Le droit souffre-t-il?
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Le droit souffre-t-il? Nicolas Préville-Ratelle Institut de droit comparé Université McGill, Montréal Août 2012 Thèse présentée à l’Université McGill dans l’accomplissement partiel des exigences du diplôme de maîtrise en droit (LL.M.) © Nicolas Préville-Ratelle, 2012 TABLE DES MATIÈRES I. Introduction ...................................................................................................................... 1 1. La sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave................................ 5 2. La qualification du préjudice ....................................................................................... 7 II. Comment le droit comprend la souffrance .................................................................... 13 1. Les justifications et les méthodes d’évaluation.......................................................... 17 1.1 L’approche conceptuelle ...................................................................................... 17 1.2 L’approche personnelle ........................................................................................ 23 1.3 L’approche fonctionnelle ..................................................................................... 25 2 La confusion des approches ........................................................................................ 32 III. Le plafond des dommages non pécuniaires ................................................................. 44 1 Le plafond des dommages corporels non pécuniaires ................................................ 49 2 L’absence de plafond des dommages moraux non pécuniaires. ................................. 54 3. La compréhension confuse de la souffrance .............................................................. 66 IV. La souffrance et l’incommensurabilité ........................................................................ 70 1. L’origine de l’incommensurabilité ............................................................................ 72 2. L’incommensurabilité dans la théorie du droit .......................................................... 78 3. L’incommensurabilité de la souffrance ..................................................................... 82 V. La souffrance corporelle comme intérêt réparable........................................................ 89 1. L’enquête sur la souffrance corporelle et morale....................................................... 89 2. L’approche interdisciplinaire du droit et de la culture populaire ............................... 93 3. Le cinéma d’horreur et la souffrance ......................................................................... 99 VI. Conclusion ................................................................................................................. 111 Bibliographie .................................................................................................................... 113 i RÉSUMÉ En 1978, la Cour suprême dans l’arrêt Andrews a imposé un plafond de 100 000 $ aux dommages corporels non pécuniaires. À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts Snyder (1998) et Hill (1995) a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait pas aux recours en diffamation et aux dommages moraux non pécuniaires. Cette situation apparaît encore aujourd’hui injuste. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance corporelle? Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les composantes du droit de la réparation de la souffrance, c’est-à-dire le plafond de l’arrêt Andrews, les justifications du droit à la réparation, les méthodes d’évaluation de l’indemnité, les intuitions et les perceptions que nous avons de la souffrance. Elle a pour objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et l’indemniser plus adéquatement et justement. Le droit souffre de confusion, qui peut être observée dans la cohabitation des approches, les problèmes que chaque approche soulève et les contradictions dans le débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. La conséquence de cette confusion est le manque d’uniformité et de cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance. Le raisonnement juridique reste pris entre des approches et des arguments contradictoires parmi lesquels il est incapable de choisir. Il en résulte que la prise de décision des juges n’est pas le produit de la logique, mais celui d’intuitions rarement portées à la conscience. Ces intuitions portent généralement sur la question de l’incommensurabilité de la souffrance et notre perception de la souffrance corporelle. D’abord, une meilleure connaissance des choix d’incommensurabilité et de commensurabilité permet de proposer une méthode d’évaluation des indemnités qui sera à la fois équitable, cohérente et prévisible : c’est-à-dire l’approche conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle. Puis, une meilleure compréhension de la souffrance corporelle, par l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur, permet de conclure que l’intérêt que nous accordons à la souffrance corporelle milite en faveur d’un même plafond pour l’ensemble des dommages non pécuniaires. L’analyse de ces deux intuitions permet de remédier généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. Le droit souffre, mais il peut être soigné. ii ABSTRACT In 1978, the Supreme Court in Andrews imposed a ceiling of $100 000 on compensation for the bodily non-pecuniary injury. In contrast, the Supreme Court in Snyder (1998) and Hill (1995) had decided that the ceiling of Andrews does not apply to actions in defamation and moral non-pecuniary damages. Today, this situation still appears to be unjust. How is moral suffering so different from the bodily suffering? This thesis starts from this unfairness to explore the components of the law of compensation for suffering, namely, the ceiling of Andrews, the justifications of the right to be repaired, the methods of assessment of the indemnities, and the intuitions and perceptions we have of suffering. It aims to determine how the law could better understand suffering and compensate it more adequately and fairly. The law suffers from confusion, which can be observed in the coexistence of the approaches, the problems that each approach raises and the contradictions that the debate on the cap raises. The consequence of this confusion is the lack of uniformity and consistency in the law of compensation for suffering. The legal reasoning is caught between conflicting arguments and approaches among which logic is incapable to choose. As a result, the decision of judges is the product not of logic, but of intuitions rarely brought to consciousness. These intuitions generally concern the issue of the incommensurability of suffering and the value we place on bodily suffering. First, a better comprehension of the choices of incommensurability and commensurability permits us to identify a method of assessment of indemnities which is fair, consistent and predictable: I have called this method the “personalized-conceptual approach with functional reasonableness”. Moreover, a better understanding of bodily suffering, by an interdisciplinary study of law and horror films, permits us to conclude that the interest we attach to bodily suffering militates in favor of the application of a single cap on all non-pecuniary damages. The analysis of these two intuitions can generally cure the confusion in the law of compensation for suffering. The law suffers, but it can be cured. iii REMERCIEMENTS L’auteur d’un travail de recherche de longue haleine doit pouvoir compter sur le soutien, les conseils et les encouragements des personnes qui l’entourent et des institutions qui le soutiennent. C’est avec cette idée en tête que je tiens à souligner l’aide qui m’a été apportée. D’abord, j’aimerais remercier ma superviseure, professeure Shauna Van Praagh qui, grâce à sa compréhension, ses conseils, son soutien et ses judicieux commentaires, m’a fait apprécier ce que sont les études supérieures. Je tiens aussi à remercier la Faculté de droit de l’Université McGill et ses professeurs qui m’ont aidé à devenir le juriste que je suis aujourd’hui. Puis, je tiens par-dessus tout à remercier mes parents, parce que, sans leur soutien familial, financier et professionnel, je n’aurais jamais pu écrire cette thèse. Finalement, je remercie mon frère Emmanuel, qui a étudié à la maîtrise avec moi, parce que sa présence m’a motivé à donner le meilleur de moi. iv I. INTRODUCTION Imaginez que vous sortez une belle soirée d’été dans un bar ayant une terrasse au deuxième étage. Accoudé sur la balustrade avec un verre à la main, vous passez une agréable soirée en regardant les lueurs de la ville. Malheureusement, les employés de l’établissement ont laissé entrer trop de clients sur la terrasse. Les déplacements de la clientèle produisent une pression sur la balustrade qui finit par céder… vous tombez de deux étages. Vous vous réveillez quelques jours plus tard dans un lit d’hôpital. La souffrance que vous ressentez est aigüe et intense : vous n’avez jamais autant souffert. Toutefois, vous ne sentez plus vos jambes. Le médecin vous apprend d’ailleurs que vous ne pourrez plus jamais marcher. Vous êtes alors envahi par une détresse qui vous paraît à première vue insurmontable : votre préjudice vous paraît impossible et incroyable. L’imagination de cette histoire ne nous réjouit évidemment pas. Au contraire, elle éveille en nous une certaine angoisse de la souffrance. Le réalisme de l’histoire nous rappelle d’ailleurs que des souffrances semblables résultant de l’action (ou de l’inaction) d’acteurs fautifs sont bien présentes dans le droit de la responsabilité civile. Nous n’avons qu’à prendre l’exemple de James Andrews dans l’arrêt Andrews c Grand Toy Alberta Ltd1. L’arrêt Andrews s’inscrit dans la trilogie portant sur l’évaluation des dommages résultant d’actes de négligence qui ont laissé la victime sévèrement blessée2. James Andrews, un Albertain âgé de vingt et un ans, était devenu quadriplégique à la suite d’un accident de voiture. En première instance, le juge Kirby avait accordé un montant supérieur à un million de dollars (1 022 477,48 $), ce qui représentait à l’époque l’une des plus importantes indemnités accordées au Canada3. En appel, la somme avait été réduite à 516 544,48 $, d’abord parce que les dommages-intérêts avaient été réduits, puis parce que la division d’appel avait conclu à la négligence contributive de la victime, réduisant ainsi l’indemnité révisée de vingt-cinq pour cent (25%). La Cour suprême a rétabli le montant à 817 344 $. Aujourd’hui, Andrews est un arrêt de principe, puisque c’est par cet arrêt que la Cour suprême du Canada a imposé un plafond de 100 000 $ (aujourd’hui indexé en tenant compte de l’inflation : un peu plus de 341 000 $) à l’indemnité en réparation de la 1 Andrews c Grand Toy Alberta Ltd, [1978] 2 RCS 229 [Andrews]. Arrêts de la trilogie : Andrews, ibid; Arnold c Teno, [1978] 2 SCR 287 [Teno]; Thornton c. The Board of School Trustees of School District No 57 (Prince George), [1978] 2 RCS 267 [Thornton]. 3 Sharpe et Roach, infra note 236 à la p 194. 2 1 composante non pécuniaire du préjudice corporel. Depuis, les victimes de préjudices corporels les plus graves ne peuvent pas obtenir plus que le plafond de l’arrêt Andrews en réparation de leur souffrance. À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts Snyder c Montreal Gazette Ltd4 et Hill c Église de scientologie5 a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait pas aux recours en diffamation et à l’indemnité en réparation du préjudice moral non pécuniaire. Imaginez maintenant une deuxième histoire. Un matin, après votre réveil, vous prenez le journal et réalisez que la une vous accuse injustement et faussement d’avoir commis les crimes les plus monstrueux et les plus abjects. Vous êtes bien sûr outré et profondément blessé. Vous appelez un avocat qui contacte l’éditeur du journal et lui demande de se rétracter. L’éditeur refuse. Les jours passent et vous ne voulez plus sortir de chez vous, parce que vous ne pouvez plus endurer les commentaires des gens vous associant aux crimes infâmes dont on vous a injustement accusé. Vous souffrez d’une grande détresse et votre vie est devenue misérable. Pour vous remonter le moral, votre avocat dépose alors une demande en justice en réclamant une grosse somme d’argent : un million de dollars. À la réception de la requête, le journal se rétracte en publiant, quelques semaines plus tard, un article qui apparaît à la une. Après de nombreux mois d’attente, un juge condamne le journal à vous payer la somme réclamée en réparation de votre souffrance. Tout comme la première histoire, la deuxième histoire appartient au domaine du vraisemblable. Ces deux histoires sont la source d’une souffrance considérable, bien que la souffrance découlant de la perte de l’usage des jambes apparaisse plus problématique : on ne pourra jamais redonner l’usage des jambes, mais la personne diffamée pourra toujours rebâtir sa réputation. Toutefois, la différence entre les deux souffrances est significative devant un tribunal. La souffrance corporelle due à la perte de l’usage des jambes ne vaudra jamais plus de 100 000 $ de 1978, tandis que la valeur de la souffrance morale due à la diffamation n’a pas de limite. Cette situation apparaît à première vue injuste. Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les profondeurs du 4 5 Snyder c Montreal Gazette Ltd, [1988] 1 RCS 494 [Snyder]. Hill c Église de scientologie, [1995] 2 RCS 1130 [Hill]. 2 droit de la réparation de la souffrance. Cette thèse ne porte pas uniquement sur le plafond de l’arrêt Andrews, mais aussi sur les approches, les intuitions et les perceptions qui influencent notre compréhension de la souffrance : elle s’inscrit dans le débat beaucoup plus large de la compréhension que le droit a de la souffrance. Cette thèse cherche à comprendre ce que le droit comprend de la souffrance et ce qui lui échappe, et a pour objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et l’indemniser plus adéquatement et justement. Ainsi, la problématique de cette thèse se résume aux deux questions suivantes : (i) Le droit (sa logique interne et son raisonnement particulier) comprend-il la souffrance? (ii) Le droit souffre-t-il? En réponse à ces deux questions, mon hypothèse de départ était que le plafond de l’arrêt Andrews est un signe que le droit comprend mal la souffrance en général et la souffrance corporelle en particulier, et qu’il souffre de ce problème de compréhension. Mon étude du sujet me permet désormais de confirmer cette hypothèse. Cette thèse se divise en quatre parties. Dans le premier chapitre, j’observe que le droit souffre d’abord de la confusion entourant les justifications du droit à la réparation et les méthodes d’évaluation des dommages non pécuniaires. La cohabitation des approches et les problèmes que chaque approche soulève ont fait en sorte que les tribunaux et les praticiens confondent inévitablement ces approches dans le traitement de la réparation du préjudice non pécuniaire. Il n’existe en pratique aucune uniformité ou cohérence dans la jurisprudence et dans la doctrine; en l’absence d’uniformité et de cohérence, il n’y a simplement aucune prévisibilité dans la réparation du préjudice non pécuniaire. Dans le deuxième chapitre, je remarque que, tout comme pour le débat sur les justifications et les méthodes d’évaluation, le raisonnement juridique se contredit dans le débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. Ces contradictions suggèrent que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre aussi de confusion. L’absence de plafond des dommages non pécuniaires dans les cas de diffamation représente en soi le summum de la confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance corporelle? Les deux ne devraient-elles pas être traitées de manière uniforme considérant qu’il ne s’agit en somme que de préjudice non pécuniaire? Le plafond de l’arrêt Andrews 3 peut sembler cohérent lorsque l’on tient seulement compte du droit de la réparation du préjudice corporel. Cependant, lorsque l’on adopte une vue d’ensemble sur le droit de la réparation de la souffrance, le plafond de l’arrêt Andrews est beaucoup moins sensé. L’une des conséquences de la confusion qui règne dans les approches et le plafond des indemnités est le manque d’équité, de cohérence et de prévisibilité du droit de la réparation de la souffrance. Toutefois, rien ne permet d’établir que la coexistence des approches et l’imposition du plafond de l’arrêt Andrews soient les seules causes de confusion. L’approfondissement de cette confusion exige de relier notre appréciation du traitement des dommages non pécuniaires avec une étude sur les intuitions et les perceptions qui influencent chacun d’entre nous, y compris les juges dans leur rôle d’évaluateur de l’indemnisation pour les victimes de comportements fautifs. En d’autres mots, il s’agit de porter à la conscience nos intuitions et notre perception de la souffrance. Les deux derniers chapitres cherchent justement à comprendre nos intuitions touchant le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire et qui sont peut-être les autres causes de la confusion. La première de ces intuitions est la question de l’incommensurabilité de la souffrance, selon laquelle la souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure ou la souffrance ne peut pas être mesurée en termes monétaires. Seule une meilleure connaissance des choix d’incommensurabilité et de commensurabilité nous permet de proposer une méthode d’évaluation des indemnités qui sera à la fois équitable, cohérente et prévisible : c’est la méthode que j’ai dénommée « l’approche conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle » et qui s’inspire des enseignements du professeur Daniel Gardner6. La deuxième de ces intuitions concerne la perception que nous avons de la souffrance corporelle. Selon cette intuition, l’honneur et la réputation ne peuvent pas valoir davantage que l’intégrité corporelle. L’exploration de cette intuition exige une enquête dans la collectivité, à l’aide du sondage, et une analyse de notre perception qui dépasse le domaine du droit. L’emploi d’une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur offre au raisonnement juridique les outils pour mieux comprendre notre perception de la souffrance corporelle : les histoires que nous racontons et qui nous affectent sont liées à la façon dont nous percevons, souffrons et jugeons. 6 Gardner, infra note 8. 4 L’analyse et la compréhension de ces deux intuitions permettent de remédier généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. En d’autres mots, le droit souffre, mais il peut être soigné. Toutefois, avant de traiter de la confusion et de ses remèdes, il est sage de revoir deux problèmes qui sont généralement liés à la réparation du préjudice non pécuniaire : (i) le problème de la sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave et (ii) le débat sur la qualification du préjudice dans le droit civil québécois. 1. LA SOUS-INDEMNISATION DES VICTIMES DE PRÉJUDICE CORPOREL GRAVE La question de l’évaluation et du plafond des dommages non pécuniaires demeure pertinente aujourd’hui, puisque la responsabilité civile répond encore du principe de la réparation intégrale, commun à la common law et au droit civil : « The general rule is that […] so far as money can do it, the injured person should be put in the same position as he would have been in if he had not sustained the wrong »7. Aussi désignée sous son expression latine restitutio in integrum, cette règle de remise en état de la victime est avant tout un principe idéal, que le système tel qu’il est actuellement ne peut pas appliquer complètement. L’état de la doctrine et de la jurisprudence confirme ce constat. Le professeur Daniel Gardner voit d’abord deux facteurs mettant en échec le principe de la réparation intégrale : (i) « [l]es honoraires du procureur de la victime, qui au Québec grugent en moyenne le quart de l’indemnité octroyée » et (ii) « [l]a notion de faute contributive de la victime, présente dans environ un procès sur trois, qui ampute l’indemnité réellement accordée d’un autre tiers, en moyenne »8. Nous pouvons ajouter à cela les difficultés de faire la preuve de chaque chef de dommages réclamé. À la lumière de ces facteurs, l’auteur Harold Luntz constate que « a very tiny proportion of all injured victims are likely to be the recipient of full compensation »9. Gardner identifie aussi d’autres gains dont la victime d’un préjudice corporel est privée. Je cite par exemple (i) les avantages sociaux liés à un emploi (tels que les contributions patronales aux régimes de retraite ou les assurances), qui sont souvent mal 7 Halsbury’s Laws of England, 4e éd, vol 12, Londres, Butterworths, 1973 au para 1129. Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009 au no 78 [Gardner]. 9 Harold Luntz, Assessment of Damages for Personal Injury and Death : General Principles, Chatswood (NSW), LexisNexis Butterworths, 2006 au para 1.14, à la p 15 [Luntz]. 8 5 compensés par les tribunaux10, (ii) la capacité de gain des « femmes au foyer » qui n’ont pas d’emploi au moment de l’accident11, (iii) l’évaluation « totalement arbitraire et à sa face même insuffisante » dans la majorité des cas où la victime est un jeune enfant 12 ou (iv) l’incidence fiscale que les tribunaux refusent de considérer en ce qui concerne les pertes salariales13. Sur ce dernier point, la victime est sous-indemnisée dans les cas d’indemnité élevée, dans la mesure où celle-ci paiera davantage d’impôts sur les revenus d’intérêt sur le capital que s’il avait obtenu un salaire chaque année : [Le refus de considérer les incidences fiscales] est [pénalisant] pour la victime dans l’hypothèse où une indemnité élevée est accordée. Cela s’explique par l’existence au Canada de taux d’imposition progressifs. Un exemple permettra de comprendre cette réalité. Un salaire de 30 000 $, gagné année après année, sera imposé à un taux marginal peu élevé (taux combiné de 28,5 % en 2009). Reçu en un capital unique et censé couvrir une période de 30 ou 40 ans de salaires perdus pour la victime, le taux d’imposition maximum de 48,2 % appliqué aux revenus d’investissement (en raison de leur importance) ne pourra être compensé par des calculs basés sur le salaire brut de la victime. Ces impôts supplémentaires s’accumuleront ainsi (surtout pendant les premières années) et entraîneront nécessairement un manque à gagner pour la victime.14 La règle de la réparation intégrale semble difficilement réalisable, voire impossible à réaliser. D’ailleurs, les tribunaux et la doctrine parlent davantage de réparation raisonnable ou équitable. Le juge Dickson dans l’arrêt Andrews écrivait qu’« [u]ne indemnisation ne peut jamais être ‘entière’ ou ‘parfaite’. L’indemnité doit être raisonnable et équitable pour les deux parties. […] L’équité envers l’autre partie consiste à ne retenir contre elle que les réclamations légitimes et justifiables »15. Dans le même ordre d’idées, Luntz ajoute que « damages for personal injury and death should be fair, but not perfect »16. Les professeurs Baudouin et Deslauriers parlent de la règle de la restitution intégrale comme d’« un idéal à atteindre », et constate que l’objectif des tribunaux est « de parvenir à une indemnité juste et raisonnable, eu égard à toutes les 10 Gardner, supra à la note 8 au no 492. Ibid aux nos 516-518. 12 Ibid au no 530. 13 Ibid au no 799. 14 Ibid; voir aussi SM Waddams, The Law of Damages, 4e ed, Toronto, Canada Law Book, 2004 au para 3.980 [Waddams 2004]; Randall G Vaughan, « Tax Issues of Personal Injury and Wrongful Death Awards », (1984) 19 Tulsa LJ 702 aux pp 723-724. 15 Andrews, supra note 1 à la p 242. 16 Luntz, supra note 9 au para 1.8, à la p 7. 11 6 circonstances. »17 Plusieurs avocats praticiens en demande voient dans l’augmentation du plafond pour le préjudice corporel non pécuniaire un moyen de compenser les problèmes de sousindemnisation des victimes de préjudice corporel grave et ainsi de se rapprocher de l’idéal de la réparation intégrale18. Il s’agit à sa face même d’une solution facile, puisque la compensation de la souffrance ne demande en soi aucune preuve à démontrer devant le tribunal. Toutefois, l’adoption ou non d’une telle mesure par les tribunaux exige un examen approfondi et articulé de la relation du droit avec la souffrance : qu’est-ce que le droit comprend de la souffrance et qu’est-ce qui lui échappe? 2. LA QUALIFICATION DU PRÉJUDICE Les divergences terminologiques sont inévitables dans le débat sur le plafond et les approches. Il est donc nécessaire de traiter de la qualification des expressions « préjudice corporel », « préjudice moral » et « préjudice non pécuniaire », afin d’éviter toute confusion que peuvent engendrer les divergences qui existent actuellement dans la doctrine et dans la jurisprudence quant à l’emploi de ces termes. Officiellement, le concept de préjudice corporel est apparu dans le droit québécois avec la réforme du Code civil du Québec en 1994. Avant 1994, il n’était pas question de « préjudice », et encore moins de « préjudice corporel, matériel ou moral ». Sous le Code civil du Bas-Canada, le texte de l’article 1053 ne parlait pas de préjudice. Il se limitait simplement au mot « dommage », sans plus de précision : « Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté. » Le terme « corporel » se retrouvait seulement aux articles 2262 CcBC, en matière de prescription (« lésions ou blessures corporelles »), et 1056b, protégeant la victime de « blessures corporelles » 17 Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers. La responsabilité civile – Principes généraux, vol 1, 7e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007, au no 390, aux pp 418-419 [Baudouin et Deslauriers]; voir aussi Maurice Tancelin, Des obligations : actes et responsabilités, 6e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 1997 au no 1019, à la p 531 [Tancelin 1997]; Maurice Tancelin, Théorie du droit des obligations, Québec, Presses de l’Université Laval, 1975 au no 567, à la p 378 [Tancelin 1975]. 18 Voir par exemple les suggestions de The Law Reform Commission of British Columbia, Report on Compensation for Non-Pecuniary Losses, LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984; et la critique de SM Waddams, « Compensastion for Non-Pecuniary Loss : Is There a Case for Legislative Intervention » (1985) 63 Can Bar Rev 734, aux pp 736-738 [Waddams 1985]. 7 contre les déclarations et transactions hâtives qu’elle aurait conclues. En 1974, l’expression « préjudice corporel » apparaît avec l’article 2260a en matière de prescription dans le domaine de la responsabilité médicale.19 Sous le Code civil du Bas-Canada, la jurisprudence et la doctrine ont reconnu deux catégories de « dommage » au sens de l’article 1053 CcBC. Les expressions « préjudice moral » et « préjudice matériel » désignaient respectivement les préjudices d’ordre extrapatrimonial (non pécuniaire) et ceux d’ordre patrimonial (pécuniaire).20 Cette terminologie traditionnelle était manifestement défectueuse et ambiguë21; une terminologie employant simplement des qualificatifs « pécuniaire » et « non pécuniaire » aurait eu l’avantage d’être plus claire et plus cohérente. Pourtant, lors de la réforme du Code, le législateur n’a pas fait ce choix et a plutôt préféré la qualification tripartite du préjudice, telle qu’elle se retrouve à l’alinéa 1457(2) CcQ : « Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel. » (Je souligne) L’introduction de la qualification tripartite obligeait les juristes québécois à mettre de côté la qualification bipartite qu’avaient développée la doctrine et la jurisprudence sous le Code civil du Bas-Canada, afin de développer une analyse cohérente et structurée des trois types de préjudices. Or, aujourd’hui encore, une majorité des juristes québécois continue d’expliquer la conception tripartite du préjudice en continuité avec la qualification bipartite traditionnelle, à l’instar de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne22 qui emploie toujours les termes « préjudice moral ou matériel »23. Pourtant, « [l]es notions anciennes de dommage moral et de dommage matériel ne tiennent plus avec le nouveau texte [du Code civil du Québec] ».24 Il existe deux courants majoritaires expliquant et rationalisant la qualification 19 Voir Gardner, supra note 8 au no 12; Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, au para 60 [Schreiber]. 20 Voir Nathalie Vézina, « Préjudice matériel, corporel et moral : variations sur la classification tripartite du préjudice dans le nouveau droit de la responsabilité » (1993) 24 RDUS 161, pp 165-166; Tancelin 1975, supra note 17 aux pp 264-265; Schreiber, supra note 19 au para 59. 21 Voir Gardner, supra note 8 au no 13; Tancelin 1997, supra note 17 no 763, à la p 392. 22 LRQ, c C-12 [Charte québécoise]. 23 Un amendement de l’article 49 de la Charte québécoise ajoutant l’adjectif « corporel » serait nécessaire afin d’harmoniser la Charte québécoise avec le Code civil du Québec. 24 Gardner, supra note 8 au no 16. 8 tripartite. La première est celle qui s’inscrit dans la continuité de la qualification bipartite. Selon ce courant, le préjudice corporel n’est qu’une somme de préjudices matériel et moral découlant d’une atteinte à l’intégrité physique. Baudouin et Deslauriers résument bien cette position : Le concept de préjudice corporel n’existe pas en lui-même et doit être compris dans le sens d’une atteinte à l’intégrité physique. Cette atteinte peut entraîner un préjudice matériel comme une perte salariale et un préjudice moral comme de la souffrance. Le préjudice corporel constitue donc un concept hybride qui englobe les deux autres.25 À l’instar de Baudouin et Deslauriers, le juge Pelletier dans l’arrêt Montréal (Ville) c Tarquini26, s’appuyant sur la position de la professeure Vézina, utilise l’image suivante pour expliquer la qualification tripartite : Préjudice matériel Préjudice corporel Préjudice moral Le juge Pelletier ajoute ensuite : [101] On pourrait donc définir le préjudice corporel comme étant le concept qui englobe l’ensemble des pertes morales et matérielles qui sont la conséquence directe, immédiate ou distante, d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne. À la différence des qualificatifs « moral » et « matériel » qui correspondent aux classes fondamentales du concept « préjudice », celui de « corporel » tire son originalité du caractère hybride de ses composantes et de la pluralité des dimensions qu’il couvre. Suivant le raisonnement du juge Pelletier, le préjudice corporel ne serait alors qu’une subsomption des préjudices matériel et moral, et se dénommerait « corporel » simplement parce que les préjudices matériel et moral en question découleraient d’une atteinte à l’intégrité physique.27 Pourtant, réduire le préjudice corporel à des préjudices matériel et moral revient à dire que le législateur a parlé pour ne rien dire lorsqu’il a introduit la qualification tripartite du préjudice, puisque l’on pourrait simplement revenir à la qualification bipartite : moral ou matériel. Le préjudice corporel ne serait qu’une forme 25 Patrice Deslauriers, « Le préjudice » dans Collection de droit du Barreau 2011-2012, vol 4, Montréal, École du Barreau, 2011, 151, à la p151 [Deslauriers 2011]; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 au no 314, p 316. 26 Montréal (Ville) c Tarquini, [2001] RJQ 1405 (QCCA) [Tarquini]. 27 Voir Schreiber, supra note 19 au para 59; Gardner, supra note 8 au no 16. 9 particulière de préjudice matériel ou moral. La désignation « corporel » deviendrait par le fait même inutile et ressemblerait à un accident de parcours dans la réforme du Code civil. Le deuxième courant envisage le préjudice corporel comme un préjudice distinct des préjudices matériel et moral. Le professeur Adrian Popovici suggérait de voir le concept de préjudice soit en fonction de l’objet de l’atteinte (un bien, un droit moral ou de la personnalité, ou l’intégrité physique de la personne), soit en fonction des conséquences de l’atteinte, c’est-à-dire de ses effets.28 Le deuxième courant explique la qualification tripartite selon l’atteinte, plutôt que les conséquences.29 Selon cette position, « le préjudice corporel résulte d’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires ».30 Conséquemment, le préjudice matériel résulte d’une atteinte à un bien avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires, tandis que le préjudice moral résulte d’une atteinte à un droit moral (ou de la personnalité) avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires. Chacun des trois préjudices possède donc une composante non pécuniaire, qui ne doit pas être confondue avec le préjudice moral. Cette explication de la qualification tripartite est plus cohérente et intellectuellement honnête. Cependant, la problématique que soulève la dénomination du préjudice selon l’atteinte ou les effets ne prend pas source seulement dans la qualification tripartite, mais aussi dans la confusion des concepts de « préjudice » et de « dommage » : « On emploie généralement, dans la langue courante, pour faire état de la même réalité, les mots « dommage » et « préjudice » »31. En common law, l’auteur anglais Ogus soulignait aussi l’existence de cette confusion32. Pourtant, il existe une distinction théorique entre le préjudice (« injury ») et les dommages (« damages »). Le préjudice est ce qui a été causé à la victime par le défendeur : « the plaintiff must prove that he sustained an injury which 28 (1995) 29 RJT 565 aux pp 574-578. Voir Gardner, supra note 8 au no 16; Deslauriers 2011, supra note 25 à la p 152; Schreiber, supra note 19 au para 62. 30 Gardner, ibid au no 17. 31 Deslauriers 2011, supra note 25 à la p151; voir aussi Léon Henri, Jean Mazeaud et François Chabas, Leçons de droit civil. Obligations, t II, vol 1, 9e éd, Paris, Monchrestien, 1998, à la p 412. 32 AI Ogus, « Damages for Lost Amenities: For a Foot, a Feeling or a Function? » (1972) 35 Mod L Rev 1 [Ogus]. 29 10 was not too remote. »33 Les dommages sont les pertes qui résultent du préjudice : « Damages, on the other hand, are awarded on the basis of the losses which result from that injury, thus for loss of earnings, expenses, loss of expectation of life, loss of amenities, etc. »34 En droit civil, le libellé de l’article 1607 CcQ nous permet de résoudre cette confusion : « Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe ». Avec cet article, le législateur « distingue le préjudice du dommage auquel la victime a droit en réparation de ce préjudice. »35. Conséquemment, si nous tentons de définir le concept « dommage », il s’agit du montant qui permet de compenser les effets découlant du préjudice (ou de l’atteinte). Pourtant dans la pratique, il existe une confusion terminologique entre la qualification des préjudices et les chefs de dommages, que les avocats praticiens doivent ventiler dans chaque requête introductive d’instance en responsabilité civile. En droit civil québécois, cette exigence de ventilation des dommages provient du concours de la jurisprudence et de l’article 76 CPC36. Par exemple, le juge Dickson écrivait dans Andrews : À mon avis, la méthode employée en l’espèce, c’est-à-dire l’évaluation des dommages-intérêts généraux sous des chefs distincts, est à retenir. Elle est la seule qui permette en appel un examen sérieux de l’indemnité et l’établissement de règles valables pour l’avenir. De plus, et cela est tout aussi important, elle fournit aux parties en cause et à leurs conseillers la ventilation de l’indemnité totale et elle leur assure ainsi que chaque catégorie de dommages dans la réclamation a été soigneusement étudiée.37 La ventilation des dommages peut constituer un exercice de désignation laborieux, qui n’est guidé ni par le Code civil du Québec, ni le Code de procédure civile, mais exigé par les tribunaux et la jurisprudence. Les dommages réparant le préjudice corporel non pécuniaire seront souvent désignés par l’emploi des termes synonymes (i) douleur, souffrance et inconvénients, (ii) perte de jouissance de la vie et (iii) préjudice 33 Ibid à la p 11. Ibid. 35 Tarquini, supra note 26, juge Chamberland. 