Forceps et responsabilité civile

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Forceps et responsabilité civile
Jurisprudence médicale
même que les signes vitaux de la mère. Le
personnel note, de façon irrégulière,
quelques décélérations variables qui
nécessitent des manœuvres mineures,
comme l’administration d’oxygène, un
repositionnement de la patiente et un
rajustement de la vitesse de la perfusion
de Syntocinon. D’autres examens sont
effectués tout au long de l’après-midi et la
surveillance demeure régulière.
Forceps et responsabilité civile
Une défense solide pour une gynécologue poursuivie pour 186 500 $
EN 1997, À la suite de la naissance de leur
fils, les parents de l’enfant (les demandeurs) intentent une poursuite en responsabilité médicale contre le Dre D.J.,
obstétricienne-gynécologue, et le Centre
universitaire de santé McGill (CUSM) –
Hôpital Royal Victoria. Quelques jours après
la naissance, un examen ophtalmologique
a révélé la présence d’une rayure sous la
cornée, gênant la vision de l’œil gauche de
l’enfant. Les parents allèguent que cette
anomalie est le résultat d’une utilisation fautive du forceps. Ils blâment aussi l’hôpital,
selon leur version des faits, d’avoir laissé
une résidente en obstétrique-gynécologie
commencer l’accouchement par forceps
en l’absence de l’obstétricienne de garde et
d’avoir commis une faute.
Maintenant âgé de sept ans, l'enfant semble heureusement avoir conservé peu de
séquelles, mais il doit néanmoins porter
des lunettes. Les parents réclament donc
la somme de 186 500 $ puisqu’ils
allèguent avoir vécu des périodes difficiles
d’incertitude pendant les premières
années de la vie de leur enfant, alors que
celui-ci a dû porter, à raison de quelques
heures par semaine, un cache (patch) sur
son oeil droit afin d’entraîner et d’améliorer la vision de son autre œil.
En défense, le Dre D.J. et l’hôpital Royal
Victoria plaident qu’ils ont agi avec pru-
dence et diligence lors de l’accouchement. Ils affirment donc n’avoir commis
aucune faute pouvant impliquer leur
responsabilité. Plus précisément, les
défenderesses font valoir qu’en dépit de
l’urgence que commandait la situation,
elles ont pris le temps requis pour appliquer le forceps sur la tête du bébé selon
les règles de l’art. Elles soutiennent, par
ailleurs, qu’une rayure sous la cornée
peut apparaître chez un nouveau-né
même lorsque le forceps est utilisé
comme il se doit, voire, dans certains
cas, lors d’un accouchement naturel.
Une situation urgente
Rappelons les faits : la demanderesse se
présente à l’hôpital Royal Victoria à
1 h 20, le 21 novembre 1997. Elle rapporte une rupture spontanée des membranes 20 minutes plus tôt. Elle entre en
salle d’accouchement à 4 h 05. Les signes
vitaux enregistrés par l’infirmière ne révèlent aucun problème. La patiente contracte aux deux ou trois minutes. Le
rythme cardiaque fœtal oscille autour de
140 battements par minute (BPM). Tout
au long de la nuit et de la matinée, le personnel médical effectue les examens
nécessaires, suivant l’évolution de la
dilatation du col. Une anesthésie épidurale
est pratiquée à 8 h 30. Dans les heures
qui suivent, le personnel médical surveille
attentivement le monitoring fœtal de
À 16 h 10, la résidente pratique un examen vaginal qui révèle une dilation complète du col. Huit minutes plus tard, à
16 h 18, la résidente constate une bradycardie du cœur fœtal, c’est-à-dire une
chute du pouls fœtal à 80 BPM. Elle pratique une stimulation fœtale sans pouvoir
toucher au cordon, qui aurait pu se coincer entre la tête du bébé et la paroi
latérale du bassin. En raison de la bradycardie sans récupération, elle appelle
d’urgence
un
autre
spécialiste
obstétricien-gynécologue de garde sur
place. Deux minutes plus tard, la bradycardie se poursuit et le cœur fœtal diminue à 50 BPM. Il devient alors urgent de
sortir le bébé. La résidente demande
alors qu’on lui apporte un forceps.
Jusqu’à ce moment précis, les deux parties en Cour s’entendent sur le déroulement des évènements. Deux points sont
donc ici en cause: qui a utilisé le forceps
et a-t-il été utilisé de façon adéquate?
Prétentions des parties
Une chose est certaine : puisque l’application du forceps sur la tête du bébé
s’est faite à l’intérieur du ventre de la
mère, il n’existe aucune preuve directe
d’une bonne ou mauvaise utilisation de
l’instrument. Les demandeurs soutiennent néanmoins que le forceps a été utilisé par une résidente en troisième année
d’obstétrique qui n’avait pas l’expérience
requise pour manipuler cet instrument.
Les demandeurs affirment que ce n’est
qu’après une première tentative avec le
forceps que le Dre D.J. s’est présentée.
Les demandeurs plaident que la présence
d’une cicatrice au-dessus de l’œil gauche
et la présence d’une masse sur le côté
droit du cou du bébé révèlent que les
lames du forceps n’ont pas été
appliquées au bon endroit, provoquant
ainsi une pression indue sur l’œil gauche,
Source : jugements.qc.ca / Dossier No 500-05-061306-005
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ce qui engendra une déchirure de la
membrane de Descemet située sous la
cornée de l’œil gauche de l’enfant. On
reproche donc une utilisation fautive du
forceps. Les demandeurs soumettent que
leurs témoignages doivent être préférés à
ceux du médecin et de la résidente, qui
ont spontanément reconnu n’avoir gardé
aucun souvenir de cet accouchement.
