage »68. En particulier, il identifie le défaut d’une diffusion pensée pour la sphère privée. À la mi-avril, il signale à l’auteur que « quelques exemplaires de
Jabot […] ont couru le faubourg Saint-Germain »69 avec succès, mais que l’album ne s’achète
guère que contrefait, parce que le principal importateur des livres genevois à Paris, la maison Cherbuliez, n’a pas cru bon d’en garnir son assortiment. Il faut dire que le libraire, Joël
Cherbuliez, apprécie peu l’œuvre littéraire de l’écrivain70, bien qu’il la vende depuis 1834.
Ses compositions sentent un peu le Sterne délayé ; s’il n’y prend garde, elles créeront un nouveau
genre de littérature qu’on pourrait appeler, par analogie avec la nouvelle médecine des infiniment
petites doses, littérature homéopathique, et ce serait vraiment dommage, car à côté de ces défauts on
y rencontre une foule d’aperçus ingénieux, de traits spirituels et d’idées pleines d’originalité.71
Dès 1839, le recrutement de Töpffer par un nouveau monde de l’art devient inévitable,
il correspond à un second tournant pour son œuvre graphique, après celui de 1833. L’auteur
accepte d’élargir le réseau de ses collaborateurs à ceux de l’édition romantique en France.
Notre marché est ici trop borné, et nos libraires sont infiniment trop peu libraires pour que les
profits compensent agréablement les ennuis ou les embarras de l’impression. J’ai sagement tiré mes
livres à 500 seulement, la plupart ont eu deux, quelques-uns trois éditions ; au bout du compte, ce
sont quelques centaines de francs, auxquelles je préfère sans hésiter l’honneur d’être critiqué par
Mr Sainte-Beuve, et la chance d’étendre mon public.72
67 Deuxième notice de Charles Augustin Sainte-Beuve, le 1/10/1846 (Rodolphe Töpffer, Rosa et Gertrude, Paris,
Dubochet, 1847, p. XLVII).
68 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 28/9/1838 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit.,
p. 12).
69 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 16/4/1839 (ibid., p. 26).
70 En revanche, il partage ouvertement son conservatisme politique (en collaborant au Courrier de Genève), ainsi que
son idéal d’un livre illustré propice à l’éducation du peuple (Josiane Cetlin, « Joël Cherbuliez (1806-1870). “Pour une
critique, gardienne sévère des principes éternels du beau et du bon” », dans Cahiers Robinson, 24, 2008, p. 53-54).
71 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, juin 1834, p. 83.
72 Lettre de Rodolphe Töpffer à Jacques-Julien Dubochet, le 6/1/1841 (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de
Rodolphe Töpffer, op. cit., p. 108).
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Ce changement n’entraîne pas seulement une extension d’ordre géographique, il induit également un ajustement des coopérations de l’édition romantique française. En effet,
l’introduction de l’histoire en estampes sur le marché parisien nécessite une adaptation des
conventions employées entre artisans du livre. Les imitateurs s’exercent à en maîtriser l’exécution, tandis que le public apprend à les lire. Voilà qui pose la question de l’accueil fait au
média artistique par ses nouveaux producteurs et par ses nouveaux lecteurs.
Qui a lu l’œuvre ? La piste de la critique de la réception
Une façon d’étudier comment l’histoire en estampes a modifié certains modes d’activités coopératives en vigueur dans la librairie romantique serait de confronter son introduction dans plusieurs centres urbains – Genève, Paris, Londres, New York et Leipzig – de
taille à entretenir de continuels échanges culturels (fig. 4). En effet, « [q]uand les gens ont
ainsi des traditions et des intérêts communs, la façon dont ils exploitent les innovations ne
varie que dans des limites relativement étroites »73. Une telle critique de la réception, appliquée aux Amours de Mr Vieux Bois, pose la question chère à Rudolf Schenda des conditions
matérielles de – et des compétences nécessaires à – leur consommation.
Le champ social de « l’Art » est basé sur une interaction dynamique entre les habiletés de composition
et de représentation (l’adresse, l’art) du peintre et les compétences de perception et de compréhension
du lecteur d’images.74
Pour appliquer cette critique ethnologique de la réception75 aux Amours de Mr Vieux Bois,
je m’intéresserai aux stratégies éditoriales de choix de formats visant le marché de masse
émergent, avant d’en venir à la question des pratiques de lecture.
Bien que les éditeurs aient tôt pris conscience des opportunités de l’exportation, le
succès international et populaire des histoires en estampes dépend essentiellement de la
contrefaçon. Le capitalisme d’édition prémédiatique institue des centres d’affaires dans les
principales villes des réseaux d’éditeurs-libraires du XVIIIe siècle, comme Paris, Londres et
Leipzig (fig. 4). À l’époque, « aucun centre de création, même s’il s’agit d’une métropole,
ne peut à lui seul assurer un niveau de production suffisant en qualité et en diversité pour
alimenter un marché national ou international »76. Cette centralisation du marché européen permet d’accélérer la circulation des innovations techniques et des genres éditoriaux,
73 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 314.
74 Rudolf Schenda, « Bilder vom Lesen – Lesen von Bildern », dans Internationales Archiv für Sozialgeschichte der
deutschen Literatur, 12, 1987, p. 93.
75 Cette perspective pragmatique sur la lecture de l’imprimé n’est pas complètement étrangère aux préoccupations de
l’École de Constance, mais elle concerne plutôt l’ethnologie que l’esthétique.
76 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 328.
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comme des histoires en estampes elles-mêmes.
Autour de 1840, non sans résistances, l’illustration « devient le sujet réel des livres,
créant ainsi un nouveau genre d’édition appelé “la littérature pittoresque”, comprenant keepsakes, albums, livres de voyage et physiologies »77. Parmi ces nouveaux produits éditoriaux,
l’album d’histoires en estampes au format oblong, est introduit dans les salons cosmopolites
d’Europe par l’intermédiaire de la presse satirique illustrée. Modèle du genre, Le Charivari,
contrefait à Bruxelles (dès 1838) et imité notamment à Londres (avec Punch dès 1841), fait
paraître en février 1839 plusieurs caricatures copiées de Töpffer78. Quelques mois plus tard,
Charles Philipon, qui dirige à la fois le quotidien satirique et la maison Aubert, inaugure la
collection dite des « Albums Jabot » avec trois contrefaçons de Töpffer. Le Feuilleton du
Journal de la librairie79 annonce successivement ces publications chez Aubert : l’Histoire de
M. Jabot à la mi-avril, Les Infortunes de M. Vieux-Bois à la fin du même mois et, début juin,
Les Tribulations de M. Crépin.
Pourtant, sur le conseil de Xavier de Maistre80, les trois histoires en estampes originales, réimprimées pour l’occasion, sont désormais vendues en dépôt chez Joël Cherbuliez81.
En mai 1839, le principal importateur des livres genevois à Paris fait la promotion de ces
nouveautés en précisant que « le succès obtenu par les contrefaçons de M. Aubert a déjà
donné lieu à des imitations »82, parmi lesquelles il reconnaît des qualités à La Journée d’un
Célibataire d’Honoré Daumier parue dans Le Charivari83. En plus du prix prohibitif pratiqué par Cherbuliez, de la faiblesse des tirages autographiques et de la restriction volontaire84
des quantités expédiées par Töpffer, la diffusion de l’œuvre autorisée à Paris est freinée par
la situation excentrée de l’établissement, « logé dans un coin perdu et éloigné du centre
d’activité »85. Pour le moins, « comme le confirme Xavier de Maistre, Joël Cherbuliez n’est
pas à même de rivaliser avec ses confrères français au moment où les histoires en estampes
de Töpffer deviennent à la mode »86.
Pour toutes ces raisons, l’éditeur Philippon obtient un succès éditorial en imprimant
77 Anna Arnar, « Je suis pour… aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle »,
dans Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men (dir.), L’Illustration. Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999,
p. 349.
78 La relation d’influence ne s’établit pas à sens unique, puisque le journal La Caricature (1830-1843) du même éditeur
a probablement inspiré Rodolphe Töpffer (David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 84).
79 18.15, le 13/4/1839, p. 2 ; 18.17, le 27/4/1839, p. 2 ; 18.23, le 8/6/1839, p. 4.
80 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 28/2/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit., p.
19).
81 Joël dirige de 1829 à 1839 la succursale parisienne de son père Abraham Cherbuliez, libraire à Genève (Josiane Cetlin,
« Joël Cherbuliez (1806-1870) », op. cit., p. 52).
82 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, mai 1839, p. 139.
83 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 152.
84 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel
et social ? », dans Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne (dir.), L’Album : le parti pris des images, Clermont-Ferrand,
PU Blaise-Pascal, 2012, p. 39.
85 Lettre de Xavier de Maistre à Rodolphe Töpffer, le 16/4/1839 (Léon-Albert Matthey, Xavier de Maistre, op. cit.,
p. 27).
86 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 247.
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sous la raison sociale « Impr. d’Aubert & Cie » les trois albums au format oblong, dont il a
« effectué plusieurs tirages »87. La collection des « Albums Jabot » (1839-1847) accueille
bientôt des récits originaux pour compter jusqu’à douze titres réalisés par plusieurs auteurs,
dont les jeunes illustrateurs Gustave Doré et Cham [Charles Amédée de Noé]88. L’album in8o au format de l’Histoire de Mr Jabot qui définit métonymiquement l’histoire en estampes
dans le catalogue Aubert, constitue un produit éditorial taillé sur mesure pour un genre
narratif inédit. En effet, deux stratégies éditoriales d’importation président aux choix de
formats89. La première méthode consiste à présenter l’œuvre « au lecteur sous un jour suffisamment étranger pour que ce dernier garde la mémoire de la chose », contrairement à « la
méthode opposée, qui, sans exiger de son lecteur fatigue et travail, veut mettre dans son présent immédiat l’auteur étranger »90. Les premiers contrefacteurs des histoires en estampes,
comme Aubert, tendent à identifier ce nouveau média artistique à son format originel, ce qui
les conduit à préférer la première méthode (l’exotisation), c’est-à-dire à adopter des stratégies de traductions littérales, en particulier à importer le format éditorial avec l’œuvre.
Seul le procédé d’impression varie librement d’un lieu d’édition à l’autre. Ainsi, Charles
Philippon contrefait la première autographie de l’Histoire de Mr Vieux Bois [A] à Paris,
en faisant lithographier conjointement les légendes manuscrites et les illustrations, évitant
(comme les autographies de Töpffer) la dépense typographique. Cette version d’Aubert [b]
se trouve contrefaite, à son tour, à Londres [d] grâce à l’éphémère procédé d’impression
« gypsographique ». Comme l’autographie, ce procédé semble s’être principalement dédié au
média artistique inventé par Töpffer, bien qu’il dût se combiner à la typographie pour une
impression satisfaisante des légendes. Son inventeur, Godfrey Woone91, avait d’abord tenté
« de trouver un marché respectable pour son procédé, la gypsographie, mais après quelques
années il abandonna ses recherches et l’utilisa avec succès pour des albums de bande dessinée »92 dans les années 1840.
Les premières stratégies éditoriales d’exotisation des histoires en estampes cèderont
bientôt le pas à des stratégies de naturalisation93, c’est-à-dire à l’adaptation aux formats en
vigueur dans les cultures cibles. Toutefois, c’est le format oblong originel qui fait connaître
l’œuvre graphique de Töpffer à ses contemporains romantiques, comme les frères Alfred et
87 Pierre et Henri Cailler, « Essai de bibliographie », op. cit., p. 67.
88 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel
et social ? », op. cit., p. 40-41.
89 Valerio Rota, « Aspects of Adaptation. The Translation of Comics Formats », dans Federico Zanettin (dir.), Comics in
translation, Manchester, St. Jerome, 2008, p. 84.
90 Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (1813), trad. par Antoine Berman, Paris, Seuil
(Points), 1999, p. 65 et 71.
91 L’imprimeur établi à Edimbourg puis à Londres dépose un brevet « pour un procédé amélioré de fonte de plaques
métalliques en relief » dans une empreinte gravée à travers une pellicule de plâtre sur un socle de cuivre ou d’acier (The
London Journal of Arts and Sciences ; and Repertory of Patent Inventions, 10.64, juin 1837, p. 253), procédé baptisé
ultérieurement « gypsographie » du nom de la pierre à plâtre (gypse).
92 Elizabeth M. Harris, « Experimental Graphic Processes in England (1800-1859) », dans Journal of the Printing
Historical Society, 4, 1968, p. 50 (voir aussi le no 5, 1969, p. 54-55).
93 Valerio Rota, « Aspects of Adaptation. The Translation of Comics Formats », op. cit., p. 86-90.
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Paul de Musset94, « qui charme les Parisiens, qui hante les salons de la capitale, qui réussit
dans le monde, si du moins c’est réussir dans le monde que d’y être accueilli quoique maussade et contrefait »95.
En termes d’usage, « un format oblong, sous la Monarchie de Juillet, convoque d’emblée l’idée d’une dominante visuelle propre à une lecture divertissante, récréative ou encore
éducative »96, ce qui ne renforce pas sa légitimité culturelle. En effet, l’illustration a paradoxalement suscité un phénomène de rejet à l’époque romantique en France, car elle « posait
à certains écrivains un défi fondamental, dans la mesure où elle modifiait la façon de lire et
d’apprécier les livres »97. La conception française du format des « Albums Jabot » est déterminée par la hiérarchie établie entre les arts dans la culture française. Comme le suggère
Pierre Bourdieu, des décalages s’observent entre les hiérarchies artistiques instituées à partir d’une capitale culturelle, qui « peuvent être au principe de discordances souvent imputées au “caractère national” et ils contribuent à expliquer les formes que revêt la circulation
internationale des idées »98. L’accueil européen réservé à l’œuvre de Rodolphe Töpffer en
donne une illustration.
À Paris, dans sa Revue critique des livres nouveaux « connue dans toute l’Europe
lettrée »99, Joël Cherbuliez recommande les Voyages en zigzag (1844) de Töpffer comme
livre d’étrennes. Il tolère les illustrations dans cette œuvre qu’il destine au public enfantin
en opposant sa cohérence esthétique à la discordance du roman illustré.
Pour atteindre la perfection du genre [du livre illustré], il faudrait que la même main tînt la plume
et le crayon, que l’artiste et l’écrivain fussent réunis en une seule et même personne. On comprend
qu’alors il y aurait harmonie complète entre le texte et les gravures, et que l’illustration remplirait
vraiment son but. C’est cet accord si rare et si difficile à rencontrer qui fait le mérite des Voyages en
zigzag.100
Pour sa part, même s’il apprécia aussi ces récits d’excursions illustrés101, Johann
Wolfgang von Goethe « était plus intéressé par les caricatures de Töpffer que par ses diverses
œuvres en prose », car il y retrouvait la spontanéité « qu’il admirait dans les illustrations
lithographiques de [Eugène] Delacroix pour son Faust »102. Ainsi, si la critique française
94 Les frères possédaient plusieurs « Albums Jabot » dont Les Amours de Mr Vieux Bois (Maurice Delestre, Catalogue
des livres composant la bibliothèque de MM. Alfred et Paul de Musset, Paris, Labitte, 1881, p. 6).
95 Rodolphe Töpffer, « Histoire de M. Jabot », dans Bibliothèque universelle de Genève, 20, avril 1839, p. 342.
96 Camille Filliot, « Les premiers albums de bande dessinée au XIXe siècle : quelle identité éditoriale, quel usage culturel
et social ? », op. cit., p. 40.
97 Anna Arnar, « Je suis pour… aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle »,
op. cit., p. 342.
98 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 330-331.
99 Josiane Cetlin, « Joël Cherbuliez (1806-1870) », op. cit., p. 58.
100 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, novembre 1843, p. 334.
101 Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann, « Ueber die Feder-Zeichnungen von Töpfer », dans Kunst und Alterthum,
6.3, 1832, p. 571.
102 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 52 et 53.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
recommande la lecture de Töpffer l’écrivain, en revanche la critique allemande applaudit
Töpffer l’illustrateur103. Ces différences de hiérarchisations artistiques n’empêchent pas les
deux nations de revendiquer le génie de l’auteur genevois. Pour Charles Augustin SainteBeuve, « on reconnaîtra combien est véritablement et sincèrement française la filiation de
M. Töpffer, et à quel point nous avons droit de la revendiquer »104. Pour Friedrich Theodor
Vischer, « sous le rapport de l’aimable comédie et de la folie consommée prévalant chez
Töpffer, […] on se sent particulièrement interpellé par son caractère allemand »105.
Vingt ans plus tard, aux États-Unis, l’auteur et son média artistique auront acquis
un succès universel auprès d’un nouveau public, décomplexé à l’égard des hiérarchies artistiques traditionnelles.
« Oldbuck » (M. Vieux Bois) est aussi universel que la musique ou que Shakspeare [sic], et il
n’appartient à aucun pays en particulier. […] Bien que né à Genève, il n’est ni Suisse ni Français, ni
Anglais ni Américain ; il est simplement humain. Il illustre l’universalité de Töpffer.106
Ce lectorat élargi aux femmes, aux enfants et aux ouvriers – autant de « lecteurs “illettrés”
en ce qu’ils ne disposent pas de références littéraires »107 – se constitue en France après 1860,
consommant essentiellement « les journaux, les fascicules ou les romans à bon marché »108.
Rodolphe Töpffer entrevoit la conquête de ce futur public lorsqu’il réalise « que l’extension
géographique de ses écrits se double de leur diffusion sociale dans des classes modestes »109.
Toutefois, son œuvre conserve l’image d’une production mondaine au moins jusqu’à sa
réédition par les frères Garnier à l’ère médiatique [I].
On sait la vogue si méritée des albums de Töpffer. Ces œuvres spirituelles et charmantes ont le
privilège d’être admises dans tous les salons, d’y figurer sans choquer personne, d’amuser tous les
âges et de pouvoir être offerts aux dames, aux demoiselles, aux adolescents et même aux enfants.110
La lente pénétration sociale des Amours de Mr Vieux Bois s’explique, naturellement,
par des conditions matérielles d’accès à l’œuvre, « mais aussi, et sans doute pas moins, par la
difficulté fondamentale de déchiffrer des images »111. Les contemporains s’accordent à recon-
103 Quoique l’allemand soit, avec l’italien, la première langue de traduction de choix d’œuvres en prose de Töpffer,
traduites dès 1839 par Henri Zschokke à Aarau, Luigi Carrer à Venise et Giuseppe Torelli à Milan.
104 Charles Augustin Sainte-Beuve, « Poètes et romanciers modernes de la France. XLIII. M. Rodolphe Töpffer », dans
Revue des deux mondes, 4.25, janvier-mars 1841, p. 846.
105 Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », op. cit., p. 547.
106 Henrietta Malan Fletcher, « Rodolphe Töpffer. The Genevese Caricaturist », op. cit., p. 564-565.
107 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), op. cit., p. 26.
108 Ibid., p. 31.
109 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 259.
110 Feuilleton du Journal général de l’imprimerie et de la librairie, 49;48, 1/12/1860, p. 858.
111 Rudolf Schenda, « Bilder vom Lesen – Lesen von Bildern », op. cit., p. 90.
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Benoît Glaude
naître l’originalité et la spontanéité de cette œuvre « absolument inédite en son genre »112.
Pour Friedrich Theodor Vischer, « ce dessin complètement fou, aléatoire devient à bien y
regarder un instrument bien réglé dans la main d’un homme qui fait sens du non-sens »113.
Les premiers lecteurs sont fascinés par l’enchaînement séquentiel mis au point par Töpffer,
cette « fantastique manière par laquelle il représente la même action sur plusieurs cases,
séparées par des lignes, en une multitude d’instants directement successifs »114. La réitération systématique d’un même personnage suscite l’admiration de Goethe pour les histoires
en estampes qu’il a pu lire115.
Il faut admirer au plus haut degré la façon dont ce fantôme, sous le nom de M. Jabot, se reproduit
sans cesse dans un entourage approprié, dans l’imagination du dessinateur, sous les formes les plus
variées, et se représenter son individualité impossible fixée de la façon la plus étrange, comme si elle
était réelle, par une plume spirituelle.116
Il insiste sur la force vitale qui en émane. Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann
donnent une description précise de cet effet saisissant, qu’ils comparent à la réception d’une
performance dramatique.
Chaque petite image dépend de la précédente et prépare la suivante ; une légende éloquente et pleine
d’esprit facilite la compréhension du sujet, et ce d’autant que les personnages agissant conservent
toujours une parfaite ressemblance avec eux-mêmes [...], ainsi lorsque les croquis de ce cahier
fantaisiste passent feuilles à feuilles sous nos yeux, nous y participons, comme si nous nous mettions
en face d’un véritable spectacle qui, malgré les impossibilités physiques, se réaliserait de lui-même à
chaque étape.117
La question de l’« Ikonisierung »118 – l’acquisition des compétences mises en œuvre
dans la lecture des images – soulève celle de la catégorie socioculturelle du public visé dans
les différents lieux d’édition des histoires en estampes. Leur lectorat s’est sensiblement
étendu et diversifié au cours du XIXe siècle. La recension déjà citée119 des trois histoires en
estampes rédigée par leur importateur parisien n’indique pas le prix de vente des volumes
112 Craven [John William Carleton], « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck. Tilt & Bogue, Fleet-street », dans The
Sporting Review, 6.11, novembre 1841, p. 375.
113 Friedrich Theodor Vischer, « Satyrische Zeichnung : Gavarni und Töpffer », op. cit., p. 543.
114 Ibid., p. 549-550.
115 Il faut noter que l’Histoire de Mr Vieux Bois [Ms] ne lui est pas parvenue à Weimar. Soret et Eckermann signalent trois
envois : le premier en janvier 1831 (qu’ils datent de 1830 par erreur) et le deuxième en janvier 1832 comportaient Festus,
Cryptogame, Jabot et quelques récits de voyages ; le troisième, arrivé juste après le décès de Goethe (1832), contenait un
recueil de nouvelles spécialement illustré pour l’occasion (Frédéric Soret et Johann Peter Eckermann, « Ueber die FederZeichnungen von Töpfer », op. cit., p. 552-573).
116 Ibid., p. 571-572 (traduit par Auguste Blondel et Paul Mirabaud, « Albums de caricatures », op. cit., p. 376).
117 Ibid., p. 560-561.
118 Rudolf Schenda, « La lecture des images et l’iconisation du peuple », trad. par Frédéric Barbier, dans Revue française
d’histoire du livre, 114-115, 2002, p. 14 et 22.
119 Joël Cherbuliez, Revue critique des livres nouveaux, mai 1839, p. 137-139.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
dans son établissement. La correspondance de l’auteur révèle le montant exorbitant120 de
15 F chez Cherbuliez, un prix plus élevé de moitié qu’à la librairie Ledouble à Genève (10 F) et
plus du double de celui pratiqué à Paris par Aubert pour ses contrefaçons (6 F). Toutefois, il
ne faut pas croire ce dernier prix démocratique. La maison qui édite également Le Charivari
maintient dans ses caricatures une frontière idéologique entre son public bourgeois cultivé
fréquentant le quartier du Palais-Royal et le « dangereux » prolétariat ouvrier des quartiers
du sud-ouest de la ville121. Ce dernier n’a pas les moyens de s’abonner au quotidien satirique (60 F par an pour les Parisiens ; 72 F en province) et il ne fréquente pas le magasin
de caricatures établi dans un passage piétonnier couvert (la « Galerie Véro Dodat »), haut
lieu de la librairie à la mode et du commerce de luxe. Dans tous les cas, l’album d’histoires
en estampes reste un produit relativement coûteux, réservé au public privilégié des salons,
comme le démontre la circulation des Amours de Mr Vieux Bois en anglais.
La seconde édition sensiblement remaniée [C] n’empêche pas Charles Philippon de
vendre sa contrefaçon de l’autographie précédente [A] à Londres et d’y inspirer la première
traduction anglaise d’une histoire en estampes : The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck
(1841) [d]. George Cruikshank finance l’entreprise à parts égales avec son éditeur Tilt &
Bogue et il confie la réalisation du frontispice à son frère aîné Isaac Robert, qui a peut-être
assuré la copie122 de l’ensemble des « quatre-vingt-quatre vignettes très amusantes »123. Les
échanges éditoriaux foisonnaient alors entre Paris et Londres, « le marché londonien était
constamment maintenu au courant – au moins pendant la décade 1835-1848 – de toute
innovation dans le livre illustré français »124. Ces nouveautés étaient rapidement disponibles
sur ce marché cosmopolite grâce à des importateurs comme la librairie française Delaporte,
dépositaire du catalogue Aubert à Londres. L’éditeur David Bogue125 combine la typographie à la gypsographie, réalisée par Woone & Co., pour produire des « copies pas bien fameuses »126 de la contrefaçon d’Aubert [b].
La contrefaçon anglaise est vendue à un prix (0,35 £ ~ 9 F) proche de ceux pratiqués
sur le continent pour un public analogue. Une critique enthousiaste de l’avocat irlandais
John William Carleton, parue dans The Sporting Review, annonce l’effet de mode saisonnier que produira cette nouveauté dans les familles aisées.
L’œuvre est absolument l’une des plus spirituelles productions de la saison, finement conçue et
120 Par la suite, la maison baissera ses prix à 6 F à Genève et 9 F dans sa succursale parisienne, selon un encart publicitaire
(dans Bibliothèque universelle de Genève, 15/7/1846, p. 8).
121 James Cuno, « Charles Philipon, La Maison Aubert, and the Business of Caricature in Paris (1829-1841) », dans Art
Journal, 43, 1983, p. 349.
122 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 162, 169 et 196.
123 Craven, « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck », op. cit., p. 374.
124 John Buchanan-Brown, Early Victorian Illustrated Books. Britain, France and Germany (1820-1860), Londres, The
British Library – Oak Knoll Press, 2005, p. 56.
125 La maison d’édition fondée par Charles Tilt en 1827 est gérée par son employé David Bogue sous la raison sociale
Tilt & Bogue à partir de 1840, jusqu’à ce que son successeur s’acquitte du rachat de l’affaire pour l’exploiter, dès 1843,
à son seul nom (ibid., p. 157).
126 Léopold Gautier, « Où, quand, comment Töpffer a-t-il été traduit ? », dans Journal de Genève, 17/8/1966, p. 10.
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Benoît Glaude
artistiquement exécutée, et, lors d’une longue soirée d’hiver, elle sera idéale pour faire hurler de rire
la tablée familiale à l’intérieur, au mépris de la tempête qui hurle à l’extérieur.127
Cinq ans après sa publication, le coûteux album anglais [d] paraît déjà désuet sur le marché
londonien128 (en même temps que le style de George Cruikshank129) aux yeux du seul public,
mondain et sensible aux effets de mode, capable de se l’offrir.
Dans la foulée, l’album oblong est réimprimé à New York, à partir des plaques imprimantes des vignettes londoniennes ou de leur clichage130, reproduisant jusqu’à la mention
« Woone’s gypsography » en couverture. Cette contrefaçon new-yorkaise paraît d’abord en
supplément au magazine Brother Jonathan (1842) [e] – dans un format à la française, c’està-dire avec trois bandes par page au lieu d’une seule dans les albums oblongs – avec un nouveau découpage et une nouvelle typographie. Elle se vend à un prix tellement modique (0,125
$ ~ 0,65 F) qu’elle inaugure, selon son éditeur Benjamin Day, le marché américain du livre
à bon marché131. La brochure new-yorkaise reparaît, amputée de neuf vignettes, en album au
format oblong chez Wilson & Co. (1845) [f1], qui réattribue la gypsographie à un improbable
« Timothy Crayon ». Cette « histoire extrêmement drôle racontée de façon entièrement graphique »132 connaîtra une réimpression aux noms des éditeurs Dick & Fitzgerald [f2].
Entre-temps, sur le continent, le nouveau média artistique, qui avait produit un engouement momentané auprès d’un public mondain, rencontre un succès durable auprès
d’un lectorat de masse nouvellement né. Dans les années 1870, débordés par la demande
grandissante de ce public pour des histoires illustrées, quelques auteurs anglais se mettent à
« adapter » massivement les œuvres de l’Allemand Wilhelm Busch, dont le succès a éclipsé
Töpffer (†1846). Ces traductions pirates remplissent à peu de frais les twopenny weeklies
(0,008 £ ~ 0,21 F), nouveau modèle de presse, qui essaime à travers l’Europe et l’Amérique,
pour un public nouvellement alphabétisé sans tradition familiale de lecture133. « Si une majorité de la population est aujourd’hui en mesure de lire et de comprendre des périodiques
illustrés […], c’est là le résultat d’un long processus d’apprentissage collectif »134, qui trouve
127 Craven, « The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck », op. cit., p. 376.
128 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 164.
129 John Buchanan-Brown, Early Victorian Illustrated Books, op. cit., p. 159.
130 Les plaques métalliques en relief n’ont pu servir qu’une fois à Londres, avant d’être revendues aux éditeurs newyorkais de Brother Jonathan, Benjamin Day et James Wilson, alors spécialisés dans la réimpression de matériel anglais.
Elles ont pu également subir un clichage, par stéréotypage en plâtre – vieille spécialité anglaise qui inspira la gypsographie
de Woone – ou par galvanotypie (Elizabeth M. Harris, « Experimental Graphic Processes in England » [1800-1859], dans
Journal of the Printing Historical Society, 5, 1969, p. 57 et 64). Dès 1843, Rodolphe Töpffer s’en inquiéta auprès de
l’éditeur des Voyages en zigzag, Jacques-Julien Dubochet : « dites-moi à quelles conditions vous leur livrez vos clichés, et
quels, car ce ne sont sûrement pas les bois en personne » (Léopold Gautier, Un Bouquet de lettres de Rodolphe Töpffer,
op. cit., p. 131).
131 Robert Beerbohm, Leonardo De Sá et Doug Wheeler, « Töpffer in America », dans Comic Art, 3, 2003, p. 42.
132 Wiley & Putnam’s Literary News-Letter, and Monthly Register of New Books, Foreign and American, 4.41, avril
1845, p. 308.
133 Kevin Carpenter, Vom Penny Dreadful zum Comic, Oldenburg, Bibliotheks-und Informationssystem der Universität
Oldenburg, 1981, p. 61-63.
134 Rudolf Schenda, « La lecture des images et l’iconisation du peuple », op. cit., p. 28.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
son aboutissement à la Belle Époque. Ces illustrés à dix centimes135 accueillent les premières
traductions de bandes dessinées américaines au début du XXe siècle. Avant cela, la naissance
de la B.D. aux États-Unis se nourrit, au moins jusqu’aux années 1880, de la contrefaçon ou
de l’imitation d’histoires en estampes européennes136, surtout celles de Töpffer et de Busch.
Conclusion
Loin d’évaluer l’authenticité des nombreuses versions des Amours de Mr Vieux Bois,
cette approche pragmatique externe n’a pu que souligner l’importance philologique, sociologique et ethnologique de la prise en compte de leur circulation. Cette conclusion remet en
question une certaine vision de l’œuvre définitive, qui perpétue « l’opposition classique entre
le vrai et le faux »137, alors que la modernité tend à valoriser la diversité de ses exécutions138.
À la question de savoir quelle version de référence doit être préférée, je ne peux
qu’opposer les arguments quantitatifs – des tirages des contrefaçons et de leur nombre – qui
plaident en faveur de la première autographie [A], aux arguments qualitatifs, qui désignent
la seconde autographie [C] conformément aux intentions de l’auteur. L’effet d’inachèvement
et l’admirable spontanéité des différentes versions de l’œuvre renforcent cette indécision.
La recherche sur l’identité et le nombre de leurs contributeurs n’apporte pas plus de certitude. Paradoxalement, l’extension du nombre des artisans du livre impliqués dans la fabrication de cette histoire en estampes garantit la supériorité qualitative des versions tardives
[G, I] davantage que la part de la contribution de l’auteur. Les premières contrefaçons des
« Albums Jabot » l’obligent à envisager une exportation planifiée, à professionnaliser la production et à s’entourer d’experts pour sa diffusion et sa distribution à Paris. « En s’ouvrant à
l’édition parisienne, Töpffer entre dans un autre système de production »139 auquel il doit abandonner une certaine latitude, puisqu’il ne peut plus en contrôler toutes les étapes. Il lâche aussi
certaines garanties romantiques d’originalité comme l’amateurisme ou l’autographie, pour satisfaire la demande grandissante des lecteurs.
Comment Les Amours de Mr Vieux Bois a-t-il été accueilli par les producteurs et par les
lecteurs ? En l’espace de vingt ans, l’œuvre circulant en contrefaçon s’est offerte aux récupérateurs,
précipitant le média artistique dans le domaine public, et le nom de son inventeur dans un relatif
oubli. De traductions en adaptations, la circulation internationale de l’œuvre tend à estomper les
concepts de propriété auctoriale, de version autorisée et de version de référence. Les premiers
contrefacteurs identifient l’histoire en estampes à son format, ils importent ce nouveau produit
éditorial en assumant son étrangeté (exotisation), mais leurs successeurs se réapproprient l’inno135 La gratuité du matériel plagié et l’amélioration des procédés de reproduction photomécanique permettent de baisser
encore le prix des illustrés à seulement un demi-penny en Angleterre et dix centimes en France.
136 Robert Beerbohm, Leonardo De Sá et Doug Wheeler, « Töpffer in America », op. cit., p. 46.
137 Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, op. cit., p. 30.
138 Je remercie Philippe Kaenel qui m’a fait prendre conscience de ce présupposé de l’œuvre comme objet fini.
139 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 246.
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Benoît Glaude
vation, qu’ils adaptent à leurs canons éditoriaux (naturalisation). L’étrangeté novatrice du média
artistique avait produit un engouement temporaire auprès d’un public mondain, mais il doit son
succès durable à de « nouveaux lecteurs apparus au moment même [après 1860] où le monde de
l’imprimé bascule dans l’industrialisation »140. Alors que The Adventures of Mr Obadiah Oldbuck
paraît démodé en Grande-Bretagne, ses principes narratifs survivent dans le style « buschien »
de l’Anglaise Marie Duval141 et dans celui de Wilhelm Busch lui-même142 (quoiqu’il s’en défende).
Ainsi, si les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer ont connu un débit suffisant pour toucher, de son vivant, un large public – particulièrement sur le marché new-yorkais –, elles n’ont
probablement pas atteint le grand public de l’imagerie populaire. Cependant, le succès posthume
de son invention, dans la presse illustrée à dix centimes de la fin du XIXe siècle, montre son adoption durable par les producteurs et par les lecteurs européens de l’ère médiatique.
Cette conclusion narratologique montre les limites d’une approche strictement externe,
telle que je l’ai pratiquée. Elle appelle nécessairement une lecture immanente de l’œuvre143, dans
ses différentes versions, voire dans ses adaptations à d’autres médias. En effet, longtemps après
avoir été porté au théâtre par Rodolphe Töpffer144, Les Amours de Mr Vieux Bois a inspiré une
pastorale à Alfred Jarry (1903) et un dessin animé à l’Atelier Lortac (1921).
Benoît Glaude
(Université catholique de Louvain)
Légende des illustrations
Figure 1 : Hypothèse de stemma codicum pour Les Amours de Mr Vieux Bois.
Figure 2 : Quatre versions d’une vignette des Amours de Mr Vieux Bois (« Mr Vieux Bois,
profitant de sa maigreur extrême, s’introduit par la cheminée, ce qui effraie fort l’objet
aimé. » / « Profiting by his excessive thinness, Mr. Oldbuck introduces himself through the
chimney which rather alarms his ladye-love »).
Figure 3 : La même vignette fidèlement redessinée pour trois éditions lithographiques
autorisées des Amours de Mr Vieux Bois (« S’étant aperçu de l’accident, Mr Vieux Bois se
hâte de revenir sur ses pas. » / « Herr Vieux Bois hat den Unfall wahrgenommen und eilt
spornstreichs zurück. »)
Figure 4 : Carte de la circulation européenne des Amours de Mr Vieux Bois réalisée à partir de l’Atlas
de géographie élémentaire physique et politique d’Alexis-Marie Gochet (Liège, Dessain, 1868).
140 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France (1860-1930), op. cit., p. 58.
141 David Kunzle, Father of the Comic Strip, op. cit., p. 165.
142 Ibid., p. 181.
143 Quelques exemples appliqués aux Amour de Mr Vieux Bois : Thierry Smolderen, « Le syntagme töpfférien », dans
Cinéma & Cie, 9, 2007, p. 91-110 ; Keyvan Sarkhosh, « Die Genese des Mediums “Comic” und seiner Spezifika bei
Rodolphe Töpffer (1799-1846) », dans Komparatistik, 11, 2012, p. 45-67 ; Thierry Groensteen, « Éléments pour une
poétique töpfférienne », dans Id., M. Töpffer invente la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014,
p. 99-160.
144 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 298.
31
Dossier
Imaginaire de la narration dans les productions
littéraires mixtes (texte écrit et image fixe)
contemporaines
sous la direction de Jean-Louis Tilleuil
Présentation
La deuxième moitié du XXe siècle a été contemporaine d’une légitimation, de mieux
en mieux affirmée, de productions destinées à un large public et ayant comme particularité
sémiotique d’associer le texte écrit et l’image fixe. On citera par exemple la bande dessinée,
l’album pour enfants ou la publicité (dans la presse écrite et l’affiche). À la différence du
cinéma, qui anime ses images et oralise son texte, et qui intéresse depuis longtemps, c’està-dire au moins depuis les années 1960, les théoriciens pour ses pratiques « fascinantes »
de narration, ces productions mixtes émergentes n’ont pas bénéficié d’une telle attention.
Ce premier déficit d’intérêt pourrait bien se voir expliqué par un second : si l’image BD,
enfantine ou publicitaire a fait l’objet d’études nombreuses et variées (iconiques, plastiques,
esthétiques, narratives, thématiques, idéologiques, etc.), le texte n’a été que très rarement
considéré dans sa spécificité signifiante, immanquablement induite par le type de production qui y recourt. Or, ce n’est que par la confrontation des stratégies sémiotiques respectives du texte et de l’image que peut être menée une réflexion pertinente sur les procédés de
narration de productions qualifiées de mixtes.
Le présent dossier s’est donné comme objectif d’étudier les variables combinatoires
du texte écrit et de l’image fixe, dans une perspective d’analyse micro ou macrostructurale,
et d’y mettre au jour les incidences que ces variations peuvent avoir sur les modalités de
narration (énonciation et iconisation). On a été également attentif à l’éventuelle évolution de
ces procédures scripturales et monstratives (Nouvelle BD = nouvelles narrations ?) et, plus
encore, à la part prise par l’imaginaire dans ces pratiques de narration, en relation avec les
conditions de production des œuvres retenues. Cette implication de la fonction imaginative
a pu, à l’occasion, être corrélée avec celle à l’origine de la différenciation historiquement
marquée des possibilités expressives du texte et de l’image.
Jean-Louis Tilleuil
35
Presentation
The second half of the 20th century has witnessed an increasingly affirmed legitimization of cultural productions destined for a large public and having the semiotic particularity
of combining the written text and the fixed image. Examples of such items include comics,
children’s literature or advertisements (in the press or on billboards). In contrast to cinema
– which animates images and voices text, and which has attracted theoreticians for a long
time (i.e. since the 1960s) through its ‘fascinating’ narrative techniques – the above-mentioned emerging, mixed cultural productions have not received such attention. This lack of
interest can be explained by another lack of interest: if the image in comics, children’s literature and advertisements has been the object of numerous diverse (iconic, visual, aesthetic,
narrative, thematic, ideological etc.) studies, the signifying specificity of the text, which is
inevitably affected by the type of production using it, has only rarely been considered. Yet, it
is the very confrontation of the respective semiotic strategies of image and text that can lead
to pertinent reflections on the narrative methods of mixed cultural productions.