36 Article 76 CPC : Les parties doivent exposer, dans leurs actes de procédure, les faits qu’elles entendent invoquer et les conclusions qu’elles recherchent. Cet exposé doit être sincère, précis et succinct; il doit être divisé en paragraphes numérotés consécutivement, chacun se rapportant autant que possible à un seul fait essentiel. (je souligne) 37 Andrews, supra note 1 aux pp 235-236. 34 11 esthétique38. Dans l’arrêt Gauthier c Beaumont39, la Cour suprême en obiter prône pourtant une évaluation regroupée des pertes non pécuniaires, rendant ainsi inutile la ventilation présente dans la pratique. Ainsi, il est possible de mettre fin à la confusion terminologique qui existe en employant les termes « pertes/dommages non pécuniaires » lorsque l’on veut désigner le chef de dommages servant à réparer le préjudice non pécuniaire, qu’il soit corporel, matériel ou moral. Les termes douleur, souffrance, inconvénients, perte de jouissance de la vie et préjudice esthétique font tous partie de cette catégorie, que l’on pourrait simplement désigner en langage courant « la souffrance ». Dans le cadre de cette thèse, le préjudice corporel non pécuniaire réfère à cette souffrance qui résulte d’une atteinte à l’intégrité physique, tandis que le préjudice moral non pécuniaire renvoie à la souffrance qui résulte d’une atteinte à un droit moral (ex. : droit à la réputation, à la vie privée, à l’image, etc.). 38 39 Deslauriers 2011, supra note 25 à la p187; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 aux pp 489-497. Gauthier c Beaumont, [1998] 2 RCS 3, aux paras 101-103 [Beaumont]. 12 II. COMMENT LE DROIT COMPREND LA SOUFFRANCE Dans ce chapitre, je cherche à démontrer que le droit et le raisonnement juridique comprennent difficilement la souffrance. Théoriquement, des principes clairs, rationnels et structurés ont été mis en place par les tribunaux et la doctrine. En réalité, il n’existe aucune application cohérente et uniforme de ces principes. La doctrine abondante et les nombreuses décisions judiciaires ne font que se contredire. Lire la jurisprudence révèle une énorme confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. Dans son désir d’imposer sa rationalité à la souffrance, le droit a heurté un mur : il s’est perdu dans la confusion des multiples positions de la rationalité du raisonnement juridique. La souffrance a-t-elle eu raison du raisonnement juridique? Répondre affirmativement à cette question reviendrait à abandonner tout effort intellectuel de compréhension du préjudice non pécuniaire, que nos tribunaux s’efforcent quotidiennement de réparer. Néanmoins, bien que la souffrance n’ait pas encore eu raison du raisonnement juridique, il est temps de réaliser que le droit souffre. Cette souffrance a pour symptôme la confusion et les contradictions qui règnent dans la jurisprudence et la doctrine sur la réparation du préjudice non pécuniaire et sur le plafond des indemnités. La confusion et les contradictions prennent source dans l’émergence relativement récente du droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. À vrai dire, la réparation de la souffrance n’est pas profondément ancrée dans la tradition civiliste, ni dans la common law. Le droit américain40 et le droit européen, continental et britannique41, ont lentement commencé à indemniser la souffrance corporelle dans la deuxième moitié du 19e siècle avec l’industrialisation des États occidentaux. Au Québec, la souffrance est surtout devenue un intérêt réparable au 20e siècle et son importance a grandi depuis. Selon Gardner, les tribunaux ont commencé à réparer ce préjudice seulement vers la fin des années 193042. L’arrêt Cutman c Léveillé43 rappelle la réticence du droit civil québécois à indemniser la souffrance : « The difficulty is that a handicap of that kind cannot be 40 Roger C Henderson, « Compensation for Non-Economic Loss, the Tort-Liability Insurance System and the 21st Century » (1998) 39 C de D 571, aux pp 577-580. 41 Guido Alpa, « Personal Injury : Features of the Italian Legal System » dans Mauro Bussani, dir, European Tort Law : Eastern and Western Perspectives, Berne, Stämpfli, 2007, 153, aux pp 205-206. 42 Gardner, supra note 8au no 384. 43 Cutman c Léveillé, (1931) 37 RL 84 (QCCA). 13 estimated in money – the loss is esthetical and moral rather than material – and it is for that reason that the courts, so far as I am aware, have hitherto declined to grant a money compensation for such claim. »44 Encore aujourd’hui, certains auteurs remettent en question la légitimité de réparer le préjudice non pécuniaire. Certains économistes du droit américain, tels qu’Alan Schwartz et George Priest, suggèrent l’élimination des dommages non pécuniaires, puisque selon ces économistes, le consommateur moyen n’exige pas d’être assuré pour le préjudice non pécuniaire45. Dans cette perspective d’assurance, les consommateurs préféreraient ne pas recevoir de dommages non pécuniaires46. Ne pas réparer le préjudice non pécuniaire semble aujourd’hui difficile à accepter. Comme l’a écrit le professeur Mayrand, « [u]ne réparation imparfaite est moins injuste que l’absence de toute réparation. »47 Le professeur Jutras ajoute que « mieux vaut verser une somme d’argent que de ne rien faire du tout pour compenser la victime, dit-on, même si l’indemnité n’efface pas le préjudice »48. Les auteurs Croley et Hanson croient d’ailleurs que la réparation de la souffrance est nécessaire afin de remplir les deux fonctions de la responsabilité civile, c’est-à-dire la dissuasion et l’assurance49. D’une part, la fonction de dissuasion implique que le défendeur doit supporter la totalité des coûts d’un accident qu’il a causé, ce qui inclut les coûts non pécuniaires. 50 D’autre part, la fonction de l’assurance implique que les défendeurs potentiels vont s’assurer afin de faire supporter par la collectivité des assurés les coûts d’un accident.51 Selon Croley et Hanson, les dommages non pécuniaires dissuadent les comportements négligents, tout en poussant les défendeurs potentiels à s’assurer. Dans le même ordre d’idées, l’auteur Rogers croit aussi que la fonction dissuasive de la responsabilité civile milite en faveur de 44 Ibid aux pp 94-95. Voir Steven P Croley et Jon D Hanson. « The Non-Pecuniary Cost of Accidents : Pain-and-Suffering Damages in Tort Law » (1995) 108 Harv L Rev 1786, à la p 1790 [Croley et Hanson]; Ronen Avraham, « Should Pain-and-Suffering Damages be Abolished from Tort Law? More Experimental Evidence » (2005) 55 U Toronto LJ 941, à la p 945 [Avraham]. 46 Voir Croley et Hanson, ibid à la p 1790. 47 Albert Mayrand, « Que vaut la vie? » (1962) 22 R du B 1, à la p 2 [Mayrand]. 48 Daniel Jutras, « Pretium et précision » (1990) 69:2 Rev Bar Can 203, à la p 208 [Jutras]. 49 Croley et Hanson, supra note 45 aux pp 1792-1793, note 24. 50 Ibid; voir aussi Jutras, supra note 48 à la p 209. 51 Voir Croley et Hanson, ibid; Jutras, ibid à la p 210. 45 14 l’indemnisation du préjudice non pécuniaire52. La nécessité de réparer ou non le préjudice non pécuniaire n’est pas le seul débat entourant la justification de la réparation. Pour la majorité, l’objectif de la responsabilité civile est seulement la compensation : « Le droit civil en premier lieu admet la compensation des pertes non pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un intérêt lésé. »53 Le juge Dickson décrivait l’objectif de la réparation ainsi : « Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. »54 À l’opposé, pour Benedek et Jutras, la responsabilité civile possède aussi un objectif punitif, qui est souvent nié dans la doctrine et la jurisprudence.55 Selon Jutras, l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire n’est ni complètement réparatrice, ni complètement punitive. L’indemnité n’efface par le préjudice et ne sanctionne pas le comportement du défendeur : « le paiement, en fait, est un peu tout cela à la fois. »56 Selon Benedek, les objectifs de punition et de compensation ne sont pas dissociables; ils doivent être envisagés ensemble et non séparément57. En d’autres mots, l’objectif punitif de la responsabilité civile ne fait aucunement l’unanimité. Le déni de cet objectif entraîne une confusion et un manque de cohérence et d’uniformité dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Les dommages-intérêts majorés (« aggravated damages ») de la common law anglaise et canadienne constituent un exemple de cette confusion. Le professeur Cooper-Stephenson rappelle que les « aggravated damages » sont une simple variante des dommages non pécuniaires58. Bien qu’ils servent aussi à réparer la souffrance de la victime, ils ne sont pas accordés en fonction de celle-ci. Ils sont attribués dans les cas de conduite fautive du défendeur relevant de l’insouciance ou de l’intention de blesser la victime, tels que les cas de voies 52 WVH Rogers, « Comparative Report of a Project Carried Out By the European Centre for Tort and Insurance Law » dans WVH Rogers, dir, Damages for Non-pecuniary Loss in a Comparative Perspective, New York, Springer, 2001, 245, à la p 249 [Rogers]. 53 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485. 54 Andrews, supra note 1 à la p 230. 55 Donna Benedek, « Non-Pecuniary Damages : Defined, Assessed and Capped » (1998) 32 RJT 607, à la p 615 [Benedek]; Jutras, supra note 48 aux pp 211-212. 56 Jutras, ibid à la p 212. 57 Benedek, supra note 55 à la p 615. 58 Ken Cooper-Stephenson, Personal Injury Damages in Canada, 2e ed, Scarborough (Ont), Carswell, 1996, à la p 527 [Cooper-Stephenson]; voir aussi Kate Sutherland, « Measuring Pain : Quantifying Damages in Civil Suits for Sexual Assault » dans Ken Cooper-Stephenson et Elaine Gibson, dir, Tort Theory, North York, Ontario, Captus University Publications, 1993, 212, à la p 215 [Sutherland]. 15 de fait, d’agression sexuelle et de diffamation59. Étrangement, ils doivent être distingués des dommages punitifs, puisqu’apparemment les dommages-intérêts majorés possèdent une fonction compensatrice et non punitive60. Pour Rogers, les dommages accordés en fonction du comportement du défendeur ne sont rien d’autre que des dommages punitifs déguisés : « those systems which make this a relevant factor are in effect applying a form of punitive damages, even if they deny that punishment forms any part of their system. »61 Manifestement, la proposition selon laquelle les dommages-intérêts majorés servent la fonction compensatoire de la responsabilité civile est intellectuellement malhonnête. Cette proposition n’est qu’un autre symptôme de la confusion qui règne en matière de réparation du préjudice non pécuniaire. La confusion ne se retrouve pas seulement dans la résistance de certains auteurs ni dans le déni de la fonction punitive. La confusion provient surtout de l’objectif compensatoire de la responsabilité civile, puisque la compensation sur la base de la restitution est impossible en matière de préjudice non pécuniaire. D’abord, il est impossible pour les tribunaux d’ordonner la restitution d’une main, d’une jambe, d’un œil ou même d’une réputation. Puis, l’argent n’efface pas la souffrance et ne permet pas de revenir à l’état de non-souffrance qui existait avant l’accident ou l’atteinte. Enfin, dans le cas particulier de l’atteinte corporelle, le défendeur ne peut pas donner des années d’existence supplémentaires à la victime qui voit son espérance de vie diminuée62. Selon Benedek, « the greatest difficulty in the evaluation of non-pecuniary damages, therefore, resides in the impossibility of applying the theory of complete restitution as applied in the case of pecuniary damages. »63 Cette difficulté existe pour tout type de préjudice non pécuniaire, peu importe que la souffrance soit morale ou corporelle. L’impossibilité de traiter les dommages non pécuniaires comme s’il s’agissait de dommages pécuniaires fait en sorte que le droit a dû trouver des approches qui peuvent à la fois justifier le droit à la réparation, mesurer le montant de l’indemnité et limiter les condamnations exorbitantes. L’état du droit est souvent confus et contradictoire en ce qui 59 Cooper-Stephenson, ibid à la p 527. Ibid aux pp 528-529; Vorvis v Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 SCR 1085, juge MacIntyre; Hill, supra note 5 au para 189; McKinley c BC Tel, 2001 SCC 38, [2001] 2 SCR 161, au para 78. 61 Rogers, supra note 52 à la p 256. 62 Voir Benedek, supra note 55 à la p 616. 63 Ibid à la p 617. 60 16 concerne ces justifications et ces méthodes d’évaluation. Je traite conjointement le droit civil québécois et la common law canadienne, puisque les deux présentent les mêmes arguments, les mêmes approches et la même rationalité dans la réparation du préjudice non pécuniaire. Comme l’a suggéré implicitement le juge Dickson dans l’arrêt Andrews, la souffrance reste un sujet du droit privé qui favorise une analyse intégrant les deux traditions légales canadiennes64. 1. LES JUSTIFICATIONS ET LES MÉTHODES D’ÉVALUATION. Théoriquement, le droit traite de la justification du droit à la réparation et de la méthode d’évaluation des dommages non pécuniaires selon trois approches : conceptuelle, personnelle et fonctionnelle. La coexistence de ces trois approches entraîne une énorme confusion : « In all evidence, the assessment of non-pecuniary damages has generated what seems like a continuous and profound perplexity. »65 Chacune des approches possède des forces et des faiblesses. Les arguments en faveur d’une approche sont souvent des arguments contre les autres approches. Bien que le juge Dickson ait favorisé l’approche fonctionnelle à la fois comme justification et méthode d’évaluation, aucune approche ne domine dans le droit civil québécois. Seul le critère de raisonnabilité de l’indemnité semble faire l’unanimité : « nulle part ailleurs le critère de raisonnabilité ne doit être appliqué avec plus d’attention par les tribunaux, sans que cela n’entraîne une indemnisation purement nominale pour la victime. »66 Une revue des trois approches confirme qu’elles se contredisent et se complètent. 1.1 L’approche conceptuelle L’approche conceptuelle est ce que l’auteur anglais Ogus a dénommé « so much for a foot »67. Cette approche prend source dans le droit des biens. Le corps de la victime, ses facultés corporelles et sa capacité à jouir de la vie sont considérés comme des biens, tout comme le sont sa maison, son mobilier ou sa voiture : « To deprive [the victim] of 64 Voir Andrews, supra note 1 aux pp 263-264. Benedek, supra note 55 à la p 618. 66 Gardner, supra note 8 au no 380. 67 Ogus, supra note 32 à la p 2. 65 17 one or more of these assets is to deprive him of something to which he has a ‘proprietary right’. »68 Chaque composante corporelle possède une valeur « objective », qui peut être compensée en cas de perte, et ce peu importe l’usage que la victime faisait de la partie perdue. En matière de préjudice moral, la réputation doit aussi être considérée comme un bien ayant une valeur objective selon l’approche conceptuelle. En d’autres mots, l’évaluation de l’indemnité se fait grâce à l’établissement d’une valeur « objective » liée à la nature et à la gravité de la blessure ou de l’intérêt lésé. On parle ici d’une méthode d’évaluation in abstracto. Le niveau de conscience que la victime a de sa souffrance est sans importance. Les mots « une compensation juste et raisonnable » ou « fair and reasonable compensation » constituent souvent la seule indication offerte par les tribunaux de première instance dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Ogus observe que cette formule a souvent été employée par les tribunaux anglais : [T]o avoid fixing the scale at a level which would materially affect the cost of living or disturb the current social pattern’, to arrive at a sum which is reasonable as between the parties, to have regard to what the defendant can pay, as well as what the plaintiff ought to receive, to achieve a uniform pattern of awards ‘in order that justice may be done not only between plaintiffs and defendants but also between plaintiffs and plaintiffs and between defendants and defendants.’69 En pratique, les tribunaux anglais ont surtout adopté une approche comparative par souci d’uniformité et de prévisibilité : « Uniformity and predictability of compensation can only be achieved by reference to an empirical scale of awards, which is derived from ‘the general consensus of opinion of judges trying these cases’. »70 Ogus nomme cette approche comparative la solution pragmatique71. Cette solution pragmatique ne s’avère être à la fin qu’une approche conceptuelle jurisprudentielle. Ogus critique fortement la solution pragmatique, d’abord parce que les sommes établies par la jurisprudence ne tiennent généralement pas compte de l’inflation, ni des changements des conditions économiques, puis parce que cette solution ignore la sensibilité de la victime72. Ogus ajoute que la méthode conceptuelle ne prend pas compte des circonstances 68 Ibid à la p 2. Ibid à la p 4. 70 Ibid à la p 5. 71 Ibid à la p 5. 72 Ibid à la p 9. 69 18 spéciales de la victime73. La perte de bonheur de la victime n’est simplement pas prise en compte : « The pleasures of the body are relegated to a status of minor importance. »74 Ogus juge que l’approche conceptuelle est contraire au fondement utilitaire du droit qui fait du plaisir et du bonheur le bien ultime : « The realities of human existence, it might be said, demand that the only foundation on which a court of law can proceed is the utilitarian postulate of happiness or pleasure being the ultimate good. »75 De plus, la formule « the greater the injury, the greater the damages » de l’approche conceptuelle base l’évaluation de l’indemnité sur le préjudice original plutôt que les pertes résultant de ce préjudice76. Cette formule rappelle la confusion entre les termes « préjudice » et « dommages »77. En droit civil, cette méthode n’est pas fidèle au libellé de l’article 1607 CcQ qui distingue pourtant les dommages du préjudice, mais rappelle tout de même que le concept de dommages est difficilement dissociable de celui de préjudice. Puis, le critère de la gravité de l’atteinte contribue à l’introduction d’une composante punitive dans l’évaluation de l’indemnité. Plus l’atteinte est grave, plus le défendeur doit payer : « it is unjust that the defendant should pay less where the injury is more severe. »78 Pourtant, l’objectif de l’indemnité est la compensation de la perte de victime; le devoir de la cour n’est pas « to nominate a sum which it thinks that the defendant ought to pay. »79. Ensuite, l’approche conceptuelle pose problème lorsque la victime décède ou est inconsciente, puisque la somme reçue ne pourra jamais être utilisée au bénéfice de la victime : ceux qui bénéficieront de l’indemnité sont les héritiers ou la famille de la victime80. Finalement, la solution pragmatique est loin d’être efficace et cohérente. Comme cette méthode ne crée pas un réel système de tarifs associant un intervalle monétaire spécifique à chaque type d’atteinte, la réparation du préjudice manque de cohérence et de prévisibilité, ce qui implique davantage de décisions en appel et des coûts judiciaires plus importants pour les parties81. Certaines critiques d’Ogus peuvent être remédiées grâce à l’établissement 73 Ibid à la p 7. Ibid à la p 10. 75 Ibid. 76 Ibid à la p 11. 77 Voir Introduction, section 2 sur la qualification du préjudice non pécuniaire. 78 Ogus, supra note 32 à la p 11. 79 Ibid. 80 Ibid. 81 Ibid à la p 12. 74 19 statutaire ou judiciaire d’un réel système de tarifs détaillés et exhaustifs. D’ailleurs, le droit anglais a pris la voie judiciaire du système de tarifs en ce qui concerne l’évaluation de l’indemnité pour le préjudice corporel non pécuniaire. Le Judicial Studies Board publie depuis 1992 le Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal Injury Cases82. Ces lignes directrices répertorient d’une manière qui se veut pratique, cohérente et logique les intervalles des indemnités pour chaque type de blessure corporelle. Les lignes directrices ne sont pas appliquées de façon purement mécanique; les intervalles monétaires associés à chaque blessure permettent aux juges de personnaliser l’indemnité en fonction des circonstances particulières de la victime83; il s’agit donc d’une approche conceptuelle personnalisée. Les montants sont aussi ajustés en fonction de l’inflation à chaque édition. Les lignes directrices sont aujourd’hui utilisées par l’ensemble des praticiens et des juges en Angleterre et au Pays de Galle. La Law Reform Commission de la Colombie-Britannique avait milité en faveur d’une approche similaire84. Le droit anglais a néanmoins rejeté l’établissement d’un système de tarifs statutaire. La Law Commission du Royaume-Uni rejette d’abord le système législatif puisqu’il est plus rigide que le système judiciaire et ne laisse souvent aucune discrétion au juge dans l’évaluation de l’indemnité85. Puis, le système législatif aurait comme effet de politiser la question des dommages non pécuniaires : l’établissement des indemnités serait alors la proie du lobby de l’assurance qui réclamerait une réduction des indemnités86. Tout comme le droit anglais, le droit français applique une méthode d’évaluation largement conceptuelle. L’auteur Lambert-Faivre divise le préjudice non pécuniaire en six chefs distincts : (i) les souffrances endurées, (ii) le préjudice d’agrément, (iii) le préjudice sexuel, (iv) le préjudice esthétique, (v) le préjudice juvénile et (vi) le préjudice 82 R-U, Judicial Studies Board, Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal Injury Cases, 10e ed, par Colin Mackay et Martin Brufell, John Cherry, Alan Hughes et Michael Tillett, Oxford, Oxford University Press, 2010 [Guidelines]; Voir aussi Basil Markesinis et al, Compensation for Personal Injury in English, German and Italian Law: A Comparative Outline, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, à la p 50 [Markesinis]. 83 Rogers, supra note 52 à la p 254. 84 The Law Reform Commission of British Columbia, Report on Compensation for Non-Pecuniary Losses, LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984, à la p 26 [LRC-1984]. 85 R-U, The Law Commission. Damages for Personal Injury : Non-Pecuniary Loss, Law Com No 257, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1998, à la p 72 [LC-1998]. 86 Ibid. 20 de contamination par le virus du sida87. À l’exception du préjudice de contamination par le virus du sida, l’indemnité est établie suivant l’application de barèmes médico-légaux, tels que l’incapacité temporaire totale (ITT) pour les souffrances endurées, l’incapacité permanente partielle (IPP) pour les souffrances endurées et le préjudice juvénile, le déficit fonctionnel séquellaire (DFS) pour préjudice d’agrément et le préjudice sexuel, et l’expertise médicale évaluant la gravité du préjudice esthétique sur une échelle à sept valeurs (1 à 7)88. L’auteur Le Roy propose une division similaire89. Il traite les préjudices d’agrément, psychologique, juvénile et sexuel sous le même chef qu’il dénomme le « préjudice d’agrément »90. L’indemnité pour ce chef se calcule généralement en fonction du déficit fonctionnel séquellaire (DFS) et de l’âge de la victime. En ce qui concerne les souffrances endurées, Le Roy propose le barème des docteurs Thierry et Nicourt91. Il s’agit d’une « classification des souffrances endurées suivant la nature du traumatisme »92 basée sur une échelle numérique de 1 à 7 (1 = souffrance très légère; 7 = souffrance très importante). Cette classification accorde un intervalle numérique pour chaque blessure spécifique. Ainsi, un expert pourra établir que la souffrance de la victime était entre 4 (moyenne) et 6 (importante) en cas de luxation ou fracture du coude93. Seule la réparation du préjudice esthétique ne repose pas sur l’application d’un barème médico-légal : Le Roy suggère que l’évaluation de l’indemnité du préjudice esthétique ne réponde pas de l’expertise médicale, mais bien du pouvoir judiciaire, qui doit déterminer l’indemnité de façon personnelle au cas par cas94. La méthode d’évaluation des dommages du droit français ressemble beaucoup à la méthode conceptuelle. Au Québec, il existe quelques modèles de système statutaire de tarifs : notons par exemple la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles95 et la Loi sur 87 Yvonne Lambert-Faivre, « L’indemnisation des victimes de préjudice non économique » (1998) 39 C de D 537 [Lambert-Faivre]. 88 Ibid. 89 Max Le Roy, L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, Paris, Litec, 2010 [Le Roy]. 90 Ibid aux pp 49-52 et 62. 91 Ibid aux pp 56-60. 92 Ibid au p 56. 93 Ibid au p 59. 94 Ibid aux pp 61-62. 95 LRQ, c A-3.001. 21 l’assurance automobile96. Toutefois, le droit commun de la responsabilité civile a résisté à l’introduction d’un système judiciaire de tarifs semblable à celui du modèle anglais. En 1976, les auteurs Drouin-Barakett et Jobin avaient suggéré l’emploi d’une table d’évaluation enfin de régler le problème d’absence d’uniformité et de cohérence dans l’indemnisation des préjudices esthétiques97. Cette table n’a cependant pas été utilisée par la jurisprudence subséquente. Plus récemment, la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Brière c Cyr98 a réitéré le rejet de l’emploi des points d’incapacité partielle permanente (IPP) comme méthode de calcul des dommages corporels non pécuniaires : Même si dans l’affaire Andrews on était en réalité devant une incapacité partielle permanente de 100 % alors qu’en l’espèce on parle plutôt de 7 %, il n’est pas judicieux de faire précisément une règle de trois pour arriver à la somme à laquelle l’intimée a raisonnablement droit.99 La Cour d’appel du Québec a, au contraire, favorisé une méthode d’évaluation fonctionnelle, exigeant une preuve du montant quotidien (« per diem ») permettant la consolation de la victime : Si l’indemnité doit être une consolation qui vise à rendre la vie de la victime plus supportable, il me semble qu’il est préférable de déterminer, à la date où le préjudice non pécuniaire commence à être subi, le coût net de cette consolation pour une période donnée, disons pour une journée. Cette façon de faire n’est peut-être pas moins arbitraire qu’une autre, mais elle a la vertu d’être plus concrète.100 Les auteurs Ogus, Jutras, Benedek et Gardner rejettent l’approche conceptuelle stricte101. Selon Gardner, « la méthode conceptuelle doit être rejetée par les tribunaux de droit commun comme méthode unique d’évaluation, puisqu’elle dépersonnalise le processus d’indemnisation. »102 Benedek et Jutras préfèrent une approche subjective du préjudice non pécuniaire, à l’opposé de l’approche conceptuelle qui « objectivise » la souffrance103. À l’opposé, Baudouin et Deslauriers voient dans l’approche conceptuelle la justification du droit à la réparation dans le droit civil québécois : 96 LRQ, c A-25 [Loi sur l’assurance automobile]. Francine Drouin-Barakett et Pierre-Gabriel Jobin, « La réparation du préjudice esthétique : le mystère de la beauté » (1976) 17 C de D 965, au tableau F [Drouin-Barakett et Jobin]. 98 Brière c Cyr, 2007 QCCA 1156 [Brière]. 99 Ibid au para 14. 100 Ibid au para 16. 101 Ogus, supra note 32; Jutras, supra note 48; Benedek, supra note 55; Gardner, supra note 8 au no 401. 102 Gardner, ibid au no 414. 103 Benedek, supra note 55 à la p 630; Jutras, supra note 48 à la p 224. 97 22 Le droit civil en premier lieu admet la compensation des pertes non pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un intérêt lésé.104 En d’autres mots, le préjudice non pécuniaire entraîne une « perte objective » : c’est l’atteinte en soi qui justifie le droit à la réparation. Toutefois, Baudouin et Deslauriers ne privilégient pas la méthode conceptuelle dans l’évaluation de l’indemnité : la perte « doit être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport à ce dont la victime est effectivement privée. »105 Ainsi, l’approche conceptuelle est appliquée dans la common law anglaise à la fois comme justification et méthode d’évaluation. Le droit français l’emploie seulement comme méthode d’évaluation. Le droit canadien n’est plus censé l’utiliser comme justification et méthode d’évaluation depuis l’arrêt Andrews, dans lequel le juge Dickson avait déclaré « primitive » l’approche conceptuelle106. 1.2 L’approche personnelle L’approche personnelle ou « so much for a feeling »107 est tout à fait contraire à l’approche conceptuelle. Selon cette approche, la perte non pécuniaire (corporelle ou morale) n’équivaut aucunement à la perte d’un bien. Conséquemment, cette perte ne peut pas être évaluée « independently of an individual’s feeling »108. Ainsi, la victime a droit à la réparation de son préjudice non pécuniaire dans la mesure où la blessure corporelle ou l’atteinte morale affecte le bonheur de la victime (« human happiness »)109. La souffrance de la victime a alors une valeur « subjective » : la méthode d’évaluation de l’indemnité repose sur la perte de plaisir et de bonheur de la victime110. Cette approche est purement subjective et seulement basée sur les caractéristiques personnelles de la victime, c’est-àdire la détresse passée et actuelle de la victime. On parle ici d’une méthode d’évaluation in concreto, plutôt qu’in abstracto. 104 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485. Ibid. 106 Andrews, supra note 1 à la p 261. 107 Ogus, supra note 32 à la p 3. 108 Ibid. 109 Ibid. 110 Ibid. 105 23 L’approche personnelle implique que l’évaluation de l’indemnité se fasse au cas par cas. Ainsi, il est raisonnable de soutenir que l’indemnité évaluée par le jury américain repose probablement sur l’approche personnelle. À vrai dire, le droit américain n’offre aucune ligne directrice ou méthode d’évaluation des dommages non pécuniaires, lorsqu’un jury doit rendre sa décision sur l’indemnité accordée à la victime. Les instructions données au jury ressemblent typiquement à celles des règles de pratique du Nouveau-Mexique111 : The pain and suffering experienced [and reasonably certain to be experienced in the future] as a result of the injury. The guide for you to follow in determining compensation for pain and suffering, if any, is the enlightened conscience of impartial jurors acting under the sanctity of your oath to compensate the plaintiff with fairness to all parties to this action.112 Ces instructions nous permettent seulement de conclure que le jury évalue les indemnités aux cas par cas selon la preuve qui a été présentée au procès par les parties. L’approche personnelle est compatible avec le droit civil québécois. Gardner soutient d’ailleurs qu’en vertu de l’article 1611 CcQ113, « [l]a seule règle en la matière est celle qui exige d’indemniser la perte subie par la victime de façon personnalisée. »114 Pour Baudouin et Deslauriers, l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire « doit être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport à ce dont la victime est effectivement privée. »115 Sur ce point, le droit civil québécois reprend le principe d’évaluation in concreto du droit français, qui exige une « évaluation personnalisée et concrète des préjudices subis » et « s’oppose à toute évaluation in abstracto »116. Selon Ogus, l’approche personnelle tient compte de la perte de la victime plutôt que la gravité du préjudice et de l’atteinte : [C]ompensation would be based on the ‘loss’ rather than on the ‘injury’; there would be no question of any punitive considerations applying; the dependants 111 Voir Croley et Hanson, supra note 45 à la p 1839. UJI 13-1807 NMRA, Pain and suffering. 113 Article 1611 CcQ : « Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé. On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est susceptible d’être évalué. » 114 Gardner, supra note 8 au no 414. 115 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485. 116 Lambert-Faivre, supra note 87 à la p 542. 112 24 would receive no windfall; and the victim would recover compensation only to the extent that he appreciated his condition.117 Conséquemment et contrairement à l’approche conceptuelle, la méthode d’évaluation personnelle n’offre ni certitude, ni uniformité, ni égalité entre les défendeurs ayant subi un préjudice similaire : « the [personal] approach would involve a test which would be purely subjective, and thus highly elusive. But this would certainly not be the case if the statutory tariff were the basis for the award. »118 Selon Gardner, la méthode personnelle n’entraîne qu’une évaluation largement arbitraire de l’indemnité : « On peut bien vouloir tenir compte de la situation particulière de la victime, mais la transposition monétaire de ce préjudice n’a alors pour seul guide que sa raisonnabilité, qui variera évidemment d’un juge à l’autre. »119 L’évaluation personnalisée a aussi comme désavantage « de défavoriser la victime qui surmonte plus rapidement et plus complètement son handicap, limitant par le fait même l’importance de son préjudice. »120 1.3 L’approche fonctionnelle L’approche fonctionnelle ou « so much for a function »121 justifie le droit à la réparation du préjudice non pécuniaire de façon similaire à l’approche personnelle. La perte pécuniaire (corporelle ou morale) n’équivaut pas à la perte d’un bien : la victime a droit à la réparation dans la mesure où elle souffre. Toutefois, la méthode d’évaluation de l’indemnité est différente. Là où l’approche personnelle suggère que l’évaluation de l’indemnité se fasse en fonction de la souffrance ressentie par la victime, l’évaluation fonctionnelle se fait selon l’emploi qui peut être fait de l’indemnité. L’indemnité a donc une fonction : celle de consoler la victime et de rendre le fardeau de sa souffrance plus léger. Le montant de l’indemnité est établi en fonction de l’utilisation qui peut en être faite, afin de fournir à la victime une consolation raisonnable pour sa perte. L’indemnité n’a alors théoriquement qu’une fonction utilitaire122. L’approche fonctionnelle ressemble beaucoup à la théorie satisfactoire du droit 117 Ogus, supra note 32 à la p 14. Ibid. 119 Gardner, supra note 8 au no 409. 120 Ibid. 121 Ogus, supra note 32 à la p 3. 122 Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 516. 