Leurs témoignages sont entièrement
fondés sur les notes au dossier médical.
Quant aux défenderesses, elles avancent
premièrement que même si la résidente
avait entièrement la capacité de procéder
à un accouchement par forceps, ce n’est
qu’après l’arrivée du Dre D.J. dans la
salle de travail que le forceps a été
appliqué à l’intérieur du ventre.
D’ailleurs, selon la politique de l’hôpital
Royal Victoria, un médecin résident ne
peut procéder à un accouchement par
forceps en l’absence d’un obstétricien.
Les défenderesses signalent de plus que
le Dre D.J. est une obstétricienne très
expérimentée, ayant pratiqué, depuis
1982, près de 5 000 accouchements,
dont au moins 200 avec forceps. Elle font
également valoir que les notes apparaissant au dossier médical, tant celles prises par la résidente que celles prises par
l’infirmière sur place, révèlent clairement
que le forceps n’a pas été appliqué avant
l’arrivée du Dre D.J.. En outre, quoiqu’elle
ne se souvienne pas de cet accouchement en particulier, le Dre D.J. a affirmé
qu’en pratique, elle a toujours respecté la
politique de l’hôpital et n’a jamais
autorisé un résident à utiliser les forceps
en son absence. Ainsi, selon les défenderesses, elles ont agi en professionnelles prudentes et diligentes. D’ailleurs,
les deux obstétriciens entendus à titre
d’experts ont affirmé qu’ils auraient agi
de la même façon dans les circonstances. Elles établissent donc que les
demandeurs, sur qui le fardeau de la
preuve repose, ne se sont pas déchargés
de ce fardeau. Selon elles, une déchirure
de la membrane de Descemet sous la
cornée peut survenir même lorsque le
forceps est utilisé selon les règles de l’art.
Jugement
En matière de responsabilité professionnelle, on sait que le médecin a une obli-
gation de moyens. Sa conduite s’évalue
en fonction de celle qu’un médecin normalement prudent et diligent aurait eue
dans des circonstances semblables. Les
défenderesses ont une obligation de
moyens et ont d’ailleurs tenu à rappeler
que les demandeurs doivent accepter les
risques inhérents à un accouchement.
Le juge Benoît Emery, dans son jugement rendu en avril 2005, a accordé une
grande valeur probante aux témoignages
du Dre D.J. et de la résidente, qui sont
apparues au tribunal comme des professionnelles compétentes et rigoureuses.
La résidente a affirmé qu’elle avait
appliqué le forceps en l’absence d’un
« Le juge a tenu à préciser que même
s’il avait accueilli l’action, il aurait
accordé des dommages et intérêts de
10 000 $ »
obstétricien à une seule occasion en
cinq années de résidence, alors qu’elle
se trouvait dans un autre hôpital. Elle
savait pertinemment que la politique de
l’hôpital Royal Victoria commandait la
présence d’un médecin avant d’utiliser le
forceps. Le dossier médical révèle
d’ailleurs clairement que le forceps n’a
pas été appliqué avant l’arrivée du Dre
D.J.. Il est fort probable qu’elle ait
appliqué la technique fantôme avant l’arrivée du Dre D.J., simulation permettant
de bien se remémorer le mouvement à
suivre pour l’application des lames. De
plus, l’infirmière a affirmé de façon catégorique que si la résidente avait appliqué
seule le forceps avant l’arrivée de l’obstétricienne, elle aurait déposé une note
au dossier médical, étant donné que ce
geste aurait été nettement inhabituel. Le
juge a accordé beaucoup de crédibilité
au témoignage de l’infirmière, puisqu’il la
considère comme un protagoniste désintéressé ayant témoigné spontanément
avec assurance et aisance. À la lumière
de ce qui précède, le tribunal en vient à
la conclusion que la décision de recourir
au forceps a été prise par le Dre D.J. et
que celle-ci a assisté la résidente dans
l’utilisation du forceps.
les experts sur place ont constaté que
toutes les conditions préalables permettant un accouchement par forceps ont été
respectées. De plus, la demande et la
défense ont fait grand état d’un article
scientifique paru en 1996 dans la revue
médicale « Cornea » publié sous l’égide du
réputé Johns Hopkins University School of
Medecine au Maryland. On y lit que les
traumatismes de cornées résultent dans la
majorité des cas de l’utilisation de forceps.
Toutefois, on ajoute que ces mêmes traumatismes cornéens peuvent apparaître
lors de l’accouchement à l’aide de ventouses, ou même de façon spontanée
dans le cas où la mère a un bassin déformé ou un petit bassin. Or, on retient de cet
article scientifique que les traumatismes
cornéens résultent plus souvent d’accouchements par forceps sans qu’il soit
nécessairement question d’une application fautive de l’instrument. Pour ces
raisons, le tribunal est d’avis que les
demandeurs ne se sont pas déchargés de
leur fardeau de démontrer que les défenderesses ne se sont pas adéquatement
acquittées de leur obligation de moyens ou
qu’un autre professionnel normalement
prudent et diligent aurait procédé différemment dans les circonstances.
Le juge rejette donc l’action des demandeurs et a tenu à préciser que même s’il
avait accueilli l’action, il aurait accordé
des dommages et intérêts de 10 000 $
aux demandeurs. En effet, il faut rappeler que le dommage à l’œil gauche s’est
considérablement résorbé avec l’âge, si
bien qu’avec le port de lunettes, la vision
de l’enfant est presque normale. ⌧
Quant à l’utilisation prétendue fautive du
forceps, le juge a notamment retenu que
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