The present collection of articles aims at studying the varied combinations of written
text and fixed image from an analytical perspective that is either micro- or macro-structural
and to shed light on the impact of these variations on narrative modalities (especially with
regard to expression and iconization). The collection also considers the possible evolution
of the textual and visual methods involved (nouvelle BD = new narratives?). In addition,
the role of the imagination in such narrative techniques is discussed in connection with the
context of production of selected works; this involvement of the imaginative function has,
at times, been correlated to the function that is at the origin of the historically significant
differentiation of the expressive possibilities of image and text.
Jean-Louis Tilleuil1
1 Texte traduit par Maaheen Ahmed.
La hantise de l’écriture dans la bande dessinée contemporaine
En 1989, Jan Baetens remarquait qu’« [i]l arrive souvent que les recherches en bande
dessinée valorisent, au détriment des unités verbales, la dimension purement visuelle des
planches, comme si la présence d’un écrit était une tare du genre ou, pis, un obstacle à son
épanouissement » (Baetens, p. 7). En dépit de cette tradition critique, qui « affirm[ait] que
l’essence de la bande dessinée ne tenait pas à la fusion de l’écrit et de l’image » (p. 8), Jan
Baetens montrait alors dans la suite de son fameux Hergé écrivain que le travail du créateur
de Tintin, souvent désigné par l’historiographie comme le modèle emblématique de la bande
dessinée européenne classique, se caractérisait par un « équilibre de l’iconique et du verbal :
ni équivalence ni égalité, mais autonomie et, surtout, complémentarité » (id.).
Deux décennies plus tard, Thierry Smolderen semble avoir voulu répondre à ces
remarques dès les premières lignes du beau livre sur les Naissances de la bande dessinée
qu’il fit paraître en 2009 aux Impressions nouvelles, et qui l’affirment d’emblée :
Il suffit de lire certains auteurs récemment primés au festival d’Angoulême, pour s’apercevoir que
les frontières de la bande dessinée sont beaucoup plus mobiles et difficiles à définir aujourd’hui qu’il
y a une vingtaine d’années, quand Tintin faisait encore figure de « prototype stable » de la forme.
(Smolderen, p. 5)
Sans contredire Jan Baetens, Thierry Smolderen actait ainsi en quelques mots l’obsolescence du modèle hergéen, dans le but évident de dégager la bande dessinée de sa définition classique et, partant, de rompre l’équilibre entre le texte et l’image qu’aurait garanti la
ligne claire1.
De ce dialogue différé, on pourrait facilement induire que les relations entre l’image
et le texte dans la bande dessinée auraient progressivement évolué dans le sens d’une émancipation de l’image qui, après avoir absorbé le texte de l’histoire illustrée à l’aide de ballons,
aurait entretenu avec le texte une relation de complémentarité pendant la période classique,
avant que l’avant-garde des années 1960-1970, appuyée par les sémiologues, ne proclame sa
libération du joug du texte.
Pourtant, si l’on se penche sur la courte histoire de la théorie de la bande dessi1 La ligne claire ou Klare lijn est un concept inventé en 1977 par le dessinateur néerlandais Joost Swarte pour désigner le
langage graphique d’Hergé et de certains auteurs qui se sont inspirés de son œuvre.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
née dans l’espace francophone, auquel je devrai malheureusement limiter mon propos, il
faut bien constater que tout se passe comme si, quelle que soit l’époque, et quel que soit le
modèle de référence, il faille encore et toujours dénoncer la violence du texte pour promouvoir l’émancipation de l’image, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres aires culturelles, et notamment dans la tradition anglo-saxonne, qui est dynamisée par d’autres enjeux.
La question des origines
À l’origine, l’approche critique de la bande dessinée impliquait de fait une irruption
de la culture populaire imagée dans l’espace lettré du savoir. Cette prise de position s’est
donc logiquement dite en termes d’insurrection, et la proclamation des pouvoirs narratifs et
figuratifs de l’image eut pour contrepartie une dénonciation de la dictature du texte.
Pierre Fresnault-Deruelle, incontestable précurseur des études universitaires sur
la bande dessinée, a volontiers défini son objet, à la suite de Töpffer, comme un genre
« mixte ». Mais dans l’article historique qu’il fit paraître dès 1970 dans la prestigieuse revue
Communications, le jeune chercheur s’attacha toutefois à démontrer que dans le domaine
de la bande dessinée, au moins, « le mot fait image » (Fresnault-Deruelle, Le verbal,
p. 145), c’est-à-dire que le verbal y est aussi, et peut-être avant tout, iconique, car « le ballon particip[e] à la fois du message linguistique et du message iconique » (p. 159). Dans
son essai de 1972 sur les Dessins et bulles de son genre de prédilection, il précisera par ailleurs qu’« il n’y a pas de lettre de l’image » (Fresnault-Deruelle, Dessins, p. 20), c’est-à-dire
que la dénotation de l’image dessinée est vide. De tout cela, il résulte une conception de la
signification de l’image mixte, c’est-à-dire verbale et iconique, symétriquement inversée par
rapport à la « Rhétorique de l’image » que Barthes avait esquissée dans Communications en
1964. Car quand l’auteur du Degré zéro de l’écriture attribuait au texte la responsabilité d’un
message linguistique, et à l’image celle d’un double message iconique, Fresnault-Deruelle
considère que le texte des bandes dessinées est porteur de deux messages, l’un connoté par
sa forme plastique, l’autre appartenant au code linguistique, tandis qu’il ramène le sens de
l’image dessinée à sa connotation2.
En dépit de cette opposition schématique, la proposition de Fresnault-Deruelle, parce
qu’elle voulait s’appliquer à la seule bande dessinée, n’était pas une contradiction frontale
de la sémiologie de Barthes, qui reconnaissait du reste la spécificité de l’image dessinée,
au sujet de laquelle il écrivit que sa dénotation est « moins pure que la dénotation photographique, car il n’y a jamais de dessin sans style » (Barthes, p. 46). Mais quand Barthes
parle de rhétorique de l’image, Fresnault-Deruelle évoque la nature picturale de l’écrit. Là
où le premier extrait artificiellement le message linguistique de l’image, le second rappelle
la participation du texte au message iconique et son inclusion dans la représentation ana-
2 Les termes de dénotation et de connotation s’entendent ici, comme Roland Barthes le précise dans son article, au sens
de message littéral et de message second culturellement induit.
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Olivier Odaert
logique. De l’un à l’autre, en somme, la sémiologie de l’image reste sensiblement la même,
mais les manières de présenter les rapports entre le texte et l’image sont radicalement différentes. La comparaison du vocabulaire utilisé par les deux auteurs pour décrire ce que
Barthes appelle « les fonctions du message linguistique par rapport au message iconique »
(p. 44) est particulièrement révélatrice de ces enjeux de pouvoir qui sous-tendent leur travail de sémiologues : car ce que Barthes désigne en termes d’« ancrage » (précision du message iconique par le message verbal) et de « relais » (complémentarité de la parole et de
l’image) (id.), Fresnault-Deruelle, sans remettre en cause la pertinence de ces concepts pour
la bande dessinée, choisit de le traduire par les termes de « répression » et de « concaténation » (Fresnault-Deruelle, Le verbal, p. 158) de l’image.
Permanence d’un enjeu théorique
Les connotations du discours de Fresnault-Deruelle trouvent facilement leur explication dans un contexte d’incursion progressive de l’image produite en masse, c’est-à-dire
de l’industrie de l’image, dans la culture légitimée. Mais plutôt que de s’estomper avec le
temps, en suivant la courbe de la progressive légitimation intellectuelle, sociale et culturelle
de la bande dessinée, ces revendications continueront de se dire avec la même virulence de
décennie en décennie, comme si le dynamisme insurrectionnel de l’image était intrinsèque
au genre.
Alain Rey, vers la fin des années 1970, affirmera que la bande dessinée se caractérise
par « une lutte créatrice entre figuration et narrativité, non pas entre image et texte, ce dernier n’assumant qu’un aspect, le plus superficiel, du récit » (Rey, p. 200). En conséquence,
il estimera que, « plus que la présence ou la fréquence des bulles, le critère de la bande
dessinée » serait « l’homogénéité des éléments constitués en somme graphique » (p. 74),
texte compris. En 1982, la sociologue Irène Pennachoni affirmera plus clairement encore
que « [l]a bande dessinée bafoue le texte, le réduit à des dimensions subalternes »3, et définira donc le genre par sa subversion. Benoît Peeters, au début des années 1990, théorisera
quant à lui la bande dessinée comme un ensemble d’images en relation. Il ne niera évidemment pas l’existence d’« échanges […] entre le verbal et le visuel » (Peeters, p. 14), mais alors
que Fresnault-Deruelle accordait malgré tout, et à quelques exceptions près, la fonction de
liaison entre les images de la bande au verbal iconisé par les ballons, Peeters attribuera à
l’image sa propre fonction de relais :
la case de bande dessinée est prise dans ce que l’on ne craindra pas de désigner ici comme un effet
de dominos : chaque vignette se doit de contenir à la fois un rappel de la précédente et un appel à
la suivante. La véritable magie de la bande dessinée se révèle entre les images, dans la dynamique
3 Irène Pennachioni, La nostalgie en images. Une sociologie du récit dessinée, Paris, Librairie des méridiens (Sociologies
au quotidien), 1982, p. 122, citée par Jean-Louis Tilleuil, « Comment aborder l’étude du couple texte-image », dans id.
(dir.), Théories et lectures de la relation image-texte, Cortil-Wodon, E.M.E., 2005, p. 77.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
qu’elles décrivent, dans la tension qui les relie. (p. 19)
Quelques années plus tard, Thierry Groensteen poursuivra dans la même direction
en définissant la bande dessinée comme « une espèce narrative à dominante visuelle »
(Groensteen, p. 4) dont il affirmera en des termes éminemment politiques que « l’élément
central », le « critère premier » serait la « solidarité iconique » (p. 25). Pour clarifier ce
principe, il évitera ostensiblement le vocabulaire de la linguistique, pourtant historiquement
privilégié par la sémiologie, préférant par exemple, pour décrire l’ensemble des relations
entre les images, extraire le terme d’arthrologie du lexique médical plutôt que de parler de
syntaxe. L’aspect polémique et politique de sa proposition théorique, qui consiste comme il
le résume à accorder la préséance « aux relations d’ordre spatial » (p. 26), est si prégnant
qu’il appelle un vocabulaire militaire : il s’agit pour Groensteen d’aller « à l’encontre de l’opinion la plus répandue, qui veut que, dans une bande dessinée, l’organisation spatiale soit
totalement inféodée à la stratégie narrative et commandée par elle » (id.).
En somme, et sans préjuger de la validité de ces différentes approches, la théorie
de la bande dessinée, dans l’espace francophone, envisage depuis près d’un demi-siècle les
rapports entre l’image et le texte en termes de répression et de domination, c’est-à-dire en
termes de pouvoir. Le genre est conçu et se conçoit comme un renversement de l’autorité du
texte sur l’image. C’est pourquoi Thierry Smolderen définit le moment de la naissance de la
bande dessinée moderne comme celui de la transformation des mots de l’histoire en « bulles,
c’est-à-dire, en images sonores » (Smolderen, p. 7). Alain Rey, déjà, décrivait la naissance
de la bande dessinée en des termes semblables. Auparavant, expliquait-t-il, l’image était
circonscrite par le texte — « la " légende " cherchait à clore la figure » (Rey, p. 73). Chez les
précurseurs comme Töpffer ou Christophe, on aurait en revanche assisté à une forme de
redoublement de l’image par le texte, « une redondance sans terme » (id.), avant qu’enfin
la bande dessinée ne naisse, caractérisée par la prise de pouvoir de l’image : « Domptés, les
textes de la bande dessinée en achèvent le dessein […]. Les textes libres y font partie du paysage, les bulles flottent comme un double des personnages » (p. 73-74).
Cet imaginaire de la bande dessinée comme circonscription et intégration du texte
par l’image ne se limite pas au discours critique. Jean-Louis Tilleuil4 a montré comment l’inversion des rapports de l’image et du texte est devenue la norme d’appréhension de la bande
dessinée dans d’autres discours, ceux des amateurs et des collectionneurs, mais aussi dans le
discours juridique ou le discours sociologique. Mais le discours le plus révélateur à cet égard
est peut-être celui de la bande dessinée elle-même. Il suffit de prendre Thierry Smolderen au
mot, et de se prêter à lire, comme il le propose, « certains auteurs récemment primés au festival d’Angoulême » (Smolderen, p. 5), pour constater à quel point la question du texte continue de hanter le genre, mais pas forcément au plan formel, comme l’auteur de Naissances
de la bande dessinée semble le suggérer. Sur l’ensemble de la dernière décennie, la majorité
des lauréats de l’Alph-Art de la meilleure bande dessinée française ou étrangère, rebaptisé
4 Op. cit., p. 61-118.
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Olivier Odaert
depuis Prix du meilleur album et ensuite Fauve d’or, proposent en effet un traitement du
texte assez classique. Du grand public Pascal brutal cube de Riad Saatouf, primé en 2010,
au plus pointu Passage en douce d’Héléna Klakocar, en 2000, le ballon reste la norme d’inscription du texte dans l’image, selon des modalités de lecture configurées depuis les origines
de la bande dessinée moderne. Le genre, tel qu’il est emblématisé par le palmarès de ce
prix, a évidemment connu des évolutions majeures depuis les premières passes d’armes de
Fresnault-Deruelle, mais les fonctions concédées au texte se sont maintenues, tout autant
que, dans la majorité des cas, le découpage en vignettes, qui constitue le degré minimal de
narration par l’image. Des exceptions importantes sont à noter, comme celles de Winshluss
ou de Shaun Tan, qui proposent des récits majoritairement ou complètement muets. Par
ailleurs, il faudrait scruter avec attention chaque détour des planches de ces albums pour
déterminer comment le texte et l’image continuent, malgré tout, de s’y partager l’espace du
sens. Mais en dépit de l’apparence de stabilité que ne viennent perturber que des exceptions,
qui comme toujours confirment la règle, la question des rapports entre le verbal et le pictural
continue de se poser à voix haute dans la bande dessinée.
Le discours hanté
Alain Rey notait à propos du texte qu’après l’invention de « l’alphabet, le langage
transcrit passe dans le figural, et la figure hante l’écrit » (Rey, p. 74). En bande dessinée, c’est
rigoureusement l’inverse qui continue de se produire : le texte hante l’image. Sur les treize
albums primés au festival d’Angoulême entre 2000 et 2010, plusieurs sont travaillés en profondeur par la problématique du texte, thématisés et narrativisés par des récits où le texte
et l’image interviennent aussi au titre de protagonistes, et peut-être d’antagonistes. Dans
ces livres, la question est si urgente qu’elle imprègne le nœud central de l’intrigue, dont elle
constitue en quelque sorte le mobile.
Après avoir indiqué que le discours théorique sur la bande dessinée, dans l’espace
francophone, est toujours marqué par l’enjeu de pouvoir qui sous-tend le rapport du texte à
l’image dans nos civilisations, je voudrais montrer que le discours de la bande dessinée est
également hanté par cette problématique qui lui est intrinsèque, en décrivant très brièvement
comment elle s’inscrit dans les productions emblématiques de quatre auteurs majeurs
de ce siècle naissant, tous lauréats d’un prix du meilleur album au festival d’Angoulême :
Christophe Blain en 2002 avec le premier tome d’Isaac le pirate (Dargaud – Poisson Pilote),
Chris Ware en 2003 avec Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth (Delcourt), Manu
Larcenet en 2004 avec le premier Combat ordinaire (Dargaud), et enfin, plus récemment,
Shaun Tan, primé en 2008 pour Là où vont nos pères (Dargaud)5.
5 Les albums de Chris Ware et de Shaun Tan qui ont été récompensés au festival d’Angoulême sont les traductions
françaises de, respectivement, Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth (Pantheon Books, 2000) et The Arrival
(Lothian, 2006).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Christophe Blain : peintre et écrivain
L’album de Christophe Blain est sans doute celui dans lequel la problématique du
texte et de l’image est la plus lisible et la plus visible. Non pas que son style minimaliste soit
particulièrement novateur quant au traitement du texte, mais parce que le rapport à l’image
et au texte s’incarne dans les deux personnages principaux du récit : Isaac, qui est peintre,
mais qui comme le remarque un personnage secondaire ne fait que dessiner (Blain, p. 48), et
sa fiancée Alice, qui travaille au service d’un écrivain public (p. 4). Dès leur première apparition commune, les deux personnages se retrouvent autour d’un livre, qu’ils cherchent tour
à tour à s’approprier, et qui raconte, comme la bande dessinée que le lecteur tient entre ses
mains, l’histoire d’une exploration du « nouveau monde ». Dans cette dispute du texte et de
l’image pour le contrôle du récit, c’est d’abord l’image qui l’emporte, en affichant son pouvoir de dénotation, qui fonctionne toujours automatiquement dans le cadre de la fiction iconique. Là où la copiste engrange modestement « un sou pour chaque ligne » (p. 4), il suffit au
peintre de dessiner l’enseigne d’un épicier pour ramener un sac de victuailles, ou encore de
portraiturer un cordonnier pour acquérir une paire de bottes neuves (p. 5-7) (fig. 1). Mais
l’apprenti peintre jouera bientôt les apprentis sorciers : en prétendant qu’une étude pour
une composition navale qu’il a acquise contre argent, c’est-à-dire dans l’ordre symbolique
de l’écriture, est de sa main, il se verra propulser dans un univers de pirates, qu’il est donc
devenu dans tous les sens du terme. Engagé par un capitaine aux velléités exploratrices, il
sera chargé de ramener des croquis d’une terra incognita déjà décrite dans un journal de
bord auquel « personne n’a accordé de crédit » (p. 36), mais que le capitaine des pirates rêve
de s’approprier par la magie du dessin. Il s’agit donc de tenter de posséder par l’image un
monde dont l’écriture a échoué à démontrer l’existence, ce qui en dit long sur les représentations du verbal et de l’iconique dans cette bande dessinée.
Figure 1 : Christophe Blain, Isaac le pirate, t. 1, p. 7, v. 4.
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Olivier Odaert
Manu Larcenet : dénotation et connotation
Le premier volume du Combat ordinaire de Manu Larcenet, comme les deux autres
albums dont il sera encore question, s’organise autour de la figure paternelle, qui symbolise
le problème du texte. Le protagoniste de ce récit est un jeune photographe en plein questionnement identitaire, dont l’histoire simple et belle est hantée par la question, fondamentale pour un auteur de bandes dessinées, des rapports entre le texte et l’image. À plusieurs
reprises, le récit explicite en effet la crise du héros en termes de représentations, à l’aide de
planches qui adoptent une focalisation interne. Les quelques pages de ce type contrastent
avec la majeure partie du récit, généralement coloré, dynamique, et surtout stylisé : divisées en huit vignettes de tailles et de formes équivalentes, elles représentent des photographies sous la forme de dessins en niveaux de gris, surmontés par une légende qui transcrit
les pensées du personnage, s’essayant à devenir le narrateur de sa propre vie. Les images,
plus réalistes, plus précises dans les traits, figurent la photographie comme pure dénotation
d’objets et d’ombres, dont le texte est exclu. L’intrigue de ce premier volume s’articule à cette
problématique sémiologique de la séparation de l’iconique et du textuel, symbolisée par ces
planches (fig. 2). Significativement, le protagoniste s’interroge à ces occasions sur ses crises
d’angoisse, son « dysfonctionnement intime et incontrôlable » (Larcenet, p. 24).
Figure 2 : Manu Larcenet, Le combat ordinaire, t. 1, p. 12, v. 1.
Par ailleurs, au début du récit, le personnage principal remarque une photographie
de son père, posant avec un ami en uniforme militaire, image qu’il « ne connaissai[t] pas »
(p. 18), et dont il apprend qu’elle date de la guerre d’Algérie, passé douloureux que ses parents s’empressent de maintenir sous le boisseau de leur censure, en affirmant de concert
« qu’il n’y a rien à en dire » (id.). Par un hasard invraisemblable, le jeune photographe
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
découvrira un double de cette image chez un vieillard solitaire qu’il rencontrera dans une
campagne désolée. Interloqué, il apprendra de la bouche de son propre père, contacté par
téléphone, qu’il a affaire à un ancien tortionnaire. Mais cette explication de la photographie
échappera aussi bien au texte qu’à l’image (p. 50), sa teneur ne se manifestant que par la
mine déconfite du personnage. Car c’est bien lui, le protagoniste, qui prendra en charge de
dire ce passé monstrueux, en affrontant ce double paternel qu’il a rencontré par hasard dans
sa retraite, assumant enfin le Combat ordinaire contre le père, et ce passé obscur qui lui
servira paradoxalement à refaire le lien entre lui et le monde, par la grâce d’une parole enfin
portée sur une image muette. Le travail de Larcenet, en ce sens, met en scène la nécessaire
complémentarité du texte et de l’image.
Chris Ware : filiations
Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth de Chris Ware raconte aussi, et de
façon bien plus manifeste, une quête du père. Présenté au début du récit comme une sorte de
Tintin vieillissant, attardé dans une culotte trop courte, c’est un être inadapté, peureux, malheureux et surtout profondément solitaire, lancé dans une tentative désespérée et malheureuse de renouer les liens d’une filiation rompue. Les enjeux de cette entreprise généalogique
sont comme chez Larcenet surdéterminés par la problématique de l’insertion du texte dans
l’image. Chez Chris Ware, les planches silencieuses sont nombreuses, qui s’attardent à des
narrations minimalistes, comme l’envol d’une feuille morte. Le verbal se ménage toutefois
une place dans la majorité des pages, selon des modalités qui sont toujours problématiques,
et révèlent l’inaptitude du langage et singulièrement du texte à relier le personnage au monde
et à ses semblables. Les apparitions les plus nombreuses du verbal concernent des faux-semblants de dialogue, toujours avortés, qui naissent çà et là, des messages sur des répondeurs
téléphoniques, des invectives insultantes. Le texte écrit s’invite aussi dans la représentation
iconique, sur toutes sortes d’affiches publicitaires, de notes manuscrites curieusement mises
en évidence dans des vignettes qui leur sont entièrement consacrées, et qui ne veulent littéralement rien dire. Mais plus encore que dans ses fonctions d’autoreprésentation, c’est-àdire de figuration de dialogues oraux et de signes écrits, c’est dans ses fonctions d’ancrage
et de relais que le texte semble le plus explicitement inadapté. Entre les vignettes iconiques,
des vignettes dévolues à du texte, parfois écrasantes, imposent une syntaxe insignifiante et
déplacée qui brise la continuité du récit en images et ôte à l’histoire sa linéarité sans proposer de véritable alternative (fig. 3). Le code langagier se retourne contre lui-même et, au
lieu de favoriser la liaison entre les cases, isole le personnage dans l’espace de la page et dans
le temps du récit, comme son incapacité à maîtriser le langage l’isole irrémédiablement du
reste du monde.
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Olivier Odaert
Figure 3 : Chris Ware, Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth.
Shaun Tan : le texte encadré
Toujours axé sur la question du père, The Arrival de Shaun Tan, lauréat du fauve
d’or en 2008, change de point de vue pour raconter l’histoire poignante d’un père immigré confronté à l’étrangeté totale d’un nouveau rivage, auquel il tentera de s’adapter, avant
d’essayer d’y faire parvenir sa femme et sa fille, restées au pays. Bande dessinée ou roman
graphique, ce livre maintient le texte à ses limites, et se contente d’un titre, d’une dédicace
sommaire et de quelques mentions légales et publicitaires sur la quatrième de couverture.
Mais au sein du récit, aucun ballon ne vient inscrire du texte. L’image, pour autant, n’en est
pas quitte de son rapport au langage écrit ou parlé. Car dans cette histoire d’immigration,
l’absence de texte connote l’opacité d’un code, qui parce qu’il est illisible pour le personnage,
le devient pour le lecteur, réduit à contempler la dénotation d’un monde muet, où l’on ne
parle que par images. Le protagoniste du récit, dont on comprend aisément qu’il ne parle
pas la langue de son pays d’accueil, en est ainsi réduit, pour se procurer le gîte et le couvert,
à dessiner ce qu’il veut dans un petit carnet. Cet aspect n’est toutefois pas limité à quelques
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
épisodes convenus, mais constitue à proprement parler le fil du récit, dont la première image
représente un origami, une feuille de papier pliée en forme d’oiseau, que l’on retrouvera un
peu partout, sous différentes formes. Sur le trajet de son exil, on verra le père réaliser une de
ces sculptures de papier à partir d’une feuille qu’il a précédemment noircie de son écriture.
Mais à ce moment de son histoire, cette forme vide ne peut qu’en appeler d’autres, et suscite par la magie évocatrice de l’image l’apparition d’une nuée d’étranges animaux volants
blancs, comme si la peinture suffisait à faire surgir des objets chez Christophe Blain. C’est
que, avant que l’écrit intégré dans l’image ne fonctionne, le père devra apprendre à décrypter
les codes nouveaux qui s’imposent à lui, et que figurent à merveille les étranges symboles
dont il est placardé à son arrivée dans son pays d’adoption. À la fin du livre, toutefois, les
rôles de l’image et du texte seront inversés. L’étrange volatile des débuts fera sa réapparition et suscitera cette fois la rédaction d’une lettre, qui sera ensuite pliée en forme d’oiseau,
et disposée judicieusement dans le cadre adéquat, sorte de boîte aux lettres volante bardée
d’inscriptions dont on verra explicitement que le protagoniste doit les lire avant de pouvoir
l’utiliser (fig. 4). Plus tard, et toujours sous l’égide de l’oiseau blanc, le père recevra en retour
une lettre qui annonce l’arrivée de sa famille, et leurs retrouvailles, que l’auteur dessinera,
comme de juste, sous un grand envol d’oiseaux blancs. Le père, qui n’avait emporté avec lui
qu’une image de sa famille — une photographie encadrée —, réalise donc cette image dans le
récit à partir du moment où il inscrit du texte dans le cadre adéquat. De ce récit sans ballons
ni bulles, le texte semble avoir disparu, mais sa digestion par l’image n’est pas totale, et il
hante le récit comme un spectre, qu’il faut bien conjurer.
Figure 4 : Shaun Tan, Là où vont nos pères.
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Olivier Odaert
Conclusion
Tous ces exemples, trop peu nombreux et trop sommairement décrits, mériteraient
une analyse approfondie, mais il s’agissait en l’occurrence de montrer à quel point le rapport
entre le texte et l’image constitue non seulement un des enjeux majeurs de l’approche
théorique de la bande, mais aussi le pivot de sa représentation dans les discours critiques
autant que dans le discours que la bande dessinée tient elle-même, plus ou moins implicitement, sur ses propres modes d’expression. Si depuis un demi-siècle la sémiologie de la bande
dessinée se heurte à la question du texte avec une violence propre à l’exclure ou à le subsumer
complètement au langage iconique, de la même manière que l’écrit ne peut jamais se départir de sa nature fondamentalement graphique, ni le langage parlé de sa sonorité, la bande
dessinée, même lorsqu’elle censure complètement ses modes traditionnels d’inclusion du
texte, est hantée par la nature textuelle de son expression. Son absence ou son insignifiance,
et même les dénonciations les plus virulentes de sa violence et de ses manquements, n’évacuent jamais complètement le texte, dont le fantôme hante les bandes dessinées comme un
scrupule, comme un remords, comme une faute. Car la bande dessinée est structurellement,
et pas seulement dans les moments de sa genèse ou dans les luttes avant-gardistes, une prise
de pouvoir de l’image sur le texte, qui s’exprime en termes insurrectionnels dans la critique,
et prend des traits œdipiens dans de nombreuses bandes dessinées, hantées par le spectre
de l’écriture.
Olivier Odaert
(Université catholique de Louvain)
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Références
Baetens Jan, Hergé écrivain (Bruxelles, Labor, 1989), Paris, Flammarion (Champs), 2006.
Barthes Roland, «Rhétorique de l’image», dans Communications, 4, 1964, p. 40-51.
Blain Christophe, Isaac le pirate, t. 1, Paris, Dargaud (Poisson Pilote), 2002.
Fresnault-Deruelle Pierre, «Le verbal dans les bandes dessinées», dans Communications,
15, 1970, p. 145-161.
–, Dessins et bulles. La bande dessinée comme moyen d’expression, Paris, Bruxelles et
Montréal, Bordas, 1972.
Groensteen Thierry, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999.
Larcenet Manu, Le Combat ordinaire, t. 1, Paris, Dargaud, 2004.
Peeters Benoît, La Bande dessinée, Paris, Flammarion (Dominos), 1993.
Pennachioni Irène, La nostalgie en images. Une sociologie du récit dessiné, Paris, Librairie
des méridiens (Sociologies au quotidien), 1982.
Rey Alain, Les spectres de la bande. Essai sur la B.D., Paris, Minuit, 1978.
Smolderen Thierry, Naissances de la bande dessinée : de William Hogarth à Winsor McCay,
Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009.
Tan Shaun, Là où vont nos pères (The Arrival, Melbourne, Lothian Books, 2006), Paris,
Dargaud, 2008.
Tilleuil Jean-Louis, « Comment aborder l’étude du couple texte-image », dans Tilleuil
Jean-Louis (dir.), Théories et lectures de la relation image-texte, Cortil-Wodon, E.M.E.,
2005, p. 61-118.
Ware Chris, Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth, Paris, Delcourt, 2003.
Légende des illustrations
Figure 1 : Christophe Blain, Isaac le pirate, t. 1, Paris, Dargaud (Poisson Pilote), 2002, p. 7,
v 4. © Dargaud 2011.
Figure 2 : Manu Larcenet, Le Combat ordinaire, t. 1, Paris, Dargaud, 2004, p. 12, v. 1.
© Dargaud 2011.
Figure 3 : Chris Ware, Jimmy Corrigan: The Smartest Kid on Earth, Paris, Delcourt, 2003,
[s. p.]. © Delcourt 2003.
Figure 4 : Shaun Tan, Là où vont nos pères (Melbourne, Lothian Books, 2006), Paris,
Dargaud, 2008, [s. p.]. © Dargaud 2008.
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Texte et image : un paradigme pour la littérarité et la lisibilité
de la littérature enfantine contemporaine
La littérature destinée à la jeunesse – la littérature pour la jeunesse1 – n’a jamais
existé sans la présence des images. En effet, depuis les prémices, c’est-à-dire depuis que
cette littérature particulière revendique son lectorat jeunesse, elle n’a jamais cessé d’associer le texte et l’image ; que cette dernière soit plutôt illustrative ou narrative. Quatre temps
forts marquent les origines iconotextuelles de la littérature de jeunesse. Traditionnellement,
c’est l’Orbis sensualium pictus, sorte d’encyclopédie illustrée qui associe apprentissage des
langues et connaissance des choses, rédigé en 1658 par le pédagogue tchèque Comenius, qui
fonde la littérature pour la jeunesse, puisque, même si initialement l’ouvrage n’était pas spécifiquement destiné à la jeunesse, l’avant-propos recommande « de mettre le livre à la libre
disposition des enfants avant même que ceux-ci n’aillent à l’école pour qu’ils aient le plaisir
d’en regarder les images »2. Plus couramment, ce sont les Aventures de Télémaque qui sont
considérées comme le premier ouvrage destiné spécifiquement à la jeunesse. Publié en 1699
par Fénelon, ce roman didactique destiné à l’enseignement du duc de Bourgogne, petitfils de Louis XIV, associe texte et illustrations. Il faudra ensuite attendre plus d’un siècle,
en 1818, pour que Madame Mallès de Beaulieu rédige le premier roman fictionnel français
pour la jeunesse, Le Robinson de douze ans. Histoire curieuse d’un jeune mousse abandonné dans une île déserte. Il s’agit d’un roman illustré de gravures en noir et blanc. Chaque
illustration occupe la totalité d’une page, avec en dessous une légende qui énonce ce qui est
illustré. Enfin, quelques années plus tard, c’est au tour de l’album au sens contemporain du
terme – largement illustré donc, parfois en couleurs – de faire son entrée dans le champ
littéraire, en 1860 d’abord, avec Trim qui traduit Pierre l’ébouriffé. Joyeuses histoires et
images drôlatiques pour les enfants de 3 à 6 ans, initialement publié en 1844 par Heinrich
Hoffmann ; en 1862 ensuite, lorsque Stahl (qui n’est autre que le pseudonyme littéraire de
l’éditeur français Pierre-Jules Hetzel) et Frølich publie La journée de Mademoiselle Lili. Cet
album est illustré de gravures en noir et blanc.
On le voit, l’image est véritablement constitutive en littérature pour la jeunesse qui
devient cet espace mixte où se rencontrent, parfois jusqu’à se confondre, l’iconique et le tex1 Cfr : Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse (Passeurs d’histoires),
2009, p. 14-15 ; Bertrand Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérarité à l’épreuve des romans pour la jeunesse,
Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2009, p. 15.
2 Isabelle Nières-Chevrel, op. cit., p. 29.
49
Les Cahiers du GRIT - n° 3
tuel. Certes, certaines collections ne sont pas illustrées, comme « Petite Poche »3 chez Thierry
Magnier, mais elles font figure d’exception et ne sont pas représentatives du champ éditorial
passé et actuel. Dans le même temps, paradoxalement, au nom de la primauté traditionnellement accordée au texte sur l’image, la présence des éléments iconiques a contribué à dénaturer cette littérature, la reléguant souvent au rang de « paralittérature ». Ce sentiment a
notamment été corroboré par des critères linguistiques (vocabulaire simple, syntaxe appauvrie, niveau de langue peu soutenu…) ou plus formels (l’objet livre en littérature enfantine
ne correspondant pas toujours à l’archétype livresque), étouffant toute possibilité pour la
littérature pour la jeunesse d’accéder à une quelconque littérarité. En somme, l’image en littérature de jeunesse se veut distinctive, dans les deux sens – positifs et négatifs – du terme.
Ceci étant posé, j’entends dans un premier temps analyser le rapport texte-image
dans la « forme littéraire »4 que sont le « mini-roman » et le « premier roman »5 illustrés
contemporains destinés aux 7-11 ans6 en le comparant à celui qui existe dans l’album et dans
la bande dessinée. De la sorte, je souhaite m’attarder sur un corpus rarement considéré
par la critique alors que, pourtant, il se situe à un moment clé de l’apprentissage de l’enfant : l’apprentissage de la lecture autonome. Interroger la fonction spécifique des images,
en lien avec le texte, dans ce type de romans destinés aux enfants-lecteurs débutants qui
commencent à appréhender seuls l’iconotexte me paraît particulièrement intéressant. Dans
un second temps, j’entends rétablir l’image dans sa spécificité littéraire en précisant qu’elle
n’est pas un obstacle à la littérarité ou, du moins, à une littérarité adaptée. Au contraire,
l’image serait là pour optimaliser la réception de l’œuvre et se doit dès lors de tenir compte
de l’horizon d’attente du lecteur et de l’horizon de réception de l’œuvre. Il semblerait dès lors
que la littérarité ne puisse se concevoir sans la lisibilité, cette dernière étant même selon moi
condition de possibilité de la littérarité.
Il n’est pas aisé de définir le rapport qui unit le texte et l’image dans le roman enfantin
illustré contemporain tant manquent les références théoriques à ce sujet. Il n’en est pas de
même pour l’album et la bande dessinée. C’est donc nécessairement en le comparant à ces
deux formes littéraires qui, sur le plan sémiotique, semblent relativement similaires que doit
être précisée la relation texte-image des mini- et premiers romans illustrés.
Même si la littérature populaire en estampes (dès le XVIIe siècle) et l’imagerie d’Épinal
(dès la fin du XVIIIe siècle) avaient lancé le principe de dessins successifs, puis de vignettes
3 Collection adressée aux « débutants lecteurs et plus » (présentation de la collection « Petite Poche », en ligne, http://
www.editions-thierry-magnier.com/tmp_docs/librairie/DepliantPetitePoche.pdf [page consultée le 30 juillet 2011]. « Dès
la couverture, où la couleur, éclatante, relaie les dessins de rigueur, ici prohibés, les lecteurs entreprenants savent que rien
ne les distraira du texte » (Philippe-Jean Catinchi [critique littéraire du Monde], cité dans ibid.) ;’est moi qui souligne.
4 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, Paris, Hachette
(Pédagogie pratique à l’école), 2000, p. 246.
5 Noëlle Sorin, « Traces postmodernes dans les mini-romans et premiers romans », dans Françoise Lepage (dir.), La
littérature pour la jeunesse. 1970-2000, Québec, Fides (Archives des lettres canadiennes), 2003, p. 48.
6 J’envisage donc spécifiquement ce que l’on a coutume d’appeler la « littérature enfantine », adaptant par là le
classement proposé par Alain Fourment pour la presse des jeunes lorsqu’il illustre la théorie éditoriale du « chaînage »
(Alain Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants (1768-1988), Paris, Éole (La Mémoire des
Marbres), 1987, p. 333-334).
50
Stéphanie Delneste
accompagnés de textes et présentés sous forme de planches, ce n’est qu’en 1833 que paraît un
des premiers documents précurseurs de la première bande dessinée occidentale : l’Histoire
de Monsieur Jabot rédigée et illustrée par le Suisse Rodolphe Töpffer. D’abord destinée à
un lectorat adulte, la bande dessinée acquiert rapidement – dès 1865, mais plus sûrement à
partir des années 1880 – de plus en plus de succès auprès des enfants7. Dès les prémices, la
bande dessinée est habituellement8 caractérisée – et c’est ce qui la distingue essentiellement
et traditionnellement des autres iconotextes – par une narration quasi-exclusive de l’image.
En d’autres termes, cela signifie que le récit est assuré et assumé presque exclusivement
par l’image, cette dernière étant « narration totale »9. L’image est d’ailleurs tellement
prégnante qu’elle relègue parfois le texte à un rang subalterne – dans une « bulle », le
phylactère –, le rendant insignifiant, sans sens précis. Certes, il est parfois difficile d’accepter qu’il y ait un langage de l’image (au sens linguistique du terme), mais il est néanmoins
aisé de reconnaître qu’il y a communication via l’image ; et dans la bande dessinée, c’est le
narrateur imagier qui communique, qui assure, assume le récit et le texte – comble lexical –
ne sert vraiment, le plus souvent, qu’à illustrer l’image. Pour reprendre les termes qu’utilise
Roland Barthes dans l’article fondateur du rapport texte-image qu’il publie en 1964, le texte
sert entre autres de relais à l’image, fait le lien entre les différentes vignettes de la planche.
Dans la présentation du dossier qu’il consacre aux Texte et images dans l’album et
la bande dessinée pour enfants et à partir de l’épigraphe qui est la définition que le Petit
Robert de 1975 donne du lexème « album », Jean-François Massol précise d’emblée que
« renvoyant à de très personnelles collections aussi bien qu’à des produits artisanaux, voire
industriels et commerciaux, l’album s’en va tantôt et historiquement du côté des textes (recueils d’autographes, carnets de notes de voyages), tantôt du côté des images [en tant que
recueils de photographies] »10. Ce retour lexicographique est particulièrement révélateur
de l’attitude à adopter face à un album : une attitude plus esthétique, d’une part, qui tend
à considérer l’album comme une œuvre d’art, comme un ouvrage agréable à regarder et
invite à observer la beauté des images ; une attitude plus intellectuelle ou intellectualisante,
d’autre part, qui entend chercher le sens du texte. Cette double appréciation amène inévitablement à l’une des caractéristiques de l’album, qui le distingue habituellement de la bande
dessinée : sa double narration. Certes, dans l’album, l’image et le texte peuvent, comme
pour la BD, être intimement imbriqués l’un dans l’autre, mais contrairement à la bande
dessinée, l’image et le texte supportent désormais la narration : en d’autres termes, le plus
7 Grâce notamment à l’insertion d’histoires en images dans les journaux illustrés pour la jeunesse. C’est le 31 août
1889 que Christophe, pseudonyme littéraire de Georges Colomb, professeur d’histoire naturelle à la Sorbonne, publie la
première histoire en vignettes et richement illustrée de « La Famille Cornouillet » [future Famille Fenouillart] dans Le
Journal de la Jeunesse.