118 25 français dans la justification du droit à la réparation. Lambert-Faivre écrit d’ailleurs que « [l’]indemnisation satisfactoire permet à la victime de s’offrir plaisirs et joies conformes à ses goûts et à sa personnalité, quelques bonheurs pour oublier le malheur de l’accident. »123 Selon Jutras, la « thèse satisfactoire et la thèse fonctionnelle du juge Dickson ne font qu’une »124. Les auteurs Viney et Markesinis parlent de la fonction de consolation : « si l’on admet la compensation pécuniaire de ces dommages – ce qui, en soi, est très discutable –, ce ne peut être qu’à titre de « consolation » (solatium) »125. Toutefois, l’approche fonctionnelle en droit français vaut seulement à titre de justification du droit à la réparation, et non à titre de méthode d’évaluation. Ogus favorise de loin l’approche fonctionnelle. Selon lui, cette approche est la plus juste et la plus rationnelle126. Ogus ajoute que l’approche fonctionnelle est la seule approche accordant à la victime une compensation réelle : « true compensation is obtained not by the mere possession of money, but in the uses to which it may be put to improve the plaintiff’s lot. »127 Dans le même ordre d’idées, la juge McLachlin croit que l’emploi de la preuve des plaisirs de substitution est adéquat, puisque l’indemnité est alors déterminée en fonction des besoins de la victime128. La méthode fonctionnelle permettrait alors une indemnisation réellement personnelle du préjudice non pécuniaire de la victime. L’approche fonctionnelle soulève néanmoins son lot de critiques. D’abord, la justification fonctionnelle du droit à la réparation pose problème dans la mesure où il devient facile de confondre les dommages non pécuniaires avec les dommages pécuniaires. Selon Rogers, une bonne partie des dommages pécuniaires ont comme effet de « pallier » la souffrance de la victime129. Il appert que les dommages pécuniaires remplissent aussi la fonction des dommages non pécuniaires. Conséquemment, l’approche fonctionnelle pourrait justifier de ne pas réparer le préjudice non pécuniaire, puisqu’il serait déjà réparé en partie par les dommages pécuniaires. La justification fonctionnelle pénalise nécessairement les victimes inconscientes. 123 Lambert-Fraivre, supra note 87à la p 541. Jutras, supra note 48 à la p 212. 125 Geneviève Viney et Basil Markesinis, La réparation du domage corporel : essai de comparaison des droits anglais et français, Paris, Economica, 1985, à la p 139 [Viney et Markesinis]. 126 Ogus, supra note 32 à la p 17. 127 Ibid. 128 Beverly McLachlin, « What Price Disability? A Perspective on the Law of Damages for Personal Injury » (1985) 59 Can Bar Rev 1, à la p 48. 129 Rogers, supra note 52 à la p 253. 124 26 Selon l’approche fonctionnelle, la victime a droit à la réparation dans la mesure où elle souffre. Cela implique « qu’en principe, dans les cas où rien ne peut être fait pour améliorer le sort d’un grand handicapé qui ne serait ni conscient ni souffrant, il y aurait lieu de ne rien accorder à moins de circonstances exceptionnelles qu’il est assez difficile de prévoir. »130 L’approche fonctionnelle présume que la victime inconsciente ne ressent pas de sa souffrance. Gardner soulève les difficultés de cette présomption : En l’état actuel de nos connaissances médicales, on peut seulement présumer que la victime n’a pas souffert au moment de l’accident et ne ressent rien dans son état d’inconscience prolongé. Le refus de toute indemnisation apparaît, de ce seul point de vue, grandement critiquable.131 Le professeur Cassels ajoute que l’indemnité peut tout même améliorer de façon significative la vie de la victime avec des capacités cognitives désormais limitées, même si celle-ci n’est pas consciente de sa souffrance132. De plus, blesser la victime au point de la rendre inconsciente ne devrait pas coûter moins cher que de blesser une personne sans affecter son niveau de conscience. Rogers répond d’abord qu’un tel argument confond l’objectif de la compensation avec la punition133. Puis, il rappelle que la négligence entrainant la mort coûte toujours moins cher au défendeur que les blessures débilitantes graves : « After all, in most systems it is cheaper to kill than to maim. »134 Vu l’ensemble des critiques, Baudouin et Deslauriers rejettent l’approche fonctionnelle comme justification au droit à la réparation : Il convient donc, à notre avis et en toute déférence pour l’opinion contraire, de bien marquer ici la spécificité du droit civil. […] la théorie fonctionnelle du préjudice extrapatrimonial doit être rejetée, comme base de justification de l’existence du droit à une compensation.135 Toutefois, l’appel à la tradition civiliste de Baudouin et Deslauriers comme fondement du rejet de la justification fonctionnelle n’est pas très convaincant. D’abord, comment la justification fonctionnelle du droit à la réparation peut-elle être contraire « à la spécificité du droit civil », considérant que le droit civil français emploie cette justification (la 130 René Letarte, « L’évaluation judiciaire du préjudice résultant de blessures corporelles : de l’impressionnisme au réalisme? » (1986) 64 R du B can 102, à la p 124 [Letarte]. 131 Gardner, supra note 8 au no 415. 132 Jamie Cassels et Elizabeth Adjin-Tettey, Remedies : The Law of Damages, 2e ed, Toronto, Irwin Law, 2008, à la p 175 [Cassels]. 133 Rogers, supra note 52 à la p 258. 134 Ibid. 135 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 489. 27 théorie satisfactoire)? Sur ce point, Jutras souligne que « [l]a filiation civiliste de cette justification est manifeste. »136 De plus, bien que les approches conceptuelle et personnelle aient été historiquement employées comme méthode d’évaluation dans le droit civil québécois, on retrouve dans la doctrine québécoise antérieure à l’arrêt Andrews des justifications du droit à la réparation similaires à la justification fonctionnelle. En 1962, Mayrand écrivait que l’indemnité servait à apporter « une certaine consolation »137 à la victime : L’argent ne fait pas le bonheur, bien sûr, mais il permet à celui qui sait l’utiliser de se procurer des satisfactions d’ordre matériel et même d’ordre moral ou intellectuel; consolation imparfaite, il est vrai, mais de nature à réparer, au sens large du mot, le dommage causé.138 En 1966, la juge Frenette écrivait aussi que l’indemnité donne « à la victime la possibilité de se procurer des satisfactions équivalentes à ce qu’elle a perdu » et joue « un rôle satisfactoire »139. En 1976, Drouin-Barakett et Jobin proposaient l’emploi d’une table d’évaluation pour le préjudice esthétique tout en rappelant que l’indemnité accordée « vise à soulager la victime de son malheur »140. Les auteurs poursuivent leur raisonnement en parlant de plaisirs de substitution : Grâce à la télévision en couleurs qu’elle s’est achetée ou au voyage qu’elle a fait en employant l’indemnité, la victime se distrait, connaît des plaisirs et des joies qu’elle ne serait sans doute pas accordés autrement, elle en vient à assumer affectivement l’épreuve qui l’a frappée, sinon à l’oublier.141 Bien qu’ils emploient avant tout une méthode purement conceptuelle, le « soulagement » de Drouin-Barakett et de Jobin ressemble beaucoup à la « consolation » de la justification fonctionnelle. La doctrine québécoise des années 1960 et 1970 favorisait manifestement une justification fonctionnelle des dommages corporels non pécuniaires. Ainsi, rien n’indique que cette justification du droit à la réparation fasse violence à la spécificité du droit civil québécois. À la lumière des critiques que soulève la justification fonctionnelle, celle-ci ne 136 Jutras, supra note 48 à la p 213. Mayrand, supra note 47 à la p 2. 138 Ibid. 139 Orville Frenette, L’évaluation du préjudice en cas de blessures et en cas de décès, Hull, O Frenette, 1966, à la p 37 [Frenette]. 140 Drouin-Barakett et Jobin, supra note 97 à la p 988. 141 Ibid. 137 28 cause pas de problèmes majeurs autres que celui des victimes inconscientes. À l’opposé, la méthode d’évaluation fonctionnelle apparaît beaucoup plus problématique que la justification fonctionnelle. En vertu de cette méthode, la victime qui demande la réparation de son préjudice non pécuniaire doit faire la preuve des plaisirs de substitution qui la consoleront. Selon Baudouin et Deslauriers, cette méthode « impose à la victime de faire la preuve détaillée des substitutions désirées et de l’emploi futur des sommes réclamées », et « elle suppose la prise en compte par le juge de l’expectative de vie de la victime. »142 En d’autres mots, l’indemnité réduit avec la diminution de l’espérance de vie. De plus, l’exigence de prouver les plaisirs de substitutions se retrouve implicitement dans l’arrêt Ter Neuzen c Korn143 : Le montant de l’indemnité dépend de la mesure dans laquelle l’argent peut améliorer la situation de la victime compte tenu de son état. Des dommagesintérêts non pécuniaires ne doivent être accordés que lorsqu’ils peuvent avoir une certaine utilité en donnant au demandeur une autre source de satisfaction.144 Cette exigence de l’application stricte de la méthode fonctionnelle est négligée par les tribunaux à la fois dans la common law et le droit civil. Cooper-Stephenson rappelle qu’il n’est jamais requis de la victime de présenter une projection des dépenses concernant les plaisirs de substitution145. En fait, la preuve des plaisirs de substitution n’est généralement pas présentée par la victime, ni examinée par les tribunaux146. Selon la Law Commission du Royaume-Uni, la méthode fonctionnelle convertit les dommages non pécuniaires en dommages pécuniaires, puisque l’indemnité accordée doit représenter le coût des plaisirs de substitutions147. Cette conversion impose un « fardeau inacceptable » à la victime qui doit alors faire la preuve de plaisirs de substitution futurs148. La méthode d’évaluation fonctionnelle présente aussi plusieurs autres problèmes. D’abord, comme l’indemnité repose sur la preuve de plaisirs de substitution, la gravité de 142 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 487. Ter Neuzen c Korn, [1995] 3 SCR 674 [Ter Neuzen]. 144 Ibid au para 107. 145 Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 482. 146 Voir Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 490; Cooper-Stephenson, ibid à la p 482; John C Bouck, « Civil Jury Trials – Assessing Nonpecuniry Damage » (2002) 81 Can Bar Rev 493, à la p 516 [Bouck]; Cassels, supra note 132 aux pp 171-173; Penso c Solowan, [1982] 4 WWR 385 (BCCA) au para 30. 147 LC-1998, supra note 85 à la p 6. 148 Ibid. 143 29 la blessure n’est plus un critère influençant le montant de l’indemnité. Ainsi, une victime avec un préjudice moins grave, mais ayant des plaisirs de substitution plus excentriques, pourrait obtenir des dommages non pécuniaires supérieurs à une victime de blessure grave faisant la preuve de plaisirs de substitution moins coûteux. Bien que les tribunaux doivent écarter, suivant le critère de raisonnabilité, la preuve de plaisirs de substitution jugés déraisonnables, la méthode fonctionnelle n’assure aucune égalité, uniformité ou prévisibilité. Dans le même ordre d’idées, la victime gravement handicapée, paralysée et clouée à son lit peut difficilement faire la preuve qu’elle pourra utiliser l’indemnité pour des plaisirs de substitution : cette victime pourra difficilement prétendre pouvoir voyager deux fois par année à l’étranger pour se consoler. Les chances d’obtenir une indemnité significative diminuent pour les victimes de préjudice grave, puisque l’exigence de prouver la vraisemblance de la consolation apportée par les plaisirs de substitution s’ajoute au critère de raisonnabilité. Puis, une méthode fonctionnelle stricte risque aussi d’entraîner le problème de perception chez les justiciables similaire à celui de la méthode personnelle. La méthode fonctionnelle stricte favorise une évaluation individualisée en fonction des plaisirs de substitutions sans comparaison avec les victimes de blessures similaires : Because this approach is an individualized method of awarding damages, any resulting prejudice would be between individuals and not classes of plaintiffs. If the courts were to emphasize the functional objective of damages for each individual case, there would be no viable comparator group: every plaintiff would have the maximum amount of reasonable solace afforded by their circumstances.149 Avec la méthode fonctionnelle, il n’y a ni certitude, ni uniformité dans l’évaluation de l’indemnité en réparation des dommages non pécuniaires. Face à ce constat, le justiciable moyen se sentira nécessairement lésé par les tribunaux lorsqu’il obtiendra un montant inférieur à celui reçu par une victime ayant subi un même préjudice dans des circonstances similaires. Le justiciable percevra alors une absence d’équité et ressentira inévitablement une profonde injustice. Pour la Law Commission du Royaume-Uni, la méthode fonctionnelle est tout simplement défavorable au développement d’un système 149 Matthew Good, « Non-Pecuniary Damage Awards in Canada – Revisiting the Law and Theory on Caps, Compensation and Awards at Large » (2008) 34:4 Advocactes’ Q 389, à la p 411. 30 judiciaire de tarifs, puisqu’il n’assure aucune cohérence et uniformité dans les indemnités150. Enfin, pour les auteurs Effron et Forster, l’approche fonctionnelle n’offre réellement aucune méthode de calcul de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire et n’est qu’une excuse afin de garder ces indemnités basses151 : « Given the illusion of the functional approach, there is virtually no rule for calculating non-pecuniary loss »152. Selon Bouck, la méthode fonctionnelle est difficilement applicable et manque de réalisme153. Le juge Letarte écrit que l’approche fonctionnelle telle que décrite dans l’arrêt Andrews a confiné les tribunaux à « l’impressionnisme »154. Toutefois, le juge Letarte reste optimiste et croit que la méthode fonctionnelle puisse être efficace dans la pratique : Comme le but de cette indemnisation est de procurer un fonds susceptible de substituer des aménités à la douleur, il appartiendra sans doute aux plaideurs et peut-être aux tribunaux de faire œuvre d’imagination et d’envisager pour l’avenir de la victime un certain nombre de dépenses susceptibles de lui faire oublier quelque peu son malheur.155 Néanmoins, vu les problèmes que soulève l’exigence de la preuve des plaisirs de substitutions, il n’est pas étonnant de lire que la méthode fonctionnelle apparaît « largely unmanageable »156. Tout comme les approches conceptuelle et personnelle, l’approche fonctionnelle ne fait aucunement l’unanimité. À l’exception du problème des victimes inconscientes, la justification fonctionnelle apparaît néanmoins moins problématique que la méthode d’évaluation fonctionnelle. L’adoption de cette approche par la Cour suprême n’a aucunement mis fin au débat sur l’approche qui devrait être privilégiée. Au contraire, l’approche fonctionnelle, avec ses difficultés, s’est simplement ajoutée aux problèmes des approches conceptuelle et personnelle. 150 LC-1998, supra note 85 à la p 6. Jack Effron et John Forster, « Using Statistical Techniques to Predict Non-Pecuniary Damage Awards in Personal Injury Cases » (1990) 12 Dalhousie LJ 146, aux pp 147-148 [Effon et Forster]. 152 Ibid à la p 147. 153 Bouck, supra note 146 à la p 516. 154 Letarte, supra note 130 à la p 124. 155 Ibid. 156 Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 510. 151 31 2 LA CONFUSION DES APPROCHES La cohabitation des trois approches et les problèmes que chaque approche soulève ont fait en sorte que les tribunaux et les praticiens confondent les approches dans le traitement de la réparation du préjudice non pécuniaire. D’abord, la doctrine a observé l’absence d’application réelle de l’approche fonctionnelle par les tribunaux157. Le professeur Cassels juge que les tribunaux sont retournés à la vieille méthode comparative d’évaluation des dommages avec les années : « The lasting impact of Andrews is that the comparison is now carried out with a scale that has a maximum figure. »158 Les professeurs Baudouin et Deslauriers confirment que les tribunaux sont « principalement préoccupés de comparer la gravité des blessures subies par la victime à celle des blessés impliqués dans la trilogie. »159 Baudouin et Deslauriers ajoutent que l’analyse de l’indemnité est davantage « basée sur la méthode conceptuelle, méthode qui doit être utilisée avec circonscription puisqu’elle néglige les conséquences particulières de chaque victime. »160 Selon Benedek, l’effet de l’arrêt Andrews et de la trilogie n’est pas vraiment l’application de l’approche fonctionnelle, mais plutôt la création postérieure d’une approche comparative161. Suivant l’arrêt Andrews, les tribunaux se sont mis à comparer les blessures de la victime avec celles des victimes de la trilogie162. De son côté, le professeur Gardner n’a retracé « aucune décision où une preuve précise a été présentée sur la nature et le coût des valeurs de remplacement qui constituent le fondement de la méthode fonctionnelle »163. La gravité objective des blessures subies demeure le critère le plus utilisé afin de déterminer l’indemnité, « selon une échelle de valeurs dont la limite indexée de 100 000 $ constitue le point de référence »164. Il s’agit d’une évaluation comparative très répandue qui ressemble énormément à l’évaluation 157 Gardner, supra note 8 au no 411; Lewis Klar, « the Assessment of Damages for Non-Pecuniary Losses » (1978) 5 CCLT 262, à p 269, Deslauriers, Patrice. « Les pertes non pécuniaires: compterendu/constat/critiques » (2005) 39 RJT 371 [Deslauriers 2005]; Cassels, supra note 132 aux pp 171-172; Effron et Forster, supra note 151 à la p 147. 158 Cassels, ibid à la p 173. 159 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 488. 160 Ibid à la p 499. 161 Benedek, supra note 55 aux pp 625-626. 162 voir par exemple Ter Neuzen, supra note 143. 163 Gardner, supra note 8 au no 411. 164 Ibid. 32 conceptuelle : « les exemples de cette pratique sont innombrables »165. Cette situation existe aussi bien en droit civil qu’en common law. Le professeur Waddams énumère plusieurs décisions de common law qui emploient ce barème d’évaluation166 et croit que les tribunaux jugent surtout à l’aide de comparaisons, implicites ou explicites, aux affaires similaires : It would seem that some sort of scale ought to be adopted. Conventional though the $100,000 figure is, justice must still be done between plaintiff and plaintiff, and if $100,000 is the proper figure for injuries approaching the most serious imaginable, smaller figure must surely be appropriate for less serious cases.167 Effron et Forster avaient observé ce problème dans les jugements ayant suivi la décision de l’arrêt Andrews. Ils ont effectué une analyse statistique de 101 décisions de common law entre 1978 et 1982, afin de déterminer quels étaient les facteurs utilisés par les tribunaux afin d’établir le montant de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire. Bien qu’elle soit datée, leur étude statistique confirme que les tribunaux lors de cette période utilisaient en fait une approche tarifaire (« tariff approach ») qui s’apparente à la méthode conceptuelle168 : « The damage awards are directly related to the number and intensity of the injuries of the plaintiff and characteristics such as the sex of the plaintiff or the province in which the judgment is rendered were happily not found to be significant. »169 Les tribunaux de la common law se demandent rarement si l’indemnité sera réellement utile et remplira sa fonction de consolation de la victime. Généralement, les juges présument que l’indemnité apportera consolation170. Selon Gardner, « dans le meilleur des cas, le juge établit d’abord le montant de l’indemnité pour ensuite le justifier sur une base annuelle, en se référant à certaines valeurs de remplacement. »171 L’arrêt Andrews devait entraîner l’application de l’approche fonctionnelle et la mise à l’écart des approches conceptuelle et personnelle. Il n’a pas eu cet effet. Encore aujourd’hui, la common law divise principalement le préjudice corporel non pécuniaire 165 Ibid. Waddams 2004, supra note 14 à la p 179, note 183. 167 Ibid au no 3.620, pp 179-180. 168 Effron et Forster, supra note 151 à la p 153. 169 Ibid à la p 154. 170 Voir Cooper-Stephenson, supra note 58 à la p 516. 171 Gardner, supra note 8 au no 411. 166 33 selon trois catégories172 : (i) « pain and suffering », qui réfère à la détresse émotionnelle dont la victime à souffert en raison de son préjudice; (ii) « loss of amenities », qui est décrit comme étant l’incapacité physique de la victime résultante de l’accident et l’effet de ce handicap sur la portée de leurs activités; et (iii) « loss of expectation of life », qui réfère au plaisir que la victime ne vivra pas étant donné le raccourcissement de sa vie suivant l’accident. Suivant cette division, le préjudice corporel non pécuniaire de la common law possèderait une composante subjective qui se retrouve dans la catégorie de « pain and suffering », dans l’impact sur la jouissance de la vie de la victime de la catégorie « loss of amenities » et dans l’anxiété reliée à la perte de la vie de la catégorie « loss of expectation of life ». Il possèderait aussi une composante objective qui se retrouve dans la blessure en soi de la catégorie « loss of amenities » et la perte objective de la vie (le nombre d’années) de la catégorie « loss of expectation of life ». La composante subjective implique une approche personnelle basée sur la diminution du bonheur de la victime, tandis que la composante objective suppose l’application d’une approche conceptuelle basée sur la gravité objective de la blessure. Cette division du préjudice non pécuniaire en catégories non exhaustives, ayant des composantes objectives et subjectives, existe aussi en droit civil. Historiquement, le droit civil québécois divisait généralement le préjudice corporel non pécuniaire selon trois catégories similaires à celles de la common law : (i) la douleur et la souffrance, (ii) la perte de jouissance de la vie, et (iii) perte d’expectative de vie173. Encore aujourd’hui, les auteurs Baudouin et Deslauriers suggèrent une division semblable174. Tout comme Frenette en 1966175, Baudouin et Deslauriers ventilent les dommages corporels non pécuniaires en trois catégories : (i) la perte de jouissance de la vie, (ii) le préjudice esthétique et (iii) les souffrances et douleurs. Cette division semble aussi employer les approches conceptuelle et personnelle. Elle implique que la victime doive faire la preuve 172 Voir Benedek, supra note 55 aux pp 612-614; Markesinis, supra note 82 aux pp 46-47; CooperStephenson, supra note 58 aux pp 484-489; Sutherland, supra note 58 à la p 214; R-U, The Law Commission. Damages for Personal Injury : Non-Pecuniary Loss, Consultation Paper No 140, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1995, aux pp 9-18. 173 Mayrand, supra note 47. 174 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 aux pp 489-497. 175 Frenette, supra note 139. 34 de chacun de ces chefs et fait en sorte que le préjudice non pécuniaire est alors traité comme une « perte objective ». De son côté, le droit français adopte la théorie satisfactoire en ce qui concerne la justification du droit, mais propose une méthode d’évaluation surtout conceptuelle. Les auteurs Lambert-Faivre et Le Roy divisent le préjudice corporel non pécuniaire principalement en trois catégories : (i) la souffrance endurée, (ii) le préjudice d’agrément (qui inclut les préjudices juvénile et sexuel) et (iii) le préjudice esthétique. Les deux auteurs accordent beaucoup d’importance aux barèmes médico-légaux (IPP, DFS et échelle à sept valeurs) dans l’évaluation de l’indemnité. Les auteurs Viney et Markesinis proposent une division tripartite similaire : (i) la douleur physique, (ii) le préjudice d’agrément et (iii) le préjudice esthétique.176 Viney et Markesinis soulignent que le barème du docteur Thierry est généralement employé par les tribunaux dans l’évaluation de la douleur physique.177 Contrairement à Lambert-Faivre et Le Roy, Viney et Markesinis soutiennent qu’en pratique, l’appréciation de l’indemnité est surtout guidée par les précédents qui existent dans la jurisprudence178. Vu l’absence de lignes directrices et de tarification uniforme, les tribunaux emploient une approche comparative, surtout en ce qui concerne le préjudice d’agrément179. L’évaluation du préjudice esthétique est de son côté laissé à l’appréciation personnelle du juge et ne repose sur aucun barème180. Viney et Markesinis croient que l’absence de tarification uniforme fixée par le législateur est une source réelle d’inégalité de traitement des justiciables181. Ainsi, bien que le droit français justifie le droit à la réparation selon l’approche fonctionnelle, la méthode d’évaluation employée par les tribunaux est surtout conceptuelle, légèrement personnelle, mais aucunement fonctionnelle : il n’est jamais question des plaisirs de substitution. Généralement, le droit français tend à objectiviser la souffrance comme s’il s’agissait réellement d’une réalité juridique mesurable, ce qui est pourtant contraire à la théorie satisfactoire. Rogers parle de l’« extrême objectivisation du 176 Viney et Markesinis, supra note 125. Ibid à la p 141. 178 Ibid à la p 141. 179 Ibid à la p 142. 180 Ibid aux pp 141-142. 181 Ibid aux 141-142. 177 35 droit français »182. Malgré les prétentions contraires de Lambert-Faivre et de Viney et Markesinis sur la théorie satisfactoire, le droit français ne s’oppose pas vraiment « à toute évaluation in abstracto »183. L’emploi de barèmes médicaux-légaux s’apparente davantage à un calcul purement mathématique qu’à une évaluation personnalisée et concrète du préjudice non pécuniaire. Ainsi, l’approche fonctionnelle existe et est reconnue dans la common law, comme justification et méthode d’évaluation, et dans le droit civil français et québécois, au moins comme justification. Toutefois, l’état du droit confirme que les approches conceptuelle et personnelle continuent à être appliquées bien qu’elles soient en contradiction avec l’approche fonctionnelle. En droit civil québécois, la confusion des trois approches s’est confirmée avec l’arrêt Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand184. Dans cet arrêt, le curateur public, suivant la grève illégale des employés de l’hôpital, avait entrepris une action au nom des patients mentalement handicapés de l’hôpital contre le syndicat des employés. La majorité des patients n’ont jamais eu conscience de l’arrêt de travail et des effets préjudiciables qu’il leur a causés. La Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec ont rejeté l’application de l’approche fonctionnelle au droit civil québécois. S’appuyant sur les critiques du professeur JeanLouis Baudouin et de Graeme Mew185, la Cour d’appel jugeait que l’approche fonctionnelle était simplement injuste pour les victimes inconscientes. À l’instar des deux premières instances, la Cour suprême a admis que les victimes inconscientes puissent obtenir des dommages non pécuniaires. Selon la juge L’Heureux-Dubé, « le droit à la compensation du préjudice [non pécuniaire] [n’est] pas conditionnel à la capacité de la victime de profiter ou de bénéficier de la compensation monétaire », et « [l]a caractérisation objective du préjudice [non pécuniaire] devrait donc être favorisée au Québec; elle s’accorde beaucoup mieux d’ailleurs avec les principes fondamentaux de la 182 Rogers, supra note 52 à la p 259. Lambert-Faivre, supra note 87 à la p 542. 184 Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 RCS 211 [St-Ferdinand]. 185 Graeme Mew, « Damages – Personal Injuries – Non-pecuniary Damages – Unaware Plaintiff and the Functional Approach » (1986) 64 Can Bar Rev 562, aux pp 564-568. 183 36 responsabilité civile. »186 Ce passage suggère que la Cour suprême rejette l’approche fonctionnelle de Dickson et adopte manifestement une justification conceptuelle du droit à la réparation du préjudice non pécuniaire. Toutefois, ce n’est pas vraiment le cas. La Cour prévoit plutôt une justification hybride, à la fois objective et subjective de l’indemnisation, qui comprendrait les approches conceptuelle, fonctionnelle et personnelle : la Cour rejette seulement une « conception purement subjective » des dommages non pécuniaires187. Cette conception hybride justifiant le droit à la réparation vaut aussi bien comme méthode d’évaluation de l’indemnité. Selon la juge L’HeureuxDubé : [I]l ressort de la jurisprudence et de la doctrine québécoises qu’en matière de calcul de l’indemnité pour préjudice [non pécuniaire], les trois méthodes d’évaluation ci-dessus exposées interagissent, laissant une marge de manœuvre aux tribunaux pour en arriver à un résultat raisonnable et équitable.188 L’Heureux-Dubé soutient que l’approche fonctionnelle, telle que définie dans les arrêts Andrews et Lindal c Lindal189, est surtout pertinente en droit civil québécois « en ce qui a trait au calcul du montant des dommages [non pécuniaires] »190. Selon le professeur Gardner, l’intégration des trois approches est justifiée, puisque la seule règle qui existe en droit civil québécois serait celle de l’indemnisation personnalisée de la perte subie par la victime191. Le droit civil ne devrait pas privilégier l’une des trois méthodes d’évaluation, « puisque ces méthodes […] ne constituent pas des règles de droit. »192 Gardner propose une méthode d’évaluation intégrant les trois approches. Selon cette méthode, la gravité de la blessure de l’approche conceptuelle constitue le critère de base, qui « doit toutefois être corrigé et complété par une analyse de la situation particulière de la victime : âge, mode de vie (actif ou sédentaire) avant l’accident, visibilité plus ou moins grande des blessures subies, niveau de douleurs engendré par les blessures et même, dans certaines circonstances, le sexe. »193 Cette 186 St-Ferdinand, supra note 184 au para 68. Ibid au para 70. 188 Ibid au para 79. 189 Lindal c Lindal, [1981] 2 RCS 629 [Lindal]. 190 St-Ferdinand, supra note 184 au para 81. 191 Gardner, supra note 8 au no 414; voir aussi article 1611 CcQ, supra note 113. 192 Ibid au no 414. 193 Ibid au no 416. 187 37 méthode s’apparente à une approche conceptuelle personnalisée. Gardner ajoute que la méthode fonctionnelle peut être jumelée à cette approche conceptuelle personnalisée dans la mesure où elle peut certainement servir à évaluer le caractère raisonnable de l’indemnité. La méthode fonctionnelle nous offre une visualisation concrète de la valeur de l’indemnité. Une estimation quotidienne (« per diem »), hebdomadaire ou mensuelle de l’indemnité permet aux décideurs d’évaluer concrètement l’impact de l’indemnité sur la consolation et les plaisirs de substitution que pourra s’offrir la victime194. Par exemple, la Cour d’appel dans l’arrêt Brière juge qu’une indemnité de 82 000 $ pour le préjudice non pécuniaire équivaut à dix dollars par jour « en prenant en compte un facteur d’actualisation de 3.25 % et une expectative de vie d’environ 42 ans »195. Que représentent soixante-dix dollars par semaine (soit dix dollars par jour)? Un billet de théâtre et un bon repas dans un restaurant? La visualisation révèle que l’indemnité de 82 000 $, bien qu’elle puisse paraître imposante pour un cas d’extraction de dents et de faute professionnelle ayant causé un préjudice maxillo-facial permanent, n’est pas déraisonnable. De plus, la visualisation de l’indemnité à l’aide de l’approche fonctionnelle permet d’éviter que le plafond ne devienne une base de calcul. La méthode de Gardner, à laquelle j’adhère et que je dénomme « la méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle », n’est pour l’instant que purement théorique. Pour l’auteur Lehoux, la référence aux trois méthodes d’évaluation « n’apparaît pas particulièrement être d’un grand secours aux juristes québécois »196. Comme il s’agit de trois approches différentes et parfois même contradictoires, la fusion des trois approches s’apparente davantage à une confusion, qui ne fait « qu’augmenter le caractère arbitraire de la quantification des dommages non pécuniaires. »197 De plus, la revue de la jurisprudence démontre que les enseignements du professeur Gardner n’ont pour l’instant pas été suivis par les tribunaux et que la confusion redoutée par Lehoux est toujours bien présente. 194 Ibid aux no 421-424. Brière, supra note 98 au para 16. 196 Jean-François Lehoux, « Pour une approche plus méthodique des dommages psychologiques non pécuniaires » dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Le préjudice corporel (2006), EYB2006DEV1213. 197 Ibid. 195 38 Comme nous l’avons vu précédemment, l’arrêt Brière a favorisé une méthode d’évaluation fonctionnelle qui exige une preuve de la valeur quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle de l’indemnité réclamée, mais non une preuve des plaisirs de substitution. Cette méthode, qui s’apparente surtout à une simple application du critère de raisonnabilité198, a tout de même été suivie par quelques jugements récents199. L’arrêt Brière n’est toutefois pas fidèle à l’état du droit. La revue de la jurisprudence récente démontre bien qu’il n’existe aucune uniformité dans l’évaluation des dommages corporels non pécuniaires. Le critère de raisonnabilité demeure pertinent, tout comme le sont la gravité de l’atteinte et la personnalisation de l’indemnité de la victime. Par exemple, certains jugements associent la raisonnabilité fonctionnelle de l’arrêt Brière avec la personnalisation de l’indemnité. Dans Poulin c Boulet200, après avoir jugé que la méthode de l’arrêt Brière est adéquate, le tribunal établit l’indemnité réclamée suivant une analyse de la situation particulière de la victime qui a souffert d’une fracture du talon gauche201. La juge Hardy-Lemieux note les douleurs importantes de la victime, la prise de médication quotidienne, l’implantation d’une plaque de fer et de vis, les activités sportives qu’il faisait, mais qu’il ne peut plus faire (la marche, la course à pied, la raquette, le vélo, la moto et la pêche en rivière), ainsi que les autres inconvénients de sa vie quotidienne202. La méthode de l’arrêt Poulin est davantage personnelle que fonctionnelle. L’arrêt Bubar c Centre indien cri de Chibougamau inc203 propose une méthode personnelle similaire. Le tribunal accorde l’indemnité demandée de 60 000 $ pour le préjudice non pécuniaire résultant d’une fracture de la sixième vertèbre dorsale, après avoir établi que « le demandeur ne peut plus pratiquer certaines activités tels le patin, le golf, le ski de fond et la bicyclette et qu’il a des limitations au niveau des poids qu’il peut soulever et des mouvements qu’il peut faire l’empêchant d’exercer certaines 198 Voir par exemple Nakhjavani c Changizi, 2010 QCCS 3187 aux paras 91-94 (Dans ce cas de jugement par défaut qui reprend l’arrêt Brière, ce n’est manifestement que le critère de raisonnabilité qui a guidé le tribunal dans l’établissement de l’indemnité.). 199 Voir par exemple Meunier c Supermarché R. Fournier inc. (Métro Fournier), 2010 QCCQ 6756; Poulin, infra note 200; Émond, infra note 205; Voir aussi Patrice Deslauriers, « La place de l’approche fonctionnelle en droit civil en matière de perte non pécuniaires » dans Benoît Moore, dir, Mélanges JeanLouis Baudouin, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, 699. 200 Poulin c Boulet, 2012 QCCS 870 [Poulin]. 201 Ibid au para 110-112. 202 Ibid. 203 Bubar c Centre indien cri de Chibougamau inc, 2011 QCCS 2769. 39 activités de la vie quotidienne tels la tonte de la pelouse, le déneigement de l’entrée de cour et le transport du bois de chauffage. »204 Toutefois, la grande majorité des jugements applique une méthode d’évaluation qui s’appuie surtout sur la gravité de l’atteinte. Certains reconnaissent l’arrêt Brière, mais ne l’appliquent aucunement. Dans Émond c St-Adolphe-d’Howard (Municipalité de)205, le juge Silcoff « appuie le raisonnement du juge Beauregard dans Brière et estime devoir en appliquer les enseignements. »206 Toutefois, le tribunal n’applique aucunement le critère de raisonnabilité fonctionnelle. Le juge Silcoff calcul l’indemnité en multipliant le pourcentage de déficit anatamo-physiologique de 35 % avec le plafond de l’arrêt Andrews de 260 300 $ le 1er janvier 2000207; il s’agit manifestement d’une approche conceptuelle reprenant la règle de trois pourtant rejetée par la Cour d’appel dans l’arrêt Brière. Dans J.S. c Club de golf Hillsdale inc208, le tribunal adopte une méthode conceptuelle et comparative, basée principalement sur la gravité de l’atteinte et la jurisprudence. Le demandeur a été victime d’une torsion testiculaire et d’autres blessures au bas de l’abdomen. Dans son évaluation, le juge Cullen accorde des points d’incapacité partielle permanente (IPP) à différents chefs de dommages non pécuniaires (blessure à la hanche, syndrome de douleur chronique, problèmes urinaires, dommages psychologiques)209, établit un total de 18 % d’IPP210 et compare cette atteinte aux précédents jurisprudentiels211. L’arrêt Sarrazin c Lefebvre212 présente un raisonnement similaire mesurant la gravité de l’atteinte selon les points d’IPP et comparant ensuite l’atteinte à la jurisprudence. Dans Foisy c Rocheleau213, la Cour se limite à citer vaguement Brière, puis décide que « le Tribunal doit considérer la gravité objective des blessures et, dans le présent cas, l’âge de Foisy. »214 À l’opposé, les arrêts Charbonneau c Desjardins Assurances générales inc215, 204 Ibid au para 44. Émond c St-Adolphe-d’Howard (Municipalité de), 2009 QCCS 4132 [Émond]. 