8 Sans négliger la richesse du rapport texte-image dans la bande dessinée, dont ce volume se veut d’ailleurs représentatif,
je m’en tiendrai au discours communément admis pour définir ce genre d’iconotexte.
9 Daniel Maja, Illustrateur jeunesse. Comment créer des images sur des mots ?, Paris, Le Sorbier (La littérature jeunesse,
pour qui, pour quoi ?), 2004, p. 32.
10 Jean-François Massol, « Présentation du dossier », dans Hélène Gondrand et Jean-François Massol (dir.), Texte et
images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble (Les cahiers de Lire
écrire à l’école), 2007, p. 11.
51
Les Cahiers du GRIT - n° 3
souvent, le récit est supporté complémentairement – ou non – par deux narrateurs, souvent
distincts, l’un utilisant les mots, l’autre les images ; et dans tous les cas, l’un dialoguant avec
l’autre. Dès lors, contrairement à ce que pourraient penser ceux qui ont une vision esthétisante de l’album, l’image n’est pas que décorative. Comme le précisent Christian Poslaniec
et Christine Houyel :
Des lecteurs accoutumés à lire ont souvent tendance à se préoccuper essentiellement du texte quand
ils sont en présence d’un album. Or, la principale caractéristique d’un album est que le sens prévu
par l’auteur-illustrateur, ou par l’auteur et l’illustrateur, doit naître de la complémentarité ou de
l’opposition entre le texte et les images. […]
Pour un album, on pourrait dire que la signification provenant du seul texte est différente de la
signification provenant de la lecture des seules images ; et que l’articulation entre le texte et les
images produit encore des effets différents11.
Entre les éléments iconiques et textuels de l’album, il y a donc véritablement une coopération, du latin operari :le texte et l’image « ont de l’effet » (sens d’operari) uniquement
lorsqu’ils sont considérés ensemble. Ils sont donc indissociables si l’on veut appréhender
l’album dans toute sa complexité et dans son unicité. Comme le souligne Georges Jacques,
il convient de ne pas « négliger la mixité des messages [qui] abouti[rai]t à de véritables
contresens »12. Dans cette perspective, Françoise Lepage parle de « récit interactif » parce
que « le lecteur doit tenir compte des deux formes de discours (le linguistique et le visuel)
pour comprendre l’histoire »13, parce que le lecteur doit pratiquer une lecture mixte. À partir
de là, il est possible d’envisager le rapport dans lequel s’unissent le texte et l’image, c’està-dire dans lequel dialoguent les deux narrateurs pour reprendre les termes de Christian
Poslaniec. Il existe trois formes de partage du récit : la redondance, la collaboration ou la
disjonction. Dans le premier, qui est aussi le cas le plus courant, « le narrateur imagier
s’exprime aux marges de l’histoire »14. Plus précisément, cela signifie que l’image rappelle
le texte, ou du moins corrobore partiellement le texte, puisqu’il est certaines informations
(l’apparence physique d’un personnage, le paysage, certains détails…) qui ne peuvent être
véhiculées par le texte sans l’allonger démesurément. Deuxième type de rapport, celui de la
collaboration entre le texte et l’image : « les deux narrateurs racontent l’histoire alternativement »15, c’est-à-dire qu’ils ne racontent pas la même histoire ou qu’ils ne se focalisent pas
sur le même aspect de l’histoire ou enfin que l’image prend le relais du texte, soit lorsque le
sens du récit passe alternativement de l’image au texte et inversement. Quant à la disjonc11 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 139.
12 Georges Jacques, « Théorie et didactique des messages mixtes », en ligne, http://grit.fltr.ucl.ac.be/article.php3?id_
article=111&date=2007-11 (page consultée le 30 juillet 2011).
13 Françoise Lepage, « L’image dans l’album pour enfants : enquête sur une libération », dans Françoise Lepage (dir.), La
littérature pour la jeunesse. 1970-2000, op. cit., p. 36.
14 Christian Poslaniec, « Comment définir cette forme littéraire qu’est l’album ? », dans Hélène Gondrand et JeanFrançois Massol (dir.), op. cit., p. 20.
15 Ibid., p. 21.
52
Stéphanie Delneste
tion, elle est relativement rare – du moins dans une conception traditionnelle de l’album
pour la jeunesse – et je ne m’y attarderai pas : c’est lorsque « les deux narrateurs semblent
en désaccord »16.
Dans ce parcours qui nous guide à travers les iconotextes, j’en arrive tout naturellement,
après la bande dessinée et l’album, aux mini- et premiers romans illustrés. Comment situer
ces formes littéraires par rapport aux deux précédentes ? Ou pour le dire autrement, où se
situe la narration ? Dans l’image, comme pour la bande dessinée ? Dans l’image et dans
le texte, comme pour l’album ? La réponse se trouve dans l’appellation même du corpus
considéré et passe par un retour étymologique sur le terme illustration. Illustration vient du
latin lustrare « éclairer ». L’illustration éclaire donc le texte – certaines parties du texte –
l’illumine afin de le mettre en valeur. L’image est donc toujours à considérer par rapport au
texte qui sert de point d’ancrage et qui, dès lors, assume seul la narration. Pour reprendre les
termes de Nicolas Rouvière :
Les illustrations accompagnent de loin en loin un texte narratif conventionnel, et la lecture séquentielle
des images, au cours d’un feuilletage, n’apporte pas de gain narratif : les illustrations ne racontent
pas l’histoire ; elles semblent distribuées arbitrairement.17
L’enfant qui commence à lire déchiffre et assimile l’écrit jusqu’à faire une lecturecompréhension du texte18 et, pour ce faire, il bénéficie de l’aide bienveillante de l’image, sorte
de bastion imprenable qui lui rappelle le temps béni de l’album qu’on lui lisait pendant qu’il
suivait le récit dans l’image. Quant aux mécanismes de partage du récit entre l’image et le
texte, c’est la redondance qui est la plus prégnante, puisque c’est le principe même de l’illustration. Bien entendu, les particularités du rapport texte-image – parfois image-texte – qui
tendent à distinguer bandes dessinées, albums et romans illustrés ne sont pas toujours aussi
strictement applicables que ce que j’ai bien voulu emblématiquement dépeindre. Il est des
bandes dessinées où le texte gagne en importance, des albums où le texte est complètement
évincé ; et dans le même ordre d’idée, il existe des romans illustrés où l’image gagne en
narrativité – il s’agit surtout des mini-romans adressés aux enfants qui commencent à lire
(6-7 ans) et qui ont donc encore énormément besoin de l’iconique pour optimaliser leur lecture. Toutefois, dans tous les mini- et premiers romans, le texte n’est jamais évincé.
Pourquoi l’image, gage d’esthétique, en tant que partie constituante de l’ouvrage de
littérature pour la jeunesse et des mini- et premiers romans en particulier – nous l’avons
vu –, nuirait-elle au caractère littéraire de ces derniers ? Ce qui revient à poser les questions
suivantes : quel est le rôle des images dans les mini- et premiers romans illustrés et quelles
en sont les implications ? Ont-elles un rôle exclusivement pragmatique, voire trop pragma16 Ibid., p. 22.
17 Nicolas Rouvière, « Comment Obélix est tombé dans la marmite du druide. Sur la transmédiativité récit illustré/album
pour enfant/bande dessinée », dans Hélène Gondrand et Jean-François Massol (dir), op. cit., p. 51.
18 Christian Poslaniec et Christine Houyel parlent, quant à eux, de « lecture impliquée » (Christian Poslaniec et Christine
Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 16).
53
Les Cahiers du GRIT - n° 3
tique, résolument tournées vers le lecteur – qui empêcherait toute prétention littéraire – ; ou
sont-elles au service de l’œuvre – et favoriseraient justement l’accès au littéraire ? En bref,
l’image annihilerait-elle ou non toute possibilité de littérarité du texte de littérature pour la
jeunesse en général, et des mini- et premiers romans en particulier ? Sans prétendre clore le
sujet, la question de la littérarité englobant bien d’autres aspects que ceux liés à l’image, ce
qui suit entend brièvement contribuer à réhabiliter la littérature pour la jeunesse dans l’une
de ses spécificités et, pour ce faire, je ferai un dernier détour par les théories de la réception.
De fait, le livre de littérature étant destiné à être lu, il me semble qu’il ne peut exister
de littérarité au sens absolu du terme, c’est-à-dire une littérarité qui ne tienne pas compte
du lecteur de l’œuvre envisagée. Dès lors, toute œuvre, et a fortiori l’œuvre de littérature
pour la jeunesse qui, dès son appellation revendique son lectorat, doit nécessairement composer avec l’horizon d’attente de son lecteur et, par là même aussi, l’horizon de réception de
l’œuvre. Selon Christian Poslaniec et Christine Houyel, « [l]ire quand on débute nécessite
un effort important. Il faut donc que les bénéfices tirés de la lecture l’emportent sur l’effort
effectué »19. Toujours selon eux, les deux principaux éléments qui pallierait cet effort effectué et qui, dès lors, constituent pour une grande part l’horizon d’attente du jeune lecteur
seraient : le plaisir et la découverte. Il faut que le jeune lecteur puisse tirer une satisfaction
personnelle de sa lecture – une satisfaction personnelle suffisante – et celle-ci passerait par
un apprentissage plaisant qui nécessite une implication du jeune lecteur dans sa lecture. En
effet, c’est cette « lecture impliquée », parce qu’elle est une lecture-compréhension, qui permet l’illusion référentielle. Cette implication du lecteur dans sa lecture, cette compréhension
du récit ne sont elles-mêmes envisageables que sous la condition que l’œuvre soit lisible. À
mon sens donc, la lisibilité20, en tant que condition de possibilité d’entrée dans le texte, doit,
parmi d’autres composantes, intrinsèquement faire partie de la définition de la littérarité
d’un texte littéraire destiné à la jeunesse.
Dans les mini- et premiers romans illustrés, c’est l’image qui, pour une grande part,
participe à cette lisibilité, et elle le fait doublement : avant l’acte de lecture en tant que tel et
pendant ce dernier. En effet, dans un article consacré à la lisibilité des textes pour enfants,
François Richaudeau21 accorde une grande importance à la présence des images et insiste
sur le fait que tous les éléments visuels du livre (les illustrations, mais aussi la couleur de la
première de couverture, la taille des caractères, le format du livre…) participent à l’appréciation préalable de l’acte de lecture en tant que tel, suscitent l’envie de lire et favorisent
donc la lecture. Lisibilité favorisée pendant la lecture ensuite, puisque, dans la mesure où,
comme nous l’avons vu, il y a ancrage du texte par rapport à l’image, et dans la mesure
où, la plupart du temps l’image est redondante par rapport au texte, le jeune lecteur peut
19 Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeunesse, op. cit., p. 7.
20 La lisibilité, dans son acception la plus générale, s’entend traditionnellement comme « une aptitude qu’a le texte à se
laisser lire, à se faire comprendre » (Ghislain Bourque, « Des mesures de lisibilité », dans Jean-Yves Boyer et Monique
Lebrun (dir.), Actualité de la recherche en lecture. Actes du colloque tenu à l’Université du Québec à Montréal les 16 et
17 mai 1989 dans le cadre du 57e Congrès de l’Acfas, Montréal, ACFAS (Les Cahiers scientifiques, 71), 1990, p. 137).
21 François Richaudeau, « La lisibilité des livres pour les enfants », dans La revue des livres pour enfants, 72-73, mai-juin
1980, p. 25-36.
54
Stéphanie Delneste
chercher iconiquement certaines informations essentielles qu’il n’aurait pas réussi à saisir
dans le texte. C’est donc cette association du texte et de l’image qui va permettre à l’enfant
d’effectuer une lecture de qualité – une lecture optimale, ou du moins, optimalisée. Dès
lors, l’image serait non seulement gage d’esthétique, mais aurait également quelque prétention pragmatique – et par là même littéraire – parce que l’enfant l’utilise pour favoriser
doublement sa lecture, ce qui lui permet ainsi d’effectuer une lecture solitaire de son livre
et de le valoriser dans son nouveau statut de lecteur. Faire apprécier l’objet littéraire, grâce
à une adaptation de cet objet littéraire à son public, n’est-ce pas là l’une des premières définitions possibles de la littérarité ? Et si cette adaptation passe entre autres par une présence
iconique, alors l’image, par la lisibilité qu’elle procure, favorise la littérarité de l’œuvre de
littérature pour la jeunesse, ou du moins, n’empêche pas les prétentions littéraires d’une
telle littérature. Certes, il y a quelques dizaines d’années, le structuralisme a eu tendance à
clore le texte sur lui-même, à favoriser l’autoréférentialité du texte littéraire, et, dès lors, à
dénigrer ce qui était en marge du texte ; mais les théories de la réception, en insistant sur
le rôle du lecteur, ont eu tendance à revaloriser le paratexte et, par là même, l’illustration.
Nonobstant, il convient de ne pas tomber dans le piège d’une trop grande lisibilité, en reléguant l’image dans un rôle exclusivement pragmatique – c’est-à-dire survaloriser l’image
par rapport au texte – qui nierait la spécificité littéraire du texte et détruirait dès lors toute
possibilité de littérarité. Pour que le point d’ancrage reste le texte, pour que les spécificités
littéraires du texte illustré persistent, il faut nécessairement que l’image « se contente » de
rester au service du texte, sans le reléguer à un rang subalterne.
Stéphanie Delneste
(Université catholique de Louvain
et Université Saint-Louis – Bruxelles)
55
La bande dessinée et ses imaginaires : hégémoniques ou phagocytés ?1
Nous sommes tous des Madame Bovary, oui, nous
passons une grande partie de notre existence à nous
raconter des histoires, à nous bercer d’aventures
exaltantes ou glorieuses, et je n’échappe évidemment pas
au lot commun. Mais je compte sur la littérature pour
m’arracher à cette littérature fantasmatique. […] [La
modération distingue] la littérature, l’esprit du roman,
c’est-à-dire la sagesse de l’incertitude, la distance à soi,
l’ironie comme auto-ironie.
Alain Finkielkraut2
Longtemps les documentalistes ont rêvé de saisir l’image
en lui accolant une liste de descripteurs plus ou moins
longue, de la réduire en mots, autant dire la réduire en
miettes. […] [L’image] ne parle pas. Elle n’a pas de
grammaire. Elle montre, reproduit, informe, imagine
et l’essentiel de ce qu’elle exprime est irréductible au
langage.
Michel Melot3
Dès le titre du livre ou, mieux encore, dès les informations figurant sur les rabats de
la jaquette, elles-mêmes précédant de peu celles qui entament le récit, la référence au roman
de Flaubert, Madame Bovary (1857), s’impose au lecteur. De cette œuvre exemplaire de
la Littérature avec majuscule, l’auteur féminin anglais Posy Simmonds nous propose une
transposition sémantique et pragmatique, publiée en 1999 dans sa version anglaise initiale,
avant d’être traduite en français en 2000 chez l’éditeur Denoël. C’est cette traduction française qui me servira de corpus (fig. 1).
Il me paraît bien difficile d’échapper à cette double question à laquelle cet article
voudrait apporter quelques éléments de réponse : pourquoi une production du champ de la
1 Une première version de cet article a été publiée dans Claus Clüver, Matthijs Engelberts et Véronique Plesch (eds),
The Imaginary :Word and Image/L’Imaginaire : texte et image, Leiden/Boston, Brill Rodopi, coll. « Word & Image
Interactions, n°8 », 2015, p. 165-181.
2 Jean Birnbaum (propos recueillis par), « Alain Finkielkraut : " L’esprit du roman, c’est la sagesse, l’incertitude " », dans
Le Monde des livres, supplément du quotidien Le Monde, 20/05/2011, p. 12.
3 Michel Melot, « L’image n’est plus ce qu’elle était », dans Documentaliste – Sciences de l’information, 6, 42, 2005,
p. 361.
57
Les Cahiers du GRIT - n° 3
BD contemporain s’appuie-t-elle sur une œuvre canonique du champ littéraire français pour
raconter son histoire et comment s’y prend-elle pour ce faire ? Pareille interrogation peut
trouver son intérêt dans le fait qu’il s’agit d’un regard anglo-saxon qui se pose de l’extérieur
sur des enjeux symboliques qui lui sont étrangers, ce qui peut contribuer à éviter des effets
de myopie auxquels succombent, à l’occasion, des points de vue trop indigènes. Priscilla
Ferguson a expérimenté, en son temps, les vertus d’une telle pratique distanciée4 ; ma première analyse de Gemma Bovery, qui a été au sommaire du quinzième numéro de la revue
Formules, a montré qu’il en allait de même pour Posy Simmonds5. L’hypothèse qui guide
cette seconde (ou deuxième ?) analyse consiste à avancer que c’est en creusant du côté des
investissements imaginaires et de leurs supports narratifs (énonciation et iconisation) que
l’on peut trouver matière à étayer et à approfondir mes premières conclusions. Mais avant
de nous plonger dans l’œuvre de Posy Simmonds pour répondre à nos questions du pourquoi et du comment, il peut être utile de prendre en compte quelques paramètres qui lui sont
extérieurs.
Figure 1 : Gemma Bovery, Posy Simmonds, Denoël, 1re de couverture de la jaquette.
4 Priscilla Parkhust Ferguson, La France, nation littéraire, Bruxelles, Labor (Média), 1991 (pour la trad. française),
311 p.
5 Jean-Louis Tilleuil, « Gemma Bovery ou l’art de déjouer les contraintes », dans Formules, no15 : Image/texte : formes,
trajectoires, frictions, 2011, p. 19-33.
58
Jean-Louis Tilleuil
Des éléments de réponse fournis par le contexte de production et de réception
Les relations éditoriales entre bande dessinée et littérature relèvent d’une vieille histoire dont Jacques Tramson6 ou Jérôme Briot7 (entre autres) nous rappellent qu’elle remonte
à la fabrication des histoires illustrées. Histoire ancienne, donc, et symboliquement marquée, dans la mesure où ces récits dessinés, procédant de types de production longtemps
privés de reconnaissance culturelle (d’abord histoires illustrées, puis bandes dessinées), manifestaient par leurs adaptations du patrimoine littéraire, leur allégeance au modèle culturel dominant. En ce début du XXIe siècle, la bande dessinée a immanquablement gagné en
légitimité. De manière à priori étonnante, la BD « littéraire » n’a jamais été aussi présente,
comme l’attestent les collections qui lui sont réservées (fig. 2).
Figure 2 : Edgar Allan Poe et Nicolas Guillaume, La chute de la maison Usher, EP Éditions (Atmosphères), 2007 ;
Alexandre Dumas, Jean-David Morvan, Michel Dufranne et Rubén, Les trois mousquetaires, vol. 1, Delcourt (Ex-libris), 2007.
Faut-il y voir un simple effet de mode ? Ou un héritage devenu ringard, à moins que
cela ne soit l’occasion de relancer l’avant-gardisme formel des années 1970, comme lorsque
Olivier Deprez propose sa version gravée du Château de Kafka ?
Avec Gemma Bovery dont les usages variés du texte et de l’image nous écartent résolument de la BD pour nous faire entrer dans la pratique du roman graphique8, le risque
6 Jacques Tramson, « Les adaptations de textes littéraires en bandes dessinées », dans Europe, no720 : La bande dessinée,
avril 1989, p. 80-87.
7 Jérôme Briot, « 200 ans de BD littéraire », dans Bédéka, no13, mars 2005, p. 12-17.
8 Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur cette variété des usages du texte et de l’image.
59
Les Cahiers du GRIT - n° 3
d’élitisme paraît limité, tout au moins pour ce qui touche à la référence même au roman de
Flaubert. Comme précisé précédemment, le titre induit le rapprochement qui est d’autant
moins accidentel que les premiers mots du récit le reprennent pour en faire un personnage
clé (p. 2). On ne revient plus sur ce qu’apportent d’autres lieux du paratexte, on explicitera
seulement que des indices supplémentaires d’hypertextualisation flaubertienne sont livrés
dans le tout début de ce récit : Gemma Bovery décède, comme l’héroïne de Flaubert (p. 2) ;
son mari, un « Pauvre bougre » (p. 2), comme l’était celui d’Emma, devrait être victime de
« quelque chose de terrible » (p. 2)… Mais ces indices sont-ils susceptibles d’être interprétés
correctement par le lecteur lambda de BD ? Identifier une référence titrologique, c’est une
chose, y faire coïncider toute l’histoire qu’elle induit, en est une autre. On peut douter de la
reconnaissance de ce contenu narratif si l’on tient compte de la contestation désormais avérée de l’ancien « ordre de la lecture », impliquant tant le répertoire des textes, que leur usage
et leur conservation9. Cette remise en cause touche « des secteurs de plus en plus vastes du
public européen »10 et son origine est à trouver notamment dans la crise des structures institutionnelles et idéologiques, en tête desquelles il y a lieu de faire figurer l’école11. Paradoxalement, c’est aux marges du champ littéraire que l’on rencontre des arguments qui plaident
en faveur de la reconnaissance. On pense d’abord au cinéma, média à diffusion massive,
qui a proposé en 1991 une adaptation du roman de Flaubert, réalisée par Claude Chabrol et
accordant le rôle titre à Isabelle Huppert. On n’oublie pas, ensuite, la pratique citationnelle
du roman populaire, qui en banalise le repérage et dont un très bel exemple nous est offert
dans Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas (1844) : dès les premiers alinéas, il y est
fait référence au Roman de la Rose de Jean de Meung et au Don Quichotte de Cervantès…
Mais nous quittons là, certes encore très prudemment, les frontières et les contextes
d’une œuvre pour entrer – en l’occurrence – dans le « texte » de Dumas. Un pas que je
vous invite à faire, de manière plus décidée cette fois, dans l’œuvre de Posy Simmonds, non
sans oublier les leçons des Trois mousquetaires, selon lesquelles les rapprochements avec
le protagoniste du Roman de la Rose et de Don Quichotte étaient loin d’être anecdotiques,
puisqu’ils visaient d’emblée à dé/stéréotyper ou à humaniser l’image héroïque du célébrissime bretteur dumassien…
Première analyse interne et constat d’une attitude bien « normande » à l’égard
du modèle flaubertien
Dans Gemma Bovery, la référence flaubertienne fait l’objet d’une diégétisation assumée par le personnage de Raymond Joubert. Boulanger à Bailleville, en Normandie, il
9 Armando Petrucci, « Lire pour lire. Un avenir pour la lecture », dans Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.),
Histoire de la lecture dans le monde occidental, éd. revue et augmentée, Paris, Seuil (Points. Histoire, H297), 2001,
p. 455.
10 Ibid., p. 445.
11 Ibid., p. 449.
60
Jean-Louis Tilleuil
est journaliste free-lance pour la presse régionale et, plus encore, il est passionné par la
littérature. Ce qui n’est pas étranger à la conviction qui va bientôt l’animer que ses nouveaux voisins, aux prénoms et noms prédestinés – selon lui – de Gemma et Charlie Bovery,
réactualisent la tragédie du couple flaubertien : Gemma s’ennuie de tout, a des amants, fait
des dettes, est retrouvée morte par son mari… Le décès de celui-ci devrait dramatiquement
achever l’accomplissement de la malédiction, mais il n’en sera rien, car notre boulanger
Raymond, médianarrateur à plusieurs titres (de l’action en général, ainsi que du récit intime
de Gemma Bovery), s’est laissé emporter par son imagination, grosse de ses lectures littéraires. Confondant fiction et réalité, Raymond hérite donc du statut sexuellement inversé
que Flaubert réservait à un personnage féminin, Emma Bovary, mauvaise lectrice de romans
sentimentaux. Pour confirmer cette logique de l’inversion sexuelle, Posy Simmonds réserve
à la distribution féminine de sa BD une attitude nettement plus critique à l’encontre des
effets performatifs du roman de Flaubert : Gemma est excédée par la référence à l’Emma
flaubertienne (p. 41) et Martine, l’épouse de Raymond, montre peu d’intérêt pour la littérature, pas plus qu’elle n’en a d’ailleurs pour les velléités d’écriture de son mari (p. 32).
Cette forme de résistance féminine aurait dû réveiller Raymond de son délire fantasmatique.
Mais elle reste sans effet, c’est-à-dire avec le même résultat négatif sur l’intéressé, que celui
qui sanctionne les nombreuses modifications apportées, dans le cours de l’action, aux référents hypotextuels. Ainsi, pour s’en tenir aux amants de Gemma, on brouille les pistes (ou
l’on s’amuse avec ?) en inversant l’ordre des apparitions : d’abord Patrick-Rodolphe (p. 6-7
et p. 16-17), puis Hervé-Léon (p. 45-76), pour un retour à Patrick-Rodolphe (p. 82-88 et
p. 101-103)12. Dans le même registre de permutation, on observe aussi que c’est Hervé-Léon
qui dispose d’un château et non Patrick-Rodolphe…
Si, après ce rapide détour du côté des personnages, on confronte les procédures de
narration mises en œuvre dans le roman de Flaubert et l’adaptation de Simmonds, on observe, à l’évidence, des différences d’ordre substantiel. Madame Bovary s’en tient à une
énonciation qui alterne interventions d’un narrateur extradiégétique et prises de parole des
personnages, sans oublier les usages indécis du style indirect libre. Dans Gemma Bovery,
le texte hérite d’une présence rare ou « nouvelle », avec une énonciation le plus souvent
marquée, qui renvoie aux récits écrits et suivis de deux énonciateurs privilégiés, Raymond
et Gemma. Mais ce texte doit partager l’espace avec l’image qui vient s’intercaler sous des
formes variées : images isolées ou suite d’images, qui intègrent à leur tour du texte, souvent
dialogué, comme dans une BD classique.
Ces dernières différences, à caractère sémiotico-pragmatique, peuvent cependant
être nuancées, pour peu que l’on en revienne au texte dont l’occupation, importante dans
Gemma Bovery, est de nature à rapprocher cette œuvre de celle du roman de Flaubert.
L’identification générique de la dominante textuelle dans la création de Simmonds distingue
une écriture à la première personne du singulier dont relève le texte suivi de Raymond, luimême médiateur du journal intime de Gemma. Dans le Landernau littéraire français, le
12 Dans le roman de Flaubert, Emma rencontre d’abord Léon, puis Rodolphe et elle retrouve Léon.
61
Les Cahiers du GRIT - n° 3
succès de l’« écriture de soi » est une réalité indiscutable qui touche des secteurs variés de la
production éditoriale. On pense d’abord à la déferlante des écrivains amateurs, qu’augurait
Sainte-Beuve dès 183913, et qui disposent même aujourd’hui de maisons d’édition spécialisées (les éditions de l’Arbre, par exemple) pour favoriser ce désir de mieux en mieux partagé
de raconter sa vie. Il faut ensuite y ajouter la frange des auteurs adeptes de l’autofiction et
légitimés par la critique littéraire depuis une trentaine d’années, « en France du moins »14.
Enfin, on ne peut pas non plus oublier que ce « retour du sujet » en narrateur a finalement
marqué ces héritiers du culte de la forme flaubertienne rassemblés autour de l’étiquette
« Nouveau Roman » (Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras15…) ou réactualisés plus récemment par des romanciers québécois tentés par un renouvellement de
la « narration omnisciente » (Diane-Jocelyne Côté, Larry Tremblay, Anne Hébert16). Dans
ces situations de littérarité bien affirmée, il est tentant d’y voir réactivée une interrogation
moderne sur l’opacité de soi, formulée explicitement depuis le début du XXe siècle par la
psychanalyse et mise au goût du jour littéraire par une insistance sur les limites de la voix
personnelle, c’est-à-dire sur l’impossibilité de se connaître par le langage17 et, corollairement, de dire la cohérence du monde18.
De telles manifestations contemporaines d’autotélisme littéraire, de fermeture sur
soi et d’exaltation de l’indicible du sens, se retrouvent-elles dans les écritures en « je » qui
envahissent l’album Gemma Bovery ? Ou, en d’autres mots, l’aventure d’une écriture, fûtelle décevante, se substitue-t-elle à l’écriture d’une aventure ? À l’évidence, le journal intime
qu’a rédigé Gemma est investi d’une fonctionnalité narrative traditionnelle : c’est son vol,
effectué en deux temps par Raymond (p. 3 et 10), qui va permettre au récit en « je » de
ce dernier de se développer. Utiles à l’aventure narrative qui est racontée au lecteur, ces
deux « récits de soi » – celui de Gemma, rendu public par celui de Raymond – ont aussi
une finalité thématique : ils entretiennent l’opposition genrée entre un féminin (Gemma),
victime posthume d’un vol qui est aussi le viol de son intimité existentielle, et un masculin
(Raymond), enclin à l’exhibition égoïste de son larcin pour « soigner […] [s]on équilibre
mental », entendu qu’il se croit coupable de la mort de Gemma (p. 2 et 99). À première vue,
donc, l’aventure l’emporte sur le souci d’une mise en scène des enjeux contemporains de
l’écriture. Pour en apprendre plus sur ce rapport de force, il nous faut aller voir – au risque
13 Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », dans Id., Portraits littéraires, Paris, Gallimard (Folio), s.d. (1839 pour
la publication dans La Revue des Deux Mondes), p. 206.
14 Fabienne Dumontet, « Les succès contestés de l’autofiction [Spécial Salon. 30 ans de littérature française] », dans Le
Monde des livres, supplément du quotidien Le Monde, 26/03/2010, p. 3.
15 Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, 1983 ; Marguerite Duras, L’amant, Paris, Minuit, 1984 ; Alain RobbeGrillet, Le miroir qui revient, Paris, Minuit, 1985…
16 Diane-Jocelyne Côté, Chameau et Cie, Montréal, L’Hexagone, 1990 ; Larry Tremblay, Anna à la lettre c, Montréal,
Herbes rouges, 1992 ; Anne Hébert, Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, Paris, Seuil, 1995. Ces
« récits » sont étudiés dans l’article que signent Andrée Mercier et Laura Niculae et qui est intitulé « Le sujet sans voix.
Narration omnisciente et récit contemporain » (dans Marie-Pascale Huglo et Sarah Rocheville, Raconter ? Les enjeux de
la voix narrative dans le récit contemporain, Paris, L’Harmattan, (Esthétiques) 2004, p. 99-115).
17 Ibid., p. 109.
18 Lire à ce propos : Isabelle Daunais, « “Nous étions à l’étude” : mémoire et voix narrative », dans Marie-Pascale Huglo
et Sarah Rocheville, Raconter ? […], op. cit., p. 37.
62
Jean-Louis Tilleuil
du paradoxe – du côté de l’image et des relations qu’elle entretient avec le texte, écrit ou
dialogué, de la BD Gemma Bovery.
Seconde analyse interne : entre énonciation et iconisation, une pratique variée
de la narration, symptomatique d’une gestion originale des imaginaires de
l’image et du texte
Il suffit de parcourir les premières pages du livre de Posy Simmonds pour constater
qu’image et texte ont choisi l’hybridité pour se mettre en page. Des blocs de texte, plus ou
moins longs, extraits du journal de Raymond ou de celui de Gemma, alternent tantôt avec
des images isolées, dialoguées ou non, tantôt avec des suites d’images qui, si elles renouent
momentanément avec la mise en page de la BD « classique », ne suffisent pas à enlever
l’impression déconcertante qui saisit immanquablement et durablement le lecteur (fig. 3).
Figure 3 : Gemma Bovery, p. 16-17.
Mais la surprise de celui-ci ne s’arrête pas à son expérimentation de la diversité de
nature des espaces visuels qui s’offrent à lui (textes, illustrations, séquences de vignettes) ;
elle résulte aussi de leur articulation qui change constamment, imposant ainsi une perpétuelle rupture de rythme (fig. 4).
63
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Figure 4 : Gemma Bovery, p. 18-19.
À l’exemple de ce qu’il rencontre sur Internet, le lecteur de ce roman graphique se doit
donc d’activer sa lecture pour se frayer un passage et construire son récit. On est donc bien
loin de la répétition rassurante du modèle narratif de la planche BD décrit en 1985 par Pierre
Masson (fermeture de séquence à nouvel événement à ouverture de séquence)19, sans être
pour autant plus près de celui de Thierry Groensteen, pour lequel une focalisation narrative
cardinale est de mise sur les vignettes d’angle et centrale au sein de chaque planche20. Où
est le centre ? Où est la périphérie ? L’organisation visuelle des pages dans Gemma Bovery
rend les réponses incertaines et fragilise l’inférence que l’écriture, comme savoir culturel
élémentaire, entretient habituellement avec la lecture de la BD. À moins qu’il faille voir dans
cette manière de faire de la BD, en prolongeant une réflexion d’Annette Beguin-Verbrugge,
« un pas supplémentaire vers une conception de l’écriture comme représentation spatiale et
non comme relation linéaire de la chaîne parlée »21. À cet égard, il n’est pas inutile d’observer
19 Pierre Masson, Lire la bande dessinée, Lyon, PU de Lyon, 1985, p. 62-64.
20 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 1999, p. 36-37.
21 Annette Beguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte. Dispositifs graphiques et communication écrite, Lille,
64
Jean-Louis Tilleuil
que le retour au dispositif normalisé par l’écriture linéaire22 n’est d’actualité qu’au sein de ces
espaces iconiques avant toute chose que sont les vignettes BD (uniques ou en séquence). Et
ce, malgré la souplesse avec laquelle est figurée la limite formelle du cadre.
Un coup d’œil du côté de la composition dans ces vignettes BD souligne davantage
l’implication, somme toute très « classique », de l’image dans la linéarisation du récit : s’appuyant sur la figuration des personnages, l’iconisation se diégétise pour indiquer le sens de
la lecture et ses moments de tension, comme lorsqu’il y a dialogue entre plusieurs personnages (fig. 5).
Figure 5 : Gemma Bovery, p. 2-3.
Dans d’autres circonstances (de vignettes BD), l’orientation du personnage vient au
secours du texte pour nous donner le « fin mot » d’une situation présente et future. Il en va
ainsi lorsque Gemma Bovery tourne le dos à son voisin Mark pour lui signifier l’inutilité de
sa tentative de séduction ou lorsqu’elle fait de même avec son ancien amant Patrick pour
mettre fin définitivement à leur relation amoureuse (fig. 6 et 7).
PU du Septentrion (Communication), 2006, p. 69.
22 Successivité ou enchainement logique cause>conséquence pour les éléments disposés en haut/à gauche, par rapport à
ceux situés en bas/à droite. Lire à ce sujet : ibid., p. 99.
65
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Figure 6 : Gemma Bovery, p. 91, six dernières vignettes de la planche.
Figure 7 : Gemma Bovery, p. 92, dernière suite de quatre vignettes.
66
Jean-Louis Tilleuil
Des effets de lecture verbo-iconique sont aussi observables « à distance », d’une
planche à l’autre. Un cas remarquable de pareil jeu de tabularité encadre d’ailleurs l’essentiel
des récits enchâssés qui rendent compte de la vie de Gemma, à Londres, puis à Bailleville,
elle-même commentée par Raymond. En effet, aux pages 2 et 99, un texte qui annonce la
mise en terre récente de Gemma (« trois semaines », « quelques semaines ») est suivi d’une
image dessinée presque identique qui représente Raymond, tristement pensif, dans sa boulangerie (fig. 8).
Figure 8 : Gemma Bovery, p. 2 (1re moitié de page) et p. 99 (1re moitié de page).
Une telle pratique n’a rien d’exceptionnel. On la rencontre dans la BD « classique »
hergéenne (Les sept boules de cristal, 1948, p. 2, v. 4-5 et p. 50, v. 4-5), comme dans la « nouvelle BD classique » des années 1980 (Les compagnons du crépuscule. T. 2. Les yeux d’étain
de la ville glauque, 1986, p. 24, v. 8 et p. 49, v. 1). On peut même ajouter, que dans ces deux
exemples cités, le rapprochement des vignettes, à chaque fois signifiant23, s’avère plus subtil
que dans Gemma Bovery. Sans doute à cause du fait que, dans l’album de Posy Simmonds,
texte et image entretiennent une relation de redondance soutenue, non seulement d’une
situation à l’autre, mais aussi dans chacune des deux situations prises séparément.
Mais il arrive aussi que l’image fasse bande à part. Il est désormais bien admis que
l’image silencieuse, séquentielle ou isolée n’échappe pas au récit. L’image « montre », mais
aussi « raconte ». Pour que cette fonction narrative soit opérationnelle sans plus de restriction thématique, il a fallu attendre, dans l’histoire de production BD francophone, les
années 1980 qui marquent le retour du récit et de l’aventure. On connaît bien l’exemple de
Sambre, une suite d’albums entamée en 1986 et initiatrice de l’expression délicate du sentiment amoureux en BD (fig. 9).
23 Semblables, ces vignettes se rapprochent l’une de l’autre, tantôt pour signifier qu’il ne s’est encore rien passé d’essentiel
dans l’enquête sur le mal mystérieux dont sont frappés les sept explorateurs et sur la disparition de Tournesol, tantôt pour
suggérer que tout ce qui est raconté entre ces deux moments a été en fait rêvé par le personnage qui y est représenté.
67
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Figure 9 : Sambre, t. 1, « Plus ne m’est rien… », p. 10, v. 4-7.
De baiser, cette fois bien échangé, voire plus parce qu’affinités librement partagées,
l’album Gemma Bovery n’en est pas exempt et c’est encore à l’image de développer, tout en
pudeur, la rencontre amoureuse (fig. 10).
Figure 10 : Gemma Bovery, p. 53, moitié supérieure de la planche.
Dans d’autres circonstances, plus dramatiques, l’image investit pleinement une fonction que l’on aurait pu croire réservée aux nombreux moments textuels d’introspection fournis par les deux récits en « je ». Qu’il s’agisse d’une suite de quatre dessins (p. 73) ou de deux
dessins isolés (p. 76) dont la successivité est quelque peu différée par l’intégration de deux
textes (la lettre de rupture qu’Hervé a adressée à Gemma et qui est lue par celle-ci, sa réac68
Jean-Louis Tilleuil
tion écrite qui prend place dans son journal personnel), la détresse du personnage féminin
est prise en charge par l’image, plutôt que par le texte (fig. 11 et 12).
Figure 11 : Gemma Bovery, p. 73, sept dernières vignettes de la planche.
Figure 12 : Gemma Bovery, p. 76, toute la planche.
69
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Pareil supplément d’âme, communiqué par des moyens strictement iconiques, contribue à nuancer la construction identitaire du personnage en question, très longtemps réduite
au stéréotype flaubertien de l’éternelle insatisfaite. Ce « plus » d’émotion véhiculé par l’image
n’échappe pas non plus à Raymond. On retiendra deux situations (p. 3 et p. 100) intégrées
dans les planches qui font face aux deux planches « qui se répondent » (p. 2 et p. 99). Dans
le premier cas, c’est au dessin qu’il revient d’exprimer le complexe de sentiments (désarroi,
honte, mépris de soi) qui perturbe Raymond suite à son vol des premiers cahiers du journal
de Gemma (fig. 13).
Figure 13 : Gemma Bovery, p. 3, dernière vignette.
Il en va de même dans le second cas où c’est encore une fois l’image seule qui communique le mal-être de Raymond. Par ailleurs, le caractère excessif de cette expression, qui
imite un étranglement, offre à l’image une fonction narrative complémentaire de prémonition. En effet, quoiqu’absente de cette planche, comme de celle qui précède, Gemma la
hante d’une certaine manière, puisque c’est d’un étranglement que l’on apprendra quelques
planches plus tard (p. 103) qu’elle est décédée accidentellement (fig. 14)…
Toutes ces images, qui viennent d’être commentées, ont pour trait distinctif, sur le
plan de la narration, de relever d’une iconisation masquée. Ce masquage fonctionne d’autant
mieux qu’il procède d’une pratique qui a eu le temps d’en naturaliser les effets, puisque le
modèle en la matière est la bande dessinée « classique ». Deux conséquences, intéressantes
pour notre propos, peuvent être dégagées de ce constat. Premièrement, le masquage de la
narration iconique concurrence, voire conteste l’énonciation marquée du médianarrateur
70
Jean-Louis Tilleuil
(textuel) en « je » auquel il faut identifier Raymond (pour l’action en général, ainsi que pour
le récit intime de Gemma)… En fait, le discrédit qui frappe ce narrateur masculin est total,
puisque son énoncé en ridiculisait déjà l’énonciateur. Secondement, l’objectivation ainsi accordée à la narration iconique réactualise d’une manière pour le moins paradoxale (Flaubert
a toujours refusé que l’on « illustre » ses textes) l’impersonnalité stylistique qui constitue
une des marques de fabrique de l’auteur de Madame Bovary.