206 Ibid au para 286. 207 Ibid. 208 J.S. c Club de golf Hillsdale inc, 2011 QCCS 7306. 209 Ibid aux paras 205-228. 210 Ibid au para 205. 211 Ibid aux paras 253-264. 212 Sarrazin c Lefebvre, 2011 QCCS 451. 213 Foisy c Rocheleaui, 2010 QCCS 4232. 214 Ibid au para 34. 215 Charbonneau c Desjardins Assurances générales inc, 2012 QCCS 414 [Charbonneau]. 205 40 L.D. c Trudel216 et G.W. et R.O.217 rejettent carrément la solution de l’arrêt Brière, puisque cette méthode ne serait qu’un moyen en appel de mesurer la raisonnabilité de l’indemnité accordée218. Dans Charbonneau, le juge Goulet emploie une méthode conceptuelle et comparative. La victime avait subi une luxation du coude gauche, une fracture des deux os de l’avant-bras gauche. Le tribunal s’attarde longuement à la gravité de la blessure de la victime, au « déficit anatamo-physiologique (DAP) » pour l’« atteinte partielle permanente » et pour le « préjudice esthétique »219, puis compare le préjudice de la victime avec la jurisprudence présentée lors de l’audience afin de déterminer le montant de l’indemnité220. Dans Trudel, le juge Wagner n’offre lui-même aucune explication au montant de l’indemnité qu’il accorde à la victime. Le juge se limite à écrire ceci : « À la lumière des précédents soumis, le Tribunal est d’avis qu’une indemnité totale de 25 000 $ représente une somme raisonnable pour compenser tous les dommages non pécuniaires subis par la demanderesse. »221 Sans réellement se référer à des précédents, le tribunal admet avoir adopté une approche comparative222. Dans G.W., le Cour préfère « une évaluation in concreto et personnelle » de l’indemnité223. Toutefois, le tribunal évalue le préjudice non pécuniaire de la victime résultant de harcèlement et de violence conjugale selon la gravité de l’atteinte en se référant principalement à l’absence de déficit anatamo-physiologique et à la détermination d’invalidité temporaire224. Finalement, la méthode de l’arrêt Maison Simons inc c Lizotte225 est la seule qui se rapproche de celle du professeur Gardner, que j’ai dénommée la méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle. La Cour d’appel s’attarde d’abord à la gravité de l’atteinte, à la souffrance ressentie par la victime et des inconvénients particuliers que subit désormais la victime226. La Cour d’appel conclut en appréciant le 216 L.D. c Trudel¸ 2010 QCCS 2559 [Trudel]. G.W. et R.O., 2010 QCCS 7029 [G.W.]. 218 Charbonneau, supra note 215 aux paras 106-107; Trudel, supra note 216 aux paras 89-90; G.W., ibid aux paras 92-93 et 101. 219 Charbonneau, ibid aux paras 91-154. 220 Ibid aux paras 155-167. 221 Trudel, supra note 216 au para 91. 222 La Cour d’appel dans l’arrêt Rosemère (Ville de) c Lebel222 propose une approche comparative et un raisonnement similaire à celui de l’arrêt Trudel. 223 G.W., supra note 217 aux paras 92-93 et 101. 224 Ibid aux paras 103-106. 225 Maison Simons inc c Lizotte, 2010 QCCA 2126. 226 Ibid aux paras 60-63. 217 41 caractère raisonnable de l’indemnité accordée suivant l’approche de l’arrêt Brière227. L’arrêt Stations de la vallée de St-Sauveur inc c M.A.228, présente aussi une méthode conceptuelle personnalisée, mais n’utilise pas la mesure fonctionnelle de raisonnabilité de l’arrêt Brière. La revue de la jurisprudence récente démontre bien qu’il n’existe aucune application uniforme des trois approches et qu’une grande partie des décisions se contredisent. Malgré la confusion, il est toute même possible d’identifier trois thèmes qui reviennent régulièrement : (i) la gravité de l’atteinte, (ii) la personnalisation de l’indemnité de la victime et (iii) la raisonnabilité de l’indemnité. L’état du droit demeure toutefois nébuleux et cette confusion ne se limite pas à la réparation du préjudice corporel non pécuniaire. La confusion des approches existe aussi en ce qui concerne la réparation du préjudice moral non pécuniaire. Généralement, le droit canadien ne requiert aucune preuve de plaisirs de substitution, puisqu’il présume l’existence des dommages moraux non pécuniaires229. Cette présomption ressemble beaucoup à la reconnaissance d’une perte objective. La professeure Jukier croit pourtant que l’approche fonctionnelle prônée par les arrêts Andrews et Lindal devrait aussi constituer la justification et la méthode d’évaluation de l’indemnité pour le préjudice moral230. Toutefois, Jukier et Benedek rappellent que bien que l’approche fonctionnelle soit intellectuellement attrayante, elle n’a jamais été appliquée par les tribunaux dans l’évaluation des dommages moraux non pécuniaires231. Les tribunaux de première instance ont tendance à adopter une approche comparative empruntant à l’approche conceptuelle : « Example of the application of a conceptual approach exist in both civil and common law decisions and in both personnal injury and defamation cases. »232 La sévérité de l’atteinte, et non le coût des plaisirs de substitution, constitue la plupart du temps le véritable fondement de l’indemnité. Selon Jukier, une revue de la jurisprudence permet aussi d’établir une liste de facteurs pris en considération par les tribunaux de droit civil et de common law dans 227 Ibid aux paras 64-66. Stations de la vallée de St-Sauveur inc c M.A., 2010 QCCA 1509. 229 Voir Rogers, supra note 52 à la p 280; Hill, supra note 5 au para 164. 230 Rosalie Jukier, « Non-Pecuniary Damages in Defamation Cases » (1989) 49 R du B 3, àla p 14 [Jukier]. 231 Ibid aux pp 14-15; Benedek, supra note 55 à la p 611 note 1. 232 Jukier, ibid à la p 15. 228 42 l’évaluation du préjudice non pécuniaire résultant d’un acte diffamatoire : (i) le statut social de la victime diffamée, (ii) la réputation de la victime dans la communauté avant la diffamation, (iii) l’ampleur de la diffusion et son degré de pénétration dans le milieu, (iv) l’effet réel de la publication, (v) la source de la diffamation, (vi) la présence de rétractation ou d’excuses, (vii) la conduite du défendeur (bonne ou mauvaise foi), (viii) l’atténuation ou non des dommages par la victime, et (ix) la gravité de la déclaration diffamatoire233. Le facteur de la conduite du défendeur semble tout à fait inapproprié dans l’évaluation du préjudice non pécuniaire, puisqu’il relève davantage de l’évaluation des dommages punitifs. Certains facteurs peuvent aussi sembler inappropriés selon les circonstances. Suivant ces facteurs, l’évaluation du préjudice non pécuniaire se fait alors au cas par cas, à la lumière de la gravité de l’atteinte et des circonstances particulières propres à chaque cas. Il appert qu’en matière de préjudice moral non pécuniaire, la justification du droit à la réparation est conceptuelle, tandis que la méthode d’évaluation est conceptuelle et personnelle. Pourtant, il s’agit bien des deux approches rejetées par le juge Dickson dans l’arrêt Andrews. Ainsi, que ce soit la souffrance corporelle ou morale, le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire est complètement mélangé. Il n’existe en pratique aucune uniformité ou cohérence dans la jurisprudence et dans la doctrine; il est très difficile de prévoir le montant de l’indemnité accordée en réparation de la souffrance. La coexistence des trois approches suggère que le droit de la réparation souffre d’une confusion considérable. Néanmoins, cette confusion se limite-t-elle aux justifications et aux méthodes, ou va-t-elle au-delà? Et, la coexistence des approches est-elle vraiment la seule cause de la confusion? 233 Ibid aux pp 16-38. 43 III. LE PLAFOND DES DOMMAGES NON PÉCUNIAIRES L’arrêt Andrews a imposé le plafond de 100 000 $ de 1978 sur les dommages corporels non pécuniaires, mais non sur les dommages moraux non pécuniaires. Ce plafond est judiciaire et non législatif. Son imposition relève donc de considérations de politique judiciaire en sa faveur. Tout comme pour le débat sur les justifications et les méthodes, le raisonnement juridique se contredit dans le débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. Ces contradictions suggèrent aussi que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre de confusion. La justification du plafond répond certes toujours à des considérations de politique judiciaire, mais son adoption demeure contextuelle. Pour mieux comprendre le plafond, il est nécessaire de réexaminer sa genèse. Devant la Cour suprême, l’affaire Andrews portait principalement sur (i) l’affirmation du principe « [d]’évaluation des dommages-intérêts généraux sous des chefs distincts »234, (ii) la compensation des soins à domicile et (iii) l’indemnisation du préjudice non pécuniaire. Alors juge en chef, Brian Dickson a rendu la décision. Il a convaincu unanimement la Cour d’accepter la compensation généreuse pour les soins à domicile, plutôt que d’exiger de James Andrews qu’il soit soigné en institution. Bien que les coûts des soins à domicile fussent plus de quatre fois supérieurs aux coûts des soins en institution, la qualité de vie des victimes soignées à la maison était de loin supérieure à celle en institution. Dickson déclara plus tard que « we held that [the victims] were not required to mitigate their damages by accepting less expensive, but inferior type of care. »235 Pour les biographes Sharpe et Roach, cette sensibilité du juge Dickson provenait de son expérience personnelle des soins institutionnels qu’il a reçus lorsqu’il se remettait de sa terrible blessure de guerre.236 La vie de Brian Dickson a été irrévocablement marquée par la Seconde Guerre mondiale. À l’été 1940, Brian Dickson s’est porté volontaire pour le service militaire actif.237 Dans la vingtaine, Dickson s’est joint à une unité d’artillerie et vécu alors 234 Andrews, supra note 1 à la p 236. Brian Dickson, « Law and Medecine : Conflict or Collaboration », Address to the American Association of Neurological Surgeons, 25 avril 1988, vol 139, dossier 43. 236 Robert J Sharpe et Kent Roach, Brian Dickson : A Judge’s Journey, Toronto, University of Toronto Press, 2003, à la p 195 [Sharpe et Roach]. 237 Ibid à la p 49. 235 44 l’entraînement et la discipline militaire. Dickson a grandement apprécié cette époque de sa vie et la discipline militaire : « ’It was an exciting, exhilarating experience to put oneself on the line of defence for Canada.’ The threat of invasion and the uncertainties of the war brought people together in a fundamental common endeavour. »238 À l’été 1943, Dickson a postulé au Collège militaire royal du Canada afin de devenir officier d’étatmajor239. La formation qu’il obtient l’a énormément influencé : pour le reste de sa vie, Dickson s’est appuyé sur la rigueur, la discipline, la méthode et l’organisation militaires, et sur l’approche rationnelle de résolution de problèmes qu’il a appris au Collège militaire royal240. Les propos de Dickson tels que rapportés par Sharpe et Roach sont éloquents : Dickson described the course in the following terms: ‘It was really quite an education … I guess mental discipline would be the central training. How to prepare command orders, how to direct an army formation … how to plan an attack, how to plan a defence … It was a very intensive form of discipline, and seven days a week. Because, it was wartime, everyone wanted to do well. […] The course stressed ‘a method of thinking and a method of approaching a problem. What your objective is, what your alternatives are, and how to plan and implement each of those alternatives.’ This was a more modern, functional, and purposive approach than Dickson had been exposed at the Manitoba Law School, where the emphasis was on the application of formal rules.241 À l’été 1944, Brian Dickson prend part aux opérations militaires du débarquement de Normandie. Le 14 août 1944, il est blessé à Falaise, en France. Ses blessures sont sérieuses et sa vie est en danger. Il survit, mais seulement grâce à l’amputation d’une jambe. Près de quarante ans plus tard, il décrit la suite des événements ainsi : I had been asked to go and try to salvage vehicles which were under heavy attack. I had some transport guys with me. It was about midday. We were trying to get these vehicles out of a particular area that was under very heavy assault. Something happened and the next thing we knew, half a dozen of them were dead. I was wounded.242 (Je souligne) Le « something happened » était en fait un tragique accident de tir ami. Pour la seconde fois en l’espace d’une semaine, l’aviation des alliés avait largué des bombes sur leurs 238 Ibid à la p 52. Ibid à la p 53. 240 Ibid à la p 53. 241 Ibid à la p 54. 242 Ibid à la p 57. 239 45 propres troupes avant d’atteindre les lignes ennemies243. Les risques de tirs amis liés à l’usage des bombardements lors des phases d’attaque étaient pourtant connus du lieutenant-général Guy Simonds, qui commandait l’opération à Falaise. Toutefois, Simonds croyait que les risques de perte avec l’appui des bombardiers étaient encore plus grands que les risques d’attaquer sans.244 Dickson a toujours refusé de blâmer les tirs amis pour sa blessure : « He simply did not want to blame anyone »245. Pourtant, l’accident aurait pu être évité, si l’armée canadienne avait mieux informé ses forces aériennes sur l’usage des fusées éclairantes par les troupes pour marquer leur position et si les pilotes avaient suivi les instructions dans le chronométrage de leur trajet246. L’accident relevait de la pure négligence et la réponse stoïque de Dickson face à l’incident demeure surprenante : « Dickson was precise, punctilious, and well trained in the importance of careful military planning and it is remarkable that he did not resent the fact that he nearly lost his life to carelessness. »247 Après son retour au Canada, Dickson avait perdu plus de trente livres : sa blessure a nécessité une opération afin de lui permettre de porter une prothèse, faisant en sorte qu’il a passé plusieurs mois à l’hôpital248. Ayant vécu l’horreur de la guerre, Dickson connaissait très bien la souffrance et la douleur résultant de la perte de l’intégrité physique. Il savait aussi ce que ce type de souffrance signifiait par les autres : son frère Tom a lui aussi subi une blessure débilitante à la jambe en Hollande après que Brian lui ait conseillé de poser sa candidature au programme « Canada Loan », qui permettait aux officiers de l’armée canadienne de servir dans l’infanterie britannique249. Avec le recul que nous permet la revue de l’histoire, l’expérience de la guerre de Dickson devient difficilement dissociable de son jugement dans Andrews. Le dernier point de la décision est d’imposer un plafond de 100 000 $ pour le chef des dommages non pécuniaires. Dickson a principalement justifié sa décision par le caractère arbitraire de l’évaluation des dommages non pécuniaires : « [l]e bonheur et la vie n’ont pas de prix » et « [l]’évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice 243 Ibid à la p 57. Ibid. 245 Ibid. 246 Ibid à la p 58. 247 Ibid. 248 Ibid à la p 61. 249 Ibid. 244 46 philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique »250. Cette approche peut très bien s’expliquer par l’attitude que Dickson avait à l’égard de sa propre blessure : il était un homme fier et déterminé, « who simply refused to allow his life to be limited or defined by his disability. »251 Ses propos révèlent qu’il refusait d’être stigmatisé ou même aidé, et ne désirait aucun traitement de faveur à cause de sa blessure : « It wasn’t as a question of ‘‘will I or won’t I,’’ the decision wasn’t mine. It was done and that was it. From then on it was as if I was born with blue eyes or brown eyes. You accept it with no cavil. »252 L’argument de Brian Dickson était celui de l’incommensurabilité : la souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure, et la souffrance ne peut donc pas être mesurée en termes monétaires. Dickson rejetait manifestement toute forme d’imagination judiciaire de la souffrance et de la douleur. Brian Dickson a fait preuve d’énormément de courage et de détermination pour surmonter son handicap. Plusieurs d’entre nous n’auraient peut-être pas le même courage ou la même détermination dans une telle situation. Brian Dickson refusait que l’on s’attarde à sa souffrance. Son handicap était un épisode appartenant au passé : pour lui, il ne s’agissait pas de vivre avec souffrance, mais simplement de vivre comme s’il n’avait pas d’handicap. Par le plafond de l’arrêt Andrews, Dickson imposait à l’ensemble des victimes de blessures corporelles graves son attitude d’homme fier et déterminé refusant de blâmer les autres pour son malheur et bravant la souffrance. Il ne tenait pas compte que les victimes de blessures corporelles graves ne présenteraient pas toutes la détermination et la volonté dont il a fait preuve face à sa propre blessure débilitante. Avec le plafond, Dickson évitait l’histoire personnelle de la victime sur la façon dont la vie de cette dernière était devenue difficile. Il rationalisait, limitait, pesait les dommages… il n’écoutait pas la souffrance de James Andrews. Toutefois, il semble que l’argument du caractère arbitraire de la réparation de la souffrance soit surtout une justification apparente, voire même une façade. Le plafond était avant tout un compromis pragmatique de Dickson afin de rallier les membres de la Cour, préoccupés par le « fardeau social que représentent les indemnités élevées »253, à 250 Andrews, supra note 1 à la p 261. Sharpe et Roach, supra note 236 à la p 62. 252 Ibid à la p 63. 253 Andrews, supra note 1 à la p 261. 251 47 appuyer l’indemnisation généreuse des soins à domicile. Pour Sharpe et Roach : This cap was truly innovative and Dickson’s case files contain no hint that he was inspired by the arguments of the lawyers in the case or by any law-reform proposal. Years later, he candidly explained that the cap on non-pecuniary damages was a ‘trade-off’ designed to respond to concerns about the total award being over a $1 million because of the generous award for the cost of home care.254 (Je souligne) Le plafond est certes un compromis en réponse à la compensation généreuse des soins à domicile et, conséquemment, à l’importance de la somme globale de près d’un million de dollars (817 344 $ en réalité). Cependant, il est important de minimiser la réussite de ce compromis. Dans les faits, James Andrews n’a jamais touché un million de dollars. D’abord, la Cour d’appel de l’Alberta avait conclu à la négligence contributive de la victime dans une proportion de vingt-cinq pour cent (25 %), ce qui n’avait pas été contesté devant la Cour suprême. Le montant était alors réduit à 613 008 $. Puis, ses avocats lui ont sûrement réclamé des honoraires qui devaient possiblement être à la hauteur de vingt-cinq pour cent (25 %) de la somme obtenue. À la fin, James Andrews n’a probablement reçu que 56,25 % (75 % de 75 %, ou 459 756 $) de la somme forfaitaire globale maximale qu’il aurait pu obtenir. Le juge Dickson est en soi la métaphore de l’ambivalence du droit de la réparation du préjudice non pécuniaire : Brian Dickson était un homme méthodique et rigoureux qui désirait traiter le préjudice non-pécuniaire d’une façon aussi méthodique et rigoureuse, mais qui demeurait préoccuper par ses intuitions et son expérience de la souffrance corporelle. Le plafond de l’arrêt Andrews résulte ainsi de la rencontre entre la perception que le juge Dickson avait de la souffrance et d’un compromis en réponse à la compensation généreuse des soins à domicile. Cette observation révèle que le plafond n’est pas le produit d’un raisonnement juridique aseptisé d’émotions, mais est aussi né de l’expérience humaine et d’un compromis. Conséquemment, il est nécessaire de rester conscient de l’influence de ces deux facteurs dans la critique du plafond dans la compensation du préjudice corporel non pécuniaire. Le raisonnement juridique ne peut simplement pas se limiter à un pur exercice de la raison et d’analyse de considérations de politique judiciaire. L’histoire du juge Dickson rappelle que les gens ont des intuitions 254 Sharpe et Roach, supra note 236 à la p 195. 48 reliées à leurs expériences et à leur façon de faire face à la souffrance. Que ce soit en jugeant, en répondant à un sondage, ou en regardant des films d’horreur, notre jugement peut difficilement faire abstraction de nos réponses personnelles face à la souffrance. Le raisonnement juridique incorpore à la fois l’expérience humaine et les compromis contextuels. La réparation de la souffrance répond aussi de ce constat. 1 LE PLAFOND DES DOMMAGES CORPORELS NON PÉCUNIAIRES Le droit canadien n’est pas seul à limiter l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire. Le plafond judiciaire pour les dommages corporels non pécuniaires existe en Angleterre et dans la plupart des pays de l’Union européenne255. À l’opposé, il n’existe aucun plafond judiciaire aux États-Unis : les limitations de l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire proviennent seulement de la législation. Trente-huit états ont limité par voie législative les dommages non pécuniaires 256. Pour près de la moitié de ces états, le plafond législatif s’applique uniquement dans le domaine de la responsabilité médicale. Dans la grande majorité des cas, le plafond ne dépasse pas 500 000 $. À la lumière des arrêts Andrews et Teno, le plafond a été imposé suivant une analyse rationnelle et logique du concept d’indemnisation. Après avoir favorisé l’approche fonctionnelle, Dickson ajoute « qu’on ne peut allouer un montant élevé à la victime qui a été convenablement indemnisée, en termes de soins futurs, pour ses blessures et son invalidité. »257 Il résulte de l’approche fonctionnelle et de la limitation de l’indemnité « une justification plus logique de l’indemnisation des pertes non pécuniaires »; la version anglaise du jugement emploie les termes « a more rational justification »258. Le juge Spence dans l’arrêt Teno utilise une expression similaire : « by reference to a rational basis »259. Spence décide que le plafond est nécessaire afin de contrôler la « charge sociale » des indemnités exorbitantes : [O]n peut et doit tenir compte des répercussions sociales d’indemnités très importantes et, comme je l’ai dit, non compensatoires, au titre des dommages 255 Rogers, supra note 52 à la p 266. Voir le recensement des interventions législatives effectué par l’American Tort Reform Association, en ligne à l’adresse : http://www.atra.org/node/54. 257 Andrews, supra note 1 à la p 262. 258 Ibid. 259 Teno, supra note 2 à la p 333. 256 49 non pécuniaires. La charge sociale, très réelle et très sérieuse, de ces indemnités exorbitantes n’est que trop bien illustrée aux États-Unis dans les affaires de responsabilité médicale. Nous avons de bonnes raisons de craindre d’en venir à la situation où seuls les très riches pourront acheter ou conduire des automobiles parce qu’ils seront seuls à pouvoir payer les primes d’assurances énormes que devront exiger les assureurs pour faire face à ces indemnités exorbitantes.260 L’argument de contrôle des indemnités et des coûts de l’assurance s’ajoutait donc au compromis de la Cour suprême sur l’indemnisation des soins à domicile et à l’argument de l’incommensurabilité de la souffrance comme arguments en faveur d’un plafond sur les dommages corporels non pécuniaires. Aujourd’hui, plusieurs arguments ont été formulés en faveur et contre le plafond. Plusieurs auteurs reconnaissent la validité du plafond et ses avantages. D’abord, Gardner appuie le plafond : « les motifs qui ont entraîné sa reconnaissance sont valables quelle que soit la méthode d’évaluation retenue. »261 D’un autre côté, bien qu’ils ne soient pas des partisans du plafond, Baudouin et Deslauriers reconnaissent que « [l]a règle posée relativement au plafond de 100 000 $ de 1978 nous paraît réaliste étant donné sa grande souplesse »262. Pour Waddams, les décisions de la trilogie « undoubtedly represent a conscientious attempt by a careful and competent court to assist, in an area acknowledged to be extremely difficult, in the resolution of disputes in a manner consistent with rationality and justice. »263 Il est aussi possible de soulever que le plafond soit une intervention judiciaire adéquate, puisque dans les faits, l’ensemble des pays occidentaux, à l’exception de quelques États américains, limite la réparation du préjudice corporel non pécuniaire. Les arguments pour le plafond touchent surtout ses effets économiques bénéfiques et la question de la raisonnabilité des indemnités. Ainsi, on peut lire que le plafond « se veut contre le danger d’indemnités déraisonnables hors de proportion avec le coût social. »264 En d’autres mots, le plafond assure, dans une certaine mesure, une régularité et une prévisibilité dans les décisions, et contribuerait à la modération des indemnités et à 260 Ibid à la p 333. Gardner, supra note 8 au no 391. 262 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 489. 263 Waddams 1985, supra note 18 à la p 742. 264 Letarte, supra note 130 à la p 123. 261 50 une plus grande efficacité dans la résolution des litiges 265. Dans une formulation plus simple, le plafond assure « une certaine uniformité, une certaine impartialité et l’application de principes raisonnables »266. Le plafond serait aussi nécessaire, puisque l’enlever entraînerait inévitablement une hausse importante des primes d’assurance en ce qui concerne la responsabilité professionnelle des médecins et l’assurance automobile267. Pour l’auteur américain Dworkin, la limitation des indemnités pour le préjudice non pécuniaire est surtout défendable, parce que l’argent accordé pour la souffrance ne contribue guère à améliorer le bien-être de la victime gravement blessée alors qu’elle appauvrit tout le monde.268 Selon Dworkin, la victime paralysée possède une utilité marginale de l’argent relativement faible : l’argent n’augmente que faiblement son bienêtre. À l’opposé, le défendeur ou la collectivité d’assurés possède une utilité marginale de l’argent beaucoup plus élevée que la victime : la même somme d’argent augmenterait davantage le bien-être du défendeur ou de la collectivité. En d’autres mots, le prix à payer pour améliorer significativement le bien-être d’une victime gravement blessé rétrécit grandement la « community’s total-utility pie »269. En l’absence de plafond, c’est le bienêtre de l’ensemble de la communauté qui diminue. En résumé, la grande majorité des arguments soutenant le plafond touche généralement à la question de la « charge sociale » des indemnités exorbitantes » du juge Spence dans l’arrêt Teno. Toutefois, bien que le plafond soit accepté par la majorité des juristes, plusieurs arguments contre le plafond ont été formulés depuis 1978. La grande majorité de ces arguments critiquent les impacts du plafond sur les victimes. D’abord, le plafond fait porter une partie des coûts des pertes non pécuniaires sur la victime, plutôt que sur la collectivité des assurés : Instead of “blaming the victims,” many commentators have suggested that we re-examine our excessive reliance upon litigation and private insurance to care for the sick and injured. It is perhaps worth noting that setting a limit on 265 Cassels, supra note 132 aux pp 177-178; Roger G Oatley, « Is it Time to Revisit the Trilogy? » dans The Modern Law of Damages, Special Lectures 2005, Toronto, Law Society of Upper Canada, 2006, 153, à la p 172 [Oatley]. 266 Waddams 1985, supra note 18 à la p 734. 267 Voir Oatley, supra note 265 à la p 172. 268 Ronald Dworkin, « What is Equality? Part I : Equality of Welfare », (1982) 10 Phil & Pub Aff 185, à la p 242. 269 Croley et Hanson, supra note 45à la p 1829. 51 personal injury damages does not in itself reduce “social costs.” Rather, it simply leaves the victim to bear those costs herself.270 De plus, il est possible d’imaginer des cas où une victime de blessure affectant moins la mobilité que la paraplégie pourrait souffrir davantage et sur une plus longue période de temps que les victimes de la trilogie271. Vu le contexte d’adoption du plafond, le degré d’invalidité devient alors la mesure principale des dommages non pécuniaires corporels : « a court, applying the $100,000 limit, would be forced to give a lower award than it might think appropriate in a case involving a whiplash injury, for example, where there can be considerable pain and suffering for an extended period of time. »272 En favorisant le critère du degré d’invalidité, l’imposition du plafond soulève inévitablement les problèmes de l’approche comparative : « the question of whether the upper limit is the measure of the worst case imaginable or whether it is to be regarded as a conventional figure attainable by all claimants whose injuries are beyond the modest. »273 L’imposition du plafond revient à assimiler les préjudices les plus graves à la limite supérieure : les blessures moyennement graves doivent alors être comparées avec les plus graves afin de déterminer le montant auquel à droit la victime274. Une telle équation risque de nier toute sympathie pour les victimes et la perte corporelle qu’elles ont subie. Le plafond et l’approche comparative qu’il implique nieraient à la victime la signification objective de sa perte275. De plus, comme l’imposition du plafond nous ramène inévitablement à l’application d’une méthode d’évaluation comparative, le plafond va simplement à l’encontre de la méthode fonctionnelle préférée par la Cour suprême : si le critère d’évaluation est la gravité de l’atteinte, la consolation apportée n’est plus la mesure de l’indemnité. Finalement, le dernier argument majeur contre le plafond ne touche pas ses effets, mais plutôt son imposition judiciaire. Selon la Law Reform Commission de la ColombieBritannique, l’imposition d’un plafond dépasserait tout simplement la compétence de la Cour suprême du Canada : le plafond devrait répondre de la compétence du pouvoir 270 Cassels, supra note 132 p 177. Voir WHR Charles, Charles Handbook on Assessment of Damages in Personal Injury Cases, 2e éd, Toronto, Carswell, 1990, à la p 51 [Charles]. 272 Ibid à la p 52. 273 Edward Veitch, « The Implications of Lindal » (1982-1983) 28 McGill LJ 116, à la p 125. 274 Ibid. 275 Benedek, supra note 55 à la p 650. 271 52 législatif et non judiciaire276. Le juge Dickson n’était d’ailleurs pas confortable avec l’idée d’établir un plafond pour la réparation du préjudice corporel non pécuniaire. Conscient des limites et des problèmes du droit de la responsabilité civile concernant la réparation du préjudice corporel, Dickson aurait préféré voir les législatures mettre sur pied des régimes publics de réparation du préjudice corporel, financés par l’État et non basés sur la faute277. L’argument de la réforme législative demeure toujours pertinent dans le droit civil québécois. Les arrêts de principes Andrews, Teno et Lindal militaient en faveur d’un plafond afin d’éviter les indemnités exorbitantes qui causeraient une inflation importante des primes d’assurances : des primes énormes rendraient l’assurance inaccessible pour la majorité de la population. Il est nécessaire de rappeler que ces trois arrêts portaient sur des cas d’accident automobile. Or, au Québec, la réparation des préjudices corporels causés par des accidents d’automobile a été soustraite du droit commun de la responsabilité civile depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’assurance automobile278 le 1er mars 1978279. Le Barreau du Québec s’était, à l’époque, fortement opposé à la réforme; il « craignait, principalement, que la non-responsabilité des conducteurs fautifs, que la réforme élevait au rang de principe absolu, prive certains accidentés de la route des dédommagements auxquels ils avaient droit. »280 À vrai dire, l’assurance responsabilité automobile représentait surtout dans les années 1970 la vache à lait des avocats en demande. Le régime d’assurance public sans faute répondait pourtant aux faiblesses et aux difficultés de preuve de la responsabilité civile, au refus des tribunaux et des assureurs de dédommager les victimes, et aux coûts des primes d’assurance automobile qui ne cessaient de croître281. Au début du régime, le montant maximal en réparation du préjudice non pécuniaire était de 20 000 $282. Les victimes de la route gravement blessées se sont senties flouées par l’indemnité cinq fois plus faible que celle de l’arrêt 276 LRC-1984, supra note 84. Andrews, supra note 1 aux pp 236-237. 278 Supra note 96. 279 Voir Thérèse Rousseau-Houle, « Le régime québécois d’assurance automobile, vingt ans après » (1998) 39 C de D 213, à la p 218 [Rousseau-Houle]. 280 Éric Dufresne, « Vingt ans déjà! La réforme de l’assurance automobile » (1998) 30:2 J Barreau, consulté en ligne à l’adresse : http://www.barreau.qc.ca/pdf/journal/vol30/no2/nofault.html. 281 Rousseau-Houle, supra note 279 aux pp 217-218. 282 Gardner, supra note 8 au no 385. 277 53 Andrews283. Les 20 000 $ sont passés à 75 000 $ en 1989, puis à 125 000 $ en 1992 et sont depuis revalorisés au 1er janvier de chaque année conformément à l’article 83.34 de la Loi sur l’assurance automobile284, ce qui représente aujourd’hui près de 182 000 $. Dans la mesure où les blessures corporelles résultant d’un accident automobile ne répondent plus du droit commun de la responsabilité civile, il demeure pertinent de se demander si le plafond de l’arrêt Andrews, principalement imposé afin de contrôler les coûts de l’assurance automobile, est toujours approprié en droit civil québécois. Vu l’expérience de la législation québécoise, l’imposition du plafond à d’autres types d’accident ne devrait-elle pas répondre des pouvoirs législatifs comme aux États-Unis? La revue des arguments en faveur et contre le plafond démontre les contradictions que soulève le plafond : les diverses considérations de politique judiciaire à la base du raisonnement juridique se contredisent. Et si l’on tient compte que le plafond s’applique seulement aux cas de préjudice corporel causé par la négligence, ces contradictions deviennent encore plus flagrantes avec l’inapplicabilité du plafond aux cas de préjudice moral non pécuniaire. 2 L’ABSENCE DE PLAFOND DES DOMMAGES MORAUX NON PÉCUNIAIRES. L’absence de plafond des dommages non pécuniaires dans les cas de diffamation représente en soi le summum de la confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire285. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance corporelle? Les deux ne devraient-elles pas être traitées de manière uniforme considérant qu’il ne s’agit en somme que de préjudice non pécuniaire? En quoi la souffrance morale a-t-elle une plus grande valeur que la souffrance corporelle? Pourquoi les considérations de politique judiciaire en faveur du plafond des dommages corporels non pécuniaires ne s’appliquent-elles pas à la réparation du préjudice moral non pécuniaire? Plusieurs auteurs286 voient dans l’absence de plafond pour le préjudice moral non 283 Ibid. Ibid. 285 Le plafond n’est pas toujours appliqué dans les cas d’agression sexuelle. Voir par exemple C.C.B. v I.B., 2009 BCSC 1425; Blackwater v Plint, 2003 BCCA 671; S.Y. v F.G.C., 1996 CanLII 6597 (BC CA); contra McIntyre v Grigg, 2006 CanLII 37326 (ON CA); Ms. R. v Mr. W., 2003 ABQB 50. 286 Voir par exemple Gérald R Tremblay, « Combien vaut votre réputation » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents sur les abus de droit (2005), 284 54 pécuniaire une injustice pour les victimes de blessure corporelle grave : « It seems unjust, therefore, that non-pecuniary damage in personal injury cases are capped while those in defamation cases are not. »287 À l’opposé, l’auteur Morse soutenait qu’il n’y a aucun fondement légitime à l’imposition de plafond de l’arrêt Andrews aux dommages moraux non pécuniaires en matière de diffamation288. Bien avant les arrêts Snyder et Hill, Morse établissait trois distinctions entre les cas de blessures corporels et de diffamation qui justifiaient la différence de traitement. Premièrement, le comportement malicieux de celui qui diffame doit toujours être considéré dans l’évaluation des dommages, tandis qu’en matière de préjudice corporel, la punition du défendeur n’est pas un facteur dont le tribunal doit tenir compte dans l’évaluation de l’indemnité. Deuxièmement, bien que le préjudice non pécuniaire ne puisse pas être mesuré dans les deux cas, l’étendue de la blessure peut être mesurée beaucoup plus facilement dans le cas de blessures corporelles que dans les cas de diffamation. Troisièmement, il n’y pas de compensation entière du préjudice pécuniaire dans les cas de diffamation, contrairement aux cas de blessure corporelle289. En bref, la nature différente de l’action en diffamation, qui ferait en sorte qu’il est impossible d’indemniser entièrement la victime diffamée, milite en faveur du rejet du plafond290. La professeure Jukier croit que la critique de Morse est non fondée. D’abord, indépendamment de la souffrance de la victime, il n’existe aucune limite sur les dommages pécuniaires en matière de diffamation : « nothing stops a defamation victim from recovering substantial pecuniary damages if they are a direct and immediate cause of the delict. »291. En fait, la pratique d’octroyer un montant global pour l’ensemble des préjudices dans les cas de diffamation n’empêche aucunement la compensation entière EYB2005DEV1076 [Tremblay]; Jukier, supra note 230; Deslauriers 2005, supra note 157; Patrice Deslauriers, « La réparation du préjudice moral : pas et faux pas de la Cour suprême » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en responsabilité civile (1997), EYB1997DEV999; Benedek, supra note 55; Gardner, supra note 8 au no 392. 287 Benedek, supra note 55 à la p 651. 288 Jerome Morse, « The Applicability of Personal Injury Damage Principles to Libel and Slander Cases » (1983) 23 CCLT 52 [Morse]. 289 Ibid aux pp 67-68. 290 Voir aussi Susan M Vella, « The Undervaluation of Non-pecuniary and Income-Based Damage Awards in Sexual Abuse Cases: Do Gender and Aboriginal Factors Play a Role? » dans Personal Injury Law, Toronto, Irwin Law, 2009, 477, aux pp 478 et 485-494 (L’auteur Susan Vella reprenait sensiblement les mêmes arguments de Morse pour justifier l’absence de plafond pour les cas d’agression sexuelle.). 291 Jukier, supra note 230 à la p 8. 55 des pertes pécuniaires de la victime. Puis, Jukier note qu’il existe aussi des cas de blessures corporelles n’entraînant presque aucun préjudice pécuniaire, mais un préjudice non pécuniaire considérable. Si l’on admet l’argument de Morse basé sur l’impossibilité d’établir des dommages pécuniaires, il ne faudrait pas appliquer la limite de l’arrêt Andrews à ces cas de blessure corporelle292. Enfin, Jukier ajoute que la compensation entière du préjudice pécuniaire est aussi la règle applicable aux actions en diffamation, puisque le juge considère normalement l’existence et l’étendue des pertes économiques de la victime (par exemple : perte de revenus, d’emploi, de clientèle, etc.)293. Le droit civil québécois a d’abord eu l’occasion de remédier à la différence de traitement entre les préjudices non pécuniaires moral et corporel. Dans l’arrêt Snyder294, la majorité de la Cour suprême a rejeté la proposition du juge Lamer d’imposer un plafond des dommages moraux non pécuniaires. Dans sa courte décision de seulement huit paragraphes, la majorité de la Cour ne se prononce aucunement sur cette proposition : il n’y a pas un seul paragraphe ou même un seul mot sur le plafond. Dans sa dissidence, le juge Lamer proposait pourtant de limiter les indemnités pour le préjudice moral non pécuniaire au montant de 50 000 $ de 1978 : À cette fin, j’estime qu’en pratique, extrêmement rares seront les cas où il faudra verser à la victime d’une diffamation un montant supérieur à 50 000 $ pour lui assurer une réparation pleine et entière de son préjudice moral. Naturellement, comme nous devons nous replacer à l’époque du jugement de première instance pour apprécier le caractère raisonnable du verdict, ce montant est exprimé en dollars de 1978.295 Le juge Lamer offrait plusieurs justifications au plafond, qui répondait en partie aux arguments de Morse. D’abord, le plafond permettrait d’évacuer toute dimension punitive dans l’évaluation du préjudice moral non pécuniaire. Dans cette évaluation, la jurisprudence québécoise se fonde principalement sur des « critères à connotation punitive », tels que « la gravité de l’acte, la bonne ou mauvaise foi et l’intention de l’auteur de la faute »296. Selon le juge Lamer, « plus le montant de l’indemnité est élevé, 292 Ibid aux pp 8-9. Ibid à la p 9. 294 Snyder, supra note 4. 295 Ibid au para 31. 296 Ibid au para 35. 293 56 plus il est susceptible de comporter une dimension punitive. »297 Limiter l’indemnité revient à éviter la confusion possible des dommages non pécuniaires avec les dommages punitifs. La similarité du langage employé par Lamer avec celui de Dickson dans Andrews démontre que les préjudices non pécuniaires moral et corporel partagent des considérations de politique judiciaire similaires. Puis, la souffrance de la victime de diffamation est généralement de nature temporaire : « Quelque grave que soit la diffamation, les gens finissent par oublier les propos humiliants prononcés ou écrits sur la victime et la peine qui l’afflige perd peu à peu son acuité. »298. Le caractère temporaire de la souffrance jumelé à la nature arbitraire de l’indemnité justifie l’imposition d’une limite afin d’éviter toute condamnation déraisonnable. Ensuite, la publicité de l’affaire et la publication du jugement final rétablissent en grande partie la réputation de la victime tout en réparant le préjudice moral non pécuniaire : « l’action en justice permet à la victime de laver son honneur et verse un baume sur ses souffrances morales. »299 La publication de jugement constitue certes un remède permettant d’atténuer la souffrance de la victime, mais elle survient souvent plusieurs années après l’acte diffamatoire. Selon Jukier, la publication du jugement ne justifie pas une réduction drastique de l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire300. Il faut néanmoins ajouter à la publication du jugement deux autres remèdes alternatifs aux dommages moraux non pécuniaires résultant de diffamation : (i) l’injonction interlocutoire et (ii) la rétractation et les excuses publiques301. Ces deux remèdes alternatifs peuvent toutefois causer des problèmes. L’injonction interlocutoire permet à la victime qui se croit diffamée d’empêcher la publication de la communication diffamatoire. Toutefois, une telle injonction semble être une atteinte à la liberté d’expression difficilement justifiable. La Cour suprême américaine a jugé qu’une telle injonction s’apparente à la censure, qui est d’ailleurs inconstitutionnelle302. La rétractation et les excuses ordonnées par la Cour permettent de restituer efficacement la réputation de 297 Ibid au para 35. Ibid au para 36. 299 Ibid au para 37. 300 Jukier, supra note 230 à la p 45. 301 Voir Jukier, ibid; Tremblay, supra note 286. 302 Near v Minnesota, (1931) 283 US 697 (USSC) juge en chef Hughes, à la p 720. 298 57 la victime, ne représentent pas un fardeau trop important sur la liberté d’expression et peuvent être rapides et peu coûteuses303. Toutefois, le droit américain nous révèle que, lorsqu’elles sont ordonnées, elles peuvent être sujettes à une contestation constitutionnelle, puisqu’elles sont contraires à la liberté d’expression du défendeur304. Pour Jukier et Tremblay, l’emploi des remèdes alternatifs contribue, malgré les inconvénients, à diminuer le montant des dommages-intérêts, tout en étant plus susceptible de replacer la victime dans l’état où elle se trouverait, n’eût été la diffamation305. Enfin, même si la réputation est d’une grande valeur dans notre société, cette valeur « est subjective » et l’octroi de sommes exorbitantes mettrait en péril la liberté d’expression et à la liberté de presse306. C’est ce que la doctrine a appelé le « chilling effect » du droit de la diffamation307. Autrement dit, la diffamation implique la présence de deux intérêts divergents : (i) la liberté d’expression garantie par les Chartes québécoise et canadienne308, et (ii) la protection de la réputation. Le juge Dickson écrivait d’ailleurs dans l’arrêt Cherneskey c Armadale Publishers Ltd309 : « Le droit de la diffamation doit trouver un juste équilibre entre la protection de la réputation et la protection de la liberté d’expression »310. Le juge Lamer soutient que toutes ces justifications établissent que le montant de 50 000 $ soit largement suffisant pour compenser intégralement le préjudice non pécuniaire découlant d’une atteinte à la réputation. Sans pour autant rendre le droit uniforme, la dissidence de l’arrêt Snyder avait le mérite d’essayer de mettre un peu d’ordre dans le droit du préjudice non pécuniaire. Toutefois, le jugement de la majorité a simplement pavé la voie à la confusion et aux contradictions que l’arrêt Hill a finalement produites311. La Cour suprême a affirmé dans l’arrêt Hill que le plafond de l’arrêt 303 Voir Jukier, supra note 230 à la p 49. Miami Herald Publishing Co v Tornillo, (1974) 418 US 241 (USSC). 305 Tremblay, supra note 286; Jukier, supra note 230 aux pp 39-40. 306 Snyder, supra note 4 au para 40. 307 Voir par exemple Emily Luther, « Case Comment on Cusson v. Quan » (2009) 72 Sask L Rev 295, à la note 1 et à la p 308 [Luther]. 308 Article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12; Article 2(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11. 309 Cherneskey c Armadale Publishers Ltd, [1979] 1 RCS 1067. 310 Ibid à la p 1095. 311 Hill, supra note 5. 304 58 Andrews ne s’appliquait pas au cas de diffamation. La décision a ensuite été brièvement réaffirmée par les arrêts Botiuk c Toronto Free Press Publications Ltd312 et Young c Bella313. Dans Hill, le juge Cory fait une revue du droit à la réputation dans la société canadienne. Cory déclare que les conséquences d’un acte diffamatoire peuvent « s’infiltrer dans les crevasses du subconscient et y demeurer, toujours prête[s] à surgir et à répandre son mal cancéreux », ou « subsister indéfiniment »314. Pourtant, la victime diffamée souffre surtout de façon temporaire et peut toujours rétablir sa réputation avec le temps. À l’opposé, la victime d’un préjudice corporel sérieux n’a pas ce luxe : sa souffrance peut être permanente et sa perte d’intégrité physique ne peut pas lui être restituée. Le juge Cory accorde une très grande importance à la réputation : « la plupart des gens tiennent plus que tout à leur bonne réputation »315. Afin de justifier sa position, le juge Cory cite hors contexte la place de la réputation à travers l’histoire 316. Le juge Cory s’appuie sur le droit religieux en évoquant l’importance de l’atteinte à la réputation dans la Bible, la « loi mosaïque » et le Talmud317. Puis, il réfère à l’époque romaine, à la « Loi salique des Teutons » et au droit après la conquête normande318. Enfin, il évoque l’utilité de la diffamation à la Renaissance afin d’enrayer les duels319. L’honneur et la réputation étaient peut-être très importants aux yeux des Romains, de la noblesse et des tribunaux ecclésiastiques du Moyen Âge, ou des aristocrates de la Renaissance. Toutefois, il est nécessaire de rappeler qu’il s’agit d’époques où les droits à la vie et à l’intégrité physique n’étaient pas élevés au rang de droit fondamental. Nous avons ici qu’à nous rappeler de l’esclavage et de la cruauté (le massacre des chrétiens) de la civilisation romaine, de la société servile du Moyen Âge (et de ses inquisitions), ou même de la réémergence de l’esclavage après la Renaissance et de la main mise de la religion sur la société. Dans sa révision historique, le juge Cory ne souligne manifestement pas que les droits à la vie, à l’intégrité physique et à la sécurité sont beaucoup plus importants aujourd’hui qu’à 312 Botiuk c Toronto Free Press Publications Ltd, [1995] 3 RCS 3 [Botiuk]. Young c Bella, [2006] RCS 108 [Bella]. 314 Hill, supra note 5 au para 166. 315 Ibid au para 107. 316 Ibid aux paras 108-113. 317 Ibid au para 109. 318 Ibid aux paras 110-112. 319 Ibid au para 113. 313 59 l’époque romaine ou au Moyen Âge. En adoptant un raisonnement différent de l’arrêt Andrews pour le préjudice moral non pécuniaire, « la Cour suprême semble hiérarchiser les valeurs en jeu sans démonstration bien convaincante. »320 Il appert que la Cour suprême est beaucoup moins rigoureuse en ce qui concerne l’évaluation des dommages en matière de diffamation. La Cour appuie la présomption de dommages non pécuniaires en matière de diffamation (dénommés « dommages-intérêts généraux » en common law)321. Cette présomption serait basée sur le fait que les dommages moraux non pécuniaires sont difficiles, voire même impossibles à mesurer. Vu cette difficulté, le juge Cory établit que « le jury, en tant que représentant de cette communauté, doit être libre d’effectuer une évaluation des dommages-intérêts que le demandeur est fondé à recevoir et qui démontrent clairement à la communauté que sa réputation a été restaurée »322. Dans Hill, le jury doit être libre afin d’évaluer les dommages moraux non pécuniaires, puisque ceux-ci sont difficiles à évaluer. À l’opposé, dans Ter Neuzen, le jury doit être limité par le plafond de l’arrêt Andrews justement parce que les dommages corporels non pécuniaires, difficiles à mesurer, ne doivent pas mener à des montants hors de proportion323. Il appert que ces deux arrêts sont en fait basés sur la même prémisse : la difficulté de mesurer l’indemnité en réparation du préjudice non pécuniaire. Malgré un point de départ identique, la Cour suprême n’arrive pas au même raisonnement en ce qui concerne le plafond. Afin de justifier la différence de traitement, le juge Cory s’appuie principalement sur trois arguments : (i) la nature différente de l’action en diffamation (ii) le caractère intentionnel de la publication et (iii) la raisonnabilité des indemnités accordées en matière de diffamation. Les deux premiers arguments ressemblent beaucoup à ceux de Jerome Morse, bien que cet auteur ne soit pas cité dans la décision. Premièrement, l’action en diffamation serait de nature différente puisque « [d]ans ces affaires, on réclame rarement des dommages-intérêts spéciaux pour perte pécuniaire, lesquels sont souvent extrêmement difficiles à établir. »324 La justification pour l’octroi des dommages moraux non pécuniaires se retrouve dans cette affirmation : la victime 320 Tremblay, supra note 286. Hill, supra note 5 au para 164. 322 Ibid au para 166. 323 Ter Neuzen, supra note 143. 324 Hill, supra note 5 au para 169. 321 60 diffamée a droit à la réparation de sa souffrance, puisqu’il n’existe souvent pas de préjudice pécuniaire. La justification du droit à la réparation devient par le fait même fondée sur une approche conceptuelle du préjudice moral non pécuniaire. La victime a droit à une indemnité, puisqu’elle a perdu un bien : sa réputation ou du moins une partie de sa réputation. Suivant ce raisonnement, la réputation est un bien propre ayant une valeur objective. Cette approche conceptuelle avait pourtant été jugée « primitive » par le juge Dickson dans l’arrêt Andrews325. Alors, en quoi l’approche conceptuelle est-elle moins primitive en ce qui concerne la justification du droit à la réparation du préjudice moral non pécuniaire? À la lumière des commentaires du juge Cory sur le droit romain, la bible, le Talmud ou même la Loi salique des Teutons, il semble que cette approche soit tout aussi « primitive » dans les cas d’action en diffamation. Le juge Cory ajoute que la nature de l’action en diffamation rejette aussi toute approche comparative en matière d’évaluation des dommages pour les cas de diffamation : « il n’y a guère à gagner d’une comparaison exhaustive des montants accordés dans les affaires de libelle »326. L’auteur Tremblay rappelle que l’on peut soulever l’argument de l’absence d’égalité et d’équité : « Cela dit, la justice requiert que des cas similaires soient traités similairement. Dans cette perspective, une comparaison des montants accordés semble toujours pertinente et l’affirmation du juge Cory est peutêtre un peu trop radicale. » En plus de justifier la réparation du préjudice moral non pécuniaire selon une approche conceptuelle, la Cour propose ce qui semble être une approche personnelle de l’évaluation de ce type de préjudice : Avant tout, j’aimerais exprimer mon accord complet avec la Cour d’appel, suivant laquelle chaque cas de libelle est unique, et que le cas en l’espèce se situe dans «une classe à part». L’évaluation des dommages-intérêts dans une affaire de libelle ressortit à l’ensemble des éléments suivants : la nature et les circonstances de la publication du libelle, le caractère et la situation de la victime du libelle, les effets possibles de la déclaration diffamatoire sur la vie du demandeur, et les actes et motivations des défendeurs. Il s’ensuit qu’il n’y a guère à gagner d’une comparaison exhaustive des montants accordés dans les affaires de libelle.327 325 Andrews, supra note 1 à la p 261. Hill, supra note 5 au para 187. 327 Ibid au para 187. 326 61 Cette approche personnelle jumelée au rejet de toute approche comparative a été réaffirmée dans l’arrêt Botiuk328. Nous sommes ici très loin de l’approche fonctionnelle des plaisirs de substitution de l’arrêt Andrews. N’existe-t-il réellement aucun plaisir de substitution à la souffrance morale? Cette divergence avec l’arrêt Andrews s’explique surtout par le fait que la Cour suprême dans les arrêts Hill et Botiuk n’a jamais explicitement traité de la question à savoir quelle approche doit être employée dans l’évaluation des dommages moraux non pécuniaires. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, l’état du droit nous permet d’affirmer que la réparation du préjudice moral non pécuniaire est justifiée selon une approche conceptuelle et évaluée selon une méthode conceptuelle personnalisée. En somme, le premier argument du juge Cory afin d’écarter le plafond est que la nature de l’action en diffamation ne répond pas de l’approche fonctionnelle de l’arrêt Andrews. Comme le plafond découlait a priori de l’adoption de l’approche fonctionnelle, le plafond ne devrait pas être imposé au préjudice non pécuniaire découlant d’une action incompatible avec l’approche fonctionnelle. Cette reformulation de l’argument démontre manifestement la confusion et les contradictions dont souffre le droit de la réparation. En quoi l’approche fonctionnelle est-elle inapplicable au préjudice moral non pécuniaire? Et en quoi les approches conceptuelle et personnelle proscrivent-elles le plafond des indemnités? La question du plafond n’est-elle pas indépendante des approches? À vrai dire, si elle peut être appliquée au préjudice corporel non pécuniaire, l’approche fonctionnelle peut très bien s’appliquer au préjudice moral non pécuniaire. De toute façon, les considérations de politique judiciaire en faveur du plafond sont valables quelle que soit l’approche retenue. Pour Jukier, si la méthode d’évaluation repose sur le principe de gravité de l’atteinte de l’approche conceptuelle et la situation particulière de la victime de l’approche personnelle, cela constitue un argument fort en faveur d’une limite du préjudice moral non pécuniaire inférieure à la limite de l’arrêt Andrews329. Généralement, il appert que la Cour n’a pas saisi que la nature différente de l’action en diffamation ne rend pas les dommages moraux non pécuniaires différents des dommages corporels non pécuniaires : dans les cas deux cas, il s’agit de réparer la souffrance. 328 329 Botiuk, supra note 312 au para 105. Jukier, supra note 230 à la p 16. 62 Deuxièmement, le juge Cory soutient qu’il faudrait traiter différemment les actions en diffamation à cause du caractère intentionnel de la publication. De prime abord, l’insistance sur l’intentionnalité de la publication suggère à nouveau une confusion de la fonction compensatoire de la réparation avec la punition. Cette confusion semble aussi exister dans les actions pour agression sexuelle330. Dans les cas d’agression sexuelle, l’évaluation des dommages non pécuniaires tend à accorder davantage d’importance au comportement du défendeur qu’à la souffrance de la victime, ce qui est pourtant contraire aux enseignements du juge Dickson dans l’arrêt Andrews331. Ces deux cas rappellent aussi le problème des dommages-intérêts majorés (« aggravated damages ») qui ne sont que des dommages punitifs déguisés en dommages compensatoires. Le deuxième argument repose donc sur le comportement du défendeur dans les cas de diffamation. Selon le juge Cory, le caractère intentionnel de la publication est l’« énorme différence » entre une publication diffamatoire et la négligence causant des blessures corporelles332. Bien que l’intention véritable de diffamer ne soit pas nécessaire pour déclarer le défendeur responsable, le juge Cory croit qu’une publication diffamatoire doit être présumée être faite avec l’intention de diffamer333. La Cour rejette l’imposition d’un plafond, puisqu’un plafond permettrait à l’auteur de la publication de connaître à l’avance ce qu’il pourrait lui en coûter, au maximum, de tenir des propos diffamatoires. Un plafond équivaudrait alors à un « permis de diffamer »334, qui encouragerait la diffamation intentionnelle et « aurait pour effet de modifier la nature et la fonction entières du droit de la diffamation »335. Comme le soulignent les auteurs Tremblay et Boivin, cet argument du « permis de diffamer » n’a aucun poids, puisque la diffamation intentionnelle ouvre toujours la porte à des dommages punitifs336. Cet argument ainsi que l’octroi des dommages-intérêts majorés démontrent clairement que la Cour suprême confondait les dommages non pécuniaires avec les dommages punitifs. 330 Voir Sutherland, supra note 58. Ibid aux pp 221-222. 332 Hill, supra note 5 au para 170. 333 Ibid au para 170. 334 Denis W Boivin, « Accomodating Freedom of Expression and Reputation in the Common Law of Defamation » (1997) 22 Queen’s LJ 229, à la p 258 [Boivin]; Tremblay, supra note 286. 335 Hill, supra note 5 au para 170. 336 Tremblay, supra note 286; Boivin, supra note 334 aux pp 258-259. 331 63 La présomption d’intentionnalité proposée par le juge Cory risque de nuire à la liberté d’expression et de produire le « chilling effect »337. La réparation de la victime diffamée exige de balancer la liberté d’expression et le droit à la réputation. Pour les auteurs Luther, Boivin et Kary, l’arrêt Hill produit le « chilling effect » puisque la balance est désormais inclinée lourdement en faveur de la réputation338. La Cour omet de mentionner qu’en matière de diffamation, le défendeur n’a souvent pas d’assurance lui permettant de payer la condamnation. Lorsqu’il présume l’intention de diffamer339, la Cour ne tient pas compte de l’effet de cette présomption en droit de l’assurance. Dans le droit de l’assurance responsabilité, l’assurance de la faute intentionnelle demeure pourtant inconcevable : l’article 2464 CcQ prévoit que l’assureur « n’est jamais tenu de réparer le préjudice qui résulte de la faute intentionnelle de l’assurée. » Cette règle existe aussi en common law sous la formule : « a wrongdoer cannot profit from his or her wrongdoing »340. Bien que certains médias soient aujourd’hui assurés contre les actions en diffamation341, cette assurance ne couvre aucunement les cas de diffamation intentionnelle. Généralement, le fardeau de la condamnation dans une action en diffamation n’est pas supporté par une collectivité d’assurés, mais uniquement par le défendeur. Le contrôle à l’aide d’un plafond des dommages moraux non pécuniaires devient alors nécessaire afin d’éviter des condamnations astronomiques qui ne seraient pas « raisonnable[s] et équitable[s] »342 pour les défendeurs. La diffamation présente donc des considérations de politique judiciaire supplémentaires qui militent en faveur de l’imposition d’un plafond. Dans Hill, le défendeur avait été à la fois condamné à payer des dommagesintérêts généraux (300 000 $), des dommages-intérêts majorés (500 000 $) et des dommages punitifs (800 000 $). Pourtant, dans son analyse, la Cour confond la fonction des dommages moraux non pécuniaires avec les dommages punitifs. Comme le soulignait 337 Voir Luther, supra note 307 à la note 1 et à la p 308. Luther, ibid à la p 308; Boivin, supra note 334 à la p 271; Joseph Kary. « The Constitutionalization of Quebec Libel Law, 1848-2004 » (2004) 42 Osgoode Hall LJ 229, à la p 237. 339 Hill, supra note 5 au para 170. 340 Brissette Estate v Westbury Life Ins Co, [1992] 3 SCR 87 (Décision du juge Cory); voir aussi par exemple Scott v Wawanesa Mutual Insurance Co, [1989] 1 S.C.R. 1445 (Décision du juge Laforest : « wrongdoer should not profit by his act »); Wigmore v Canadian Surety Company, [1996] 9 WWR 406 (SKCA) (« wrongdoer must not be allowed to profit from the wrongful act. »). 341 Rogers, supra note 52 aux pp 291-292. 342 Andrews, supra note 1 à la p 242. 338 64 le juge Lamer, « il est alors impossible, dans un jugement de common law, de savoir quelle fraction de cette somme est compensatoire ou punitive »343. Il est important de se rappeler que le juge Dickson établissait justement que l’octroi des dommages non pécuniaires remplissait la fonction compensatoire de la responsabilité civile et en aucun cas une fonction punitive : « Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. »344 Je vois mal comment ce raisonnement ne s’applique pas aussi aux dommages moraux non pécuniaires. Par souci de cohérence, les dommages non pécuniaires corporels et moraux devraient servir le même objectif. L’absence de plafond ne fait que confirmer la confusion entre la punition et la compensation dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. Troisièmement, la raisonnabilité des indemnités accordées en matière de diffamation constitue le dernier argument du juge Cory. Dans son refus d’imposer un plafond, le juge Cory soutient que la moyenne relativement faible des montants accordés en matière de diffamation dans les neuf années précédant l’arrêt Hill ne justifie pas « qu’un maximum soit requis dans les affaires de libelle »345. Le juge Cory ajoute que les dommages non pécuniaires de 300 000 $ demeurent raisonnables puisqu’ils sont très près de la limite supérieure de l’arrêt Andrews de 250 000 $ en 1991346. En résumé, la diffamation ne pose aucun problème d’indemnité exorbitante. Benedek critique sévèrement cet argument : en accordant un montant de plus d’un million de dollars en dommages (300 000 $ en dommages-intérêts généraux, 500 000 $ en dommages-intérêts majorés et 800 000 $ en dommages punitifs), la Cour a elle-même créé un problème d’explosion des indemnités, ce qui était justement la justification du plafond dans l’arrêt Andrews347. De plus, affirmer que le montant accordé est raisonnable ne fait simplement aucun sens. D’abord, s’il y avait un plafond, la raisonnabilité de l’indemnité n’écarterait aucunement l’obligation de la Cour de réduire les dommages afin de respecter le plafond ou, si l’affaire avait été entendue devant jury civil, d’ordonner un nouveau procès sur la question des dommages non pécuniaires. Puis, l’affirmation du juge Cory selon laquelle 343 Snyder, supra note 4 au para 39. Andrews, supra note 1 à la p 230. 345 Hill, supra note 5 au para 169. 346 Ibid au para 173. 347 Benedek, supra note 55 à la p 653. 344 65 l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire n’est que de 300 000 $ paraît erronée. Dans la mesure où il écrit lui-même que les dommages-intérêts majorés n’ont pas une fonction punitive, il doit alors admettre qu’ils ne sont qu’une composante des dommages non pécuniaires. Ainsi, si l’on tient compte des 500 000 $ en dommages-intérêts majorés, l’indemnité pour les dommages non pécuniaires s’élève au montant exorbitant de 800 000 $, c’est-à-dire largement au-delà du plafond de l’arrêt Andrews. Les trois principaux arguments de l’arrêt Hill révèlent une compréhension confuse et un manque de maîtrise du droit à la réparation du préjudice non pécuniaire. Néanmoins, en gardant en tête l’arrêt Snyder en droit civil québécois, il semble que les motifs discutables de l’arrêt Hill ne sont que le produit de la confusion et des contradictions qui existaient à l’époque (et qui existent toujours) dans le droit à la réparation du préjudice non pécuniaire. Aujourd’hui, le plafond de l’arrêt Andrews peut sembler cohérent lorsque l’on tient seulement compte du droit de la réparation du préjudice corporel. Mais lorsque notre vision est moins restreinte et que l’on adopte une vue d’ensemble sur le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire, le plafond de l’arrêt Andrews n’est aucunement sensé. Il ne faut pas alors se surprendre de la confusion et des contradictions entourant le préjudice non pécuniaire. 3. LA COMPRÉHENSION CONFUSE DE LA SOUFFRANCE La préférence pour l’approche fonctionnelle dans l’arrêt Andrews a été suivie par la confusion de cette approche avec les approches conceptuelle et personnelle. Étrangement, le plafond des dommages corporels non pécuniaires est apparu avec cette confusion grandissante des justifications et des méthodes d’évaluation. Le manque d’uniformité et de cohérence dans l’imposition ou non du plafond pour les préjudices non pécuniaires moral et corporel est manifestement l’une des conséquences de cette confusion. Il y a tant de confusion et de contradictions que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire fait difficilement du sens. Toutefois, rien ne permet d’établir que la coexistence des approches et l’imposition du plafond soient les seules causes de confusion. Il n’en demeure pas moins que la confusion est toujours présente : la très grande 66 majorité des juges et des avocats connait probablement très mal l’état du droit. Récemment, la Cour d’appel du Québec a même réussi à confondre le préjudice moral non pécuniaire avec le préjudice corporel non pécuniaire dans l’arrêt France Animation c Robinson348. Dans cette désormais célèbre affaire, le demandeur Claude Robinson avait intenté une action en responsabilité civile exigeant la réparation des préjudices que les défendeurs lui avaient causés suivant la violation de son droit d’auteur et de ses droits moraux accessoires. Il est difficile de concevoir comment cette violation du droit d’auteur et des droits moraux accessoires peuvent engendrer autre chose que des préjudices moraux pécuniaires et non pécuniaires. Or, lorsque vient le temps de traiter de la souffrance que la violation a causée à Robinson, la Cour d’appel parle de « préjudice psychologique » plutôt que de souffrance morale, comme s’il était question de préjudice corporel non pécuniaire349. Conséquemment, la Cour d’appel indique que le plafond de l’arrêt Andrews s’applique au préjudice non pécuniaire de Robinson350 et réduit de 400 000 $ à 121 350 $ l’indemnité351, soit « 50 % du plafond »352 à la date de la demande en justice. Une telle confusion aurait pu être évitée si le droit de la réparation traitait de la même façon les préjudices non pécuniaires moral et corporel. Le raisonnement juridique n’a pas encore réussi à créer une cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance. Cet échec est principalement dû à la nature même du raisonnement juridique. La pensée logique demeure l’instrument de création du droit353. Selon le professeur Glenn, la logique depuis Aristote, c’est principalement la loi de non-contradiction et le principe du tiers exclu354. La loi de non-contradiction prévoit qu’on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose, tandis que le principe du tiers exclu stipule que « there is no middle ground between contradictory things »355. Par la conjonction et l’exclusion, la logique donne de la précision au raisonnement juridique et, par le fait même, de la cohérence : 348 France Animation c Robinson, 2011 QCCA 1361. Ibid aux paras 209-225. 350 Ibid au para 219. 351 Ibid au para 225. 352 Ibid au para 219. 353 H Patrick Glenn, Legal Traditions of the World, 3e éd, New York, Oxford University Press, 2007, à la p 143 [Glenn LTW]. 354 Ibid à la p 144. 355 Ibid. 349 67 [W]hat you do now have is precision, since you have a notion of consistency, and consistency is what allows you to build as opposed to simply wandering around amongst the differences. Deductive thought follows from this form of logic; given a point of departure, you can reach further conclusions which are derivable from it (or entailed by it, some might say), in a consistent manner.356 La rationalité du raisonnement juridique est ainsi très logique, « according to the logic of having to choose between contradictory things. »357 Les trois approches du préjudice non pécuniaire sont remplies de contradictions. Vu l’état du droit, la logique du raisonnement juridique devrait choisir parmi ces contradictions, mais demeure incapable de choisir : le raisonnement juridique reste simplement pris entre ces contradictions. Le droit de la réparation n’est conséquemment ni précis, ni cohérent. Il en résulte que la prise de décision des juges ne peut pas être le produit de la logique. Pour la professeure Nedelsky, le jugement repose principalement sur les marqueurs somatiques et affectifs (« affective somatic markers »), c’est-à-dire les intuitions ou « the gut feelings »358. Ces intuitions sont le produit de l’expérience, de l’éducation et de la culture359. Lors des délibérations judiciaires, les juges se réfugient dans ce qu’ils appellent le raisonnement juridique en portant rarement à la conscience les intuitions de départ influençant leur jugement360. Le raisonnement juridique a énormément de difficulté à traiter de la réparation de la souffrance. Lorsqu’il s’agit du préjudice non pécuniaire, les juristes sont rarement précis et cohérents. Le droit s’est perdu dans la confusion de la rationalité du raisonnement juridique. Le droit souffre de cette confusion et la grande majorité des juristes n’en est même pas consciente. En d’autres mots, le droit souffre, mais il n’est pas conscient de sa souffrance. Selon l’approche fonctionnelle de Dickson, le droit n’aurait pas droit à la réparation de sa propre souffrance. Enfin, la souffrance a-t-elle eu raison du raisonnement juridique? Non, puisque les tribunaux s’efforcent toujours de réparer la souffrance. Toutefois, si l’on juge que le droit doit être équitable, cohérent et prévisible, le droit de la réparation de la souffrance 356 Ibid. Ibid à la p 145. 358 Jennifer Nedelsky, « Embodied Diversity and the Challenge to Law » (1997) 42 McGill LJ 91, à la p 106 [Nedelsky]. 359 Ibid. 360 Ibid à la p 107. 357 68 demeure un chantier inachevé, dans lequel les travaux ont cessé de progresser. Je propose de revenir à la base. Le droit a échoué dans sa compréhension de la souffrance puisqu’il n’a jamais vraiment attaqué le débat de l’incommensurabilité de la souffrance et notre perception que nous avons de la souffrance corporelle. C’est peut-être là que se trouvent les autres causes de la confusion. 