Figure 14 : Gemma Bovery, p. 100, la grande vignette.
Conclusion
Doté d’une double procédure de narration, exploitant à la fois le texte et l’image, l’album Gemma Bovery en profite pour emprunter à Flaubert son projet de déconstruction ironique entamé avec Madame Bovary, mais avec des ambitions esthétiques inverses de celles
recherchées par l’ermite de Croisset. L’oeuvre de Posy Simmonds impose à première vue une
surprésence d’un texte, réintroduisant ses distances par rapport à l’image. Cependant, ce
71
Les Cahiers du GRIT - n° 3
texte, constitué pour l’essentiel d’un emboîtement de deux récits personnels, n’est au service
d’aucune quête d’absolu ; que du contraire, ces deux récits ont une fonction prioritairement
utilitaire24 et leur signification est dévoyée : pour raconter son propre récit, qui doit beaucoup au délire fantasmatique, Raymond n’hésite pas se servir du journal intime de Gemma,
pourtant destiné à rester secret. Face à ce texte envahissant, mais discutable, l’image affiche
une polymorphie originale dont une des manifestations sémiotiquement les plus intéressantes consiste à disposer du texte en question pour faire preuve d’une étonnante créativité
dans l’occupation de ces grands espaces ou ces grands écrans que sont les doubles pages de
l’album. C’est dans ce travail de mise en page, qui relève plus du visible que du lisible, que
l’on peut déceler dès lors la recherche d’une nouvelle « écriture » BD tellement différente du
fonctionnement BD en tant que tel qu’elle impose un changement d’appellation. Une particularité supplémentaire de cette écriture est à trouver dans l’investissement sémantique qui
est réservé à l’image. Supporté par une iconisation objective qui contraste avec l’énonciation
subjective des récits en « je », le contenu de ces images se distingue par une perspicacité
narrative qui fait souvent défaut au texte. Pour que ce texte se montre à la hauteur, il est
symptomatique de constater qu’il lui faut alors intégrer l’espace iconique et plastique de la
vignette BD conventionnelle25.
Si projet ironique il y a, l’on doit s’attendre à ce qu’il dissimule un jugement de valeur.
Lequel ? La réponse à cette question doit me permettre de justifier un peu de ce caractère
exemplaire accordé au corpus de cette étude. En fait, à l’exemple de Flaubert qui, par sa
publication en 1857 de sa Madame Bovary, occupe une position nouvelle dans le champ
littéraire qui contribue à en bouleverser le fonctionnement, l’œuvre de Posy Simmonds nous
informe sur l’état contemporain, non pas du champ de la BD en particulier, mais du champ
littéraire en général. Même si le ton est la caricature qui fait sourire, Posy Simmonds instrumentalise aussi le roman de Flaubert, moins parce qu’il s’agit de montrer qu’il peut être mal
lu (ce qui arrive à son lecteur, le boulanger Raymond Joubert), que parce que ce roman fait
figure de modèle dépassé, ce qui ferait de Gemma Bovery une illustration avant l’heure de
cette réflexion de Dominique Maingueneau, selon laquelle, en ce début de XXIe siècle, « ce
ne sont plus les œuvres littéraires qui donnent le ton »26. Dans un mode de fonctionnement
imaginaire plus nocturne que diurne, la BD que nous avons lue ensemble s’appuie sur un
monument du patrimoine littéraire français pour imposer paradoxalement son autonomie.
Faisant preuve d’une souplesse formelle exceptionnelle, tout particulièrement dans sa gestion des procédés de narration, Gemma Bovery rivalise en fait avec (ou se substitue à ?) ce
genre qui domine le champ littéraire depuis le début du XXe siècle, à savoir le roman. Corollaire de cette description : la paralittérature, « [c]oncept intermédiaire pour une production
24 C’est grâce à eux que l’album développe son histoire.
25 Lorsque Gemma exprime son refus de voir sa destinée assimilée à celle de l’héroïne de Flaubert (p. 89), ou lorsque
Charlie manifeste sa volonté de parler à Raymond pour lui avouer son implication dans le décès accidentel de son épouse
(p. 100), ou encore lorsque Patrick s’en prend à Charlie pour lui expliquer l’imbécilité de son geste, qui l’a empêché de
sauver Gemma (p. 102) ou, enfin, lorsque Charlie révèle à Raymond qu’il s’appelle en réalité… Cyril (p. 104).
26 Dominique Maingueneau, La littérature pornographique, Paris, Armand Colin (128), 2007, p. 101, coll. « 128 ».
72
Jean-Louis Tilleuil
[et une période] intermédiaire »27, pourrait donc bien avoir fait son temps. Que l’initiative
nous vienne de l’extérieur, c’est-à-dire de la société anglo-saxonne moins attachée aux hiérarchies symboliques dans ses pratiques culturelles, n’est certainement pas anecdotique.
Jean-Louis Tilleuil
(Université catholique de Louvain
et Université Charles de Gaulle-Lille 3)
27 La citation reprend le titre d’un article qui décrit, au début des années 1990, l’érosion de l’autonomie du système
littéraire traditionnel : Pierre Massart, « La paralittérature : un concept intermédiaire pour une production intermédiaire »,
dans Recherches sociologiques, no1 (vol. XXIII) : Sociologie de la littérature, 1992, p. 55-83.
73
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Légende des llustrations
Figure 1 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, 1re de couverture de la
jaquette. © Denoël.
Figure 2 : Edgar Allan Poe et Nicolas Guillaume, La chute de la maison Usher, Paris,
EP Éditions (Atmosphères), 2007, 1re de couverture. © EP Éditions ; Alexandre Dumas, JeanDavid Morvan, Michel Dufranne et Rubén, Les trois mousquetaires, vol. 1, Paris, Delcourt
(Ex-Libris), 2007, 1re de couverture. © Delcourt.
Figure 3 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 16-17. © Denoël.
Figure 4 :Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 18-19.© Denoël.
Figure 5 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 2-3. © Denoël.
Figure 6 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 91, six dernières vignettes
de la planche. © Denoël.
Figure 7 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 92, dernière suite de
quatre vignettes. © Denoël.
Figure 8 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 2 (1re moitié de page) et
p. 99 (1re moitié de page). © Denoël.
Figure 9 : Balac et Yslaire, Sambre, t. 1, « Plus ne m’est rien… », Grenoble, Glénat
(Caractère), 1986, p. 10, v. 4-7. © Glénat.
Figure 10 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 53, moitié supérieure
de la planche. © Denoël.
Figure 11 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 73, sept dernières
vignettes de la planche. © Denoël.
Figure 12 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 76, toute la planche. © Denoël.
Figure 13 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 3, dernière vignette. © Denoël.
Figure 14 : Posy Simmonds, Gemma Bovery, Paris, Denoël, 2000, p. 100, la grande vignette. © Denoël.
74
Expositions de bande dessinée et narration :
entre réduction plasticienne et évocation de l’imaginaire
Modalités d’exposition et logiques de champs
« L’exposition de bandes dessinées n’est pas une nouveauté » écrivaient en 1967 les
auteurs du catalogue de l’exposition Bande dessinée et figuration narrative1. Pourtant elle
n’est pas non plus une évidence, et ce malgré la persistance de sa pratique au fil des années.
Par les modifications qu’elle apporte à l’œuvre et au dispositif2 qui la porte, l’exposition de
bande dessinée est en effet porteuse d’ambiguïtés fortes3.
« Littérature en estampes »4, « littératures dessinées »5, « espèce narrative à dominante visuelle »6 : au-delà de leur diversité, les théorisations de la bande dessinée, qu’elles
soient le fait des auteurs eux-mêmes ou de la critique spécialisée et académique, s’attachent
de manière récurrente à la narration dont celle-ci est porteuse. L’analyse porte alors sur les
mécanismes mis en œuvre au service d’un récit, sur l’articulation entre une série d’éléments
constitutifs (texte et image ; bulle, vignette, strip et planche7 ; etc.) et leur inscription dans
des dispositifs spécifiques (dont une forme historique est le livre et l’imprimé). C’est à l’égard
de cette dimension narrative centrale que pose problème l’exposition (entendue ici comme
un événement pouvant être organisé dans différents cadres – festivals, musées, galeries,
librairies… – et présentant des objets manufacturés et/ou des œuvres originales – souvent
des planches originales – en lien avec la bande dessinée) : que se passe-t-il lorsque la combinaison narrative des différents éléments de l’œuvre est extraite de son dispositif habituel
1 Pierre Couperie e.a., Bande dessinée et figuration narrative, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 1967, p. 145.
2 Sur la notion de dispositif et son application aux domaines artistiques et culturels, voir Christophe Bardin, Claire
Lahuerta et Jean-Matthieu Méon (dir.), Dispositifs artistiques et culturels : création, institution, public, Lormont, Le
Bord de l’Eau, 2011.
3 Ce texte a fait l’objet d’une communication lors du 9e congrès international IAWIS/AIERTI à Montréal (Canada) en
août 2011 (et dans une version antérieure au 1er Congrès international Texte-Image, São Paulo en septembre 2010). Depuis
cette date, plusieurs travaux universitaires ont été réalisés et diffusés sur la thématique des expositions de bande dessinée
(notamment via le site de la Cité de la bande dessinée et Neuvième Art 2.0). Je citerai ici principalement Pierrre-Laurent
Daures, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, mémoire de master 2 à l’EESI, 2011. Malgré la différence
de nos approches initiales, nos travaux partagent de nombreux questionnements et constats.
4 Cfr : la définition qu’en donne l’auteur dans Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie, 1845. Reproduit dans Thierry
Groensteen et Benoît Peeters (dir.), Töpffer. L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994, p. 185-225.
5 Cfr : Harry Morgan, Principes des littératures dessinées, Angoulême, Éditions de l’An 2 (Essais), 2003.
6 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée [1999], Paris, PUF (Formes sémiotiques), 2006, p. 14.
7 Selon les catégories distinguées par Thierry Groensteen (ibid.).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
pour être insérée dans un dispositif pour lequel elle n’a pas (le plus souvent) été pensée8 ?
Pour une partie des discours spécialisés, la réponse est sans appel. Dans un des premiers articles consacrés à la scénographie de la bande dessinée, Jean-Philippe Martin et
Jean-Pierre Mercier soulignent ces limites de l’exposition de bande dessinée : « [V]endons
la mèche : une exposition de bande dessinée ne peut se substituer à l’expérience unique de la
lecture intime d’un album. Elle est condamnée à parler indirectement de la bande dessinée
qu’elle met en scène »9. Thierry Groensteen va dans le même sens dans le chapitre fondateur
qu’il consacre aux expositions de bande dessinée :
Il est parfaitement exact que contrairement aux productions des beaux-arts […], la bande dessinée
n’est pas destinée au musée. Elle a pour finalité d’être reproduite, imprimée et diffusée dans le public,
non d’être sacralisée comme objet d’art. […] Non, l’exposition de dessins originaux ne rend pas compte
de l’être de la bande dessinée dans toutes ses dimensions (narrative, imaginaire, fantasmatique…).
D’un média qui est à la fois une littérature et un art visuel, elle ne retient à peu près que cette seconde
composante.10
Jean-Christophe Menu, dans sa thèse en arts plastiques, évoque à son tour « une
forme d’incompatibilité fondamentale entre le médium étudié (la bande dessinée) et le mur
ou l’espace »11. La limite soulignée par ces auteurs va au-delà du statut « ambigu »12, « paradoxal »13 ou « contre-nature »14 de la planche originale exposée, fragment incomplet et
inachevé de l’œuvre finale. Plus largement, cette affirmation de l’incompatibilité est fondée
sur des considérations touchant aux mécanismes de narration de la bande dessinée et au
dispositif dans lequel ils se présentent : une exposition n’est pas un livre. L’exposition ne
serait pas propice à la lecture et proposerait une expérience autre de la bande dessinée ou
une expérience qui, à partir d’un objet lié à la bande dessinée, ne serait pas celle de la bande
dessinée. Exposer la bande dessinée semble ainsi relever d’une impossibilité, d’un contresens ou d’une trahison, au mieux, d’une altérité15.
8 Ce questionnement peut bien sûr être appliqué à d’autres formes de déplacements, vers d’autres dispositifs. Le passage
au numérique, pour la création ou pour la republication de bande dessinée, en est un exemple des plus saillants. Pour une
discussion théorique plus large de ces points, cfr : Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande
dessinée 2, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 2011. Voir aussi le dossier thématique lancé par Julien Falgas et Anthony
Rageul : « Raconter au numérique », dans Comicalités, avril 2012, [en ligne], http://comicalites.revues.org/873 (page
consultée le 6 septembre 2012).
9 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, « Scénographie de la bande dessinée dans les musées et les expositions »,
dans Artpress, 2005, p. 93.
10 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006, p. 154.
11 Jean-Christophe Menu, La bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, p. 139.
12 Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella et Cie. Trésors du musée de la bande dessinée d’Angoulême, Paris, SomogyCNBDI, 2000, p. 11, cité dans Thierry Groensteen, Un objet […], op. cit., p. 154.
13 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, op. cit., p. 92.
14 Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 140.
15 Thierry Groensteen défend cependant la légitimité et l’acceptabilité d’une telle altérité du rapport à la bande dessinée :
« Ne suffit-il pas de prendre conscience de ce que lire une bande dessinée, sous sa forme imprimée, et être mis au contact
de dessins originaux, arrachés à leur statut de supports d’une lecture, sont deux expériences qui, pour être essentiellement
différentes, n’en sont pas moins toutes les deux licites et susceptibles de procurer du plaisir ? » (Thierry Groensteen, Un
76
Jean-Matthieu Méon
Et pourtant les expositions de bande dessinée existent, se montent et semblent se
multiplier. Comment dans ce cas, les expositions (ou plutôt leurs concepteurs) résolventelles cette apparente impossibilité ? Nous présenterons ici deux grands ensembles de stratégies en la matière, les unes abandonnant la narration et le récit au profit d’une lecture plasticienne des œuvres, les autres développant des modalités alternatives de prise en charge du
récit et d’évocation de son imaginaire.
Bien que lié à un questionnement spécifique (les expositions au prisme de la narration et du récit), le découpage que nous proposons recoupe d’autres typologies – notamment celle proposée par Thierry Groensteen dans Un objet culturel non identifié. Les modèles qu’il y distingue sont autant de jalons dans l’histoire des expositions. En mobilisant
ici essentiellement des exemples récents et contemporains les uns des autres, nous voulons
montrer comment ces différents modèles coexistent et s’organisent selon des logiques spécifiques. Au-delà d’une typologie (qui ne prétend pas épuiser la description ni l’analyse des expositions), nous voulons donner des pistes pour penser la diversité des réponses apportées
à la question de la narration dans l’exposition. Cette diversité est révélatrice d’options esthétiques différentes, qui sont le produit de positionnements distincts, tant au sein du champ
de la bande dessinée16 qu’au sein du champ artistique et culturel, et des alliances objectives
et effectives que ces positionnements rendent désirables (ou stratégiquement utiles) et possibles pour les acteurs impliqués (auteurs, commissaires, responsables institutionnels).
Les cas développés ici ont été retenus de manière à faire ressortir ces systèmes d’opposition. De plus, nous restreignons notre étude aux expositions qui sont leur propre finalité
(ce qui exclut les « expositions-vente »17, destinées à la vente de planches et dessins originaux, éventuellement à l’occasion de la sortie d’un livre) et dont le propos est centré sur
la bande dessinée18, sur un ou plusieurs auteurs et/ou œuvres, et/ou sur l’imaginaire qui
s’y attache (ce qui laisse de côté les « expositions-prétexte »19, où la bande dessinée n’est
qu’une porte d’entrée à un propos didactique sur une thématique autre : la préhistoire20,
les vikings21, etc.). Les exemples présentés ici ont été pris au sein de notre corpus constitués
d’une soixantaine d’expositions, en France et en Suisse, essentiellement entre 2009 et 2012 :
expositions autonomes ou organisées dans le cadre de festivals (Festival international de
la Bande Dessinée d’Angoulême, éditions 2010, 2011 et 2012 ; festival Fumetto de Lucerne,
objet [...], op. cit., p. 154.
16 Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1,
1975, p. 37-59.
17 Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 153.
18 Cependant nous n’aborderons pas ici les expositions didactiques consacrées à la production de la bande dessinée, à
ses techniques, à ses étapes. Cette dimension n’est pourtant jamais totalement absente de toute exposition présentant des
planches originales qui, par nature, renseignent sur le processus de création de l’œuvre finale, c’est-à-dire imprimée. Sur
cette dimension didactique des expositions (voir Pierre-Laurent Daures, op. cit., p. 65-67).
19 Selon l’expression utilisée, dans un sens un peu plus large, par Julien Baudry, « Exposer la bande dessinée… à travers
les âges », série d’articles mis en ligne sur Phylacterium, de février à mai 2011 : http://www.phylacterium.fr/?cat=33
(page consultée le 28 août 2012).
20 Préhistoire de la bande dessinée et du dessin animé, coproduite par le Musée régional de Préhistoire d’Orgnac
(Ardèche) (2008) et le Centre de Préhistoire du Pech Merle à Cabrerets (Lot) (2009).
21 Vikings et chevaliers normands dans la bande dessinée, à Orbec (Calvados), juillet-septembre 2012.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
édition 2010). Pour des raisons pratiques, ces expositions ont fait l’objet d’un travail empirique variable : observation et analyse de la scénographie et/ou dépouillement du catalogue
et/ou recherche documentaire complémentaire. Pour les cas cités, nous préciserons le travail effectué.
Ancienneté et diversité des expositions de bande dessinée
Notre propos n’est pas historique et nous ne ferons que présenter les grands traits de
l’histoire des expositions de bande dessinée pour contextualiser notre propos22. Les expositions de bande dessinée sont un phénomène à la fois ancien et éclaté, dont les prémices sont
inséparables d’enjeux professionnels, culturels et politiques liés à des contextes spécifiques
et dont le développement s’est fait sous des impulsions à la fois autonomes (les auteurs
et les bédéphiles) et hétéronomes (acteurs politiques et éducatifs, institutions culturelles
publiques et privées)23. Leurs modalités et leurs propos ne sont pas uniformes, les espaces
d’exposition sont de visibilité et de prestige variables.
Comme le soulignent ses organisateurs eux-mêmes (cfr : citation supra), l’exposition
de 1967 n’est pas sans précédents, en France ou au-delà. Le catalogue de Bande dessinée et
figuration narrative indique ainsi, sans plus de précision et avec prudence, que « la première
[exposition] eut lieu en avril 1922 au Waldorf Astoria, à New York »24. Cette recherche des
origines (quelle est la première ?) peut s’avérer difficile à trancher25 et en partie illusoire.
Julien Baudry élargit utilement la perspective, au moins pour le cas français, en soulignant
plutôt la continuité entre les expositions de bande dessinée telles qu’elles émergent dans les
années 1960 en France, et que symbolise celle de 1967, et des initiatives antérieures, à la fois
proches par leurs modalités et leurs objets et distinctes par leurs logiques26. Des associations
professionnelles de dessinateurs (de presse, d’humour, de bandes dessinées) ont ainsi eu
recours au dispositif de l’exposition de dessins et d’imprimés, notamment dans les années
1920 (Salons des humoristes) et à la fin des années 1940 (Grand Prix de l’image française),
22 Cette histoire est encore largement à écrire. Thierry Groensteen, Julien Baudry et Pierre-Laurent Daurès proposent
cependant tous trois des jalons pour un tel travail. Nous nous appuyons ici en partie sur leurs travaux, auxquels nous
renvoyons pour davantage de détails : Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 152-166, Pierre-Laurent Daurès, op.
cit., p. 20-42, Julien Baudry, op. cit. Pour une contextualisation sociologique de cette histoire, on se reportera notamment
à la « Chronologie de l’entreprise de canonisation de la bande dessinée » proposée par Luc Boltanski (op. cit.).
23 Nous entendons les termes « autonome » et « hétéronome » dans le sens que leur donne Michel Offerle, Sociologie
des groupes d’intérêt, Paris, Monchrestien (Clefs - Politique), 1998 (2e édition), p. 58-64.
24 Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 145.
25 On pourra ainsi rappeler que le Brésil revendique également l’organisation de la première exposition de bande dessinée
au monde, en 1951. Revendication ayant donné lieu à une exposition commémorative en 2001 et reprise à leur compte
par des auteurs (Jerry Robinson, Will Eisner) comme des critiques (Claude Moliterni), cités dans l’ouvrage publié à cette
occasion. Álvaro De Moya, Anos 50 / 50 Anos, São Paulo 1951 / 2001. Edição comemorativa da primera exposição
internacional de histórias em quadrinhos, São Paulo, SP, Editora Opera Graphica, 2001.
26 Julien Baudry, op. cit. Il s’appuie ici sur les travaux de Christian Delporte (notamment « Le dessinateur de presse,
de l’artiste au journaliste », dans Caricatures et caricature, avril 2007, [en ligne], www.caricaturesetcaricature.com/
article-10460836.html) et Thierry Crépin (« Haro sur le gangster ! » La moralisation de la presse enfantine, 1934-1954,
Paris, CNRS Éditions, 2001).
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Jean-Matthieu Méon
pour valoriser leur profession et leur production et pour défendre certains intérêts corporatistes (protectionnisme, rejet des critiques à l’encontre de la presse enfantine). On peut
ajouter à ces exemples les expositions, également inscrites dans les débats d’après-guerre
sur les effets néfastes des illustrés pour enfants27, produites par des institutions publiques et
militantes et présentant de « bons » et « mauvais » journaux pour enfants28.
Organisée à l’initiative de l’association bédéphile qu’est la SOCERLID (Société civile
d’études et de recherches des littératures dessinées)29, l’exposition de 1967 apparaît malgré tout comme un jalon incontournable, tant par son caractère de marqueur d’un nouveau
regard porté sur la bande dessinée (par ses fans comme par des acteurs sociaux qui lui sont
plus distants)30 que par ses modalités et les liens qu’elle établit entre bande dessinée, art et
musée.
Cependant, les années 1970 verront davantage les expositions de bande dessinée se
développer en lien avec les festivals spécialisés31, au croisement de la nostalgie des amateurs,
de leurs pratiques de collection et de leur recherche d’un entre-soi. Les originaux (dessins et
imprimés) y trouvent une place de plus en plus importante. Ce n’est qu’à la fin des années
1980 et surtout au cours des années 1990 que l’entrée de la bande dessinée au musée se fera
de manière à la fois plus visible et plus institutionnalisée – comme l’illustre l’ouverture du
Centre national de la bande dessinée et de l’image (CNBDI) et de son Musée de la bande
dessinée en janvier 1990 (juste après son équivalent belge à Bruxelles, en 1989). Enfin, les
années 2000 voient l’accélération de la production d’expositions de bande dessinée, dans
une relation encore accrue avec le monde de l’art et ses institutions32.
L’exposition comme réduction plasticienne : la marginalisation du propos narratif
De manière significative, l’ambiguïté de l’approche de la narration par les expositions
de bande dessinée est présente dès l’exposition (faussement) originelle de 1967. Cette ambiguïté continue à orienter toute une partie des expositions contemporaines.
27 Sur ces débats, cfr : Thierry Crépin, « Haro [...] », op. cit., ainsi que nos propres travaux : Jean-Matthieu Méon,
« L’euphémisation de la censure. Le contrôle des médias et la protection de la jeunesse : de la proscription au conseil »,
thèse de science politique, Université Robert Schuman – Strasbourg III, 2003 et « La protection de la jeunesse comme
légitimation du contrôle des médias : le contrôle des publications pour la jeunesse en France et aux États-Unis au lendemain
de la Seconde Guerre Mondiale », dans Amnis, 2004/4, p. 121-136 [consultable en ligne : http://amnis.revues.org/720]
28 Thierry Crépin, « L’exposition de la presse enfantine : une tentative controversée de sensibilisation de l’opinion
publique », dans Thierry Crépin et Thierry Groensteen (dir.), « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications
destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 169-176.
29 Sur la SOCERLID, voir Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 118-122
30 Cfr : Luc Boltanski, op. cit.
31 Julien Baudry, op. cit.
32 Pour en citer certaines des plus importantes : Hergé et BD Reporters au Centre Pompidou en 2006 ; en 2009 : Quintet
au MAC de Lyon ; Le petit dessein au Louvre ; Vraoum ! (cfr : infra) à la Maison Rouge ; Moebius-Transe-Forme à la
Fondation Cartier en 2010-2011 ; Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris en 2011 ; Crumb au Musée d’art moderne de
Paris en 2012. Pierre-Laurent Daurès a recensé une soixantaine d’expositions (de tous types) en 2010 (Pierre-Laurent
Daurès, op. cit., p. 12).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Ouverte d’avril à juin 1967 aux Musée des Arts Décoratifs de Paris, l’exposition Bande
dessinée et figuration narrative repose en effet sur une valorisation paradoxale de la « technique narrative »33 qui aboutit plutôt à une marginalisation de la narration et du récit au profit d’une présentation de leurs techniques et surtout d’une appréciation plastique du dessin.
La scénographie de l’exposition34 est traversée par ces contradictions. L’exposition est organisée en trois sections consacrées à la bande dessinée et une quatrième à des œuvres d’art
contemporain. Dans les trois premières sections, les modalités de présentation varient :
panneaux tenus debout ou suspendus, « boîte lumineuse » (structure aux murs lumineux
présentant en taille réelle des planches en couleurs et éclairées en transparence), cubes assemblés en diverses structures. Sur les panneaux comme sur les cubes sont reproduits des
agrandissements photographiques, de planches ou plus souvent de cases ou de détails de
dessin, principalement en noir et blanc35.
Le choix de l’agrandissement de détails pour exprimer la force narrative de la bande
dessinée est paradoxal : c’est bien plutôt le trait et son expressivité qui sont ainsi mis en
avant – comme le soulignent certaines remarques de Pierre Couperie lui-même.
[L’agrandissement photographique permet] d’amener le public à voir réellement la bande dessinée,
à lui faire distinguer ce qui est art chez le dessinateur, de ce qui est trahison dans le journal ; avec la
qualité du papier, la netteté des noirs et blancs, l’agrandissement photographique permet d’arracher
la bande dessinée au petit format qui l’étrangle et de la révéler en la portant aux formats habituels
des œuvres d’art auxquelles le public est habitué.36
Nous avons tout fait pour que le public regarde enfin l’image, le trait, la composition, les valeurs
graphiques.37
On voit aussi en quoi la narration est marginalisée. Au vu du catalogue et des photographies disponibles, ses principaux supports sont absents. Les dessins présentés ne sont
pour la plupart que des fragments des séquences qui organisent le récit (fragments de cases,
fragments de pages)38. Le texte, qui participe de cette narration, est souvent absent des cases
33 L’expression est utilisée dès la première page du catalogue de l’exposition (Pierre Couperie e.a., op. cit., « Avantpropos », p. 4).
34 Je m’appuie ici sur le catalogue de l’exposition (Pierre Couperie e.a., op. cit.) et la présentation de la scénographie par
Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 157-160 et Pierre-Laurent Daurès, op. cit., « Annexes », p. 2-14. Quelques
photographies sont reproduites dans Phénix, 8, 4e trimestre 1968, p. 2-5. D’autres peuvent être consultées en ligne, sur le
site de la scénographe (Isa Style : http://www.isastyle.com/bd.htm). Depuis décembre 2010, la bibliothèque du CNBDI
est dépositaire des archives de Pierre Couperie, qui permettront sans doute d’approfondir l’étude de cette exposition ;
Catherine Ferreyrolle, « Une heureuse exploration : les archives de Pierre Couperie », dans Neuvième Art 2.0 [en ligne],
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart&id_article=336 (mise en ligne 20 novembre 2011,
consulté le 7 septembre 2012).
35 Le catalogue n’explicite pas le lien entre les illustrations qu’il reproduit et celles présentées dans le cadre de l’exposition.
Néanmoins, il donne un aperçu des modes de sélection et d’agrandissement à l’œuvre dans l’exposition.
36 Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 145.
37 Pierre Couperie, « Autour du mouvement bédéphile », entretien avec Nicolas Gaillard (avril 1995), dans Contrechamp, 1, 1997, p. 18-19 (cité dans Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 67).
38 La question de l’articulation entre fragment et narration demanderait à être creusée davantage. Elle se pose différemment
selon l’importance du fragment : la page d’un album, un strip pris ou non dans une continuité de strips ou, comme c’est
80
Jean-Matthieu Méon
reproduites, par sélection ou par intervention directe des organisateurs de l’exposition : « Il
faut comprendre que lorsqu’on montre une planche, les gens n’évaluent pas les valeurs graphiques du dessin, ils lisent les ballons. Pour lutter contre cette domination de l’écrit, nous
sommes allés jusqu’à vider les bulles de leur contenu »39. Lorsqu’il est présent, le texte n’est
pas traduit. Dans la perspective adoptée par cette exposition, ces vecteurs de la narration
(séquence, texte) ne constituent que des détails secondaires, par rapport au propos central
qu’est la mise en avant des qualités graphiques des dessinateurs de bande dessinée.
Les deux sections suivantes, la « boîte lumineuse » et la « salle des cubes » (selon leur
désignation par P.-L. Daurès), forment des contrepoints à ces absences. Elles présentent,
pour la première, des pages dans leur intégralité (et en couleurs), pour la seconde, des
images illustrant la diversité du placement des textes et des bulles. C’est bien les techniques
de la narration qui sont illustrées là (la mise en cases et en séquences du récit, l’articulation
texte-image). Mais les récits proprement dits, racontés par les auteurs et les bandes présentés, restent très en retrait, sinon absents.
Cependant, la dernière section accentue encore la logique avant tout plasticienne de
l’exposition. Y sont présentés des tableaux d’artistes contemporains, appartenant à ce qui
a été appelé la « Figuration narrative » (Adami, Arroyo, Télémaque, etc.) – mais aussi au
Pop-Art (Lichtenstein, Rosenquist). En rapprochant, au moins spatialement, des images de
bande dessinée et une série d’œuvres d’art contemporain, le métadispositif de l’exposition40
invite à une lecture plastique de l’ensemble des images qui y sont présentées.
Le chapitre du catalogue qui renvoie à la section « Figuration narrative »41, écrit par
le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot, souligne ce que ce rapprochement a pu avoir de
contraint42, pour les uns et pour les autres des organisateurs (G. Gassiot-Talabot y entend
tout d’abord « situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec
les membres de la SOCERLID », p. 229). Surtout, le critique y brouille davantage encore le
rapport entretenu par cette exposition à la narration. Il distingue ainsi avec une certaine
fermeté43 la narration « restrictive » de la bande dessinée (« dont la fonction est toujours de
le cas ici en 1967, une case (fragment de strip et/ou de page) ou un fragment de case. Dans ces derniers cas, la discussion
gagnerait à s’articuler à celle de la possible narrativité de l’image « isolée » ou « unique » (cfr : « Daily panel et cartoon :
la narrativité de l’image isolée », dans Harry Morgan, op. cit., p. 40-45 et « Situation et récit : la narrativité de l’image
unique en question », dans Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration, op. cit., p. 19-29). Envisager la narrativité
de l’image-fragment permettrait de fonder théoriquement l’approche (fragmentaire) qui prime dans les expositions. Une
telle manière de voir fait cependant perdre sa spécificité à la narration mise en scène par l’exposition (il n’y aurait que
peu de différence entre les images issues de bande dessinée et les tableaux). De même, elle opère une substitution : à
la narration originelle de l’œuvre-livre est substituée la narration du fragment, produite par l’auteur mais aussi par le
commissaire qui sélectionne ce fragment. On peut supposer qu’en termes de légitimation potentielle de la bande dessinée
par l’exposition, ces deux remarques ne sont pas sans conséquences (la bande dessinée vue comme un sous-ensemble des
beaux-arts plutôt qu’un art spécifique ; la valorisation du commissaire en concurrence avec celle de l’artiste).
39 Pierre Couperie, « Autour du mouvement bédéphile », op. cit., cité dans Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 67.
40 Selon l’expression de Jérôme Glicenstein (voir notamment L’Art : une histoire d’expositions. Paris, PUF (Lignes
d’art), 2009).
41 « Chapitre 12. La figuration narrative », dans Pierre Couperie e.a., op. cit., p. 229-251.
42 Thierry Groensteen (Un objet [...], op. cit., p. 159) précise les circonstances de cette contrainte, liées à une demande
de l’institution accueillant l’exposition.
43 « La Figuration narrative n’est pas une séquelle de la bande dessinée » écrit-il d’entrée de jeu (Pierre Couperie e.a.,
81
Les Cahiers du GRIT - n° 3
raconter une histoire » à travers une « continuité d’images reliées entre elles par une action
dans un temps très court », p. 231), à celle, plus « dilat[ée] sémantiquement » du domaine
pictural (« est narrative toute œuvre plastique qui se réfère à une représentation figurée
dans la durée, par son écriture et sa composition, sans qu’il y ait toujours à proprement parler de récit », p. 231).
Enfin, « ici, rien, pas un fait, pas un document. Les objets, les livres, les journaux sont
remplacés par d’affreuses photographies blafardes […] »44. L’exposition ne présente pas de
documents originaux : pas de planches, mais pas non plus d’imprimés45. Cette absence d’imprimés est une erreur stratégique, selon Th. Groensteen, négligeant les attentes nostalgiques
des bédéphiles. Mais cela montre aussi que, par stratégie ou par impensé, le dispositif original de présentation des œuvres (le livre, le journal) n’est pas pris en compte par l’exposition.
Si les partis-pris esthétiques ou scénographiques de l’exposition de 1967 ont eu des
postérités variables, son rapport ambigu à la narration continue à marquer des expositions
contemporaines. Deux exemples peuvent illustrer cette continuité.
L’exposition Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain s’est tenue
de mai à septembre 2009, à Paris, à la Maison Rouge46. Cette fondation privée a vocation
à organiser des expositions d’art contemporain, appuyées sur des collections privées. Pour
Vraoum !, les deux commissaires de l’exposition ont ainsi assemblé un ensemble d’œuvres
de bande dessinée et d’art contemporain. Leur propos est de faire apparaître la bande dessinée « en tant qu’art » et « l’art contemporain comme nourrie de celle-ci », en organisant
des rencontres entre des œuvres, « regroupées par thème ou par affinités »47. Dans la mise
en œuvre pratique de cette volonté de rencontre, primat est donné à la dimension plastique
et graphique des œuvres de bande dessinée.
Le métadispositif, institutionnel et expositionnel, qui encadre les œuvres va dans ce
sens : Vraoum ! se tient dans un lieu d’art contemporain, suivant une scénographie qui s’y
conforme. La scénographie minimaliste s’approche du white cube contemporain48 (malgré
la présence ponctuelle de murs colorés) et la présentation des planches et dessins liés à la
bande dessinée se fait par un accrochage aux cimaises et un encadrement classiques. Le
regard à porter sur les planches et dessins est ainsi orienté vers une approche plastique.
De même, l’exposition offre peu de place à la narration et aux récits des auteurs et
op. cit., p. 229).
44 André Fermigier du Nouvel Observateur, à propos de l’exposition, cité dans Jacques Sadoul, « Deux études
phylactérologiques », dans Fiction, 164, juillet 1967, p. 150. Également repris dans Thierry Groensteen, Un objet [...],
op. cit., p. 158.
45 Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 156. Pierre-Laurent Daurès (op. cit., « Annexes », p. 3) fait allusion à
la présence de planches originales dans la « boîte lumineuse ». Peut-être évoque-t-il plutôt des pages dans leur édition
originale ?
46 Pour cette exposition, notre travail a consisté en une visite/observation (10 septembre 2009) et un travail documentaire
(catalogue, documents institutionnels).
47 Dossier de presse Vraoum !, 2009, p. 6 et 10. David Rosenberg est écrivain et commissaire d’expositions d’art
contemporain et Pierre Sterckx est critique d’art et spécialiste de bande dessinée.
48 Selon l’expression consacrée depuis Brian O’Doherty, White Cube : l’espace de la galerie et son idéologie [1976],
Zurich, JRP Ringier (Lectures La Maison rouge), 2008.
82
Jean-Matthieu Méon
œuvres présentés. La focalisation sur les originaux, difficilement contournable dans un tel
lieu, n’offre, comme on l’a dit, que des fragments de récit. Le choix des œuvres exposées
(évidemment contraint par la rareté et l’accessibilité difficile des planches) accentue encore
cette logique. Pour les œuvres séquentielles (planches, strips), rares sont les séquences longues (plus de deux planches consécutives, par exemple). Et nombreux sont, pour les auteurs
de bande dessinée, les dessins autres que des planches ou des strips : couverture, dessins
préparatoires ou publicitaires... C’est-à-dire des œuvres le plus souvent non narratives, ou
en tout cas sans découpage en cases et en strips. Le texte fait l’objet d’un traitement similaire : parfois absent des œuvres, il n’est jamais traduit – malgré la présence d’œuvres anglaises, italiennes, japonaises. Plus encore, les commissaires incitent implicitement à une
requalification du texte en image, en vantant dans le catalogue le plaisir d’une appréhension
simplement graphique de « textes illisibles pour nous », éprouvé lors d’un séjour commun à
Tokyo49. Enfin, l’absence de résumé des livres évoqués ou la mention non systématique des
scénaristes dans les textes d’accompagnement de l’exposition (par exemple les cartels ou le
livret accompagnant les visites) redoublent encore cette relégation du récit50.
À la fin du parcours de l’exposition, un banc de lecture présentait des albums et livres
de bande dessinée, réintroduisant ainsi au sein du dispositif le support traditionnel de la
bande dessinée et, potentiellement, les récits des œuvres. Cependant, la sélection d’ouvrages
proposée (en tout cas lors de notre visite) ne recoupait que très partiellement les œuvres
exposées.
Le récit et une partie des supports de sa narration semblent ainsi accessoires dans
l’approche proposée par l’exposition. De l’imaginaire porté par les bandes dessinées présentées ne ressort qu’un ensemble, aux frontières floues51, de personnages (« bestioles », « chenapans », super-héros) et de thématiques très générales (western, SF, humour, érotisme),
soulignés par les sections de l’exposition52 et les citations et détournements qu’en font les
artistes contemporains exposés53. Avec ce fonctionnement thématique, Vraoum ! évoque
des sujets d’œuvres de bande dessinée mais pas leurs récits, aborde le sujet mais pas sa ma49 David Rosenberg et Pierre Sterckx, Vraoum ! Trésors de la bande dessinée et art contemporain (catalogue), Paris,
Fage, 2009, introduction (non paginée).
50 Dans le Petit journal de l’exposition (livret distribué lors de l’exposition et disponible en ligne : http://www.
lamaisonrouge.org/IMG/pjvraoum.pdf), comme dans le dossier de presse, seuls quatre scénaristes sont cités (et jamais
en gras, à l’inverse des dessinateurs) : Goscinny, Charlier (cité pour Blueberry mais pas pour Buck Danny), Stan Lee,
Wolinski (pour Paulette, avec Pichard).
51 L’œuvre largement commentée de Gilles Barbier, L’hospice (2002, technique mixte, son et télévision), illustre bien
le flou du matériau de référence sur lequel les œuvres contemporaines présentées s’appuient. Les super-héros vieillissant
que figurent les mannequins de cette installation ne renvoient à aucun comic book en particulier (le costume dans lequel
Catwoman est représentée ici n’est jamais apparu qu’au cinéma, dans le Batman returns de Tim Burton [1992]). Plus que
la bande dessinée et « [ses] personnages, [sa] mythologie et [son] univers » (Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 146), ce
sont bien plutôt les industries culturelles dans leur ensemble et leur imagerie qui sont citées ici.
52 Les différentes sections de l’exposition sont les suivantes : Pionniers de la bande dessinée, Far West, Ann Lee, Bestioles
et créatures, Walt Disney Productions, Hergé et la ligne claire, Mangas !, SF, Gags à gogo, Gredins et chenapans, Pictural,
À fond la caisse, La rencontre des héros, Super-héros, L’Enfer.
53 Pour une proposition de description systématisée de ces citations, voir Pierre-Laurent Daurès, « Impressions sur
Vraoum ! », dans Du9.org, avril 2010, [en ligne], http://www.du9.org/dossier/impressions-sur-vraoum/ (page consultée
le 4 avril 2010).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
nière – ni sa manière narrative, littéraire ni réellement, ce qui peut être plus paradoxal, sa
manière graphique (deux sections seulement renvoient à une analyse stylistique : « Hergé et
la ligne claire » et « Pictural »)54. Au-delà de ses éventuelles limites, c’est cependant bien un
discours plasticien qui est au cœur de Vraoum ! et qui en structure les choix et les modalités.
Cette approche a été revendiquée de manière beaucoup plus frontale dans un
événement en continuité directe avec Vraoum ! La biennale d’art contemporain du Havre a
été consacrée en octobre 2010 (et à nouveau en 2012) a une mise en rapport similaire entre
art contemporain et bande dessinée (Bande dessinée et art contemporain. La nouvelle scène
de l’égalité)55. La dimension narrative de la bande dessinée fait l’objet d’une mise à distance
explicite dès les textes introductifs du catalogue. L’approche plasticienne liée à l’exposition
est censée, selon son commissaire, refléter une évolution de la création contemporaine en
bande dessinée. Jean-Marc Thévenet, le commissaire général de la biennale, et ancien directeur général du festival d’Angoulême, souhaite y mettre en avant une nouvelle génération
d’auteurs « en rupture avec le dispositif narratif classique » : « la bande dessinée abandonne
son usage traditionnel, celui de « raconter une histoire » et gagne une plus grande autonomie artistique. […] Le récit, en bande dessinée, n’est plus une fin en soi… »56.
On le voit, une des modalités retenues pour exposer la bande dessinée relève d’une
forme de réduction plasticienne. Le dispositif de l’exposition, tout particulièrement s’il intègre des œuvres originales, ne retient des œuvres exposées que ce qui y est visiblement
présent, le trait et la composition, ignorant ou marginalisant ce qui les dépasse (le récit et
ses modes de narration, qui se prolongent dans les fragments absents et leur forme finale,
imprimée). De la bande dessinée, seul le dessin est gardé. Cette réduction peut être revendiquée ou impensée et/ou subie – en raison des contraintes pratiques et matérielles liées à
l’exposition (il est difficile d’organiser la lecture dans une exposition) et aux œuvres originales (rares et dispersées57). Elle peut aussi, on va le voir, être contournée.
Stratégies alternatives de narration et évocation de l’imaginaire
Plusieurs stratégies alternatives à la relégation de la narration et du récit s’observent.
Elles sont mises en œuvre dans des lieux et suivant des démarches distinctes mais entre lesquelles les chevauchements existent. Nous distinguons trois types de stratégies visant ainsi
54 Un parallèle peut être établi avec l’exposition Le voyage imaginaire d’Hugo Pratt, de la Pinacothèque de Paris (marsaoût 2011), organisée selon un découpage thématique similaire : « Îles et océans », « Désert », « Militaires », « Villes »,
etc. (visite-observation du 5 juillet 2011). L’approche plasticienne de la bande dessinée semble peiner à produire des
catégories esthétiques spécifiques de ses œuvres.
55 Nous nous appuyons ici sur un travail uniquement documentaire (catalogue, presse).
56 « Entretien croisé : bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité », dans Jean-Marc Thévenet et
Linda Morren, Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité : Arts, Le Havre 2010, biennale d’art
contemporain. Blou, Monografik, 2010, p. 10 et 13.
57 Le regroupement des planches d’un même album contribue alors à donner à une exposition sa dimension événementielle
et spectaculaire : le Lotus bleu (édition originale) dans Hergé au Centre Pompidou (2006), un épisode – presque – complet
des Fantastic Four (no54) pour l’exposition Kirby (The House that Jack Built) à Fumetto (2010), La Ballade de la mer
salée à l’exposition Pratt de la Pinacothèque (2011), etc.
84
Jean-Matthieu Méon
à réintroduire les récits et leur imaginaire dans les expositions de bande dessinée – par le
commentaire, par une forme de substitution ou par des créations ad hoc.
L’approche muséale spécifique
Dans sa configuration actuelle, inaugurée en juin 2009, le Musée de la bande dessinée
d’Angoulême incarne de manière idéal-typique ce qu’on appellera ici une démarche muséale
spécifique58. Référée à une mise en scène de la bande dessinée dans ses spécificités, cette
démarche tente de prendre en charge la narration et le récit. Ceux-ci ne sont cependant pas
restitués pour eux-mêmes, comme supports d’une expérience littéraire directe : ils visent à
permettre et faciliter un commentaire adapté des objets et œuvres présentés et à en rendre
possible une appréhension et une appréciation informées.
Cette démarche, et ses éventuelles contradictions, sont à lire notamment au regard
des caractéristiques mêmes de l’institution. Il s’agit d’un musée public, ce qui implique une
prégnance des logiques scientifiques dans la conservation et la valorisation des collections,
articulées à des considérations plus pragmatiques de fréquentation. C’est de plus le seul musée dédié à la bande dessinée en France et un des rares en Europe et au-delà. Ainsi le Musée
de la bande dessinée – suivant un impératif de présentation des originaux qui constituent
une partie de son fonds et, sans doute, de son attractivité – est amené à exposer ce qui n’est
pas initialement destiné à l’être, à multiplier les approches d’un domaine peu couvert par
l’offre muséale. Les responsables du Musée sont ainsi amenés à penser simultanément les
particularités de la bande dessinée et les limites de l’approche muséale appliquée à ce mode
d’expression. Le catalogue accompagnant la rénovation de la présentation de la collection
permanente montre comment ces responsables institutionnels posent les contradictions de
leurs missions en préalables de leur démarche.
Musée de la bande dessinée : l’association de ces termes ne manque pas de surprendre ceux qui
n’en sont pas familiers. Ne seraient-ils pas antinomiques ? […] [La bande dessinée est] une forme
artistique qui semble ne pas pouvoir se laisser dompter, se laisser apprivoiser si facilement par une
quelconque définition ou classification. C’est pourtant la mission que se sont donnée tous ceux qui
ont forgé le projet du Musée de la bande dessinée et œuvré à son accomplissement. […] Exposer de la
bande dessinée, qu’est-ce que cela signifie ? […] [L]e musée opère sur les planches de bande dessinée
le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale [Ambroise
Lassale, alors conservateur du Musée].59
58 Certains de ses traits saillants peuvent néanmoins s’observer dans d’autres lieux, dans d’autres contextes. Elle est ainsi
à rapprocher par exemple de l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne à la Bibliothèque nationale de France
(octobre 2000-janvier 2001), qui en partage la volonté de rigueur « scientifique » (cfr : Thierry Groensteen, Un objet
[...], p. 164-166 et le catalogue : Thierry Groensteen (dir.), Maîtres de la bande dessinée européenne, Paris, Bibliothèque
nationale de France/Seuil, 2000).
59 Ambroise Lassale, « Trois regards sur un art », dans Thierry Groensteen, La bande dessinée : son histoire et ses
maîtres, Lausanne/Paris/Angoulême, Skira/Flammarion/Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2009,
p. 10. C’est nous qui soulignons.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Au carrefour de la littérature et des arts graphiques, la bande dessinée, doublement mimétique, est à la fois
récit et spectacle, fable et image. La définir seulement comme un art graphique serait ne retenir qu’une moitié
de ce qui la constitue. Cependant, que nous le voulions ou non, c’est bien cette dimension-là qui se trouve
particulièrement mise en évidence, aussi bien sur les cimaises du Musée de la bande dessinée que dans ce livre
[Thierry Groensteen, rédacteur du catalogue].60
L’agencement de la collection permanente du Musée depuis 2009 révèle les moyens
mis en œuvre pour exposer, malgré tout, la bande dessinée61. En cohérence avec les collections du Musée, l’exposition présente à la fois des imprimés (livres, magazines, journaux),
des planches originales et quelques produits dérivés. Planches et imprimés sont présentés
de manière imbriquée et dans des vitrines horizontales – tout au moins dans la première
section du parcours, « L’histoire de la bande dessinée ». Des « alcôves » sont aménagées tout
au long du parcours historique, espaces de lecture offrant au visiteur la possibilité de lire une
partie des ouvrages que les vitrines présentent. Les planches originales sont ainsi référées
parfois à leur propre version imprimée, sinon à leur support de destination – support sans
cesse rappelé par le dispositif expositionnel, qui souligne ainsi de lui-même son décalage
avec les ouvrages de bande dessinée.
La présence de livres consultables réintroduit le récit dans l’exposition de bande dessinée. Mais la présentation de planches renvoie au mode plus classique de l’exposition plasticienne. C’est tout particulièrement le cas du « salon » où sont présentées « en majesté les
plus belles pièces de la collection du Musée »62, afin d’en permettre l’appréciation esthétique,
hors du discours historique, social et didactique des autres sections. Des cartels permettent
cependant de relativiser la réduction plasticienne de l’accrochage. Ils croisent éléments de
publications, indications sur le récit et appréciation esthétique spécifique (le trait mais aussi
la maîtrise de la narration). Le cas échéant, les scénaristes sont systématiquement mentionnés.
310 et 311 Will Eisner (1917 – 2005), The Spirit : Showdown with the Octopus
Planches 2 et 3. Épisode no378, paru le 24 août 1947. Encre de chine et gouache blanche
sur papier.
Tampons, traces de colle, 575 x 365 mm. Inv. 97.1.13 et 14
Le Spirit est enfermé avec l’un de ses plus redoutables adversaires, connu sous le nom de « The
Octopus » (« la pieuvre »). Le commissaire Dolan et ses hommes rongent leur frein. Qui sortira
vivant de l’affrontement ? Le temps semble suspendu, et les bruits qui résonnent dans le silence
renforcent la tension dramatique. Maître des effets du clair-obscur, Will Eisner signe l’une de ses
pages les plus célèbres avec cette lampe torche qui va cueillir des éléments du décor (des indices)
avant de s’immobiliser sur le célèbre criminologue et son prisonnier, servant ici d’appât. T.G.63
60 Thierry Groensteen, La bande dessinée [...], op. cit., p. 321. C’est nous qui soulignons.
61 Nous nous appuyons là sur une visite du Musée (septembre 2009, janvier 2010, janvier 2011, janvier 2012) et sur de
la documentation (catalogue, site internet, documents institutionnels).
62 Selon la description en ligne du parcours muséographique : http://www.citebd.org/spip.php?article4, consulté le 18
septembre 2010.
63 Texte reproduit dans Thierry Groensteen, La bande dessinée [...], op. cit., p. 258.
86
Jean-Matthieu Méon
Par l’intermédiaire des cartels d’accompagnement, la scénographie rattache ainsi les
planches à leurs récits.
Une approche « substitutive » : initier et commémorer
L’exposition spectacle « propose de fournir au visiteur une expérience de substitution,
dont l’aspect le plus spectaculaire consiste à représenter en trois dimensions ce qui, à l’origine, n’en comporte que deux. Son, lumière, vidéos, sculptures, fresques et projections sont
requis pour ce qui dépasse la simple traduction et devient une expérience totalisante qui vise
à plonger le spectateur dans l’esprit de l’œuvre elle-même »64. Cette forme a caractérisé les
grandes expositions des années 1980-1990, influencé la scénographie de certains musées (y
compris le CNBDI d’Angoulême à sa création, dans sa collection permanente comme dans
des expositions temporaires telles que Le Musée des Ombres de 1989, consacrée aux Cités
Obscures). Elle continue de marquer les expositions notamment dans les festivals. L’exposition Le monde de Troy permet d’illustrer ici cette approche65.
Cette exposition était consacrée à l’univers d’heroic fantasy développé autour du personnage Lanfeust de Troy, créé en 1994 aux éditions Soleil, par le scénariste Arleston et le
dessinateur Didier Tarquin. Elle s’est tenue au Festival d’Angoulême en janvier 2011, dans
une tente installée dans la cour de l’Hôtel de Ville. La communication du festival déploie très
directement la rhétorique de l’événement spectaculaire : « spectacle total », reposant sur
« un parcours à grand spectacle », pour « une exploration totalement dépaysante ».
Le monde de Troy présente « des éléments scénographiques forts (reproductions de
décors, agrandissements de personnages, mise en exergue d’éléments de dialogues), des
extraits de la série (originaux [cfr : notre remarque infra], reproductions de dessins ou de
planches) et des cartels explicatifs ». Le tout s’inscrit dans une scénographie immersive, à
l’aide d’effets sonores (dialogues, bruits de batailles, sons divers) et lumineux (obscurité,
éclairage de couleurs variable) créant des ambiances fortes et distinctes. Le parcours est
organisé autour des grands axes constitutifs du récit de Lanfeust de Troy, qui se déploie
sur plusieurs séries d’albums. L’exposition débute ainsi par une évocation des quêtes qui
traversent la saga puis, dans une deuxième salle, par une présentation du personnage principal, Lanfeust, et de son principal antagoniste, Thanos. Une autre salle explique ensuite
l’un des ressorts de la saga, la possession de pouvoirs hors du commun. Les espaces suivants
présentent des personnages clés (tel que Cixi, personnage féminin, ou les Trolls) et les cycles
narratifs (séries) secondaires qui s’y rattachent. Le parcours se conclut avec une présenta64 Jean-Philippe Martin et Jean-Pierre Mercier, op. cit., p. 95.
65 Le dossier de presse utilise également le titre Les mondes de Lanfeust pour cette exposition, produite pour le FIBD
par 9e Art+ et les Éditions Soleil (commissariat : Thierry Bellefroid ; scénographie : Joël Portal ; coordination : Ezilda
Tribot). Nous nous appuyons sur une visite de l’exposition (janvier 2011) et sur de la documentation (dossier de presse du
FIBD, documents en ligne). Sauf mention contraire, les citations et expressions entre guillemets sont extraites du dossier
de presse.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
tion de la « planète de Lanfeust », son histoire, sa géographie, son bestiaire, mais aussi des
prolongements des albums sur d’autres supports (dessin animé). Le dernier espace est celui
de la boutique, qui expose sous vitrine certains produits collectors et vend livres et objets
(t-shirts, posters).
Cette description de l’exposition Le monde de Troy montre en quoi le terme de « substitution » mérite d’être précisé. Si nous le reprenons ici, ce n’est pas pour désigner une éventuelle équivalence entre exposition et livre. L’exposition se substitue au livre pour évoquer
son imaginaire, à travers une scénographie et des artefacts qui y renvoient, mais non pour
en rendre intégralement le récit, c’est-à-dire la mise en articulation et en style des éléments
de son imaginaire. L’exposition fonctionne en partie sur un mode didascalique, de présentation des personnages et des lieux. Certains des textes des panneaux, tout en évoquant précisément certains moments clés, montrent bien en quoi le récit se trouve ailleurs – dans les
albums, consultables dans l’exposition même ou achetables à sa sortie66.
À la fin du tome 5 de Lanfeust de Troy, Cixi, fille de Nicolède et amoureuse de Lanfeust, disparaît. On
la retrouve beaucoup plus tard, maîtresse de Thanos le jour et ombre ténébreuse la nuit. Qu’a-t-elle
fait entre ces deux moments ? C’est ce que Christophe Arleston a entrepris de raconter parallèlement
aux aventures de Lanfeust, en compagnie du dessinateur Olivier Vatine. CIXI DE TROY. (Texte
d’un panneau de l’espace consacré à Cixi et sa série – c’est nous qui soulignons.)
TYKKO DES SABLES. Avec Nicolas Keramidas […] et en co-scénario avec Melanÿn, Christophe
Arleston a imaginé cette aventure désertique. Elle se déroule dans le Sud du Delpont, à Mubarre,
là où la magie est presque inopérante. Mubarre, c’est une oasis pour les caravanes qui sillonnent le
désert. Le jeune Tykko est le héros de cette histoire. Il est en quête de ses origines. La jolie Ayasha,
qui lui est apparue entre rêve et réalité, va-t-elle l’aider dans sa quête ? (Texte d’un panneau de
l’espace consacré aux séries secondaires – c’est nous qui soulignons.)
Le positionnement de l’exposition par rapport à l’œuvre originelle est donc complexe :
une forme de détachement à l’égard du dispositif même du livre (qui pourrait aussi bien être
un film, un roman…) mais une continuité constante avec son contenu (le récit et son imaginaire). Cette continuité varie selon le visiteur et son degré de familiarité préalable avec
l’œuvre. L’exposition peut ainsi fonctionner, soit en amont, comme une introduction et une
initiation à l’univers, soit en aval, comme une commémoration de celui-ci. Selon le visiteur,
elle en donne des clés de compréhension ou en rappelle les moments clés.
Connaisseur ou non de l’univers de Troy, le visiteur pourra s’initier aux principaux thèmes de la
série ou en retrouver les décors pour la rendre plus réelle encore dans son imaginaire. (C’est nous
qui soulignons.)
66 La reconstitution d’un village de Trolls intégrait des espaces de lecture : une table avec des chaises, une hutte. La
boutique de l’exposition vendait les albums.
88
Jean-Matthieu Méon
On comprend dès lors comment ces expositions trouvent leur place dans les festivals ;
elles sont en adéquation avec leurs dimensions commerciale (l’exposition fait la promotion
du livre, de la série) et fanique (l’exposition participe à la célébration commune de la passion
partagée).
Enfin, l’exposition ne comprenait pas d’originaux – ou seulement de manière très
marginale67. Similaire à d’autres constats faits sur les expositions-spectacles68, cette absence
peut sembler conforme à la logique de ces expositions qui se substituent aux œuvres originales pour évoquer leur univers. Mais cette absence est aussi révélatrice du rapport spécifique à la bande dessinée qui sous-tend ces expositions : le primat donné cette fois au récit
sur le dessin.
Des propositions ad hoc
Une dernière modalité de prise en charge de la narration et du récit par l’exposition est la formulation, par les auteurs de bande dessinée, de propositions ad hoc, c’està-dire conçues pour l’exposition et essayant d’y transposer la dimension narrative de leur
mode d’expression. Quelques réflexions critiques et théoriques ont été proposées sur cette
approche, notamment par Christian Rosset, critique, et Jean-Christophe Menu, auteur-éditeur. Cet ensemble d’expositions est nécessairement composite car il repose sur une posture
qui valorise pour elles-mêmes la créativité et l’innovation formelle et produit donc des expositions aux dispositifs variés. Au-delà des exemples évoqués par Chr. Rosset et J.-Chr. Menu,
notre corpus nous permet de formuler des remarques complémentaires sur cette modalité et
ses liens avec les autres formes d’exposition.
Dans sa réflexion sur la difficulté qu’ont les images de bande dessinée à « tenir le
mur »69, Christian Rosset invite les auteurs à intégrer la réflexion sur l’exposition dans le
processus de création des planches et dessins. Il pointe également certaines réalisations qui
vont au-delà et relèvent de l’installation : par exemple, Sardon présentant comme un ensemble sa production de tampons encreurs, Benoît Jacques travaillant sur des « planches »
de bois, parfois en les assemblant, ou encore Thomas Ott présentant un récit photographique
et dessiné trouvant son sens par le décor de pizzeria dans lequel il est exposé.
La thèse de Jean-Christophe Menu propose, de manière proche, une conceptualisation autoréflexive de cette « extrapolation de la Bande Dessinée dans l’espace à trois dimensions »70. Il l’illustre à partir de divers travaux qu’il a réalisés depuis la fin des années
1990. Deux démarches ressortent de ses réalisations. Une première vise à transposer plutôt
67 Le dossier de presse en annonce mais, lors de notre observation, les planches et dessins nous ont semblé être
exclusivement des reproductions des pages des albums (colorisées, lettrées, mises en page).
68 Cfr Thierry Groensteen, Un objet [...], op. cit., p. 162-163 et Pierre-Laurent Daurès, op. cit., p. 109.
69 Christian Rosset, « Tenir le mur », dans Neuvième Art, 15, janvier 2009, p. 166-175. Consultable en ligne : http://
neuviemeart.citebd.org/spip.php?article168 (page consultée le 26 juillet 2011).
70 Jean-Christophe Menu, op. cit., p. 496. Pour le détail des œuvres évoquées ici, cfr : le chapitre 3 : « Bande dessinée et
troisième dimension » (p. 139-169). Sauf mention contraire, les citations données sont extraites de cet ouvrage.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
qu’exposer, tout en conservant une dimension narrative. C’est par exemple le projet qui
fonde la Pyramhydre de 1997, « un objet [ne devant pas être] une structure dans laquelle
montrer des planches originales de bande dessinée mais qui, en transposant en volume les
aspects pictogrammatiques, symboliques, voire ésotériques de la ligne graphique de L’Association, soit un objet original en lui-même » (p. 150). Au visiteur de décrypter la narration
qu’offre l’objet. La transposition en volume est aussi au principe de la « bande dessinée en
bas-relief » (p. 162) intitulée Ready Made (Les nouvelles aventures de Modeste et Pompon)
de 2003 : une série d’assiettes détournées et accrochées au mur et racontant un vaudeville.
La deuxième démarche intègre plus classiquement des planches ou des strips mais réalisés
spécifiquement pour une exposition et ne prenant leur sens que par rapport à certains objets
et dans le contexte spécifique de l’exposition pour laquelle ils ont été réalisés. Elle a été mise
en application à l’occasion de l’exposition Toy Comix à la Galerie des Jouets du Musée des
Arts Décoratifs de Paris de novembre 2007 à mars 2008, pour laquelle les auteurs invités
ont notamment réalisé des planches en relation avec des jouets sélectionnés au sein de la
collection du musée, puis exposés ensemble sous vitrine (p. 156-162).
Les exemples de proposition ad hoc sont plus rares au sein de notre corpus. L’exposition Engelmann71 de l’auteur autrichien Nicolas Mahler en est un. Elle s’est tenue dans
le cadre de l’édition 2010 du festival Fumetto de Lucerne – festival de bande dessinée qui
revendique une ouverture sur d’autres pratiques artistiques, au premier rang desquelles le
dessin contemporain. Cet exemple montre comment l’exposition peut en elle-même constituer la proposition narrative ad hoc formulée par l’auteur invité. L’exposition Engelmann
est liée à la bande dessinée du même nom, parue en France à L’Association en 2011. Sans en
reprendre la trame, elle en approfondit plutôt la thématique satirique. La bande dessinée est
une fiction éditoriale qui évoque, à travers une série de gags, les difficultés d’un super-héros
dont l’activité de justicier est en partie liée par des considérations éditoriales. L’exposition
se donne comme une rétrospective de la (fausse) carrière éditoriale du personnage72 : présentation d’exemplaires sous plastic bag de son comic book (imaginaire), diagramme des
ventes, (faux) produits dérivés accompagnant la carrière du personnage. Satire de l’édition
(principalement) américaine, l’exposition est aussi une satire de la pratique expositionnelle
en matière de bande dessinée, en reprenant certaines des caractéristiques de l’expositionspectacle : objets collectors et reconstitution (ici un mobile géant d’Engelmann se battant
dans les airs contre son adversaire, pouvant être animé par un sèche-cheveux). Une section
de l’exposition donne à voir des documents (dont seule une partie semble authentique) liés
à l’élaboration du comic book. À travers cette exposition de Fumetto, Mahler raconte une
fiction, sans s’appuyer sur la mise en scène de planches.
Le recours à l’installation peut rapprocher les démarches évoquées de la logique scé71 Pour cette exposition, notre travail a consisté en une observation-visite (2 mai 2010) et un travail documentaire
(présentation et note d’intention de l’exposition).
72 En ce sens, elle est à rapprocher de l’exposition collective Musée Ferraille, organisée au Festival international de
la bande dessinée d’Angoulême en 2003, et qui présente dessins, planches, objets, dessins animés liés au personnage
(fictivement) à succès Monsieur Ferraille.
90
Jean-Matthieu Méon
nographique, éventuellement spectaculaire, décrite précédemment. Elles s’en distinguent
cependant par l’autonomie de l’installation à l’égard d’une œuvre de bande dessinée imprimée : l’installation constitue une œuvre en elle-même, dans son propos comme dans ses
éléments exposés – ce qui n’empêche pas une continuité thématique et/ou esthétique avec
d’autres travaux du même auteur, y compris sous forme de livre (comme c’est le cas ici pour
Mahler73).
Cette dernière modalité d’exposition est davantage à rapprocher de la réduction plasticienne – non par ses formes ni par la façon dont ces deux types appréhendent la bande
dessinée et la narration, mais par les relations qu’ils entretiennent avec le champ artistique. Tous deux témoignent d’une prise en compte des normes dominantes de ce champ
et opèrent des opérations de mise en conformité : mise en conformité de l’appréhension de
l’œuvre (esthétique), et au-delà, mise en conformité de sa présentation (l’accrochage aux
cimaises) d’un côté (réduction plasticienne) ou mise en conformité des œuvres elles-mêmes
(installations, objets, dessins) de l’autre (approche ad hoc).
La narration et le récit originels d’une œuvre de bande dessinée résistent difficilement à leur mise en exposition. Les modalités adoptées par les organisateurs d’expositions
de bande dessinée s’organisent alors autour d’une polarisation entre deux approches opposées. La mise en exposition peut ainsi tendre à une réduction plasticienne qui marginalise ou
oublie le récit, pour n’organiser qu’une appréhension esthétique et plastique des fragments
exposés. Inversement, le passage à l’exposition peut opérer une autonomisation du récit et
de son imaginaire à l’égard de son support d’origine. La scénographie et les objets présentés
se font les porteurs d’un imaginaire qui pourrait être originaire d’une bande dessinée comme
de tout autre objet culturel – ce dont témoigne la similitude de ces expositions de bande
dessinée avec d’autres expositions consacrées à des personnages et univers issus d’autres
secteurs des industries culturelles (cinéma, romans, jeux vidéos…)74. L’approche appelée ici
ad hoc comme l’approche muséale spécifique s’inscrivent également autour de cette tension
en cherchant à maintenir, dans des manières et des logiques en partie différentes, ce qu’elles
perçoivent être la spécificité narrative de la bande dessinée.
À partir du travail empirique réalisé, nous faisons l’hypothèse que la distribution des
expositions sur un tel axe graphisme/narration est dépendante de plusieurs facteurs, liés
à la fois aux logiques internes du champ de la bande dessinée et aux relations que celui-ci
entretient avec le champ culturel.
Les caractéristiques de l’institution d’accueil représentent un premier facteur. L’éventail des modalités possibles d’exposition semble se resserrer avec la centralité de l’institution
au regard du champ culturel. Les festivals, tel que celui d’Angoulême, représentent des événements spécifiques à la bande dessinée et marginaux par rapport au champ culturel ; les
73 Des exemplaires du livre Engelmann étaient d’ailleurs consultables dans l’exposition.
74 Sur des expositions de ce type (Star Wars, Harry Potter, Lord of the Ring, James Bond), cfr : Gaëlle Crenn, « L’exposition
du cinéma populaire au musée des sciences. Logiques de production et dispositifs muséographiques dans les expositions
blockbusters », dans Christophe Bardin, Claire Lahuerta et Jean-Matthieu Méon (dir.), op. cit., p. 103-120.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
formes d’exposition y sont très ouvertes : expositions-spectacles scénographiées, expositions
didactiques, expositions plasticiennes et propositions artistiques ad hoc. Il en est de même
pour des institutions intermédiaires (comme le Musée des Arts Décoratifs par exemple, ou,
différemment, le Musée de la bande dessinée). Inversement, comme les exemples que nous
avons évoqués l’illustrent, dans les institutions inscrites de manière centrale dans le champ
culturel comme des musées d’art (Pinacothèque), des événements ou des lieux d’art contemporain (Maison Rouge, Biennale du Havre), seules la réduction plasticienne ou les propositions ad hoc trouvent leur place. L’institution d’accueil impose aux expositions une soumission plus ou moins forte aux normes du champ culturel. La plus grande force d’imposition
des institutions culturellement centrales est l’expression de la position dominée du champ
de la bande dessinée par rapport au champ culturel.
Les modalités des expositions varient également selon les positions que les auteurs et leurs œuvres occupent au sein du champ de la bande dessinée. Deux principes de
positionnement semblent peser plus particulièrement ici, soit directement sur le mode
d’exposition, soit sur le rapport aux institutions accueillant des expositions.
Le premier est lié à une opposition classique entre pôles artistique et commercial75.
Du positionnement sur cet axe résultent des recherches et des possibilités d’appui et de
reconnaissance différentes : le marché, spécialisé ou non, et ses instances, spécialisées ou
non (festivals et salons par exemple) du côté commercial ; le champ culturel et ses institutions (lieux d’exposition, prix littéraires) de l’autre. C’est ainsi que l’on peut comprendre, par
exemple, la présence de Lanfeust de Troy au Festival d’Angoulême et des auteurs de L’Association à Vraoum ! ou au Musée des Arts Décoratifs (Toy Comix) et, donc, leurs modalités
d’exposition respectives.
Le second renvoie à l’opposition graphisme/narration, cette fois-ci en interne au
champ de la bande dessinée. Il s’agit là d’un axe structurant du champ, polarisant ses acteurs,
ses productions, ses théorisations et lectures critiques76. Les choix en matière d’exposition
ne sont qu’une des expressions de cet axe dont les principes d’opposition se traduisent dans
bien d’autres domaines (en matière éditoriale, par exemple, avec les pratiques symétriques
et inverses, de l’artbook et de la novélisation). L’opposition graphisme/narration entre les
auteurs et leurs œuvres peut se décalquer directement dans les modalités d’exposition, et
ce au-delà des autres clivages du champ – d’où les mêmes modalités scénographiques pour
des expositions consacrées à des œuvres telles que Les Cités Obscures et Lanfeust de Troy
pourtant distinctes à bien des égards. Compte tenu du poids du facteur institutionnel, cette
reconduction de l’opposition est sans systématisme – ce qui explique la présence d’auteurs
et d’œuvres narratives dans des expositions relevant d’une réduction plasticienne. Enfin,
75 Définis par les croisements de l’opposition entre production restreinte et grande production (Pierre Bourdieu, « Le
champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 89, septembre 1991, p. 3-46) et de l’opposition entre
« conservateurs » et « novateurs » (Luc Boltanski, op. cit.).
76 Pour une illustration d’un positionnement sur cet axe et des effets de différenciation qui en résultent, voir JeanMatthieu Méon, « Tisser d’autres liens ? Pratiques éditoriales et discours critique de l’éditeur PictureBox : indépendance
et champ de la bande dessinée », dans Christophe Dony, Tony Habrand et Gert Meesters (dir.), La bande dessinée en
dissidence / Comics in Dissident, Liège, Presses universitaires de Liège (ACME, no1), 2014, p. 79-92.
92
Jean-Matthieu Méon
cette opposition produit aussi ses effets par les différences qu’elle entraîne dans la désirabilité et la possibilité des alliances (le champ littéraire pour le pôle narratif, le champ artistique
– et ses expositions – pour le pôle graphique). Le rapport aux institutions organisatrices
d’expositions n’est pas uniforme au sein de la bande dessinée.
La place accordée à la narration dans les expositions, la façon dont celles-ci relèguent
ou mettent en avant le récit et son imaginaire apparaissent donc comme des indicateurs à la
fois de logiques internes au champ de la bande dessinée et de sa reconnaissance effective par
le champ culturel. Une exploration plus avant tant sur les expositions que sur le champ de la
bande dessinée permettrait d’approfondir ces hypothèses et d’y rattacher plus directement
la grande diversité des expositions de bandes dessinées. Ces pistes montrent en tout cas
l’importance, dans l’étude de la bande dessinée, de tenir ensemble les approches formelle,
diégétique et sociologique.
Jean-Matthieu Méon
(Université de Lorraine)
93
Une complémentarité naturelle ?
Éléments d’analyse du couple texte-image
dans une affiche publicitaire du groupe Total
On assimile communément l’évolution de la relation texte-image dans la publicité
à l’histoire d’un progressif effacement du premier devant la seconde qui aurait abouti, au
cours de la seconde moitié du XXe siècle, au règne sans partage de l’iconosphère. S’il est vrai
qu’un simple coup d’œil alentour suffit le plus souvent à accréditer la thèse d’une hégémonie
de l’image publicitaire – une image toujours plus présente, déployée dans des formats toujours plus grands1, perfectionnée par des techniques toujours plus performantes2 –, il faut
se garder de l’interprétation hâtive qui ne conçoit la réduction des espaces ou des énoncés
textuels dans la publicité que comme la manifestation d’un désaveu de la part des créateurs,
annonçant l’inévitable disparition d’un médium devenu obsolète.
Il serait plus pertinent de considérer que les dernières décennies témoignent d’une
mutation complexe de la rhétorique publicitaire, qui s’exprime à la fois par un déplacement
de la fonction du texte3 et, dans le même temps, par la progressive accentuation de l’esthétisation des images publicitaires. Plus précisément, la fonction descriptive et la rhétorique
argumentative, vouées à la valorisation du produit, ont progressivement cédé du terrain face
à la conception croissante d’une publicité de type poétique ou ludique, valorisée pour ellemême et visant, notamment, à promouvoir avant tout l’image de marque ou d’entreprise.
Dans ce contexte, les pouvoirs de suggestion, d’immersion et de fascination de l’image ont
été chaque jour davantage mobilisés.
Pour autant, la grande majorité des affiches publicitaires actuelles continuent de
proposer des énoncés mixtes, et pour cause : la relation texte-image, loin de constituer un
binôme sclérosé où chaque médium occupe une fonction précise – argumentation/illustration… –, permet l’élaboration dynamique d’univers de signification dialogiques où s’articulent les sous-énoncés linguistique(s) et iconique(s) de manière à exploiter, dans une perspective synergique, leurs spécificités, leurs possibilités respectives. De ce point de vue, des
énoncés linguistiques épurés ou concis sont moins l’indice de leur disparition à venir que
1 Symptomatiques de ce phénomène, les teasers et affiches promouvant la sortie de films en viennent quelquefois à
couvrir l’intégralité de façades d’immeubles, voire de gratte-ciel.
2 En particulier, on peut souligner l’utilisation d’hologrammes, de caissons lumineux ou de panneaux mobiles.
3 Cfr : Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, L’argumentation publicitaire. Rhétorique de l’éloge et de la persuasion,
Paris, Armand Colin, 2012.
95
Les Cahiers du GRIT - n° 3
d’une recherche d’efficacité dans le cadre d’une évolution de l’argumentation et de la rhétorique publicitaire, accompagnée de l’éclatement des fonctions traditionnellement dévolues
à chaque médium.
Dans les pages qui vont suivre, nous nous attacherons à illustrer cette affirmation à
travers une étude de cas. Plus spécifiquement, il s’agira d’examiner une affiche publicitaire
signée par le groupe pétrolier Total, dans laquelle, en dépit de l’apparente prédominance de
l’image, se déploie un imaginaire dialogique où le sens naît de l’articulation dynamique des
sous-énoncés linguistiques et iconiques. L’objectif de cet article n’est donc pas d’épuiser les
possibilités interprétatives du document analysé, non plus que de proposer une étude de réception, mais plutôt de mettre en évidence, à travers l’examen de l’image, du texte et de leur
relation, l’élaboration rigoureuse d’un imaginaire spécifique et les processus sémiologiques
qui en constituent le fondement. Pour assurer la clarté de l’analyse en dépit du foisonnement
sémantique dont témoigne l’affiche publicitaire concernée, nous commencerons par étudier son versant iconique, en considérant les deux volets visuels séparément puis dans leur
relation au sein de l’énoncé global ; nous nous pencherons ensuite sur les éléments textuels,
avant de proposer, dans un dernier temps, une lecture qui rende compte de la synergie des
sous-énoncés iconiques et linguistiques.
Ouverture
Lorsque, dans son édition du 29 juin 2012, Paris-Match publie les résultats annuels
du baromètre Posternak/Ipsos4, Claude Posternak met en évidence, en marge des mouvances internes du classement, l’incroyable régularité du groupe pétrolier Total au poste
d’entreprise la plus mal-aimée des Français, « éternelle lanterne rouge […] depuis la création de ce baromètre, il y a treize ans ! »5.
L’année 1999, au cours de laquelle ce classement est créé, inaugure en effet le début
d’une période particulièrement difficile pour Total, régulièrement impliqué dans des accidents industriels et des catastrophes écologiques – le naufrage de l’Erika (1999), l’accident
d’AZF Toulouse (2001), l’affaire de la pollution de Donges (2008) – et convoqué sur les devants de la scène médiatique pour divers scandales6 : découverte d’une caisse noire (2002),
restructurations drastiques en situation bénéficiaire (2009), affaires de corruption en Italie
(2008), en Irak (2010) et en Iran (2013). Dans un tel contexte, qui s’inscrit en faux vis-à-vis
du mouvement international d’exacerbation des consciences écologiques, le géant français
de la pétrochimie peinera à se départir de l’effet-repoussoir que suscite l’évocation de son
4 Le baromètre Posternak/Ipsos, édité par le collectif La Matrice, se définit comme « l’observatoire de l’image des
grandes entreprises françaises ». La Matrice, Baromètre Posternak/Ipsos, s.d., en ligne à l’adresse www.lamatrice.com
(consulté le 1er mars 2014).
5 Claude Posternak, « Les hommes aiment Airbus, les femmes Yves Rocher », dans Paris-Match, 3293, 28 juin-4 juillet
2012, p. 108.
6 Violaine Appel et Hélène Boulanger, « La légitimation de l’organisation : les enjeux du dispositif communicationnel »,
dans Communication, 28/02, 2011, en ligne à l’adresse http://communication.revues.org/1712 (consulté le 6 mars 2014).
96
Geoffroy Brunson
nom auprès du public et des investisseurs potentiels.
Pourtant, dès 1999, au lendemain de la catastrophe de l’Erika, dont les conséquences
en termes d’image de marque se révèlent désastreuses, Total s’engage dans un long travail
de reconquête du public et des investisseurs. À la suite de Violaine Appel et d’Hélène Boulanger, nous pouvons y distinguer deux périodes marquées par un repositionnement stratégique et communicationnel, et séparées :
par le changement de l’identité visuelle de l’entreprise, en mars 2003. Avant cette date, la
communication du groupe se caractérise par une dominante en communication produit (stationsservice). Après 2003, on assiste à une montée en puissance de la communication institutionnelle.
Ces campagnes institutionnelles particulièrement onéreuses, qui visent exclusivement
à redresser et à promouvoir l’image corporate7 de Total, se succèdent jusqu’en 2009. En
particulier, de 2005 à 2009, une vague de quatre projets publicitaires8 voit le jour, dont la
continuité est assurée par une identité de structure visuelle : le split screen, soit la division
de l’image publicitaire en deux volets contigus. De mai à décembre 2008 a lieu le lancement
international de « Communauté d’intérêts », la dernière de ces quatre campagnes, qui se
caractérise par l’association du split screen à une structure spéculaire reposant sur la symétrie entre les éléments inférieurs et supérieurs de l’image9.
Alors que les campagnes institutionnelles précédentes mettaient surtout l’accent sur
le savoir-faire, la capacité d’innovation et, en particulier, la relation au client, « Communauté d’intérêts » attaque de front la problématique du développement durable et de ses
enjeux environnementaux et, selon la supermajor, « traduit et décline le positionnement, la
stratégie et l’engagement de Total sur le futur énergétique »10.