69 IV. LA SOUFFRANCE ET L’INCOMMENSURABILITÉ Le débat de l’incommensurabilité est enraciné dans le droit de la réparation. La doctrine, la jurisprudence et la théorie du droit soutiennent généralement que la souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure ou que la souffrance ne peut donc pas être mesurée en termes monétaires. En même temps, ceux qui préfèrent une justification conceptuelle de la perte non pécuniaire voient dans la souffrance une perte objective qu’il faut mesurer et réparer. Les réponses mitigées du droit face à la souffrance rappellent la difficulté qu’est la tâche du jugement. Vu la complexité du monde et du savoir humain, le jugement est aujourd’hui un exercice complexe, ardu et souvent imprécis. L’introduction du concept de l’incommensurabilité ne facilite aucunement la tâche de juger, puisqu’il s’agit d’une notion généralement confuse et controversée361. L’auteure Heidlebaugh voit d’ailleurs dans la dissémination de l’incommensurabilité le symptôme de la crise du jugement dans le monde occidental, puisque le relativisme domine généralement le débat politique et éthique362. Cette crise du jugement provient de la prise de conscience qu’il n’existe pas de normes universelles fixes (« no fixed Archimedean standards »)363. Toutefois, ce rejet de l’universalisme n’est pas sans problème : l’absence de point d’ancrage produit une anxiété commune importante dans le jugement. Nous avons perdu la foi dans nos valeurs communes et nous ne nous entendons plus sur ce qui a du sens364. Selon Heidlebaugh, cette anxiété serait liée à l’émergence de l’incommensurabilité dans la littérature académique et la philosophie365. Pour Glenn, la popularisation de l’incommensurabilité n’est qu’une réaction à notre époque d’interdépendance croissante : « insistence on incommensurability may be a form of reaction against manifold forms of interdependence. »366 La popularisation de 361 Glenn et Wang rappellent généralement que le débat de l’incommensurabilité souffre de plusieurs imprécisions et de multiples significations : H Patrick Glenn, « Are Legal Traditions Incommensurable? » (2001) 49 Am J Comp L 133, à la p 134 [Glenn 2001]; Xinli Wang, Incommensurability and CrossLanguage Communication, Burlington (VT), Ashgate, 2007, à la p 6 [Wang]. 362 Nola J Heidlebaugh, Judgment, Rhetoric, and the Problem of Incommensurability : Recalling Practical Wisdom, Columbia (SC), University of South Carolina Press, 2001, à l’introduction [Heidlebaugh]. 363 Ibid à la p 2; voir aussi Glenn LTW, supra note 353 à la p 45. 364 Heidlebaugh, ibid à la p 10. 365 Ibid à la p 7. 366 Glenn 2001, supra note 361 à la p 134. 70 l’incommensurabilité insiste sur la primauté du choix personnel et sur un argument philosophique profondément ancré dans le folklore occidental : « on ne peut pas comparer des pommes avec des oranges »367. Le jugement devient alors la proie de la simple relativité des choix : Since you can’t compare them, in the sense of drawing any useful information from them, you must simply choose between them. The individual, charismatic, process of decision-making is necessarily prior to and separate from the objects of decision. The individual stands prior to the world. […] Our understanding would be bounded by ruts of our own digging, and no mere intellectual effort could heave us out of them.368 Cette réduction du jugement au relativisme fait en sorte que tout jugement d’ordre moral ou évaluatif ne devient que l’expression d’une préférence, d’une attitude ou d’un sentiment. C’est ce que Heidlebaugh dénomme l’« émotivisme »369, qui rappelle les marqueurs somatiques et affectifs de Nedelsky370. À l’instar de Heidlebaugh et de Glenn, l’auteur Wiang suggère que l’incommensurabilité est devenue le fer de lance des penseurs dans les domaines ayant un penchant relativiste et fait de plus en plus partie de la culture et de la pensée occidentale : Practitioners with a relativistic bent in numerous interpretative fields, such as sociology, anthropology and ethnography, psychology, law, education, political science, economies, cognitive science, decision theory, and linguistics, have been busy discovering similar phenomena in their fields. Through its popularization, the notion of incommensurability has been put on the cultural map, and even becomes part of the weekly glosses in many professional circles.371 Aujourd’hui, le jugement n’offre pas les moyens de combler le fossé qui sépare certains discours, qui seront souvent jugés incommensurables, incompatibles ou incomparables372. Malgré la confusion et les imprécisions, le spectre de l’incommensurabilité hante le discours académique contemporain. L’incommensurabilité est devenue incontournable : « Incommensurability, as the inevitable condition of a dominant Western epistemology, 367 Ibid à la p 138. Ibid aux pp 138-139. 369 Heidlebaugh, supra note 362 à la p 22. 370 Nedelsky, supra note 358 aux pp 106-107; voir chapitre III, section 3 sur la compréhension confuse de la souffrance. 371 Wiang, supra note 361 à la p 6. 372 Voir Heidlebaugh, supra note 362 à la p 16. 368 71 cannot be eliminated. »373 Le droit de la réparation de la souffrance n’échappe pas au débat sur l’incommensurabilité. Le droit est déjà divisé entre les croyances d’incommensurabilité et de commensurabilité de la souffrance. Le débat de l’incommensurabilité pourrait très bien être la source principale de la confusion dans le droit à la réparation. Nous devons alors nous demander ce que nous désirons entre la commensurabilité et l’incommensurabilité dans la réparation de la souffrance. En d’autres mots, il s’agit d’établir quelle est la croyance parmi les choix de commensurabilité et d’incommensurabilité qui servira le mieux les décideurs et qui guidera le mieux l’exercice du jugement. Bien que cette problématique paraisse simple, elle s’inscrit dans le débat complexe de l’incommensurabilité. D’ailleurs, je ne prétends pas pouvoir faire justice à l’ensemble des arguments et des critiques concernant l’incommensurabilité dans le droit, qui pourrait être le sujet d’une thèse entière de doctorat. Toutefois, une compréhension adéquate (i) de l’origine de la notion, (ii) de son application dans la théorie du droit et (iii) de son écho dans la réparation de la souffrance nous permet de déterminer la croyance qui permettra de remédier à la confusion dont souffre le droit. Ainsi, malgré les difficultés qu’engendre le débat de l’incommensurabilité dans l’exercice du jugement, nous pourrons formuler, grâce à une prise de position éclairée, une méthode de réparation de la souffrance équitable, cohérente et prévisible. 1. L’ORIGINE DE L’INCOMMENSURABILITÉ Le mot « incommensurabilité » dérive des racines latines com et mensurabilis, qui signifient « commune mesure »374. Associé au préfixe « in », il signifie l’absence de commune mesure. Historiquement, le concept d’incommensurabilité provient des premiers théoriciens grecs de la mathématique. En géométrie, ces théoriciens croyaient que, par exemple, le diamètre et le côté d’un pentagone régulier375, ou les côtés et 373 Ibid à la p 140. Voir Glenn LTW, supra note 353 à note 38, p 43. 375 Voir H Patrick Glenn,. « Commensurabilité et traduisabilité » (2000) 3:1 Rev CL Francais 53, à la p 55 [Glenn 2000]; Glenn LTW, supra note 353 note 38, p 43. 374 72 l’hypoténuse d’un triangle rectangle isocèle376 étaient incommensurables puisqu’ils ne pouvaient pas être exprimés sous la forme de nombres entiers. En d’autres mots, des longueurs étaient incommensurables entre elles, si elles ne pouvaient pas être exprimées l’une par rapport à l’autre par le langage des nombres entiers. L’incommensurabilité signifiait plus généralement l’absence de langage commun. À l’opposé, la commensurabilité signifierait l’existence d’un langage commun aux deux éléments : pour devenir commensurables, il faut trouver un langage commun. L’exemple particulier des mathématiques confirme ce constat, puisque l’incommensurabilité observée « conduisit au développement des nombres réels exprimés en décimales. »377 La reconnaissance de l’incommensurabilité permettrait donc le développement d’un langage commun d’une plus grande précision378. L’origine est certes mathématique, mais la popularisation de l’incommensurabilité provient surtout du domaine de la philosophie des sciences et de l’épistémologie du milieu du 20e siècle. Nous devons la formulation du problème de l’incommensurabilité aux travaux de Thomas Kuhn379 et de Paul Feyerabend380 sur la pensée scientifique381. Kuhn parlait initialement de l’incommensurabilité en termes d’incompatibilité et de compétition entre les théories scientifiques et employait surtout la notion de comparaison382. Toutefois, l’incommensurabilité ne signifiait pas l’incomparabilité. Selon Kuhn et Feyerabend, deux théories peuvent être considérées comme incommensurables en ce sens qu’elles ne peuvent pas être formulées selon une même rationalité, puisqu’il n’existe pas entre elles de langage commun ou théoriquement neutre permettant de les opposer383 : « absent of scientifically or empirically neutral system of language of concepts, alternate tests and theories must proceed from within one or another paradigm 376 Voir Boaz B Ben-Amitai, « The Incommensurability of Values Thesis and its Failure as a Criticism of Utilitarianism » (2006) 19:2 Can JL Jurisprudence 357, à la p 358 [Ben-Amitai]; Wiang, supra note 361 aux pp 3-4. 377 Glenn 2000, supra note 375 à la p 55. 378 Voir Glenn LTW, supra note 353 à la note 38, p 43. 379 Thomas S Kuhn. The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1970 [Kuhn]. 380 Paul K Feyerabend. Against Method: Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Londres, Verso, 1975. 381 Voir par exemple Ben-Amitai, supra note 376 à la p 358. 382 Kuhn, supra note 379 aux pp 145-155; voir aussi Heidlebaugh, supra note 362 à la p 11; Wiang, supra 361 note à la p 4. 383 Voir Ben-Amitai supra note 376 à la p 358; Heidlebaugh, ibid à la p 14; Wiang, ibid aux pp 5 et 11; Glenn 2001, supra note 361 à la p 134. 73 based tradition. »384 Selon Kuhn, la commune mesure entre deux théories résulte normalement d’un paradigme partagé385, c’est-à-dire des engagements métaphysiques similaires, des prises ontologiques semblables, des mêmes normes méthodologiques ou des perceptions similaires386. Wiang définit le paradigme à la base d’une théorie comme étant : « [t]he core of such a scientific theory [which] consists of much more general, much less easily testable, sets of assumptions or presuppositions. »387 Deux théories qui ne partagent pas de paradigmes ne tiendraient pas pour acquises les mêmes choses. Conséquemment, l’incommensurabilité apparaît a priori être l’absence d’un langage commun, « similar to a dialogue between people who speak different languages and therefore cannot even start to understand each other, let alone reach an agreement. »388 Wiang parle de l’incommensurabilité comme d’une panne de communication entre deux théories due à l’absence de langage commun : « a necessary common measure of some sort is lacking between the languages employed by them and that thereby the successful cross-language communication between their advocates breaks down »389 et « the communication breakdown between two scientific communities is due to lack of some common measure between the two languages used. »390 Certains auteurs, tels que Donald Davidson et Hilary Putnam, formulent l’incommensurabilité de Kuhn comme étant davantage une question d’intraductabilité391. D’abord réticent à l’idée, Kuhn a fini par céder malgré lui à la formulation de l’intraductabilité : « [in his latter works, Kuhn] came to define incommensurability only as a ‘limited inability to translate from a local subgroup of terms of one theory into another local subgroup of terms of another theory.’ »392 Que l’incommensurabilité soit une absence de langage commun, une panne de communication ou une simple intraductabilité, l’incommensurabilité n’a rien à voir avec l’incomparabilité selon la philosophie des sciences et les mathématiques. D’ailleurs, Kuhn et Feyerabend ont réfuté à 384 Kuhn, supra note 379 à la p 145. Ibid aux pp 148-149. 386 Voir Wiang, supra note 361 à la p 4. 387 Ibid à la p 19. 388 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 358. 389 Wiang, supra note 361 aux pp 5 et 335. 390 Ibid à la p 4. 391 Voir Heidlebaugh, supra note 362 à la p 15. 392 Glenn 2001, supra note 361 à la p 134. 385 74 plusieurs reprises l’interprétation de l’incommensurabilité comme étant l’incomparabilité393. Pourtant, dans le domaine de la philosophie morale et de l’éthique, la notion de l’incommensurabilité des valeurs (« incommensurability of values ») s’apparente surtout à l’incomparabilité394. Pour plusieurs auteurs, l’incommensurabilité et l’incomparabilité (ou commensurabilité et comparabilité) deviennent en fait des synonymes395. La notion d’incommensurabilité des valeurs comme incomparabilité se résume ainsi : [W]hen we say that values are incomparable we mean that we literally cannot compare them, i.e., we cannot perform a process of comparison that will lead to a judgment about the values’ relative importance. We cannot say whether one is better than the other, nor can we say that they are equal.396 Cette formulation de l’incommensurabilité provient du philosophe Joseph Raz397. Selon Raz, deux items A et B sont incommensurables (ou incomparables) si ce n’est pas vrai que A est meilleur que B, ni vrai que B est meilleur que A, et ni vrai que A et B sont de valeur égale398. Conséquemment, « if two options are incommensurate then reason has no judgment to make concerning their relative value »399 et « we are in a sense free to choose which course to follow. »400 Suivant cette formulation, les philosophes occidentaux du droit et de la morale se sont demandé si les conditions logiques de l’incommensurabilité existaient réellement dans le monde. Ainsi plusieurs paires d’incommensurables ont été proposées : par exemple, l’amitié et la vie d’une mère401, l’amitié et l’argent402, Mozart et Bob Dylan403, la vie d’un enfant et celle d’un autre enfant404, et… le bien-être et l’argent? Est-ce que ces choses ou ces concepts peuvent être comparés? 393 Voir par exemple Kuhn, supra note 379 aux pp 234 et 266; voir généralement Wiang, supra note 361 à la p 347. 394 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 361. 395 Voir notamment Raz, infra note 398 à la p 322; Ruth Chang, « Introduction » dans Ruth Chang, dir, Incommensurability, Incomparability, and Practical Reason, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1997, 1, à la p 1; Frederick Schauer, « Instrumental Commensurability » (1998) 146:5 U Pa L Rev 1215, aux pp 1215-1216 [Schauer]; Cass R Sunstein, « Incommensurability and Valuation in Law » (1994) 92:4 Mich L Rev 779, à la p 808 [Sunstein]; Steven R Smith, Equality and Diversity :Value Incommensurability and the Politics of Recognition, Bristol (R-U), Policy Press, 2011, à la p 33 [Smith]. 396 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 361. 397 Voir Smith, supra note 395 à la p 19. 398 Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986, aux pp 322-324 [Raz]. 399 Ibid à la p 324. 400 Ibid à la p 334. 401 Voir Glenn 2001, supra note 361 à la p 135. 402 Ibid. 403 Voir Sunstein, supra note 395 à la p 799. 404 Ibid. 75 La commensurabilité comme étant la comparabilité implique qu’il existe une valeur de comparaison (« common scale », « ground of comparison » ou « covering value ») qui sera applicable aux deux éléments. Cette valeur de comparaison peut aussi bien être une mesure quantitative (« metric »), ou bien une échelle qualitative (« scale »)405. Selon, l’incommensurabilité radicale, lorsqu’il n’existe pas de valeurs de comparaison, un choix rationnel parmi les options incommensurables est impossible406. Si nous reprenons certaines paires d’incommensurables proposées, les items concernés seraient si radicalement incommensurables qu’il n’y a pas de processus par lequel les êtres humains peuvent raisonnablement choisir parmi eux. Selon Glenn, l’incommensurabilité apparaît comme étant l’argument principal, « une sorte de Grande Muraille philosophique », contre les théories philosophies monistes407. Les théories monistes sont celles qui présupposent « a single ultimate value in the world against which all must be measured »408. Cet argument est surtout dirigé contre la philosophie utilitariste qui présuppose que le bien-être est la seule valeur de comparaison permettant de guider nos choix409 : Utilitarianism, in one of its versions, commands the maximization of overall welfare. That is, according to utilitarianism a choice is right (justified) if and only if it brings about at least as much net overall welfare as any other choice the relevant agent could have made; otherwise it is wrong (unjustified).410 Ainsi, l’incommensurabilité des valeurs devient l’argument du relativisme contre l’universalisme. En éthique, cela implique l’acceptation de la diversité et du pluralisme, c’est-à-dire la reconnaissance qu’il n’existe pas de valeurs devant s’imposer dans nos choix411 : [Incommensurability of values] is not just that we live in a complex world and do not have the benefit of full-information and zero transaction costs; it is that there is something about values which, sometimes, simply defies comparison. They are at times impossible to compare, whether complex or not.412 405 Ibid à la p 809. Ibid à la p 810. 407 Glenn 2001, supra note 361 à la p 137. 408 Ibid. 409 Voir Ben-Amitai, supra note 376 à la p 357; Radin, infra note 419 à la p 62. 410 Ben-Amitai, ibid à la p 363. 411 Voir Smith, supra note 395 à la p 21. 412 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 362. 406 76 Glenn reste très critique envers l’intraductabilité et l’incommensurabilité des valeurs (ou l’incomparabilité). D’abord, l’intraductabilité radicale, qui soutient l’inadéquation de toute traduction, exagère les difficultés de la communication humaine et l’importance du texte, et nie l’expérience humaine413. Les différences de langue sont certes des obstacles à la compréhension et à la communication, mais elles ne sont jamais insurmontables414. Puis, l’incommensurabilité des valeurs oublie que les valeurs qui s’opposent proviennent de traditions interdépendantes. Ainsi, en déconsidérant les relations d’interdépendance et en prônant le relativisme, l’incomparabilité radicale, qui soutient l’inadéquation de toute comparaison de valeurs, traite les valeurs comme de simples faits, qui ne comporteraient aucun enseignement normatif : To put it in another, more recognizable, way, they are simply facts (even if they present themselves as values) and facts do not provide any normative instruction. […] The argument for incommensurability would be simply the argument for the past as ‘history’; though now it is present which must be offloaded. It is a form of closure. If the past is dead, so is the present. And the future will have to be still-born.415 Dans le même ordre d’idées, le professeur Schauer rappelle que nos jugements d’égalité et de similitude ou d’inégalité et de différence dépendent toujours du contexte dans lequel nous formulons ces propositions416. Il nous arrive souvent de juger différents deux objets qui partagent énormément de similitudes (par exemple le goût de deux bouteilles de vin), tout comme nous jugeons égaux deux objets qui sont généralement différents (par exemple les hommes dans la phrase « tous les hommes sont égaux »). Selon Schauer, nos prétentions de similitude et de différence sont instrumentales et téléologiques, et moins descriptives qu’elles ne laissent paraître417. L’incommensurabilité, comme étant l’incomparabilité radicale, oublie qu’une comparaison généralement inadéquate peut être adéquate dans le contexte particulier dans lequel elle est formulée. L’évolution de la notion démontre que l’incommensurabilité fait désormais partie du discours occidental « as an essential means of understanding the world and its 413 Glenn LTW, supra note 353 à la p 46. Ibid à la p 47. 415 Ibid aux pp 43-44. 416 Schauer, supra note 395 à la p 1219. 417 Ibid. 414 77 values. »418 Peu importe que l’on définisse l’incommensurabilité comme étant l’absence de langage commun ou l’incomparabilité des valeurs, le choix de l’incommensurabilité ou de la commensurabilité a des conséquences importantes sur l’exercice du jugement, surtout en ce qui concerne le jugement dans le droit de la réparation de la souffrance. 2. L’INCOMMENSURABILITÉ DANS LA THÉORIE DU DROIT Dans la théorie du droit, l’incommensurabilité comme incomparabilité signifie qu’il n’y a pas d’échelle sur laquelle toutes les valeurs peuvent être réparties et que certaines choses ne peuvent pas être remplacées par un montant équivalent de valeur commune. Bien que l’incommensurabilité dans la théorie légale semble concerner généralement l’absence de valeur de comparaison, la question de l’incommensurabilité se résume avant tout à une question de choix. Par exemple, pour la professeure Radin, l’incommensurabilité dans le droit de la réparation impliquerait un choix entre une conception marchande ou non de la compensation419. Si l’on choisit la commensurabilité du préjudice et de l’argent, cela implique une conception marchande (« commodified ») de la compensation, tandis que si l’on choisit l’incommensurabilité du préjudice et de l’argent, nous préférons davantage une conception non marchande (« noncommodified ») de la compensation420. La consolation de l’approche fonctionnelle constitue justement ce choix de l’incommensurabilité. Selon ce choix, la compensation n’implique aucune commensurabilité entre le préjudice et l’indemnité : l’indemnité mesure les coûts des plaisirs de substitution et non la valeur de la souffrance de la victime. L’imposition d’un plafond refléterait aussi la reconnaissance de l’incommensurabilité421. Mais, que représente réellement le choix de la commensurabilité ou de l’incommensurabilité? Une analyse de ces deux choix est nécessaire. D’abord, nous pouvons identifier deux types de commensurabilité : métrique et ordinale. Selon Mather, la commensurabilité métrique est la forme la plus répandue dans la théorie légale422. 418 Glenn 2001, supra note 361 à la p 133. Margaret Jane Radin, « Compensation and Commensurability » (1993) 43:1 Duke LJ 56 [Radin]. 420 Ibid à la p 56. 421 Ibid à la p 73. 422 Henry S Mather, « Law-making and Incommensurability » (2002) 47:2 McGill LJ 34, à la p 351 note 12 [Mather]. 419 78 Selon cette forme de commensurabilité, deux objets sont commensurables s’ils peuvent être mesurés et évalués en fonction d’une mesure quantitative appropriée423. De plus, Mather identifie trois conditions à la commensurabilité métrique424. Premièrement, la mesure employée est appropriée si cette mesure n’ignore aucune différence entre les deux objets qui est pertinente au but de la comparaison. Deuxièmement, la mesure employée doit être capable de mesurer l’ensemble des objets devant être comparés; cette condition ne fait pas obstacle aux mesures complexes qui contiennent plus d’un critère de mesure425. Troisièmement, la mesure doit être accompagnée d’un axiome permettant d’émettre un jugement comparatif sur les éléments selon les unités de mesure et l’application de l’axiome, sans autre jugement intermédiaire : par exemple, plus d’unités de mesure valent davantage que moins d’unités de mesure. Alors que la commensurabilité métrique concerne les mesures quantitatives, la commensurabilité ordinale signifie que les éléments à comparer appartiennent à des classes qui sont arrangées selon une hiérarchie déterminée; elle concerne les situations « in which there is a fixed, absolute hierarchy between two or more classes of items, so that an item belonging to a higher-ranking class is always superior to an item that is a member of a lower-ranking class »426. En employant un jeu de cartes, l’on pourrait déterminer qu’un trèfle bat un carreau, et ce peu importe le nombre de la carte 427. Selon cette hiérarchie de classe, le deux de trèfle serait supérieur au roi de carreau. En termes constitutionnels, on pourrait hiérarchiser les droits et établir que le droit à l’intégrité physique est supérieur à la liberté d’expression ou au droit à la réputation. Vu la commensurabilité ordinale et métrique de Mather, il serait possible de définir l’incommensurabilité ainsi : l’incommensurabilité est une impossibilité de classer deux objets selon une comparaison métrique ou ordinale, de sorte qu’il n’est pas vrai qu’un objet est supérieur à l’autre, ni vrai que les objets sont égaux. Toutefois, selon Mather, l’absence de comparaison métrique ou ordinale comme définition de 423 Ibid à la p 349. Ibid aux pp 349-351. 425 Un exemple simple de mesure complexe serait l’addition de deux résultats d’examen afin d’établir la compétence d’un étudiant. Par exemple, on pourrait additionner le résultat d’un examen de déontologie et le résultat d’un examen de responsabilité professionnelle, afin d’établir le niveau de diligence professionnelle d’un étudiant en droit. 426 Mather, supra note 422 pp 351-352. 427 Ibid à la p 351. 424 79 l’incommensurabilité est trop large, puisqu’il est toujours possible de créer de façon arbitraire des hiérarchies métriques ou ordinales qui combleraient l’absence de hiérarchie428. Pour Ben-Amitai, la possibilité de toujours créer des valeurs de comparaison permet d’écarter l’incommensurabilité radicale des valeurs : « Surely, we can always find some basis for comparison, some feature that – even if not very interesting or inspiring – can still be used as a covering value. »429 Mather suggère plutôt que seules les échelles de comparaison répondant aux « règles de la rationalité généralement acceptées » (« generally accepted rules of rationality ») doivent être prises en compte dans la détermination de la commensurabilité. L’incommensurabilité signifierait donc « the failure of any assertion of metrical or ordinal commensurability to be true under the generally accepted rules of rationality governing practical reason. »430 Conséquemment, l’incommensurabilité dépendrait d’un jugement sur l’applicabilité des valeurs de comparaison. Ce jugement reposerait sur les règles de la raison généralement acceptées dans la pensée occidentale : There are a few rules of rationality that would be generally accepted in any realm of reasoning. Reasoning must be reflective and deliberate. One must not disregard known relevant facts. Conclusions must be based on premises or reasons. Reasoning must not violate the rules of logic.431 Le professeur Sunstein rejoint Mather sur la nécessité de juger de l’applicabilité des valeurs de comparaison. Sunstein définit l’incommensurabilité dans le contexte légal ainsi : « Incommensurability occurs when the relevant goods cannot be aligned along a single metric without doing violence to our considered judgments about how these goods are best characterized. »432 La valeur de comparaison ne doit pas faire violence au jugement pratique. La valeur ne doit pas être incompatible avec la façon dont les choses comparées sont effectivement vécues : « by ‘doing violence to our considered judgments,’ I mean disrupting our reflective assessments of how certain relationships and events should be understood, evaluated, and experienced. »433 Pour Ben-Amitai, cette incommensurabilité des valeurs se résume à un refus de définir la valeur de comparaison 428 Ibid aux pp 353-354. Ben-Amitai, supra note 376 à la p 368. 430 Mather, supra note 422 à la p 355. 431 Ibid à la p 356. 432 Sunstein, supra note 395 à la p 796. 433 Ibid à la p 798. 429 80 ou à un rejet d’une échelle particulière de comparaison que l’on jugerait absurde434. Le problème n’en est alors pas un d’absence de valeur de comparaison, mais bien d’inapplicabilité des valeurs de comparaison435 : l’incommensurabilité n’est pas un verdict d’incomparabilité, mais plutôt la finalité d’un jugement portant sur l’applicabilité d’une valeur de comparaison. Pour Schauer, ce jugement s’inscrit dans une problématique beaucoup plus large de choisir quelle est la croyance, entre la commensurabilité et l’incommensurabilité, qui servira le mieux les décideurs436. La question de l’incommensurabilité se résume donc à une simple question de choix d’une valeur de comparaison et de son applicabilité. Néanmoins, selon Schauer, ce choix entre la commensurabilité et l’incommensurabilité n’est pas sans problèmes. Un décideur ayant choisi la commensurabilité pourrait être enclin à simplifier son raisonnement à l’aide d’une méthode de calcul facile (par exemple, la règle de trois rejetée par l’arrêt Brière : indemnité = (points d’IPP) × (plafond de l’arrêt Andrews) ÷ 100)437, donnant l’illusion qu’il y a toujours, en théorie, une bonne réponse438. À l’opposé, un décideur ayant choisi l’incommensurabilité pourrait prendre l’existence d’options incommensurables comme une autorisation de fonder son jugement seulement sur ses préjugés ou ses premières impressions non réfléchies, plutôt que de réfléchir sur les problèmes difficiles que présente l’articulation rationnelle d’une conclusion439. Le débat de l’incommensurabilité devient alors très lié à l’exercice du jugement, c’est-à-dire à la prise de décision et à l’évaluation. L’incommensurabilité ne doit pas devenir un argument derrière lequel le juge se cache afin d’éviter de faire un choix sensé, sensible, cohérent et équitable. Selon l’auteur Goodin, le débat de l’incommensurabilité tend à déformer les choix difficiles en choix faciles440. Comme il n’existe pas de mauvais choix entre deux choix incommensurables, le décideur sera tenté de banaliser son choix et de s’en remettre au hasard (pile ou face?)441. Or, la réparation du préjudice non pécuniaire n’est pas une évaluation facile; il s’agit d’un exercice sérieux, qui requiert un jugement 434 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 369. Ibid p 370. 436 Schauer, supra note 395 aux pp 1225 et 1232. 437 Voir chapitre II, section 1.1 sur l’approche conceptuelle, Brière, supra note 98. 438 Schauer, supra note 395 aux pp 1227-1228. 439 Ibid à la p 1226. 440 Robert E Goodin, « Theories of Compensation », (1989) 9:1 Oxford J Legal Stud 56, à la p 58 [Goodin]. 441 Ibid. 435 81 pratique développé et ne se résume aucunement à une simple approximation. 3. L’INCOMMENSURABILITÉ DE LA SOUFFRANCE Dans la théorie du droit, le débat de l’incommensurabilité exige que nous choisissions une position qui servira le mieux notre jugement dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Ce choix nécessite de formuler le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire dans les termes du débat sur l’incommensurabilité. D’un côté, la réparation du préjudice pécuniaire répond d’une conception marchande de la compensation, qui implique une commensurabilité des préjudices subis. La commensurabilité des objets, la possibilité de traduire leur valeur en termes monétaires, provient du fait qu’il existe un marché, dans lequel les acteurs (les acheteurs et les vendeurs) accordent une valeur à l’argent et s’entendent sur le prix des biens et des services. Sans ce marché et cette reconnaissance de la valeur de l’argent, l’argent n’offrirait aucune mesure significative de la valeur des objets. Il est manifeste que l’évaluation des dommages pécuniaires répond des valeurs du marché. À l’opposé, la réparation du préjudice non pécuniaire concorde davantage avec une conception non marchande de la compensation. Bien que la justification conceptuelle tende à traiter la souffrance comme s’il s’agissait d’un bien, les justifications personnelle et fonctionnelle prônent l’incommensurabilité de la souffrance; l’indemnité ne mesure pas la souffrance, il sert à redonner du bien-être à la victime. Ce penchant pour l’incommensurabilité s’explique par le fait que, contrairement aux préjudices pécuniaires, il n’existe pas de marché pouvant établir la valeur des préjudices non pécuniaires. Il n’y pas d’acheteur, ni de vendeur, ni de consentement sur la valeur de la souffrance. Toutefois, bien qu’il n’y ait pas de marché, il existe des tribunaux et des précédents qui nous permettent aujourd’hui d’associer certaines valeurs monétaires à certains préjudices non pécuniaires. Par exemple, la tétraplégie vaut 100 000 $ de 1978 ou 341 000 $ aujourd’hui. Les tribunaux par l’entremise du droit à la réparation ont fait en sorte que la souffrance devient de plus en plus commensurable en termes légaux et monétaires avec l’augmentation des décisions et de l’information qu’elles contiennent. Cela s’explique, selon Glenn, par le fait que « la commensurabilité des concepts peut être 82 assurée à travers une augmentation de l’information relative aux critères de commensurabilité ou, en cas de comparaison, relative aux objets de la comparaison. »442 La gravité de l’atteinte et l’âge guident alors l’évaluation des dommages non pécuniaires : One suggestion is that severity of injury and age of the injured party are the main relevant factors, with the implication that severity of injury is something that can at least be roughly scaled or placed in categories ranging from least to most severe.’ By linking such a scale to ranges of dollar amounts, this approach asks the law to institutionalize a scalar version of commensurability, though not one that is outright reductionist in equating freedom from injury with dollars.443 Les systèmes de tarifs produisent le même effet. Qu’ils soient statutaires ou judiciaires, ces systèmes créent une commune mesure entre la souffrance et les dommages non pécuniaires ou, pour les détracteurs, ils marchandisent la souffrance. Cependant, le débat ne doit pas être de savoir s’il est permissible de marchandiser la souffrance. La question est plutôt de nous demander si nous désirons la commensurabilité comme discours commun dans la réparation de la souffrance : « The question then is not whether it is ‘permissible’ to do so, but only whether we, as a certain linguistic subcommunity, have in fact done so, or whether we would want to do so. »444 Nous pourrions simplement envisager la commensurabilité comme étant la création d’un discours commun. La création d’un tel discours résoudrait tout problème d’incommensurabilité et assurerait un droit de la réparation de la souffrance prévisible et cohérent. Selon Heidlebaugh, la commensurabilité ne serait qu’un accord sur les règles à appliquer dans nos jugements : « [an] agreement on a rules-based way of making and legitimizing judgments » 445. La commensurabilité permettrait surtout d’établir une valeur de comparaison. Si l’on considère que les tribunaux adoptent généralement une approche comparative, l’établissement d’une valeur de comparaison devient primordial. Selon BenAmitai, le choix de la valeur de comparaison est fondamental et incontournable dans une approche comparative446. Évidemment, le choix de la valeur de comparaison ne sera jamais parfait. Ce choix est contextuel et ne pourra jamais tenir compte de l’ensemble des différences. Mais comme le rappelle Schauer, la commensurabilité demeure une 442 Glenn 2000, supra note 375 à la p 58. Radin, supra note 419 à la p 81. 444 Schauer, supra note 395 à la p 1223. 445 Heidlebaugh, supra note 362 à la p 10. 446 Ben-Amitai, supra note 376 à la p 365. 