En 2009, au sortir de la gare de Bruxelles-Luxembourg, c’est à cette campagne institutionnelle du groupe Total que le voyageur se trouve inévitablement confronté : l’enseigne,
fixée sur la paroi du hall principal de la station ferroviaire, est constituée d’une vaste toile
d’affichage montée sur un caisson lumineux qui en assure le puissant rétroéclairage. Sur un
plan plus spécifiquement iconique, l’affiche constitue l’une des douze déclinaisons visuelles
d’une série opérant sur une même structure spécularisante : dans la partie supérieure, le
passant découvre une salle blanche et très lumineuse, spatialement aérée, où trois personnages vêtus de blouses blanches semblent absorbés dans leur travail ; à l’avant-plan, plusieurs fioles et flacons colorés sont répartis le long de l’image. Dans la partie inférieure,
7 L’expression peut se traduire par « image de marque », en dépit de subtilités terminologiques et sémantiques soulignées
dans Karine Johannes et Thierry Libaert, La communication corporate, Paris, Dunod, 2010.
8 Double-Énergie en 2005, Double-Énergie2 en 2006, Double-Énergie3 en 2007 et Communauté d’intérêts en 2008.
9 Voir Textuel la Mine, La nouvelle campagne Total, s.d., en ligne à l’adresse http://www.textuel-lamine.com/fr/article/
textuel-la-mine-pr%C3%A9sente-la-nouvelle-campagne-total (consulté le 6 mars 2014).
10 Jennifer Baccou, Marion Bertrand et Margaux Guiltaux, Un discours publicitaire peut-il influencer l’image de marque
d’une entreprise ?, rapport de synthèse réalisé dans le cadre du L3 « Information et communication » en UFR « Sciences
de la communication », Université Stendhal-Grenoble III, 2008-2009, p. 7, en ligne à l’adresse http://theycallmejane.free.
fr/public/Rapport_Total.pdf (consulté le 5 mars 2014).
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
on découvre l’image inversée (symétrie verticale) d’un paysage bucolique : sur une prairie
légèrement vallonnée, quelques arbres sont répartis sur toute la longueur du visuel ; au
centre, un arbre plus gros et plus touffu se détache sur le bleu pur et lumineux du ciel (fig. 1).
Figure 1.
Au niveau des paramètres plastiques – au sens large –, on remarquera, d’une part,
l’effet de spatialité qu’engendrent les plans de grand et de demi-ensemble et le format panoramique de l’enseigne ; d’autre part, on notera la volonté de compenser l’intense luminosité
de l’ensemble par l’utilisation de couleurs tièdes et froides qui témoignent en outre d’un souci
d’homogénéité chromatique ; enfin, on rappellera la structure symétrique de l’ensemble,
renforcée par les correspondances visuelles prononcées – du côté des formes, mais aussi des
couleurs – de part et d’autre de la ligne de démarcation horizontale. Toutefois, la rigueur de
98
Geoffroy Brunson
l’organisation spatiale de l’affiche est compensée par l’adoucissement des angles et par une
atténuation relative de la symétrie et des lignes de force – estompement et flou dans la partie
supérieure, irrégularité des contours et prédominance des courbes dans la partie inférieure.
L’affiche comprend également des éléments textuels, répartis en deux blocs qui, situés dans les coins supérieur gauche et inférieur droit, délimitent le parcours de lecture11.
En haut se trouve l’accroche, « Complémentarité naturelle », sous laquelle est déployé, en
plus petits caractères, le rédactionnel : « Et si recherche scientifique et ressources naturelles s’unissaient pour le meilleur et pour l’avenir ? ». En bas, le slogan d’assise (baseline),
« Notre énergie est votre énergie », qui n’est autre que la signature institutionnelle de Total
la plus récente12, jouxte le logotype13 du supermajor.
L’image
Le regard est attiré, dans un premier temps, par le volet supérieur de l’affiche. La
scène qui s’offre au spectateur se déroule manifestement dans un laboratoire scientifique,
comme le symbolisent – au sens peircien – les blouses blanches, les fioles ou le microscope ;
si la blancheur lumineuse omniprésente valorise positivement ce décor scientifique en lui
associant une atmosphère pure, aseptisée, elle élargit considérablement le sémantisme de
l’image en ce qu’elle contribue à plonger la scène dans une ambiance visuelle atemporelle
et presque dématérialisée : les angles, les contours se dissolvent dans cette lumière pure,
éblouissante, qui se substitue à la diversité sensible du réel au point de nier, d’un impossible
contre-jour, le monde sur lequel s’ouvrent les fenêtres à l’arrière-plan. De ce point de vue,
l’ensemble de cette scène paraît s’extraire de notre espace-temps, et si l’esthétique épurée,
le cadre scientifique et le décor aseptisé évoquent de nombreuses œuvres de science-fiction
(Moon, 2001 : l’Odyssée de l’Espace…), c’est plus particulièrement l’imaginaire du Paradis
céleste qu’évoque l’omniprésence de la blancheur et de la lumière, comme le souligne l’archétypologie durandienne et comme en témoignent ses nombreuses réactualisations dans la
culture populaire14. La figure centrale, rayonnante15, nimbée d’une aura de lumière, presque
angélique et comme entourée de ses disciples, contribue largement à renforcer le symbolisme divin de l’ensemble.
Il faut encore mettre en évidence dans ce volet supérieur la valorisation positive de la
science : les chercheurs semblent consciencieux, concentrés sur leurs tâches respectives, et
11 Sur la lecture et son rapport au support matériel, voir Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000 et
Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986.
12 La nouvelle signature du groupe a été élaborée conjointement à la nouvelle campagne et succède à « Pour vous, notre
énergie est inépuisable », qui a essuyé de nombreuses critiques dès son inauguration.
13 Créé en 2003 par le designer Laurent Vincenti, ce nouveau logo souligne par sa forme l’intégration de Total dans un
univers mondialisé dynamique.
14 Voir notamment Al Jean (prod. ex.), « Thank God it’s Doomsday ! », Les Simpsons, épisode 354, Fox, 8 mai 2005.
15 On remarque que les lignes de fuite occupent un rôle à la fois figuratif (les rainures du plafond) et symbolique (le
rayonnement de la science).
99
Les Cahiers du GRIT - n° 3
travaillent dans un espace ordonné, aéré et propre, de sorte qu’à la pureté symbolique de la
scène fait écho sa pureté matérielle. Flacons et microscopes permettent en outre d’associer
la science aux connotations positives de précision et de délicatesse. Il n’est à cet égard pas
anodin que la science s’allégorise dans un personnage central féminin mais anonyme – son
visage, ses yeux sont dissimulés –, de manière à lui associer les vertus – douceur, méticulosité, sensibilité – traditionnellement attribuées aux femmes dans l’imaginaire occidental.
Enfin, on insistera sur l’impression de mouvement et de stabilité que suscite l’image,
et qui entraîne l’association de la science à deux valeurs complémentaires : assurance et
dynamisme. Cette double valorisation trouve son ancrage visuel dans l’intégration des lignes
de force et des lignes de fuite à l’espace représenté, de telle sorte que la partie inférieure
témoigne imaginairement de la stabilité, de l’assise de la science (quadrillage des fenêtres,
ancrage vertical des larges piliers et des fioles dans le socle que constitue la ligne de démarcation horizontale), tandis que la partie supérieure évoque le rayonnement de la science et
son mouvement vers l’horizon – selon la lecture centripète ou centrifuge des lignes de fuite
que constituent les rainures du plafond, et que renforce la posture des deux figures au deuxième plan.
Dans un deuxième temps, si l’on s’intéresse à l’image renversée qui occupe la partie
inférieure de l’affiche, on peut observer un paysage bucolique, idyllique par son aspect verdoyant, son ciel bleu parsemé de discrets nuages blancs, et par la sérénité qui se dégage d’un
décor où nulle tempête ne menace, où nul escarpement ne brise les courbes douces du sol,
et où ne se voit ni homme, ni animal ; toutefois, bien qu’abondante, la nature qui se déploie
sous le regard du spectateur n’est ni sauvage, ni désordonnée : elle se révèle au contraire
ordonnée – on peut mentionner la centralité de l’arbre le plus imposant, ou la répartition
harmonieuse des arbres plus petits de part et d’autre de ce dernier – et entretenue – le sol
relève davantage d’une pelouse mouchetée de floraisons que d’une prairie d’herbes folles,
bien qu’aucun signe de transformation ou d’exploitation par la main de l’homme ne soit
décelable.
Les traits caractéristiques de ce décor paisible et verdoyant éveillent volontiers chez
le spectateur des résonnances culturelles, et bibliques en particulier ; dans cette perspective,
l’arbre central convoque l’iconographie de la Genèse, et participe en ce sens à la convergence
sémantique de l’ensemble. Plus largement, au-delà du jardin d’Éden judéo-chrétien, c’est
l’imaginaire du Paradis perdu, locus amoenus originel, qui s’y déploie, à travers la représentation d’une Nature « dans sa manifestation virginale », pure, accueillante, préservée
de toute incursion ; cette interprétation est renforcée par un effet d’abstraction de l’univers
dépeint vis-à-vis de la spatio-temporalité historique, à laquelle se substitue une spatio-temporalité statique qui n’est pas sans rappeler l’illud tempus paradigmatique cher à Eliade.
En effet, le paysage bucolique, d’une part, n’intègre aucun élément qui pût opérer
comme marqueur temporel (figurant, artefact culturel) et, d’autre part, se découpe de façon
très contrastée sur l’arrière-plan constitué par le ciel. De ce point de vue, la profondeur de
champ se révèle illusoire, en ce sens que la courbe de la colline constitue une frontière nette
100
Geoffroy Brunson
de l’avant-plan, dissimulant le monde qui s’étend au-delà – d’où une impression d’insularité16 d’un paysage dont l’horizon tout proche se fond aussitôt dans le ciel, sans s’inscrire
dans une solution de continuité géographique. La disposition des arbres le long de la courbe
constituée par le sommet de la colline contribue à cette spatialité singulière, en neutralisant
l’impression de profondeur de champ dans la partie inférieure, ainsi que le développement
de la perspective. Cette absence de perspective, associée à l’effacement des lignes de fuite,
empêche l’image de susciter une impression dynamique de mouvement ou de changement,
et lui confère au contraire un aspect statique, immobile, stable – une impression de stabilité exacerbée par l’enracinement des arbres perpendiculairement au bord de l’image, mais
aussi par leur centre de gravité visuel très bas.
Bien que ces observations permettent de rapprocher ce paysage idyllique, inscrit en
marge du monde extérieur et dénué de toute historicité, du paradis perdu, une telle convergence est toutefois partielle et repose principalement sur l’assimilation du cadre (idyllique,
authentique) au locus amoenus ; en effet, alors que l’imaginaire paradisiaque met également
en scène un mode de vie, et plus spécifiquement les relations entre les êtres d’une part, et
entre les êtres et leur écosystème d’autre part, l’image examinée témoigne exclusivement de
la valorisation positive du cadre pour lui-même.
Cette dernière observation révèle les limites de l’observation des deux volets considérés isolément : bien que cette étape nécessaire permette de dégager des pistes interprétatives et de mettre en évidence le déploiement d’imaginaires particuliers, la contiguïté, le
cadre englobant et, surtout, la redondance structurelle des deux images invite au contraire
à les indexer, c’est-à-dire à les considérer comme deux parties d’un tout engagées dans une
relation dialogique dont la prise en considération permet le déploiement d’un sémantisme
global et de préciser ou d’infléchir la lecture et l’interprétation de l’énoncé iconique.
Lorsque l’on considère l’affiche dans sa totalité, c’est sa structure symétrique qui
accroche l’attention, évoquant immédiatement la thématique de la spécularité : l’image
supérieure, par le jeu des formes et de la composition, paraît se refléter dans l’image inférieure, de sorte que le spectateur interprète spontanément cette observation comme l’indice
d’un rapport d’identité, de complémentarité entre les univers de la science et de la nature.
Le statut de cette relation se révèle néanmoins problématique : alors que le reflet entretient
d’ordinaire avec le reflété un rapport iconique17, on observe ici un effet de spécularité, qui
repose non pas sur l’indexation optico-physique du reflet au reflété, mais sur une redondance structurelle et sur une symétrie globale. Celles-ci invitent le spectateur, à l’instar du
contemplateur des Éléphants reflétant des cygnes de Dalí, à s’interroger sur la nature de
l’identité profonde qui unit science et nature comme une chose à son reflet. Plus encore,
cette structure spéculaire invite à considérer la totalité englobante dont les deux images
constituent comme les deux versants complémentaires.
16 Une insularité ontologique, au sens où le paysage paraît flotter directement dans le ciel, sans ancrage dans une réalité
extérieure. L’image suscite une impression d’ouverture sans toutefois s’inscrire dans un monde extérieur.
17 Au sens peircien, qui induit un rapport de ressemblance entre le representamen et l’objet.
101
Les Cahiers du GRIT - n° 3
D’emblée, il importe de souligner que la structure spéculaire de l’affiche repose d’une
part sur la hiérarchisation verticale des images – science en haut, nature en bas – et d’autre
part sur le renversement de l’image inférieure, de sorte que la nature paraît se déployer sous
la surface de l’univers représenté dans la partie supérieure, en constituer l’envers du décor.
De ce point de vue, la nature se donne à voir comme la source de la science, et celle-ci comme
le prolongement de la nature. Plus précisément, d’un point de vue perceptif – formes, symétrie, chromatisme –, les fioles semblent trouver leur source dans les arbres, ceux-ci, croissant vers le bas sous la surface de l’univers représenté dans la partie supérieure, constituant
les racines – où convergent sémantisme thématique de la nature et sémantisme symbolique
de la stabilité – d’une science organique dont les fioles colorées constituent le fruit.
La complémentarité entre les deux images peut se lire comme un rapport de filiation
symbolique, ou plus simplement comme les étapes d’une évolution naturelle, la science procédant directement de la nature comme le fruit de la racine – deux moments d’une même
réalité organique. C’est pourquoi la science, lorsqu’elle dirige son regard hypostasié par le
microscope vers la nature, contemple rien moins que son reflet, son doublet originel. La
structure spéculaire témoigne en ce sens d’une complémentarité essentielle – naturelle ? –
des deux univers mis en scène.
Toutefois, le redoublement du topos du « monde à l’envers » par la thématique de la
spécularité a pour conséquence que la nature, instituée en source et fondement de la science,
est aussi installée dans le rôle du reflet. Dès lors, la symétrie structurelle révèle en réalité
une asymétrie relationnelle entre les deux images, qui instaure un rapport de dépendance
de la nature à la science, celle-ci constituant la raison d’exister de celle-là. Par ailleurs, dès le
niveau de la composition, l’ascendance symbolique de la science sur la nature, qui invite le
spectateur à dépasser l’apparente équivalence des deux volets du diptyque, est subtilement
suggérée par le positionnement spatial de la science dans l’affiche (elle en occupe la partie
supérieure) et par son orientation (l’expérience visuelle de l’espace figuré, compatible avec
nos perceptions visuelles ordinaires, instaure ce dernier comme cadre de référence, l’inversion de l’image de la nature dénonçant précisément l’illusion référentielle et désignant
l’image comme telle).
Ce rapport asymétrique révèle également une vision que l’on qualifiera d’humaniste
du rapport entre l’homme et son écosystème, entre la science et la nature : la figure féminine centrale, qui surplombe le paysage tout en focalisant perspective et luminosité, incarne
une science à la fois triomphante – l’élévation, le rayonnement, la blancheur relèvent, sur
le plan de l’imaginaire, du régime diurne décrit par G. Durand18 –, capable de maîtriser une
nature valorisée positivement mais statique, inerte, afin d’en extraire puis d’en diffuser les
bienfaits, mais aussi une science bienveillante, symbolisée par le microscope, instrument
de précision qui permet d’examiner, de découvrir, sans perturber ni détériorer son objet
d’étude.
Cette analyse permet de relire à nouveaux frais la relation de complémentarité dis18 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
102
Geoffroy Brunson
symétrique qui unit les deux images : la nature constitue un cadre idyllique mais inerte, de
sorte qu’il appartient à la science, d’une part, d’en récolter le fruit (le contenu des fioles),
et, d’autre part, d’en assurer la surveillance (le microscope). La science est ici doublement
valorisée dans sa maîtrise de la nature, une maîtrise à la fois productrice19 et conservatrice20 ;
ainsi, le trajet des arbres aux flacons offre deux sens de circulation, la science permettant
d’extraire le nectar de la nature, et celle-ci se nourrissant du fruit de la science en y plongeant ses racines.
À ce stade, il n’est pas inutile de revenir à l’imaginaire paradisiaque mis en évidence
lors de l’analyse de l’image inférieure. En particulier, l’association des deux volets de l’affiche permet d’approfondir les points de divergence esquissés plus haut. En effet, parmi les
traits caractéristiques du paradis perdu, on note la représentation d’une nature généreuse et
nourricière, mais aussi l’intégration harmonieuse de l’être humain dans son environnement
idyllique. Or, d’une part, la césure entre les deux images souligne la dissociation de la nature
(cadre) et des scientifiques (figurants), et, d’autre part, l’opposition entre une nature immobile, passive et une science dynamique, productive, inverse le rapport édénique de l’homme
passif comblé par une nature éternellement productrice. Plus encore, la relation égalitaire
de l’homme à son écosystème cède la place à la verticalité prométhéenne de la science, et à
l’évocation d’une maîtrise distanciée de la nature, de sorte que si l’on se réfère à l’imagerie
biblique évoquée, l’affiche témoigne d’une revalorisation de la figure féminine associée non
plus au péché originel et à la chute – physique et morale – mais à une élévation – physique
et morale – qui confère à la femme, de par son allégorisation de la science, le rôle de maître
et protecteur d’une nature idyllique.
De ce point de vue, la science apparaît, d’une part, comme l’instrument privilégié
d’une rédemption qui associe l’élévation physique et morale à un retour vers le paradis terrestre et, d’autre part, comme la modalité spécifique de cette relation à la nature idyllique :
placé sous le signe d’une science bienveillante et observatrice, ce retour s’apparente non pas
au rétablissement d’un état d’harmonie fusionnelle entre l’homme et son environnement,
mais à l’affirmation (ou à la restauration) d’une relation idéale entre deux univers distincts.
Valorisés l’un et l’autre pour eux-mêmes, ceux-ci sont en réalité engagés dans une relation
dynamique qui sous-tend, sur le plan de la narrativité de l’image, cette valorisation : la contiguïté des deux univers et des éléments figuratifs respectifs, que la structure et la composition
invitent d’emblée à interroger, peut se comprendre en termes de complémentarité21 et de
causalité, la science tirant de la nature son potentiel de rayonnement et de progrès, la nature
idyllique devant sa préservation à l’action bienveillante et productive de la science.
On comprend dès lors que la thématique spéculaire ne rend pas pleinement compte
de la relation entre les deux volets de l’affiche, dans la mesure où le miroir induit un rapport
19 Et non transformatrice, en ce qu’elle n’altère pas la nature.
20 La nature, immobile, ne paraît pas constituer l’agent de sa préservation ; au contraire, c’est à une humanité
agissante qu’elle doit sa persistance.
21 On rappellera utilement à cet égard le double sens de lecture de la relation entre les arbres et les fioles, ou encore le
microscope qui surplombe l’image inférieure, permettant tout à la fois l’étude et la surveillance de son objet.
103
Les Cahiers du GRIT - n° 3
d’immédiateté entre la chose et son reflet ; or, la dimension temporelle, bien qu’implicite,
joue ici un rôle important, et tant qu’elle rend compte du mécanisme de transformation
– par opposition à la reproduction optique du reflet – qui mène des arbres aux fioles, de la
ressource au produit, de la nature à la science. Cette étape intermédiaire est toutefois éludée, au niveau figuratif du moins, à telle enseigne que la ligne de démarcation entre les deux
images revêt, du point de vue de la temporalité, une fonction d’ellipse ; on remarque dès
lors que la contiguïté et la complémentarité des deux univers, induites par la structure générale de l’affiche, reposent sur la suppression d’une zone spatio-temporelle intermédiaire, à
laquelle se substitue une succession logique et temporelle immédiate, transparente.
Si la campagne institutionnelle produite par Total fait la part belle à l’image, on voit
cependant qu’au-delà de l’effet de séduction suscité par un esthétisme pleinement assumé,
le diptyque développe un sémantisme diffus susceptible d’intriguer le spectateur. De ce
point de vue, l’image se caractérise par son ouverture (Eco), en ce sens qu’elle n’offre pas les
clefs de lecture qui mèneraient au dévoilement d’un sens univoque. C’est pourquoi le lecteur
se tourne spontanément vers les sous-énoncés textuels, traditionnellement investis d’une
fonction d’ancrage22 de la polysémie iconique.
Le texte
En haut de l’affiche, le regard est attiré par un premier bloc de texte – composé de
deux segments qui diffèrent, sur le plan typographique, par une taille de caractères différente – qui constitue l’accroche ; comme son nom l’indique, son objectif principal consiste à
capter le regard et l’attention du lecteur ou spectateur potentiel ; elle s’appuie pour cela sur
des stratégies extralinguistiques, telles une position privilégiée sur le parcours de lecture de
l’affiche, l’utilisation de gros caractères ou l’élaboration d’un important contraste chromatique qui la fait ressortir sur le support. Ces trois techniques, exploitées par Total, mettent
particulièrement en valeur la formule d’accroche (couleur, taille des caractères), tandis que
le bref rédactionnel qui lui est associé se révèle plus sobre sur le plan visuel ; toutefois, outre
les paramètres extratextuels, l’efficacité de l’accroche repose sur des stratégies linguistiques,
et plus spécifiquement rhétoriques.
Particulièrement concise, la formule d’accroche joue sur l’incomplétude référentielle
et sur l’ambigüité sémantique – comment interpréter l’adjectif ? – qui lui confèrent un
caractère énigmatique propice à l’éveil de la curiosité et de l’instinct interprétatif du lecteur.
Ainsi, c’est le caractère lacunaire de l’énoncé d’accroche qui nous invitera à considérer spontanément le second segment, moins accrocheur sur le plan visuel, mais dont la situation spatiale, le développement textuel plus substantiel et les conventions de lecture laissent penser
qu’il contient les clefs interprétatives de la formule initiale.
D’emblée, les éléments textuels de l’affiche témoignent de la volonté d’instaurer une
22 Le concept a été proposé par Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », dans Communications, 4, 1964, p. 44.
104
Geoffroy Brunson
relation ludique et dynamique avec le lecteur, où le sens est moins à recevoir qu’à découvrir/
élaborer progressivement. La mise en exergue typographique et chromatique de la première
syllabe de complémentarité – à la fois particule qui redouble le sémantisme de complémentarité et symbole du monoxyde de carbone – ou le double sens possible de l’adjectif – une
complémentarité évidente, essentielle, ou inscrite dans la nature ? – illustrent la mise en
œuvre de ce jeu de piste.
Si la formule d’accroche marque l’esprit par la concision de son assertion énigmatique, le rédactionnel se distingue par l’utilisation du mode interrogatif (« Et si … ? ») ;
cette tournure est en réalité caractéristique du faux dialogisme publicitaire : le plus souvent, l’ouverture dialogique de la question relève de l’illusion, et se voit aussitôt désamorcée
par le cotexte. Néanmoins, dans le cas du document qui nous intéresse, la tournure « Et
si », en indépendante et accompagnée de l’imparfait, recèle une subtilité supplémentaire :
Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme23 la rapprochent en effet d’un optatif, qu’exprime
la formule « Ah, si seulement… », et par lequel s’exprime l’univers du rêve ou du désir, du
contrefactuel valorisé positivement. Dans cette perspective, on a affaire à un « si » hypothétique associé à un imparfait de modalisation du monde positif envisagé – une modalisation accentuée par la tournure interrogative. Développée avec plus d’ampleur, la proposition
pourrait dès lors se lire : « si la science et les ressources naturelles s’unissaient [au lieu de
s’opposer], alors, l’avenir serait meilleur [que le présent/qu’un futur moins désirable, où
science et nature ne s’allieraient pas] ».
Si l’énoncé examiné déploie à travers le langage un proto-univers diégétique, qui propose l’union valorisée de la science et de la nature dans un avenir dès lors désirable, on
constate que le texte, condensé, se réduit à une formule topique où la thématique écologique fonctionne comme un noyau argumentatif autotélique ; celui-ci exprime en réalité
un programme axiologique partagé par le plus grand nombre, qui ne nécessite aucun
développement descriptif ou argumentatif. De ce point de vue, la question est d’autant plus
illusoire qu’on ne peut que souscrire à la programmation d’un avenir meilleur. Par ailleurs,
à travers cette formulation subtile, qui pose l’alliance de la science et de la nature comme
condition d’un futur meilleur, la proposition neutralise a priori son pendant contrefactuel
négatif, soit la possibilité que l’alliance de la science et de la nature mène à un avenir, potentiellement désastreux24.
Le procédé n’est pas rare. Le texte publicitaire présente fréquemment à son lecteur
un univers idéal, utopique, ou à tout le moins valorisé positivement, qui s’inscrit contre le
principe de réalité. Il s’agit moins, pour le lecteur, de croire à la vérité du monde du discours ou à la possibilité de sa réalisation concrète que d’adhérer aux valeurs positives, voire
idéales, qu’il exprime. Dans le cadre de la publicité du groupe Total, le caractère fictif de cet
univers utopique est revendiqué par l’énoncé lui-même – mais, grâce au groupe pétrolier,
23 Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, op. cit., p. 358.
24 On peut souligner le détournement de la formule « pour le meilleur et pour le pire », de telle manière que la nature
et la science affirment, par l’évocation du mariage, la sacralité de leur union, tout en écartant l’éventualité dystopique
originelle.
105
Les Cahiers du GRIT - n° 3
ce monde contrefactuel pourrait peut-être devenir un jour réalité. On comprend dès lors la
portée argumentative que revêt l’accroche…
En bas de l’affiche, sous l’image inférieure, le lecteur découvre le slogan d’assise
« Notre énergie est votre énergie ». Ce dernier fonctionne comme une devise et comporte
une importante dimension phatique et conative. Marqueur de l’embrayage, il laisse entrevoir l’énonciateur « nous » (en l’occurrence, le groupe Total, dont le slogan constitue la
signature institutionnelle) et l’énonciataire « vous ». Ces deux instances énonciatives sont
engagées dans une relation égalitaire, comme l’indiquent la symétrie formelle et lexicale des
deux syntagmes nominaux, ainsi que la complémentarité – voire l’identité – qu’exprime
l’emploi du verbe être.
L’efficacité du slogan d’assise proposé par Total repose sur la valorisation positive
que le lecteur conférera volontiers au mot énergie, mais aussi sur le flou sémantique qui
l’entoure et qu’accroît son dédoublement. Il est clair, en effet, que Total joue ici sur la polysémie du terme répété, de manière à esquiver les connotations négatives associées aux notions
afférentes dans le contexte de l’industrie pétrochimique.
Cette énergie dont dispose Total, c’est au premier chef l’ensemble des produits issus
du raffinage du pétrole25 ; de ce point de vue, le supermajor rappelle que sa production est
aussi ce que le public consomme – et nécessite – au quotidien. Subtile, cette formulation
permet d’évoquer presque imperceptiblement le rapport de dépendance – entre fournisseur
et demandeur d’énergie – que dissimule l’apparente complémentarité des parties engagées
dans la relation, tout en soulignant au passage, la collaboration, sinon l’implication, du public avec les fournisseurs d’énergie… Une collaboration explicitement valorisée, mais qui lie
implicitement le consommateur aux volets moins glorieux de la production énergétique.
Semblable à un avertissement subliminal, ce sémantisme inattendu mais discret reste
cadré par deux stratégies qui permettent d’inscrire la complémentarité évoquée dans une
ambiance résolument positive, sans rien enlever pourtant des implications relevées plus
haut. D’un côté, le terme énergie, suffisamment vague pour englober des sphères d’activités
étrangères, ou peu familières, à Total26, désigne également la force spirituelle, l’élan vital, la
source de dynamisme, soit un univers de sens particulièrement favorable au niveau connotatif. De ce fait, en surimpression de la lecture littérale de la baseline, on peut découvrir
l’expression d’une complémentarité, d’une solidarité plus profonde entre Total et son public, basée sur le partage d’un dynamisme, d’une force vitale commune. L’énergie apparaît
elle-même transfigurée par cette interprétation, les deux acceptions mentionnées du terme
se chevauchant de manière à ce que la source énergétique matérielle, concrète, produite
par le géant du pétrole ne fasse qu’un avec la source vitale, le dynamisme de nos existences.
D’un autre côté, l’ordre des deux syntagmes au sein du slogan d’assise n’est pas anodin, car
25 Slogan d’accroche, marque et logo permettent ici de réduire la polysémie de la baseline.
26 Comme le rappelle Greenpeace, les sommes que Total investit dans les énergies renouvelables sont près de dix fois
inférieures aux sommes consacrées à l’exploitation des sables bitumineux. Voir à cet égard : Communication Corporate
& développement durable, Incohérence Total, novembre 2009, [en ligne], http://communicationcorporate.wordpress.
com/2009/11/01/lincoherence-total-entre-discours-realite (consulté le 3 mars 2014).
106
Geoffroy Brunson
s’y joue la différence entre une rhétorique de l’appropriation (votre énergie est nôtre) et une
rhétorique du don (notre énergie est vôtre), qu’illustre des expressions telles « mi casa es su
casa » ou « ce qui est à moi est à toi ». Cette tournure accentue en outre l’impression d’une
relation horizontale, fondée sur l’échange et le partage, au détriment d’un effet d’ascendance
ou de déséquilibre relationnel – pourtant implicitement présent, on l’a vu. Cette relation
égalitaire élaborée par le discours publicitaire témoigne de l’humilité dont fait preuve le
géant de la pétrochimie, qui partage généreusement son énergie avec des consommateurs
associés de facto à ses activités.
Enfin, l’apparition du « nous » énonciateur permet de lier l’interpellation « Et si…+
proposition de monde » à une identité énonciative : Total, qui s’identifie comme créateur de
l’affiche par le biais de trois éléments : la signature institutionnelle, le nom de la marque et
le logotype.
Les éléments textuels présents sur l’affiche révèlent un champ sémantique articulé autour des thématiques écologique27, scientifique et énergétique, qui sont au cœur des
questionnements actuels concernant le développement durable et l’impact de l’industrie
lourde sur l’environnement. Total évoque un monde meilleur fondé sur la complémentarité
d’univers a priori incompatibles, sans faire montre de préoccupations commerciales ou mercantiles, mais en associant le lecteur à ce projet à travers le lexique (« complémentarité »,
« s’unissaient », « notre », « votre ») et la syntaxe (répétition de la conjonction de coordination « et »).
Ces premières analyses ont permis de mettre en évidence les univers de signification déployés indépendamment par les sous-énoncés iconique et linguistique de l’affiche
publicitaire. À première vue, l’importance du texte se manifeste par son aptitude à orienter
la compréhension de l’image, dont elle fournit l’interprétant ou assure l’ancrage, selon les
éléments conceptuels auxquels on se réfère. À travers cette observation on comprend que
l’énoncé scriptovisuel ne se réduit pas à la somme des significations exprimées par ses parties, les relations qu’entretiennent celles-ci orientant finement le sémantisme de l’ensemble.
La relation texte-image
L’affiche publicitaire est caractérisée par sa pluricodie, c’est-à-dire sa mise en œuvre,
au sein d’un même énoncé général, de sous-énoncés textuel(s) et iconique(s), qui induisent
une lecture tabulaire28. L’affiche est par ailleurs perçue comme une totalité, l’homogénéité
de l’énoncé scripto-iconique étant assurée par des facteurs perceptifs (limites physiques de
l’affiche, contraste chromatique vis-à-vis du support) et indexicaux (cadre, logo, affiche dé-
27 Cette dimension spécifique se voit renforcée par la colorisation des deux premières lettres de « complémentarité »
en vert, qui semble promettre, via la contamination symbolique du monoxyde de carbone par la nature, une victoire des
efforts écologiques sur les conséquences néfastes de l’exploitation des ressources naturelles.
28 Soit l’association, caractéristique de la pluricodie, des lectures spatiale et linéaire.
107
Les Cahiers du GRIT - n° 3
signent l’unité de l’ensemble, additionnellement à la loi de proximité de Gogel29). Les deux
sous-énoncés entretiennent des rapports syntaxiques et sémantiques qui permettent de
poursuivre l’interprétation au-delà de ce qu’autorise la juxtaposition de leur lecture isolée.
Dans un premier temps, on peut remarquer que la formule d’accroche fonctionne
comme un titre, en ce qu’elle ancre – au sens de Barthes – l’image en appuyant l’interprétation spontanée de la structure symétrique de l’image, selon laquelle cette spécularité visuelle
exprime un rapport de complémentarité, sinon d’identité, entre ses éléments constitutifs.
L’accroche met toutefois l’accent sur la dimension naturelle de cette relation, avec la pluralité de significations que cet adjectif est susceptible de recevoir.
De même, le rédactionnel d’accroche semble globalement redondant vis-à-vis de
l’image ; dans les deux cas, la nature et la science sont associées dans un univers de représentation euphorique, « recherche scientifique » ancrant l’image supérieure de l’affiche, « ressources naturelles » ancrant l’image inférieure, et la structure spéculaire illustrant l’union
des deux univers annoncée par le texte.
Le spectateur de l’affiche, dans ces conditions, envisage aisément le rapport d’isotopie
qui lie le texte à l’image par le biais leurs redondances sémantiques. Pourtant, comme le souligne Klinkenberg30, la redondance est toujours partielle, de sorte que chaque sous-énoncé
présente un surcroît d’information, et que chaque noyau sémantique identique peut être décliné de diverses manières. C’est pourquoi l’articulation dynamique du couple texte-image,
bien qu’elle joue sur un effet de redondance31, nécessite une attention toute particulière.
L’affiche de Total met en avant la notion structurante de complémentarité, autour
de laquelle s’organise l’isotopie du couple texte-image. La redondance sémantique y est
clairement établie : le texte propose un univers où science et nature s’unissent pour un
avenir meilleur, tandis que l’image exprime la complémentarité de la science et de la nature
à travers la structure symétrique et la thématique spéculaire, les jeux de composition ou le
mécanisme d’indexation induit par les frontières matérielles du support.
Si ressources naturelles et recherche scientifique semblent trouver dans chaque volet
leur expression iconique, il apparaît pourtant que l’union, la complémentarité de ces univers
visuels relève moins du sémantisme intrinsèque de l’image que d’inférences qui, suscitées
par le texte, en infléchissent l’interprétation de la symétrie et de la contiguïté des deux volets. En termes peirciens, on dira que les similarités formelles et la symétrie constituent un
interprétant du diptyque – un interprétant indéterminé, si bien que l’image ne représente
pas l’union des deux mondes, mais en vient à signifier cette union grâce au surcroît sémantique du texte qui comble cette indétermination. De ce fait, la redondance procède d’un effet
de lecture qui tend à infléchir l’interprétation dans ce sens.
29 Walter C. Gogel, « Le principe de proximité dans la perception visuelle », dans Pour la Science, 9/1, 1978, p. 49-57.
30 Jean-Marie Klinkenberg, « La relation texte-image. Essai de grammaire générale », dans Bulletin de la Classe des
Lettres, 6e série, XIX, 2008, p. 21-79.
31 À cet égard, la discrétion du sous-énoncé textuel permet de dissimuler partiellement son impact argumentatif ou
rhétorique, de manière à infléchir la lecture subtilement : il s’agit moins de convaincre par le développement d’une
argumentation serrée que d’influencer, en passant, l’interprétation.
108
Geoffroy Brunson
En effet, si structure spéculaire et contigüité invitent à postuler une relation entre
les deux images, il est important de noter qu’il y a, précisément, deux univers représentés, qui apparaissent moins unis que contigus, de sorte qu’un interprétant additionnel se
révèle nécessaire pour assurer un sémantisme du lien, de l’union, de la complémentarité
par ailleurs invisible. De même, l’affirmation par le texte d’une complémentarité naturelle32
redouble la représentation d’un décor idyllique, mais lui confère un supplément de signification qui s’origine dans la polysémie du terme « naturel » ; or, sur le plan des représentations
visuelles, la complémentarité de la recherche et des ressources n’apparaît pas comme naturelle – ni au sens d’évidente, de spontanée, ni au sens d’innée, d’essentielle –, mais repose au
contraire sur l’élaboration artificielle d’une relation : les deux univers représentés sont isolés
l’un de l’autre, sur le plan formel autant que figuratif, de telle manière que la ligne de démarcation horizontale matérialise une frontière imperméable entre les deux volets. La recherche
scientifique, enfermée dans son laboratoire, et la nature, vierge de toute trace humaine, sont
engagées dans un rapport de complémentarité rendu possible par le cadre englobant de l’affiche qui favorise leur indexation et par l’élaboration d’une redondance formelle que le texte
permet d’interpréter comme exprimant la complémentarité naturelle des scènes figurées.
Plus encore, le point de rencontre de ces univers – l’union évoquée par le pôle textuel du document publicitaire – renvoie en particulier à cette étape de transformation de
la nature par la science qu’élude le pôle iconique. Dès lors, la réalité concrète du passage
de la nature à la science fait place à la juxtaposition d’étapes situées aux deux extrémités
d’un processus relationnel laissé dans l’ombre, de sorte que cette alliance laisse la nature
visuellement inviolée, préservée, d’autant que l’image ancre33 le syntagme « recherche scientifique » en l’associant à une activité d’observation, et non de transformation ou d’utilisation
directe, de la nature.
Si le phénomène d’isotopie n’est jamais parfait, les écarts sémantiques entre les sousénoncés linguistiques et visuels n’ont pas pour autant des causes purement accidentelles
liées à la nature différente des médias : ces décalages permettent non seulement d’apporter
un surcroît d’information34 dans les deux sens – ne serait-ce que la modalisation conditionnelle qu’apporte ici le rédactionnel à la représentation visuelle –, mais aussi d’introduire
subtilement des inflexions sémantiques positives, ou de désamorcer a priori des connotations négatives. En ce qui concerne l’affiche de Total, l’efficacité de ces décalages résulte de
leur discrétion en regard de l’effet global de redondance sémantique.
Concrètement35, l’indexation de « recherche scientifique » et de « ressources natu32 En outre, si l’affiche fait l’éloge d’une complémentarité entre nature et science, la symétrie formelle affichée et
revendiquée ne renvoie pas, on l’a noté plus haut, à une symétrie relationnelle : la science – donc la démarche de Total –
est discrètement valorisée, dans la mesure où elle n’est pas seulement intégrée à une relation de complémentarité, mais se
caractérise par son action – transmission ou essaimage – sur la nature ; la science s’affiche comme l’activité qui permet
de faire germer les bienfaits en latence dans la nature avant de les propager.
33 Contrairement à l’idée reçue, l’image est tout autant que le texte susceptible de revêtir la fonction d’ancrage.
34 À cet égard, le phénomène examiné se démarque de la fonction de relais conceptualisée par Barthes, dans la mesure
où la structure sémantique de l’affiche repose ici sur un effet de redondance sémantique, c’est-à-dire sur l’indétectabilité
du surcroît d’information. Concernant la notion de relais, voir Roland Barthes, op. cit.
35 Dans le cadre de cet article, on se contentera d’illustrer le phénomène à travers quelques exemples spécifiques.
109
Les Cahiers du GRIT - n° 3
relles » sur les sous-énoncés iconiques supérieur et inférieur autorise un transfert sémantique à double sens : le sous-énoncé iconique « nature idyllique » entretient une relation
quasi-isotopique vis-à-vis du sous-énoncé linguistique « ressources naturelles », en ce qu’il
charge ce dernier, au-delà de la redondance, du sémantisme positif et des tonalités affectives euphoriques que déploie la représentation iconique, et que n’aurait probablement pas
activés le même énoncé linguistique privé de la proximité de l’image. Inversement, le processus d’accommodation36 permet au public de reconnaître une isotopie entre « ressources
naturelles » et le volet inférieur du diptyque ; dans ce cas, on assiste à la désactivation du
trait sémantique exprimé par « ressources », au profit de l’élément redondant « nature ».
L’observateur assimile dès lors « ressources naturelles » à la représentation d’une nature
idyllique préservée, validant l’isotopie malgré son infléchissement vers l’oxymore37. Par l’intermédiaire de ce procédé complexe, l’énonciateur prévient toute incursion de signifiés ou
de connotations négatives, dysphoriques, qui pourraient être activés dans l’esprit du lecteur
par chaque sous-énoncé considéré séparément38.
Du point de vue du groupe Total, la campagne institutionnelle de 2008 témoigne
avant tout du désir de s’associer à un imaginaire euphorique qui entre en résonance avec les
préoccupations écologiques de ce début de millénaire. Le géant de l’industrie pétrochimique
tente de redorer son image de marque en signant un projet d’avenir qui, n’opposant plus
la science à la nature, les unit au contraire dans la conquête d’un monde meilleur. Dans ce
monde, les ressources naturelles vont de pair avec une nature préservée, l’exploitation des
ressources laissant place à une recherche scientifique distanciée et bienveillante. Les connotations négatives se voient systématiquement inversées a priori de façon à écarter – jusqu’à
son éviction de la formule sacrée du mariage – toute trace de dysphorie de l’avenir meilleur
évoqué. Ainsi, alors que la publicité joue fréquemment sur l’opposition entre, d’une part, un
énoncé linguistique fonctionnant sur le monde de l’optatif et, d’autre part, un énoncé iconique
représentant l’univers dysphorique auquel s’opposer, la prémisse logique au déploiement de
l’optatif – l’univers valorisé négativement – demeure implicite dans le cas présent.
En effet, si l’univers dysphorique est passé sous silence, c’est précisément parce qu’il
correspond à une réalité concrète dans laquelle le géant de la pétrochimie est impliqué,
non seulement sur les plans judiciaire ou médiatique, mais aussi dans l’imaginaire collectif. Dans cette perspective, la science s’oppose radicalement à la nature, la destruction à la
préservation, l’enfer au paradis, Total étant inévitablement associé – on songera aux sables
bitumineux, à la catastrophe EZF, aux marées noires – à l’élément repoussoir de chaque
binôme sémantique. Il n’est dès lors pas surprenant que la publicité institutionnelle se focalise sur la représentation euphorique.
36 L’accommodation consiste en l’« opération destinée à rendre les contenus des deux portions d’énoncé compatibles –
isotopes », dans Jean-Marie Klinkenberg, op. cit., p. 33.
37 On pourrait en effet opposer l’univers édénique, atemporel présenté à la périssabilité des ressources épuisables, ou la
préservation de la nature à son exploitation.
38 Dans le cadre d’une campagne institutionnelle financée par un géant de la pétrochimie, un syntagme tel « ressources
naturelles » évoque en effet davantage les scandales des sables bitumineux ou des marées noires que l’image d’une nature
sereine et idyllique.
110
Geoffroy Brunson
De ce point de vue, l’élaboration efficace – voire persuasive – d’un univers euphorique contrefactuel repose essentiellement sur la complémentarité fonctionnelle des sousénoncés : l’énoncé iconique donne à voir un univers idéal, atemporel, où l’union de la
science et de la nature est associée à une nature préservée et à une science propre, tandis
que l’énoncé linguistique offre à cet univers une valeur de proposition hypothétique, c’està-dire une possibilité de s’actualiser, de devenir réalité, donc un ancrage spatio-temporel.
Plus encore, l’isotopie entre l’univers euphorique déployé sur le plan iconique et l’énoncé
programmatique signé par Total ne fonctionne et ne se réalise qu’à la condition de procéder à des ajustements – à des accommodations – qui permettent de résorber les décalages
sémantiques entre le texte et l’image (union/juxtaposition, complémentarité/étanchéité,
reflet/altérité, ressources naturelles/nature préservée…). Si l’isotopie n’est jamais parfaite,
la subtilité des décalages permet en l’occurrence à l’affiche de susciter un effet d’isotopie, de
façon à ce que le spectateur indexe spontanément le texte et l’image dans une proposition
de monde meilleur. Celui-ci repose donc sur la relation dynamique qu’entretiennent le texte
et l’image, mais aussi, chez le spectateur, sur la lecture tabulaire de l’énoncé scriptovisuel :
à la fois spatiale et linéaire, la lecture tabulaire autorise la production d’interactions sémantiques variées entre les deux types de sous-énoncés, mais aussi au sein de chacun d’entre
eux, de sorte que le sens de l’affiche se déploie sans cesse à l’horizon du texte et de l’image,
dans le processus complexe d’allers-retours incessants d’ajustements constants.
Geoffroy Brunson
(FNRS – Université catholique de Louvain)
111
Walks through the museum of images:
openness of self-reflexive images in comics
Introduction
This article explores the openness in comics that is generated through their techniques of word-image narration and the self-reflexive interaction with selected media and
their imaginaries. Umberto Eco’s concept of the open work of art is used for highlighting
the complex workings of the comics discussed.1 This is complemented by an exploration of
references to other visual media in comics. The self-reflexivity that often accompanies such
references is seen as contributing towards openness in comics’ images.2 The notion of imaginaries – as described by Gilbert Durand and Wolfgang Iser – is employed for illustrating the
scope of the self-reflexivity of comics images that refer to other visual media. Although popular approaches in comics studies often follow the paradigms of literary and cultural studies,
a more anthropological perspective, based on shared imaginaries, can be useful for looking
at comics because they focus on the image instead of giving the word the upper hand.
The very process of image-making involves simultaneously tapping into and asserting
what André Malraux calls the imaginary museum, a collection of key de- and re-contextualized images, which Durand uses as a metaphor for the collective imaginary.3 It is the latter’s
emphasis on the anthropological significance of recurrent images, their potential for transmitting clues regarding the collective mindset of an era, that is of interest here. After a brief
discussion of contemporary comics, The Tale of One Bad Rat is analyzed in the second section to highlight the tools of sequential narration that are used for adding multiple interpretational possibilities and eventual openness in comics. The Tale of One Bad Rat’s interaction
with illustrated children’s books is also elaborated upon. Concentrating on the self-reflexi1 Umberto Eco , The open work of art, transl. by Anna Cancogni, Cambridge/Massachusetts, Harvard University Press,
1989. For an in-depth analysis of self-reflexivity in comics see Winfried Nöth’s article in which he goes on to distinguish
between iconic and indexical self-reflexivity (with the former including self-reflexive pictures) in what he calls a ‘literary
comic’ (Winfried Nöth, “Narrative self-reference in a literary comic: M.-A. Mathieu’s L’Origine”, in Semiotica, 165,
2007, p. 173-190).
2 The distinctive effects of media in interactions between media are analyzed in detail by André Gaudreault and
Philippe Marion, “Transécriture and narrative mediatics”, in Robert Stamm and Alessandra Raengo (eds.), Companion to
literature and film, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2004, p. 58-70. Precisely this subliminal emphasis on media specificities
in intermedial interactions is seen as self-reflexive for the purposes of this article.
3 See André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, 2009.
113
Les Cahiers du GRIT - n° 3
vity of references to other visual media (like photography and the fine arts), the third section
analyzes selected volumes from Yslaire’s XXe Ciel and Éric Liberge’s Aux Heures Impaires
to show how an imaginary of key images and media connotations is activated in the comics’
narrative and aesthetic processes.
The rise of contemporary comics and graphic novels
There is clearly something about sequential art that has struck a chord with contemporary audiences. Although comics themselves might never attract audiences as large as
those for films, despite the increasing interaction and interchange of material between the
two media, their popularity reflects the dominance of the image in contemporary society.
This profusion of visual imagery increases the relevance of considering the imaginary – understood here as a collection of images persisting through human consciousness, as elaborated further down – and in particular the implications of the imaginary for popular culture.
Even though sequential narration is age old – one needs only think of literary and
material artifacts like Achilles’ shield or the Verdun Altar (1181, Klosterneuburg) to recall
the varied styles and vitality of sequential images – comics can be seen as reflections of
the current, prevalent multi-media environment that has encouraged a change in the overall cognition processes.4 “We have gone beyond the image, to a nameless mixture, a discours-image… a son-image”, declares Raymond Bellour5. In other words, images co-existing
with additional elements like sound and text have become expressive conglomerations extending beyond the visual mode, imbued with flexibility on the levels of transmission and
fields of signification. By being surrounded by them in our everyday lives, we have become
even more attuned to receiving and decoding the complex conglomerations of word, image
and sound. This qualifies a medium like comics, which is rich in images and dependent upon
disjunctions, as a potent means of contemporary communication. The graphic novel term,
while serving marketing interests, can also be seen as a concession towards more complex
comics.6 This can be gleaned from the American poet and critic Peter Schjeldahl’s description of the graphic novel as “life-changing poetry of yore… a young person’s art, demanding
and rewarding mental flexibility and nervous stamina. Consuming them – toggling for hours
between the incommensurable functions of reading and looking – is taxing.”7
The two characteristics mentioned by Schjeldahl, namely contemporariness – today’s
answer to the life-changing poetry of yore – and the potential for being challenging to read
4 According to Lev Manovich, it was in the 1990s (and consequently close to the graphic novel boom) that “movingimage culture went through a fundamental transformation” namely the incorporation of several kinds of media to the
extent that “hybrid media became the norm.” (Lev Manovich, “Understanding Hybrid Media”, http://www.manovich.net/
DOCS/ae_with_artists.doc, retrieved 31 August 2012. Already in 1987, Tisseron had linked the success of comics with
the increasing ubiquity of the image (Serge Tisseron, Psychanalyse de la bande dessinée, Paris, PUF, 1987, p. 9).
5 Raymond Bellour, “Double Helix”, transl. by James Eddy, Electronic Culture: Technology and Visual Representation,
Timothy Druckrey (ed.). New York, Aperture, 1996, p. 199.
6 For the cultural, specifically Anglophone and Francophone, nuances of the term see Jan Baetens, “The graphic novel”,
in The Cambridge History of the American Novel, New York, Cambridge University Press, 2011, p. 1137-1153.
7 Peter Schjeldahl, “Words and pictures. Graphic novels come of age”, in New Yorker, 81.32, 17 October 2005, p. 162.
114
Maaheen Ahmed
are significant for the concept of the graphic novel and, to pander less to the high art-low
art dichotomy, comics in general. The aspect of being demanding or difficult to read acknowledges the fact that certain comics entail greater interpretational work from the reader.
Greater interpretational leeway in turn indicates the presence of multiple possible meanings,
which can be generated through tools related to both the techniques of the medium and the
content itself.8 The dense spreads combining several visual techniques in Dave McKean’s
comics or Yslaire’s XXe Ciel series, for instance, exemplify how the experimentation with
formal features can generate meaning through the combination of different techniques and
their connotations. On the other hand, comics’ affiliation with caricature is never completely effaced. The protagonists remain essentially drawn in a mode that is more abstracted
than realistic photography or painting. Other comics generate complexity through focusing
more on the story and its narration as in The Tale of One Bad Rat. Either way, complexity is
brought in through exploiting the tools already present in the comics medium. These include
sequentiality, which offers several possibilities of manipulating panel transitions, and the
ability to mimic other media, through which their connotations can be both adopted and
transformed.
Notably, the simplicity associated with comics which is supported by fluid transitions
between panels is only possible through a specific choreography of words and images and
their relationships. Rendering the same relationships between the different constituents of
comics within and between panels more ambiguous or multifaceted can create openness.
Such openness, however, is always contained within a structure channeling those interpretations in a direction that converges into the main themes of the narrative. Even though Eco
himself used Superman comics as exemplifications of closed texts that do not call for multiple interpretations, several comics do incorporate features of open texts.9
Comics as open works of art
While voicing his dissatisfaction with the graphic novel label, Bryan Talbot concedes
that “I do use the term to describe what I produce because everybody knows what you mean
and there’s no other option that’s any less vague.”10 This vagueness regarding graphic novels lies in their being both like other comics – by relying on the same tools of word-image
narration, such as sequentiality and speech bubbles – while also often manifesting more
8 Consider for instance what Ann Miller lists as the postmodern traits of bande dessinée: “metafiction; play on narrative
levels through transgression of the boundaries of the diegesis (metalepsis) or through parallelism between first- and
second-level narratives (mise en abyme); intertextuality; and the display of the codes of the medium.” (Ann Miller,
Reading bande dessinée: critical approaches to French-language comic strip, Bristol, Intellect, 2008, p. 130).
9 Umberto Eco, The role of the reader. Explorations in the semiotics of texts, Bloomington (Indiana), Indiana University
Press, 1984, p. 8-9.
10 Pédraig Ó Méloid and Bryan Talbot, “The Road from Wigan Pier: Bryan Talbot talks with Pédraig Ó Méalóid”,
forbidden planet international, http://forbiddenplanet.co.uk/blog/2009/the-road-from-wigan-pier-bryan-talbot-talkswith-padraig-o-mealoid-part-one/, retrieved 31 August 2012.
115
Les Cahiers du GRIT - n° 3
complexity than what is usually associated with comics. Regardless of the label, several
non-mainstream comics openly lean towards greater visual and textual complexity and the
telling of stories that attain more complete resolutions (often as one-shots or mini-series).
They often also go beyond the typical comics genres of adventure and fantasy by incorporating biographical or documentary, or other critical and less humorous, strains.11
Besides the seriousness of the themes in many graphic novels, there is often also a
conscious interaction with other media, as in The Tale of One Bad Rat, which traces the protagonist, Helen Potter’s coming to terms with molestation at the hands of her father while
developing as an artist. This is combined with her keen interest for Beatrix Potter’s stories
and illustrations, which culminates in a pseudo-Beatrix Potter story, “The Tale of One Bad
Rat”, ensconced in the main tale (fig. 1 & 2).
Figure 1 : Covers of Beatrix Potter’s, The Tale of Samuel Whiskers, 1987 and Bryan Talbot’s, One Bad Rat, 1995.
While visiting Hill Top, Beatrix Potter’s house in the Lake District, Helen imagines
discovering an unknown Beatrix Potter story, “The Tale of One Bad Rat” and the next few
pages of the comic book are transformed into pages of this illustrated book (albeit with two
double spreads per page to underscore its status as a book within a book). Echoing Beatrix
Potter’s writing and drawing styles, the narrative transposes Helen’s story to a fable in which
she and her family are rats. This in turn consolidates the rat as an unusual but all the more
effective symbol for the misunderstood, who are often marginalized and misconstrued as
dangerous. The enemy is naturally the cat. Helen’s fear of cats, mirroring that of her pet rat,
primarily unfolds on a psychological level with the cat conglomerating all of her fears and
insecurities. What makes The Tale of One Bad Rat stand apart from the commonly held,
somewhat degrading view of comics, is the prominence of a psychological dimension. Art
11 Jan Baetens for instance speaks of an “overrepresentation of the autobiographical regime.” (Jan Baetens, “Graphic
novels: literature without text”, in English Language Notes, 46.2, 2008, p. 77–88, 85). Cfr also his article in Belphegor
(“Autobiographies et bandes dessinées”, in Belphegor, IV. 1, 2004, http://etc.dal.ca/belphegor/vol4_no1/articles/04_01_
Baeten_autobd_fr.html, retrieved 31 August 2012) where he attributes the proliferation of autobiographical bandes
dessinées as part of an era haunted by the “refus de l’inauthenticité” as well as to the medium.
116
Maaheen Ahmed
Spiegelman, as Paul Karasik declares, is regarded as one of the main artists to popularize
this psychological potential of comics for recounting personal stories.12 Knowing no boundaries between the real or the verisimilar and the imaginary, transitions between the two are
effortless for comics and are rendered all the more effective through the aid of images.
Figure 2 : Talbot, One Bad Rat, 1995.
As a less literary means of looking at comics, Eco’s openness can account for the
effects of images as images in lieu of considering them as possible texts. This is important
because a considerable degree of the effect of images lies in the unsayable. “The image is
always sacred,” Jean-Luc Nancy declares at the very beginning of The Ground of the Image,
going on to elaborate upon the sacred as that which “of itself, remains set apart, at a distance,
and with which one forms no bond (or at least a very paradoxical one). It is what one cannot
touch (or only by a touch without contact).”13 Hence, while a cognitive process is involved in
interpreting the image as a representation of something or pointing towards something, the
image itself remains untouched since certain aspects of the image work allusively.
Owing to the static sequentiality of the images, the kind of participation required from readers is quite
different from that of the film viewer for:
[...] l’image dessinée n’a pas le même pouvoir illusionniste que l’image filmique. Incomplète,
stylisée, immobile, elle ne saurait être confondue avec une présence réelle. Il appartient au lecteur de
convertir le visible en présence, d’animer et de compléter l’effigie en se projetant dans la fiction [the
drawn image does not have the same illusionistic power as the cinematic image. Incomplete, stylized,
12 Bill Kartalopoulous and Paul Karasik, “Coffee with Paul Karasik”, in Indy Magazine, Spring 2004, http://www.
indyworld.com/indy/spring_2004/karasik_interview/index.html, retrieved 11 August 2012.
13 Jean-Luc Nancy, The Ground of the Image, transl. by Jeff Fort, New York, Fordham University Press, 2005, p. 1.
117
Les Cahiers du GRIT - n° 3
immobile, it cannot be confused with real presence. It is up to the reader to convert the visible into a
presence, to animate and complete the image through projecting it in fiction].14
In other words, active involvement from the reader-viewer’s end is entailed for the
comics world to come into being, which can also provide more leeway for interpretation.
The ability to piece together a narrative by merging the gaps between different scenes and
situations presented is common to both films and comics and is likely to have been fostered
by their gradual emergence, co-existence and popularization at the end of the 19th century.
Taking up Gestalt psychology terminology, Scott McCloud uses the word ‘closure’ to denote
the reader-viewer activity involved in construing any kind of sequential art.15 In Gestalt psychology closure refers to the tendency of visual perception to construct wholes from parts.
Depending of course on the context, three quarters of the outline of a circle can be perceived
as a whole, a rectangle with a dotted outline will be mentally completed. Hence beyond the
formal disjointedness, the conventional flow in comics from panel to panel usually allows for
the sequence of events to be construed quickly and easily. As David Kunzle has pointed out,
comics grew parallel to not only to children’s literature but also industrialization and the
consequent change of lifestyle it entailed.16 With the spread of railways for instance, comics also became one of the main sources of diversion for train travelers, intended for quick
reading and eventual disposal. That the panels are comparable to snapshots of views from
windows hints towards the encapsulation of a fragmented mode of perception that has also
been thematized by modern avant-garde art movements.
The several possibilities of closure offered between panels or the degree of ambiguity
maintained can be seen as indicators of openness. Eco developed his notion of openness as
an explanation for a modern, and eventually postmodern, aesthetic that manifested itself
across the arts, covering the novels of James Joyce, Alexander Calder’s mobiles and Luciano
Berio’s serial compositions. According to Guy de Mallac:
Eco’s purpose is to throw light on ‘an episode of cultural history through a phenomenology of certain
types of poetics.’ The term ‘opera’ – the work of art – is defined by Eco as ... an object endowed with
structural properties that render possible a number of successive interpretations, a series of evolving
perspectives, but that also enable us to coordinate such a series.17
Proposed as an essential, structural feature of artworks, openness is gauged by the
extent of reader participation involved in construing the meaning of an artwork or the interpretational scope allowed:
14 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié. La bande dessinée, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006, p. 30.
All translations are mine unless otherwise indicated.
15 Scott McCloud, Understanding comics. The invisible art, New York, Harper, 1994, p. 63.
16 David Kunzle, History of the comic strip, vol. II, Berkely, University of California Press, 1973, p. 9.
17 De Mallac, “The Poetics of the Open Form (Umberto Eco’s Notion of “Opera Aperta”)”, in Books Abroad, 45.1, 1971,
p. 31.
118
Maaheen Ahmed
The aesthetic dialectics between openness and closedness of texts depends on the basic structure of
the process of text interpretation… The reader finds his freedom (i) in deciding how to activate one
or another of the textual levels and (ii) in choosing which codes to apply.18
However such works are not “open to any possible ‘abberant’ decoding” but remain
ensconced in a unifying narrative and aesthetic structure.19
In the attempt to highlight the complexity of comics through the concept of openness,
De Mallac’s concluding remark regarding the “new aesthetics” that the open work addressed,
“according to which art no longer claims either to know or to express the world, but seeks,
specifically, to create”, needs some qualification.20 The acts of expressing the world and creating that are opposed by De Mallac acquire an intriguing tension in some comics, leading to
a spiraling self-reflexivity that is not only concerned with the world of the story itself but also
incorporates a specific kind of metalepsis questioning the perception and construction of
reality (which, as notions of postmodernism underscore, has become a questionable entity
in itself).21 From the comics discussed here, The Tale of One Bad Rat offers a reality heavily
permeated by its solitary protagonist’s thoughts whereas the XXe Ciel books offer changing,
mediated combinations of fiction and history, rendering the two almost indistinguishable.
In Éric Liberge’s Aux Heures Impaires, the protagonist’s subjectivity is shown permeating
and transforming the Louvre and its (art) historical context.
Elements contributing to openness in comics can be systematized through Thierry
Groensteen’s stages in the creation of fiction.22 Groensteen’s stages include the invention
of the story, its organization into a structure and its expression or production through
a medium. The subject or the story’s structure can be adapted to supersede a medium’s
constraints or even undergo transsemiotization or transposition to another medium. As elaborated by André Gaudreault and Philippe Marion, transsemiotization is indicative of the
differences involved in media and the degree of complexity produced when media are merged.23 Openness is generated at Groensteen’s second step of structuring a story and at the
third step of transposing the story into the medium of comics.
The coexistence of words and images in comics entails the careful, complementary
division of the narration between visual and textual elements, both of which come with a
distinctive, rich heritage of possibilities of expression – such as the novel and painting – that
comics can tap into. Yslaire’s XXe Ciel books as well as the Louvre-Futuropolis series serve
as ideal examples for the kind of destabilization within stories that metafictional and self18 Umberto Eco, The role of the reader. Explorations in the semiotics of texts, Bloomington, Indiana, Indiana University
Press, 1984, p. 39.
19 Ibid., p. 8.
20 Guy De Mallac, op. cit., p. 35.
21 Miller, Reading bande dessinée, p. 130.
22 Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 64.
23 André Gaudreault and Philippe Marion, op. cit.
119
Les Cahiers du GRIT - n° 3
reflexive comics consciously interacting with other media as well as reality can engender.
Such supplementary layers of meaning embedded within the comic increment the openness
of the comic by making it possible for readers to interpret the literary and visual material in
several interconnected ways .
As already indicated, the potential for expanding avenues of interpretation is not only
inherent in the hybrid nature of the comics medium but is also to be found in the technique
of sequential narration owing to the gutters between the panels. In this sense, sequential
narration would appear to be an almost too literal realization of openness. Depending on
the kind of word-image relationships involved, the dual-modality of the information also
increases the possibility of reader interaction. Narratives where the images and the words do
not point exclusively in the same direction entail greater work for the reader. Inserting more
allusive, indirect connections within and between panels can contribute towards the openness of a comic by encouraging the reader to deduce the main link between the panel and
also muse over the discrepancies between the panels and glean other possible implications
for the story. Pierre Fresnault-Deruelle regards such ruptures of the conventional flow, particularly the insertion of indirect transitions, as an innovation.24 A common use of indirect
connections between panels in comics is switching between the inner and outer realities of
a character. Such an interaction between the character’s thoughts and perception creates an
irresolvable ambiguity regarding the objectivity of the depictions.25 An example of this can
be found in the first few pages of Bryan Talbot’s The Tale of One Bad Rat.
Figure 3 : Talbot, One Bad Rat, 1995.
The first page comprises of a spread framing an idyllic landscape accompanied with
24 Pierre Fresnault-Deruelle, Images à mi-mots, Bruxellles, Les Impressions Nouvelles, 2008, p. 12.
25 On the ambiguity of perspective as a possible given of the comics medium see Kai Mikkonen’s discussion of indirect
discourse (Kai Mikkonen, “Presenting minds in graphic narratives”, in Partial Answers, 6.2, 2008, p. 301–328).
120
Maaheen Ahmed
the fairytale-like opening line, “Once upon a time, there was a very bad rat…” (fig. 3).26
On the second page this image is revealed to be a poster hanging in a bleak London underground station (fig. 4). While Talbot relies upon all the traditional tools of comics – the framed images, a consistent, relatively realistic, unpretentious drawing style – interpretational
scope is engendered by the indirect panel transitions oscillating without warning between
Helen Potter’s inner and outer worlds. The ambiguity, albeit limited, of her thoughts does
increment the openness of the work because it allows for a glimpse into her mind and imagination which structures the entire story.
Figure 4 : Talbot, One Bad Rat, 1995.
The first pages contain additional avenues of interpretation that go beyond a simple,
literal reading. The image of the landscape offered by the first page becomes unsettling
through the contrast with the underground station as well as the absence of words in spite of
the people, which highlights the isolation of the protagonist who is not a rat but an androgynous young girl. That the landscape shrinks to a poster is also a comment on the desires advertising generates essentially through images. Without warning, the panels on the second
and third page also switch between reality and Helen’s suicidal fantasy of jumping before a
train (and splattering the countryside poster with blood in the process).
This oscillation between Helen’s thoughts and the external reality continues throughout the book, striking a balance between realism and uncanniness that is predicated on
26 Bryan Talbot, The Tale of One Bad Rat, Milwaukie, Dark Horse Comics 1995, unpaginated.
121
Les Cahiers du GRIT - n° 3
the visual level of the depictions as well as the panel transitions. Her pet rat, for instance,
continues to appear even after its death, albeit larger than life and Helen addresses her
monologues to it. Such uncanniness complements the disturbing story of Helen’s attempt to
come to terms with sexual abuse and her broken home. Her journey towards the Lake District and her consequent attainment of solace and freedom is a mental journey destabilizing
the realities depicted. Yet it also draws from a specific literary and visual imaginary. A narrative strand interwoven with Helen’s journey brings in commentary on the
media implicated in comics. An artist herself, Helen is an avid reader of Beatrix Potter’s
books and her move from London to the countryside strengthen the link between her and
Beatrix Potter who also grew up in a home without affection and turned to nature and art
for comfort.27 In scattering references to Beatrix Potter’s life and her illustrated storybooks
on domestic animals, the darker sides of both the stories as well as their creator are brought
out. Tellingly, the only instance when Talbot changes his visual style is for imitating Beatrix
Potter’s illustrations in the pseudo-Beatrix Potter story covering five double spreads which
the reader reads with Helen (fig. 2). This tale not only summarizes Helen’s own story but,
by mimicking the visual and textual style of children’s books, it also questions the infantility automatically associated with books narrating through words and images by showing
that such works are also capable of tackling more serious and difficult themes. In this way,
comics like The Tale of One Bad Rat extenuate Chris Murray’s description of cannibalism
in the superhero genre to the level of media themselves. The comic not only imbibes other
media or forms like illustrated books but also alludes to specific media traditions (such as
the inspirational role played by the Lake District for British art).28 Although this cannibalistic act questions the clichés attached to illustrated books, those associated with the Lake
District are only reaffirmed.
The grayness of the division between illustrated novels or picture books for children
and adults is already evident in works like Raymond Briggs’ When the Wind Blows or Shaun
Tan’s The Arrival. However it is through the juxtaposition and even mergence of juvenile
and adult literature in The Tale of One Bad Rat that a reconsideration of the conventional
attitude towards illustrated books is called for. While pointing out that the basic difference
between illustrated books for children and comics lies in the simplification of the syntagmatic
relationship to make the happenings on each page significant and lucid, Groensteen does
add that indirect relationships between panels and the consequent reliance on a broader
interpretative framework can be found in a variety of literature: “le choix de réseau comme
niveau d’interprétation ultimement pertinent n’est donc pas l’apanage des bandes dessinées
modernes, à l’écriture plus éclatée, mais bien un principe général.” [the choice of a network
as the most pertinent level of interpretation is not merely the invention of modern comics
27 These similarities are pointed out by Talbot at the end of The Tale of One Bad Rat, where he discusses the comic in a
brief essay.
28 Chris Murray, “Holy Hypertexts! – The Post of Post-modernity in comics and graphic novels of the 1980s”, in Hamid
Van Koten (ed.), Reflections on Creativity, Dundee, Duncan of Jordanstone College, 2007, http://artanddesign.dundee.
ac.uk/reflections/abstracts/ChrisMurray.htm, retrieved 31 August 2012, p. 2.
122
Maaheen Ahmed
with ruptured writing, but more of a general principle.]29 Moreover the incorporation of
sophisticated, meaningful variations in wordless narratives does not render them ineligible
for children. In fact according to Maria Nikolajeva and Carole Scott, the counterpoint or the
disjunction between text and pictures allowing for multiple readings in children’s picture
books is an important indicator of the book’s creativity and success.30
Figure 5 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997.
In The Tale of One Bad Rat’s pseudo-Beatrix Potter story, like any typical illustrated
book, the burden of information and narration is carried by the words. The images complement the words; the visual signs are supplementary to linguistic signs, demonstrating a
certain portion of the text without being indispensable to it. Although, typically involved in
a word-image relationship that is less symbiotic than that of comics, illustration can offer
additional directions for the interpretation to unfold. This kind of word-image relationship
is discernible in the first volume of Yslaire’s XXe Ciel series, Introduction au XXe Ciel. Here,
the juxtaposition of re-touched photographs, snippets of fictional newspaper clippings and
29 Groensteen, Système de la bande dessinée, p. 18.
30 Maria Nikolajeva and Carole Scott, How picturebooks work, London/New York, Garland Publishing, 2001. The
notion of disjunction was adopted from music by Joseph Schwarcz (Joseph Schwarcz, Ways of the illustrator: visual
communication in children’s literature, Chicago, American Library Association, 1982).
123
Les Cahiers du GRIT - n° 3
personal texts contribute towards openness through the disjunction between picture and
text. As in the rest of the XXe Ciel series, Yslaire dismantles the conventions of word-image
narration and complexifies it, partially by strengthening links with other media. Several
pages in Introduction mimic a computer screen, with a cursor at the upper left hand actually
opening a menu listing the book’s main concern, the “Histoire du XXe Ciel” (fig. 5).31 This
reference to the digital, age of webpages is further corroborated by the fonts as well as the
arrangement of text and image in several blocks within the same page (fig. 6). With their
generous incorporation and meaningful exploitation of images from a variety of sources,
books like Yslaire’s XXe Ciel series and the Louvre-Futuropolis series show how the scope of
signification in comics is broadened through the self-reflexive interaction with key images,
visual techniques and by extension the collective imaginary.
Figure 6 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997.
31 Yslaire, Introduction au XXe ciel. http://www.yslaire.be, Paris, Delcourt, 1997, p. 10.
124
Maaheen Ahmed
Self-reflexive images in comics and their interaction with the imaginary
In Yslaire’s Mémoires<1900>, which maintains the XXe Ciel books’ preoccupation
with intermedial and self-reflexive references, especially regarding the mediated nature of
the image, one of the main characters, Eva Stern, born on the first day of the 20th century declares: “Toute ma vie est en photos et les photos sont toute ma vie…” [All my life is in photos
and the photos are my life…]32 This quote can go a long way in hinting towards the power
and relevance of images for the contemporary era where their ubiquity has made them an
important means of communication and documentation. As suggested above, the contemporary prominence of the image is likely to be one of the reasons behind the burgeoning of
graphic literature for a variety of audiences. Analyzing recent comics from the point of view
of the imaginary through singling out recurrent, loaded images, could provide insights into
their generation of openness as well as the visual content forming the collective consciousness.
In Introduction au XXe Ciel, which offers an alternative history viewed through the
eyes of the angel of the twentieth century, most of the information is conveyed through the
images that the angel e-mails to Eva and those appearing on the covers of the “Le XXe Ciel”
newspaper. Images of devastation, often against the background of landmarks, are dominant. These include retouched photos of St. Mark’s Basilica in Venice and the newspaper
cover drawing with the Berlin Wall (fig. 7).33 Our angel also finds itself covering its eyes
before the famous mushroom cloud of a nuclear explosion, one of the main images in the
modern imaginary of disaster. Another image condensing the trauma of an entire people is
the yellow Star of David, which in contrast to the celestial connotations attached to the star,
has come to symbolize organized genocide. This star reincarnates itself as a wound on the
forehead of Yslaire’s alter-ego Ysler at the end of the book, interweaving a wide array of connotations from the arts as well as history (including the allusion to Guillaume Apollinaire’s
wound from the First World War).
Miller (resorting to Thierry Smolderen and Thierry Groensteen’s article)34 points
out that pictures depicted in comics have stretched metalepsis through allowing “bande
dessinée characters to penetrate its two-dimensionality and disport themselves in three dimensions.”35 Through their intermedial references comics allow readers to likewise transcend and explore other image-based media as with the poster in The Tale of One Bad Rat
discussed in the beginning. Moreover, thanks to their visual and sequential components,
comics can actively interact with the images making up the imaginary. This interaction is
made blatant in Yslaire’s construction of alternative histories of the twentieth century in the
XXe Ciel series.
32 Yslaire, XXe ciel.com. http://www.xxeciel.com/mémoires<19>00. Paris, Les Humanoïdes Associés, 2004, p. 13.
33 Yslaire, Introduction, p. 29.
34 Thierry Groensteen and Thierry Smolderen, “Tableaux vivants”, dans Cahiers de la bande dessinée, 68, 1986, p. 91-97.
35 Miller, Reading bande dessinée, p. 134.
125
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Meaning-making in comics, like other media, relies heavily on the imaginary in the
sense of Gilbert Durand’s “‘musée’ de toutes les images passées, possibles, produites et à
produire” (‘museum’ of all past, possible, produced and to be produced images).36 Moreover,
according to Wolfgang Iser, who pioneered reader-response criticism and thus developed an
anthropological approach for literature, “[m]eaning is primarily the semantic operation that
takes place between the given text, as a fictional gestalt of the imaginary, and the reader.”37
Activated in every act of signification, irrespective of the visual nature of the medium, the
imaginary channels and organizes associated meanings.
Figure 7 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997.
For Iser the imaginary is to be discerned in the fictionalizing act of text. Similar to
Cornelius Castoriadis, Iser uses the imaginary as “a comparatively neutral concept” that
“is not to be viewed as a human faculty; our concern is with its modes of manifestation and
36 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1993, p. 3. The notion that the
persistence and transformation of certain images is not only revealing for the general mode of thinking of the era but also
affects it, can be seen as a retort to Roger Caillois’ criticism that the difference between Malraux’s imaginary museum and
his general inventory of cultural heritage was unclear (Michel Melot, “L’art selon André Malraux, du Musée imaginaire
à l’Inventaire général”).
37 Wolfgang Iser, The fictive and the imaginary: charting literary anthropology, Baltimore, John Hopkins University
Press, 1993, p. 20.
126
Maaheen Ahmed
operation, so that the word is indicative of a program rather than a definition. We must find
out how the imaginary functions by approaching it by way of describable effects...”.38 These
effects are tied to the interplay – play that is partially aleatory but inevitably dependent on
the openness of the work – between the reader and the text whereby “the fictive component
of literature is bound to mobilize the imaginary in a different manner, for it has far less of
the pragmatic orientation required by the subject, by the consciousness or by the sociohistorical, all of which channel the imaginary in quite specific directions.”39 According to Iser,
the ground of all media lies beyond themselves.40 Correspondingly, attempts to comprehend
the working and role of a medium entail an awareness of its intermedial relations. His description of literature as transposing “the culturally conditioned shapes human being have
assumed” finds a more immediate confirmation in comics owing to its visual dimension.41
Likewise the claim that “[l]iterature fans out human plasticity into a panoply of shapes,
each of which is an enactment of self-confrontation” has additional relevance for the many
self-reflexive autobiographical or autofictional comics stories.42 The self in its performance
acquires an uncanny otherness stemming not only from the constraints of the medium but
also from the sociocultural norms underlying perception and construction when its transposed to a sequential form. This aspect is laid bare in autobiographical graphic narratives
where the artist portrays himself in the process of narrating his story as it simultaneously
unfolds.43 This is also part of the self-reflexive facet of Introduction au XXe Ciel, where in
the fourth section titled, “L’Histoire de l’Histoire”, Yslaire gives a pseudo-psychoanalytic
account of the creative process behind the book and underscores the link between art and
alternative truths while confirming that the ultimate aim of the book (or his art in general)
is “de chercher l’universel en soi, de créer l’image immortelle” [to search for the universal in
the self, to create the immortal image].44 Clearly images are not only the main means of expression and communication but become in themselves alternative realities as confirmed by
Eva’s later claim that “… tout le monde le sait, la photographie, ce n’est pas comme le dessin,
c’est la réalité.” [everyone knows, photography is not like drawing, it is real].45
Already in Introduction, the angel not having the words for narrating the century
and being “liberated of the verb”, relies solely on images for communicating with Eva.46 This
manner of communication is closely tied to the medium of comics itself (which is the medium
adopted by other volumes of the XXe Ciel series). While having the advantage of invoking
visual images as well as literary ones, it is the former that they rely most heavily upon. Con38 Ibid., p. 305.
39 Ibid., p. xvii.
40 Ibid., p. xi.
41 Ibid.
42 Ibid., p. ix.
43 See for instance Moebius’ “La Déviation” (Arzach, L’album mythique. Paris, Les Humanoïdes Associés, 2006, p. 7–13).
44 Yslaire, Introduction, op.cit., p. 63.
45 Yslaire, Mémoires<19>00, 13. Naturally this phrase also has loaded implications on the meta-level regarding the truth
content of art.
46 Yslaire, Introduction, op. cit., p. 29.
127
Les Cahiers du GRIT - n° 3
sequently comics use and contribute to the prevalent imaginary in the Durandian sense of “a
museum of all possible images” by re-using key images, such as the form of the angel as an
androgynous, aesthetically formed creature with wings in XXe Ciel. One could go further to
regard comics as reflectors, participants in the creation of the imaginary mentioned, which,
as Durand points out, acquires global proportions due to the speed of communication. For
Durand however the speed and digitization accompanying the ubiquity of the image threatens the erasure of the imaginary in favor of autonomous images:
lorsque l’image étouffe l’imaginaire […] lorsqu’elle nivelle les valeurs du groupe […] les pouvoirs
constitutifs de toute société sont submergés et érodés par une révolution civilisationelle qui échappe
à leur contrôle [when the image smothers the imaginary… when it evens out the values of the group…
the constituent powers of all society are submerged and eroded by a revolution of civilisation that
escapes their controle].47
On the other hand one could regard this in a more neutral manner as part of the
inevitable development of a global imaginary. Already at the beginning of the 20th century
Heidegger predicted that works of art would eventually pertain to a global culture formed by
technology instead of a specific region.48
Noteworthy is the anthropological significance accorded to the imaginary, for even
when it is reduced to a mere collection of images, the imaginary is informed and formed by
collective, unconscious knowledge :
[l]’imaginaire n’est pas un mode d’irréalité, mais une manière de prendre en diagonale la présence
pour en faire surgir les dimensions primitives [the imaginary is not a mode of unreality but a way of
measuring presence in order to suggest primitive dimensions through it].49
What is of interest here is the recurrence of key images and the nature of their transformation which can consequently provide hints for the direction in which the contemporary
imaginary is developing. The imaginary, as Durand mentions, plays a role in the signifying
processes.50 Combined with Iser’s underscoring of the anthropological facet of literature
through analyzing the fictionalizing process, this concept could provide a potent means
of looking at the increasingly widespread practice of imagining through visual and verbal
channels in comics and construing the interaction and transmission of various imaginaries
through images.51 In exploring self-reflexivity as an instance of openness in comics, the prin47 Gilbert Durand, L’Imaginaire, op. cit., p. 79.