443 83 construction humaine et aucune comparaison ne peut évaluer l’ensemble des égalités et des différences447. Toutefois, le choix de la commensurabilité ne rend pas la souffrance pour autant commensurable. Affirmer que la pratique judiciaire a créé la commensurabilité de la souffrance en termes monétaires serait une explication facile et trop peu convaincante pour la majorité des juristes. Selon l’auteure Jill Frank, bien qu’une mesure présume la commensurabilité, l’établissement d’une valeur de comparaison ne peut pas en soi créer la commensurabilité448. Une analyse plus approfondie de l’approche comparative des tribunaux permet de reconsidérer le choix de la commensurabilité. En effet, le jugement ne mesure pas la souffrance en termes monétaires, il ne fait que la comparer avec la souffrance subie par d’autres victimes. Dans son exercice de comparaison, le juge identifie les rapports de ressemblance et différence entre les souffrances, c’est-à-dire entre des réalités qui ne peuvent partager qu’une ressemblance partielle, et jamais totale. Cette tendance comparative des tribunaux dans la réparation de la souffrance répond davantage de l’analogie que de l’emploi d’une mesure de comparaison commune. À l’opposé de la déduction et du syllogisme, selon lesquels le particulier est subsumé sous une règle générale, l’analogie ne fonctionne pas par l’application de règles générales à des cas particuliers : « analogies identify what is different not by subsuming particulars but by highlighting particularity » et « analogies call for the perception of particulars in relation to other particulars. »449 Selon Frank, l’analogie reconnaît à la fois les égalités et les différences; elle assure l’équité par la réciprocité450. Se basant sur les écrits d’Aristote, Frank rappelle que l’analogie regroupe ensemble les différents rapports dans une unité de quatre éléments, ou selon la formule d’Aristote : À/B = C/D ou A:B::C:D451. Afin qu’une telle analogie rende justice par le respect de l’égalité et des différences, Frank soutient que les analogies doivent être formulées à la lumière des circonstances particulières à chaque cas et que les décideurs doivent avoir une certaine expérience des éléments comparés et de leurs relations : 447 Schauer, supra note 395 à la p 1219. Jill Frank, A Democracy of Distinction: Aristotle and the Work of Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2005, à la p 86 [Frank]. 449 Ibid à la p 96. 450 Ibid aux pp 86 et 96-98. 451 Ibid à la p 96. 448 84 Indeed, in order to work, analogies must be articulable into their different moments. In this way analogies achieve generality and preserve particularity at the same time. Because to perceive is to grasp by way of experience, analogies depend on a certain familiarity with the individual terms and their relations.452 Ainsi, les analogies ne justifient pas logiquement ou ne peuvent pas être prouvées ou démontrées : « There are no a priori rules or criteria for judging analogousness. »453 En d’autres mots, la formule d’Aristote n’exige ni rigueur mathématique, ni logique déductive dans la détermination de la justice454. Heidlebaugh rejoint Frank sur ce point. Son concept de « jugement actif » (« active judgment ») ressemble beaucoup à la description de Frank de l’analogie. D’abord, le jugement actif se situe dans l’action, particulièrement lorsque les circonstances nous obligent à agir455. Le jugement actif est par le fait même contraire au jugement critique que nous exerçons généralement après l’action. Puis, le jugement actif ne peut pas être réduit à l’application de règles, de principes ou de méthodes. Au contraire, nous nous engageons dans le jugement actif justement parce qu’il n’y a pas de méthode dictant nos décisions : « Active judgment may be characterized as the concentrated engagement we experience when we must act but there is no method dictating how. »456 Enfin, lorsque le jugement actif est aussi artistique, il emploie l’analogie comme réponse à l’absence de règles et de mesures de comparaisons. Le jugement n’est plus une question « de pesage et de mesurage » (« weighing and measuring »), mais bien de « de couture et de tissage » (« stitching or weaving »)457. Tout comme l’analogie, le jugement actif et artistique permet de tisser et de raccorder des liens entre des réalités qui sont difficilement mesurables entre elles : « a weaving or stitching metaphor suggests how the thinker exercises active judgment in her attempts to enter, take part in, and even redirect the course of an ongoing conversation. »458 Dans le droit de la réparation de la souffrance, le juge adoptant l’approche comparative compare généralement la souffrance de la victime (Sv) et l’indemnité qu’il 452 Ibid. Ibid. 454 Ibid à la p 97. 455 Heidlebaugh, supra note 362 à la p 25. 456 Ibid. 457 Ibid à la p 142. 458 Ibid à la p 143. 453 85 accorde (Iv), avec la souffrance d’autres victimes (Sx) et les indemnités qui leur ont été accordées (Ix), selon le modèle suivant : Iv/Sv = Ix/Sx. En d’autres mots, les juges comparent la souffrance avec d’autres souffrances, et l’indemnité avec d’autres indemnités. Il s’agit bien d’un raisonnement par analogie, qui ne transforme pas un item incommensurable en un item commensurable. Toutefois, bien que les juges emploient l’analogie, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun principe ou aucune mesure guidant leur jugement. Il est manifeste que la gravité de l’atteinte constituera toujours une valeur de comparaison dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Le juge Dickson luimême l’a reconnu dans l’arrêt Andrews : « il faudra toujours adapter [les indemnités] aux cas particuliers, selon le genre de blessures, la situation de la victime et les fluctuations des conditions économiques. »459 Ainsi, même si l’on préfère l’analogie à la commensurabilité, l’établissement d’une valeur de comparaison devient inévitable dans la pratique. Glenn explique ce constat par le fait qu’en plus de faciliter l’exercice du jugement, le raisonnement comparatif est simplement inévitable : « Human reasoning inevitably becomes comparative reasoning, all criteria standing beside others, all methods co-existing with others. Denial of this would simply be a closure. »460 En d’autres mots, le simple processus de délibération rendrait commensurable l’incommensurable. Il appert que les intuitions du raisonnement juridique sur la commensurabilité et l’incommensurabilité sont divisées. Autant la commensurabilité facilite le jugement, autant l’incommensurabilité demeure un artéfact de la pensée occidentale et de notre discours. Cependant, tout comme l’incommensurabilité, le raisonnement juridique et le droit font partie de notre discours commun et l’influencent : [L]aw not only reflects culture, but also shapes it. The law is a powerful conceptual-rhetorical, discursive-force. It expresses conventional understandings of value, and at the same time influences conventional understandings of value.461 Dans la réparation de la souffrance, le droit n’est donc pas sujet de l’incommensurabilité : le droit peut choisir sa propre voix et influencer le débat sur l’incommensurabilité de la souffrance. Les aspirations du droit de la réparation se résument généralement à une 459 Andrews, supra note 1 à la p 263. Glenn LWT, supra note 353 aux pp 45-46. 461 Radin, supra note 419 à la p 83. 460 86 réparation des préjudices qui serait équitable, cohérente et prévisible. Équitable signifie que le droit assure une égalité entre les victimes, mais une égalité qui tient compte des différences. Cohérente implique que le processus d’évaluation réponde à des règles communes. Prévisible indique qu’il existe une certaine uniformité entre les jugements, permettant ainsi de prévoir les résultats des litiges. En tenant compte des ces aspirations, le droit peut faire un choix éclairé sur l’incommensurabilité : les règles de la commensurabilité facilitent la cohérence et la prévisibilité, tandis que l’incommensurabilité, par l’emploi de l’analogie, sert surtout l’équité. En pratique, cela signifie que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire doit mieux définir sa méthode d’évaluation. L’incommensurabilité ne pose pas de problème à la justification du droit à la réparation. Que la souffrance et le droit aient une commune mesure ou non, les tribunaux doivent indemniser le préjudice non pécuniaire, puisqu’il s’agit d’un intérêt réparable aux yeux des justiciables. Les dommages non pécuniaires ne représentent pas seulement une somme d’argent, ils signifient aussi la reconnaissance par les tribunaux de la souffrance de la victime. L’indemnité non pécuniaire démontre à la victime que sa souffrance est prise au sérieux par le tribunal : « [it] is required to symbolize public respect for the existence of rights and public recognition of the transgressor’s fault with regard to disrespecting rights. »462 Bien que l’indemnité soit surtout symbolique, l’incommensurabilité ne fait pas obstacle au droit à la réparation. Subséquemment, le débat de l’incommensurabilité touche principalement le choix de la méthode d’évaluation : conceptuelle, personnelle ou fonctionnelle. Peu importe la méthode favorisée, il faut tenir compte de notre propension dans nos jugements à comparer. Selon Glenn, la comparaison devient possible lorsque les éléments comparés se situent dans un « continuum d’information »463; c’est par la recherche de l’information adéquate permettant la comparaison que l’on peut surmonter le problème de l’incommensurabilité464. Cette recherche implique une inspection de la pratique du droit, afin d’établir un discours commun qui pourrait réconcilier les positions divergentes en matière de méthode d’évaluation de l’indemnité en réparation de la souffrance. 462 Ibid à la p 61. Glenn 2001, supra note 361 à la p 143. 464 Ibid à la p 144. 463 87 La pratique du droit révèle que malgré la confusion, (i) la gravité de l’atteinte, (ii) la personnalisation de l’indemnité de la victime et (iii) la raisonnabilité de l’indemnité demeurent les trois critères les plus significatifs dans la jurisprudence. Aucune des trois méthodes ne permet séparément de remplir ces trois critères. Seule une méthode mixte, telle que la méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle du professeur Gardner465, peut remplir ces trois critères; les trois approches possèdent ensemble les ressources pour résoudre leur conflit. En pratique, une méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle requiert une élaboration plus concrète que la formulation doctrinale du professeur Gardner. Je ne prétends pas pouvoir élaborer une application concrète de cette méthode, mais je crois que, pour le préjudice corporel non pécuniaire, une telle méthode passe inévitablement par la création de lignes directrices judiciaires, qui établiraient des intervalles flexibles pour chaque type de blessure. Cette méthode conceptuelle personnalisée ne rendrait pas pour autant la souffrance commensurable. Elle créerait le continuum d’information nécessaire au jugement comparatif, mais laisserait aussi une marge de manœuvre importante aux juges dans l’établissement d’une indemnité personnalisée, tout en permettant l’application de la raisonnabilité fonctionnelle. Elle assurerait à la fois l’équité, la cohérence et la prévisibilité, et répondrait à nos besoins d’analogies et de comparaisons. En ce qui concerne le préjudice moral non pécuniaire, la méthode serait aussi souhaitable, puisque les dommages non pécuniaires devraient être évalués de la même façon, peu importe qu’ils soient corporels ou moraux. Il semble néanmoins que cette méthode puisse être plus difficile à concevoir, puisque la jurisprudence en matière de préjudice moral non pécuniaire est moins abondante et qu’il existe en théorie une infinité de types d’atteintes morales. Tout comme l’incommensurabilité, ces difficultés ne devraient pas pour autant faire obstacle à l’adoption de la méthode. Ce n’est pas parce que la comparaison est difficile et souvent imprécise qu’elle est impossible. Ainsi, malgré les intuitions partagées du raisonnement juridique concernant le débat sur l’incommensurabilité, cette notion n’est pas un obstacle à une réparation de la souffrance équitable, cohérente et prévisible. 465 Voir chapitre II, section 2 sur la confusion des approches. 88 V. LA SOUFFRANCE CORPORELLE COMME INTÉRÊT RÉPARABLE L’arrêt Andrews imposait un plafond sur les dommages non pécuniaires en réparation de la souffrance corporelle. À l’opposé, les arrêts Snyder et Hill refusaient d’imposer ce plafond sur les dommages non pécuniaires en réparation de la souffrance morale. À première vue, cette position semble très peu cohérente : les dommages non pécuniaires, qu’ils soient corporels ou moraux, ne réparent-ils pas la souffrance? La souffrance morale représente-t-elle un intérêt réparable ayant une plus grande valeur que la souffrance corporelle? Gardner posait la question autrement : « L’honneur vaudrait-il plus que l’usage de ses membres (ou même la vie) comme à l’époque des duels? »466 La réponse à cette question est surtout intuitive : l’intuition des auteurs ayant fortement critiqué l’arrêt Hill est que l’honneur et la réputation ne peuvent pas valoir davantage que l’intégrité corporelle. De son côté, le juge Lamer dans l’arrêt Snyder concluait que la souffrance corporelle valait même davantage que la souffrance morale : Lamer désirait imposer un plafond aux dommages moraux non pécuniaires représentant la moitié du plafond de l’arrêt Andrews467. Il est temps d’enquêter sur nos intuitions et de vérifier ce que nous tenons pour acquis : considérant la compensation entière du préjudice pécuniaire, la souffrance corporelle est-elle perçue comme un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale? Et pourquoi? Ce questionnement est nécessaire afin de comprendre notre perception de la souffrance corporelle et la place que nous lui accordons. Il nécessite une enquête dans la collectivité, par l’emploi du sondage, et une analyse de nos intuitions et de notre perception, qui dépasse le domaine du droit. 1. L’ENQUÊTE SUR LA SOUFFRANCE CORPORELLE ET MORALE Pour commencer cette enquête, j’ai fait circuler par curiosité un sondage anonyme dans la Faculté de droit de l’Université McGill auquel soixante-dix (70) participants ont 466 467 Gardner, supra note 8 au no 392. Snyder, supra note 4 au para 31. 89 répondu468. Évidemment, le sondage n’a pas de valeur scientifique, puisqu’il n’a pas été fait sur un échantillon suffisant large et randomisé. Au contraire, il a été répondu par des personnes qui avaient une certaine connaissance des limites et des problèmes entourant la réparation du préjudice non pécuniaire, et non à des victimes blessées dans leur intégrité physique ou leur réputation; les participants connaissaient probablement le droit de la réparation. Il s’agit donc d’un exercice fictif (et non scientifique) d’évaluation de la valeur que l’on accorde aux préjudices non pécuniaires corporel et moral. D’une certaine manière, le juge Dickson faisant sensiblement ce même exercice fictif, lorsqu’il a établi la limite de 100 000 $ de l’arrêt Andrews. Le sondage ne vise pas à établir une valeur précise aux dommages non pécuniaires corporels et moraux. Le sondage sert plutôt à révéler quel est l’intérêt réparable entre la souffrance corporelle et la souffrance morale ayant la plus grande valeur aux yeux des participants. Outre les questions de l’âge, du sexe et du nombre d’années de scolarité postsecondaire complétées, le questionnaire posait aux participants trois questions d’opinion. La première invitait les participants à identifier lequel des deux événements extrêmes suivants ils percevaient comme étant le plus préjudiciable : (a) perdre l’usage de ses jambes et de ses bras, ou (b) être accusé faussement et publiquement d’avoir agressé et tué cinquante (50) enfants469. Étant donné la qualification tripartite du préjudice (corporel, matériel et moral), il aurait été possible d’ajouter un troisième événement concernant la destruction d’un bien rare dont le participant est propriétaire, comme par exemple un œuvre d’art célèbre et unique (La Joconde par exemple?), un animal rare en voie d’extinction ou une voiture de collection unique. Étant donné que les deux événements touchent l’intégrité corporelle et les droits moraux, un troisième événement aurait présenté aux participants le choix de la matérialité, plutôt que l’intégrité corporelle ou morale. Toutefois, comme la jurisprudence et la doctrine ne font état d’aucun problème dans l’évaluation du préjudice matériel (pécuniaire et non pécuniaire), qui n’est d’ailleurs pas traité dans cette thèse, je me suis permis de limiter le choix à ces deux 468 Les autorisations éthiques pour effectuer le sondage réalisé dans le cadre de cette thèse ont été accordées par le Research Ethics Board Office. 469 La question était formulée ainsi : « Quel évènement percevriez-vous comme étant le plus préjudiciable : (a) Perdre l’usage de vos jambes et de vos bras; ou (b) Être accusé faussement et publiquement d’avoir agressé et tué 50 enfants? » 90 événements. Je nomme cette question « la question du choix ». La deuxième question demandait aux participants d’accorder une valeur monétaire à la souffrance corporelle, considérant la perte de l’usage de leurs jambes et de leurs bras, et considérant qu’ils sont logés, nourris et secondés pour le reste de leur vie470; je nomme cette question « la valeur de la souffrance corporelle ». La troisième question demandait aux participants d’accorder une valeur monétaire à la souffrance morale, considérant qu’ils étaient accusés faussement et publiquement d’avoir agressé et tué cinquante enfants, et considérant qu’ils sont logés, nourris et secondés pour le reste de leur vie471; je nomme cette question « la valeur de la souffrance morale ». Ces deux questions demandaient aux participants d’établir, après avoir reçu une compensation pécuniaire significative, la valeur de l’indemnité en réparation de la souffrance corporelle et morale. Les soixante-dix répondants formaient un groupe de 40 femmes et 30 hommes, âgés de 20 à 58 ans (moyenne de 29,8 années), ayant terminé de 2 à 12 années de scolarité postsecondaire (moyenne de 6,87 années). À la question du choix, 57 participants (30 femmes et 27 hommes) ont jugé la perte de l’usage des bras et des jambes davantage préjudiciable, tandis que 13 participants (10 femmes et 3 hommes) ont choisi l’accusation fausse et publique d’avoir agressé et tué cinquante enfants. Il est peu surprenant que 81,43 % des répondants aient jugé la perte de l’usage des jambes et des bras comme étant plus préjudiciable, puisqu’une perte aussi importante de l’intégrité physique risque de causer des préjudices pécuniaires beaucoup plus importants que ce que pourrait causer l’accusation fausse d’avoir agressé et tué cinquante enfants. À la question de la valeur de la souffrance corporelle, les participants ont accordé des valeurs variant de zéro à cent millions de dollars, pour une moyenne de 7 938 285,73 $ et une valeur médiane de deux millions de dollars. En ce qui concerne la valeur de la souffrance morale, les participants ont accordé des valeurs variant aussi de zéro à cent millions de dollars, pour une moyenne de 5 213 214,29 $ et une valeur médiane d’un million de dollars. En général, les participants accordent une valeur 1,52 470 La question était formulée ainsi : « Considérant la perte de l’usage de vos jambes et de vos bras, et considérant que vous êtes logé, nourri et secondé pour le restant de votre vie, quelle valeur monétaire additionnelle accorderiez-vous à la souffrance associée à votre perte? » 471 La question était formulée ainsi : « Considérant que vous êtes accusé faussement et publiquement d’avoir agressé et tué 50 enfants, et considérant que vous êtes logé, nourri et secondé pour le restant de votre vie, quelle valeur monétaire additionnelle accorderiez-vous à la souffrance associée à votre perte? » 91 fois plus élevée à la souffrance corporelle qu’à la souffrance morale. Ce coefficient confirmerait que les participants perçoivent la perte l’intégrité physique, même après avoir été partiellement compensée par les dommages pécuniaires, comme étant un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale causée par une atteinte à la réputation. Toutefois, si nous séparons les femmes et les hommes, les résultats sont différents. Les hommes accordent des valeurs moyennes de 9 960 000 $ à la souffrance corporelle et de 2 572 333 $ à la souffrance morale, pour un coefficient de 3,87. À l’opposé, les femmes accordent des valeurs moyennes de 6 422 000 $ à la souffrance corporelle et de 7 193 875 $ à la souffrance morale, pour un coefficient de 0,89. Ce constat signifie que les femmes accordent une plus grande valeur à leur réputation que les hommes, qui, de leur côté, favorisent largement l’intégrité physique. Cette conclusion peut paraître étrange, puisque la littérature médicale américaine révèle que les femmes sont généralement plus sensibles à la douleur physique que les hommes472. Toutefois, il ne faut pas oublier que les participants n’étaient pas des victimes blessées dans leur intégrité physique et dans leur réputation; si cela avait été le cas, les données auraient surement été différentes. Malgré l’absence de valeur scientifique du sondage, je me suis permis de calculer plusieurs coefficients de corrélation : entre l’âge et la valeur de la souffrance corporelle (0,005), entre l’âge et la souffrance morale (-0,049), entre la scolarité postsecondaire et la souffrance corporelle (0,107), ou entre la scolarité postsecondaire et la souffrance morale (-0,108). Ces calculs nous révèlent que les différents couples de variables sont presque linéairement indépendants : l’âge et la scolarité n’ont pas réellement d’influence sur les valeurs accordées en réparation de la souffrance, qu’elle soit morale ou corporelle. Finalement, en prenant le sondage comme un exercice fictif (et non scientifique) d’évaluation de la valeur de la souffrance, l’exorbitance des moyennes et de certains montants obtenus nous rappelle d’abord pourquoi un jury sans instruction ou avec des instructions insuffisantes aura tendance à accorder des montants astronomiques pour la réparation du préjudice non pécuniaire. Puis, le sondage nous permet aussi d’émettre l’hypothèse selon laquelle nous percevons la réparation de la souffrance corporelle 472 Voir généralement Amir Shavizky, Tackling the Measurability Problem of Physical Pain in Personal Injury Cases : The Case for Remembered Pain and for Disregarding Race and Gender, thèse de doctorat en droit, Université d’Illinois, 2008 [non publiée], aux pp 51-56. 92 comme requérant une indemnité d’une plus grande valeur que l’indemnité en réparation de la souffrance morale. Considérant que les participants savaient probablement que seuls les dommages corporels non pécuniaires étaient limités, cette hypothèse devient très significative : si la majorité des juristes ne partagent pas la perception de l’arrêt Hill, qui est-ce qui percevra le préjudice moral non pécuniaire comme un intérêt réparable d’une plus grande valeur que le préjudice corporel non pécuniaire? Les résultats du sondage renforcent ainsi notre intuition suivant laquelle il serait inapproprié de limiter davantage les dommages corporels non pécuniaires que les dommages moraux non pécuniaires. Toutefois, le sondage ne nous offre aucune justification. Bien sûr, nous pourrions envisager une question demandant aux participants d’expliquer leur choix. Toutefois, je doute que les réponses nous eussent offert une justification autre que celle d’une simple préférence : « je préfère perdre ma réputation que la jouissance de mon corps ». 2. L’APPROCHE INTERDISCIPLINAIRE DU DROIT ET DE LA CULTURE POPULAIRE Le sondage révèle certes que la souffrance corporelle peut être un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale, mais il n’explique pas pourquoi. Le problème réside dans la proposition que la souffrance demeure le domaine de la sensation et de la perception, et non celui de la raison : le plafond des dommages en réparation de la souffrance corporelle répond de considérations de politique judiciaire auxquelles la souffrance corporelle ne répond pas. À vrai dire, la souffrance corporelle et l’anticipation de cette souffrance peuvent difficilement s’analyser par le simple usage du raisonnement juridique. Cela ne signifie pas que nous devions abandonner tout effort de compréhension. Il s’agit plutôt de donner au raisonnement juridique les outils nécessaires à cette compréhension. Je suggère l’étude du cinéma d’horreur afin de donner au droit ces outils et ainsi de mieux comprendre notre perception de la souffrance corporelle. Tout comme le droit de la réparation de la souffrance, le cinéma d’horreur a beaucoup à dire sur la souffrance corporelle. L’efficacité et le caractère répulsif du cinéma d’horreur reposent principalement sur notre peur commune de la perte de l’intégrité physique. Une analyse plus poussée des mécanismes de l’horreur permet de mieux saisir l’intérêt que nous accordons à la souffrance corporelle. 93 Une telle démarche exige néanmoins que nous nous ouvrions à une approche interdisciplinaire du droit et de la culture populaire. Cette approche permet de diversifier le langage du droit, qui est trop souvent isolé des autres disciplines intellectuelles et réticent aux changements473. Pour les non-initiés, le raisonnement juridique peut paraître long, fastidieux et pénible : « When we talk about law we tend to talk at length: a case might be one hundred tedious pages, a textbook a thousand, two thousand, more. »474 Suivant une vision du droit comme étant autonome, le langage juridique est fermé et « tyranniquement linéaire »475 : il nous mène à une conclusion à l’exclusion des autres. Pour le professeur Manderson, d’autres formes d’expression ont davantage à dire que le langage du droit476. Ces formes d’expression, telles que la littérature, le cinéma ou la musique, parlent aussi différemment, sans subsumer le langage à la logique : « Other forms of expression welcome our thinking instead of merely forcing us to submit to its logic. We are embodied beings not logicians. »477 Conséquemment, il faut éviter de voir le droit comme étant une discipline autonome.478 Selon l’auteur Robson, la notion de l’autonomie du droit soutient que le droit, en étant indépendant de la pensée politique et sociale, renforce le pouvoir et l’autorité du droit : « rather than being dependent on shifting trends in political or social thinking, law has been taken as the normative voice of reason and authority. »479 En d’autres mots, la loi se présente comme l’incarnation de la raison et une idéologie en soi, qui n’a pas besoin des autres disciplines intellectuelles480. L’auteur Chase croit que la discipline du droit a développé un « modèle cognitif de savoir », qui met le droit en marge de la société et qui s’appuie sur son autorité autoproclamée481. Il identifie une liste des 473 Steve Greenfield et Guy Osborn, « Law, legal education and popular culture », dans Steve Greenfield et Guy Osborn, dir, Readings in Law and Popular Culture, New York, Routledge, 2006, à la p 1 [Greenfield et Osborn]. 474 Desmond Manderson, « Desert Island Disks (Ten Reveries in Inter-disciplinary Pedagogy) » (2008) 1 Public Space 1 [Manderson]. 475 Ibid. 476 Ibid. 477 Ibid. 478 Voir Peter Robson, « Law and Film Studies: Autonomy and Theory » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 21 [Robson]; Anthony Chase, « Toward A Legal Theory of Popular Culture », (1986) 1986:3 Wis L Rev 527 [Chase]; Lawrence M Friedman, « Law, Lawyers, and Popular Culture », (1989) 98 Yale LJ 1579 [Friedman]. 479 Robson, ibid à la p 24. 480 Chase, supra note 478 à la p 541. 481 Ibid. 94 causes à la source de l’autonomie du droit : (i) la recherche empirique est un travail long et difficile, (ii) la recherche empirique et l’interdisciplinarité exigent un travail intellectuel en dehors du droit pour lequel les juristes ne sont pas compétents, (iii) les professeurs de droit sont sélectionnés parce qu’ils sont capables d’ignorer « l’étranger », c’est-à-dire le « contexte social », (iv) les juristes conçoivent le droit comme un discours normatif, rhétorique et idéologique qui n’a rien à voir avec l’évolution des comportements sociaux482. À l’instar de Robson et de Chase, le professeur Friedman soutient que les juristes ont manifestement tendance à favoriser l’autonomie du droit483, en se concentrant seulement sur « le monde interne de la pensée juridique » et en ignorant « les vrais événements »484. Pourtant, en pratique, le droit n’est pas si autonome. Pour le professeur Sherwin, le droit, ce que nous pensons du droit et la façon dont nous pensons le droit restent le produit de la pensée humaine, qui reflète généralement la culture qui nous entoure : We have learned to simultaneously view multiple ‘windows’ on to the real and the virtual; we have come to accept simulations interspersed with real-life documentation; and we have willingly absorded narratives with fragmented timelines shaped by non-linear (‘associative’) forms of logic that flaunt selfreflexive allusions to the interpretive process of meaning making itself. In short, human perception and cognition have rapidly adapted to the nature and demands of new communication technologies - particularly film, television, and more recently, the Internet.485 En tant que produit de la pensée humaine, le droit est poreux, non hermétique. Là où Glenn parlerait de relations d’interdépendance486, Robson parle d’« interpénétration » entre le droit et le non-droit487. La relation du droit et de la culture populaire impliquerait d’ailleurs cette relation d’interpénétration : « Law draws upon the material of popular culture just as popular culture draws upon the materials of law. »488 L’interpénétration résulte du fait que la relation entre le droit et la culture remonte au début de l’histoire de l’humanité : 482 Ibid à la p 568. Friedman, supra note 478 à la p 1582. 484 Ibid à la p 1587. 485 Richard K Sherwin, Popular Culture and Law, Burlington, VT, Ashgate, 2006, à la p xi [Sherwin]. 486 Glenn 2001, supra note 361 à la p 134. 487 Robson, supra note 478 à la p 26. 488 Sherwin, supra note 485 à la p xv. 483 95 Law’s engagement with popular culture goes back to the mists of time, to the Old Testament, perhaps beyond. […] Law’s engagement with popular culture reached a crescendo in Ancient Greece. Kitto, paraphrasing Pericles, says of the Greeks that they ‘throw open to all our common cultural life, nor do we deny them any instruction or spectacle’. […] The theatre was popular culture, and through it the population was introduced to jurisprudential conflicts like positive law versus natural law, law and equity, rule versus discretion. The debates are reflected in many of the great tragedies.489 Encore aujourd’hui, le droit continue de se manifester dans la culture populaire à travers la télévision et le cinéma490. Nous disons souvent que le droit est partout. Seul sur son « île déserte », Manderson écrit d’ailleurs qu’il ne trouve que ça : « I was alone and yet I found nothing but law all around me. » 491 Que ce soit les lois de la nature ou le besoin inconscient d’autorité, Manderson se sent interpellé par le droit. Le droit est envahissant, mais comme le soulignent les auteurs Asimov et Mader, la culture est encore plus envahissante492. Tous les jours, nous sommes sujets à un flot de sons et d’images destinées à nous divertir ou à nous informer : Almost everyone is accustomed to spending large amounts of their precious leisure time seeking various kinds of pleasures from consuming media. We hope that a film or a TV show will help us experience for a little while particular emotions and sensations (such as laughing or crying or being scared, angry, puzzled, or aroused) without the risk of really feeling these emotions.493 Le droit et le système judiciaire découlent de la même société qui produit et entretient la culture populaire et le cinéma d’horreur. Asimov et Mader soutiennent que la culture populaire construit notre perception du droit et change la façon dont les acteurs du droit se comportent494. Chase écrit d’ailleurs que : « popular culture [is] telling us who we are as a people or what we must need to know about a society. In either case, there can be no doubt but that popular culture can constitute political dynamite and is a force to be reckoned with. »495 489 Michael Freeman, « Law in Popular Culture » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 1, aux pp 1-2 [Freeman]. 490 Greenfield et Osborn, supra note 473 à la p 4. 491 Manderson, supra note 474. 492 Michael Asimow et Shannon Mader, Law and Popular Culture: A Course Book, New York, P. Lang, 2004, à la p 5 [Asimov et Mader]. 493 Ibid à la p 5. 494 Ibid à la p xxii. 495 Chase, supra note 478 à la p 534. 96 La relation entre le droit et la culture populaire est trop importante pour ne pas être considérée dans la théorie du droit, (i) parce que la culture populaire est souvent la principale source populaire d’information légale, et (ii) parce que les lois répondent aux besoins de la population. D’abord, la culture populaire demeure la principale source d’information juridique pour la majorité de la population. Friedman, Sherwin et Gies rappellent que la majorité des gens n’a jamais consulté un avocat et n’a aucune expérience directe des cabinets d’avocats, du système judiciaire, des tribunaux ou des litiges496. Denvir et Freeman ajoutent que la perception populaire du droit et de la profession d’avocat repose principalement sur leur représentation dans la culture populaire497. La connaissance populaire du droit repose alors sur des informations divulguées par des intermédiaires et souvent déformées498. Selon Sherwin, la culture populaire influencerait les attentes populaires à l’égard du droit et de son évolution499. Puis, dans nos sociétés démocratiques, nous soutenons généralement que les lois répondent aux exigences et aux besoins de la population. Le droit et l’opinion populaire sur ce que le droit devrait être deviennent par le fait même très liés. Pour Freeman, cela signifie que le droit devrait refléter l’opinion populaire500, tandis que pour Sherwin, la légitimité du système judiciaire repose sur l’opinion populaire, c’est-à-dire plus précisément sur la culture populaire légale du droit (« popular legal culture »)501. Les principes légaux s’adaptent continuellement suivant l’évolution des circonstances sociales502. Les juges et les jurys ne délibèrent pas seulement dans la pure logique, ils sont sujets aux influences sociales503. Comme nous l’avons vu précédemment, Dickson a luimême décidé l’arrêt Andrews en tenant compte de son expérience (les soins en institution) et en choisissant le compromis (le plafond). Face aux problèmes de l’autonomie du droit, l’emploi de l’interdisciplinarité du 496 Friedman, supra note 478 à la p 1593; Lieve Gies, « The media and public understanding of law » dans Steve Greenfield et Guy Osborn, dir, Readings in Law and Popular Culture, New York, Routledge, 2006, à la p 65 [Gies]; Sherwin, supra note 485 à la p xi. 497 John Denvir, « What Movies Can Teach Law Students » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 183; Freeman, supra note 489 à la p 18. 498 Voir Gies, supra note 496 à la p 65. 499 Sherwin, supra note 485 à la p xiii. 500 Freeman, supra note 489 à la p 3. 501 Sherwin, supra note 485 à la p xvi. 502 Voir Robson, supra note 478 à la p 26. 503 Ibid à la p 25. 