48 See Jean-Joseph Goux, “Politics and Modern Art – Heidegger’s Dilemma”, in Diatrics, 19/3-4, 1989, p. 10-24.
49 Michel Foucault, “Introduction”, Binswanger, Le rêve et l’existence. Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 65–119,
114.
50 Gilbert Durand, L’Imaginaire, op. cit., p. 31
51 Cfr : Richard Van Oort and Wolfgang Iser, “The use of fiction in literary and generative anthropology: an interview
with Wolfgang Iser, in Anthropoetics, III/2, 1997/1998, http://www.anthropoetics.ucla.edu/ap0302/Iser_int.htm, retrieved
31 August 2012.
128
Maaheen Ahmed
cipal imaginary of interest is that of media, the visual arts and the image itself. While The
Tale of One Bad Rat through its style and content subtly comments on the role and even the
hierarchies of the arts,52 XXe Ciel thematizes the digitization and uncertainty of the image.
Precisely the concept of a digitized image-based world which is plural but also
consistently reconstruable due to its virtual essence is a major concern of the XXe Ciel series.
Although, in contrast to the introductory volume, the other three volumes of the series are
comics and not illustrated books, the link to computer screens is maintained throughout the
narration of alternative histories of the twentieth century, with the entire page or individual
panels acting as screen shots (fig. 8).
Figure 8 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004.
The combination of different media, such as photography, drawing and painting as
well as the diverse visual styles bring in additional connotations associated with each visual
technique. Just like Talbot’s imitation of Beatrix Potter’s style and its decontextualization in
the realm of comics questioned the clichés attached to illustrated books and comics, Yslaire’s
incorporation of photographs, digital images and more traditional art styles highlights the
connotations associated with these different media (most notably the documentary nature
52 One needs only remember the installation artist and his friend who mock Helen for copying Beatrix Potter’s illustrations.
129
Les Cahiers du GRIT - n° 3
of photographs, the aesthetic value and subjectivity of art works).
Moreover, the multiple techniques through which the images are rendered also reflect
their ubiquity in the contemporary age. Like the photos that are retouched, contradictory
possibilities are emphasized and truth placed under doubt in the story itself. One of the key
images of Mémoires<19>00 is the photographic apparatus the Eva’s father uses to document the birth of the triplets (fig. 9).53 Given the preceding pages mimicking computerized
material with vague screen shots of angels, it is the act of viewing through an apparatus as
well as the attempt to freeze life or store knowledge that the two techniques of visualization,
transformed as metaphors, point towards. That all knowledge is mediated and doubtful is
evident in the contradictory recollection of certain events in the protagonists’ lives in the
course of the series. Futhermore since the focus is frequently shifted from the heavens to
earth, both the power (in the ability to objectify) and the limits of the voyeur are emphasized.
The museum of images evoked here comprises of the technologies of making and transmitting images that provides a layer of self-reflexivity in the stories told. That the possible interpretations feed into the main themes of constructing and reconstructing history through
images makes these comics open.
Figure 9 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004.
53 Yslaire, Mémoires<19>00, op. cit., p. 10.
130
Maaheen Ahmed
Another kind of re-working of images occurs in the Louvre-Futuropolis albums, each
according to the style of the different artists behind each volume. Here it is primarily the art
works that serve as palimpsests subjected to dissection, over-drawing and re-drawing in alternative visual idioms. Each case is not one of mere mimicry but of open appropriation and
alteration (fig 10). In this respect, it is noteworthy that all the artists involved (beginning
with Nicolas de Crécy, Éric Liberge, Marc-Antoine Mathieu, Yslaire and Hirohiko Araki)
have highly distinct styles and it would not be going too far to state that their appropriation
of fine art works does tease the boundaries between the high and low arts. Yet the imaginary
that these books engage with is that of the high arts, specifically their institutionalization
and canonization through one of the world’s most prestigious museums. Though appropriated in different idioms, the aura of the artworks, their status as important constituents of a
cultural heritage is reinforced.
Figure 10 : La Jaconde d’après Éric Liberge and La Jaconde d’après Bernard Yslaire.
Although the stories of most of the Louvre-Futuropolis books depict the museum in
alternative and impossible situations, Éric Liberge’s Aux Heures Impaires can be seen as a
noteworthy visualization of the notion of the imaginary as a museum of images. In bringing
some of the Louvre’s masterpieces to life, and allowing for the protagonist’s subjectivity
to be superimposed on the Louvre, the comic shows how certain key images persist in the
collective consciousnesses but are also selected, combined and transformed according to
individual predilections, as in the case of the coming-to-life of diverse artworks such as an
Egyptian mummy and Paul Delaroche’s “The Young Martyr” (fig. 11).54
54 Éric Liberge, Aux heures impaires, Paris, Louvre/Futuropolis, 2008, unpaginated.
131
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Figure 11 : Éric Liberge, At Odd Hours, 2008/2010.
In Liberge’s comic, the artworks have a higher degree of reality owing to the more realistic mode in which they are rendered in contrast to the rendition of the characters and the
surroundings. This appropriation of artworks can be seen as both an extension of the artwork
beyond realistic physical and conceptual limits as well as a commentary on their being. In
Aux Heures Impaires it is art’s need to be communicated and its consequent dependence on
other media that is the chief concern. As the caretaker of the souls of the artworks, Fu Zhi
Ha, explains to his new deaf-mute intern, Sébastien, who is the story’s protagonist :
Une œuvre, c’est exactement comme un enfant. Ou plutôt un orphelin. Et lorsque tu te tiens là,
devant elle, et que tu l’admires de tout ton cœur, il se crée entre vous un contact privilégié. Elle
devient ton miroir. Ôte-lui cette simple attention et elle n’est plus rien.55 [A work of art is just like a
child. Or more like an orphan. And when you stand there, in front of it, and you admire it with all
your heart, a special bond between the two of you is created. It becomes your mirror. Take away this
basic attention, and it is no more there.]
55 Idem.
132
Maaheen Ahmed
The fact that knowledge of most art works is mediated, by virtue of being dependent
on technological reproduction like photography (Malraux’s imaginary museum or Warburg’s
iconology could not have come into being without the modern possibilities of image reproduction and distribution) qualifies comics commenting on art as another means of transmitting the knowledge of art. With its destructive climax of liberating the Louvre’s artworks and
confounding time, Aux Heures Impaires also indirectly draws attention to the fragmented
essence of the comics medium, which not only contains the potential of openness but also
expresses a distinctive kind of movement. This movement through comics panels, where
“nous sommes en présence non pas d’une histoire qui débute mais de la vie qui continue”
[we are not in the presence of a story that is beginning but a life that is continuing], is a reflection of the contemporary experience56.
As already indicated, the fragmented nature of comics, which can open up to several
possibilities of interpretation and (re-)assemblage, speaks to an audience accustomed to
multimedia works and capable of synthesizing such information meaningfully. This could be
one of the main reasons behind the ability of comics to tackle, with a visual bias, a wide range
of concerns. The use of self-reflexive images in comics can generate openness by thematizing
questions regarding the essence of the image in general as well as the status and function of
the visual media implicated in comics, including illustration, painting and photography, as
shown by the cases discussed here.
Comics’ reflections of the contemporary imaginary
Referring to the current situation of “un monde virtuel plus vrai que le réel, devant
les milliards de pixels sur nos écrans” [a virtual world more true than the real one in front of
millions of pixels on our screens], Védrine states that “[l]ibérée de son rôle de mixte, l’imagination, tout comme la subjectivité cherche d’autres voies […] l’imaginaire arrache le présent
à l’effondrement…” [liberated from its mixed role, imagination, just like subjectivity, seeks
other ways… implicated only at the crossroads of reflexivity and unconsciousness, the imaginary rips the present to pieces…].57 Just like Durand above, Védrine sees digitization and the
accompanying plethora of images as a force erasing the imaginary and replacing it by images
without a background or a history. However, as the self-reflexive images discussed above
indicate, they retain – and perhaps even enhance thanks to the presence of multiple images
and image-making possibilities – the ability to reflect on their own nature in the manner
most suitable for them: through the visual mode and almost without words. Indeed mimicry
or quotation in images has a different essence than that of words; citations in images are
usually part of their being and a means of their development. Most images are after all made
with the aid of others; the great Masters learned their art through copying their predecessors
56 Pierre Fresnault-Deruelle, La bande dessinée. Essai d’analyse sémiotique, Paris, Hachette, 1973, p. 112.
57 Hélène Védrine, « Déclin du sujet et retour de l’imaginaire », dans Alain Cambier (dir.), Les dons de l’image, Paris,
L’Harmattan, 2003, p. 74.
133
Les Cahiers du GRIT - n° 3
and since the age of technical image-making, photographs often serve as models for artists.
Sartre concluded his L’Imagination by emphasizing the epistemological significance
of the image: “L’image est un acte et non une chose. L’image est conscience de quelque
chose.” [The image is an act and not a thing. The image is consciousness of something.]58
The consciousness of the image revealed in some comics is self-consciousness, which can aid
in the detection of certain images that form a part of the imaginary that remains. Already
Malraux’s imaginary museum was not made up exclusively of art works, instead
[...] tout objet est éligible au registre des œuvres d’art, quelle que soit son origine, quelle que soit son
époque, si elle s’inscrit dans ce dialogue de l’homme et d’un objet avec lequel il entre en résonance
[any item is eligible as an art work, irrespective of its origin and epoch, if it is involved in a dialogue
between man and an object with which it resonates].59
What is particularly significant is the comics’ manipulation of key images such as the
angels in XXe Ciel, the dandelions marking time and evoking the poetic heritage of the Lake
District in One Bad Rat, the Louvre artworks or Beatrix Potter’s illustrations. The representation of other kinds of images and image-making techniques in comics is inevitably a compromise between the styles and methods of the fine arts and other practices like photography
and of course, caricature. In addition, the appropriation or mimicry of other image-making
techniques and the questions subsequently raised regarding connotations and status are
characteristic of postmodernism, which according to Ihab Hassan
can be ‘defined’ as a continuous inquiry into self-definition. This impulse is by no means restricted to
the so-called West. The more interactive the globe, the more populations move, jostle, and grapple –
this is the age of diasporas – the more questions of cultural, religious, and personal identity become
acute – and sometimes specious. In still another transposition of postmodernism into postmodernity,
you can hear the cry around the world: ‘who are we? who am I?’.60
Comics, with their reiteration and reinvention, their splicing of media and their marginal cultural status echo these cries, probably more than ever before in the case of personal, historically and culturally introspective comics such as those analyzed here. And they
do so via an astounding variety of techniques and themes ranging from the interaction of
private spheres with cultural heritage as in The Tale of the One Bad Rat to the melange of
media, history and fiction offered by the XXe Ciel and Louvre-Futuropolis series. These comics exemplify a polyvalent, interactive way of meaning-making in sequential art. By using
both words and images, they are able to incorporate and comment on various media with
considerable immediacy through the visual facet.
58 Jean-Paul Sartre, L’imagination, Paris, PUF, 2003, p. 162.
59 Michel Melot, L’art selon André Malraux.
60 Ihab Hassan, “From postmodernism to postmodernity: the local/ global contextˮ, www.ihabhassan.com/postmodernism_
to_postmodernity.htm, retrieved 31 August 2012.
134
Maaheen Ahmed
As Durand feared, the imaginary may be effaced in the wake of globalization and could
be on its way to becoming more universal and more uniform. Images, especially those transferred between media and stemming from different cultures could be indicators of a more
homogenous imaginary establishing itself. In the contemporary situation of omnipresent,
frequently decontextualized images, self-reflexive images reflecting their own technical and
connotational roles are therefore also expressions of the new global imaginary fed through
rapid image reproduction and dissemination where, in keeping with the present inclination
towards an “autobiography of an age”, the role of the image itself is explored.61
Maaheen Ahmed
(Université catholique de Louvain
et Université de Gand)
61 Idem.
135
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Légende des illustrations
Figure 1 : Covers of Beatrix Potter’s The Tale of Samuel Whiskers, 1987 © Frederick Warne
& Co. and Bryan Talbot’s One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot.
Figure 2 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot.
Figure 3 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot.
Figure 4 : Talbot, One Bad Rat, 1995 © Bryan Talbot.
Figure 5 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire.
Figure 6 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire.
Figure 7 : Yslaire, Introduction au XXe Ciel, 1997 © Yslaire.
Figure 8 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004 © Yslaire.
Figure 9 : Yslaire, Mémoires<19>00, 2004 © Yslaire.
Figure 10 : La Jaconde d’après Éric Liberge © Éric Liberge and La Jaconde d’après
Bernard Yslaire © Yslaire.
Figure 11 : Éric Liberge, At Odd Hours, 2008/2010 © Musée du Louvre Éditions/
Futuropolis/NBM.
136
L’illustration abstraite au XXe siècle : un paradoxe lessingien ?1
L’expression « illustration abstraite » pourrait sembler paradoxale ou même oxymorique. Une recherche sur Google image, par définition mouvante, erratique, révèle, aussi bien
en français qu’en anglais, les difficultés rencontrées par le moteur de recherche qui indique
fort peu de pages. Un rapide pointage des principales bibliographies en ligne (le Karlsruher
Virtueller Katalog, Jstor…) aboutit au même constat : l’« illustration abstraite » n’existe
pas en tant que concept ou objet d’étude spécifique. Cette impression est renforcée par la
consultation de publications dans les deux domaines : les ouvrages de référence (histoires,
catalogues de bibliothèques ou de collections…) sur l’illustration au XXe siècle ignorent la
catégorie « abstraction » tandis que les travaux sur l’abstraction semblent rejeter la notion
d’illustration.
Et pourtant… la génération cubiste des Georges Braque, Pablo Picasso, Sonia
Delaunay, celle des surréalistes André Masson, Hans Arp, Raoul Ubac ou Miró, celle des
Américains qui émergent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme Alexander
Calder, Barnett Newmann (The Stations of the Cross: Lema Sabachthani, achevées en
1966), Cy Twombly (qui ne cesse de dialoguer plastiquement avec la littérature antique),
Robert Motherwell, mais encore les Européens, souvent liés à l’informel et à l’abstraction
lyrique (Antoni Tapiès, Pierre Tal-Coat, Etienne Hadju, Nicolas de Staël, Maurice Estève,
Bram Van Velde…) et tant d’autres comme Marcel Broodthaers, Hermann Nitsch ou encore
Robert Ryman ont réalisé dans le cadre du « livre d’art » ou du « livre d’artiste » des œuvres
abstraites qui se situent justement dans cette terre incognita, dans ce no man’s land particulièrement bien fréquenté.
Il est certes légitime de se demander si la pratique de l’« illustration » peut ressortir à l’« abstraction » ou si, inversement, une œuvre abstraite peut prétendre « illustrer »
quelque chose, ceci d’autant plus que divers écrits faisant autorité en excluent la possibilité, à commencer par l’essai marquant de Gotthold Ephraim Lessing paru en 1766, Laokoon oder über die Grenzen der Malerei und Poesie. Il y prône la distinction radicales des
arts entre eux, condamnant l’allégorie d’un côté (l’Allegoristerei) et la poésie descriptive
de l’autre. L’esthétique lessingienne est non seulement normative, mais elle se caractérise
encore par son fonctionnalisme. Le but de l’art étant la beauté, c’est l’« effet » qui devient
1 Une première version de cet article a été publiée dans : Claus Clüver, Matthijs Engelberts and Véronique Plesch
(eds), The Imaginary: Word and Image/L’imaginaire : texte et image, Leiden/Boston, Brill/Rodopi, coll. « Word & Image
Interactions, n°8 », 2015, p. 63-78.
137
Les Cahiers du GRIT - n° 3
l’enjeu de la création artistique au sens large. Bien évidemment, la question de l’abstraction
est étrangère à Lessing. Mais en limitant la peinture au domaine des signes naturels et en
excluant la possibilité qu’elle puisse représenter l’invisible, le Laokoon établit les prémices
d’une vision exclusive, moderniste, des arts. Traduit en anglais et en français, ce texte polémique a en effet connu diverses résurgences au XXe siècle, d’abord sous la plume d’Irving
Babitt qui, dans The New Laocoon paru en 1910, attaque le symbolisme et la peinture littéraire, puis ensuite avec le très célèbre essai du critique d’art newyorkais Clement Greenberg,
Towards a Newer Laocoon, publié en 1940 (Junod 1997). Greenberg y défend la notion de
modernism qui, à ses yeux, caractérise les arts qui se purifient pour atteindre à leur essence :
Each art had to determine, through its own operations and works, the effects exclusive to itself […]
It quickly emerged that the unique and proper area of competence of each art coincided with all
that was unique in the nature of its medium […] Thus would each art be rendered “pure”, and its
“purity” find the guarantee of its standards of quality as well as its independence. “Purity” means
self-definition, and the enterprise of self-criticism in the arts became one of self-definition with
vengeance. (Greenberg, « Modernist painting », p. 86)
Tandis que la peinture trop littéraire et la littérature trop picturale étaient les cibles
de Lessing au XVIIIe siècle, les attaques de Greenberg portent avant tout sur l’illusionnisme
en art, au nom de l’opacité absolue des différents médias, et en particulier de la peinture. Car
le critique américain ne s’intéresse guère aux arts graphiques, et encore moins à la gravure.
Dans un compte rendu de 1957 consacré à Chagall et notamment à ses illustrations de la
Bible, Greenberg déclare ainsi :
The fact that the print has never been a quite appropriate vehicle for modernist art in the making is what
seems precisely to enable both artists [Picasso et Chagall] to continue to exploit it successfully now
that the élan of their original contribution to modernist art has faded. (Greenberg, « Review », p. 15)
Le point de vue de Greenberg apparaît fortement conservateur en ceci qu’il reconduit les hiérarchies techniques traditionnelles qui privilégient le « grand art » (la peinture
principalement) au détriment des arts dits « mineurs ». On comprend aisément pourquoi
la gravure passe mal dans le discours militant du critique. Elle est essentiellement un art du
noir et blanc alors même que pour Greenberg la couleur forme l’essentiel de l’art moderne.
De plus la gravure, et en particulier l’illustration, sont associées au texte à travers la pratique de l’édition. Dès lors, on ne s’étonnera guère de ne trouver dans ce compte rendu
aucune réflexion de type iconographique, tandis que l’usage de la lithographie en couleur
par Chagall est valorisé, car celle-ci le rapproche de l’art d’un Matisse.
La question de l’illustration et le terme même d’« illustration » apparaissent très
rarement sous la plume du critique américain. De manière significative, ces notions surgissent dans un article consacré à Picasso, un artiste qui, par son jeu constant entre figuration et abstraction, interpelle Greenberg, notamment à l’occasion d’une exposition à New
138
Philippe Kaenel
York en 1957 :
The first picture that really bothers one in the Museum of Modern Art exhibition comes before 1927, in
1925, and is the striking Three Dancers, where the will to illustrative expression emerges ambitiously
for the first time since the Blue Period […] Now illustration addresses itself to nature, not in order
to make art say something through it, but in order to make nature itself say something – loudly and
violently. This picture goes wrong, however, not because it is literary (which is what making nature
speak through art means), but because the placing and rendering of the head and arms of the middle
figure cause the upper third of the “canevas” to wobble. Literature as such has never yet spoiled a
work of pictorial art ; it is literary forcing which does that. (Greenberg, « Picasso », p. 29-30)
Ici, les termes de « littérature » et d’« illustration » prennent un sens générique. Ils ne
désignent pas la relation à un texte, mais un fait : les détails figuratifs auraient pour effet de
briser l’équilibre atteint par la peinture de Picasso. En d’autres termes, Greenberg reproche
au peintre d’avoir succombé à ce que Philippe Junod appelle le « péché de littérature » :
« L’histoire de l’adjectif ‘‘ littéraire ’’ permet ainsi la mise en évidence de la multiplicité de
sens qu’assume ce terme au cours des générations […] il désigne tour à tour, dans son acception péjorative, l’illustration, la narration et l’anecdote, la description, l’imitation, la figuration, les prétentions philosophiques ou mystiques, et l’‘‘ allégorie ’’ […]. Et le ‘‘ littéraire ’’est
opposé alternativement au pictural, au musical ou au poétique » (Junod, 2007). Certes,
la position de Greenberg pourrait sembler nuancée car, tout en condamnant le caractère
« littéraire » du tableau de Picasso, il déclare que ce n’est pas l’usage de la littérature qui
est répréhensible, mais son abus. Il n’empêche que la question du rapport du tableau avec
un modèle externe, que ce modèle soit la nature ou la littérature (le critique les met dans
le même sac), pose problème à ses yeux. En effet, cette référence, cet ancrage « externe »
menacerait l’opacité et la planéité essentielles de la peinture.
Évitements et dénégations
L’autorité acquise par Greenberg et ses écrits a établi une norme moderniste qui a
rendu l’idée d’« illustration abstraite » trop hétérodoxe, jusqu’à devenir impensable même.
Toutefois, cette vision prolonge, tout en les radicalisant, un ensemble de positions discursives antérieures portant sur l’édition illustrée, qui en déniaient les composantes mimétiques ou narratives.
La pratique de l’illustration impliquant – traditionnellement – une préséance, c’està-dire une antécédence du texte et une soumission de l’image à celui-ci, tout un ensemble de
métaphores alternatives, de comparaisons ou d’associations ont par conséquent été déployées
depuis le XIXe siècle pour contourner ce mépris sémantique et culturel, et, implicitement,
pour nier la fonction illustrative de l’illustration, au nom de l’autonomie des arts et de la
création artistique (Kaenel, Le métier).
139
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Rappelons que l’illustration est une notion qui appartient à la rhétorique, dont les
usages spécifiques dans le domaine de l’édition ont souligné la dimension métaphorique :
« illustrer », c’est rendre illustre et surtout mettre en lumière. Les termes ne sont pas neutres
et leurs usages définissent l’efficacité sociale de la pratique au fil du temps. Plutôt que d’en
retracer l’histoire, esquissons le répertoire, aussi peu étanche qu’exhaustif, des stratégies de
dénégation et d’évitement des contraintes illustratives en relation avec diverses pratiques
s’étendant du registre décoratif à celui de l’art abstrait et ses discours.
Figure 1.
Dans un premier temps, à partir de la fin du XIXe siècle, nombre d’artistes ont eu
recours aux principes décoratifs pour affirmer leur volonté de quitter les registres mimétiques ou narratifs. Le célèbre texte manifeste du peintre nabi, Maurice Denis, en 1890,
doit être rappelé à ce propos car il possède une dimension véritablement programmatique :
« Mais l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! […] Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie
d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives » (Denis, p. 10-11).
Cette déclaration contient une autre métaphore importante, celle de l’accompagnement,
dans sa dimension humaine mais surtout dans son sens musical qui connaît une fortune
constante tout au long du siècle (Junod, 1998). En effet, cette métaphore permet de penser les représentations en dehors du mimétisme mais dans la temporalité ou dans la durée : une dimension que valorise au même moment Stéphane Mallarmé dans sa redéfinition plastique et poétique du livre. La métaphore musicale devient peu après l’objet même
d’un ouvrage remarquable de Vassily Kandinsky, Klänge (« Résonances » ou « Sonorités »).
Paru à Munich en 1913, Klänge se compose de 38 poèmes en prose rédigés entre 1909 et
1912 (fig. 1). Ils sont accompagnés de 12 xylographies en couleur et 43 en noir et blanc.
140
Philippe Kaenel
Image et textes sont l’œuvre de Kandinsky : un cumul des fonctions, qui a de nombreux
antécédents et garantit aux deux formes d’expression un statut égal. Dans un texte de 1938,
l’artiste a expliqué la portée à la fois « musicale » et « décorative » de son travail :
C’est depuis de longues années que j’écris de temps en temps des « poèmes en prose » et parfois
même des « vers ». Ce qui est pour moi un « changement d’instrument » – la palette de côté et à
sa place la machine à écrire […]. [Ce livre] est un petit exemple de travail synthétique. J’ai écrit les
poèmes, et je les ai « ornés » de nombreux bois en couleur et en noir et blanc […]. (Kandinsky, p. 17)
L’idée de l’accompagnement fait écho à celle du parallélisme également présente
dans le manifeste de Maurice Denis qui conçoit l’illustration « sans servitude du texte ».
Cependant, même si texte et image n’ont pas été conçus l’un pour l’autre ou l’un par rapport
à l’autre, même s’ils peuvent être lus ou vus séparément, leur rencontre génère des effets
poétiques, au sens large – surréaliste – du terme. Ouvrage phare, le recueil de Verlaine
accompagné par les lithographies de Pierre Bonnard, Parallèlement, est l’œuvre paradigmatique du genre. Elle paraît chez le marchand et éditeur Ambroise Vollard en 1900
(fig. 2). Tracés de manière libre et imprimés avec une encre couleur chair, le corps et les
motifs se décomposent et se recomposent autour de la fonte typographique classique : du
Garamond. Le titre du volume justifie le choix des pièces (parallèlement à d’autres poèmes)
mais surtout caractérise les relations entre les textes et les lithographies. Les textes et des
images, dans leurs contrastes chromatiques et leurs agencements, se donnent à lire et à voir,
au nom de cette autonomie interactive qui, aux yeux de la bibliophilie contemporaine, fonde
l’orthodoxie de ce que l’on appelle « livres de peintres » ou « livres d’art », qui sont presque
toujours des « livres de luxe » au XXe siècle (Kaenel, « Vollard »).
Figure 2.
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
La fonction illustrative des images peut encore être contournée par l’usage prédominant de la couleur qui, dans l’esthétique classique et au-delà s’oppose au dessin considéré comme le vecteur de l’histoire (du récit visuel). Naturellement, la couleur est l’élément
qui passionne Greenberg à propos de l’interprétation par Chagall de l’Ancien Testament.
Mais l’ouvrage fondateur de cette pratique demeure sans doute La prose du Transsibérien
et de la petite Jehanne de France, composée à quatre mains par Blaise Cendrars et Sonia
Delaunay (fig. 3). Achevée en 1913, l’œuvre est présentée comme le premier livre simultané :
« Le Simultanéisme de ce livre est dans sa présentation simultanée et non illustrative. Les
contrastes simultanés des couleurs et le texte forment des profondeurs et des mouvements
qui sont l’inspiration nouvelle » (Cendrars, p. 315).
Figure 3.
Il est formé d’une feuille qui, dépliée, mesure 199 x 36 cm, et qui, fermée, se réduit
à 18 x 11 cm. Ce dispositif se place volontairement aux limites du livre et du tableau et traduit la volonté des deux artistes de ne pas hiérarchiser les médias. D’une certaine manière,
Cendrars et Delaunay s’emploient à déstabiliser les habitudes visuelles. Tandis que le texte,
imprimé en typographie sur papier simili Japon, affirme sa plasticité, l’image, aquarellée
au pochoir, s’offre comme une séquence chromatique, une sorte de déroulé optique. Partie
littéraire et partie graphique conservent leur autonomie puisque Sonia Delaunay expose
indépendamment la maquette qui servira à l’impression lors du Premier Salon d’Automne
de Berlin en octobre 1913, et que Blaise Cendrars de son côté se réapproprie le texte dans
une réédition qu’il dédicace, de manière significative, « aux musiciens ». Œuvre polyphonique et novatrice, La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France est évoquée
dans une série d’entretiens avec Sonia Delaunay en 1971 : « Nous [Blaise Cendrars et Sonia
Delaunay] avons commencé avec une recherche sur les lettres, la typographie, dont j’ai eu
l’idée de proposer le caractère coloré. Puis le reste est venu tout seul » (Sidoti, 1987, p. 18).
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Philippe Kaenel
Sonia Delaunay poursuit en qualifiant son œuvre d’« illustration », un terme qui pourrait
surprendre étant donné la singularité du projet, mais qui exprime ici le fait que le texte a été
composé avant la conception graphique.
Pour inciter le lecteur-spectateur à mettre en dialogue les deux médias, l’artiste a
introduit tout à la fin de ce poème simultané abstrait un motif emblématique : celui de la
tour Eiffel, seul élément qui renvoie au monde « réel » et au contenu du texte de Cendrars
qui, justement, serait parti de cette architecture pour composer son récit : « [CENDRARS]
se pénétra des beautés de la Tour et de Saint-Séverin et des couleurs et des reliures de
Mme DELAUNAY […]. Ce qui donna naissance au Premier Livre Simultané (février 1913).
Le mouvement est donné » (Delaunay, p. 111). À ce propos, les cent cinquante exemplaires
formant l’édition prévue de La Prose du Transsibérien, une fois dépliés en hauteur, devaient
atteindre la hauteur de la tour Eiffel… Cette mise en abîme, ce private joke, et la présence
iconique de la tour jouent un rôle essentiel dans ce poème simultané : celle d’articuler explicitement image et texte, tout en donnant la mesure de la construction plastique et de l’abstraction musicaliste de l’ensemble.
Sur un autre plan, La prose du Transsibérien fonctionne comme une machine de
guerre française dirigée contre le dynamisme jugé envahissant des futuristes italiens qui
travaillent depuis plusieurs années sur un répertoire visuel et des principes analogues. Filippo Tommaso Marinetti et son groupe ont agi comme promoteurs d’un procédé alternatif
qualifié d’« auto-illustration » : « les mots en liberté se transforment naturellement en autoillustrations moyennant l’orthographe et la typographie libre expressive », proclame-t-il en
1914 (Marinetti, p. 62). Le recours à la plasticité typographique, relancée par Mallarmé
avec son fameux Coup de dé paru en mai 1897, puis par Guillaume Apollinaire dans ses
Calligrammes, rabat l’illustration sur l’imaginaire du texte, porté exclusivement par l’expressivité des caractères et des fontes et leur disposition plus ou moins iconique.
Le déni de l’illustration narrative au XXe siècle s’est également manifesté dans un ensemble de répertoires graphiques qui mettent en valeur le modèle indiciel. Traces, graffitis,
empreintes gestuelles caractérisent par exemple l’œuvre de l’un des artistes les plus lettrés
de ce siècle, Antoni Tapiès, marqué tant par l’art oriental, la calligraphie que par le surréalisme et notamment par l’œuvre de son compatriote Mirò, avant qu’il ne se tourne, dans
les années 1950, vers l’abstraction et l’art dit « informel ». Issu d’une famille de libraires,
proche des milieux lettrés, Tapiès a produit près de la moitié de ses gravures dans le cadre de
livres dont l’un des plus exemplaires est sans nul doute Petrificada petrificante, publié chez
Maeght en 1978 sur un texte d’Octavio Paz (fig. 4). « Pétrifié pétrifiante » est composé de
huit gravures à l’eau-forte, aquatinte, gaufrage et carborundum, cette poudre utilisée dans
l’industrie, qui, appliquée sur quelque support que ce soit, donne en séchant une matière
très dure. La préparation peut ensuite être encrée et imprimée comme une gravure sur une
presse taille-douce. Cette technique a permis à Tapiès de réaliser de véritables empreintes
du réel qu’il combine à d’autres éléments. Le tout dessine une écriture visuelle hétéroclite,
entre calligraphie, collage et rébus. Parmi ses signes récurrents figurent les quatre bandes
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
rouge sang qui caractérisent le drapeau catalan, ainsi qu’une série de croix polysémiques,
symboles universels de la douleur humaine. Dans ces œuvres, l’estampe se métamorphose
en une sorte de graffiti. La métaphore murale est d’ailleurs aussi bien filée sur la base du
titre du recueil de Paz (« Pétrifié pétrifiante ») que revendiquée sur un plan identitaire par
l’artiste car « tapia », en catalan, signifie tout simplement le « mur ».
Figure 4.
La pratique graphique gestuelle, qui indexe l’image sur le corps de l’artiste, caractérise également l’œuvre de Pierre Jacob, alias Pierre Tal-Coat qui, depuis 1946, a multiplié
les interventions dans le livre, nouant au fil du temps une réelle complicité tant avec le poète
français André Du Bouchet qu’avec les imprimeurs et éditeurs de l’Atelier de Saint-Prex
en Suisse, non loin de Lausanne. Tal-Coat est un graveur aussi elliptique que Du Bouchet
est hermétique, tous deux fascinés par la matérialité de la page et sa spatialité. Le dialogue
entre l’artiste et le poète culmine dans un volume spectaculaire (41 x 25 cm) : le recueil de
douze poèmes intitulé Laisses, une expression qui désigne les débris laissés par la mer sur
le rivage : 13 aquatintes en couleurs et 14 bois gravés, le tout édité par Françoise Simecek
(fig. 5).
Tal-Coat utilise certes le terme d’illustration pour qualifier sa relation à l’œuvre du
poète, comme le montre une lettre adressée à son éditrice : « Peut-être un jour, illustrant
du Bouchet [sic], pourrons-nous en ses massifs, ses rocs, forêts et eaux trouver l’équivalence
de ce [sic] écrit par lui » (Tal-Coat, Simecek, p. 76). Mais il le précise avec la notion clef
d’« équivalence » qui souligne les relations d’indépendance articulée du texte et de l’image.
144
Philippe Kaenel
Le volume met d’ailleurs en scène cette relative autonomie, la gravure tantôt s’offrant de
manière isolée, tantôt interagissant avec le texte sur l’espace de la page :
Je ne crois pas que beaucoup aient saisi, saisissent ou soient saisis de ceci : toute action, sa marque,
engage la totale aire visible. S’il s’agit d’un dessin, la blancheur d’une page doit être toute concernée
du point, du trait, fussent-ils uniques. Chaque point, de son bref, implique la totale présence, son
centre. Ainsi procède le regard […]. (Tal-Coat, Simecek, p. 135)
Figure 5.
Tal-Coat a également participé à un ouvrage collectif remarquable, Le Livre des livres,
composé de 22 poèmes de Pierre Lecuire qui s’édite lui-même à Paris en 1974, en faisant appel à César, Henry Moore, Raoul Ubac, Vieira Da Silva parmi d’autres, pour les eaux-fortes.
Le Livre des livres rend hommage à la matérialité du livre et constitue le sujet de toutes les
gravures. Le volume s’ouvre sur une série de pages blanches immaculées qui dévoilent peu
à peu la pression de la presse taille-doucière (fig. 6), puis donnent à lire le texte aérien qui
néanmoins sert de base, de présentoir, à l’image :
Le livre des livres hommage au langage
simultané
de la page écrite et gravée
Miroir du langage
dans le poème
éclaté
miroirs multipliés
d’une gravure unique 145
Les Cahiers du GRIT - n° 3
Par le biais de ce texte qui figure au tout début du Livre des livres, Lecuire propose
une ultime métaphore des relations entre texte et image : celle de la réflexion et de la diffraction, qui permet de penser l’interaction des deux arts comme un processus interne, excluant tout référent, toute séquentialité, toute narrativité, au profit d’une circularité ouverte.
Figure 6.
Illustratio
Au cours du XXe siècle, pour signaler l’autonomie relative de leurs œuvres face à la
réalité et face à des textes qu’ils ont affecté de ne pas « illustrer » tout en les imageant, les
artistes ont eu recours à une variété de métaphores, comparant leurs œuvres à des décorations, à une forme d’accompagnement parallèle, musical, chromatique, à un genre d’équivalence ou de réflexion. Ils ont également exploré les dimensions « ornementale », aniconique
ou indicielle pour affirmer l’opacité de la représentation en leurs œuvres. De manière plus
ou moins déclarée, ils ont répondu au mépris historique dont pâtit la notion traditionnelle
d’illustration et ont par là même satisfait au credo moderniste dont Greenberg fut le grand
héraut.
Les artistes de tendance abstraite ont eu tendance à privilégier des textes poétiques :
une illustration non figurative d’un roman de Balzac ou de Dickens a moins de chances de
voir le jour – bien que Picasso en ait tracé la voie dans certaines planches pour le Chefd’œuvre inconnu de Balzac pour l’éditeur Albert Skira en 1931. Certes, les limites entre
146
Philippe Kaenel
abstraction et figuration peuvent fluctuer. Mais l’artiste contemporain pratiquant l’abstraction a également la capacité d’agir, non pas sur le plan mimétique ou narratif, mais en éclairant (au sens étymologique) le texte à sa manière, dans la double dimension spatiale et
temporelle de la lecture. Pierre Tal-Coat en est conscient lorsqu’il énonce de vive voix ses
convictions en la matière son credo moderniste qui rejoint exactement l’idée de l’action rhétorique de l’illustratio, de l’éclairage par le style (Pernoud, p. 77-78) :
Je voulais, à l’encontre de ce qui était venu avant, si je puis dire, faire participer le dessin à la lecture,
élargir ces gravures qui étaient toujours situées en état d’immobilité. À chaque fois, le livre consistait
en une page, or j’ai voulu que mes gravures d’abord participent de toutes les pages lues et incitent à
tourner la page ; donc que ma gravure participe de l’espace ; et pour moi, l’espace est énergie […]. Le
temps intervient, le déroulement du temps, la dérive du temps. Et donc la lumière.
Philippe Kaenel
(Université de Lausanne)
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Les Cahiers du GRIT - n° 3
Références
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Contrepoints. Dialogues entre musique et peinture [1998], Genève, Contrechamps, 2006,
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Bayard, 2007, p. 611-613.
Kaenel Philippe, «Vollard, Bonnard, Parallèlement : l’estampe et le livre autour de 1900 »,
dans Les Lettres et les Arts. Cahiers suisses de critique littéraire et artistique, 11, janviermars 2012, p. 71-78.
–, Le métier d’illustrateur 1830-1880. Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré
[1996], Genève, Droz, 2004.
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siècle, juillet-septembre 1938), p. 17.
Marinetti Filippo Tommaso, « Simultanéité. Tables synoptiques de valeurs lyriques », dans
Les Mots en liberté [1920], Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987.
Pernoud Emmanuel (dir.), « À voix nue, entretiens d’hier et d’aujourd’hui : Pierre Tal-Coat
avec Edmond Quinche, France Culture, 1983 », dans Portrait(s) de Pierre Tal-Coat, Paris,
Bibliothèque nationale de France, 1999.
Sidoti Antoine, La prose du Transsibérien, Blaise Cendrars, Sonia Delaunay, genèse et
dossier d’une polémique, Paris, Archives des lettres modernes, 1987.
Tal-Coat Pierre et Simecek Françoise, Libre regard, Paris, Maeght, 1991.
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Philippe Kaenel
Légende des illustrations
Figure 1 : Kandinsky Vassily (1866-1944), Klänge, München : R. Piper & Co. Verlag, 1913
Typographie et xylographie en couleurs. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire.
Figure 2 : Bonnard Pierre (1867–1947), Parallèlement de Paul Verlaine, Paris: A. Vollard,
1900. Typographie et lithographie en couleurs. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et
universitaire.
Figure 3 : Delaunay Sonia (1885-1979), La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne
de France de Blaise Cendrars, Paris : Éditions des hommes nouveaux, 1913, Dépliant, 200
x 37 cm. Typographie et pochoir. © Berne, Bibliothèque nationale.
Figure 4 : Tapiès Antoni (1923-2012), Petrificada petrificante d’Octavio Paz, trad. par
Claude Esteban, Paris : Maeght, 1978. Eaux-fortes et aquatintes. © Lausanne, Bibliothèque
cantonale et universitaire.
Figure 5 : Tal-Coat Pierre (1905-1985), Laisses d’André Du Bouchet, Lausanne : F.
Simecek, 1975. Aquatintes et bois, partiellement en couleurs. © Lausanne, Bibliothèque
cantonale et universitaire.
Figure 6 : Lecuire Pierre, Le livre des livres, vingt-deux poèmes inédits de Pierre Lecuire ;
vingt-deux gravures originales de Fermin Aguayo, Geneviève Asse, César (…) gravées
d’après l’eau-forte d’Hercules Seghers « Les trois livres », Paris : Pierre Lecuire, 1974.
Typographie. © Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire.
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