97 droit et de la culture populaire nous permet d’éviter que le droit et son langage deviennent fermés et de reconnaître que le droit est sujet aux influences sociales et à l’opinion populaire. Dans notre cas particulier, l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur permet d’ouvrir le langage fermé du droit de la réparation de la souffrance. Conséquemment, une compréhension légale nouvelle de la souffrance corporelle implique l’élaboration d’une théorie du droit rejetant l’autonomie du droit et tenant davantage compte des causes et des facteurs extérieurs au droit. En bref, c’est ce que Friedman dénomme « une théorie sociale du droit » (« social theories of law »)504. Une telle conception de la théorie du droit reconnaît que la frontière entre le droit et le nondroit n’est pas étanche, mais largement poreuse505. Cette théorie du droit tient aussi compte que la culture populaire reflète les attentes et les aspirations de la population, et donc nous permet de mieux comprendre ces attentes. Dans notre cas particulier, le cinéma d’horreur refléterait la perception populaire de la souffrance corporelle et l’analyse des mécanismes de l’horreur nous offrirait une meilleure compréhension de notre perception de la souffrance corporelle. En d’autres mots, si l’utilité de l’intégration de la culture populaire au droit est de révéler les préoccupations de la pensée humaine, l’intégration du cinéma d’horreur au droit révélerait nos préoccupations concernant la souffrance corporelle. Une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur nous offre alors les outils pour une compréhension plus sensible de la souffrance corporelle. Elle évite l’isolement du droit dans l’exercice pur de la raison et tient compte de ce qui n’est pas raisonnable : les émotions, la « corporéité », la « tactilité », « l’esthétisme » et le « spectaculaire »506. Tout comme le droit de la réparation de la souffrance, le cinéma d’horreur a beaucoup à dire sur la souffrance corporelle. L’étude du cinéma d’horreur et de ses mécanismes peut nous aider à comprendre la perception que nous avons de la souffrance corporelle. Cette perception repose principalement sur notre peur commune de la perte de l’intégrité physique, qui est d’ailleurs à l’origine de l’efficacité et du caractère répulsif du cinéma d’horreur. 504 Friedman, supra note 478 à la p 1580. Ibid. 506 Voir Gies, supra note 496 à la p 66. 505 98 3. LE CINÉMA D’HORREUR ET LA SOUFFRANCE L’analyse du le cinéma d’horreur démontre que notre perception de la souffrance corporelle découle de notre peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique. Là où notre système de droit semble incapable de tenir compte de cette peur, la culture populaire, qui ne répond pas du raisonnement juridique, semble saisir davantage l’influence de notre peur de la perte de l’intégrité physique sur notre perception de la souffrance corporelle. Nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle, puisque nous souffrons d’une peur innée de la perte de l’intégrité physique. L’efficacité et le caractère répulsif du cinéma d’horreur résultent justement de la capacité de l’horreur à réanimer cette disposition émotionnelle. Il existe principalement trois approches à l’étude du cinéma d’horreur : classique, psychanalytique et structuraliste, et bioculturaliste. La revue de ces trois approches nous offre une meilleure compréhension de notre perception de la souffrance corporelle, révélant ainsi pourquoi cette souffrance demeure un intérêt réparable d’une si grande valeur. L’approche classique du cinéma d’horreur suggère que le cinéma d’horreur possède une fonction cathartique pour le spectateur. Cette approche découle des enseignements d’Aristote sur la tragédie et la musique comme étant des représentations ayant une fonction sociale significative507. Aristote voyait dans la tragédie une imitation (mimesis) dans laquelle les personnages représentent de vraies personnes vivant une variété d’émotions, dont la pitié, la peur et la terreur508 : La tragédie est l’imitation de quelque action sérieuse et noble, complète, ayant son juste développement, employant un discours relevé par tous les agréments, qui selon leur espèce, se distribuent séparément dans les diverses parties, sous forme de drame et non de récit, et arrivant, tout en excitant la pitié et la terreur à purifier en nous ces deux sentiments.509 La catharsis serait une purification des passions à l’aide de la représentation : « une sorte de guérison et de purification morale » 510 . La tragédie montre des héros, auxquels le 507 Voir Cynthia Freeland, « Realist Horror », dans Cynthia A Freeland et Thomas E Wartenberg, dir, Philosophy and Film, New York, Routledge, 1995, 126, à la p 126 [Freeland]. 508 Ibid aux pp 126-127. 509 Aristote, La Poétique, traduit par J Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1858, chapitre VI, p 3031. 510 Aristote, La Politique, traduit par J Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1837, Livre V, chapitre VII, p 165. 99 spectateur s’identifie, qui se sont perdus en laissant leurs passions et leurs peurs les dominer. Leur destinée tragique dissuade le spectateur à suivre l’exemple des héros. En s’identifiant aux héros, le spectateur vit des émotions insupportables tout en se purifiant de ses peurs et de ses passions dans un contexte sécuritaire. Le film d’horreur peut servir la Catharsis. Il permet au spectateur de se purger de sa peur et de son angoisse de la perte de l’intégrité physique et de la mort, tout en lui permettant de vivre ces propres pulsions de mort sans conséquence fâcheuse. La trilogie des films slasher Halloween (1978), Friday the 13th (1980) et A Nightmare on Elm Street (1984) remplit très bien la fonction purgatoire des peurs et des désirs. Ces trois films s’articulent autour de la promiscuité sexuelle d’un groupe d’adolescents résultant de leur mort éventuelle : ils présentent des victimes qui se sont perdues en laissant leurs passions et leurs peurs les dominer. L’identification du spectateur aux victimes permet la purification des passions et des peurs. Le film d’horreur est cathartique justement parce que, grâce à l’horreur, le spectateur souffre d’une grande peur de la perte de l’intégrité physique : sans cette souffrance, il ne pourrait simplement pas y avoir de purification. Le professeur Jutras suggère que le droit de la responsabilité remplisse aussi cette fonction cathartique : la Catharsis d’Aristote se retrouverait dans le procès suivant la demande en justice de la victime de préjudice corporel511. Le procès est cathartique pour la victime, puisqu’il fait figure de représentation qui offre à la victime une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Par l’indemnisation du préjudice corporel non pécuniaire, le procès permet à la victime de revivre sa perte de l’intégrité physique, tout en allégeant ses peurs et son angoisse dues à cette perte et en lui permettant de sentir qu’il y a eu vengeance, sans pour autant qu’il y ait application de la loi du Talion : Les discussions au procès portant sur le préjudice extrapatrimonial (tout autant que l’indemnité elle-même) contribuent à le rendre présent aux sens. Catharsis pour la victime, expiation pour l’auteur du dommage, cette représentation du dommage rétablit à un autre niveau l’équilibre rompu par le défendeur. […] Elle comporte deux aspects: la représentation évoque d’abord l’idée de remplacement d’une chose par une autre, pas nécessairement identique, qui en tient lieu. L’indemnité, en ce sens, tient lieu des plaisirs 511 Jutras, supra note 48 à la p 214. 100 perdus, sans pour autant effacer la souffrance. Représenter, c’est aussi rendre présent aux sens quelque chose qui leur échapperait autrement.512 Plutôt que d’employer la Catharsis d’Aristote, l’auteur Goodnow s’appuie sur l’approche structuraliste et psychanalytique, plus précisément sur les écrits de la psychanalyste Julia Kristeva, afin de démontrer le rôle de l’abject dans le discours du film d’horreur. Selon cette approche, l’efficacité de l’horreur repose sur l’exploitation, par l’emploi de l’abjection, de notre peur collective de la perte de l’intégrité physique. Selon Goodnow, l’horreur résulte des menaces des frontières de l’ordre social513. Ces frontières sont par exemple les limites entre le vivant et le mort, l’humain et l’animal, l’humain et « l’étranger », la masculinité et la féminité, le propre et l’impropre. L’expérience de ces menaces est justement ce que Kristeva et Goodnow dénomment « l’abject » : What Kristeva terms ‘abject’ is, then, first of all that which threatens boundaries. The abject ‘is neither subject nor object’. It ‘draws me towards the place where meaning collapses’. ‘The abject ... confronts us ... with those fragile states wherein man strays on the territories of animal.’ In short, the abject is everything that threatens the collapse of order by threatening the collapse of meaning and the annihilation of the self.514 L’abject est ce qui fait en sorte que le film d’horreur évoque chez le spectateur le sentiment de répulsion, d’effroi et de dégoût. Pour Goodnow, l’exemple des cadavres illustre bien l’abject. Le cadavre, « c’est la mort infectant la vie »515. Le cadavre menace quatre frontières de l’ordre social, c’est-dire celle entre la vie et la mort, l’humain et le non humain, le propre et l’impropre, l’amour et la destruction516. C’est justement parce qu’il menace ces quatre frontières, que le cadavre doit être enterré dans d’un lieu confiné (le cimetière) ou brûlé : le cadavre n’a pas de place dans l’ordre social. Tout comme le cadavre, l’horreur au cinéma résulte principalement de la présence de ce genre de menaces : « The horror film abounds in images of abjection, foremost of which is the corpse, whole or mutilated, followed by an army of bodily wastes such as blood, vomit, saliva, sweat, tears and putrefying flesh. »517 512 Ibid. Katherine J Goodnow, Kristeva in Focus : From Theory to Film Analysis, New York, Berghahn Books, 2010, à la p 28 [Goodnow]. 514 Ibid à la p 30. 515 « It is death infecting life », ibid à la p 30. 516 Ibid aux pp 30-31 et 47. 517 Ibid à la p 33. 513 101 La frontière la plus élémentaire qui est menacée dans le cinéma d’horreur est l’intégrité corporelle de la victime : la peau. En soi, la peau constitue une frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps. La peau contient le sang et les organes, et assure le sentiment de l’intégralité de soi; il s’agit de la première frontière qui définit notre personne518. Dans l’horreur, les victimes sont découpées à coup de machette (la franchise Friday the 13th), déchirées par des griffes métalliques (A Nightmare on Elm Street), mutilées par des coups de couteau de cuisine (Hallowen et Scream (1996)), démembrées à l'aide de tronçonneuses (The Texas Chain Saw Massacre (1974), American Psycho (2000)), contaminées par des maladies (Cabin Fever (2002) et tous les films de zombies), ou carrément mangées par des hommes (The Silence of the Lambs (1991)) ou des créatures étrangères (Alien (1979) et ses suites, The Mist (2007)). Lorsque la peau de la victime est coupée, mutilée, déchirée, mangée ou contaminée, le « contenant » de notre intégralité et de notre identité subit l’effondrement de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps519 : « It is as if the skin, a fragile container, no longer guaranteed the integrity of one’s ‘own and clean self’ but, scraped or transparent, invisible or taut, gave way. »520 Le sentiment d’abjection et l’efficacité de l’horreur se retrouvent alors dans la perte de l’intégrité physique comme menace à notre identité. Ultimement, la mort apparaît comme étant l’abjection provoquant la perte finale de l’identité521. Selon Goodnow, le cinéma d’horreur permet la rencontre sécuritaire avec l’abject dans la mesure où l’horreur, par son monde pollué par l’abject, offre aux spectateurs le contact avec le danger et l’impur dans des conditions contrôlées522. Le spectateur peut être dégoûté et terrifié, mais il a toujours l’assurance qu’il ne s’agit que d’un film, limité dans le temps, dans lequel les victimes ne meurent pas réellement et que les spectateurs peuvent toujours arrêter de regarder : « The individual is allowed to come close to what is abject, and is permitted the thrill of doing so, but is at the same time protected. »523 L’abject de Kristeva et Goodnow ressemble énormément au sentiment de 518 Ibid à la p 34. Ibid. 520 Julia Kristeva, Powers of Horror: An Essay on Abjection. Traduit par Leon S Roudiez, New York, Columbia University Press, 1982, à la p 53. 521 Goodnow, supra note 513 à la p 36 (Goodnow suggère le film The Fly (1986) comme étant l’exemple parfait de la mort comme l’abjection provoquant la perte finale de l’identité). 522 Ibid à la p 49. 523 Ibid à la p 50. 519 102 « l’inquiétante étrangeté » (Unheimlich) que Sigmund Freud a observé dans les œuvres littéraires appartenant au genre de l’horreur524. Si les menaces à la peau et l’intégrité physique assurent l’efficacité du cinéma d’horreur pour Kristeva et Goodnow, c’est la peur primitive de la mort qui possède ce rôle chez Freud. L’inquiétante étrangeté de Freud s’apparente d’abord « à l’effrayant, à ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante »525. Ce sentiment se retrouve lorsqu’une chose familière de la vie psychique devient étrangère par le processus du refoulement526. Tout comme pour Goodnow et Kristeva, l’idée de menace aux frontières de l’ordre social est centrale dans la compréhension de l’horreur : « un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée. »527 À l’origine de l’étrangement inquiétant, Freud identifie plusieurs facteurs menaçant les frontières : (i) l’animisme ou l’incertitude entre l’animé et l’inanimé528, (ii) « le motif du double » ou le dédoublement529, (iii) le « facteur de la répétition non intentionnelle » imposant « l’idée d’une fatalité inéluctable là où nous n’aurions parlé sans cela que de hasard. »530, (iv) « la toute-puissance des pensées », qui comporte la croyance en la magie et la sorcellerie531, et (v) la peur primitive du mort532. La peur primitive de la mort semble le facteur le plus déterminant dans la genèse de l’étrangement inquiétant. La peur primitive de la mort est « encore chez nous si puissante » et est « prête à se manifester dès qu’une chose quelconque vient au-devant d’elle »533. Afin d’expliquer la puissance de cette peur, Freud suggère que la mort a conservé son « sens ancien », c’est-à-dire celui de « l’ennemi du survivant ». La peur de la mort n’est alors qu’une réponse à notre désir instinctif de survie. Elle est primitive, mais immuable. Elle est déclenchée dès que notre intégrité corporelle est en danger 534. Vu les enseignements de Freud, cela expliquerait pourquoi la souffrance corporelle est un 524 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduit par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985, p 209 [Freud]. 525 Ibid à la p 213. 526 Ibid à la p 246. 527 Ibid à la p 251. 528 Ibid à la p 234. 529 Ibid à la p 236. 530 Ibid à la p 240. 531 Ibid à la pp 244-245. 532 Ibid à la pp 247-248. 533 Ibid à la p 248. 534 Voir Freud, ibid à la p 231; Williams Indick, Movies and the Mind : Theories of the Great Psychoanalysts Applied to Film, Jefferson (NC), McFarland, 2004, à la p 148 [Indick]. 103 intérêt réparable toujours aussi important. Avec la peur de la mort, les personnages du film d’horreur régressent à un état infantile, qui correspond à l’état psychique et émotionnel de l’homme primitif. L’animisme, la toute-puissance des pensées, la fatalité et la peur de la castration refoulés et autrefois familiers refont surface et produisent l’angoisse de l’inquiétante étrangeté. Il devient alors évident que la peur de la mort est bien l’élément déclencheur du Unheimlich décrit par Freud : « L’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque les complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées. »535 Le rôle du monstre est central dans la création de l’étrangement inquiétant : il représente les peurs primitives et infantiles refoulées qui reviennent à la conscience. L’auteur Indick rappelle d’ailleurs que le monstre attaque généralement la nuit, lorsque la victime dort ou est dans une autre position vulnérable ou sans défense536. Le monstre fait ainsi figure de peurs inconscientes qui refont surface seulement dans nos cauchemars nocturnes : n’est-ce d’ailleurs pas la fonction de Freddy Kruger dans A Nightmare on Elm Street? Les auteurs Rafter et Freeland critiquent fortement l’approche psychanalytique; elles ne croient pas que l’efficacité de l’horreur repose sur l’exploitation de notre peur de la souffrance corporelle. Selon ces deux auteures, l’approche psychanalytique s’applique seulement aux monstres et non à l’horreur réaliste, impliquant des prédateurs tels que les psychopathes537. Les monstres ne sont pas réels, mais surnaturels : Jason Voorhees (Friday the 13th) revient des morts pour se venger, Freddy Kruger (A Nightmare on Elm Street) vit dans les rêves de ses victimes, Michael Myers (Hallowen) semble immortel. À l’instar de Freeland, Rafter parle du monstre comme source d’« excitation psychosexuelle » offrant un « spectacle gore » presque pornographique538. Contrairement aux monstres, les psychopathes sont des personnages vraisemblables qui pourraient exister dans la réalité : Norman Bates est un tenancier de motel (Psycho (1960)), Hannibal Lecter est un brillant psychiatre (The Silence of the Lambs), Patrick Bateman est 535 Freud, ibid à la p 258. Indick, supra note 534 à la p 153. 537 Freeland, supra note 507 p 130; Nicole Rafter, « Badfellas: Movie Psychos, Popular Culture, and Law » dans Michael Freeman, dir, Law and Popular Culture, New York, Oxford University Press, 2005, 339, à la p 343 [Rafter]. 538 Rafter, ibid à la p 356. 536 104 un banquier d’investissement (American Psycho). Dans le cas de monstres, ce ne serait pas la peur de la souffrance corporelle qui assurerait l’efficacité du film d’horreur, mais plutôt la satisfaction des désirs sexuels et sadiques des spectateurs. Selon Freeland, le cinéma d’horreur du monstre est surtout préoccupé par les désirs sexuels de l’audience et présente des « meurtres sados sexuels », dont la victime est généralement une adolescente ou une jeune femme présentée comme étant sexuellement active539. À l’opposé, l’horreur réaliste offrirait davantage qu’une simple excitation sexuelle. Freeland suggère que l’emploi du psychopathe serve à créer une confusion entre la fiction et la réalité540. Le film d’horreur s’apparenterait alors à la nouvelle télévisée. Le récit d’horreur n’a donc plus besoin d’une intrigue construite. Tout comme un bulletin de nouvelles, l’intrigue du film d’horreur posséderait en quelque sorte un discours aléatoire, réducteur et répétitif. L’horreur réaliste serait à la fois habituelle (« familière, stéréotypée, et prévisible dans la présentation de la violence »), et inquiétante (« immédiate, réelle, horrible, aléatoire »)541. Le spectacle de l’horreur deviendrait alors « hyperréaliste » et établirait la norme de la violence pour la réalité : « For example, it is common for survivors of real disasters to exhibit flattened responses and to describe the reality by comparing it to television or movie disasters. »542 De plus, l’horreur réaliste légitimerait aussi le pouvoir patriarcal à travers la représentation stéréotypée et naturalisée de la violence masculine contre les femmes543. Le psychopathe est généralement un homme violent avec de forts désirs sexuels, mais puissant et indépendant ; il combine l’agressivité masculine (violence et sexualité) avec son caractère héroïque (pouvoir et indépendance). De son côté, Rafter croit que l’horreur réaliste a davantage à nous dire sur le droit. Elle identifie trois thèmes légaux de l’horreur réaliste : (i) la nécessité du droit en mettant en scène un personnage central qui envahit le monde ordinaire et le perturbe ou le détruit, (ii) l’inadéquation du droit dans les circonstances extrêmes, telles que les psychopathes, et (iii) le rétablissement de l’ordre légal, mais souvent à l’aide de moyens extralégaux (par 539 Freeland, supra note 507 à la p 131. Ibid à la p 134. 541 Ibid. 542 Ibid à la p 138. 543 Ibid à la p 136. 540 105 exemple, tuer le psychopathe)544. Les psychopathes envahissent et perturbent la normalité : Norman Bates (Psycho) espionne et envahit l’intimité de ses victimes, Hannibal Lecter (The Silence of the Lambs) s’incruste dans la pensée des gens et se déguise avec leur peau, les tueurs dans Scream envahissent les domiciles privés. En d’autres mots, l’horreur réaliste, par l’intrusion du psychopathe, concerne le contrôle par le droit, la perte de contrôle et le rétablissement du droit : A psycho penetrates a previously lawful space, creates havoc, and immobilizes the law. Rendered helpless, other characters do not know how to react. They turn to traditional legal means only to find these ineffective. Gradually they conclude that they must take the law into their own hands.545 En rendant le droit obsolète, ce que le psychopathe envahit, c’est l’ordre social. Le psychopathe intensifie notre besoin de droit et de lois. Il détruit la prévisibilité de nos vies ordinaires et rend le danger omniprésent, même face à l’apparence de normalité546. Ainsi, malgré les critiques de Freeland et Rafter de l’approche psychanalytique, l’horreur réaliste, tout comme l’horreur des monstres, menace les frontières de l’ordre social et réanime chez le spectateur le sentiment de danger : il appert que ce n’est pas la satisfaction de désirs sexuels et sadiques qui assure l’efficacité du cinéma d’horreur, mais bien la peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique. L’auteur Grodal a tenté d’expliquer ce constat. Il suggère que la peur que le cinéma d’horreur réveille relève de processus mentaux innés et non cognitifs. Grodal emploie l’approche bioculturaliste, selon laquelle « key features of various film genres and narrative forms can be explained within an evolutionary-biological framework. »547 La réception d’un film et ses effets ne répondent pas seulement de nos aptitudes cognitives. Lorsque nous regardons un film d’horreur, notre rythme cardiaque s’élève, nous pouvons transpirer et nos muscles peuvent être tendus. Ces changements physiologiques répondent de réactions émotionnelles et influencent notre mémoire, notre cognition et notre état de conscience.548 Selon le bioculturalisme, notre cerveau a évolué afin de résoudre les problèmes pratiques 544 Rafter, supra note 537 aux pp 343 et 351. Ibid à la p 351. 546 Ibid aux pp 352 et 355. 547 Torben Kragh Grodal, Embodied Visions : Evolution, Emotion, Culture, and Film, Oxford, Oxford University Press, 2009, à la p 4 [Grodal]. 548 Ibid à la p 4. 545 106 qu’ont rencontrés nos ancêtres primitifs549. En revanche, depuis près de 50 000 ans, la physiologie humaine n’a pas fondamentalement changé : nous regardons des films avec sensiblement le même cerveau que celui de nos ancêtres primitifs550. Par des simulations biopsychologiques bien en deçà du langage et de la conscience, les films peuvent activer chez le spectateur des « dispositions émotionnelles innées » (« innate emotional dispositions »)551. Les effets produits par le cinéma d’horreur sur le spectateur constituent l’exemple typique d’activation de dispositions émotionnelles innées. Le monstre poursuivant la victime réanime la peur primitive de devenir de la nourriture pour des créatures non humaines; cette réanimation du sentiment d’être de la nourriture devient inévitable dans la franchise Alien552. Le film d’horreur ressemble beaucoup au jeu de « cache-cache » (« hide-and-seek »), qui est d’ailleurs un excellent jeu pour apprendre à éviter les prédateurs553. Le film d’horreur active des mécanismes archaïques reliés à la peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique. Si la survie était la principale préoccupation de l’homme primitif, le contrôle de l’environnement et la prédiction de la chaîne causale des événements augmentaient les chances de survie554. Dans le cinéma d’horreur, la victime perd le contrôle de l’environnement au profit du prédateur et n’est plus capable de prévoir les événements. L’effondrement de la causalité normale dans l’horreur implique une « perte radicale de contrôle »555. L’horreur crée des prédateurs vraisemblables et invraisemblables, ce qui déclenche les peurs et les aptitudes associées à l’instinct de survie : la peur des prédateurs, la vigilance et la tendance à « surdétecter » les prédateurs, ou ce que Grodal appelle « hyperactive agency detection devices » (HADD)556. Le spectateur est alors ramené à un état primitif qui fait ressortir la peur primitive de la mort et de la perte de l’intégrité physique. Si le sondage nous a permis d’observer que la souffrance corporelle semble être un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale, la culture 549 Ibid à la p 5. Ibid à la p 6. 551 Ibid. 552 Ibid. 553 Ibid à la p 7. 554 Ibid à la p 103. 555 Ibid à la p 104. 556 Ibid à la p 107. 550 107 populaire nous permet d’expliquer pourquoi nous préférons la souffrance corporelle : nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle puisque nous souffrons d’une peur innée de la perte de l’intégrité physique. La peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique est certes primitive, mais elle est presque immuable comme source d’anxiété et d’angoisse; elle répond de mécanismes innés qui ne répondent pas de la cognition et qui sont souvent inconscients et incontrôlables. Cela s’explique par le fait que la souffrance corporelle est proportionnelle à cette peur : plus le risque de souffrance est grand, plus la peur devient envahissante. Nous avons peur justement parce que nous ne voulons pas souffrir corporellement et parce que nous désirons instinctivement survivre. Cette peur resurgit alors lorsque notre corps est exposé au danger ou que nous avons le sentiment de danger. Notre corps est délimité par la peau, qui contient certes le sang et les organes, mais qui constitue surtout la première frontière qui définit notre personne dans son intégralité. Toute atteinte au corps et à son intégralité constitue une menace à notre identité propre. Notre identité ne se limite évidemment pas à notre corps. La réputation peut aujourd’hui former une composante significative de notre identité. Toutefois, contrairement au corps, la réputation n’est pas une composante principale, mais bien accessoire. Il n’y pas d’identité sans corps, mais rien n’empêche qu’il y ait identité avec une mauvaise réputation, et ce, même si une mauvaise réputation résultante de déclarations fausses et préjudiciables ne peut nous offrir qu’une identité altérée. Malgré la réalisation d’une atteinte, la réputation perdue ne constituera jamais une partie d’identité perdue à tout jamais. Ainsi, comme notre peur de la mort et de la perte de l’intégrité physique est innée et que notre identité passe avant tout par notre intégralité corporelle, la peur de la perte de la réputation, qui n’est pas innée, est généralement moins effrayante. D’ailleurs, il serait assez difficile de concevoir un film d’horreur efficace qui se baserait sur la peur de la perte de la réputation. Contrairement à l’intégrité corporelle, la réputation n’est pas un fait biologique, mais bien une construction sociale qui peut se reconstruire et même s’améliorer. Lorsque les tribunaux limitent la réparation non pécuniaire du préjudice corporel et non celle du préjudice moral, le droit ne répond pas aux enseignements que nous révèle une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur. Bien que non 108 scientifique, le sondage nous a permis d’observer notre perception selon laquelle la souffrance corporelle demeure un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale, et ce même après la compensation du préjudice pécuniaire. Cette perception s’explique par le fait que la souffrance corporelle est intimement liée à notre peur primitive et non cognitive de la perte de l’intégrité physique et par le constat que toute menace au corps constitue une menace à l’existence même de notre identité. Étant donné notre perception de la souffrance corporelle, le droit de la réparation, avec l’absence de plafond des dommages moraux non pécuniaires, jumelé au plafond des dommages corporels non pécuniaires, ne répond pas à nos préoccupations entourant la souffrance corporelle. Une compensation entière du préjudice pécuniaire dans les cas d’atteinte à l’intégrité physique, telle que soulevée par certains juristes pour justifier l’absence de plafond dans les cas de diffamation557, n’altère aucunement nos préoccupations et notre perception de la souffrance corporelle. Ainsi, à l’instar des intuitions du juge Lamer et de la professeure Jukier558, je soutiens que les dommages moraux non pécuniaires devraient être limités au même plafond que celui des dommages corporels non pécuniaires. Contrairement à l’état actuel du droit, une même limite serait plus cohérente avec nos préoccupations et notre perception de la souffrance corporelle. La limite des dommages moraux non pécuniaires pourrait même être inférieure au plafond de l’arrêt Andrews afin de respecter nos intuitions comparatives entre la souffrance corporelle et la souffrance morale. Toutefois, l’argument de la compensation entière du préjudice pécuniaire dans les cas d’atteinte à l’intégrité physique pourrait très bien réfuter l’imposition d’un plafond inférieur pour le préjudice moral non pécuniaire. De plus, comme les aspirations du droit de la réparation se résument généralement à une réparation des préjudices qui serait équitable, cohérente et prévisible, l’uniformité du plafond pour l’ensemble des dommages non pécuniaires assurerait davantage de cohérence et de prévisibilité. L’imposition d’un seul et unique plafond pourra sembler inéquitable dans certaines situations, puisque certains juristes auront alors tendance à adopter une approche comparative entre les atteintes à l’intégrité physique et celles à la réputation. Néanmoins, 557 558 Voir par exemple Morse, supra note 288; Waddams 1985, supra note 18; Hill, supra note 5. Snyder, supra note 4; Jukier, supra note 230. 109 le plafond unique ne fait pas obstacle à un droit de la réparation équitable, si nous laissons à une méthode d’évaluation commune le soin de satisfaire nos besoins de comparaisons et d’analogies. De plus, une augmentation du plafond pourrait aussi servir l’équité, dans la mesure où cela laisserait une plus grande marge de manœuvre aux juges dans l’établissement des intervalles d’indemnités associés à chaque type d’atteinte. Un même plafond (peut-être plus élevé) pour l’ensemble des indemnités pour le préjudice non pécuniaire, jumelé à une méthode d’évaluation commune, permettrait de remédier à la confusion et aux contradictions qui règnent dans le domaine du droit de la réparation de la souffrance. Le droit a donc à sa portée les outils pour comprendre adéquatement la souffrance en général et la souffrance corporelle en particulier, et pour remédier à la confusion et aux contradictions. En d’autres mots, le droit souffre, mais il peut être soigné. 110 VI. CONCLUSION Écrire sur la souffrance est comme écrire sur l’amour : après des milliers de pages écrites, on pourrait toujours en écrire davantage sans pouvoir expliquer avec certitude ce qu’est la souffrance559. Malgré la difficulté de la tâche, je peux aujourd’hui conclure que le jugement dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre de confusion et se contredit généralement. Par exemple, nous croyons que la souffrance est quelque chose que nous devrions réparer, mais nous écrivons souvent qu’on ne peut pas mesurer la souffrance en termes monétaires. Dans notre évaluation de l’indemnité, nous sommes divisés entre trois approches : conceptuelle, personnelle ou fonctionnelle. La première objectiviserait la souffrance au point de la « marchandiser », tandis que les deux autres assureraient une réparation personnalisée et favoriseraient une conception non marchande de la souffrance. La première peut être cohérente et prévisible, tandis que les deux autres servent surtout l’équité. Nous sommes aussi partagés entre la limitation ou non des indemnités. Ainsi, nous soutenons qu’il faille limiter les dommages corporels non pécuniaires suivant la réparation complète du préjudice pécuniaire, tandis que nous écartons cet argument dans le cas des dommages moraux non pécuniaires puisqu’il n’existerait pas de dommages pécuniaires dans la majorité des cas de diffamation. Nous ajoutons aussi que, dans les cas de victimes de blessures corporelles, il faille éviter l’augmentation des primes d’assurance responsabilité, tandis que, dans les cas de diffamation, nous devons surtout sanctionner le comportement fautif du défendeur. Les contradictions susmentionnées peuvent se diviser en deux groupes : les premières touchent l’évaluation des dommages non pécuniaires, tandis que les deuxièmes touchent la différence de traitement dans le plafonnement des indemnités. Le premier groupe de contradictions s’inscrit dans le débat de l’incommensurabilité de la souffrance. Suivant une meilleure compréhension de ce débat, cette thèse a suggéré qu’il ne faille pas adopter radicalement l’incommensurabilité ou la commensurabilité de la souffrance : la souffrance ne sera jamais mesurable en dollars, mais nous ne pourrons jamais la réparer si nous ne déterminons pas certaines valeurs de comparaison. Vu l’état du droit, la gravité de l’atteinte de la méthode conceptuelle doit être ce premier critère : il répond à notre 559 Je dois l’idée de la comparaison de l’amour et de la souffrance à ma collègue Dorota Bogajewska, qui a révisé ma proposition de recherche. 111 besoin de comparaisons. Appartenant surtout aux méthodes personnelles et fonctionnelles, la personnalisation et la raisonnabilité de l’indemnité sont les deux autres critères dont le droit fait état. Toutefois, ils répondent davantage de l’analogie que de la comparaison : ils servent à assurer le respect des différences et à satisfaire nos intuitions d’incommensurabilité face à une méthode conceptuelle qui appliquerait une égalité trop rigide entre les victimes. Ces trois critères forment ensemble la méthode conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle, qui s’inspire des enseignements du professeur Gardner. Assurant à la fois l’équité, la cohérence et la prévisibilité, cette méthode implique la création de lignes directrices judiciaires présentant des intervalles associées à chaque type d’atteinte corporelle ou morale. Le deuxième groupe de contradictions touche notre perception de la souffrance corporelle. Le sondage nous a permis de confirmer que la souffrance corporelle constitue un intérêt réparable d’une plus grande valeur que la souffrance morale. Une meilleure compréhension de notre perception de la souffrance corporelle par l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur explique pourquoi il s’agit d’un intérêt réparable si important. Nous accordons une grande valeur à la souffrance corporelle, puisque nous souffrons d’une peur innée de la perte de l’intégrité physique. L’efficacité du cinéma d’horreur résulte justement de la capacité de l’horreur à réanimer cette disposition émotionnelle primitive. À la source de la souffrance corporelle, l’intégrité physique est la première composante de notre identité. Sans l’intégrité physique, il ne peut y avoir d’identité. À l’opposé, la réputation n’est qu’une composante accessoire : elle n’est pas un fait biologique, mais bien une construction sociale qui peut se reconstruire et s’améliorer. Ainsi, notre compréhension de notre perception de la souffrance corporelle nous mène à remédier aux contradictions entourant le plafond de l’arrêt Andrews en l’imposant à l’ensemble des dommages non pécuniaires. Par l’uniformité, cette solution assurera ainsi la cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance. Ainsi, le droit souffre, mais nous pouvons remédier à sa souffrance : nous pouvons mieux guider l’exercice de jugement. Il appartient désormais aux juges et aux juristes d’établir des lignes directrices, d’imposer le plafond de l’arrêt Andrews aux dommages moraux non pécuniaires et de décider s’il est judicieux à la lumière de la nouvelle méthode d’élever le plafond au-delà de la limite de 100 000 $ de 1978. 112 BIBLIOGRAPHIE Législation Québec : Code civil du Québec, LRQ, c C-1991. Code de procédure civile, LRQ, c C-25. Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12. Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, LRQ, c A-3.001. 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